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Recherche infructueuse

[21] A mon ami Monsieur Grimm.

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem cogitat.

Si j’ai quelques notions réfléchies de la peinture et de la sculpture, c’est à vous, mon ami, que je les dois. J’aurais suivi au Salon la foule des oisifs, j’aurais accordé, comme eux, un coup d’œil superficiel et distrait aux productions de nos artistes ; d’un mot j’aurais jeté dans le feu un morceau précieux, ou porté jusqu’aux nues un ouvrage médiocre, approuvant, dédaignant, sans rechercher les motifs de mon engouement ou de mon dédain. C’est la tâche que vous m’avez proposée qui a fixé mes yeux sur la toile et qui m’a fait tourner autour du marbre. J’ai donné le temps à l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai ouvert mon âme aux effets, je m’en suis laissé pénétrer. J’ai recueilli la sentence du vieillard et la pensée de l’enfant, le jugement de l’homme de lettres, le mot de l’homme du monde, et les propos du peuple ; et s’il m’arrive de blesser l’artiste, c’est souvent [22] avec l’arme qu’il a lui-même aiguisée. Je l’ai interrogé et j’ai compris ce que c’était que finesse de dessin et vérité de nature ; j’ai conçu la magie de la lumière et des ombres ; j’ai connu la couleur ; j’ai acquis le sentiment de la chair. Seul, j’ai médité ce que j’ai vu et entendu, et ces termes de l’art, unité, variété, contraste, symétrie, ordonnance, composition, caractères, expression, si familiers dans ma bouche, si vagues dans mon esprit, se sont circonscrits et fixés.

O, mon ami, que ces arts qui ont pour objet d’imiter la nature soit avec le discours comme l’éloquence et la poésie, soit avec les sons comme la musique, soit avec les couleurs et le pinceau comme la peinture, soit avec le crayon comme le dessin, soit avec l’ébauchoir et la terre molle, comme la sculpture, le burin, la pierre et les métaux comme la gravure, le touret comme la gravure en pierres fines, les poinçons, le matoir et l’échoppe comme la ciselure, sont des arts longs, pénibles et difficiles !

Rappelez-vous ce que Chardin nous disait au Salon : « Messieurs, Messieurs, de la douceur. Entre tous les tableaux qui sont ici cherchez le plus mauvais, et sachez que deux mille malheureux ont brisé entre leurs dents le pinceau, de désespoir de faire jamais aussi mal. Parrocel que vous appelez un barbouilleur, et qui l’est en effet, si vous le comparez à Vernet, ce Parrocel est pourtant un homme rare relativement à la multitude de ceux qui ont abandonné la carrière dans laquelle ils sont entrés avec lui. Le Moyne disait qu’il fallait trente ans de métier pour savoir conserver son esquisse, et le Moine n’était pas un sot. Si vous voulez m’écouter, vous apprendrez peut-être à être indulgents. »

Conserver son esquisse veut dire transformer sa première ébauche en un tableau achevé. On peut savoir faire une belle esquisse, sans être en état de faire le tableau. Ceci dit sans interrompre M. Chardin et son rapporteur.

[23] Chardin semblait douter qu’il y eût une éducation plus longue et plus pénible que celle du peintre, sans en excepter celle du médecin, du jurisconsulte, ou du docteur de Sorbonne.

« On nous met, disait-il, à l’âge de sept à huit ans le porte-crayon à la main. Nous commençons à dessiner d’après l’exemple des yeux, des bouches, des nez, des oreilles, ensuite des pieds et des mains. Nous avons eu longtemps le dos courbé sur le portefeuille, lorsqu’on nous place devant l’Hercule ou le torse, et vous n’avez pas été témoins des larmes que ce Satyre, ce Gladiateur, cette Vénus de Médicis, cet Antinoüs ont fait couler. Soyez sûrs que ces chefs-d’œuvre des artistes grecs n’exciteraient plus la jalousie des maîtres s’ils avaient été livrés au dépit des élèves. Après avoir séché des journées et passé des nuit à la lampe devant la nature immobile et inanimée, on nous présente la nature vivante, et tout à coup le travail de toutes les années précédentes semble se réduire à rien ; on ne fut pas plus emprunté la première fois qu’on prit le crayon. Il faut apprendre à l’œil à regarder la nature ; et combien ne l’ont jamais vue et ne la verront jamais ! C’est le supplice de notre vie. On nous a tenus cinq à six ans devant le modèle, lorsqu’on nous livre à notre génie, si nous en avons. Le talent ne se décide pas en un moment ; ce n’est pas au premier essai qu’on a la franchise de s’avouer son incapacité. Combien de tentatives tantôt [24] heureuses, tantôt malheureuses ! Des années précieuses se sont écoulées avant que le jour de dégoût, de lassitude et d’ennui soit venu. L’élève est âgé de dix-neuf à vingt ans, lorsque la palette lui tombant des mains, il reste sans état, sans ressources et sans mœurs : car d’avoir sans cesse sous les yeux la nature toute nue, être jeune et sage, cela ne se peut. Que faire ? que devenir ? Il faut se jeter dans quelques unes de ces conditions subalternes dont la porte est ouverte à la misère, ou mourir de faim. On prend le premier parti, et à l’exception d’une vingtaine qui viennent ici tous les deux ans s’exposer aux bêtes, les autres ignorés et moins malheureux peut-être, ont le plastron sur la poitrine dans une salle d’armes, ou le mousquet sur l’épaule dans un régiment, ou l’habit de théâtre sur les tréteaux. Ce que je vous dis là, c’est l’histoire de Bellecour, de Lekain et de Brizard, mauvais comédiens de désespoir d’être médiocres peintres. »

Chardin nous raconta, s’il vous en souvient, qu’un de ses confrères dont le fils était tambour dans un régiment, répondait à ceux qui lui en [25] demandaient des nouvelles qu’il avait quitté la peinture pour la musique. Puis reprenant le ton sérieux, il ajouta :

« Tous les pères de ces enfants incapables et déroutés ne prennent pas la chose aussi gaiement. Ce que vous voyez est le fruit des travaux du petit nombre de ceux qui ont lutté avec plus ou moins de succès. Celui qui n’a pas senti la difficulté de l’art ne fait rien qui vaille ; celui qui, comme mon fils, l’a sentie trop tôt, ne fait rien du tout ; et croyez que la plupart des hautes conditions de la société seraient vides, si l’on n’y était admis qu’après un examen aussi sévère que celui que nous subissons. »

Mais, lui dis-je, Monsieur Chardin, il ne faut pas s’en prendre à nous, si

Mediocribus esse Poetis
Non Di, non homines, non concessere columnae ;

et cet homme qui irrite les dieux, les hommes et les colonnes contre les médiocres imitateurs de la nature n’ignorait pas la difficulté du métier.

« Eh bien, me répondit-il, il vaut mieux croire qu’il avertit le jeune élève du péril qu’il court que de le rendre apologiste des dieux, des hommes et des colonnes. C’est comme s’il lui disait : Mon ami, prends garde, tu ne connais pas ton juge ; il ne sait rien, et n’en est pas moins cruel… Adieu, Messieurs, de la douceur, de la douceur. »

Je crains bien que l’ami Chardin n’ait demandé l’aumône à des statues. Le goût est sourd à la prière. Ce que Malherbe a dit de la mort, je le dirais presque de la critique ; tout est soumis à sa loi,

Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas nos rois.

[26] Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera dans l’espace et qu’on y posera les objets à peu près comme nous les avons vus sur la toile ; et afin qu’on juge du fond qu’on peut faire sur ma censure ou sur mon éloge, je finirai le Salon par quelques réflexions sur la peinture, la sculpture, la gravure et l’architecture. Vous me lirez comme un auteur ancien à qui l’on passe une page commune en faveur d’une bonne ligne.

Il me semble que je vous entends d’ici vous écrier douloureusement : Tout est perdu : mon ami arrange, ordonne, nivelle. On n’emprunte les béquilles de l’abbé Morellet que quand on manque de génie….

Il est vrai que ma tête est lasse. Le fardeau que j’ai porté pendant vingt ans m’a si bien courbé, que je désespère de me redresser. Quoi qu’il en soit, rappelez-vous mon épigraphe,

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem. Laissez-moi fumer un moment, et puis nous verrons.

Avant que d’entrer en chantier, il faut, mon ami, que je vous prévienne de ne pas regarder simplement comme mauvais les tableaux sur lesquels je glisserai. Tenez pour détestables[,] infâmes les productions des Boizot, Nonnotte, Francisque, Antoine Le Bel, Amand, Parrocel, Adam, Descamps, Deshays le jeune, et d’autres. N’exceptez d’Amand qu’un morceau médiocre, Argus et Mercure, qu’il a peint à Rome ; et de Deshays le jeune, qu’une ou deux têtes que son fripon de frère lui a croquées pour le pousser à l’Académie.

[27] Quand je relève les défauts d’une composition, entendez, si elle est mauvaise, qu’elle restera mauvaise, son défaut fût-il corrigé ; et quand elle est bonne, qu’elle serait parfaite si l’on en corrigeait le défaut.

Nous avons perdu cette année deux grands peintres et deux habiles sculpteurs : Carle Vanloo et Deshays l’aîné, Bouchardon et Slodtz. En revanche la mort nous a délivrés du plus cruel des amateurs, le comte de Caylus.

Nous n’avons pas été cette année aussi riches en grands tableaux qu’il y a deux ans, mais en revanche nous l’avons été davantage en petites compositions, et ce qui console, c’est que quelques-uns de nos artistes ont montré des talents qui peuvent s’élever à tout. Et qui sait ce que deviendra Lagrenée ? Je me trompe fort ou l’école française, la seule qui subsiste, est encore loin de son déclin. Rassemblez, si vous pouvez, tous les ouvrages des peintres et des statuaires de l’Europe, et vous n’en formerez point notre Salon. Paris est la seule ville du monde où l’on puisse tous les deux ans jouir d’un spectacle pareil.

[28]

PEINTURE

Feu Carle Vanloo

Carle Vanloo seul a laissé douze morceaux : Auguste qui fait fermer le temple de Janus. [Les Grâces]. Une Suzanne. Sept Esquisses de la vie de St. Grégoire. [Une Vestale]. L’Étude d’une tête d’ange. Un Tableau allégorique.

Monsieur du Houx toujours vert, vous ressemblez à la feuille de votre enseigne qui pique de tout côté. Il y a huit jours que l’article de Vanloo était trop court, aujourd’hui il est trop long. Il restera, s’il vous plaît, comme il est.

Petit compliment que je rembourse en passant. Tout honnête homme est exposé aux traits de la satire dans sa profession. Moi, honnête faiseur de feuilles, j’ai reçu du philosophe, pour étrennes, une enseigne représentant un houx, avec l’inscription au-dessus, en demi-cercle : Au Houx toujours vert ; et en bas, l’épigraphe ondoyante : Semper frondescit.

[29]

1. Auguste fait fermer le temple de Janus1

Tableau de neuf pieds huit pouces de haut, sur huit pieds quatre pouces de large. Il est destiné pour la galerie de Choisy.

A droite de celui qui regarde, le temple de Janus placé de manière qu’on en voit les portes. Au-delà des portes, contre la façade du temple, la statue de Janus sur un piédestal. En deçà, un trépied avec son couvercle à terre. Un prêtre vêtu de blanc, les deux mains passées dans un gros anneau de fer, ferme les portes couvertes en haut, en bas et dans leur milieu, de larges bandes de tôle. A côté de ce prêtre, plus sur le fond, deux autres prêtres vêtus comme le premier. En face du prêtre qui ferme, un enfant portant une urne et regardant la cérémonie. Au milieu de la scène et sur le devant, Auguste seul, debout, en habit militaire, en silence, une branche d’olivier à la main. Aux pieds d’Auguste, sur le même plan, un enfant, un genou en terre, une corbeille sur son autre genou, et tenant des fleurs. Derrière l’empereur, un jeune prêtre dont on ne voit presque que la tête. Sur la gauche, à quelque distance, une troupe mêlée de peuple et de soldats. Du même côté, tout à fait à l’extrémité de la toile, et sur le devant un sénateur vu par le dos et tenant un rouleau de papier. Voilà ce qu’il plaît à Vanloo d’appeler une fête publique.

Il me semble que le temple n’étant pas ici un pur accessoire, une simple décoration de fond, il fallait le montrer davantage et n’en pas faire une [30] fabrique pauvre et mesquine. Ces bandes de fer qui couvrent les portes, sont larges et de bon effet. Pour ce Janus, il a l’air de deux mauvaises figures égyptiennes accolées. Pourquoi plaquer ainsi contre un mur le St. du jour ? Ce prêtre qui tire les portes, les tire à merveille, il est beau d’action, de draperie et de caractère. J’en dis autant de ses voisins ; les têtes en sont belles, peintes d’une manière grande, simple et vraie. La touche en est mâle et forte. S’il y a un autre artiste capable d’en faire autant, qu’on me le nomme. Le petit porteur d’urne est lourd, et peut-être superflu. Cet autre qui jette des fleurs est charmant, bien imaginé, et on ne peut mieux ajusté. Il jette ses fleurs avec grâce, et trop de grâce peut-être : on dirait de l’Aurore qui les secoue du bout de ses doigts. Pour votre Auguste, monsieur Vanloo, il est misérable. Est-ce qu’il ne s’est pas trouvé dans votre atelier un élève qui ait osé vous dire qu’il était raide, ignoble et court ; qu’il était fardé comme une actrice, et que cette draperie rouge dont vous l’avez chamarré, blessait l’art et désaccordait le tableau. Cela, c’est un empereur ? Avec cette longue palme qu’il tient collée contre son épaule gauche, c’est un quidam de la confrérie de Jérusalem qui revient de la procession. Et ce prêtre que j’aperçois derrière lui, que me veut-il avec son coffret et son action niaise et gênée ? Ce sénateur embarrassé de sa robe et de son papier, qui me tourne le dos, figure de remplissage que l’ampleur de son vêtement par en bas rend mince et fluet par en haut. Et le tout que signifie-t-il ? où est l’intérêt ? où est le sujet ?

Fermer le temple de Janus, c’est annoncer une paix générale dans l’empire, une réjouissance, une fête, et j’ai beau parcourir la toile, je n’y [31] vois pas le moindre vestige de joie. Cela est froid ; cela est insipide ; tout est d’un silence morne, d’un triste à périr. C’est un enterrement de vestale.

Si j’avais eu ce sujet à exécuter, j’aurais montré le temple davantage. Mon Janus eût été grand et beau. J’aurais placé un trépied à la porte du temple ; de jeunes enfants couronnés de fleurs y auraient brûlé des parfums. Là, on aurait vu un grand prêtre vénérable d’expression, de draperie et de caractère. Derrière ce prêtre, j’en aurais groupé quelques autres. Les prêtres ont été de tout temps observateurs jaloux des souverains ; ceux-ci auraient cherché à démêler ce qu’ils avaient à craindre ou à espérer du nouveau maître. J’aurais attaché sur lui leurs regards attentifs. Auguste, accompagné d’Agrippa et de Mécène, aurait ordonné qu’on fermât le temple ; il en aurait eu le geste. Les prêtres, les mains passées dans l’anneau, auraient été prêts à obéir. J’aurais assemblé une foule tumultueuse de peuple, que les soldats auraient eu bien de la peine à contenir. J’aurais voulu surtout que ma scène fût bien éclairée. Rien n’ajoute à la gaieté comme la lumière d’un beau jour. La procession de St.-Sulpice ne serait pas sortie par un temps sombre et nébuleux comme celui-là.

Cependant si dans l’absence de l’artiste le feu eût pris à cette composition, et n’eût épargné que le groupe des prêtres, et quelques têtes éparses par-ci, par-là, nous nous serions tous écriés à l’aspect de ces précieux restes : Quel dommage !

[32]

2. Les Grâces2

Tableau de sept pieds six pouces de haut, sur six pieds deux pouces de large.

Parce que ces figures se tiennent, le peintre a cru qu’elles étaient groupées. L’aînée des trois sœurs occupe le milieu ; elle a le bras droit posé sur les reins de celle qui est à gauche, et le bras gauche entrelacé avec le bras droit de celle qui est à droite. Elle est toute de face. La scène, si c’en est une, est dans un paysage. On voit un nuage qui descend du ciel, passe derrière les figures, et se répand à terre. Celle des Grâces qui est à gauche, de deux tiers pour la tête et pour le dos, a le bras gauche posé sur l’épaule de celle du milieu et tient un flacon dans sa main droite. C’est la plus jeune. La seconde, de deux tiers pour le dos et de profil pour la tête, a dans sa main gauche une rose ; à l’aînée, c’est une branche de myrte qu’on a donnée et qu’elle tient dans sa main droite. Le site est jonché de quelques fleurs.

Il est difficile d’imaginer une composition plus froide, des Grâces plus insipides, moins légères, moins agréables. Elles n’ont ni vie, ni action, ni caractère. Que font-elles là ? je veux mourir si elles en savent rien. Elles se montrent. Ce n’est pas ainsi que le poète les a vues. C’était au printemps. Il faisait un beau clair de lune. La verdure nouvelle couvrait les montagnes. Les ruisseaux murmuraient. On entendait, on voyait jaillir leurs eaux argentées. L’éclat de l’astre de la nuit ondulait à leur surface. [33] Le lieu était solitaire et tranquille. C’était sur l’herbe molle de la prairie, au voisinage d’une forêt, qu’elles chantaient et qu’elles dansaient. Je les vois, je les entends aussi. Que leurs chants sont doux ! qu’elles sont belles ! que leurs chairs sont fermes ! la lumière tendre de la lune adoucit encore la blancheur de leur peau. Que leurs mouvements sont faciles et légers ! C’est le vieux Pan qui joue de la flûte. Les deux jeunes faunes qui sont à ses côtés, ont dressé leurs oreilles pointues. Leurs yeux ardents parcourent les charmes les plus secrets des jeunes danseuses. Ce qu’ils voient ne les empêche pas de regretter ce que la variété des mouvements de la danse leur dérobe. Les nymphes des bois se sont approchées. Les nymphes des eaux ont sorti leurs têtes d’entre les roseaux. Bientôt elles se joindront aux jeux des aimables sœurs.

Junctaeque numphis Gratiae decentes
Alterno terram quatiunt pede...

Mais revenons à celles de Vanloo, qui ne valent pas celles que je quitte. Celle du milieu est raide. On dirait qu’elle a été arrangée par Marcel. Sa tête est trop forte. Elle a peine à la soutenir. Et ces petits lambeaux de draperies qu’on a collées sur les fesses de l’une et sur le haut des cuisses de l’autre, qu’est-ce qui les attache là ? Rien que le mauvais goût de l’artiste et les mauvaises mœurs du peuple. Ils ne savent pas que c’est une femme découverte, et non une femme nue qui est indécente. Une femme indécente, c’est celle qui aurait une cornette sur sa tête, ses bas à ses jambes [34] et ses mules aux pieds. Cela me rappelle la manière dont Mme Hocquet avait rendu la Vénus pudique, la plus déshonnête créature possible. Un jour elle imagina que la déesse se cachait mal avec sa main inférieure ; et la voilà qui fait placer un linge en plâtre entre cette main et la partie correspondante de la statue, qui eut tout de suite l’air d’une femme qui s’essuie. Croyez-vous, mon ami, qu’Apelle se fût avisé de placer grand de draperie comme la main sur tout le corps des trois Grâces ? Hélas ! depuis qu’elles sortirent nues de la tête du vieux poète jusqu’à Apelle, si quelque peintre les a vues, je vous jure que ce n’est pas Vanloo.

Celles de Vanloo sont longues et grêles, surtout à leurs parties supérieures. Ce nuage, qui tombe de la droite et qui vient s’étendre à leurs pieds, n’a pas le sens commun. Pour des natures douces et molles, comme celles-ci, la touche est trop ferme, trop rigoureuse ; et puis tout autour un beau vert imaginaire qui les noircit et les enfume. Nul effet ; nul intérêt ; peint et dessiné de pratique. C’est une composition fort inférieure à celle qu’il avait exposée au Salon précédent, et qu’il a mise en pièce. Sans doute puisque les Grâces sont sœurs, il faut qu’elles aient un air de famille ; mais faut-il qu’elles aient la même tête ?

[35] Avec tout cela, la plus mauvaise de ces trois figures vaut mieux que les minauderies, les afféteries, et les culs rouges de Boucher. C’est du moins de la chair et même de la belle chair, avec un caractère de sévérité qui déplaît moins encore que le libertinage et les mauvaises mœurs. S’il y a de la manière ici, elle est grande.

Et si vous lui passez de ne les avoir pas groupées, vous trouverez sûrement les trois sœurs avec tous leurs défauts plus belles ici que dans son premier tableau.

3. La Chaste Suzanne3

Tableau de sept pieds six pouces de haut, sur six pieds deux pouces de large.

On voit au centre de la toile la Suzanne assise ; elle vient de sortir du bain. Placée entre les deux vieillards, elle est penchée vers celui qui est à gauche, et abandonne aux regards de celui qui est à droite son beau bras, ses belles épaules, ses reins, une de ses cuisses, toute sa tête, les trois quarts de ses charmes. Sa tête est renversée. Ses yeux, tournés vers le ciel, en appellent du secours ; son bras gauche retient les linges qui couvrent le haut de ses cuisses ; sa main droite écarte, repousse le bras gauche du vieillard qui est de ce côté. La belle figure ! la position en est grande ; son trouble, sa douleur, sont fortement exprimés ; elle est dessinée de grand goût ; ce sont des chairs vraies, la plus belle couleur, et tout plein de [36] vérités de nature répandues sur le cou, sur la gorge, aux genoux. Ses jambes, ses cuisses, tous ses membres ondoyants sont on ne saurait mieux placés. Il y a de la grâce sans nuire à la noblesse ; de la variété sans aucune affectation de contraste. La partie de la figure qui est dans la demi-teinte est du plus beau faire. Ce linge blanc, qui est étendu sur les cuisses, reflète admirablement sur les chairs ; c’est une masse de clair qui n’en détruit point l’effet ; magie difficile qui montre et l’habileté du maître et la vigueur de son coloris.

Le vieillard qui est à gauche est vu de profil. Il a la jambe gauche fléchie, et de son genou droit il semble presser le dessous de la cuisse de la Suzanne. Sa main gauche tire le linge qui couvre les cuisses, et sa main droite invite Suzanne à céder. Ce vieillard a un faux air de Henri IV. Ce caractère de tête est bien choisi ; mais il fallait y joindre plus de mouvement, plus d’action, plus de désir, plus d’expression. C’est une figure froide, lourde, et n’offrant qu’un grand vêtement raide, uniforme, sans pli, sous lequel rien ne se dessine. C’est un sac d’où sortent une tête et deux bras. Il faut draper large, sans doute ; mais ce n’est pas ainsi.

L’autre vieillard est debout, et vu presque de face. Il a écarté avec sa main gauche tous les voiles qui lui dérobaient la Suzanne de son côté. Il tient encore ces voiles écartés. Sa droite et son bras étendus devant la femme ont le geste menaçant. C’est aussi l’expression de sa tête. Celui-ci est encore plus froid que l’autre. Couvrez le reste de la toile, et cette figure ne vous montrera plus qu’un pharisien qui propose quelque difficulté à Jésus-Christ.

Plus de chaleur, plus de violence, plus d’emportement dans les [37] vieillards, auraient donné un intérêt prodigieux à cette femme innocente et belle, livrée à la merci de deux vieux scélérats. Elle-même en aurait pris plus de terreur et d’expression ; car tout s’entraîne. Les passions sur la toile s’accordent et se désaccordent comme les couleurs. Il y a dans l’ensemble une harmonie de sentiments comme de tons. Les vieillards plus pressants, le peintre eût senti que la femme devait être plus effrayée, et bientôt ses regards auraient fait au ciel une tout autre instance.

On voit à droite une fabrique en pierre grisâtre. C’est apparemment un réservoir, un appartement de bain. Sur le devant un canal d’où jaillit vers la droite un petit jet d’eau mesquin, de mauvais goût, et qui rompt le silence. Si les vieillards avaient eu tout l’emportement imaginable et la Suzanne toute la terreur analogue, je ne sais si le sifflement, le bruit d’une masse d’eau s’élançant avec force, n’aurait pas été un accessoire très vrai.

Avec ces défauts, cette composition de Vanloo est encore une belle chose. De Troy a peint le même sujet. Il n’y a presque aucun peintre ancien dont il n’ait frappé l’imagination et occupé le pinceau ; et je gage que le tableau de Vanloo se soutient au milieu de tout ce qu’on a fait. On prétend que la Suzanne est académisée ; serait-ce qu’en effet son action aurait quelque apprêt, que les mouvements en seraient un peu trop cadencés pour une situation violente ? ou serait-ce plutôt qu’il arrive quelque fois de poser si bien le modèle, que cette position d’étude peut être transportée sur la toile avec succès, quoiqu’on la reconnaisse ? S’il y a une action plus violente de la part des vieillards, il peut y avoir aussi une action plus naturelle et plus vraie de la Suzanne. Mais telle qu’elle est, j’en suis [38] content ; et si j’avais le malheur d’habiter un palais, ce morceau pourrait bien passer de l’atelier de l’artiste dans ma galerie.

Un peintre italien a composé très ingénieusement ce sujet. Il a placé les deux vieillards du même côté. La Suzanne porte toute sa draperie de ce côté, et pour se dérober aux regards des vieillards, elle se livre entièrement aux yeux du spectateur. Cette composition est très libre, et personne n’en est blessé ; c’est que l’intention évidente sauve tout, et que le spectateur n’est jamais du sujet.

Depuis que j’ai vu cette Suzanne de Vanloo, je ne saurais plus regarder celle de notre ami le baron d’Holbach. Elle est pourtant du Bourdon.

Cette Suzanne de Vanloo n ’est point vendue. On pourrait l’avoir, je crois, pour quatre ou cinq mille francs ; mais il n’y aurait guère de temps à perdre.

4. Les Arts suppliants4

Tableau allégorique de deux pieds cinq pouces de haut, sur deux pieds de large. Il appartient à M. de Marigny.

Les Arts désolés s’adressent au Destin pour obtenir la conservation de Mme de Pompadour, qui les protégeait en effet. Elle aimait Carle [39] Vanloo ; elle a été la bienfaitrice de Cochin. Le graveur Guay avait son touret chez elle. Trop heureuse la nation si elle se fût bornée à délasser le souverain par des amusements, et à ordonner aux artistes des tableaux et des statues ! On voit à la partie inférieure et droite de la toile la Peinture, la Sculpture, l’Architecture, la Musique, les Beaux-Arts, caractérisés chacun par leurs vêtements, leurs têtes et leurs attributs, presque tous à genoux, et les bras levés vers la partie supérieure et gauche où le peintre a placé le Destin et les trois Parques. Le Destin est appuyé sur le Monde. Le livre fatal est à sa gauche, et à sa droite l’urne d’où il tire la chance des humains. Une des Parques tient la quenouille, une autre file, la troisième va couper le fil de la vie chère aux Arts ; mais le Destin lui arrête la main.

C’est un morceau très précieux que celui-ci. Il est du plus beau fini. Belles attitudes, beaux caractères, belles draperies, belles passions, beau coloris, et composé on ne peut mieux. La Peinture devait se distinguer entre les autres Arts : aussi le fait-elle. La plus violente alarme est sur son visage. Elle s’élance. Elle a la bouche ouverte ; elle crie. Les Parques sont ajustées à ravir. Leur action et leurs attitudes sont tout à fait naturelles. Il n’y a rien à désirer ni pour la correction du dessin, ni pour l’ordonnance, ni pour la vérité. La touche est partout franche et spirituelle. Les juges difficiles disent que la couleur trop entière des figures nuit à l’harmonie de l’ensemble. La seule chose que je reprendrais, si j’osais, c’est que le groupe du Destin et des Parques, au lieu de fuir, vient en devant. La loi des plans n’est pas observée. Ils accusent encore les parties inférieures des Parques d’être un peu grêles. Cela se peut. Ce qui m’a semblé de ces figures, c’est qu’elles étaient d’un excellent goût de dessin. Peut-être que Vernet demanderait que les nuages sur lesquels elles sont assises fussent [40] plus aériens ; mais qui est-ce qui fera des ciels et des nuages au gré de Vernet, si la nature ou Dieu ne s’en mêle ? Une lueur sombre et rougeâtre s’échappe de dessous les vêtements et les pieds de la Parque au ciseau ; ce qui fait concevoir une scène qui se passe au bruit du tonnerre et aux cris des Arts éplorés. On voit au côté gauche du tableau, au-dessous des Parques, une foule de figures accablées, désolées, prosternées ; c’est la Gravure, avec des élèves.

Cela est beau, très beau, et partout les tons de couleur les mieux fondus et les plus suaves. C’est le morceau qu’un artiste emporterait du Salon par préférence ; mais nous en aimerions mieux un autre, vous et moi, parce que le sujet est froid, et qu’il n’y a rien là qui s’adresse fortement à l’âme. Cochin, prenez l’allégorie de Vanloo, j’y consens ; mais laissez-moi la Pleureuse de Greuze. Tandis que vous resterez extasié sur la science de l’artiste et sur les effets de l’art, moi, je parlerai à ma petite affligée, je la consolerai, je baiserai ses mains, j’essuierai ses larmes ; et quand je l’aurai quittée, je méditerai quelques vers bien doux sur la perte de son oiseau.

Les Suppliants de Vanloo n’obtinrent rien du Destin, plus favorable à la France qu’aux Arts. Mme de Pompadour mourut au moment où on la croyait hors de péril. Eh bien ! qu’est-il resté de cette femme, qui nous a épuisés d’hommes et d’argent, laissés sans honneur et sans énergie, et qui a bouleversé le système politique de l’Europe ? Le traité de Versailles, qui durera ce qu’il pourra ; l’Amour de Bouchardon qu’on admirera à jamais ; quelques pierres gravées de Guay, qui étonneront les antiquaires à venir ; un bon petit tableau de Vanloo qu’on regardera quelque fois, et une pincée de cendres. [41]

5. Esquisses pour la chapelle de St.-Grégoire, aux Invalides

Carle n’aurait laissé que ces esquisses, qu’elles lui feraient un rang parmi les grands peintres. Mais pourquoi les a-t-il appelées des esquisses ? Elles sont coloriées ; ce sont des tableaux et de beaux tableaux, qui ont encore ce mérite que le regret de la main qui défaillit en les exécutant se joint à l’admiration et la rend plus touchante.

Il y en a sept. Le St. vend son bien et le distribue aux pauvres. Il obtient par ses prières la cessation de la peste. Il convertit une femme hérétique. Il refuse le pontificat. Il reçoit les hommages de son clergé. Il dicte ses homélies à un secrétaire. Il est enlevé aux cieux.

La première5

On voit le saint à gauche, placé sur la rampe d’un péristyle ; il a derrière lui un assistant. A terre, sur le devant, c’est une pauvre mère groupée avec ses deux enfants. Qu’elle est touchante cette mère ! comme cette petite fille sollicite bien la charité du saint ! Voyez l’avidité de ce petit garçon à manger son morceau de pain, et l’intérêt que ces figures [42] jettent sur la partie la plus avancée du sujet ! Une foule d’autres mendiants sont répandus autour de la balustrade, en tournant sur le fond ; c’est une masse de demi-teinte sur un fond clair. Une lumière qui s’échappe de dessous une arcade percée vient éclairer toute la scène, et y établir la plus douce harmonie. C’est là qu’il faut voir comment on peint la mendicité, comment on la rend intéressante sans la montrer hideuse ; jusqu’où il est permis de la vêtir, sans la rendre ni opulente ni guenilleuse ; quelle est l’espèce de beauté qui convient aux hommes, aux femmes et aux enfants qui ont souffert la faim et senti longtemps et par état les besoins urgents de la vie. Il y a une ligne étroite sur laquelle il est difficile de se tenir. Belle chose, mon ami ! belle de caractère, d’expression et de composition.

La seconde6

Le saint se promène à pieds nus dans les rues pour fléchir le ciel et arrêter la peste. Il est suivi et précédé de son clergé. Un groupe d’acolytes vêtus de blanc fixe la lumière au centre. La procession s’avance de gauche à droite vers le temple. Le saint et son assistant terminent la marche du clergé. Le saint a les yeux tournés vers le ciel ; il est en habit de diacre. Une douce clarté répandue autour de sa tête le désigne, mais plus encore sa simplicité, sa noblesse et sa piété. Mais comme tous ces jeunes acolytes sont beaux ! comme ces torches allumées impriment la terreur ! comme un seul incident suffit au génie pour montrer toute la désolation d’une ville ! Il ne lui faut qu’une jeune fille qui soulève un vieillard moribond, et qui l’exhorte à bien espérer. Le geste du saint attache les regards sur ce groupe. Quelle défaillance dans ce moribond ! Quelle confiance dans la [43] jeune fille ! Belle chose, mon ami ! belle chose ! Un ciel orageux qui s’éclaircit semble annoncer la fin prochaine du fléau.

La troisième7

Le saint, vêtu de blanc, ferme l’oreille, et éloigne du bras l’envoyé du clergé qui vient lui proposer la tiare. Il est évident que le saint, retiré sous cette voûte, était en prière lorsque l’envoyé est venu ; car il est courbé, et sa main touche encore à la pierre dont il s’est appuyé pour se relever. Que cela est simple ! comme cet homme refuse bien ! comme il est bien pénétré de son insuffisance ! Ce n’est pas là l’hypocrite nolo episcopari de nos prestolets. La progression de l’âge a été gardée sans nuire à la ressemblance. Belle chose, mon ami ! Et l’effet de cette nuée claire sur le fond, et de cet antre obscur sur le devant, qui est-ce qui ne le sent pas ?

La quatrième8

La quatrième nous le montre la tête couverte de la tiare, la croix pontificale à la main, assis sur la chaire de St. Pierre, et vêtu des habits sacerdotaux. Il étend la main, il bénit son clergé prosterné. La scène ne s’est [44] pas passée autrement, j’en suis sûr. Le bon saint avait ce caractère vénérable et doux. C’est ainsi que tous ces prêtres étaient prosternés. Ce cardinal assistant était à sa gauche ; il avait à sa droite ces autres prélats ; il était sous un baldaquin. L’ombre du baldaquin le couvrait, et il se détachait en demi-teinte sur cette architecture grisâtre. Il n’y avait dans la position de tous ces personnages d’autre contraste que celui de l’action. Regardez cette scène, et dites-moi s’il y a une seule circonstance qui décèle la fausseté ? Les caractères de tête sont pris de la vie ordinaire et commune. Je les ai vus cent fois dans nos églises. Ils font foule sans confusion. Ces expressions de visage et de dos sont tout à fait vraies. Voilà la tête qui convient au père commun des croyants. Et ce gros assistant, si bien nourri, si bien vêtu, qu’on voit sur le devant, au-dessous du trône, qu’en dites-vous ? Ne nous rappelle-t-il pas notre vieux, beau et bon cardinal de Polignac ? Aucunement. Celui-ci eût été une trouvaille pour un buste ou pour un portrait de nos jours ; mais pour des temps rustres et gothiques, il fallait plus de simplicité et moins de noblesse. Voulez-vous que je vous dise une idée vraie ? c’est que ces visages réguliers, nobles et grands font aussi mal dans une composition historique, qu’un bel et grand arbre bien droit, bien arrondi, dont le tronc s’élève sans fléchir, dont l’écorce n’offre ni rides, ni crevasses, ni gerçures, et dont les branches s’étendant également en tout sens, forment une vaste cime régulière [ferait mal9] dans un paysage. Cela est trop monotone, trop symétrique. Tournez autour de cet arbre, il ne vous présentera rien de nouveau ; on l’a tout vu sous un aspect. C’est de tout [45] côté l’image du bonheur et de la prospérité. Il n’y a point d’humeur ni dans cette belle tête, ni dans ce bel arbre. Comme ce cardinal de l’esquisse est attentif ! comme il regarde bien ! Le beau corps ! la belle attitude ! qu’elle est naturelle et simple ! Ce n’est pas à l’Académie qu’on l’a prise ; et puis un intérêt, un, une action, une. Tous les points de la toile disent la même chose : chacun à sa façon. Belle chose, mon ami ! belle chose !

Mais savez-vous une anecdote ? c’est qu’on a voulu les avoir ces esquisses, et que le ministère en a fait offrir cent louis. - D’une ? - Non, mon ami, de toutes ; oui, de toutes, c’est-à-dire, le prix de chacune, et à peu près la moitié de ce qu’il en a coûté à l’artiste en études. Ils sont toujours magnifiques à leur ordinaire. Les héritiers les ont retirées à la vente, pour six ou sept mille deux cents livres. Cela s’en ira quelques jours trouver la Famille de Lycomède et le Mercure de Pigalle.

Cette anecdote, quoique rapportée par les personnes intéressées et d’ailleurs dignes de foi, me paraît mal sûre. Après tout, il n’y a point de pays, je crois, où l’on connaisse mieux qu’ici le prix du travail d’un artiste et où les récompenses soient plus généralement multipliées. Quelquefois la répartition de ces récompenses n’est pas absolument équitable, le talent supérieur en est exclu, et la médiocrité en est accablée ; mais c’est autre chose, et cela n’empêche pas que ces récompenses n’existent. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces sept précieux morceaux de Carle sont à prendre, et que vraisemblablement ils ne le seront pas longtemps. Mais écoutons un moment notre philosophe faire le moraliste.

[46] Il est surprenant qu’avec toutes les précautions qu’on prend ici pour étouffer les sciences, les arts et la philosophie, on n’y réussisse pas. Cela confirmerait dans l’opinion, qu’on verserait des sacs d’or aux pieds du génie, qu’on n’en obtiendrait rien, parce que l’or n’est pas sa véritable récompense ; c’est sa vanité, et non son avarice, qu’il faut satisfaire. Réduisez-le à dormir dans un grenier, sur un grabat ; ne lui laissez que de l’eau à boire et des croûtes à ronger, vous l’irriterez, mais ne l’éteindrez pas. Or, il n’y a pas de lieu au monde où il obtienne plus promptement, plus pleinement qu’ici le tribut de la considération. Le ministère écrase ; mais la nation porte aux nues. Le génie travaille en enrageant et mourant de faim.

La cinquième10

St. Grégoire célèbre la messe. Le trône pontifical est à droite dans la précédente, l’autel est à gauche dans celle-ci. On voit entre les mains du saint le pain eucharistique rayonnant et lumineux. La femme hérétique, à genoux sur les marches de l’autel, regarde la merveille avec surprise. Au-dessous de cette femme, le peintre a placé le clergé et des assistants. Même éloge que des précédentes ; même exclamation ; composition riche, sans confusion.

La sixième11

C’est, à mon avis, la plus belle. Il n’y a cependant que deux figures, [47] le saint qui dicte ses homélies, et son secrétaire qui les écrit. Le St. est assis, le coude appuyé sur la table. Il est en surplis et en rochet, la tête couverte de la barrette. La belle tête ! on ne sait si l’on arrêtera les yeux sur elle ou sur l’attitude si simple, si naturelle et si vraie du secrétaire. On va de l’un à l’autre de ces personnages, et toujours avec le même plaisir. La nature, la vérité, la solitude, le silence de ce cabinet, la lumière douce et tendre qui l’éclaire de la manière la plus analogue à la scène, à l’action, aux personnages, voilà, mon ami, ce qui rend sublime cette composition, et ce que Boucher n’a jamais conçu. Cette esquisse est surprenante. Mais dites-moi où cette brute de Vanloo a trouvé cela ; car c’était une brute. Il ne savait ni penser, ni parler, ni écrire, ni lire. Méfiez-vous de ces gens qui ont leurs poches pleines d’esprit, et qui le sèment à tout propos. Ils n’ont pas le démon. Ils ne sont pas tristes, sombres[,] mélancoliques et muets. Ils ne sont jamais ni gauches, ni bêtes. Le pinson, l’alouette, la linotte, le serin, jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l’aile, et les voilà endormis. C’est alors que le génie prend sa lampe et l’allume, et que l’oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage, et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit. [48]

La septième12

On voit le saint les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel, où il est porté par une multitude d’anges. Il y en a sept ou huit au moins groupés de la manière la plus variée et la plus hardie. Une gloire éclatante perce le dôme et montre les demeures éternelles : et les anges et le saint ne forment qu’une masse, mais une masse où tout se sépare et se distingue par la variété et l’effet des accidents de la lumière et de la couleur. On voit le saint et son cortège aller et s’élever verticalement. Cette esquisse n’est pas la moindre. Les autres sont un peu grisâtres, comme il convient à des esquisses ; celle-ci est coloriée.

Le temps que Vanloo avait passé dans l’atelier du statuaire Legros n’avait pas été perdu pour le peintre, surtout lorsqu’il s’agissait d’exécuter ces morceaux aériens, où l’on saisit difficilement la vérité par la seule force de l’imagination, et où le pinceau se refuse ensuite à l’image idéale la plus nette et la mieux conçue. Carle modelait sa machine, et il en étudiait les lumières, les raccourcis, les effets, dans le vague même de l’air. S’il y découvrait un point de vue plus favorable qu’un autre, il s’y arrêtait et retournait toute sa composition d’une manière plus piquante, plus hardie et plus pittoresque.

[49] Ah ! monsieur Doyen, quelle tâche ces esquisses vous imposent ! C’est Doyen qui a obtenu de M. le duc de Choiseul l’agrément de faire les tableaux de la chapelle de St.-Grégoire aux Invalides, à la place de feu Vanloo. Il remportera un beau triomphe, s’il peut réussir à faire oublier ces esquisses ; mais cela n’est pas aisé, et je crains que Vanloo du fond de sa tombe ne réussisse au contraire à enterrer un rival imprudent et téméraire. C’était le véritable génie de Carle que ces tableaux d’église ; il y était presque toujours simple, grand, admirable. Pierre s’était offert d’exécuter les tableaux de la chapelle des Invalides d’après les esquisses de Vanloo ; cette offre n’a pas été acceptée, et je n’y ai nul regret. Comment se flatter qu’un artiste puisse rendre avec succès les idées d’un autre ? Cela n’a jamais réussi. Il faut avoir conçu un sujet à sa manière, pour le rendre avec cette première chaleur que rien ne remplace. Voilà pourquoi les sujets de tableaux dictés au peintre ne réussissent jamais. Au reste, ni M. Pierre, ni M. Doyen n’ont honoré cette année le Salon de leurs productions ; le bon vieillard Restout n’a plus rien exposé, ni M. de Latour. Je vous attends au Salon prochain. Malgré tout ce que vous avez fait depuis votre Diomède, vos Bacchantes et votre Virginie, pour m’ôter la bonne opinion que j’avais de votre talent ; quoique je sache que vous vous piquez de bel esprit, la pire de toutes les qualités dans un grand artiste ; que vous fréquentiez la bonne compagnie et les agréables, et que vous soyez une espèce d’agréable vous-même, je vous estime encore ; mais je n’en suis pas moins d’avis que vous devriez un remerciement à celui qui brûlerait les esquisses de Vanloo, remerciement que vous ne feriez pas, parce que vous êtes présomptueux et vain, autre fâcheux symptôme.

6. Une vestale

Tableau de deux pieds de large, sur deux et demi de haut.

Mais pourquoi est-ce que ces figures de vestales nous [plaisent] presque toujours ? C’est qu’elles supposent de la jeunesse, des grâces, [50] de la modestie, de l’innocence et de la dignité ; c’est qu’à ces qualités données d’après les modèles antiques, il se joint des idées accessoires de temple, d’autel, de recueillement, de retraite et de sacré ; c’est que leur vêtement blanc, large, à grands plis, qui ne laisse apercevoir que les mains et la tête, est d’un goût excellent ; c’est que cette draperie, ou ce voile qui retombe sur le visage et qui en dérobe une partie, est original et pittoresque ; c’est qu’une vestale est un être en même temps historique, poétique et moral.

Celle-ci est coiffée de son voile ; elle porte une corbeille de fleurs. On la voit de face. Elle a tous les charmes de son état. Il s’échappe à droite et à gauche, de dessous son voile, deux boucles de cheveux noirs. Ces boucles parallèles font mal ; elles lui rendent le cou trop petit, surtout regardée à une certaine distance.

Je n’aime point le caractère de tête de cette vestale, qui tient un peu de la beauté flamande. C’est à Vien qu’il faut faire faire des vestales.

7. Étude de la tête d’un ange

Elle est vigoureusement peinte cette tête ; elle regarde le ciel. Mais on est tenté de lui trouver trop peu de hauteur de front pour son volume et l’énorme étendue du bas du visage. De près, tranchons le mot, elle paraît maussade et sans grâces. Reste à savoir si, destinée pour une coupole de cent, deux cents pieds d’élévation, on en juge bien à quatre pas de distance.

[51] Voilà tout ce que Carle Vanloo nous a laissé. Il naquit le 15 février 1705, à Nice en Provence. L’année suivante, le maréchal de Berwick assiégea cette ville ; on descendit l’enfant dans une cave ; une bombe tomba sur la maison, traversa les plafonds, consuma le berceau ; mais l’enfant n’y était plus. Il avait été transporté ailleurs par son jeune frère. Benedetto Lutti donna les premiers principes de l’art à Jean et Carle Vanloo. Celui-ci fit connaissance avec le statuaire Legros, et prit du goût pour la sculpture. Legros meurt en 1719, et Carle laisse l’ébauchoir pour le pinceau. Son goût, dans les premiers temps, se ressentait de la fougue de son caractère. Jean, son frère, plus tranquille, lui prêchait sans cesse la sagesse et la sévérité. Ils travaillèrent ensemble ; mais Carle quitta Jean pour se faire décorateur d’opéra. S’il se dégoûta de ce mauvais genre, ce fut pour se livrer à des petits portraits dessinés, genre plus misérable encore. C’était les écarts d’un jeune homme qui aimait éperdument le plaisir, et pour qui les moyens les plus prompts d’avoir de l’argent étaient les meilleurs. En 1727, il fait le voyage de Rome avec Louis et François Vanloo, ses neveux. A Rome, il remporte le prix du dessin ; il est admis à la pension ; on reconnaît son talent ; l’étranger recherche ses ouvrages ; et il peint pour l’Angleterre une femme orientale à sa toilette, avec un bracelet à la cuisse, singularité qui a rendu le morceau célèbre. De Rome il passe à Turin. Il décore les églises, il embellit les palais ; et les compositions des premiers maîtres ne déparent pas les siennes. Il se montre à [52] Paris, avec la fille du musicien Somis, qu’il avait épousée. Il ambitionne l’entrée de l’Académie ; il y est reçu. Il devient rapidement adjoint à professeur, professeur, cordon de St.-Michel, premier peintre du roi, directeur de l’École. Voilà comment on encourage le talent. Parmi ses tableaux de cabinet, on vante une Résurrection, son Allégorie des Parques, sa Conversation espagnole, un Concert d’instruments. Son St. Charles Borromée communiant les pestiférés, sa Prédication de St. Augustin, sont distingués parmi ses tableaux publics. Carle dessinait facilement, rapidement et grandement. Il a peint large ; son coloris est vigoureux et sage ; beaucoup de technique, peu d’idéal. Il se contentait difficilement, et les morceaux qu’il détruisait étaient souvent les meilleurs. Il ne savait ni lire, ni écrire ; il était né peintre, comme on naît apôtre. Il ne dédaignait pas le conseil de ses élèves, dont il payait quelquefois la sincérité d’un soufflet ou d’un coup de pied ; mais le moment d’après, et l’incartade de l’artiste et le défaut de l’ouvrage étaient réparés. Il mourut le 15 juillet 1765, d’un coup de sang à ce qu’on dit, et j’y consens, pourvu qu’on m’accorde que les Grâces maussades qu’il avait exposées au Salon précédent, ont accéléré sa fin. [53] S’il eût échappé à celles-ci, les dernières qu’il a peintes n’auraient pas manqué leur coup. Sa mort est une perte réelle pour Doyen et pour Lagrenée.

Je ne crois pas que le mauvais succès des Grâces du Salon précédent ait influé sur sa vie ; et si ses Grâces et son Auguste de ce Salon-ci lui avaient causé quelque chagrin, ses Esquisses de St.-Grégoire et sa Suzanne auraient eu de quoi le consoler. Vanloo était homme à prendre un violent déplaisir, à avoir un terrible accès de désespoir, mais non pas à se laisser ronger par le chagrin. Il avait tous les symptômes du génie. Il était naturellement d’une humeur enjouée, et puis, tout à coup, il tombait dans un silence effrayant pour qui ne l’aurait pas connu. Il restait muet quelquefois pendant des semaines entières, soupant tous les soirs avec sa femme, ses enfants et ses élèves, sans proférer une seule parole, et tournant sur eux des yeux étincelants et terribles. Il traitait les élèves du roi qu’il avait chez lui comme ses enfants. Il les assemblait quelquefois pour savoir leur jugement sur ce qu’il venait de faire. S’il s’élevait parmi eux une voix sincère, ils étaient obligés de se sauver tous, et à toutes jambes, pour n’être pas assommés. Un quart d’heure après, il faisait venir le censeur et lui disait : « Tu as raison ; voilà vingt sous pour aller ce soir à la comédie. » Et il n’aurait pas fait bon de refuser ses présents. Quelquefois il envoyait un élève lui acheter de la couleur, et quand celui-ci lui rapportait quatre ou cinq sous que le marchand lui avait rendus, il lui disait :

« C’est pour toi, c’est pour toi. » Et il fallait les prendre, ou s’exposer à quelque scène. Il allait tous les soirs au spectacle, et surtout à la Comédie-Italienne ; mais il était aussi de grand matin dans son atelier, et quand il était pressé ou obsédé d’une idée, il passait la nuit à se promener dans sa maison, comme un voleur qui cherche à s’échapper, et qui attend le retour de l’aurore avec impatience. Son confrère à l’Académie, Dandré-Bardon, qui sait lire et écrire, mais qui ne sait pas faire de tableaux, a publié un récit de sa vie, où il n’y a rien de piquant. C’est qu’il faut être peintre pour écrire la vie d’un peintre. On trouve à la fin de cette brochure une liste des principaux ouvrages de Carle.

Michel Vanloo

Le plus remarquable de ses portraits au Salon était celui de Carle son [oncle]. Il était placé sur la face la plus éclairée. On voyait au-dessus la Suzanne, l’Auguste, et les Grâces ; de chaque côté, trois des esquisses ; au-dessous, les anges qui semblaient porter au ciel St. Grégoire et le peintre ; plus bas, à quelque distance, la Vestale et les Arts suppliants. C’était un mausolée que Chardin avait élevé à son confrère. Carle, en robe de chambre, en bonnet d’atelier, le corps de profil, la tête de face, sortait du milieu de ses propres ouvrages. On dit qu’il ressemblait à étonner. La veuve ne put le regarder sans verser des larmes. La touche en est vigoureuse. Il est peint de grande manière, cependant un peu rouge. En général, Michel fait les portraits d’hommes largement et les dessine bien. Pour ceux de femmes, c’est autre chose ; il est lourd, il est sans finesse de ton, il vise à la craie de Drouais. Michel est un peu froid ; Drouais est tout [54] à fait faux. Quand on tourne les yeux sur toutes ces figures [mornes] qui tapissent le Salon, on s’écrie : « La Tour, La Tour, ubi es ? »

Boucher

Je ne sais que dire de cet homme-ci. La dégradation du goût, de la couleur, de la composition, des caractères, de l’expression, du dessin, a suivi pas à pas la dépravation des mœurs. Que voulez-vous que cet artiste jette sur la toile ? Ce qu’il a dans l’imagination. Et que peut avoir dans l’imagination un homme qui passe sa vie avec les prostituées du plus bas étage ? La grâce de ses bergères est la grâce de la Favart dans Rose et Colas ; celle de ses déesses est empruntée de la Deschamps 6. Je vous défie de trouver dans toute une campagne un brin d’herbe de ses paysages. Et puis une confusion d’objets entassés les uns sur les autres, si déplacés, si disparates, que c’est moins le tableau d’un homme sensé que le rêve d’un fou. C’est de lui qu’il a été écrit :

...velut aegri somnia, vanae
Fingentur species : ut nec pes, nec caput...

[55] J’ose dire que cet homme ne sait vraiment ce que c’est que la grâce ; j’ose dire qu’il n’a jamais connu la vérité ; j’ose dire que les idées de délicatesse, d’honnêteté, d’innocence, de simplicité, lui sont devenues presque étrangères ; j’ose dire qu’il n’a pas vu un instant la nature, du moins celle qui est faite pour intéresser mon âme, la vôtre, celle d’un enfant bien né, celle d’une femme qui sent ; j’ose dire qu’il est sans goût. Entre une infinité de preuves que j’en donnerais, une seule suffira ; c’est que dans la multitude de figures d’hommes et de femmes qu’il a peintes, je défie qu’on en trouve quatre de caractère propre au bas relief, encore moins à la statue. Il y a trop de mines, de petites mines, de manière, d’afféterie pour un art sévère. Il a beau me les montrer nues, je leur vois toujours le rouge, les mouches, les pompons, et toutes les fanfioles de la toilette. Croyez-vous qu’il ait jamais eu dans sa tête quelque chose de cette image honnête et charmante de Pétrarque,

E’l riso, e’l canto, e’l parlar dolce, humano ?

Ces analogies fines et déliées qui appellent sur la toile les objets et qui les y lient par des fils imperceptibles, sur mon Dieu, il ne sait ce que c’est. [Toutes ses compositions font aux yeux un tapage insupportable.] C’est le plus mortel ennemi du silence que je connaisse ; il en est aux plus jolies marionnettes du monde ; il tombera à l’enluminure. Eh bien, mon ami, c’est au moment où Boucher cesse d’être un artiste qu’il est [56] nommé premier peintre du roi. N’allez pas croire qu’il soit en son genre ce que Crébillon le fils est dans le sien. Ce sont bien à peu près les mêmes mœurs, mais le littérateur a un tout autre talent que le peintre. Le seul avantage de celui-ci sur l’autre, c’est une fécondité qui ne s’épuise point, une facilité incroyable, surtout dans les accessoires de ses pastorales. Quand il fait des enfants, il les groupe bien ; mais qu’ils restent à folâtrer sur des nuages. Dans toute cette innombrable famille, vous n’en trouverez pas un à employer aux actions réelles de la vie, à étudier sa leçon, à lire, à écrire, à tiller du chanvre. Ce sont des natures romanesques, idéales, de petits bâtards de Bacchus et de Silène. Ces enfants-là, la sculpture s’en accommoderait assez sur le tour d’un vase antique. Ils sont gras, joufflus, potelés. Si l’artiste sait pétrir le marbre, on le verra. En un mot, prenez tous les tableaux de cet homme ; et à peine y en aura-t-il un à qui vous ne puissiez dire comme Fontenelle à la sonate : « Sonate, que me veux-tu ? », « Tableau, que me veux-tu ? » N’a-t-il pas été un temps où il était pris de la fureur de faire des Vierges ? Eh bien ! qu’était-ce que ses Vierges ? de gentilles petites caillettes. Et ses anges ? de petits satyres libertins. [57] Et puis, il est dans ses paysages d’un gris de couleur et d’une uniformité de ton qui vous ferait prendre sa toile, à deux pieds de distance, pour un morceau de gazon ou d’une couche de persil coupé en carré. Ce n’est pas un sot pourtant. C’est un faux bon peintre, comme on est un faux bel esprit. Il n’a pas la pensée de l’art ; il n’en a que le concetti.

8. Jupiter transformé en Diane pour surprendre Calisto 13

Tableau ovale d’environ deux pieds de haut, sur un pied et demi de large.

On voit au centre le Jupiter métamorphosé ; il est de profil ; il se penche sur les genoux de Calisto : d’une main il cherche à écarter doucement son linge ; cette main, c’est la droite. Il lui passe la main gauche sous le menton. Voilà deux mains bien occupées. Calisto est peinte de face ; elle éloigne faiblement la main qui s’occupe à la dévoiler. Au-dessous de cette figure, le peintre a répandu de la draperie, un carquois. Des arbres occupent le fond. On voit à gauche un groupe d’enfants qui jouent dans les airs ; au-dessus de ce groupe, l’aigle de Jupiter.

Mais est-ce que les personnages de la mythologie ont d’autres pieds et d’autres mains que nous ? Ah ! Lagrenée, que voulez-vous que je pense de cela, lorsque je vous vois tout à côté, et que je suis frappé de votre couleur ferme, de la beauté de vos chairs, et des vérités de nature qui percent tous les points de votre composition ? Des pieds, des mains, des bras, des épaules, une gorge, un cou, s’il vous en faut comme vous en avez [58] baisé quelquefois, Lagrenée vous en fournira ; pour Boucher, non. Passé cinquante ans, mon ami, il n’y a presque pas un peintre qui appelle le modèle, ils ne font plus que de pratique, et Boucher en est là. Ce sont ses anciennes figures tournées et retournées. Est-ce qu’il ne nous a pas déjà montré cent fois et cette Calisto, et ce Jupiter, et cette peau de tigre dont il est couvert ?

9 Angélique et Médor 14

Tableau de la forme et de la grandeur du précédent.

Les deux figures principales sont placées à droite de celui qui regarde. Angélique est couchée nonchalamment à terre, et vue par le dos, à l’exception d’une petite portion de son visage qu’on attrape, et qui lui donne l’air de la mauvaise humeur. Du même côté, mais sur un plan plus enfoncé, Médor debout vu de face, le corps penché, porte sa main vers le tronc d’un arbre, sur lequel il écrit apparemment les deux vers de Quinault, ces deux vers que Lulli a si bien mis en musique, et qui donnent lieu à toute la bonté d’âme de Roland de se montrer, et de me faire pleurer quand les autres rient :

Angélique engage son cœur,
Médor en est vainqueur.

Des Amours sont occupés à entourer l’arbre de guirlandes. Médor est [59] à moitié couvert d’une peau de tigre, et sa main gauche tient un dard de chasseur. Au-dessous d’Angélique, imaginez de la draperie, un coussin ; un coussin, mon ami, qui va là comme le tapis du Nicaise de La Fontaine ; un carquois et des fleurs. A terre un gros Amour étendu sur le dos, et deux autres qui jouent dans les airs, aux environs de l’arbre confident du bonheur de Médor ; et puis à gauche, du paysage et des arbres.

Il a plu au peintre d’appeler cela Angélique et Médor, mais ce sera tout ce qu’il me plaira. Je défie qu’on me montre quoi que ce soit qui caractérise la scène et qui désigne les personnages. Eh ! mordieu, il n’y avait qu’à se laisser mener par le poète. Comme le lieu de son aventure est plus beau, plus grand, plus pittoresque et mieux choisi ; c’est un antre rustique, c’est un lieu retiré, c’est le séjour de l’ombre et du silence ; c’est là que loin de tout importun, on peut rendre un amant heureux, et non pas en plein jour, en pleine campagne, sur un coussin. C’est sur la mousse du roc que Médor grave son nom et celui d’Angélique.

Cela n’a pas le sens commun ; petite composition de boudoir. Et puis, ni pieds, ni mains, ni vérité, ni couleur, et toujours du persil sur les arbres. Voyez, ou plutôt ne voyez pas le Médor, ses jambes surtout ; elles sont d’un petit garçon qui n’a ni goût ni étude. L’Angélique est une petite tripière. O le vilain mot ! D’accord ; mais il peint ; dessin rond, mou et chairs flasques. Cet homme ne prend le pinceau que pour me montrer des tétons et des fesses. Je suis bien aise d’en voir ; mais je ne veux pas qu’on me les montre. [60]

10. Deux pastorales15

Tableau de sept pieds six pouces de haut, sur quatre pieds de large.

Eh bien, mon ami, y avez-vous jamais rien compris ? Au centre de la toile, une bergère, Catinon en petit chapeau, qui conduit un âne. On ne voit que la tête et le dos de l’animal. Sur ce dos d’âne, des hardes, du bagage, un chaudron. La femme tient de la main gauche le licol de sa bête ; de l’autre elle porte un panier de fleurs. Ses yeux sont attachés sur un berger assis à droite. Ce grand dénicheur de merles est à terre ; il a sur ses genoux une cage ; sur la cage, il y a de petits oiseaux. Derrière ce berger, plus sur le fond, un petit paysan debout qui jette de l’herbe aux petits oiseaux. Au-dessous du berger, son chien. Au-dessus du petit paysan, plus encore sur le fond, une fabrique de pierres, de plâtre et de solives, une espèce de bergerie, plantée là on ne sait comment. Autour de l’âne, des moutons. Vers la gauche, derrière la bergère, une barricade rustique, un ruisseau, des arbres, du paysage. Derrière la bergerie, des arbres encore et du paysage. Au bas, sur le devant, tout à fait à gauche, encore une chèvre et des moutons, et tout cela pêle-mêle à plaisir : c’est la meilleure leçon à donner à un jeune élève sur l’art de détruire tout effet à force d’objets et de travail.

Je ne vous dis rien, ni de la couleur, ni des caractères, ni des autres détails ; c’est comme ci-devant. Mon ami, est-ce qu’il n’y a point de police à cette Académie ? est-ce qu’au défaut d’un commissaire aux tableaux qui empêchât cela d’entrer, il ne serait pas permis de le pousser à coups de pied le long du Salon, sur l’escalier, dans la cour, jusqu’à ce que le berger, la bergère, la bergerie, l’âne, les oiseaux, la cage, les arbres, l’enfant, toute la pastorale fût dans la rue. Hélas ! non : il faut que cela reste en place ; mais le bon goût indigné n’en fait pas moins la brutale, mais juste exécution.

11. Autre Pastorale 16

Même grandeur, même forme et même mérite que le précédent.

Eh vous croyez, mon ami, que mon goût brutal sera plus indulgent pour celui-ci ? Point du tout. Je l’entends qui crie au-dedans de moi : «Hors du Salon, hors du Salon ! » J’ai beau lui répéter la leçon de Chardin : « De la douceur, de la douceur » ; il se dépite, et n’en crie que plus haut : « Hors du Salon. »

C’est l’image d’un délire. A droite, sur le devant, toujours la bergère Catinon ou Favart, couchée et endormie, avec une bonne fluxion sur l’œil gauche. Pourquoi s’endormir aussi dans un lieu humide, un petit chat sur son giron ? Derrière cette femme, en partant du bord de la toile, et en s’enfonçant successivement, par différents plans, et des navets, et des choux et des poireaux, et un pot de terre, et un seringa dans ce pot, et un gros quartier de pierre, et sur ce gros quartier de pierre un grand vase de guirlandes de fleurs, et des arbres, et de la verdure, et du paysage. En face [62] de la dormeuse, un berger debout qui la contemple ; il en est séparé par une petite barricade rustique. Il porte d’une main un panier de fleurs ; de l’autre il tient une rose. Là, mon ami, dites-moi ce que fait un chaton sur le giron d’une paysanne qui ne dort pas à la porte de sa chaumière. Et cette rose à la main du paysan, n’est-elle pas d’une platitude inconcevable ? Et pourquoi ce benêt-là ne se penche-t-il pas, ne prend-il pas, ne se dispose-t-il pas à prendre un baiser sur une bouche qui s’y présente ? Pourquoi ne s’avance-t-il pas doucement ?... Mais vous croyez que c’est là tout ce qu’il a plu au peintre de jeter sur sa toile ? Oh que non ! Est-ce qu’il n’y a pas au-delà un autre paysage ? est-ce qu’on ne voit pas s’élever par-derrière les arbres la fumée apparemment d’un hameau voisin ?

Un méchant petit tableau de Philippe d’Orléans 8, où l’on voit les deux plus jolis petits innocents enfants possibles, agaçant du bout du doigt un moineau placé devant eux, arrête, fait plus de plaisir que tout cela : c’est qu’on voit à la mine de la petite fille qu’elle joue de malice avec l’oiseau.

Même confusion d’objets, et même fausseté de couleur qu’au précédent. Quel abus de la facilité de pinceau ! [63]

12. Quatre pastorales

Deux sont ovales, et les quatre ont environ quinze pouces de haut sur treize de large.

Je suis juste, je suis bon, et je ne demande pas mieux qu’à louer. Ces quatre morceaux forment un petit poème charmant. Écrivez que le peintre eut une fois en sa vie un moment de raison. Un berger attache une lettre au cou d’un pigeon : le pigeon part ; une bergère reçoit la lettre ; elle la lit à une de ses amies : c’est un rendez-vous qu’on lui donne ; elle s’y trouve, et le berger aussi.

La première17

A la gauche de celui qui regarde, le berger est assis sur un bout de roche ; il a le pigeon sur ses genoux ; il attache la lettre ; sa houlette et son chien sont derrière lui ; il a à ses pieds un panier de fleurs qu’il offre peut-être à sa bergère. Plus sur la gauche, quelques bouts de roche. A droite de la verdure, un ruisseau, des moutons. Voilà qui est simple et sage : il n’y manque que la couleur.

La seconde18

On voit à gauche arriver le pigeon messager, l’oiseau Mercure ; il vient à tire-d’aile. La bergère, debout, la main appuyée contre un arbre placé devant elle, l’aperçoit entre les arbres, il fixe ses regards ; elle a tout à fait l’air de l’impatience et du désir ; sa position, son action sont simples, [64] naturelles, intéressantes, élégantes. Et ce chien qui voit arriver l’oiseau, qui a les deux pattes élevées sur un bout de terrasse, qui a la tête dressée vers le messager, qui lui aboie de joie, et qui semble agiter sa queue : il est imaginé avec esprit. L’action de l’animal marque un petit commerce galant établi de longue main. A droite, derrière la bergère, on voit sa quenouille à terre, un panier de fleurs, un petit chapeau avec un fichu ; à ses pieds un mouton ; plus simple encore, et mieux composé ; il n’y manque que la couleur : le sujet est si clair, que le peintre n’a pu l’obscurcir par ses détails.

La troisième19

A droite on voit deux jeunes filles ; l’une sur le devant et lisant la lettre ; sur le plan qui suit, sa compagne. La première me tourne le dos ; ce qui est mal, car on pouvait aisément lui donner la physionomie de son action. C’est sa compagne qu’il fallait placer ainsi. La confidence se fait dans un lieu solitaire et écarté, au pied d’une fabrique de pierre rustique, d’où sort une fontaine, au-dessus de laquelle il y a un petit Amour en bas relief. A gauche, des chèvres, des boucs et des moutons.

Celui-ci est moins intéressant que le précédent, et c’est la faute de l’artiste. D’ailleurs, cet endroit était vraiment le lieu du rendez-vous ; c’est la fontaine d’Amour. Toujours faux de couleur.

La quatrième20

Le rendez-vous. Au centre, vers la droite de celui qui regarde, la bergère assise à terre, un mouton à côté d’elle, un agneau sur ses genoux, son berger la serre doucement de ses bras et la regarde avec passion. [65] Au-dessus du berger, son chien attaché. Fort bien. A gauche un panier de fleurs. A droite un arbre brisé, rompu. Fort bien encore. Sur le fond, hameau, cabane, bout de maison. C’est ici qu’il fallait lire la lettre, et c’est à la fontaine d’Amour qu’il fallait placer le rendez-vous.

Quoi qu’il en soit, le tout est fin, délicat, joliment pensé ; ce sont quatre petites églogues à la Fontenelle. Peut-être les mœurs de Théocrite, ou celles de Daphnis et Chloé, plus simples, plus naïves, m’auraient intéressé davantage. Tout ce que font ces bergers-ci, les miens l’auraient fait ; mais le moment d’auparavant ils ne s’en seraient pas doutés ; au lieu que ceux-ci savaient d’avance ce qui leur arriverait, et cela me déplaît, à moins que cela ne soit bien franchement prononcé.

Ma foi, mon cher philosophe, je crains que tout cela ne soit encore un peu faux de pensée comme de couleur. Un berger et une bergère qui ont réussi à faire d’un pigeon un facteur de la petite poste sont prodigieusement corrompus, d’autant plus que l’amour champêtre ne connaît aucune des entraves que la vie civile a mises à cette passion : entre bergers, quand on aime et qu’on est aimé, tout est dit ; les considérations de convenance et de fortune d’où dépend le consentement paternel, et qui sont la source des passions malheureuses dans la société, n’existent pas dans la vie pastorale. Pourquoi donc dresser un pigeon à porter des lettres ? Apparemment qu’il y a quelque torrent entre le berger et la bergère, qui l’empêche dans les mauvais temps d’aller faire ses commissions lui-même ?

Et puis, j’ai beau supposer un site et des mœurs poétiques, je ne puis en trouver où le pigeon puisse être facteur et commissionnaire, si ce n’est à l’opéra français. Il faut qu’un commissionnaire soit intelligent, adroit, prudent ; et le pigeon n’est qu’innocent. Je pense aussi qu’une bergère qui aurait assez perverti les mœurs de la colombe pour l’accoutumer à cet emploi servile et abject, aurait autre chose à faire, quand son amant est à côté d’elle, qu’à tenir un agneau sur ses genoux. Tous ces gens-là sont de l’opéra français, où il est d’usage d’employer les moments précieux d’un rendez-vous à psalmodier un madrigal aux oreilles de sa maîtresse, ou à faire danser des rigaudons autour d’elle pour lui exprimer son amour. Ah que je hais ce faux genre ! Mon cher philosophe, vous vous êtes trop fâché contre ce Boucher et puis au milieu de votre accès de colère votre bonhomie vous a saisi, et de peur d’être injuste vous vous êtes trop radouci. Moi qui ne suis pas si bon que vous, et qui n’ai pas dit d’injures à M. Boucher, quoique j’en pense comme vous, je reste impitoyable. Cela est fin, joli, vrai même, si vous voulez, mais dans un faux genre et que j’ai en horreur.

13. Autre pastorale

C’est une bergère debout qui tient d’une main une couronne et qui porte de l’autre un panier de fleurs ; elle est arrêtée devant un berger assis à terre, son chien à ses pieds. Qu’est-ce que cela dit ? Rien. Par-derrière, tout à fait à gauche, des arbres touffus, vers la cime desquels, sans qu’on sache trop comment elle s’y trouve, une fontaine, un trou rond qui verse de l’eau. Ces arbres apparemment cachent une roche ; mais il ne le fallait pas. Je me radoucis à peu de frais ; sans les quatre précédents, j’aurais bien pu dire à celui-ci : « Hors du Salon » ; mais je ne ferai jamais grâce au suivant. [66]

14. Autre pastorale 21

Tableau ovale d’environ deux pieds de haut, sur un pied six pouces de large.

Ne me tirerai-je jamais de ces maudites pastorales ? C’est une fille qui attache une lettre au cou d’un pigeon ; elle est assise ; on la voit de profil. Le pigeon est sur ses genoux ; il est fait à ce rôle ; il s’y prête, comme on voit à son aile pendante. L’oiseau, les mains de la bergère et son giron, sont embarrassés de tout un rosier. Dites-moi, je vous prie, si ce n’est pas un rival jaloux de tuer cette petite composition, qui a fourré là cet arbuste. Il faut être bien ennemi de soi pour se faire de pareils tours.

Le livret parle encore d’un Paysage où l’on voit un moulin à eau22. Je l’ai cherché sans avoir pu le découvrir ; je ne crois pas que vous y perdiez beaucoup.

Hallé

15. L’Empereur Trajan partant pour une expédition militaire très pressée, descend de cheval pour entendre la plainte d’une pauvre femme23

Grand tableau destiné pour Choisy.

Le Trajan occupe le centre et le devant du tableau. Il regarde, il écoute une femme agenouillée à quelque distance de lui, entre deux enfants. [67] A côté de l’empereur, sur le second plan, un soldat retient par la bride son cheval cabré. Ce cheval n’est point du tout celui que demandait le père Canaye, et dont il disait : Qualem me decet esse mansuetum. Derrière la suppliante, une autre femme debout. Vers la droite, sur le fond, l’apparence de quelques soldats.

Monsieur Hallé, votre Trajan, imité de l’antique, est plat, sans noblesse, sans expression, sans caractère. Il a l’air de dire à cette femme : « Bonne femme, je crois que vous êtes lasse ; je vous prêterais bien mon cheval, mais il est ombrageux comme un diable. » Ce cheval est en effet le seul personnage remarquable de la scène ; c’est un cheval poétique, nébuleux, grisâtre, tel que les enfants en voient dans les nues ; les taches dont on a voulu moucheter son poitrail imitent très bien le pommelé du ciel. Les jambes du Trajan sont de bois, raides, comme s’il y avait sous l’étoffe une doublure de tôle ou de fer-blanc. On lui a donné pour manteau une lourde couverture de laine cramoisie mal teinte. La femme, dont l’expression du visage devait produire tout le pathétique de la scène, qui arrête l’œil par sa grosse étoffe bleue, fort bien ; on ne la voit que par le dos. J’ai dit la femme, mais c’est peut-être un jeune homme ; il faut [68] que j’en croie là-dessus sa chevelure et le livret ; il n’y a rien qui caractérise son sexe. Cependant une femme n’est pas plus un homme par-derrière que par devant ; c’est un autre chignon, d’autres épaules, d’autres reins, d’autres cuisses, d’autres jambes, d’autres pieds ; et ce grand tapis jaune qui se voit pendu à sa ceinture, en manière de tablier, qui se replie sous ses genoux et que je retrouve encore par-derrière, elle l’avait apparemment apporté pour ne pas gâter sa belle robe bleue ; jamais cette volumineuse pièce d’étoffe ne fit partie de son vêtement, quand elle était debout ; et puis rien de fini, ni dans les mains, ni dans les bras, ni dans la coiffure. Elle est affectée de la plica polonica. Ce linge, qui couvre son avant-bras, c’est de la pierre de St.-Leu sillonnée. Tout le côté du Trajan est sans couleur ; le ciel, trop clair, met le groupe dans la demi-teinte et achève de le tuer. Mais c’est le bras et la main de cet empereur qu’il faut voir ; le bras pour le raide, la main et le pouce pour l’incorrection de dessin. Les peintres d’histoire traitent ces menus détails de bagatelles ; ils vont aux grands effets. Cette imitation rigoureuse de la nature les arrêtant à chaque pas, éteindrait leur feu, étoufferait leur génie ; n’est-il pas vrai, monsieur Hallé ? Ce n’était pas tout à fait l’avis de Paul Véronèse ; il se donnait la peine de faire des chairs, des pieds, des mains ; mais on en a reconnu l’inutilité, et ce n’est plus l’usage d’en peindre, quoique ce soit toujours l’usage d’en avoir. Savez-vous à quoi cet enfant, qui est sur le devant, ne [69] ressemble pas mal ? à une grappe de grosses loupes ; elles sont seulement à sa jambe ondoyante en serpent, un peu plus gonflées qu’aux bras. Ce pot, cet ustensile domestique de cuivre, sur lequel l’autre enfant est penché, est d’une couleur si étrange qu’il a fallu qu’on me dît ce que c’était. Les officiers qui accompagnent l’empereur sont aussi ignobles que lui. Ces petits bouts de figures dispersées aux environs, à votre avis, ne désignent ils pas bien la présence d’une armée ? Ce tableau est sans consistance dans sa composition. Ce n’est rien, mais rien, ni pour la couleur, qui est de sucs d’herbes passés, ni pour l’expression, ni pour les caractères, ni pour le dessin. C’est un grand émail bien triste et bien froid.

Mais ce sujet était bien ingrat. Vous vous trompez, Monsieur Hallé , et je vais vous dire comment un autre en aurait tiré parti. Il eût arrêté Trajan au milieu de sa toile. Les principaux officiers de son armée l’auraient entouré ; chacun d’eux aurait montré sur son visage l’impression du discours de la suppliante. Voyez comme l’Esther du Poussin se présente devant Assuérus ! Et qu’est-ce qui empêchait que votre femme, accablée de sa peine, ne fût pareillement groupée et soutenue par des femmes de son état ? La voulez-vous seule et à genoux ? J’y consens. Mais, pour Dieu, ne me la montrez pas par le dos ; les dos ont peu d’expression, quoi qu’en dise Mme Geoffrin. Que son visage me montre toute sa peine, qu’elle soit belle, qu’elle ait la noblesse de son état, que son action soit forte et [70] pathétique. Vous n’avez su que faire de ses deux enfants, allez étudier la Famille de Darius, et vous apprendrez là comment on fait concourir les subalternes à l’intérêt des principaux personnages. Pourquoi n’avoir pas désigné la présence d’une armée par une foule de têtes pressées du côté de l’empereur ? Quelques-unes de ces figures, coupées par la bordure, m’en auraient fait imaginer au-delà, tant que j’en aurais voulu. Et pourquoi du côté de la femme la scène reste-t-elle sans témoins, sans spectateurs ? Est-ce qu’il ne s’est trouvé personne, ni parents, ni amis, ni voisins, ni hommes, ni femmes, ni enfants, qui aient eu la curiosité de savoir l’issue de sa démarche ? Voilà, ce me semble, de quoi enrichir votre composition ; au lieu que tout est stérile, insipide et nu.

16. La Course d’Hippomène et d’Atalante 24

Tableau de vingt-deux pieds de large, sur dix-huit de haut.

C’est une grande et assez belle composition. Monsieur Hallé, je vous en félicite ; ma foi, ni moi, ni personne ne s’y attendait. Voilà un tableau ! vous aurez donc fait un tableau ! Imaginez un grand et vaste paysage, frais, mais frais comme un matin au printemps ; des monticules parés de la verdure nouvelle, distribués sur différents plans, et donnant à la scène de l’étendue [71] et de la profondeur ; au pied de ces monticules, une plaine ; partie de cette plaine séparée du reste par une longue barricade de bois. C’est l’espace qui est au-devant de cette barricade et du tableau qui forme le lieu de la course. A l’extrémité de cet espace, à droite, voyez des arbres frais et verts, mariant leurs branches et leurs ombres, et formant un berceau naturel. Élevez sous ces arbres une estrade ; placez sur cette estrade les pères, les mères, les frères, les sœurs, les juges de la dispute ; garantissez leurs têtes soit de la fraîcheur des arbres, soit de la chaleur du jour, par un long voile suspendu aux branches des arbres. Voyez au-devant de l’estrade, au-dedans du lieu de la course, une statue de l’Amour sur son piédestal, ce sera le terme de la course : un grand arbre que le hasard a placé à l’autre extrémité de l’espace, marquera le lieu du départ des concurrents. Au-dehors de la barrière, répandez des spectateurs de tout âge et de tout sexe, s’intéressant diversement à l’action, et vous aurez la composition de M. Hallé sous les yeux.

Hippomène et Atalante sont seuls au-dedans de la barrière. La course est fort avancée. Atalante se hâte de ramasser une pomme d’or. Hippomène en tient encore une qu’il est prêt à laisser tomber. Il n’a plus que quelques pas à faire pour toucher au but.

Il y a certainement de la variété d’attitudes et d’expressions tant [dans] les juges que dans les spectateurs. Entre les personnages placés sous la tente, on distingue surtout un vieillard assis, dont la joie ne permet pas de douter qu’il ne soit le père d’Hippomène. Ces têtes répandues le long de la barrière en dehors sont d’un caractère agréable. J’estime ce tableau, et beaucoup. Quand on m’apprend qu’il est destiné pour la tapisserie, je ne lui vois plus de défauts. L’Hippomène est de la plus grande légèreté ; il court avec une grâce infinie : il est élevé sur la pointe du pied, un bras jeté en avant, l’autre étendu en arrière ; l’élégance est dans sa taille, dans sa position et dans toute sa personne ; la certitude du triomphe et la joie sont [72] dans ses yeux. Peut-être cette course n’est-elle pas assez naturelle ; peut-être est-ce plutôt une danse d’opéra qu’une lutte ; peut-être, lorsqu’il s’agit d’obtenir ou de perdre celle qu’on aime, court-on autrement, a-t-on les cheveux portés en arrière, le corps élancé en avant, l’action précipitée vers le terme de la course ; peut-être ne se tient-on pas sur la pointe du pied, ne songe-t-on pas à déployer ses membres, ne fait-on pas la belle jambe et les beaux bras, ne laisse-t-on pas tomber une pomme de l’extrémité de ses doigts, comme si l’on en secouait des fleurs : mais peut-être cette critique, dont on sentirait toute la force si la course commençait, n’est-elle pas sans réponse lorsqu’elle finit. Atalante est encore loin du but ; Hippomène y touche. La victoire ne peut plus lui échapper ; il ne se donne pas la peine de courir ; il s’étale, il se pavane, il se félicite : c’est comme nos acteurs, lorsqu’ils ont exécuté quelque danse violente ; ils s’amusent encore à faire quelques pas négligés au bord de la coulisse. C’est comme s’ils disaient aux spectateurs : « Je ne suis point las ; s’il faut recommencer, me voilà prêt : vous croyez que j’ai beaucoup fatigué, il n’en est rien. » Cette espèce d’ostentation est très naturelle, et je ne souffre point à la supposer à l’Hippomène de Hallé. C’est ainsi que je l’entends ; et me voilà réconcilié avec lui. Pas moi, ventre-St.-gris. Que le chaste et sauvage Hippomène se pavane, si vous l’exigez, je le veux bien ; mais qu’un Grec élevé dans les bois et les montagnes se pavane dans la carrière comme M. Vestris ou M. Gardel à l’Opéra, cela est faux et de mauvais goût.

Ma paix ne sera pas si facile à faire avec son Atalante ; son bras long, sec et nerveux me déplaît : ce n’est pas la nature d’une femme, c’est celle d’un jeune homme. Je ne sais si cette figure est de repos ou courante ; elle regarde les spectateurs dispersés le long de la barrière ; elle est baissée ; et si elle se proposait d’arrêter leurs regards par les siens, et de ramasser furtivement la pomme qu’elle a sous la main, elle ne s’y prendrait pas autrement.

Verum ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
Offendar maculis...

[73]

17. L’Éducation des riches. 25

Pauvre esquisse.

Cela est misérable. On a quelquefois vu des pieds et des mains négligés, des têtes croquées, tout sacrifié à l’expression et à l’effet. Il n’y a rien ici de rendu, mais rien du tout, et point d’effet ; c’est le point extrême de la licence de l’esquisse. A gauche, sur le devant, un enfant assis à terre s’amuse à regarder des cartes géographiques ; sa mère est étalée sur un canapé. Cet homme à gros ventre qui est debout derrière elle, est-ce le père ? Je le veux bien. Ce jeune homme accoudé sur une table, qu’y fait-il ? Je n’en sais rien. Qu’est-ce que cet abbé ? Je n’en sais pas davantage. Que signifie ce laquais qui s’en va ? Voilà une sphère, voilà un chien. Cachez-moi cela, monsieur Hallé : on dirait que vous avez barbouillé cette toile d’une tasse de glace aux pistaches. Si le hasard avait produit cette composition sur la surface des eaux brouillées d’un marbreur de papier, j’en serais surpris ; mais ce serait à cause du hasard.

17. L’Éducation des pauvres.26

Pauvre esquisse.

A droite, on voit une porte ouverte, à laquelle se présente une espèce de gueux ; c’est peut-être le maître de la maison. Au-dedans du taudis, une [74] femme assise montre à lire à un enfant : c’est sa mère, je crois. Par-derrière, sur le fond, une servante en conduit un autre à la lisière, à une chambre haute, par un escalier de bois. Plus vers la gauche, sur le devant, une grande fille, vue de face, travaille à la dentelle. Derrière elle, sa cadette, qui n’est pas petite, la regarde faire. Aux pieds de la première, un petit chat. Greuze y aurait mis un chien, parce que les petites gens en ont tous pour commander à quelqu’un. Le côté gauche est occupé d’un établi de menuiserie. D’un côté de cet établi, sur le devant, le fils de la maison prêt à pousser une varlope. De l’autre côté, plus sur le fond, son frère debout, lui montre un patron d’ouvrage. Le tout lourd de dessin et de draperie, et d’une platitude de couleur à faire plaisir. Un élève qui mettrait au prix un pareil barbouillage, n’irait ni à la pension, ni à Rome. Il faut abandonner ces sujets à celui qui sait les faire valoir par le technique et par l’idéal. Chardin, qui a été cette année ce qu’ils appellent le tapissier, à côté de ces deux misérables esquisses, en a placé une de Greuze, qui en fait cruellement la satire. C’est bien là le cas du malo vicino.

On appelle le tapissier du Salon celui que l’Académie choisit pour ranger et placer les tableaux. Cet emploi est important. On y peut favoriser les uns et desservir les autres. Tous les jours ne sont pas également favorables. Tous les voisins ne sont pas également désirables. Il y en a tel qui tue son voisin sans miséricorde. Ainsi le tapissier, pour peu qu’il ait de goût et de malice, peut faire de cruelles niches à ses confrères. [75]

Vien

18. Marc Aurèle faisant distribuer au peuple du pain et des médicaments, dans un temps de famine et de peste 27

Tableau de neuf pieds huit pouces de haut, sur huit pieds quatre pouces de large. C’est pour la galerie de Choisy.

La description de ce morceau n’est pas facile ; voyons pourtant.

Imaginez sur une estrade élevée de quelques degrés, une balustrade au-dessus de laquelle, à droite, deux soldats distribuent du pain aux peuples qui sont au-dessous. Un de ces soldats en tient une pleine corbeille ; un autre, plus sur le fond, dont on ne voit que la tête et les bras, en apporte une autre corbeille. Entre ceux qui reçoivent la distribution sur le devant, un petit enfant qui mange, sa mère vue par le dos et les bras élevés, un vieillard couvert par cette femme, hors la tête et les mains. Marc Aurèle est passant ; il est accompagné de sénateurs et de gardes ; les sénateurs à côté de lui et sur le devant, les gardes derrière et sur le fond. Il s’arrête pour regarder une femme agenouillée, expirante, qui lui tend les bras. Cette femme est sur les premiers degrés de l’estrade, son corps est renversé ; elle est entourée et soutenue par son père, sa mère et son jeune frère. Plus vers la gauche, sur les degrés de l’estrade, une femme morte ; sur cette femme son enfant, la tête tournée vers l’empereur. Tout à fait à gauche, groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, tendant les bras à un soldat placé à côté de l’empereur et leur distribuant des médicaments. Au-delà [76] de ce groupe, à l’extrémité de la toile, un vieillard et une femme attendant aussi du secours. Reprenons cette composition.

Premièrement, cet enfant qui mange ne mange point assez goulûment, comme un enfant qui a souffert la faim ; il est gras et bien repu. La mère, qui me tourne le dos, reçoit le pain, comme on le repousse ; ses mains n’ont pas la position de mains qui reçoivent. Cette fille expirante, entourée de ses parents, est froide d’expression ; on ne sait ce qu’elle veut, ce qu’elle demande. Son père et sa mère, à en juger par leurs caractères de tête et leurs vêtements, sont des paysans ; leur fille n’est ni de draperie, ni de visage, du même état ; le jeune frère, long et fluet, ressemble à l’enfant Jésus lorsqu’il prêche dans le temple. Pourquoi avoir donné à ces sénateurs des têtes d’apôtres, car ce sont certainement des têtes d’apôtres ? Les faire parler en même temps que cette femme qui s’adresse à l’empereur, est contre le sens commun. Les deux distributeurs de pain sont bien. La position de Marc Aurèle ne me déplaît pas ; elle est simple et naturelle ; mais son visage est sans expression ; il est bien sans douleur, sans commisération, dans toute l’apathie de sa secte. Que vous dirai-je de cette femme colossale étendue sur les degrés de l’estrade ? dort-elle ? est-elle morte ? Je n’en sais rien. Et cet enfant, est-ce là l’action d’un enfant sur le cadavre de sa mère ? et puis il est si mou, qu’on le prendrait pour une belle peau rembourrée de coton ; il n’y a point d’os là-dessous. J’ai beau chercher quelques traces effrayantes des horreurs de la famine et de la peste, quelques incidents horribles qui caractérisent ces fléaux, il n’y en a point : peu s’en faut que ce ne soit une largesse et une distribution ordinaire. Cette composition est sans chaleur et sans verve ; nulle poésie, nulle imagination. Cela ne vaut pas un seul vers de Lucrèce.

[77] Le groupe de citoyens qui occupent la gauche de la toile en est le seul endroit supportable ; il y a de la couleur, de l’expression, des caractères et de la sagesse. Mais cela ne m’empêche pas de m’écrier : Quel tableau pour un spectateur instruit, pour un homme sensible, pour une âme élevée, pour un œil harmonieux ! Tout est dur, sec et plat ; rien ne se détache ; ce sont autant de morceaux de carton découpés et placés les uns sur les autres. Comme il n’y a ni air, ni vapeur, qui fasse sentir un espace, de la profondeur au-delà des têtes ; ce sont des images collées sur le ciel. Si ces soldats sont bien de position, ils sont mal de caractère ; ils n’ont point d’humeur 12 ; ils compatissent comme des moines. Le bel air d’enluminure que le tableau de Vanloo donnera à celui-ci ! Cette fabrique, qui annonce un temple ou un palais, est trop noire. L’effet demandait cette couleur dont l’œil est blessé. Le seul mérite de ce morceau est d’être en général bien dessiné. Les pieds de la femme colossale sont très beaux ; c’est de la chair ; j’y reconnais la nature. La jeune fille placée sur le devant, entre son père et sa mère, est passable ; mais vous ne lui trouverez pas la tête trop petite.

Il y a pourtant un mot à dire en faveur de Hallé, Vien et Vanloo ; c’est que le talent a été bien gêné par l’ingratitude du local. Il n’y a qu’un [78] sot qui puisse demander sur un espace étroit et long, le Massacre des Innocents ; les Israélites périssant de soif dans le désert ; le temple de Janus fermé par Auguste ; Marc Aurèle secourant les peuples affligés de la peste et de la famine, et d’autres sujets pareils qui entraînent une grande variété d’incidents. La hauteur de la toile détermine la grandeur des figures principales, et deux ou trois grandes figures la couvrant tout entière, le tableau ressemble plutôt à une étude, un lambeau, qu’à une véritable composition.

Le numéro 19 annonce d’autres morceaux qui n’ont pas été exposés.

Lagrenée

Magnae spes altera Romae.

C’est un peintre que celui-ci ! Les progrès qu’il a faits dans son art sont surprenants. Il a le dessin, la couleur, la chair, l’expression, les plus belles draperies, les plus beaux caractères de tête, tout, excepté la verve. O le grand peintre, si l’humeur lui vient ! Ses compositions sont simples, ses actions vraies, sa couleur belle et solide ; c’est toujours d’après la nature qu’il travaille. Il y a tel de ses tableaux où l’œil le plus sévère ne trouve pas le moindre défaut à reprendre. Ses petites Vierges sont comme du Guide. Plus on regarde sa Justice et sa Clémence, sa Bonté et sa Générosité, [79] plus on est satisfait. Je me souviens de lui avoir autrefois arraché de la main les pinceaux. Mais qui est-ce qui n’eût pas interdit à Racine la poésie, sur ses premiers vers ? Lagrenée explique les progrès de son talent d’une manière fort simple ; il dit qu’il emploie à faire de bonnes choses l’argent qu’il a gagné à en faire de mauvaises.

20. St. Ambroise présentant à Dieu la lettre de Théodose après la victoire de cet empereur sur les ennemis de la religion28

L’autel est à gauche. Le St. est à genoux sur les marches de l’autel. On voit derrière lui des prêtres debout, portant sa croix, sa mitre et sa crosse.

Le sujet est froid, et le peintre aussi. Il a mis dans sa composition tout ce qu’il savait ; elle est sage. Ses draperies sont largement jetées, ses ajustements d’un pinceau ferme. Mais ce que j’en estime surtout, ce sont les jeunes acolytes, les têtes en sont belles. Il n’y a pas jusqu’au siège qui occupe l’angle droit, qui ne se fasse remarquer par sa forme, et une imitation de la dorure tout à fait vraie. Si j’avais été à côté de Lagrenée lorsqu’il méditait [80] son tableau, je lui aurais conseillé d’aller chez M. Watelet, de bien regarder le St. Bruno de Rubens, et d’effacer la tête de son St. Ambroise, jusqu’à ce qu’elle eût pris ce caractère frappant. C’est là le vice principal de ce morceau ; peut être aussi n’est-il pas assez vigoureusement colorié. Lagrenée n’entend pas encore la grande machine, mais il n’est pas désespéré. Ce St. Ambroise tel qu’il est aurait soucié Deshays, et celui qu’il n’arrête pas ne mérite pas d’en voir un meilleur.

21. L’Apothéose de St. Louis

Tableau de dix pieds de haut, sur six de large.

Le St. agenouillé est porté au ciel par un seul ange qui le soutient. Voilà toute la composition.

C’est bien fait d’être simple ; mais on s’impose alors la nécessité d’être sublime, sublime dans l’idée, sublime dans l’exécution. Le peintre se met alors sur la ligne du sculpteur. Point d’accessoires sur lesquels l’indulgence puisse se tourner. Le St. est lourd ; toute la richesse de sa draperie ne dérobe pas la pauvreté de son caractère. Un peintre ancien disait à son élève, qui avait couvert sa Vénus de pierreries : « Ne pouvant pas la faire belle, [81] tu l’as fait[e] riche. » J’en dis autant à Lagrenée. Ce St. n’a point le ravissement, la joie extatique des béatifiés. Pour l’ange, il est bien en l’air ; sa tête est digne du Dominiquin ; seulement la draperie en emmaillote un peu les parties inférieures. Encore si la magie de l’air y était ; mais elle n’y est pas ; et voilà ce qu’on peut appeler un tableau bien manqué.

22. Diane et Endymion29

Tableau de deux pieds trois pouces de large, sur un pied dix pouces de haut.

A gauche, sur le devant, Endymion endormi, la tête renversée en arrière, le corps un peu relevé par une terrasse, et le bras droit pendant sur son chien qui repose auprès de lui. A droite, sur le fond, Diane que ses fonctions arrachent à celui qu’elle aime. Elle le regarde en s’en allant ; elle s’éloigne à regret : entre elle et l’Endymion, un Amour qui ne demande pas mieux que de lui faire oublier son devoir, comme il fait depuis que le monde est monde.

Ce morceau est très beau et très bien peint, l’Endymion bien posé pour le repos, les jambes peut-être un peu grêles ; du reste, correct de dessin. Je le voudrais plus beau de caractère. Il a un menton de galoche qui me chagrine, et qui lui donne l’air ignoble et bête. Son estomac est grassement fait ; ses genoux pleins de détails surprenants, et toute cette partie [82] d’une vérité de chair, mais d’une vérité ! La main qui tombe sur le chien n’est pas une main de Lagrenée ; car personne ne sait faire des mains comme lui. La Diane est svelte et légère ; mais il fallait éteindre ou changer sa draperie bleue, qui la porte trop en avant. Il y a aussi derrière la tête du berger un nuage pesant et brun qu’on aurait pu faire plus vaporeux ; mais il fallait donner de la vigueur de coloris à la figure, et ce nuage lourd et brun n’y nuit pas. On a accusé son attitude d’être plutôt d’un homme mort que d’un homme qui dort ; je n’ai jamais pu sentir la vérité de ce reproche, quoique je me rappelasse très bien un Christ de Falconet, dont le bras pend de la même manière.

23. La Justice et la Clémence30

Tableau ovale. Dessus-de-porte pour la galerie de Choisy.

A gauche, la Justice assise à terre, vue de profil, et le bras gauche posé sur l’épaule de la Clémence, la regardant avec humanité et tenant son glaive de la droite. A droite, la Clémence à genoux devant elle et penchée sur son [giron]. Derrière la Clémence, un petit enfant couché sur le dos et maîtrisant un lion qui rugit. Autour de la Justice, sa balance et ses autres attributs.

O le beau tableau ! Louez-en et la couleur, et les caractères, et les attitudes, et les draperies, et tous les détails. Les pieds, les mains, tout est fini [83] et du plus beau fini. Quelle figure que cette Clémence ! Où a-t-il pris cette tête-là ? C’est l’expression de la bonté même. Mais elle est bonne de caractère, de position, de draperie, d’expression, du dos, des épaules, de tout. J’ai entendu souhaiter à la Justice un peu plus de dignité. Vous l’avez vue ; n’est-il pas vrai qu’il n’y faut pas toucher ? Si j’osais dire un mot à l’oreille au peintre, je lui conseillerais d’effacer ce bout de draperie qui s’étale derrière elle et qui nuit à l’effet, sauf à le remplacer par ce qu’il voudra ; de changer cette lisière bleue dont sa Clémence est bariolée ; de revenir sur cet enfant, qui est rouge et sans finesse de ton ; de supprimer la moitié des plis de la draperie chiffonnée sur laquelle il est couché, et de toucher la crinière de ce lion avec plus d’humeur. Mais en laissant l’ouvrage tel qu’il est, écrivez dessous : Le Guide ; et portez-le en Italie. Sa fraîcheur seule vous décèlera.

24. La Bonté et la Générosité31

C’est surtout dans les tableaux de chevalet que cet artiste excelle. Celui-ci est le pendant du précédent, et ne lui cède guère en perfection. [84] La Bonté est assise, je crois ; on la voit de face ; elle se presse le téton gauche de la main droite, et darde du lait au visage d’un enfant placé debout devant elle. La Générosité, appuyée contre la Bonté, renversée à terre, répand des pièces d’or de la main droite, et sa main gauche va se reposer sur une vaste conque, d’où la richesse coule sous tous ses symboles. Il faut voir comme cette figure est jetée ; l’effet de ses deux bras ; comme sa tête s’enfonce bien dans la toile ; comme le reste vient en avant ; comme chaque partie est bien dans son plan ; comme ce bras qui répand de l’or se sépare du corps et sort de la toile ; tout ce qu’il y a de hardi et de pittoresque dans la figure entière. La conque est de la plus belle forme et d’un travail précieux. Ce morceau offre l’exemple d’une belle draperie et celui d’une draperie commune. Celle qui est bleue et qui couvre les genoux de la Bonté est large, à la vérité, mais un peu dure, sèche et raide ; celle, au contraire, qui revêt les mêmes parties à la Générosité, large comme l’autre, est encore douce et molle. La Bonté est drapée modestement, comme de raison ; la Générosité est riche d’ajustement, comme elle le doit. L’enfant, qui est à côté de cette dernière figure, est mauvais ; le bras qu’il tend est raide ; du reste sans détails de nature et rouge de ton. Avec cela, le morceau est enchanteur et du plus grand effet. Les caractères de têtes on ne saurait plus beaux ; et puis des pieds, des mains, de la chair, de la vie. Volez au roi, car les rois sont bons à voler, ces deux pendants, et soyez sûr d’avoir ce qu’il y a de mieux au Salon. [85]

25. Le Sacrifice de Jephté

Tableau de trois pieds de haut, sur deux pieds quatre pouces de large.

L’ordonnance de ce tableau est assez bonne. Au milieu de la toile, un autel allumé. A côté de cet autel, Jephté, penché sur sa fille, le bras levé, et prêt à lui enfoncer le poignard dans le sein ; sa fille étendue à ses pieds, la gorge découverte, le dos tourné à son père, les yeux levés vers le ciel. Le père ne voit point sa fille ; la fille ne voit point son père. Devant la victime, un jeune homme agenouillé, tenant un vaisseau, et disposé à recevoir le sang qui va couler. A droite, derrière Jephté, deux soldats ; à gauche sur le fond, au-delà de l’autel, trois vieillards.

Beau sujet ; mais qui demande un poète moins sage, plus enthousiaste que Lagrenée. - Mais ce Jephté ne manque pas d’expression. - Il est vrai ; mais a-t-il celle d’un père qui égorge sa fille ? Croyez-vous que si, ayant posé sur la poitrine de sa fille une main qui dirigeât le coup, prêt à enfoncer le poignard qu’il tiendrait de l’autre main, il eût les yeux fermés, la bouche serrée, les muscles du visage convulsés, et la tête tournée vers le ciel, il ne serait pas plus frappant et plus vrai ? Ces deux soldats, oisifs et tranquilles spectateurs de la scène, sont inutiles. [Ces trois vieillards, oisifs et tranquilles spectateurs de la scène, sont inutiles.] Et au milieu de ces froids et muets assistants qui donnent à Jephté l’air d’un assassin, ce jeune homme qui prête son ministère sans sourciller, sans pitié, sans commisération, sans révolte, est d’une atrocité insupportable et fausse. La fille est mieux, encore est-elle faible, de plâtre et non de chair. En un mot, [86] demandez aux indulgents admirateurs de ce morceau s’il inspire rien de cette terreur, de ce frémissement, de cette douleur, qu’on éprouve au seul récit. C’est que le moment que le peintre a choisi, le plus terrible par la proximité du péril, n’est peut-être ni le plus pathétique, ni le plus pittoresque. Peut-être m’aurait-on affecté davantage, en me montrant une jeune fille couronnée de bandelettes et de fleurs, soutenue par ses compagnes, les genoux défaillants, et s’avançant vers l’autel où elle va mourir de la main de son père. Peut-être le père m’aurait-il paru plus à plaindre attendant sa fille pour l’immoler, que, le bras levé, l’immolant. On dit que ce morceau est bien composé ; mais qu’est ce qu’une composition où, sur sept personnages, il y en a quatre de superflus. On dit qu’il est bien dessiné, c’est-à-dire que les têtes sont bien emmanchées, qu’il n’y a ni pieds trop gros, ni mains trop petites ; mais qu’est-ce que ce mérite, dans une action où l’intérêt doit me dérober tous ces défauts, quand ils y seraient ? On dit qu’il est bien de couleur. Oh ! sur ce point, j’en appelle à sa Justice et à sa Clémence, et à toutes ses petites compositions, qui ont, ce me semble, bien une autre vigueur de pinceau.

26. Quatre tableaux de la Vierge

Ils sont charmants tous les quatre. Prenez le premier qui vous tombera sous la main, et comptez sur un petit tableau que vous regarderez tous les jours avec plaisir. Les têtes des Vierges sont nobles et belles. Les enfants [87] ont l’innocence de leur âge ; les actions sont vraies, les draperies larges, les accessoires soignés et finis ; le tout peint de la manière la plus sage et la plus vigoureuse. Combien ces petites compositions seront précieuses, quand l’artiste ne sera plus !

Ici la Vierge conduit l’enfant Jésus au petit St. Jean ; celui-ci se prosterne pour l’adorer. L’enfant Jésus porte ses petits bras sous les coudes du St. Jean pour le relever. La St.e Anne est plus bas accroupie sur ses genoux. Là, la Vierge tient l’enfant Jésus tout nu sur ses bras, et le présente à St. Joseph. La Vierge regarde Joseph, et Joseph regarde l’enfant. Dans un autre, l’enfant Jésus tout nu est sur les genoux de sa mère ; il tient une croix armée par le bas d’un dard dont il menace la tête du serpent, qui menace de sa dent le pied de la Vierge qui est assise sur le globe du monde. On voit à droite, à gauche des petits groupes d’anges voltigeants dans le ciel. Ailleurs, la Vierge de profil, un de ses genoux posé sur un coussin, aide l’enfant Jésus à s’asseoir sur le mouton de St. Jean. Le St. Jean arrête le mouton par la tête, et tient la croix. Le petit Jésus a dans une main une pomme, et dans l’autre le ruban attaché au cou du mouton.

L’ami Carmontelle traite tout cela de pastiches, et il a tort, à moins qu’il ne prétende qu’il n’y a plus ni Vierges, ni St. Jean, ni Joseph, ni St.e Anne, ni St.e Élisabeth, ni Christ, ni apôtres, ni tableaux d’église à faire ; car les caractères de tous ces personnages sont donnés. Si sa critique était juste, nous ne verrions plus sur la toile ni Junon, ni Jupiter, ni Mars, ni [88] Vénus, ni Grâces, ni mythologie ancienne, ni mythologie moderne. Nous en serions réduits à l’histoire et aux scènes publiques ou domestiques de la vie, et peut-être n’y aurait-il pas grand inconvénient. Je ne rougirai pas d’avouer que les Fiançailles de Greuze m’intéressent plus que le Jugement de Pâris.

Mais revenons à nos Vierges. Il m’a paru que dans une de ces compositions la St.e Anne n’était pas aussi vieille du bas du visage que du front et des mains. Quand on a le front plissé de rides et les jointures des mains nouées, le cou est couvert de longues peaux lâches et flasques. J’ai remarqué dans une autre, un vieux fauteuil, un bout de couverture, avec un oreiller de coutil d’une vérité à tromper les yeux. Si ce morceau se rencontre encore sur votre chemin, regardez la tête de la Vierge, comme elle est belle et finie ; comme elle est bien coiffée ; la bonne grâce et l’effet de ces bandelettes qui ceignent sa tête et traversent ses cheveux ; regardez le caractère de l’enfant Jésus, sa couleur et sa chair ; mais ne regardez pas le St. Jean, il est raide, engoncé, et sans finesse de nature. D’où vient donc qu’un de ces enfants est excellent et l’autre mauvais ? Je le dirais bien ; mais je n’ose. Carmontelle aurait trop beau jeu. [89]

27. Le Retour d’Abraham au pays de Chanaan32

Tableau de deux pieds de large, sur un pied six pouces de haut.

Il faut absolument écrire le sujet au bas du tableau ; car un paysage et des montagnes, c’est Chanaan ou un autre lieu. Un homme qui s’achemine vers ces montagnes, suivi d’un homme et d’une femme, c’est Abraham et Sara, avec un de leurs serviteurs, ou tout autre maître avec sa femme et son valet. Sara montait quelquefois un âne ; la mode n’en est pas encore tout à fait passée. Il y a eu de tout temps des troupeaux de bœufs, de moutons, et des pâtres.

Ce morceau, quel qu’en soit le sujet, vaut quelque chose, par la vigueur de la couleur, la beauté du site, et la vérité des voyageurs et des animaux. Est-ce un Berghem ? Non. Est-ce un Loutherbourg ? Pas davantage.

28. La Charité romaine

A gauche, le vieillard est assis à terre ; il a l’air inquiet. La femme debout, penchée vers le vieillard, la gorge nue, paraît plus inquiète encore. Ils ont l’un et l’autre les yeux attachés sur une fenêtre grillée du cachot, de laquelle ils peuvent être observés, et où l’on entrevoit en effet un soldat. La femme présente un téton au vieillard, qui n’ose l’accepter : sa main et son bras gauche marquent l’effroi.

La femme est belle ; son visage a de l’expression ; sa draperie est on ne [90] peut mieux entendue. Le vieillard est beau, trop beau, certainement ; il est trop frais, plus en chair que s’il avait eu deux vaches à son service : il n’a pas l’air d’avoir souffert un moment ; et si cette jeune femme n’y prend pas garde, il finira par lui faire un enfant. Au reste, ceux qui dispensent un artiste d’avoir le sens commun, et d’ignorer l’effet terrible et subit du séjour d’un cachot, et d’un jugement qui condamne à y périr par la faim, seront enchantés de ce morceau. Les détails, surtout au vieillard, sont admirables : belle tête, belle barbe, beaux cheveux blancs, beau caractère, belles jambes, beaux pieds, belles oreilles ; et des bras ! et des chairs ! Mais ce n’est pas là le tableau que j’ai dans l’imagination.

Je ne veux pas absolument que ce malheureux vieillard, ni cette femme charitable, soupçonnent qu’on les observe ; ce soupçon arrête l’action et détruit le sujet. J’enchaîne le vieillard ; la chaîne attachée aux murs du cachot, lui tient les mains sur le dos. Aussitôt que sa nourrice a paru et découvert son sein, sa bouche avide s’y porte et s’en saisit. Je veux qu’on voie dans son action le caractère de l’affamé, et sur tout son corps les effets de la souffrance. Il n’a pas laissé le temps à sa femme de s’approcher de lui ; il s’est précipité vers elle, et sa chaîne tendue en a retiré ses bras en arrière. Je ne veux point que ce soit une jeune femme ; il me faut une femme au moins de trente ans, d’un caractère grand, sévère et honnête ; que son expression soit celle de la tendresse et de la pitié. Le luxe de draperie serait un ridicule ; qu’elle soit coiffée pittoresquement, d’humeur ; que ses cheveux négligés et longs s’échappent de dessous son linge de tête ; que ce linge soit large ; qu’elle soit vêtue simplement, et d’une étoffe grossière et commune ; qu’elle n’ait pas de beaux tétons bien ronds, mais de bonnes grosses et larges mamelles, bien pleines de lait ; qu’elle soit grande et robuste. Le vieillard, malgré sa souffrance, ne sera pas hideux, si j’ai bien choisi ma nature ; qu’on voie à ses muscles, à toute l’habitude de son corps, une constitution [91] vigoureuse et athlétique ; en un mot, je veux que cette scène soit traitée du plus grand style, et que d’un trait d’humanité pathétique et rare, on ne m’en fasse pas une petite chose.

29. La Madeleine

Elle est de face ; elle a les yeux tournés vers le ciel ; des larmes coulent sur ses joues ; ce n’est pas des yeux seulement, c’est de la bouche et de tous les traits de son visage qu’elle pleure. Elle a les bras croisés sur sa poitrine. Ses longs cheveux viennent en serpentant dérober sa gorge. On ne voit de nu que ses bras et une portion de ses épaules. Comme dans sa douleur, ses bras se serrent sur sa poitrine et ses mains contre ses bras, l’extrémité de ses doigts s’enfonce légèrement dans sa chair. L’expression de son repentir est tout à fait douce et vraie. Il n’est pas possible d’imaginer de plus belles mains, de plus beaux bras et de plus belles épaules. Ces légères fossettes que l’extrémité de ses doigts marquent sur sa chair, sont rendues avec une délicatesse infinie. C’est un petit diamant que ce tableau ; mais ce petit diamant-là n’est pas sans défaut. Le peintre a entouré la tête d’une [92] maudite gloire lumineuse, qui en détruit tout l’effet ; et puis, à dire vrai, je ne suis pas infiniment content de la draperie.

Derrière la St.e pénitente, qui, comme dit Panurge, vaut bien encore la façon d’un ou deux péchés, il y a un quartier de roche, et sur cette roche le vase aux parfums, l’attribut de la St.e. Si celle qui oignit les pieds du Christ, à trente-trois ans, et qui les essuya de ses cheveux, était belle comme celle-ci, et que le Christ n’ait éprouvé aucune émotion de la chair, ce n’était pas un homme, et l’on peut opposer ce phénomène à tous les raisonnements des sociniens.

30. St. Pierre pleurant son péché

Il est de face. Il a les mains jointes, et le regard tourné vers le ciel. Composition sage, mais froide ; belle chair, mais peu d’expression ; point d’humeur ; draperie lourde ; mains trop petites, barbe bien peignée, qui n’est ni d’un apôtre, ni d’un pénitent. Nulle étincelle de verve. Chose commune. Et pourquoi ne pas débrailler ce St. ? Pourquoi n’en vois-je ni la poitrine ni le cou ? Pourquoi ne pas élever ces mains jointes ? Elles en auraient eu plus d’expression ; et la draperie des bras retombant, me les aurait montrés nus. Ces sortes de têtes comportent de l’exagération, de la poésie ; et malheureusement Lagrenée n’en a point. Lui en viendra-t-il ? Je le souhaite, afin qu’il ne lui manque rien. [93]

Deshays

Ce peintre n’est plus. C’est celui-là qui avait du feu, de l’imagination et de la verve ! c’est celui-là qui savait montrer une scène tragique et y jeter de ces incidents qui font frissonner, et faire sortir l’atrocité des caractères par l’opposition naturelle et bien ménagée des natures innocentes et douces ! c’est celui-là qui était vraiment poète ! Né libertin, il est mort victime du plaisir. Ses dernières productions sont faibles, et prouvent l’état misérable de sa santé quand il s’en occupa.

31. La Conversion de St. Paul33

S’il y eut jamais un grand sujet de tableau, c’est la conversion de St. Paul. Je dirais à un peintre : Te sens-tu cette tête qui conçoit une grande scène et qui sait la disposer d’une manière étonnante ? sais-tu faire descendre le feu du ciel, et renverser d’effroi des hommes et des chevaux ? as-tu dans ton imagination les visages divers de la terreur ; et la magie du clair-obscur, l’as-tu jamais possédée ? Prends ton pinceau, et représente-moi l’aventure de Saül sur le chemin de Damas.

On voit dans le tableau de Deshays Saül renversé sur le devant du tableau ; ses pieds sont tournés vers le fond ; sa tête est plus basse que le reste de son corps ; il se soutient sur une de ses mains qui touche la terre [94] ; son autre bras élevé semble chercher à garantir sa tête, et ses regards sont attachés sur le lieu d’où vient le péril.

Cette figure est belle, bien dessinée, bien hardie : c’est encore Deshays ; dans le reste, ce ne l’est plus. On conçoit que l’effet terrible de la lumière était une des parties principales d’une pareille composition, et le peintre n’y a pas pensé. Il a bien répandu sur la gauche des soldats effrayés ; on en voit, à droite, un autre groupe autour du cheval abattu ; mais ces groupes sont froids et médiocres, n’attachent ni n’intéressent. C’est la croupe énorme du cheval de Saül qui arrête et fixe le spectateur. Si l’on mesure cet animal énorme par la comparaison de sa grandeur avec celle du soldat qui s’en est saisi, il est plus gros que celui de la place Vendôme. La couleur du tout est sale et pesante ; et ce n’est, à vrai dire, qu’un lambeau de composition.

32. St. Jérôme écrivant sur la mort34

A droite, un ange qui vient à tire-d’aile, sonnant de la trompette et qui passe. A gauche, le St. assis sur un quartier de roche, regardant et écoutant l’ange qui sonne et qui passe. A terre, autour de lui, une tête de mort et quelques vieux livres.

Deshays était bien malade quand il fit ce tableau. Plus de feu, plus de génie. Il a affecté le vieux, le crasseux, l’enfumé des tableaux d’il y a [95] cent cinquante ans, dans son Saül et dans son St. Jérôme. A cela près, le St. Jérôme est bien peint et très bien dessiné ; mais la composition en est pesante et engourdie. L’ange est vigoureux et sa tête belle ; je le veux : mais il a les ailes ébouriffées, déchirées, mises à l’envers, une d’une couleur et l’autre d’une autre, et l’on dirait d’un ange de Milton que le diable aurait malmené ; et puis que signifie cet ange ? que veut dire ce St. qui le regarde et qui l’écoute ? C’est réaliser autour d’un homme le fantôme de son imagination. Quelle misérable et pauvre idée ! Que l’ange sonnât et passât, j’y consentirais ; mais au lieu de lui donner une existence réelle, en attachant sur lui les regards du St., il fallait me le montrer, du visage, des bras, de la position, de caractère, dans la terreur que doit éprouver celui à qui toutes les misères de la fin dernière de l’homme sont présentes, qui les voit, qui en est consterné ; et c’est ce qu’aurait fait Deshays dans un autre temps ; car ce St. Jérôme que je demande, il l’avait dans sa tête.

33. Achille, près d’être submergé par le Scamandre et le Simoïs, est secouru par Junon et par Vulcain35

Au centre du tableau, Vulcain suspendu dans les airs, et tenant de chaque main un flambeau dont il secoue les flammes dans les eaux du [96] Simoïs et du Scamandre ; il est debout et de face ; Junon derrière lui. Les deux fleuves, l’un penché sur son urne, couché et vu de face ; l’autre vu par le dos et debout, effrayés. Les nymphes de leurs rives fuyantes ; les eaux des fleuves bouillonnant dans leurs lits ; Achille luttant contre leurs vagues et poursuivant un Troyen qu’il est prêt à frapper de son épée. On voit sur le sable des casques et des boucliers, restés à sec.

Ce sujet demandait une toile immense, et c’est un petit tableau. Le Vulcain a l’air d’un jeune homme ; rien de ce vigoureux et redoutable dieu des forges, des antres enflammés, du chef des cyclopes, de ce métallurgiste fait à manier la tenaille et le marteau, à vivre dans les fourneaux, et à remuer et battre les masses de fer étincelantes. Ce n’est pas ainsi que le vieux poète l’a vu ; les fleuves sont durs, secs et décharnés. Cela est pensé chaudement, mais durement exécuté. Point d’air entre les objets, point de vapeur, point d’harmonie, point de liaison et de passage ; tout est cru et plaqué sur le devant. On demandait à une des petites filles de Vanloo, qui a cinq ans, ce que c’était que cela ; elle répondit : « Ma bonne, c’est un feu d’artifice » ; et c’est bien répondu. Pour exécuter ce morceau, il eût fallu fondre ensemble les talents de trois ou quatre grands maîtres ; il y avait des natures terribles, redoutables, à suspendre dans le vague de l’air ; les eaux bouillonnantes à élever en vapeur ; l’atmosphère à embraser ; les fleuves et les nymphes à effrayer ; les lits des fleuves à engorger de casques, de boucliers, de cadavres et de carquois ; Achille à submerger dans les eaux agitées, etc. [97]

34. Jupiter et Antiope

A gauche, Antiope nue, couchée à terre, endormie, la tête renversée en arrière et le corps un peu relevé. A droite, Jupiter métamorphosé en faune : il s’approche doucement. A côté de lui, plus sur le fond, un petit Amour qui semble lui dire : chut. Derrière Jupiter, l’aigle perché, la foudre entre les pattes, le bec allongé, et comme s’intéressant à la scène.

L’Antiope est mauvaise. Jupiter s’est dédivinisé pour un bloc de plâtre ; sa tête est à faire ; on n’y discerne ni bouche, ni yeux. C’est un nuage. Le faune, avec son long visage, et son menton qui ne finit point, et sa physionomie niaise, a l’air d’un sot. Il est faune, il est en présence d’une femme nue, et la luxure ne lui sort pas de la bouche, des yeux, des narines, de tous les pores de la peau, et je ne suis pas tenté de crier : «Antiope, réveillez-vous ; si vous dormez un moment de plus, vous... » C’est qu’elle n’est pas belle, et que je ne me soucie pas d’elle. Le fond est trop fort ; le satyre est dessiné comme il plaît à Dieu ; pas une vérité de nature. Et puis, oh ! Lagrenée, où sont vos pieds, vos mains et vos chairs ?

35. L’Étude

C’est une femme assise devant une table. On la voit de profil. Elle médite ; elle va écrire. Sa table est éclairée par un œil-de-bœuf. Il y a autour [98] d’elle des papiers, des livres, un globe, une lampe. La tête n’est pas belle, mais elle est bien coiffée. Son linge tombe à merveille de dessus les épaules de la figure, et ce négligé est d’esprit. Ce tableau ne vous mécontentera pas, si vous ne vous rappelez pas la Mélancolie du Féti.

36. Deux esquisses, l’une représentant le comte de Comminges à la Trappe ; l’autre, Artémise au tombeau de son mari

Oh ! ma foi, on retrouve ici le génie de l’homme en entier. Ces deux esquisses sont excellentes ; la première est pleine de verve, d’intérêt et de pathétique. Le supérieur de la Trappe est debout ; à ses pieds, Adélaïde mourante et couchée sur la cendre ; le comte prosterné et lui baisant la main ; à droite, du côté de l’abbé, groupes de moines étonnés ; autour du comte, autres groupes de moines étonnés ; plus à gauche, sur le fond, deux moines étonnés regardant la scène. Ajoutez à cela quelque part un tombeau. Regardez les caractères et les actions de ces moines ; et puis vous direz : « C’est cela qui est vrai… La marquise de Tencin en a fait le roman ; Deshays en a fait l’histoire. » [99]

Le vice de ce sujet consiste, ce me semble, dans la nécessité d’affubler les deux principaux acteurs d’un froc de moine. Outre qu’il n’est pas trop possible de rendre Adélaïde belle et touchante ni son amant intéressant sous cet accoutrement, comme celui de tous les assistants est le même, il en résulte de l’uniformité qui confond les acteurs principaux avec ceux qui ne sont que de remplissage, et qui nuit à l ’effet du tableau. Il faut se bien rappeler le roman pour sentir quelque émotion à la vue du tableau. C’est que tout cela n’est pas vrai. C’est qu’une femme ne se déguise pas pour se faire recevoir à la Trappe et y vivre dans la plus austère pénitence à côté de son amant qui ne la reconnaît pas. C’est que quand elle aurait réussi à se faire recevoir, elle n’aurait pas vécu quinze jours dans cette solitude sans faire soupçonner son sexe ; et quand elle aurait pu cacher son sexe à tous ces solitaires, elle n’aurait pu rester ignorée à côté de son amant : sa passion l’aurait trahie à tous les instants, parce que la passion ne fait rien d’une manière indifférente, et qu’il est impossible de dérober ses vrais mouvements aux yeux les moins clairvoyants même dans le tumulte et la dissipation du monde, à plus forte raison dans le recueillement du cloître. Or il est bien difficile que le romanesque et le merveilleux sans vraisemblance fournisse le sujet d’un bon tableau.

37. Artémise au tombeau de Mausole

Ludentis speciem dabit, et torquebitur…

Toute cette composition est bien triste, bien lugubre, bien sépulcrale. Elle imprime de l’admiration, de la douleur, de la terreur et du respect. La nuit y est profonde. Un rayon de lumière ajouterait à son horreur et même à son obscurité, et n’en détruirait pas l’effet, le silence. La lumière entre les mains de l’homme de génie, est propre aux impressions opposées. Grande, douce, graduée, générale et large, chaque objet la partageant également ou proportionnellement à son exposition et à sa distance au corps lumineux, ou répand la joie, ou l’accroît, ou se réduit à un pur technique, qui montre la science de l’artiste, sans affaiblir ni favoriser l’impression de la chose. Rassemblée sur un seul endroit, sur le visage d’un moribond, elle redouble l’effroi, elle fait sentir les ténèbres environnantes. Ici, elle vient de la gauche, rare, faible, et ne fait qu’effleurer la surface des premiers objets. La droite ne se discerne qu’à la lueur d’un brasier sur lequel on brûle des parfums, et d’une lampe sépulcrale suspendue au haut du monument. Toutes les lumières artificielles en général, celles des feux, des lampes, des torches, des flambeaux, sombres et rougeâtres, liées avec les idées de nuit, de morts, de revenants, de sorciers, de sépulcres, [100] de cimetières, de cavernes, de temples, de tombeaux, de scènes secrètes, de factions, de complots, de crimes, d’exécutions, d’enterrements, d’assassinats, portent avec elles de la tristesse. Elles sont incertaines, ondulantes, et semblent par ces ondulations continues sur les visages, annoncer l’inconstance des passions douces, et ajouter à l’expression des passions funestes.

Le tombeau de Mausole occupe la droite. Au pied du tombeau, sur le devant, une femme brûle des parfums dans une poêle ardente. Derrière cette femme, sur un plan plus enfoncé, on voit quelques gardes. Du haut du tombeau, tout à fait à droite, descend une grande draperie. Sur un plan très éloigné, à une certaine hauteur, le peintre a placé une femme pleurante. Au-dessus de sa tête, et du mausolée, il a suspendu une lampe. Cette lumière, tombant d’en haut, met tous les objets inclinés dans la demi-teinte.

Artémise, placée devant le monument, est agenouillée sur un coussin. Le haut de son corps est penché ; elle embrasse de ses deux mains l’urne qui renferme la cendre chérie. Sa tête, pleine de douleur, est inclinée de côté sur cette urne. Un vase funéraire est à ses pieds ; et derrière elle, sur le fond, s’élève une colonne qui fait partie du monument.

Deux compagnes de sa douleur l’ont suivie au tombeau. Elles sont placées derrière ; l’une est debout, entre celle-ci et Artémise ; l’autre est accroupie. Toutes les deux ont bien le caractère du désespoir, cette dernière surtout dont la tête est relevée vers le ciel. Imaginez cette tête éplorée, et éclairée de la lumière de la lampe placée au haut du monument. Il y a à côté de ces femmes, à terre, un coussin ; et derrière elles, sur le fond, des gardes et des soldats.

Mais pour sentir tout l’effet, tout le lugubre de cette composition, il faut voir comme ces figures sont drapées, la négligence, le volume, le désordre qui y règne. Cela est presque impossible à décrire. Je n’ai jamais mieux conçu combien cette partie, qui passe communément pour assez [101] indifférente à l’art, était énergique, supposait de goût, de poésie, et même de génie.

L’Artémise est habillée d’une manière inconcevable. Ce grand lambeau de draperie, ramené sur la tête, tombant en larges plis sur le devant, et se déployant sur le côté de son visage tourné vers le fond, laissant voir et faisant valoir en même temps toute la partie de sa tête exposée au spectateur, est de la plus grande manière et produit le plus bel effet. Que cette femme a l’air grand, touchant, triste et noble ! qu’elle est belle ! qu’elle a de grâces ! car toute sa personne se discerne sous sa draperie ! quel caractère cette pittoresque draperie donne à sa tête et à ses bras ! qu’elle est bien posée ! qu’elle embrasse bien tendrement tout ce qui reste de ce qui lui fut cher !

Belle, très belle composition ; beau poème. L’affliction, la tristesse, la douleur, s’en élancent vers l’âme de tout côté. Lorsque je me rappelle cette esquisse, et en même temps nos scènes sépulcrales de théâtre, nos Artémises de coulisse, et leurs confidentes poudrées, frisées, en panier, avec le grand mouchoir blanc à la main, je jure sur mon âme que je ne verrai jamais ces insipides parades de la tristesse ; et je tiendrai parole.

Et vous aurez raison, mon cher philosophe. Mais s’il m’était permis de vous interrompre un moment, je dirais que la composition de cette esquisse ne m’a pas paru aussi belle qu’à vous. Voyez si vous n’y trouvez pas trop d’objets et une richesse de composition qui détruit le silence que vous regardez avec raison comme l’effet le plus précieux de ce tableau. Pourquoi ces coussins, ces compagnes qui se désolent, ces soldats et ces gardes ? Il faut à la véritable tristesse de la solitude ; elle abhorre l’appareil, elle ne veut point de témoin. Je vous assure qu’Artémise ne souhaitait personne autour d’elle lorsqu’elle allait pleurer sur la tombe de son époux. Comment Deshays qui a eu de si bons mémoires sur la manière dont elle était habillée n’a-t-il pas su son goût pour la solitude, et comment ose-t-il la gêner par la présence de tant d’importuns ? En vérité cette esquisse me paraît ressembler par son tapage et par l’entassement des objets à une composition de Boucher.

Deshays composa cette esquisse dans les derniers moments de sa vie. Le froid de la mort allait glacer ses mains, et rendre le crayon défaillant entre ses doigts ; mais la particule éternelle, divine, avait toute son énergie. Archimède voulut que la sphère inscrite au cylindre fût gravée sur son tombeau ; il faudrait graver cette esquisse sur celui de Deshays. Mais à propos, mon ami, savez-vous que Monsieur le chevalier Pierre s’est [102] offert amicalement à terminer celle du Comte de Comminges ? Lorsque Apelle fut mort, il ne se trouva personne qui osât achever la Vénus qu’il avait commencée. Nous avons, comme vous voyez, des artistes qui sentent mieux leur force. C’est une douce et belle chose que le témoignage de notre propre conscience nous rend de notre mérite ! Sans plaisanter, Pierre a fait une chose honnête ; il a proposé au ministre de peindre la chapelle des Invalides sur les esquisses de Vanloo. J’avais oublié ce trait, qui n’est pas vain.

Ma foi, dans tous les cas, je trouve peu de vanité à vouloir exécuter les idées d’un autre. Cela prouve toujours plus de pauvreté de tête que de présomption. C’est, ce me semble, s’accuser de n’avoir point d’idées dans la tête. L’homme qui a du talent ne sait travailler que d’après ses propres idées. On dit que le bon Pigalle est tombé dans l’embarras et dans l’ennui d’être obligé de faire les quatre figures qui doivent entourer la statue équestre à Louis XV, d’après les dessins que feu son prédécesseur Bouchardon a laissés. Il s’était cependant chargé de ce travail avec joie. Je le conçois, et je suis fort trompé, ou il ne fera rien qui vaille.

J’ai vu naître et mourir Deshays. J’ai vu tout ce qu’il a produit de grandes compositions. Son St. André adorant sa croix ; le même conduit au martyre ; son insolent et sublime St. Victor, bravant le proconsul et renversant les idoles. Deshays avait conçu qu’un militaire fanatique, un homme exposant par état sa vie pour un autre homme, devait avoir un caractère particulier, lorsqu’il s’agissait de la gloire de son Dieu. J’ai vu son St. Benoît moribond à la St.e table ; sa Tentation de Joseph, où il avait osé montrer le Joseph homme et non une bête brute ; son Mariage de la Vierge, beau dans un temple, quoique le costume demandât qu’il fût célébré dans une chambre. Deshays avait l’imagination étendue et hardie. C’était un faiseur de grandes machines qu’on retrouve malade, agonisant ; mais [103] qu’on retrouve encore dans son St. Jérôme méditant sur la fin dernière, son Saül renversé sur le chemin de Damas, et son Achille luttant contre les eaux du Simoïs et du Scamandre, ouvrages chauds de projet et de pratique. Sa manière est grande, fière et noble. C’est lui qui entendait la distribution des plans, et qui savait donner un aspect pittoresque aux figures et de l’effet à l’ordonnance. Il avait le dessin ferme, ressenti, fortement articulé, un peu carré ; il sacrifiait sans balancer les détails à l’ensemble. On rencontre dans ses ouvrages de grandes parties d’ombres, des repos qui soulagent l’œil et jettent de la clarté. Sans finesses, sans précieux, son coloris est solide, vigoureux, et propre à son genre. On reproche toutefois à ses hommes des tons jaunâtres et d’un rouge presque pur ; et à ses femmes, une fraîcheur un peu fardée. Son Joseph a bien fait voir que la grâce et la volupté ne lui étaient point étrangères ; mais sa grâce et sa volupté conservent quelque chose de sévère et de noble. Les dessins qu’il a laissés achèvent de donner une haute idée de son talent ; le goût, la pâte moelleuse du crayon, et la chaleur, y font pardonner les incorrections et les formes outrées. On parle d’études de têtes qu’il a dessinées avec tant d’art et de sentiment, qu’elles peuvent entrer dans les mêmes portefeuilles avec les restes des plus grands maîtres. On avait conçu de Deshays les plus grandes espérances, et il a été regretté. Vanloo avait plus de technique, mais [104] il n’était pas à comparer à Deshays pour la partie idéale et de génie. Son père, mauvais peintre à Rouen, sa patrie, lui mit le crayon à la main : il étudia successivement sous Collin de Vermont, Restout, Boucher et Vanloo. Il risquait de perdre, sous Boucher, tout le fruit des leçons des autres, la sagesse et la grandeur de l’ordonnance, l’intelligence de la lumière et des ombres, l’effet des grandes masses, et leur imposant. Le plaisir dissipa ses premières années ; cependant il gagna le prix de l’Académie, et partit pour Rome. Le silence et la tristesse de cette villace lui déplurent, et il s’y ennuya. Dans l’impossibilité de revenir à Paris chercher la dissipation nécessaire à un caractère bouillant comme le sien, le voilà qui se livre à l’examen des chefs-d’œuvre de l’art, et son génie qui se réveille. Il revient à Paris ; il épouse la fille aînée de Boucher. Le mariage ne change pas les mauvaises mœurs : il meurt âgé de trente-cinq ans, victime de ses goûts inconsidérés. Lorsque je compare le peu de temps que nous donnons au travail, avec les progrès surprenants que nous faisons, je pense qu’un homme d’une capacité commune, mais d’un tempérament fort et robuste, qui prendrait les livres à cinq heures du matin, et qui ne les quitterait qu’à neuf du soir, littérateur comme on est chaudronnier, saurait à quarante-cinq ans tout ce qu’il est possible de savoir. [105]

Bachelier

39. La Charité romaine. Cimon dans la prison, allaité par sa fille36

Tableau de quatre pieds de haut, sur trois pieds de large.

Monsieur Bachelier, il est écrit : Nil facies, invita Minerva. On ne viole guère d’autres femmes ; mais Minerve, point. La sévère et stricte déesse vous a dit : Et lorsque vous assommez Abel avec une mâchoire d’âne ; et lorsque vous saisissez notre Sauveur, bien malheureux de retomber entre vos mains au sortir de celles des Juifs ; et en cent occasions, tu ne feras rien qui vaille, on ne me viole point. Vous vous êtes assez vainement tourmenté ; que ne revenez vous à vos fleurs et à vos animaux ? Voyez alors comme Minerve vous sourit, comme les fleurs s’épanouissent sur votre toile, comme ce cheval bondit et rue, comme ces chiens aboient, mordent et déchirent ! Prenez-y garde, Minerve vous abandonnera tout à fait. Vous ne saurez pas peindre l’histoire ; et lorsque vous voudrez peindre des fleurs et des animaux, et que vous appellerez Minerve, Minerve, dépitée contre un enfant qui n’en veut faire qu’à sa tête, ne reviendra pas ; et vos fleurs seront pâles, ternes, flétries, passées ; vos animaux n’auront plus ni action ni vérité, et ils seront aussi froids, aussi maussades que vos personnages humains. Je crains bien même que ma prophétie ne soit déjà à demi accomplie. Vous cherchez des effets singuliers [106] et bizarres, ce qui marque toujours la stérilité d’idées et le défaut de génie. Dans cette Charité romaine, vous avez voulu faire un tour de force, en éclairant votre toile par une lumière d’en haut ; quand vous y auriez réussi à tenir tous les artistes suspendus d’admiration, cela n’eût point empêché l’homme de goût, en vous mettant sur la ligne de Rembrandt, une fois, sans conséquence, d’examiner la situation de vos personnages, le dessin, le caractère, les passions, les expressions, les têtes, les chairs, la couleur, les draperies, et de vous dire, en hochant de la tête : Nil facies.

La Charité romaine de Bachelier n’a que deux figures ; une femme qui est descendue au fond d’un cachot pour y nourrir, du lait de ses mamelles, un vieillard condamné à y périr de la faim. La femme est assise ; on la voit de face : elle est penchée sur le vieillard qui est étendu à ses pieds, la tête posée sur ses genoux, et qu’elle allaite, on ne sait pas trop comment ; car l’attitude n’est pas commode pour cette action. Cette scène est éclairée par un seul jour qui tombe du haut d’une voûte percée.

Ce jour a placé la tête de cette femme dans la demi teinte ou dans l’ombre. L’artiste a eu beau se tourmenter, se désespérer, sa tête est devenue ronde et noirâtre, couleur et forme qui, jointes à un nez aquilin ou droit, lui donnent la physionomie bizarre de l’enfant d’une Mexicaine qui a couché avec un Européen, et où les traits caractéristiques des deux nations sont brouillés.

Vous avez voulu que votre vieillard fût maigre, sec et décharné, moribond, et vous l’avez rendu hideux à faire peur. La touche extrêmement dure de sa tête, ces os proéminents, ce front étroit, cette barbe hérissée, lui ôtent la figure humaine ; son cou, ses bras, ses jambes ont beau réclamer, on le prend pour un monstre, pour l’hyène, pour tout ce qu’on [107] veut, excepté pour un homme. Et cette femme qui demandait à Duclos, le secrétaire de l’Académie, quelle bête c’était là, ne voyait point mal. Pour la couleur et le dessin, si c’était l’imitation d’un grand pain d’épice, ce serait un chef-d’œuvre. Mais, dans le vrai, c’est une belle pièce de chamois jaune artistement ajustée sur un squelette ouaté par-ci, par-là. Pour votre femme, le bras en est mal dessiné, le raccourci ne s’en sent pas ; ses mains sont mesquines ; celle qui soutient la tête ne se discerne point ; et ce genou sur lequel la tête de votre vilaine bête humaine est posée, d’où vient-il ? à qui appartient-il ? Vous ne savez pas seulement imiter le fer ; car la chaîne qui attache cet homme n’en est pas.

La seule chose que vous ayez bien faite sans le savoir, c’est de n’avoir donné à votre vieillard et à votre femme aucun pressentiment qu’on les observe. Cette frayeur dénature le sujet, en ôte l’intérêt, le pathétique, et ce n’est plus une charité. Ce n’est pas au moins qu’on ne pût très bien ouvrir une fenêtre grillée sur le cachot, et même placer un soldat, un espion à cette fenêtre ; mais si le peintre a du génie, ce soldat ne sera aperçu ni du vieillard, ni de la femme qui l’allaite. Il ne le sera que du spectateur, qui retrouvera sur son visage l’impression qu’il éprouve, l’étonnement, l’admiration et la joie ; et pour vous dire un petit mot consolant, je suis encore moins choqué de votre hideux vieillard que du vieillard titonisé de M. Lagrenée, parce qu’une chose hideuse me blesse moins qu’une petite chose. Votre idée du moins était forte. Votre femme n’est point cette femme à joues larges, à visage long et sévère, à belles et grandes mamelles que je désire ; mais ce n’est pas non plus une jeune fillette qui prétende à l’élégance et à la belle gorge.

[108]Encore une fois, je vous le répète, le goût de l’extraordinaire est le caractère de la médiocrité. Quand on désespère de faire une chose belle, naturelle et simple, on en tente une bizarre. Croyez-moi, revenez au jasmin, à la jonquille, à la tubéreuse, au raisin, et craignez de m’avoir cru trop tard. C’est un peintre unique dans son genre, que ce Rembrandt ! Laissez là le Rembrandt qui a tout sacrifié à la magie du clair-obscur. Il a fallu posséder cette qualité au degré le plus éminent, pour en obtenir le pardon du noir, de l’enfumé, de la dureté, et des autres défauts qui en ont été des suites nécessaires. Et puis, ce Rembrandt dessinait. Il avait une touche ; et quelle touche ! des expressions, des caractères. Et tout cela l’aurez-vous ? quand l’aurez-vous ?

40. Un enfant endormi

Tableau de deux pieds six pouces, sur deux pieds.

Il est étendu sur le dos ; sa chemise retroussée jusque sous le menton, montre un si énorme ventre, si tendu, qu’on craint qu’il n’aille crever. Il a une jambe nue, et l’autre chaussée. La chaussure de la jambe nue est à côté de lui ; l’autre jambe est élevée, et pose sur je ne sais quoi de rond et de creux. On m’a dit que c’était la partie de son vêtement, que nous appelons un corps. Une guirlande de raisins serpente sur ses cuisses et autour de lui. Il en a un plein panier derrière sa tête.

Mauvais tableau, an insignificant thing, dirait un Anglais. Cet enfant est un petit pourcelet qui a tant mangé de raisins, qu’il n’en peut plus, et qu’il est près d’en crever. Oui, voilà ce que le peintre a voulu faire, [109] mais il a fait un enfant noyé, et dont le ventre s’est détendu par un long séjour au fond de l’eau. J’en appelle à la couleur livide. Il ne dort pas, il est mort ; qu’on aille avertir ses parents ; qu’on fouette ses petits frères, afin que le même accident ne leur arrive pas ; qu’on enterre celui-ci, et qu’il n’en soit plus parlé.

41. Tableau de fruits dans un panier, éclairés par une bougie

A droite, sur une table, on voit un panier de fruits. On a lié à la partie supérieure de l’anse un gros bouquet de fleurs. Il y a à côté du panier une bougie allumée dans son flambeau. Autour du flambeau, des poires et des raisins.

Bel effet de lumière, certainement. Tableau piquant. Travail difficile et achevé avec succès. Morceau vigoureux de couleur et de touche. C’est la vérité. Mais il faut avouer qu’on s’est bien fatigué pour ôter à ces fleurs leur éclat, les dépouiller de leur velouté, et priver ces fruits de leur fraîcheur, et de cette vapeur humide et légère qui les couvrait ; car voilà l’effet de la lumière artificielle. J’excuserais bien, si je voulais, le choix de cet instant. Ce serait une partie de la collation de quelques amis que l’artiste avait rassemblés le soir autour de la même table ; les amis s’en sont allés, et le peintre a passé le reste de la nuit à peindre les restes du dessert. Ce gros bouquet de fleurs a été attaché à l’anse du panier, après coup, de fantaisie. S’il y eût été auparavant, on n’aurait su par où le prendre pour l’apporter. La lumière bleuâtre de la bougie se mêlant au vert jaunâtre de ces poires, les a teintes d’un vert cru, sourd et foncé, qui ôte l’envie d’en manger. Belle chose pourtant, mais un peu bizarre. [110]

42. Deux tableaux représentant des fleurs dans des vases

Ils ont quatre pieds six pouces de large, sur trois pieds de haut.

Ces vases regorgent de fleurs. Ils sont sans goût, et les fleurs y sont disposées sans élégance. Il y a quelques fruits répandus autour.

Eh bien, Monsieur Bachelier, ne vous l’avais-je pas bien dit ? Minerve s’est retirée ; et qui sait si elle reviendra ? Ces tableaux sont froids et faibles de couleur. Vos fleurs n’ont plus la même beauté, et tout cela reste fade et blanchâtre sur le fond, qui est un ciel.

43. Tableaux peints avec de nouveaux pastels préparés à l’huile

On voit dans un de ces tableaux une femme, le coude appuyé sur une table où il y a des plumes, de l’encre et du papier. Elle présente une lettre fermée à une esclave debout. L’esclave a de l’humeur, de la mauvaise, s’entend, et non de l’humeur de peintre. Elle ne paraît pas disposée à obéir à la maîtresse. La maîtresse a l’air un peu maussade, et l’esclave l’est beaucoup.

Monsieur Bachelier, laissez là votre secret, et allez remercier M. Chardin, qui a eu celui de si bien cacher votre tableau, que personne que moi ne l’a vu.

[111] Il me semble que, quand on prend le pinceau, il faudrait avoir quelque idée forte, ingénieuse, délicate ou piquante, et se proposer quelque effet, quelque impression. Donner une lettre à porter est une action si commune, qu’il faut absolument la relever par quelque circonstance particulière, ou par une exécution supérieure. Il y a bien peu d’artistes qui aient des idées, et il n’y en a presque pas un seul qui puisse s’en passer. Oui, sans doute, il est permis à Chardin de montrer une cuisine, avec une servante penchée sur son tonneau et rinçant sa vaisselle ; mais il faut voir comme l’action de cette servante est vraie, comme son juste dessine le haut de sa figure, et comme les plis de ce cotillon dessinent tout ce qui est dessous. Il faut voir la vérité étonnante de tous les ustensiles de ménage, et la couleur et l’harmonie de toute la petite composition. Point de milieu, ou des idées intéressantes, un sujet original, ou un faire étonnant : le mieux serait de réunir les deux, et la pensée piquante et l’exécution heureuse. Si le sublime du technique n’y était pas, l’idéal de Chardin serait misérable. Retenez bien cela, monsieur Bachelier.

Challe

44. Hector reprochant à Pâris sa lâcheté

Pâris et Ménélas se rencontrent dans la mêlée. Ils en viennent aux mains. Le combat n’était pas égal. Pâris allait périr, et Ménélas être vengé, [112] lorsque Vénus enlève Pâris et le transporte à côté d’Hélène. On offre un sacrifice à la déesse, en action de grâce de la conservation de Pâris. Des femmes brûlent des parfums sur un autel ; d’autres sont occupées à former un concert qu’elles suspendent à la vue d’Hector. Pour juger si l’Hector de Challe est l’Hector d’Homère, voyons si le discours que le vieux poète a fait tenir à son personnage, conviendrait par hasard au personnage de notre peintre. Voici comment Hector parle à Pâris dans l’Iliade.

« Malheureux ! qui n’as pour toi que ta beauté, indigne et vil séducteur de femmes, plût aux dieux que tu ne fusses jamais né, ou que tu fusses mort au berceau ! Et ne vaudrait-il pas mieux cent fois que ce souhait fût accompli, que de te voir déshonoré ? N’entends-tu pas d’ici les ris insultants et la raillerie amère de ces Grecs ? Ils te jugeaient sur l’apparence ; ils te croyaient une âme et du courage, et tu n’as rien de cela. Le beau projet, que de passer les mers pour corrompre des étrangères, et entraîner les compagnons de ton voyage dans la même débauche ! Il sied bien à un lâche tel que toi d’enlever à un brave homme sa femme ! La suite de ta perfidie, c’est d’accabler ton père de douleur, d’attirer mille maux sur ta famille, sur tout un peuple, et de te couvrir d’ignominie ! Que n’attendais-tu ce Ménélas que tu as si bassement outragé ; tu aurais connu quel homme c’était ? Tu aurais vu à quoi t’auraient servi, et cette beauté dont tu es si vain, et cet art de jouer de la flûte, et ces charmes que tu tiens de la déesse qui te protège, et cette longue chevelure, lorsqu’elle aurait été traînée dans la poussière. Je n’entends rien à la patience des Grecs. S’ils [113] n’étaient pas aussi pusillanimes que des enfants, il y a longtemps qu’ils t’auraient accablé de pierres, et que tu aurais reçu la digne récompense des maux que tu attires sur leurs têtes. »

Quelle force ! quelle vérité ! C’est ainsi que parle l’Hector du vieil Homère. Ôtez, ajoutez un mot à ce discours, si vous l’osez.-Et notre tableau ?-Je vous entends ; mais m’était-il permis de passer devant la statue de mon dieu, sans la saluer ? Homère salué, j’en viens à M. Challe. Mais comment vous rendrai-je la confusion de tous ces objets, la fausse somptuosité de ce palais, la pauvre richesse de toute cette composition ?

La toile offre d’abord un des appartements du palais de Priam ; c’est un des plus riches, mais non du meilleur goût. Un grand vestibule en marbre de toutes couleurs s’ouvre sur le fond, un peu vers la droite. Hector seul occupe le milieu de la toile. Il a le visage tourné sur Pâris et sur Hélène. Il parle ou il écoute, je ne sais lequel des deux. Derrière lui, vers la gauche, deux femmes qui paraissent étonnées. Est-ce de sa présence ou de son discours, je n’en sais rien ? Entre Hector et ces femmes, un groupe nombreux d’autres femmes étendues à terre, tenant différents instruments dans leurs mains, et dont la venue d’Hector a suspendu le concert. Sur un plan plus proche du devant de la toile, Hélène et Pâris ; Pâris nonchalamment couché, et Hélène assise à côté de lui. Derrière Pâris, trois femmes ajustant sa tête, qui devrait être charmante. Les concertantes ont eu l’honnêteté de faire taire leurs instruments ; celles-ci continuent la toilette de Pâris. Derrière Hélène et Pâris, d’autres femmes, les yeux fixés sur Hector... Aurez-vous bientôt fini ? dites-vous... Attendez, attendez ; vous n’y êtes pas. Sur un plan plus élevé, tout à fait sur la gauche, Vénus et son fils, apparemment sur un autel. A l’extrémité de la toile et sur le devant, quelques jeunes filles... M’avez-vous suivi ? cela s’est-il arrangé dans votre [114] tête ? Eh bien ! vous connaissez le côté gauche du tableau. Voici le côté droit... Je vous ai parlé d’un beau vestibule qui s’ouvre sur le fond. A côté de ce vestibule, imaginez une niche. Placez dans cette niche une figure, celle que vous voudrez. Élevez là un autel rond. Allumez sur cet autel un brasier ardent. Qu’une femme debout jette sur ce brasier des parfums. Accroupissez à ses pieds une autre femme, qui tienne un pigeon, qu’on va sacrifier sans doute. Placez sa cage à pigeon à côté d’elle. Répandez autour de ces femmes, et vers les suivantes, quelques pièces d’étoffes et de tapisseries. Asseyez à terre une femme, et supposez auprès d’elle des pelotons de laine. Celle-ci a l’air de se moquer d’Hector et de ses remontrances. Elle regarde Hélène, et paraît, ou envier son sort, ou approuver ses discours, si c’est elle qui parle. Continuez à tourner autour de l’autel, et vous trouverez trois femmes, dont deux ne semblent pas non plus dédaigner le sort et les raisons de leur maîtresse. Pour la troisième, elle fait ce qu’on appelle en peinture boucher un trou... Ah ! mon ami, je respire ; et vous aussi, sans doute... Il faut, en vérité, que j’aie une imagination bien complaisante, pour s’être chargée de tout cela. Et vous espérez peut-être que je vais vous faire la critique détaillée de ce monde. Oh ! que non ; vous voulez que je finisse, et nous ne finirions jamais. Au reste, comptez que cette description est exacte, à peu de chose près ; c’est un tour de force, de ma part s’entend.

Commençons par Hector :

Heu... quantum mutatus ab illo
Hectore, qui redit exuvias indutus Achillis etc.

Quelle différence entre cet Hector et celui du poète ? Il est raide, il est froid ; il ne se doute seulement pas du discours qu’il a à tenir. Où est la colère ? où est l’indignation ? où est le mépris ? Dans le poète, mon ami, c’est [115] un Hector bien académiquement posé, ramenant bien un de ses bras vers l’autel pour contraster avec le corps. Le discours d’Homère aurait inspiré à tout autre que Challe, une attitude, une action vraie. C’est un pauvre comédien de campagne ; et puis il est de la plus mauvaise couleur, et fait pour discorder.

Et ce Pâris, il n’est guère moins changé. Est-ce là celui que Vénus avait doué de la beauté, qui avait les charmes et la grâce, et dont la chevelure enlaçait tous les cœurs ?

Hélène est pâle, blafarde, tirée, sucée, l’air d’une catin usée et malsaine. Je veux mourir si je me fiais à cette femme ; elle a des taches verdâtres et livides. Lorsque Priam la fit appeler, et qu’elle se présenta devant les vieillards troyens, au lieu de s’écrier tous d’une voix : « Ah ! qu’elle est belle ! Mais regardez-la ; elle ressemble aux immortelles, jusqu’à inspirer la vénération comme elles » ; s’ils avaient vu celle de Challe, ils auraient dit : « Ce n’est que cela ; qu’on la rende bien vite ; qu’elle s’en aille ; elle ne tardera pas à nous venger de nos ennemis. » Puis, se tournant vers Priam, ils auraient ajouté à voix basse : « Vous ne feriez pas mal de consulter, sur la santé de votre jeune libertin, le Keyser de Pergame. »

Les armes de Pâris sont si près d’elle, qu’on la croirait assise dessus. Les [116] femmes qui l’environnent tiennent de sa couleur, et me sont tout aussi suspectes.

Et puis, ni pieds, ni mains dessinés : des têtes plus ignobles ! Le tout un modèle de dissonance et d’enharmonie à proposer aux élèves. Nulle unité d’intérêt. On ne sait à qui entendre. Entre les figures, les unes sont à l’Hector ; les autres à Hélène, et moi, à rien. Serviteur à M. Challe. Vous savez de reste ce que je pense du fond, de la décoration et de l’architecture.

Comme si les défauts de cette composition ne sortaient pas assez d’eux-mêmes, imaginez que cet espiègle de Chardin a placé du même côté, et à la même hauteur, deux morceaux de Vernet et cinq morceaux de lui, qui sont autant de chefs-d’œuvre de vérité, de couleurs et d’harmonie. Monsieur Chardin, on ne fait pas de ces tours-là à un confrère ; vous n’avez pas besoin de ce repoussoir pour vous faire venir en avant.

Le tableau de Challe a dix-huit pieds de large sur douze de haut ; c’est, ma foi, une des plus grandes sottises qu’on ait jamais faites en peinture. Mais ce pauvre Challe n’est plus jeune. Dites-moi donc ce que nous en pourrions faire, car je ne saurais plus souffrir qu’il peigne ? Je sais bien que vous autres défenseurs de la Fable des abeilles 17, vous me direz que cela enrichit le marchand de toile, le marchand de couleurs, etc. Au diable les sophistes ; il n’y a rien de bien ni de mal avec eux. Ils devraient être gagés par la providence. [117]

Chardin

Vous venez à temps, Chardin, pour récréer mes yeux que votre confrère Challe avait mortellement affligés. Vous revoilà donc, grand magicien, avec vos compositions muettes ! qu’elles parlent éloquemment à l’artiste ! tout ce qu’elles lui disent sur l’imitation de la nature, la science de la couleur, et l’harmonie ! Comme l’air circule autour de ces objets ! La lumière du soleil ne sauve pas mieux les disparates des êtres qu’elle éclaire. C’est celui-là qui ne connaît guère de couleurs amies, de couleurs ennemies !

S’il est vrai, comme le disent les philosophes, qu’il n’y a de réel que nos sensations, que ni le vide de l’espace, ni la solidité même des corps n’est peut-être rien en elle-même de ce que nous éprouvons, qu’ils m’apprennent, ces philosophes, quelle différence il y a pour eux à quatre pieds de tes tableaux, entre le Créateur et toi ?

Chardin est si vrai, si vrai, si harmonieux, que quoi qu’on ne voie sur la toile que la nature inanimée, des vases, des tasses, des bouteilles, du pain, du vin, de l’eau, des raisins, des fruits, des pâtés, il se soutient, et peut-être vous enlève à deux des plus beaux Vernet, à côté desquels il n’a pas balancé de se mettre. C’est, mon ami, comme dans l’univers, où la présence d’un homme, d’un cheval, d’un animal, ne détruit point l’effet d’un bout de roche, d’un arbre, d’un ruisseau. Le ruisseau, l’arbre, le bout de roche, intéressent moins sans doute que l’homme, la femme, le cheval, l’animal ; mais ils sont également vrais.

[118] Il faut, mon ami, que je vous communique une idée qui me vient, et qui peut-être ne me reviendrait pas dans un autre moment ; c’est que cette peinture, qu’on appelle de genre, devrait être celle des vieillards ou de ceux qui sont nés vieux. Elle ne demande que de l’étude et de la patience. Nulle verve ; peu de génie ; guère de poésie ; beaucoup de technique et de vérité ; et puis, c’est tout. Or, vous savez que le temps où nous nous mettons à ce qu’on appelle, d’après l’usage, la recherche de la vérité, la philosophie, est précisément celui où nos tempes grisonnent, et où nous aurions mauvaise grâce à écrire une lettre galante. A propos, mon ami, de ces cheveux gris, j’en ai vu ce matin ma tête tout argentée, et je me suis écrié comme Sophocle, lorsque Socrate lui demandait comment allaient les amours : A domino agresti et furioso profugi ; j’échappe au maître sauvage et furieux.

Je m’amuse ici à causer avec vous d’autant plus volontiers, que je ne vous dirai de Chardin qu’un seul mot ; et le voici. Choisissez son site ; disposez sur ce site les objets comme je vais vous les indiquer, et soyez sûr que vous aurez vu ses tableaux.

Il a peint les Attributs des sciences, les Attributs des arts, ceux de la musique ; des Rafraîchissements, des Fruits, des Animaux. Il n’y a presque point à choisir ; ils sont tous de la même perfection. Je vais vous les esquisser le plus rapidement que je pourrai.

45. Les Attributs des sciences

On voit, sur une table couverte d’un tapis rougeâtre, en allant, je crois, de la droite à la gauche, des livres posés sur la tranche, un microscope, une [119] clochette, un globe à demi caché d’un rideau de taffetas vert, un thermomètre, un miroir concave sur son pied, une lorgnette avec son étui, des cartes roulées, un bout de télescope.

C’est la nature même, pour la vérité des formes et de la couleur ; les objets se séparent les uns des autres, avancent, reculent, comme s’ils étaient réels ; rien de plus harmonieux ; et nulle confusion, malgré leur nombre et le petit espace.

46. Les Attributs des arts

Ici ce sont des livres à plat, un vase antique, des dessins, des marteaux, des ciseaux, des règles, des compas, une statue en marbre, des pinceaux, des palettes, et autres objets analogues. Ils sont posés sur une espèce de balustrade. La statue est celle de la fontaine de Grenelle, le chef-d’œuvre de Bouchardon.

Même vérité, même couleur, même harmonie.

47. Les Attributs de la musique

Le peintre a répandu sur une table couverte d’un tapis rougeâtre, une foule d’objets divers, distribués de la manière la plus naturelle et la plus pittoresque ; c’est un pupitre dressé ; c’est devant ce pupitre un flambeau [120] à deux branches ; c’est par-derrière une trompe et un cor de chasse, dont on voit le concave de la trompe par-dessus le pupitre ; ce sont des hautbois, une mandore, des papiers de musique étalés, le manche d’un violon avec son archet, et des livres posés sur la tranche. Si un être animé malfaisant, un serpent était peint aussi vrai, il effrayerait.

Ces trois tableaux ont trois pieds dix pouces de large sur trois pieds dix pouces de haut.

48. Rafraîchissements

Fruits et animaux. Imaginez une fabrique carrée de pierre grisâtre, une espèce de fenêtre avec sa saillie et sa corniche. Jetez avec le plus de noblesse et d’élégance que vous pourrez, une guirlande de gros verjus qui s’étende le long de la corniche, et qui retombe sur les deux côtés. Placez dans l’intérieur de la fenêtre un verre plein de vin, une bouteille, un pain entamé, d’autres carafes qui rafraîchissent dans un seau de faïence, un cruchon de terre, des radis, des œufs frais, une salière, deux tasses à café servies et fumantes, et vous verrez le tableau de Chardin. Cette fabrique, de pierre large et unie, avec cette guirlande de verjus qui la décore, est de la plus grande beauté. C’est un modèle pour la façade d’un temple de Bacchus.

48. Pendant du précédent tableau

La même fabrique de pierre ; autour, une guirlande de gros raisins muscats blancs ; en dedans, des pêches, des prunes, des carafes de limonade [121] dans un seau de fer-blanc peint en vert, un citron pelé et coupé par le milieu, une corbeille pleine d’échaudés, un mouchoir de Masulipatam pendant en dehors, une carafe d’orgeat, avec un verre qui en est à moitié plein. Combien d’objets ! quelle diversité de formes et de couleurs ! Et cependant quelle harmonie ! quel repos ! le mouchoir est d’une mollesse à étonner.

48. Troisième tableau de rafraîchissements, à placer entre les deux premiers

S’il est vrai qu’un connaisseur ne puisse se dispenser d’avoir au moins un Chardin, qu’il s’empare de celui-ci. L’artiste commence à vieillir. Il a fait quelquefois aussi bien ; jamais mieux. Suspendez par la patte un oiseau de rivière. Sur un buffet au-dessous, supposez des biscuits entiers et rompus, un bocal bouché de liège et rempli d’olives, une jatte de la Chine peinte et couverte, un citron, une serviette déployée et jetée négligemment, un pâté sur un rondin de bois, avec un verre à moitié plein de vin. C’est là qu’on voit qu’il n’y a guère d’objets ingrats dans la nature, et que le point est de les rendre. Les biscuits sont jaunes, le bocal est vert, la serviette blanche, le vin rouge, et ce jaune, ce vert, ce blanc, ce rouge, mis en opposition, récréent l’œil par l’accord le plus parfait. Et ne croyez pas que cette harmonie soit le résultat d’une manière faible, douce et léchée. [122] Point du tout ; c’est partout la touche la plus vigoureuse. Il est vrai que ces objets ne changent point sous les yeux de l’artiste. Tels il les a vus un jour, tels il les retrouve le lendemain. Il n’en est pas ainsi de la nature animée. La constance n’est l’attribut que de la pierre.

49. Une corbeille de raisins

C’est tout le tableau ; dispersez seulement autour de la corbeille quelques grains de raisins séparés, un macaron, une poire, et deux ou trois pommes d’api ; on conviendra que des grains de raisins séparés, un macaron, des pommes d’api isolées, ne sont favorables ni de formes ni de couleurs ; cependant qu’on voie le tableau de Chardin.

49. Un panier de prunes

Placez sur un banc de pierre un panier d’osier plein de prunes, auquel une méchante ficelle serve d’anse, et jetez autour des noix, deux ou trois cerises, et quelques grappillons de raisin.

Cet homme est le premier coloriste du Salon, et peut-être un des premiers coloristes de la peinture. Je ne pardonne point à cet impertinent Webb d’avoir écrit un traité de l’art, sans citer un seul Français. Je ne [123] pardonne pas davantage à Hogarth d’avoir dit que l’école française n’avait pas même un médiocre coloriste. Vous en avez menti, monsieur Hogarth ; c’est, de votre part, ignorance ou platitude. Je sais bien que votre nation a le tic de dédaigner un auteur impartial qui ose parler de nous avec éloge : mais faut-il que vous fassiez bassement la cour à vos concitoyens aux dépens de la vérité ? Peignez, peignez mieux, si vous pouvez. Apprenez à dessiner, et n’écrivez point. Nous avons, les Anglais et nous, deux manies bien diverses. La nôtre est de surfaire les productions anglaises ; la leur est de déprécier les nôtres. Hogarth vivait encore il y a deux ans. Il avait séjourné en France ; et il y a trente ans que Chardin est un grand coloriste.

Le faire de Chardin est particulier. Il a de commun avec la manière heurtée, que de près on ne sait ce que c’est, et qu’à mesure qu’on s’éloigne l’objet se crée, et finit par être celui de la nature. Quelquefois aussi il vous plaît presque également de près et de loin. Cet homme est au-dessus de Greuze de toute la distance de la terre au ciel, mais en ce point seulement. Il n’a point de manière ; je me trompe, il a la sienne. Mais puisqu’il a une manière sienne, il devrait être faux dans quelques circonstances, et il ne l’est jamais. Tâchez, mon ami, de vous expliquer cela. Connaissez-vous en littérature un style propre à tout ? Le genre de peinture de Chardin est le plus facile ; mais aucun peintre vivant, pas même Vernet, n’est aussi parfait dans le sien.

Je me rappelle deux paysages de feu Deshays, dont je ne vous ai rien dit. C’est que ce n’est rien ; c’est qu’ils sont tous les deux d’un dur, aussi dur... que ces derniers mots. [124]

Servandoni

Ce Servandoni est un homme que tout l’or du Pérou n’enrichirait pas. C’est le Panurge de Rabelais, qui avait quinze mille moyens d’amasser, et trente mille de dépendre. Grand machiniste, grand architecte, bon peintre, sublime décorateur, il n’y a aucun de ces talents qui ne lui ait valu des sommes immenses. Cependant il n’a rien, et n’aura jamais rien. Le roi, la nation, le public, ont renoncé au projet de le sauver de la misère. On lui aime autant les dettes qu’il a, que celles qu’il ferait.

50. Deux dessus-de-porte

Tableaux de quatre pieds huit pouces, sur deux pieds quatre pouces.

L’un représente un Trophée d’armes et des ruines, l’effet de la lumière en est beau, il est bien colorié ; mais je lui préférerais celui où l’on voit des rochers, un tombeau, avec une chute d’eau, quoiqu’on puisse écrire au-dessous de tous les deux, ces mots qui renferment un des mystères de l’art, parvus videri, sentiri magnus, on sent grands, des objets qu’il a peints petits. [125] Si l’Hercule Farnèse n’est qu’une figure colossale, où toutes les parties de détail, la tête, le cou, les bras, le dos, la poitrine, le corps, les cuisses, les jambes, les pieds, les articulations, les muscles, les veines, ont suivi proportionnellement l’exagération de la grandeur, dites-moi pour quoi cette figure, réduite à la hauteur ordinaire, reste toujours un Hercule ? Cela ne s’explique point, à moins qu’il n’y ait à ces productions énormes quelques formes affectées qui gardent leur excès, tandis que les autres le perdent. Mais à quelles parties de ces figures appartient cette exagération permanente, qui subsiste au milieu de la réduction proportionnelle des autres ? Je vais tâcher de vous le dire. Permettez que je rompe un peu la monotonie de ces descriptions, et l’ennui de ces mots parasites, heurté, empâté, vrai, naturel, bien colorié, bien éclairé, chaudement fait, froid, dur, sec, moelleux, que vous avez tant entendus, sans ce que vous les entendrez encore, par quelque écart qui nous délasse.

Qu’est-ce que l’Hercule de la fable ? c’est un homme fort et vigoureux qu’elle arme d’une massue, et qu’elle occupe sur les grands chemins, dans les forêts, sur les montagnes, à combattre des brigands et à écraser des monstres. Voilà l’état donné. Sur quelles parties d’un homme de cet état, l’exagération permanente doit-elle principalement tomber ? Sur la tête ? Non ; on ne bat pas de la tête, on n’écrase pas de la tête. La tête [126] gardera donc à la rigueur la proportion colossale. Sur les pieds ? Non. Il suffit que les pieds soutiennent bien la figure ; et ils le feront, s’ils sont aussi à peu près proportionnés à la hauteur. Sur le cou ? Oui, sans doute. C’est l’origine des muscles et des nerfs, et le cou sera exagéré de grosseur un peu au-delà de la proportion colossale. J’en dis autant des épaules, de la poitrine, de tous les muscles propres à ces parties, mais surtout des muscles. Ce sont les bras qui portent la massue, et qui frappent. C’est là que doit être vigoureux un tueur d’hommes, un écraseur de bêtes. Il doit avoir dans les cuisses quelque excès constant et de l’état, puisqu’il est destiné à grimper des rochers, à s’enfoncer dans les forêts, à rôder sur les grands chemins. Tel est, en effet, l’Hercule de Glycon. Regardez-le bien, et vous y reconnaîtrez un système exagéré dans certaines parties désignées par la condition de l’homme, et une exagération qui s’affaiblissant insensiblement, s’en va avec un art, un goût, un tact sublime, rechercher les proportions de la nature commune, à ses deux extrémités. Supposez à présent que de cet Hercule, de huit à neuf pieds de haut, vous en fassiez sur une échelle plus petite, un Hercule de cinq pieds et demi, ce sera encore un Hercule ; parce qu’au milieu de la réduction de toutes les parties d’une nature ordinaire et commune, il y en a certaines qui garderont leur excès. Vous le verrez petit, mais vous le sentirez grand. Plus la partie non exagérée d’une nature ordinaire et commune sera voisine de la partie qui garde son excès, plus vous la trouverez faible ; plus elle en sera éloignée, moins vous en apercevrez la réduction. Tel est encore le caractère de l’Hercule de [127] Glycon. C’est de la tête au cou, et non des cuisses aux pieds, qu’on sent fortement le passage d’une nature à l’autre.

Mais à côté de cet Hercule, imaginez un Mercure, quelques-unes de ces natures légères, élégantes, sveltes ; faites décroître l’une en même proportion que vous ferez croître l’autre ; que le Mercure prenne successivement tout ce que l’Hercule perdra de son exagération permanente, et l’Hercule successivement tout ce que le Mercure perdra de sa légèreté de condition et d’état ; suivez cette métamorphose idéale, jusqu’à ce que vous ayez deux figures réduites qui se ressemblent parfaitement, et vous rencontrerez les proportions de l’Antinoüs. Qu’est-ce donc que l’Antinoüs ? C’est un homme qui n’est d’aucun état ; c’est un fainéant qui n’a jamais rien fait, et dont aucune des fonctions de la vie n’a altéré les proportions. L’Hercule est l’extrême de l’homme laborieux. L’Antinoüs est l’extrême de l’homme oisif. Il est né grand comme il l’est. C’est la figure que vous choisirez pour la plier à toutes sortes de conditions, soit par l’exagération de quelques parties pour les natures fortes, soit par l’affaiblissement de ces parties pour les natures légères ; et c’est la connaissance plus ou moins exacte que vous aurez des conditions qui déterminera les parties sur lesquelles l’excès ou la faiblesse doit tomber. Le difficile, ce n’est pas [128] ce choix. Ce n’est pas là le sublime de Glycon. Ce que je demanderai de vous, c’est que votre système aille insensiblement des parties que vous aurez affaiblies ou exagérées, rechercher la nature commune ; en sorte que, grand ou petit, je reconnaisse toujours votre soldat, si c’est à l’état militaire que vous ayez conduit l’Antinoüs ; votre portefaix, si c’est un portefaix que vous en ayez fait.

Mais si c’est le dieu de la lumière, si c’est le vainqueur du serpent Python ; si l’état a requis de la force, de la grâce, de la grandeur et de la vélocité, vous laisserez à l’Antinoüs toutes ses proportions dans ses parties supérieures. Je dis ses proportions, et non son caractère, car ce sont deux choses diverses ; et l’altération se répandant seulement sur les jambes et les cuisses, d’où elle ira rechercher l’Antinoüs graduellement, vous aurez l’Apollon du Belvédère ; vigoureux d’en haut, véloce par en bas.

[129] C’est ainsi qu’un maquignon expérimenté se fait l’idée d’un beau cheval de bataille. C’est une nature moyenne entre le cheval de trait le plus vigoureux, et le cheval de course le plus léger ; et soyez sûr que deux hommes consommés dans cet état subalterne, ont, à de très petites différences près, la même image dans la tête, et avec ces retours délicats de l’exagération, à la nature ordinaire et commune.

Toute cette théorie subtile peut servir à la solution du problème, comment un Hercule de trois pieds, placé à coté d’un Mercure de proportion colossale, de neuf pieds par exemple, l’Hercule reste toujours un Hercule, c’est-à-dire un homme fort et nerveux, et le Mercure toujours un dieu svelte et léger.

Tout état, toute condition de la vie a ses habitudes de corps et de mouvement. Pour des yeux un peu fins, chaque homme porte l’enseigne de son métier avec lui. Un écrivain, un tailleur d’habits, un forgeron, un graveur, un boucher, un boulanger, n’ont entre eux aucune partie du corps qui se ressemble, aucune direction de mouvement qui leur soit commune. C’est toujours faute d’yeux assez perçants, assez exercés, si nous ne remarquons pas entre les individus des dissemblances prodigieuses. Voilà pourquoi on a dit que pour Dieu il n’y aurait point de chef-d’œuvre de l’art. Oh ! Combien il nous montrerait de balourdises dans l’Hercule de Glycon ou dans l’Apollon du Belvédère

Voilà, mon ami, un échantillon de la métaphysique du dessin ; et il n’y a ni science, ni art qui n’ait la sienne, à laquelle le génie s’assujettit, par instinct, sans le savoir. Par instinct ! O la belle raison de métaphysiquer encore ! Vous n’y perdrez rien. Ce sera pour un autre endroit. Il y a sur le dessin des choses plus fines encore, que vous ne perdrez pas davantage.

51. Deux petits tableaux de ruines antiques

De trois pieds de haut, sur deux pieds six pouces de large.

Cela est noble et grand ; et si vous appliquez à ces restes d’architecture les principes que je viens d’établir, vous vous rendrez raison de leur [130] noblesse et de leur grandeur en petit. Ici, il se joint encore aux objets un cortège d’idées accessoires et morales de l’énergie de la nature humaine, de la puissance des peuples. Quelles masses ! cela semblait devoir être éternel. Cependant cela se détruit, cela passe, bientôt cela sera passé ; et il y a longtemps que la multitude innombrable d’hommes qui vivaient, s’agitaient, s’armaient, se haïssaient, projetaient autour de ces monuments, n’est plus. Parmi ces hommes, il y avait un César, un Démosthène, un Cicéron, un Brutus, un Caton. A leur place, ce sont des serpents, des Arabes, des Tartares, des prêtres, des bêtes féroces, des ronces, des épines. Où régnait la foule et le bruit, il n’y a plus que le silence et la solitude. Les ruines sont plus belles au soleil couchant que le matin. Le matin, c’est le moment où la scène du monde va devenir tumultueuse et bruyante. Le soir, c’est le moment où elle va devenir silencieuse et tranquille…

Eh bien, ne voilà-t-il pas que je vais me plonger dans les profondeurs de l’analogie des idées et des sentiments, analogie qui dirige secrètement l’artiste dans le choix de ses accessoires ! Mais halte-là ; il faut finir.

Millet Francisque

52. Un paysage où St.e Geneviève reçoit la bénédiction de St. Germain

Couleur triste, touche lourde ; et puis un paysage de théâtre où une marmotte du boulevard, un paysan et une paysanne bariolés, et un évêque d’Avranches, tout ressemble à une scène d’opéra-comique. [131]

53. Autres paysages

54. Deux tĂŞtes en pastel

Au pont Notre-Dame.

Nonnotte

Je ne sais comment celui-ci est entré à l’Académie : il faut que je voie son morceau de réception.

Boizot

56. Les Grâces qui enchaînent l’Amour

La scène se passe en l’air, où l’on voit un Amour qui se tortille, et des Grâces plus lourdes, plus épaisses, plus maflées, comme j’en vois aux étaux, lorsque je reviens chez moi par la rue des Boucheries. [132]

57. Mars et l’Amour disputent sur le pouvoir de leurs armes.Sujet tiré d’Anacréon.

C’est un plaisir que de voir comme M. Boizot a platement parodié en peinture le poète le plus élégant et le plus délicat de la Grèce. Je n’ai pas le courage de décrire cela. Lisez Anacréon ; et si vous avez son buste, brûlez devant le tableau de Boizot, et qu’il lui soit défendu d’ouvrir jamais un auteur charmant qui lui inspire d’aussi maussades choses.

Le Bel

58. Plusieurs tableaux de paysages

Je voudrais bien savoir comment Chardin, Vernet et Loutherbourg ne font pas tomber les pinceaux de la main à tous ces gens-là. Homère, Horace, Virgile, ont écrit, et j’ose bien écrire après eux. Allons, monsieur Le Bel, peignez donc.

Ici, c’est une gorge pratiquée entre des montagnes ; celles de la droite, hautes et dans l’ombre ; celles de la gauche, basses et éclairées, avec quelques passants qui les traversent. Là, c’est encore une gorge pratiquée entre des montagnes ; celles de la droite, hautes et dans l’ombre ; celles de la gauche, basses et éclairées, avec un torrent qui se précipite dans l’intervalle.

Mauvaises figures, nature fausse, et pas la première étincelle des talents [133] du peintre. M. Le Bel ignore qu’un paysagiste est un peintre en portrait, qui n’a guère d’autre mérite que de faire très ressemblant.

Perronneau

Parmi ses portraits, il y en avait un de femme qu’on pouvait regarder, bien dessiné, et mieux dessiné qu’à lui n’appartient. Il vivait, et le fichu était à tromper.

Vernet

Vue du port de Dieppe. Les Quatre parties du jour. Deux vues des environs de Nogent-sur-Seine. Un naufrage. Un paysage. Un autre naufrage. Une marine au coucher du soleil. Sept petits paysages. Deux autres marines. Une tempête, et plusieurs autres tableaux sous un même numéro. Vingt-cinq tableaux, mon ami ! vingt-cinq tableaux ? et quels tableaux ! c’est comme le Créateur, pour la célérité ; c’est comme la nature, pour la vérité. Il n’y a presque pas une de ces compositions à laquelle un peintre qui aurait bien employé son temps, n’eût donné les deux années qu’il a mises à les faire toutes. Quels effets incroyables de lumière ! les beaux ciels ! quelles eaux ! quelle ordonnance ! quelle prodigieuse variété de scènes ! [134] Ici, un enfant échappé du naufrage, est porté sur les épaules de son père ; là, une femme étendue, morte sur le rivage, et son époux qui se désole. La mer mugit, les vents sifflent, le tonnerre gronde, la lueur sombre et pâle des éclairs perce la nue, montre et dérobe la scène. On entend le bruit des flancs d’un vaisseau qui s’entrouvre ; ses mâts sont inclinés, ses voiles déchirées : les uns, sur le pont, ont les bras levés vers le ciel ; d’autres se sont élancés dans les eaux. Ils sont portés par les flots contre des rochers voisins, où leur sang se mêle à l’écume qui les blanchit. J’en vois qui flottent ; j’en vois qui sont prêts à disparaître dans le gouffre ; j’en vois qui se hâtent d’atteindre le rivage, contre lequel ils seront brisés. La même variété de caractères, d’actions et d’expressions règne sur les spectateurs : les uns frissonnent et détournent la vue ; d’autres secourent, d’autres immobiles regardent. Il y en a qui ont allumé du feu sous une roche ; ils s’occupent à ranimer une femme expirante, et j’espère qu’ils y réussiront. Tournez vos yeux sur une autre mer, et vous verrez le calme avec tous ses charmes. Les eaux tranquilles, aplanies et riantes, s’étendent en perdant insensiblement de leur transparence, et s’éclairant insensiblement à leur surface, depuis le rivage jusqu’où l’horizon confine avec le ciel. Les vaisseaux sont immobiles ; les matelots, les passagers ont tous les amusements qui peuvent tromper leur impatience. Si c’est le matin, quelles vapeurs légères s’élèvent ! comme ces vapeurs éparses sur les objets de la nature, les ont rafraîchis et vivifiés ! Si c’est le soir, comme la cime de ces montagnes se dore ! de quelles nuances les cieux sont colorés ! comme les nuages marchent, se meuvent et viennent déposer dans les eaux la teinte de leurs couleurs ! Allez à la campagne, tournez vos regards vers la voûte des cieux, observez bien les phénomènes de l’instant, et vous jurerez qu’on [135] a coupé un morceau de la grande toile lumineuse que le soleil éclaire, pour le transporter sur le chevalet de l’artiste ; ou fermez votre main, et faites-en un tube qui ne vous laisse apercevoir qu’un espace limité de la grande toile, et vous jurerez que c’est un tableau de Vernet, qu’on a pris sur son chevalet et transporté dans le ciel. Quoique de tous nos peintres celui-ci soit le plus fécond, aucun ne me donne moins de travail. Il est impossible de rendre ses compositions ; il faut les voir. Ses nuits sont aussi touchantes que ses jours sont beaux ; ses ports sont aussi beaux que ses morceaux d’imagination sont piquants. Également merveilleux, soit que son pinceau captif s’assujettisse à une nature donnée, soit que sa muse, dégagée d’entraves, soit libre et abandonnée à elle-même ; incompréhensible, soit qu’il emploie l’astre du jour ou celui de la nuit, la lumière naturelle ou les lumières artificielles, à éclairer ses tableaux ; toujours harmonieux, vigoureux et sage, tel que ces grands poètes, ces hommes rares en qui le jugement balance si parfaitement la verve, qu’ils ne sont jamais ni exagérés, ni froids. Ses fabriques, ses édifices, les vêtements, les actions, les hommes, les animaux, tout est vrai. De près, il vous frappe ; de loin, il vous frappe plus encore. Chardin et Vernet, mon ami, sont deux grands magiciens. On dirait de celui-ci qu’il commence par créer le pays, et qu’il a des hommes, des femmes, des enfants en réserve dont il peuple sa toile, comme on peuple une colonie ; puis il leur fait le temps, le ciel, la saison, le bonheur, le malheur qu’il lui plaît. C’est le Jupiter de [136] Lucien, qui, las d’entendre les cris lamentables des humains, se lève de table, et dit : « De la grêle en Thrace... » ; et l’on voit aussitôt les arbres dépouillés, les moissons hachées et le chaume des cabanes dispersé : « la peste en Asie... » ; et l’on voit les portes des maisons fermées, les rues désertes et les hommes se fuyant : « ici, un volcan... » ; et la terre s’ébranle sous les pieds, les édifices tombent, les animaux s’effarouchent et les habitants des villes gagnent les campagnes : « une guerre là... » ; et les nations courent aux armes et s’entr’égorgent : « en cet endroit une disette... » ; et le vieux laboureur expire de faim sur sa porte. Jupiter appelle cela gouverner le monde, et il a tort. Vernet appelle cela faire des tableaux, et il a raison.

66. Le Port de Dieppe

Grande et immense composition. Ciel léger et argentin ; belle masse de bâtiments ; vue pittoresque et piquante ; multitude de figures occupées à la pêche, à l’apprêt, à la vente du poisson, au travail, au raccommodage des filets, et autres pareilles manœuvres ; actions naturelles et vraies ; figures vigoureusement et spirituellement touchées ; cependant, car il faut tout dire, ni aussi vigoureusement, ni aussi spirituellement que de coutume. [137]

67. Dans les Quatre parties du jour

La plus belle entente de lumières. Je vais parcourant ces morceaux, et ne m’arrêtant qu’au talent particulier, au mérite propre qui les distinguent. Qu’en arrivera-t-il ? C’est qu’à la fin vous concevrez que cet artiste a tous les talents et tous les mérites.

68. Deux Vues de Nogent-sur-Seine

Excellente leçon pour Leprince, dont on a entremêlé les compositions avec celles de Vernet. Il ne perdra pas ce qu’il a, et il connaîtra ce qui lui manque. Beaucoup d’esprit, de légèreté et de naturel dans les figures de Leprince ; mais de la faiblesse, de la sécheresse, peu d’effet. L’autre, peint dans la pâte, est toujours ferme, d’accord, et étouffe son voisin. Les lointains de Vernet sont vaporeux, ses ciels légers : on n’en saurait dire autant de Leprince. Celui-ci n’est pourtant pas sans mérite. En s’éloignant de Vernet, il se fortifie et s’embellit ; l’autre s’efface et s’éteint. Ce cruel voisinage est encore une des malices du tapissier Chardin. [138]

69. Deux pendants, l’un un naufrage, l’autre un paysage

Le paysage est charmant ; mais le naufrage est tout autre chose. C’est surtout aux figures qu’il faut s’attacher : le vent est terrible ; les hommes ont peine à se tenir debout. Voyez cette femme noyée qu’on vient de retirer des eaux ; et défendez-vous de la douleur de son mari, si vous le pouvez.

70. Autre naufrage au clair de lune

Considérez bien ces hommes occupés à réchauffer cette femme évanouie, au feu qu’ils ont allumé sous une roche, et dites que vous avez vu un des groupes les plus intéressants qu’il fût possible d’imaginer ; et cette scène touchante, comme elle est éclairée ; et cette voûte, comme elle est teinte de la lueur rougeâtre des feux ; et ce contraste de la lumière faible et pâle de la lune et de la lumière forte, rouge, triste et sombre des feux allumés. Il n’est pas permis à tout peintre d’opposer ainsi des phénomènes aussi discordants, et d’être harmonieux. Le moyen de n’être pas faux où les deux lumières se rencontrent, se fondent et forment une splendeur particulière ? [139]

71. Marine au coucher du soleil

Si vous avez vu la mer Ă  cinq heures du soir en automne, vous connaissez ce tableau.

72. Sept petits tableaux de paysage

Je voudrais en savoir un médiocre, je vous le dirais. Le plus faible est beau, j’entends beau pour un autre ; car il y en a un ou deux qui sont au-dessous de l’artiste, et que Chardin a cachés. Pensez des autres tant de bien qu’il vous plaira.

Ces sept petits tableaux appartiennent à Mme Geoffrin, et servent avec les quatre petites pastorales de Boucher à la décoration d’un boudoir.

Le jeune Loutherbourg a aussi exposé une scène de nuit que nous eussions pu comparer avec celle de Vernet, si le tapissier l’eût voulu ; mais il a placé l’une de ces compositions à un des bouts du Salon, et l’autre à l’autre bout. Il a craint que ces deux morceaux ne se tuassent. Je les ai bien regardés ; mais j’avoue que je n’en sais pas assez pour juger entre eux. Il y a, ce me semble, plus de vigueur d’un côté, plus d’harmonie et de moelleux de l’autre. Quant à l’intérêt, des pâtres mêlés avec leurs animaux qui se réchauffent sous une roche, ne sont pas à comparer avec [140] une femme mourante qu’on rappelle à la vie. Je ne crois pas non plus que le paysage qui occupe le reste de la toile de Loutherbourg, soit à mettre en parallèle avec la marine qui occupe le reste de la toile de Vernet. Les lumières de Vernet sont infiniment plus vraies et son pinceau plus précieux. Je résume. Loutherbourg serait vain du tableau de Vernet ; Vernet ne rougirait pas de celui de Loutherbourg.

Un des morceaux des Quatre saisons, celui où l’on voit à droite, sur le fond, un moulin à eau, autour du moulin les eaux courantes, au bord des eaux des femmes qui lavent du linge, m’a singulièrement frappé par la couleur, la fraîcheur, la diversité des objets, la beauté du site et la vie de la nature.

Le reste des paysages fait dire : aliquando bonus dormitat Homerus. Ces roches jaunâtres sont ternes, sourdes, sans effet. C’est partout une même teinte ; composition malade de bile répandue ; le pèlerin qui les traverse est pauvre, mesquin, dur et sec. Un peintre jaloux de sa réputation, n’aurait pas montré ce morceau ; un peintre jaloux de la réputation de son confrère, l’aurait mis au grand jour. J’aime à voir que Chardin pense et sente bien.

Autre composition malade d’une maladie plus dangereuse ; c’est la bile verte répandue. Celui-ci est aussi sec, aussi monotone, aussi terne, aussi froid, aussi sale que le précédent. Chardin l’a fourré dans le même coin. Monsieur Chardin, je vous en loue.

Il y aura, mon ami, dans cet article de Vernet, quelques redites de ce que j’en écrivais il y a deux ans ; mais l’artiste me montrant le même génie et le même pinceau, il faut bien que je retombe dans le même éloge. [141] Je persiste dans mon opinion. Vernet balance Claude le Lorrain dans l’art d’élever des vapeurs sur la toile, et il lui est infiniment supérieur dans l’invention des scènes, le dessin des figures, la variété des incidents, et le reste. Le premier n’est qu’un grand paysagiste tout court ; l’autre est un peintre d’histoire, selon mon sens. Le Lorrain choisit des phénomènes de nature plus rares, et par cette raison peut-être plus piquants. L’atmosphère de Vernet est plus commune, et par cette raison plus facile à reconnaître.

Roslin

77. Un père arrivant à sa terre, où il est revu par sa famille

Tableau de dix pieds, sur huit.

C’est la famille de La Rochefoucauld. Il y avait concurrence entre Roslin et Greuze. Notre amateur, M. Watelet, qui sait en peinture tout ce qu’il en a écrit en poésie, et M. de Marigny, chef et protecteur des [142] arts, ont fait préférer Roslin. Voyons ce qu’a fait celui-ci, et nous dirons ensuite un mot de ce que l’autre se proposait de faire. Je vais prendre ma description par la droite, et la suivre jusqu’à l’extrémité gauche de la toile.

On voit d’abord un carrosse de campagne, le cocher sur son siège, et quelques valets de pied. Vers la portière, plus sur le devant, une paysanne par le dos, étalant son tablier pour recevoir quelque largesse. Au pied de cette femme, un enfant encore par le dos, agenouillé, et le corps appuyé sur une hotte ; puis, un autre domestique. Plus sur le devant, un enfant en chemise et en culotte, tête et pieds nus, avec un groupe de paysans et de paysannes, auxquels un autre valet de pied distribue des aumônes. Le fils de la maison derrière son père. Le père, au-devant duquel la mère et ses filles, l’une à sa gauche, l’autre à sa droite, s’avancent bien posément. Derrière la mère, à quelque distance, un jeune homme faisant une révérence maussade. Proche de lui, deux jeunes enfants. Tout à fait sur la gauche, une jeune fille. Voilà les personnages et quelques uns des accessoires. Couvrez le fond d’une grande terrasse de verdure, et vous aurez toute la sublime composition de Roslin.

Une idée folle dont il est impossible de se défendre au premier aspect de ce tableau, c’est qu’on voit le théâtre de Nicolet, et la plus belle parade qui s’y soit jouée. On se dit à soi-même : Voilà le père Cassandre ; c’est lui, je le reconnais à son air long, sec, triste, enfumé et maussade. Cette grande créature, qui s’avance en satin blanc, c’est mademoiselle Zirzabelle, et celui-là qui tire sa révérence, c’est le beau M. Liandre. C’est lui. Le reste, ce sont les bambins de la famille.

[143] Jamais composition ne fut plus sotte, plus plate et plus triste. Le raide des figures l’a surnommée le jeu de quilles. Mais faisons marcher aussi nos observations de la droite à la gauche. Les laquais, les valets de pied, les paysans, les enfants, le carrosse, durs et secs, tant qu’on veut. Les autres figures, sans expression dans les têtes, sans grâce, sans dignité dans le maintien. C’est un cérémonial d’un froid, d’un empesé, à faire bâiller. Ni cette femme ne songe à aller au-devant de son époux les bras ouverts, ni cet époux à ouvrir ses bras pour la recevoir, ni aucun de ses petits-enfants ne se détache des autres et ne crie : « Bonjour, mon grand-papa ; bonjour, mon grand-papa. » Je ne sais si tous ces gens-là étaient bien pressés, bien contents de le rejoindre ; cela devait être, car c’est la famille de France la plus unie, la plus honnête, et où l’on s’aime le plus ; mais c’est à l’hôtel et non sur la toile de Roslin. Ici, il n’y a ni âme, ni vie, ni joie, ni vérité. Ni âme, ni vie, ni joie, ni vérité dans les maîtres. Ni âme, ni vie, ni joie, ni vérité dans les valets. Ni âme, ni vie, ni vérité, ni joie, ni mouvement dans les paysans. C’est un grand et triste éventail. Cette grande terrasse verte et monotone qui occupe le fond, joue très bien le vieux tapis usé d’un billard, et achève d’obscurcir, d’assourdir et d’attrister la scène.

[144] Cependant il faut avouer qu’il y a des étoffes, des draperies, des imitations de détail de la plus grande vérité. Ce satin, par exemple, de mademoiselle Zirzabelle, est on ne peut mieux de mollesse, de couleur, de reflets et de plis. Mais s’il ne faut pas habiller un homme comme un mannequin, il ne faut pas habiller un mannequin comme un homme. Plus la draperie est vraie, plus l’ensemble déplaît, si la figure est fausse. J’en dis autant de la perfection de ces broderies. Plus elles sont parfaites, plus elles font sortir la fausseté des objets faux sur lesquels elles sont appliquées. Puisque toutes les figures sont mannequinées, il fallait aussi mannequiner les draperies. Voulez-vous sentir la vérité de mon observation, attachez un beau point de Hongrie sur un bras de bois, vous verrez comme le travail et la richesse du point, et la vérité des plis, dessécheront encore et raidiront ce bras de bois.

Ce rare morceau coûte quinze mille francs ; et l’on donnerait toute chose à un homme de goût pour l’accepter, qu’il n’en voudrait point. Une seule tête de Greuze aurait mieux valu.-Mais, me direz-vous, Greuze fait le portrait, et supérieurement à Roslin.-Il est vrai.-Greuze compose, et Roslin n’y entend rien.-D’accord.-Pourquoi donc le Watelet et le Marigny ?-Et qui est-ce qui sait les motifs particuliers qui meuvent ces grandes têtes-là ? Greuze proposait de rassembler la famille dans un *salon le matin, d’occuper les hommes à de la physique expérimentale, les femmes à travailler, et les enfants turbulents à désespérer les uns et [145] les autres. Il proposait quelque chose de mieux ; c’était d’amener au château du bon seigneur, les paysans, pères, mères, frères, sœurs, enfants, pénétrés de la reconnaissance du secours qu’ils en avaient obtenu dans la disette de 1757. Dans cette année malheureuse, M. de La Rochefoucauld sacrifia soixante mille francs à faire travailler tous les habitants de sa terre. On donna six liards, deux sols aux enfants de cinq ans qui ramassaient des pierres dans des petits paniers. Voilà l’action qu’il convenait de consacrer par la peinture ; et l’on conviendra que ce spectacle eût autrement affecté que les compliments du père Cassandre, les révérences de M. Liandre, le satin de mademoiselle Zirzabelle, et toute la parade de Nicolet.

Il y avait cent traits de cette illustre et respectable famille à consacrer. M. le duc de La Rochefoucauld était, en ces derniers temps, presque le seul qui vécût dans ses terres en grand seigneur. Il joignait à l’avantage d’être le chef d’une des plus illustres familles de France le mérite d’être un des plus honnêtes hommes du royaume. Son rang se montrait, non dans la hauteur de ses manières, mais par d’éminentes vertus. Sa fortune immense servait à répandre des bienfaits, à encourager l’industrie, à mettre le pauvre en état de gagner sa vie par son travail. Cet esprit de bienfaisance et de bonté s’est perpétué dans sa famille. Mme la duchesse d’Enville est une des plus excellentes femmes que j’aie jamais connues. Tout ce qu’elle a fait pour secourir, soutenir, protéger la malheureuse famille Calas, est incroyable. Je ne pardonnerai à M. Roslin, ni à la vie, ni à la mort, d’avoir aussi ridiculement et aussi maussadement travesti la femme de France que j’aime et que je respecte le plus.

Roslin est aujourd’hui un aussi bon brodeur que Carle Vanloo fut autrefois un grand teinturier. Cependant il pouvait être un peintre ; mais il fallait venir de bonne heure dans Athènes. C’est là qu’aux dépens de l’honneur, de la bonne foi, de la vertu, des mœurs, on a fait des progrès surprenants dans les choses de goût, dans le sentiment de la grâce dans la connaissance et le choix des caractères, des expressions, et des autres accessoires d’un art qui suppose le tact le plus délié, le plus délicat, le jugement le plus exquis, je ne sais quelle noblesse, une sorte d’élévation, une multitude de qualités fines, vapeurs délicieuses qui s’élèvent du fond d’un cloaque. Ailleurs, on aura de la verve ; mais elle sera dure, agreste et sauvage. Les Goths, les Vandales, ordonneront une scène ; mais combien de siècles s’écouleront avant qu’ils sachent, je ne dis pas l’ordonner comme Raphaël, mais sentir combien Raphaël l’a noblement, simplement, grandement [146] ordonnée. Croyez-vous que les beaux-arts puissent avoir aujourd’hui à Neuchâtel ou à Berne, le caractère qu’ils ont eu autrefois dans Athènes ou dans Rome, ou même celui qu’ils ont sous nos yeux à Paris ? Non, les mœurs n’y sont pas. Les peuples sont dispersés par pelotons. Chacun parle un ramage particulier, dur et barbare. Il n’y a point de concurrence d’un canton à un autre. Il faut la rivalité et l’effervescence de vingt millions d’hommes réunis pour faire sortir de la foule un grand artiste. Prenez ces soixante mille ouvriers qui forment notre manufacture de Lyon ; dispersez-les dans le royaume ; peut-être la main-d’œuvre restera-t-elle la même, mais le goût sera perdu. Il est une empreinte nationale que Roslin a gardée, et qui l’arrête. Si Mengs fait des prodiges, c’est qu’il s’est expatrié jeune ; c’est qu’il est à Rome ; c’est qu’il n’en est pas sorti. Arrachez-le d’au-delà des Alpes ; séparez-le des grands modèles ; enfermez-le à Breslau, et nous verrons ce qu’il deviendra. Et pourquoi ne vous le garantirais-je pas abâtardi, nul, avant qu’il soit dix ans ? Moi qui vois tous les jours nos maîtres et nos élèves perdre ici, dans la capitale, le grand goût qu’ils ont apporté de l’école romaine ; moi qui connais par expérience l’influence du séjour de la province ; moi qui ai vécu dans le même grenier avec Preissler et Wille, et qui sais ce qu’ils sont devenus. Jusqu’à présent, [147] je n’ai connu qu’un homme dont le goût soit resté pur et intact au milieu des barbares. C’est Voltaire ; mais quelle conséquence générale à tirer d’un être bizarre qui devient généreux et gai, à l’âge où les autres deviennent avares et tristes ?

Sur ce sujet je dirai, en prenant le ton irrésolu et l’accent gascon de M. de Mairan, qu’il y a bien des choses à dire ; mais c’est la matière d’un traité et non pas d’une feuille. Au reste, le philosophe ressemble ici aux prédicateurs à qui un mauvais passage d’un livre apocryphe fournit le texte d’un sermon important. M. Roslin ne valait pas trop la peine de faire agiter cette grande question qui intéresse la réputation des diverses nations de l’Europe.

m Roslin aurait eu beau venir en France en quittant le berceau, il aurait toujours été froid et sans grâce, tout comme feu M. Coypel, qui, quoique né en France et décoré du titre de premier peintre du roi, n’a pas laissé d’être froid comme glace et un des plus mauvais peintres de l’Académie. M. Roslin ne devrait jamais peindre la figure, ni la nature animée ; il faut qu’il s’en tienne aux étoffes, aux broderies, aux dentelles.

78. Une tĂŞte de jeune fille

Cet essai des pastels à l’huile ne me déplaît pas. Cette manière de peindre est vigoureuse ; cela tiendra mieux que cette poussière précieuse que le peintre en pastel dépose sur sa toile, et qui s’en détache aussi facilement que celle des ailes du papillon.

79. Autres portraits

Ses autres portraits sont communs, pour ne rien dire de pis. Nulle transparence : ces emprunts imperceptibles, cette dégradation délicate d’où [148] résulte l’harmonie, ne vous y attendez pas ; ils sont d’une couleur (je ne dis pas d’un coloris) entière ; c’est du rouge et du plâtre.

Nos deux Dames de France, bien engoncées, bien raides, bien massives, bien ignobles, bien maussades, bien plaquées de vermillon, ressemblent supérieurement à deux têtes de coiffeuses surchargées de graines, de chenilles, d’agréments, de chaînettes, de points, de souci de hannetons, de fleurs, de festons, de toute la boutique d’une marchande de modes : ce sont, si vous l’aimez mieux, deux grosses créatures en chasuble, qu’on ne saurait regarder sans rire, tant le mauvais goût en est évident.

Valade

Nous devons, mon ami, un petit remerciement à nos mauvais peintres ; car ils ménagent votre copiste et mon temps. Vous m’acquitterez auprès de M. Valade, si vous le rencontrez jamais.

Roslin est un Guide, un Titien, un Paul Véronèse, un Van Dyck, en comparaison de Valade. [149]

Desportes neveu

Ne m’oubliez pas non plus auprès de M. Desportes.

82. Plusieurs tableaux d’animaux, de gibier et de fruits

Desportes le neveu peint les animaux et les fruits. Voici un de ses morceaux, et ce n’est pas le plus mauvais.

Imaginez à droite un grand arbre ; suspendez à ses branches un lièvre groupé avec un canard ; au-dessous, accrochez la gibecière, la carnassière et la poire à poudre. Étendez à terre un lapin et quelques faisans : placez au centre du tableau, sur le devant, un chien couchant, formant un arrêt sur le gibier qui est au pied de l’arbre ; et, sur le fond, un lévrier qui retourne la tête et fixe le gibier suspendu.

Cela n’est pas sans couleur et sans vérité. Monsieur Desportes, attendez que M. Chardin n’y soit plus, et nous vous regarderons. Je ne me soucie ni de ce morceau, ni de celui où sur une table de marbre on voit à droite des livres à plat, avec un gros in-folio sur la tranche, qui sert d’appui à un livre de musique ouvert, contre lequel est dressé un violon ; à gauche, une guirlande de muscats blancs, des fruits, des prunes, des grains de raisin détachés et des roses. Mais j’aime mieux le premier. Vous avez vu comme cela était dur et cru : eh bien ! entre vingt mille personnes que nos peintres ont attirées au Salon, je gage qu’il n’y en a pas cinquante en état de distinguer ces tableaux de ceux de Chardin. Et puis travaillez, donnez vous bien de la peine, effacez, peignez, repeignez ; et pour qui ? [150] Pour cette petite église invisible d’élus qui entraînent les suffrages de la multitude, me répondrez vous, et qui assurent tôt ou tard à un artiste son véritable rang. En attendant, il est confondu avec la multitude, et il meurt avant que nos apôtres clandestins aient opéré la conversion des sots. Il faut, mon ami, travailler pour soi ; et tout homme qui ne se paie pas par ses mains, en recueillant dans son cabinet, par l’ivresse, par l’enthousiasme du métier, la meilleure partie de sa récompense, ferait fort bien de demeurer en repos.

Mme Vien

83. Un pigeon qui couve

Il est posé sur son panier d’osier. On voit des brins de la paille du nid, qui s’échappent irrégulièrement autour de l’oiseau. Il a de la sécurité. Sans voir le nid, un savant pigeonnier comme vous devinerait ce qu’il fait. Il est de profil, et l’on croit le voir en entier. Son plumage brun est de la plus grande vérité : la tête et le cou sont à tromper. La finesse et le précieux de ce morceau arrêtent et font plaisir. Si je ne craignais qu’on m’accusât de m’arrêter à des fétus, je dirais que les brins d’osier du panier sont trop faiblement touchés par-devant, et que c’est le contraire aux brins de paille qui sortent du panier par-derrière. [151]

De Machy

Les belles études qu’il y aurait à faire au Salon ! Que de lumières à recueillir de la comparaison de Vanloo avec Vien, de Vernet avec Leprince, de Chardin avec Roland, de Machy avec Servandoni ! Il faudrait être accompagné d’un artiste habile et véridique qui nous laisserait voir et dire tout à notre aise, et qui nous cognerait de temps en temps le nez sur les belles choses que nous aurions dédaignées, et sur les mauvaises qui nous auraient extasiés. On ne tarderait pas à s’entendre au technique : pour l’idéal, cela ne s’apprend pas. Celui qui sait juger un poète sur ce point, sait aussi juger un peintre. Il y aurait seulement quelques sujets où le Cicerone nous ferait sentir que l’artiste a préféré telle action moins vraie, tel caractère plus faible, telle position moins frappante, à d’autres dont il ne méconnaissait pas l’avantage, parce qu’il y avait plus à perdre qu’à gagner pour l’ensemble. De Machy, vu tout seul, peut obtenir un signe d’approbation. Placé devant Servandoni, on crache dessus. En voyant l’un agrandir de petites choses, on sent que l’autre en rapetisse de grandes. Le coloris ferme et vigoureux du premier, fait sortir le papier mâché, le gris, le blafard du second. Quelque obtus qu’on soit, il faut être frappé de la fadeur, de l’insipidité de celui-ci, mise en contraste avec la verve et la chaleur de celui-là. Allons au fait.

85. Le Portail de St.e-Geneviève, le jour que le roi en posa la première pierre

Ce portail, qui est grand et noble, est devenu un petit château de [152] cartes. Ce concours, ce tumulte du peuple, où il y eut plusieurs citoyens blessés, étouffés, écrasés, il n’y est pas ; mais à la place, de petits bataillons carrés de marionnettes bien droites, bien tranquilles, bien de file les unes à côté des autres ; la froide symétrie d’une procession, à la place du désordre, du mouvement d’une grande cérémonie. Il n’y a ni verve, ni variété, ni caractères, ni couleur, ni esprit ; nul effet général ; ton blafard. Cochin vaut infiniment mieux dans ses bals de la cour.

86. Deux Tableaux, sous le même n°, représentant la colonnade du Louvre

Cela ne donne aucune idée de la chose. Il n’y a de surprenant que l’art de réduire à rien un des plus grands, des plus imposants monuments du monde. C’est tout au rebours de Servandoni. Écrivez sous ce morceau : Magnus videri, sentiri parvus. [153]

87. Le Passage sous le péristyle du Louvre, du côté de la rue Fromenteau

Peint gris, grande architecture encore appauvrie ; c’est le talent de l’homme. Il y a cependant un rayon de soleil qui vient du dedans de la cour, qui a de l’effet.

88. La Construction de la nouvelle Halle

Plat, toujours gris, sans entente de lumière : c’est un vrai tableau de lanterne magique. Comme il montre des grues, des échafauds, du fracas, et qu’il papillote bien d’ombres noires, très noires, et de lumières blanches, très blanches, projeté sur un grand drap, il réjouira beaucoup les enfants. [154]

89. Ruines d’architecture

Je ne sais ce que c’est que ses autres Ruines, ni vous, ni moi, ni personne.

Drouais, le fils, portraitiste

Bien des remerciements à Drouais, avec les vôtres ; vous m’entendez.

Tous les visages de cet homme-là ne sont que le rouge vermillon le plus précieux, artistement couché sur la craie la plus fine et la plus blanche. Passons tous ces portraits, vite, vite, pour nous arrêter un moment devant ce Jeune homme vêtu à l’espagnole, et jouant de la mandore. Il est certain qu’il est charmant de caractère, d’ajustement et de visage, et que si un enfant de cet âge-là se promenait au Palais-Royal ou aux Tuileries, il arrêterait les regards de toutes nos femmes ; et qu’à l’église il n’y a point de dévote qui n’en eût quelque distraction ; mais il est beau comme toutes nos dames que nous voyons passer dans leurs chars dorés sur le rempart. Il n’y en a pas une de laide sur le devant ou sur le fond de sa voiture, et pas une qui ne déplût sur la toile. Ce n’est pas de la chair [155] ; car où est la vie, l’onctueux, le transparent, les tons, les dégradations, les nuances ? c’est un masque de cette peau fine dont on fait les gants de Strasbourg ; aussi ce jeune homme, attrayant par sa jeunesse, la grâce de sa position, le luxe de son ajustement, est-il froid, insipide et mort.

Supposez, mon ami, au Petit Anglais dont vous voulez que je parle, une couleur vraie, et le morceau sera précieux ; car il est bien vêtu, et d’une naïveté d’expression et de caractère tout à fait piquante. Il a quelque chose de plus original que son Polisson, qui fit une fortune si générale au Salon dernier.

Le Petit Espagnol et le Petit Anglais appartiennent à Mme Geoffrin. Le premier est le marquis de la Jamaïque, fils du duc de Berwick, à qui l’on a seulement éclairci un peu le teint espagnol et jaunâtre. Le second est le portrait du petit Fox, le plus jeune des fils de milord Holland. je ne comprends pas comment Drouais n’est pas le peintre de toutes les femmes de Paris. Sa craie et son vermillon, avec de la grâce dans les positions et du goût dans la parure, sont précisément ce qu’il leur faut. Roslin est aussi faux que Drouais, et, par dessus le marché, maussade et froid. Cependant, il a la pratique des femmes, et Drouais paraît réduit aux enfants.

Juliart

A M. Juliart la même politesse, s’il vous plaît, qu’à M. Drouais. Si vous trouvez âme qui vive à Paris, autre que le Menu M. de La Ferté, qui sache que M. Juliart ait fait un paysage, deux paysages, trois dessins de paysage, j’ai tort de ne les avoir pas vus, admirés, et de m’en taire. Cependant, mon ami, ma devise n’est pas celle du sage Horace : Nil admirari. Si l’on ne peut obtenir et garder le bonheur qu’à cette condition, Denis le [156] philosophe est fort à plaindre... Vous entendez mal le nil admirari du poète, me direz-vous, c’est : Il ne faut s’étonner de rien... Grimm, prenez-y garde ; on n’admire guère ce qui n’étonne pas ; et comptez que si M. de La Ferté, propriétaire des productions de M. Juliart, admire ces productions, c’est qu’il est plus ou moins étonné du prodigieux talent de l’artiste.

En revanche on peut s’étonner sans admirer. Ainsi, si je m’étonne du goût de M. de La Ferté, je ne l’admire pas pour cela.

Casanove

C’est un grand peintre que ce Casanove ; il a de l’imagination, de la verve ; il sort de son cerveau des chevaux qui hennissent, bondissent, mordent, ruent et combattent ; des hommes qui s’égorgent en cent manières diverses ; des crânes entrouverts, des poitrines percées, des cris, des menaces, du feu, de la fumée, du sang, des morts, des mourants, toute la confusion, toutes les horreurs d’une mêlée. Il sait aussi ordonner des compositions plus tranquilles, et montrer aussi bien le soldat en marche, ou faisant halte, qu’en bataille ; et quelques-unes des parties les plus importantes du technique ne lui manquent pas.

Casanove est Allemand ; mais comme je n ’accorde pas que Roslin prouve quelque chose contre l’Allemagne et le Nord, je ne prétends pas non plus que Casanove fasse preuve en leur faveur. Et, pour tout dire, je trouve l’éloge que le philosophe en fait trop magnifique. Je doute que Casanove parvienne jamais à la réputation d’un peintre de la première force. Les érudits en peinture reconnaissent ses groupes et ses lambeaux pillés, ses larcins de toute espèce ; et les tableaux qu’il a exposés dans ce Salon n’ont pas fait la sensation qui précède la réputation d’un grand peintre.

94. Une marche d’armée

Voici une des plus belles machines et des plus pittoresques que je connaisse. Le beau spectacle ! la belle et grande poésie ! Comment vous [157] transporterai-je au pied de ces roches qui touchent le ciel ? Comment vous montrerai-je ce pont de grosses poutres soutenues en dessous par des chevrons, et jeté du sommet de ces roches vers ce vieux château ? Comment vous donnerai-je une idée vraie de ce vieux château, des antiques tours dégradées qui le composent, et de cet autre pont en voûte qui les unit et les sépare ? Comment ferai-je descendre le torrent des montagnes, en précipiterai-je les eaux sous ce pont, et les répandrai-je tout autour du site élevé sur lequel la masse de pierre est construite ? Comment vous tracerai-je la marche de cette armée, qui part du sentier étroit qu’on a pratiqué sur le sommet des roches, et qui conduit laborieusement et tortueusement les hommes du haut de ces roches sur le pont qui les unit au château ? Comment vous effrayerai-je pour ces soldats, pour ces lourdes et pesantes voitures de bagages qui passent de la montagne au château, sur cette tremblante fabrique de bois ? Comment vous ouvrirai-je entre ces bois pourris, des précipices obscurs et profonds ? Comment ferai-je passer tout ce monde sous les portes d’une des tours, le conduirai-je de ces portes sous la voûte de pierre qui les unit, et le disperserai-je ensuite dans la plaine ? Dispersé dans la plaine, vous exigerez que je vous peigne les uns baignant leurs chevaux, les autres se désaltérant, ceux-ci étendus nonchalamment sur les bords de cet étang vaste et tranquille ; ceux-là, sous une tente qu’ils ont formée d’un grand voile qui tient ici au tronc d’un arbre ; là, à un bout de roche, buvant, causant, riant, mangeant, dormant, assis, debout, couchés sur le dos, couchés sur le ventre, hommes, femmes, enfants, armes, chevaux, bagages. Mais peut-être qu’en désespérant de réaliser dans votre imagination tant d’objets animés, inanimés, ils le sont ; et je l’ai fait. Si cela est, Dieu soit loué. Cependant, je ne m’en tiens pas quitte. Laissons respirer la muse de Casanove et la mienne, et regardons leur ouvrage plus froidement.

[158] A droite du spectateur, imaginez une masse de grandes roches de hauteurs inégales ; sur les plus basses de ces roches, un pont de bois jeté de leur sommet, au pied d’une tour ; cette tour, unie et séparée d’une autre tour, par une voûte de pierre ; cette fabrique, d’ancienne architecture militaire, bâtie sur un monticule ; des eaux qui descendent des montagnes, se rendent sous le pont de bois, sous la voûte de pierre, font le tour par-derrière du monticule, et forment à sa gauche un vaste étang. Supposez un arbre au pied du monticule ; couvrez le monticule de mousse et de verdure ; appliquez contre la tour, qui est à droite, une chaumière ; faites sortir d’entre les pierres dégradées du sommet de l’une et l’autre tour, des arbrisseaux et des plantes parasites. Hérissez-en la cime des montagnes qui sont à gauche. Au-delà de l’étang que les eaux ont formé à droite, supposez quelques ruines lointaines, et vous aurez une idée du local. Voici maintenant la marche de l’armée.

Elle défile du sommet des montagnes qui sont à droite, par un sentier escarpé ; elle se rend sur le pont de bois jeté des plus basses de ces montagnes au pied d’une des tours du château ; elle tourne le monticule sur lequel le château est élevé ; elle gagne la voûte de pierre qui unit les deux tours ; elle passe sous cette voûte ; et de là elle se répand, de gauche et de droite, autour du monticule, sur les bords de l’étang, et arrive en se repliant, au bas des hautes montagnes du sommet desquelles elle est partie. En levant les yeux, chaque soldat peut mesurer avec effroi la hauteur d’où il est descendu. Passons aux détails.

On voit au sommet des roches quelques soldats en entier ; à mesure qu’ils s’engagent dans le sentier escarpé, ils disparaissent ; on les retrouve lorsqu’ils débouchent sur le pont de bois ; ce pont est chargé d’une voiture de bagages ; une grande partie de l’armée a déjà fait le tour du monticule, passé sous la voûte de pierre, et se repose. Supposez autour du monticule [159] sur lequel le château s’élève, tous les incidents d’une halte d’armée, et vous aurez le tableau de Casanove. Il n’est pas possible d’entrer dans le récit de ces incidents ; ils se varient à l’infini ; et puis, ce que j’en ai esquissé dans les premières lignes, suffit.

Ah ! si la partie technique de cette composition répondait à la partie idéale ! Si Vernet avait peint le ciel et les eaux, Loutherbourg le château et les roches, et quelque autre grand maître les figures. Si tous ces objets, placés sur des plans distincts, avaient été éclairés et colorés selon la distance de ces plans : il faudrait avoir vu une fois en sa vie ce tableau ; mais malheureusement il manque de toute la perfection qu’il aurait reçue de ces différentes mains. C’est un beau poème, bien conçu, bien conduit, et mal écrit.

Ce tableau est sombre, il est terne, il est sourd. Toute la toile ne vous offre que les divers accidents d’une grande croûte de pain brûlé ; et voilà l’effet de ces grandes roches, de cette grande masse de pierre élevée au centre de la toile, de ce merveilleux pont de bois, et de cette précieuse voûte de pierre, détruit et perdu ; et voilà l’effet de toute cette variété infinie d’actions, détruit et perdu. Il n’y a point d’intelligence dans les tons de la couleur ; point de dégradation perspective ; point d’air entre les objets ; l’œil est arrêté, et ne saurait se promener. Les objets de devant n’ont rien de la vigueur exigée par leurs sites. Mon ami, si la scène se passe proche du spectateur, la figure placée la plus voisine de lui, sera au moins huit ou dix fois plus grande que celle qui sera distante de huit ou dix toises de cette figure ; alors, ou de la vigueur sur le devant, ou point de vérité, point d’effet. Si au contraire le spectateur est loin de [160] la scène, les objets seront relativement d’une dégradation plus insensible, et exigeront des tons plus doux, parce qu’il y aura plus de corps d’air entre l’œil et la scène. La proximité de l’œil sépare les objets, sa distance les presse et les confond. Voilà l’a, b, c, que Casanove paraît avoir oublié. Mais comment, me direz-vous, a-t-il oublié ici ce dont il se souvient si bien ailleurs ? Vous répondrai-je, comme je sens ? C’est qu’ailleurs son ordonnance est à lui ; il est inventeur. Ici, je le soupçonne de n’être que compilateur. Il aura ouvert ses portefeuilles d’estampes ; il aura habilement fondu trois ou quatre morceaux de paysagistes ensemble ; il en aura fait un croquis admirable ; mais lorsqu’il aura été question de peindre ce croquis, le faire, le métier, le talent, le technique, l’auront abandonné. S’il avait vu la scène dans la nature ou dans sa tête, il l’aurait vue avec ses plans, son ciel, ses eaux, ses lumières, ses vraies couleurs, et il l’aurait exécutée. Rien n’est si commun et si difficile à reconnaître que le plagiat en peinture. Je vous en dirai peut-être un mot dans l’occasion. Le style le décèle en littérature ; la couleur, en peinture. Quoi qu’il en soit, combien de beautés détruites par le monotone de ce morceau, qui reste, malgré cela, par la poésie, la variété, la fécondité, les détails des actions, la plus belle production de Casanove.

Cette belle production n’a pas fait de sensation.

Son inharmonie et le défaut d’entente dans les lumières ont blessé les ignorants et ont prouvé aux connaisseurs que ce tableau n’était qu’un centon pillé çà et là, et assorti sans jugement.

Il est de onze pieds de long, sur sept pieds de haut. [161]

95. Une bataille

Tableau de quatre pieds de long, sur trois pieds de haut.

C’est un combat d’Européens. On voit sur le devant un soldat mort ou blessé ; auprès, un cavalier dont le cheval reçoit un coup de baïonnette : ce cavalier lâche un coup de pistolet à un autre qui a le sabre levé sur lui. Vers la gauche, un cheval abattu dont le cavalier est renversé ; sur le fond, une mêlée de combattants. A droite, sur le devant, des roches et des arbres rompus. Le ciel est éclairé de feux et obscurci de fumée. Voilà la description la plus froide qu’il soit possible, d’une action fort chaude.

95. Autre bataille

Mêmes dimensions qu’au précédent.

C’est une action entre des Turcs et des Européens. Sur le devant, un enseigne turc, dont le cheval est abattu d’un coup porté à la cuisse gauche : le cavalier semble d’une main couvrir sa tête de son drapeau, et de l’autre se défendre de son sabre. Cependant un Européen s’est saisi du drapeau, et menace de son épée la tête de l’ennemi. A droite, sur le fond, des soldats diversement attaquants et attaqués : entre ces soldats, on en remarque un, le sabre à la main, spectateur immobile. Sur le fond, à gauche, des morts, des mourants, des blessés, et d’autres soldats presque de repos.

[162] Cette dernière bataille, c’est de la belle couleur prise sur la palette et transportée sur la toile ; mais nulle forme, nul effet, point de dessin : et pourquoi ? C’est que les figures sont un peu grandes, et que notre Casanove ne les sait pas rendre. Plus un morceau est grand, plus l’esquisse en est difficile à conserver.

La composition précédente, où les figures sont plus petites, est mieux. Toutefois il y a du feu, du mouvement, de l’action dans toutes deux. On y frappe bien ; on s’y défend bien ; on y attaque, on y tue bien. C’est l’image que j’ai des horreurs d’une mêlée.

Casanove ne dessine pas précieusement. Ses figures sont courtes. Quoique chaud dans sa composition, je le trouve monotone et stérile. C’est toujours au centre de sa toile un grand cheval avec ou sans son cavalier. Je sais bien qu’il est difficile d’imaginer une action plus grande, plus noble, plus belle, que celle d’un beau cheval appuyé sur ses deux pieds de derrière, jetant avec impétuosité ses deux autres pieds en avant, la tête retournée, la crinière agitée, la queue ondoyante, franchissant l’espace au milieu d’un tourbillon de poussière : mais parce qu’un objet est beau, faut-il le répéter à tout propos ? Les autres affectent de pyramider de haut en bas ; celui-ci, de pyramider de la surface de la toile vers le fond : autre monotonie. C’est toujours un point au centre de la toile, très saillant en devant ; puis de ce point, sommet de la pyramide, des objets sur des plans qui vont successivement en s’étendant jusqu’à la partie la plus enfoncée, où se trouve le plus étendu de tous ces plans, ou la base de la pyramide. Cette ordonnance lui est si propre, que je le reconnaîtrais d’un bout à l’autre d’une galerie. [163]

96. Un cavalier espagnol

Petite composition de dix pouces de large, sur quatorze pouces de haut.

L’Espagnol est à cheval : il occupe presque toute la toile. La figure, le cheval et l’action, sont du plus grand naturel. On voit, à droite, une troupe de soldats qui défilent vers le fond ; à gauche, ce sont des montagnes très suaves.

Beau petit tableau, très vigoureux, très chaud de couleur, et très vrai ; bonne touche, et spirituelle ; effet décidé, sans dureté. Achetez ce beau petit tableau, et soyez sûr de ne vous en jamais dégoûter, à moins que vous ne soyez né inconstant dans vos goûts. On quitte la femme la plus aimable, sans autre motif que la durée de ses complaisances. On s’ennuie de la plus douce des jouissances, sans trop savoir pourquoi. Pourquoi le tableau aurait-il quelque privilège sur la chose ? C’est pourtant une chose bien agréable que la vie. L’habitude, qui nous attache, rend les possessions moins flatteuses, et les privations plus cruelles. Comme cela est arrangé ! Y avez-vous jamais rien compris ?

Baudouin

Bon garçon, qui a de la figure, de la douceur, de l’esprit, un peu libertin ; mais qu’est-ce que cela me fait ? Ma femme a ses quarante-cinq ans passés, et il n’approchera pas de ma fille, ni lui ni ses compositions.

[164] Il y avait au Salon une quantité de petits tableaux de Baudouin, et toutes les jeunes filles, après avoir promené leurs regards distraits sur quelques tableaux, finissaient leurs tournées à l’endroit où l’on voyait la Paysanne querellée par sa mère, et le Cueilleur de cerises ; c’était pour cette travée qu’elles avaient réservé toute leur attention. On lit plutôt à un certain âge un ouvrage libre qu’un bon ouvrage, et l’on s’arrête plutôt devant un tableau ordurier que devant un bon tableau. Il y a même des vieillards qui sont punis de la continuité de leurs débauches, par le goût stérile qu’ils en ont conservé. Quelques-uns de ces vieillards se traînaient aussi, béquille en main, dos voûté, lunettes sur le nez, aux petites infamies de Baudouin.

98. Le Confessionnal

Un confessionnal est occupé par un prêtre. Il est entouré d’un troupeau de fillettes qui viennent s’accuser du péché qu’elles ont fait ou qu’elles feraient volontiers ; voilà pour l’oreille gauche du confesseur. Son oreille droite entendra les sottises des vieilles, des vieillards et des morveux qui occupent ce côté. Le hasard ou la pluie font entrer deux grands égrillards à l’église : les voilà qui ruent tout au travers des jeunes pénitentes. Le scandale s’élève. Le prêtre s’élance de sa boîte ; il s’adresse durement à nos deux étourdis. Voilà le moment du tableau. Le prêtre est moitié hors du confessionnal, il a l’air indigné. Un de ces jeunes hommes, la lorgnette à la main, l’air ironique et méprisant, la tête retournée vers [165] le confesseur, est tenté de lui dire son fait. Son camarade, qui pressent que l’affaire peut devenir grave, cherche à l’entraîner. Les fillettes ont la plupart les yeux hypocritement baissés ; les vieilles et les vieillards sont courroucés ; les marmousets, placés derrière leurs parents, sourient. Cela est plaisant ; mais la piété de notre archevêque, qui n’entend pas la plaisanterie, a fait ôter ce morceau.

Nota que la piété éclairée du prélat n’a pas été choquée du Cueilleur de cerises ni de la Fille querellée, mais seulement du Confessionnal.

99. La Fille éconduite

Dans un petit appartement de plaisir, un boudoir, on voit nonchalamment étendu sur une chaise longue, un cavalier peu disposé à renouveler sa fatigue ; debout, à côté de lui, une fille en chemise, l’air piqué, semble lui dire, en se remettant du rouge : Et c’est là tout ce que vous saviez ?

100. Le Cueilleur de cerises

On voit sur un arbre un grand garçon jardinier qui cueille des cerises. Au pied de l’arbre, une jeune paysanne prête à les recevoir dans son tablier : une autre paysanne, assise à terre, regarde le cueilleur ; entre celle-ci et l’arbre, un âne chargé de ses paniers, qui broute. Le jardinier a jeté sa poignée de cerises dans le giron de la paysanne ; il ne lui en est resté dans la main que deux accouplées sur la même queue qui les tient suspendues [166] au doigt du milieu. Mauvaise pointe, idée plate et grossière ; mais je dirai mon avis de tout cela à la fin.

101. Petite idylle galante

A droite, une ferme avec son colombier. A la porte de la ferme, au-dessous du colombier, une jeune paysanne assise, ou plutôt voluptueusement renversée sur un banc de pierre ; derrière elle, sa sœur cadette, debout : elles regardent, toutes deux, deux pigeons qui sont à terre à quelque distance, et qui se caressent. L’aînée rêve et soupire ; la cadette lui fait signe du doigt de ne pas effaroucher les deux oiseaux. Au haut de la maison, à la fenêtre d’un grenier à foin, un jeune paysan qui sourit malignement de l’indiscrétion voluptueuse de l’une, et de la crainte ingénue de l’autre. Passe pour cela ; c’est comme ma description, on y entend tout ce qu’on veut et tout ce qui y est, sans rougir. Autour du banc, on a jeté confusément un chaudron, des choux, des panais, une cruche, un tonneau, et d’autres objets champêtres.

101. Le Lever

C’est une jeune femme assise sur le bord d’un lit en baldaquin, et qui vient d’en sortir. Debout, sur un plan un peu plus reculé, une femme de chambre lui présente sa chemise ; à ses pieds, et plus sur le devant, une autre femme de chambre se dispose à lui mettre ses mules. Je ne sens pas le sel de cela. Voilà des mules où ces pieds n’entreront jamais : cela est ridicule et vrai. [167]

101. La Fille querellée par sa mère

La scène est dans une cave. La fille et son doux ami en étaient sur un point, sur un point... c’est dire assez que ne le dire point... lorsque la mère est arrivée justement, justement... C’est dire encore ceci bien clairement. La mère est en grande colère ; elle a les deux poings sur les côtés. Sa fille debout, ayant derrière elle une belle botte de paille fraîchement foulée, pleure ; elle n’a pas eu le temps de rajuster son corset et son fichu, et il y paraît bien. A côté d’elle, sur le milieu de l’escalier de la cave, on voit, par le dos, un gros garçon qui s’esquive. A la position de ses bras et de ses mains, on n’est aucunement en doute sur la partie de son vêtement qu’il relève. Nos amants étaient, du reste, gens avisés. Au bas de l’escalier, il y a sur un tonneau un pain, des fruits, une serviette, avec une bouteille de vin.

Cela est tout Ă  fait libertin ; mais on peut aller jusque-lĂ . Je regarde, je souris, et je passe.

101. La Fille qui reconnaît son enfant à Notre-Dame, parmi les enfants trouvés ; ou la Force du sang

L’église. Entre deux piliers, le banc des enfants trouvés ; autour du banc, une foule, la joie, le bruit, la surprise. Dans la foule, derrière la sœur grise, une grande fille qui tient un enfant, et qui le baise.

[168] Beau sujet manqué. Je prétends que cette foule nuit à l’effet, et réduit un événement pathétique à un incident qu’on devine à peine ; qu’il n’y a plus ni silence, ni repos, et qu’il ne fallait là qu’un petit nombre de spectateurs. Le dessinateur Cochin répond que, plus la scène est nombreuse, plus la force du sang paraît. Le dessinateur Cochin raisonne comme un littérateur, et moi je raisonne comme un peintre. Veut-on faire sortir la force du sang dans toute sa violence, et conserver à la scène son repos, sa solitude et son silence, voici comme il fallait s’y prendre, et comme Greuze s’y serait pris. Je suppose qu’un père et qu’une mère s’en soient allés à Notre-Dame avec leur famille, composée d’une fille aînée, d’une sœur et d’un petit garçon. Ils arrivent au banc des enfants trouvés ; le père, la mère avec le petit garçon, d’un côté ; la fille aînée et sa sœur cadette, de l’autre. L’aînée reconnaît son enfant. A l’instant, emportée par la tendresse maternelle, qui lui fait oublier la présence de son père, homme violent, à qui la faute avait été cachée, elle s’écrie, elle porte ses deux bras vers cet enfant ; sa sœur cadette a beau la tirer par son vêtement, elle n’entend rien. Cependant que cette cadette lui dit tout bas : « Ma sœur, vous êtes folle, vous n’y pensez pas ; mon père... » la pâleur s’empare du visage de la mère, et le père prend un air terrible et menaçant ; il jette sur sa femme des regards pleins de fureur, et le petit garçon, pour qui tout est lettre close, baye aux corneilles. La sœur grise est dans l’étonnement : le petit nombre de spectateurs, hommes et femmes d’un certain âge, car il ne doit point y en avoir d’autres, marquent, les femmes de la joie, de la pitié ; les hommes de la surprise. Et voilà ma composition, qui vaut mieux que celle de Baudouin. Mais il faut trouver l’expression de cette [169] fille aînée, et cela n’est pas aisé. J’ai dit qu’il ne devait y avoir autour du banc que des spectateurs d’un certain âge ; c’est qu’il est honnête et d’expérience que les autres, jeunes garçons et jeunes filles, ne s’y arrêtent pas. Donc... donc, Cochin ne sait ce qu’il dit. S’il défend son confrère contre la lumière de sa conscience et de son propre goût, à la bonne heure.

Et moi, qui sais ce que je dis, au moins dans cette occasion-ci, je dis que voilà un des plus beaux sujets de tableau qu’on puisse trouver, et que je suis désolé qu’il ne soit pas sorti de la tête de Greuze. De quoi se mêle ce barbouilleur de Baudouin, de traiter un sujet de ce pathétique, avec sa petite manière froide et léchée ? Qu’il reste peintre et poète de boudoir !

Greuze s’est fait peintre, prédicateur des bonnes mœurs ; Baudouin, peintre, prédicateur des mauvaises. Greuze, peintre de famille et d’honnêtes gens ; Baudouin, peintre de petites maisons et de libertins : mais heureusement il n’a ni dessin, ni génie, ni couleur ; et nous avons du génie, du dessin, de la couleur, et nous serons les plus forts. Baudouin me disait le sujet d’un tableau. Il voulait montrer chez une sage-femme une fille qui vient d’accoucher clandestinement, et que la misère forçait d’abandonner son enfant aux Enfants-Trouvés. « Et que ne placez-vous, lui répondis-je, la scène dans un grenier, et que ne me montrez-vous une honnête femme que le même motif contraint à la même action ? cela sera plus beau, plus touchant et plus honnête. Un grenier prête plus au talent que le taudis d’une sage-femme. Quand il n’en coûte aucun sacrifice à l’art, ne vaut-il pas mieux mettre la vertu que le vice en scène ? Votre composition n’inspirera qu’une pitié stérile ; la mienne inspirera le même sentiment avec fruit. - Oh ! cela est trop sérieux ; et puis des modèles de filles, j’en trouverai tant qu’il me plaira. - Eh bien ! voulez-vous un sujet gai ? - Oui, et même un peu graveleux, si vous pouvez ; car, je ne m’en défends pas, j’aime la gravelure, et le public ne la hait pas. - Puisqu’il vous faut de la gravelure, il y en aura, et vos modèles seront encore rue Fromenteau. - Dites vite, dites vite... - Tandis qu’il se frottait les mains [170] d’aise, Imaginez, continuai-je un fiacre qui s’en va entre onze heures et midi à St.-Denis. Au milieu de la rue de ce nom, une des soupentes du fiacre casse, et voilà la voiture sur le côté ; la portière s’ouvre, et il en sort un moine et trois filles. Le moine se met à courir ; le caniche du fiacre saute d’à côté de son maître, suit le moine, l’atteint, et saisit des dents sa longue jaquette. Tandis que le moine se démène pour se débarrasser du chien, le fiacre, qui ne veut pas perdre sa course, descend de son siège, et va au moine. Cependant une des filles pressait avec sa main une bosse qu’une de ses compagnes s’était faite au front ; et l’autre, à qui l’aventure paraissait comique, toute débraillée, et les mains sur les côtés, s’éclatait de rire : les marchands et les marchandes en riaient aussi sur leurs portes, et les polissons qui s’étaient rassemblés, criaient au moine : Il a chié au lit ! il a chié au lit !... - Cela est excellent, dit Baudouin. - Et même un peu moral. C’est du moins le vice puni. Et qui sait si le moine de ma connaissance à qui la chose est arrivée, faisant un tour au Salon, ne se reconnaîtra pas et ne rougira pas ? Et n’est-ce rien que d’avoir fait rougir un moine ? »

La Mère qui querelle sa fille est le meilleur des petits tableaux de Baudouin : il est mieux dessiné que les autres, et d’une assez jolie couleur ; toujours un peu grisâtre. L’abattement de l’homme étendu sur le sofa de la fille qui remet du rouge, pas mal. Toute la scène du Confessionnal voulait être mieux dessinée, demandait plus d’humeur, plus de force. Cela est sans effet ; et, par-dessus le marché, la besogne de la patience, du temps, du [171] tiers et du quart, augmentée, revue et corrigée par le beau-père. Il y a aussi des Miniatures et des Portraits, de jolis portraits, et assez joliment peints ; un Silène porté par des satyres : durs, secs, rougeâtres, et les satyres et le Silène. Tout cela n’est pas absolument sans mérite ; mais il y manque... Comment dirai-je ce qu’il y manque ? Cela est difficile à dire, et très essentiel à avoir ; et malheureusement cela ne vient pas comme des champignons... Mais pourquoi est-ce que je suis si embarrassé ? Jamais les femmes ne me devineront. Il y eut une fois un professeur de l’université qui tomba amoureux de la nièce d’un chanoine, en lui apprenant le latin. Il fit un enfant à son élève. Le chanoine s’en vengea cruellement. Est-ce que Baudouin aurait montré le latin, aimé et fait un enfant à la nièce d’un chanoine ? Et que Dieu, mon ami, vous ait en sa St.e garde ; et si ce n’est pas sa volonté de vous garantir des nièces de chanoine, qu’il vous garantisse du moins des oncles.

Roland de La Porte

On a dit, mon ami, que celui qui ne riait pas aux comédies de Regnard, n’avait pas le droit de rire aux comédies de Molière. Eh bien ! dites à ceux qui passent devant Roland de La Porte sans s’arrêter, qu’ils n’ont pas le droit de regarder Chardin. Ce n’est pourtant ni la touche, ni la vigueur, [172] ni la vérité, ni l’harmonie de Chardin ; c’est tout contre, c’est-à-dire à mille lieues et à mille ans. C’est cette petite distance imperceptible qu’on sent et qu’on ne franchit point. Travaillez, étudiez, soignez, effacez, recommencez, peines perdues. La nature a dit : « Tu iras là, jusque-là, et pas plus loin que là. » Il est plus aisé de passer du pont Notre-Dame à Roland de La Porte, que de Roland de La Porte à Chardin.

102. Médaillon du roi

C’est l’imitation d’un vieux plâtre, avec tous les accidents de la vétusté : il est écorné, troué ; il y a la poussière, la crasse, la saleté ; c’est le vrai ma un poco freddo ; et puis ce genre est si facile, qu’il n’y a plus que le peuple qui l’admire.

103. Un morceau de genre

Sur une table de bois, un mouchoir Masulipatam, un pot à l’eau de [173] faïence, un verre d’eau, une tabatière de carton, une brochure sur un livre... Pauvre victime de Chardin ! Comparez seulement le Masulipatam de Chardin avec celui-ci, comme il vous paraîtra dur, sec et empesé.

103. Un autre morceau de genre

Un grand évier coupe horizontalement la toile en deux ; et en allant de la droite à la gauche, on y voit des champignons autour d’un pot de terre où trempe une branche de laurier-thym, une botte d’asperges, des œufs frais sur un tablier de cuisine, dont une portion retombe au-devant de l’évier, et dont le reste, sur le fond et dans l’ombre, passe derrière la botte d’asperges ; un chaudron de cuivre incliné, et vu par le dedans, une poivrière de fer-blanc, un égrugeoir de bois avec son pilon...

Autre victime de Chardin. Mais, monsieur Roland de La Porte, consolez vous ; que le diable m’emporte, si autre que vous et Chardin s’en doute ; et songez que celui qui chez les Anciens aurait su produire cette illusion-là, n’en déplaise aux mânes de Caylus et aux oreilles vivantes de Webb, aurait été chanté, apothéosé par les poètes, et aurait une statue au Céramique, ou dans un recoin du pritanée. [174]

103. Autre tableau de genre

Je pourrais vous en faire grâce ; mais ces morceaux circulent ; des fripons de brocanteurs les baptisent, et font des dupes.

Toujours en allant de droite à gauche, c’est mon allure. Sur une table d’un marbre bleuâtre et brisée, des raisins, de petits morceaux de sucre, une tasse avec sa soucoupe de terre blanche ; sur le fond, une jatte pleine de pêches, une bouteille de ratafia, autour quelques prunes, une carafe d’eau, des mies de pain, des poires, des pêches, des prunes, une boîte à café de fer-blanc. Ces différents objets ne vont point ensemble, et c’est une faute que Chardin ne commet pas. Celui, mon ami, qui sait faire de la chair, excelle dans tous ces sujets ; et celui qui excelle dans ces sujets, ne sait pas pour cela faire de la chair. Les couleurs de la rose des jardins sont belles, mais la vie n’y est pas comme sous les roses du visage d’une jeune fille. Les premières sont tout ce qu’on peut comparer de mieux à celles-ci ; mais c’est elles qu’on flatte.

104. Deux portraits

Je les ai vus. Monsieur Roland, prêtez l’oreille à vos deux portraits, et vous les entendrez, malgré l’air faible et éteint qu’ils ont, vous dire [175] d’une voix claire et forte : « Retourne à la chose inanimée. » Ils sont de bon conseil ; ils disent comme s’ils étaient vivants.

Descamps

105. Un Jeune Dessinateur. Un Élève qui modèle. Une Petite Fille qui donne à manger à un petit oiseau.

Encore Ă  celui-ci, la petite politesse que vous savez.

Vous peignez gris, monsieur Descamps ; vous peignez lourd et sans vérité. Cet Enfant qui tient un oiseau est raide. L’oiseau n’est ni vivant ni mort. C’est un de ces morceaux de bois peint qui ont un sifflet à la queue. Et cette grosse, courte et maussade Cauchoise, que dit-elle ? à qui en veut elle ? Entre deux de ces enfants qui se tracassent, c’est moi qu’elle regarde. Celui qui pleure, si c’est du poids de l’énorme tête que vous lui avez faite, il a raison.

On dit que vous vous mêlez de littérature ; Dieu veuille que vous soyez meilleur en belles-lettres qu’en peinture. Si vous avez la manie d’écrire, écrivez en prose, en vers, comme il vous plaira ; mais ne peignez pas ; ou si par délassement, vous passez d’une muse à l’autre, mettez les [176] productions de celles-ci dans votre cabinet ; vos amis, après dîner, la serviette sur le bras et le cure-dent à la main, diront : « Mais cela n’est pas mal. »

Jeune homme qui dessinez, élèves qui modelez, petite fille qui donnes à manger à ton oiseau, allez tous au cabinet de M. Descamps, votre père, et n’en sortez pas.

Bellengé

106. Un tableau de fleurs

107. Plusieurs tableaux de fruits

Au pont Notre-Dame. Chez Tremblin, sans rémission. Le Tableau de fleurs est pourtant son morceau de réception. On prétend qu’il y a quelque chose. Mais la couleur en est-elle fraîche, séduisante ? Non. Le velours des fleurs y est-il ? Non. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Parrocel

108. Céphale qui se réconcilie avec Procris, et 109. Procris tuée par Céphale

Avez-vous vu quelquefois dans des auberges des copies de grands [177] maîtres ? eh bien, c’est cela, mais gardez-m’en le secret. C’est un père de famille qui n’a que la palette pour nourrir une femme et cinq ou six enfants. En regardant ce Céphale tuer sa Procris en plein Salon, je lui disais : « Tu fais bien pis que tu ne crois... » Ce Parrocel est mon voisin. C’est un bonhomme, qui a même à ce qu’on dit, quelque goût pour la décoration. Il me voit ; il m’aborde. « Voilà mes tableaux, me dit-il. Eh bien ! qu’en pensez-vous ? - Mais, mais j’aime votre Procris ; elle a de beaux gros tétons. - Eh oui ! cela séduit ; cela séduit... » Tirez-vous-en mieux, si vous pouvez.

Greuze

Je suis peut-être un peu long ; mais si vous saviez comme je m’amuse en vous ennuyant : c’est comme tous les autres ennuyeux du monde. Et puis voilà pourtant cent dix tableaux de décrits et trente et un peintres jugés.

Voici votre peintre et le mien, le premier qui se soit avisé, parmi nous, de donner des mœurs à l’art, et d’enchaîner des événements d’après lesquels il serait facile de faire un roman. Il est un peu vain, notre peintre : mais sa vanité est celle d’un enfant ; c’est l’ivresse du talent. Ôtez lui cette naïveté qui lui fait dire de son propre ouvrage : Voyez-moi cela ! C’est cela qui est beau ! vous lui ôterez la verve, vous éteindrez le feu, et le génie s’éclipsera. Je crains bien, lorsqu’il deviendra modeste, qu’il n’ait raison de l’être. Nos qualités, certaines du moins, tiennent de près à nos [178] défauts. La plupart des honnêtes femmes ont de l’humeur ; les grands artistes ont un petit coup de hache à la tête. Presque toutes les femmes galantes sont généreuses ; les dévotes, les bonnes même, ne sont pas ennemies de la médisance. Il est difficile à un maître qui sent qu’il fait le bien, de n’être pas un peu despote. Je hais toutes ces petites bassesses qui ne montrent qu’une âme abjecte ; mais je ne hais pas les grands crimes : premièrement, parce qu’on en fait de beaux tableaux et de belles tragédies ; et puis, c’est que les grandes et sublimes actions et les grands crimes, portent le même caractère d’énergie. Si un homme n’était pas capable d’incendier une ville, un autre homme ne serait pas capable de se précipiter dans un gouffre pour se sauver. Si l’âme de César n’eût pas été possible, celle de Caton ne l’aurait pas été davantage. L’homme est né citoyen, tantôt du Ténare, tantôt des cieux ; c’est Castor et Pollux, un héros, un scélérat ; Marc Aurèle, Borgia : diversis studiis ovo prognatus eodem.

Nous avons trois peintres habiles, féconds et studieux observateurs de la nature, ne commençant, ne finissant rien, sans avoir appelé plusieurs fois le modèle. C’est Lagrenée, Greuze et Vernet. Le second porte son talent partout, dans les cohues populaires, dans les églises, aux marchés, [179] aux promenades, dans les maisons, dans les rues ; sans cesse, il va recueillant des actions, des passions, des caractères, des expressions. Chardin et lui parlent fort bien de leur talent ; Chardin avec jugement et de sang-froid, Greuze avec chaleur et enthousiasme. La Tour, en petit comité, est aussi fort bon à entendre.

Il y a un grand nombre de morceaux de Greuze, quelques médiocres, plusieurs bons, beaucoup d’excellents : parcourons-les.

110. La jeune fille qui pleure son oiseau mort

La jolie élégie ! le joli poème ! la belle idylle que Gessner en ferait ! C’est la vignette d’un morceau de ce poète. Tableau délicieux ! le plus agréable et peut-être le plus intéressant du Salon. Elle est de face ; sa tête est appuyée sur sa main gauche : l’oiseau mort est posé sur le bord supérieur de la cage, la tête pendante, les ailes traînantes, les pattes en l’air. Comme elle est naturellement placée ! que sa tête est belle ! qu’elle est élégamment coiffée ! que son visage a d’expression ! Sa douleur est profonde ; elle est à son malheur, elle y est tout entière. Le joli catafalque que cette cage ! que cette guirlande de verdure qui serpente autour [180] a de grâces ! O la belle main ! la belle main ! le beau bras ! Voyez la vérité des détails de ces doigts, et ces fossettes, et cette mollesse, et cette teinte de rougeur dont la pression de la tête a coloré le bout de ces doigts délicats, et le charme de tout cela. On s’approcherait de cette main pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur. Tout enchante en elle, jusqu’à son ajustement. Ce mouchoir de cou est jeté d’une manière ! il est d’une souplesse et d’une légèreté ! Quand on aperçoit ce morceau, on dit : Délicieux ! Si l’on s’y arrête, ou qu’on y revienne, on s’écrie : Délicieux ! délicieux ! Bientôt on se surprend conversant avec cette enfant, et la consolant. Cela est si vrai, que voici ce que je me souviens de lui avoir dit à différentes reprises.

« Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signifie cet air rêveur et mélancolique ? Quoi ! pour un oiseau ! vous ne pleurez pas. Vous êtes affligée, et la pensée accompagne votre affliction. Çà, petite, ouvrez-moi votre cœur : parlez-moi vrai ; est-ce bien la mort de cet oiseau qui vous retire si fortement et si tristement en vous-même ?... Vous baissez les yeux ; vous ne me répondez pas. Vos pleurs sont prêts à couler. Je ne suis pas père ; je ne suis ni indiscret, ni sévère... Eh bien ! je le conçois ; il vous aimait, il vous le jurait, et le jurait depuis longtemps. Il souffrait tant : le moyen de voir souffrir ce qu’on aime ?... Et laissez-moi continuer ; pourquoi me fermer la bouche de votre main ? Ce matin-là, par malheur votre mère était absente. Il vint ; vous étiez seule : il était si beau, si passionné, si tendre, si charmant ! il avait tant d’amour dans les yeux ! tant de vérité dans les expressions ! il disait de ces mots qui vont si droit à l’âme, et en les disant il était à vos genoux : cela se conçoit encore. Il tenait une de vos mains ; de temps en temps vous y sentiez la chaleur de [181] quelques larmes qui tombaient de ses yeux et qui coulaient le long de vos bras. Votre mère ne revenait toujours point. Ce n’est pas votre faute ; c’est la faute de votre mère... Mais voilà-t-il pas que vous pleurez... Mais ce que je vous en dis n’est pas pour vous faire pleurer. Et pourquoi pleurer ? Il vous a promis ; il ne manquera à rien de ce qu’il vous a promis. Quand on a été assez heureux pour rencontrer un enfant charmant comme vous, pour s’y attacher, pour lui plaire ; c’est pour toute la vie... - Et mon oiseau ?... - Vous souriez. » (Ah ! mon ami, qu’elle était belle ! ah ! si vous l’aviez vue sourire et pleurer !) Je continuai. « Eh bien ! votre oiseau ! Quand on s’oublie soi-même, se souvient-on de son oiseau ? Lorsque l’heure du retour de votre mère approcha, celui que vous aimez s’en alla. Qu’il était heureux, content, transporté ! qu’il eut de peine à s’arracher d’auprès de vous !... Comme vous me regardez ! Je sais tout cela. Combien il se leva et se rassit de fois ! combien il vous dit, redit adieu sans s’en aller ! combien de fois il sortit et rentra ! Je viens de le voir chez son père : il est d’une gaieté charmante, d’une gaieté qu’ils partagent tous, sans pouvoir s’en défendre... - Et ma mère ?... - Votre mère ? à peine fut-il parti, qu’elle rentra : elle vous trouva rêveuse, comme vous l’étiez tout à l’heure. On l’est toujours comme cela. Votre mère vous parlait, et vous n’entendiez pas ce qu’elle vous disait ; elle vous commandait une chose, et vous en faisiez une autre. Quelques pleurs se présentaient au bord de vos paupières ; ou vous les reteniez, ou vous détourniez la tête pour les essuyer furtivement. Vos distractions continues impatientèrent votre mère ; elle vous gronda, et ce vous fut une occasion de pleurer sans contrainte et de soulager votre cœur... Continuerai-je ? Je crains que ce que je vais dire ne renouvelle votre [182] peine. Vous le voulez ?... Eh bien ! votre bonne mère se reprocha de vous avoir contristée ; elle s’approcha de vous, elle vous prit les mains, elle vous baisa le front et les joues, et vous en pleurâtes bien davantage. Votre tête se pencha sur elle, et votre visage, que la rougeur commençait à colorer, tenez, tout comme le voilà qui se colore, alla se cacher dans son sein. Combien cette mère vous dit de choses douces ! et combien ces choses douces vous faisaient de mal ! Cependant votre serin avait beau chanter, vous avertir, vous appeler, battre des ailes, se plaindre de votre oubli ; vous ne le voyiez point, vous ne l’entendiez point : vous étiez à d’autres pensées. Son eau ni la graine, ne furent point renouvelées ; et ce matin, l’oiseau n’était plus... Vous me regardez encore ; est-ce qu’il me reste encore quelque chose à dire ? Ah ! j’entends ; cet oiseau, c’est lui qui vous l’avait donné : eh bien ! il en retrouvera un autre aussi beau... Ce n’est pas tout encore : vos yeux se fixent sur moi, et s’affligent ; qu’y a-t-il donc encore ? Parlez ; je ne saurais vous deviner... - Et si la mort de cet oiseau n’était que le présage ! Que ferais-je ? que deviendrais-je ? S’il était ingrat... - Quelle folie ! Ne craignez rien : cela ne sera pas, cela ne se peut... » Mais, mon ami, ne riez-vous pas, vous, d’entendre un grave personnage s’amuser à consoler un enfant en peinture de la perte de son oiseau, de la perte de tout ce qu’il vous plaira ? Mais aussi voyez donc qu’elle est belle ! qu’elle est intéressante ! Je n’aime point à affliger ; malgré cela il ne me déplairait pas trop d’être la cause de sa peine.

Le sujet de ce petit poème est si fin, que beaucoup de personnes ne l’ont pas entendu ; ils ont cru que cette jeune fille ne pleurait que son serin. Greuze a déjà peint une fois le même sujet ; il a placé devant une glace [183] fêlée une grande fille en satin blanc, pénétrée d’une profonde mélancolie. Ne pensez-vous pas qu’il y aurait autant de bêtise à attribuer les pleurs de la jeune fille de ce Salon à la perte d’un oiseau, que la mélancolie de la jeune fille du Salon précédent à son miroir cassé ? Cet enfant pleure autre chose, vous dis-je. D’abord, vous l’avez entendue, elle en convient ; et son affliction réfléchie le dit de reste. Cette douleur ! à son âge ! et pour un oiseau ! - Mais quel âge a-t-elle donc ? - Que vous répondrai-je ; et quelle question m’avez-vous faite ? Sa tête est de quinze à seize ans, et son bras et sa main, de dix-huit à dix-neuf. C’est un défaut de cette composition qui devient d’autant plus sensible, que la tête étant appuyée contre la main, une des parties donne tout contre la mesure de l’autre. Placez la main autrement, et l’on ne s’apercevra plus qu’elle est un peu trop forte et trop caractérisée. C’est, mon ami, que la tête a été prise d’après un modèle, et la main d’après un autre. Du reste, elle est très vraie, cette main, très belle, très parfaitement coloriée et dessinée. Si vous voulez passer à ce morceau cette tache légère, avec un ton de couleur un peu violâtre, c’est une chose très belle. La tête est bien éclairée, de la couleur la plus agréable qu’on puisse donner à une blonde ; peut-être demanderait-on qu’elle fît un peu plus le rond de bosse. Le mouchoir rayé est large, léger, du plus beau transparent ; le tout fortement touché, sans nuire aux finesses de détail. Ce peintre peut avoir fait aussi bien, mais pas mieux.

Ce morceau est ovale ; il a deux pieds de haut.

[184] Lorsque le Salon fut tapissé, on en fit les premiers honneurs à M. de Marigny. Poisson Mécène s’y rendit avec le cortège des artistes favoris qu’il admet à sa table ; les autres s’y trouvèrent : il alla, il regarda, il approuva, il dédaigna. La Pleureuse de Greuze l’arrêta et le surprit. « Cela est beau », dit-il à l’artiste, qui lui répondit : « Monsieur, je le sais ; on me loue de reste ; mais je manque d’ouvrage. - C’est, lui répondit Vernet, que vous avez une nuée d’ennemis, et parmi ces ennemis, un quidam qui a l’air de vous aimer à la folie, et qui vous perdra. - Et qui est ce quidam ? lui demanda Greuze. - C’est vous », lui répondit Vernet.

Il est vrai, mon ami Greuze, que vous avez des torts impardonnables avec vous-même. Vous imaginez qu’il ne s’agit que d’avoir du génie, un grand talent, une âme fière et sensible, de faire de beaux tableaux et d’attendre que la fortune vienne vous retirer de votre grenier du quartier de la Sorbonne et vous offrir un asile dans quelque maison royale. D’où venez-vous donc ? Que n’apprenez vous à avoir le jarret souple, à faire le valet dans l’antichambre de M. le directeur-ordonnateur, à flagorner vos confrères qui ont du crédit sur lui, à les regarder comme vos maîtres, et à les assurer que vous n’êtes qu’un enfant auprès d’eux ? Peut-être, à force de bassesses, réussirez-vous à vous faire pardonner d’avoir du génie et de faire de beaux tableaux ; mais qu’importe ? Vous aurez un logement au Louvre, des pensions, le cordon de St.-Michel, peut-être. Vos chefs-d’œuvre ne blesseront plus la vanité d’aucun de vos confrères, et toute l’Académie de peinture s’écriera que vous êtes un grand peintre, dès que vous aurez cessé de l’être. Vous ne voulez pas vous soumettre à mes avis ? Vernet vous l’a bien dit ; vous êtes le plus cruel de vos ennemis. Restez donc avec votre génie et votre pauvreté. Faites de beaux tableaux, et ne prétendez pas faire fortune ! - Voici la liste des grâces que M. le directeur ordonnateur des arts a procurées à M. Greuze jusqu’à ce jour. Lorsque le talent de ce peintre fut connu, on lui permit de faire un voyage à Rome à ses dépens ; et lorsqu’il eut mangé le peu d’argent qu’il avait amassé pour ce voyage, on lui permit de revenir à Paris, avant d’en avoir pu tirer le fruit qu’il en espérait. Depuis son retour, on lui a permis de faire les plus beaux tableaux et de les vendre le moins mal qu’il pouvait. Lors du succès de son tableau du Paralytique, au dernier Salon, on lui permit de le faire porter à Versailles pour être montré au roi et à la famille royale, et de dépenser une vingtaine d’écus à ce voyage. Depuis, n’ayant pas trouvé d’acheteur pour ce tableau, qui lui a coûté 200 louis en études, on vient de lui permettre de le vendre à l'Académie impériale des arts à Pétersbourg, afin de porter la réputation du peintre aux dernières limites de l’Europe. La suite des grâces accordées à M. Greuze pour le Salon prochain. Au reste, cet admirable tableau du Paralytique qui serait mieux nommé la Récompense du père de famille de la bonne éducation et du bon exemple donnés à ses enfants paraîtra gravé dans quelques mois et ceux qui veulent avoir de bonnes épreuves se font inscrire chez l’auteur dès à présent.

On vient aussi de graver cette petite Pleureuse avec laquelle le philosophe a tant bavardé ; mais il ne faut pas avoir vu le tableau enchanteur de Greuze, quand on veut s’accommoder de l’estampe.

111. L’Enfant gâté

Tableau de deux pieds six pouces de haut, sur deux pieds de large.

C’est une mère placée à côté d’une table, et qui regarde avec complaisance son fils qui donne sa soupe à un chien. L’enfant présente sa soupe au chien avec sa cuiller. Voilà le fond du sujet. Il y a des accessoires ; comme, à droite, une cruche, une terrine de terre où trempe du linge ; au dessus, une espèce d’armoire ; à côté de l’armoire, une glane [185] d’oignons suspendue ; plus haut, une cage attachée au côté de l’armoire, et deux ou trois perches appuyées contre le mur. De la gauche à la droite, depuis l’armoire, règne une sorte de buffet sur lequel l’artiste a placé un pot de terre, un verre à moitié plein de vin, un linge qui pend ; et derrière l’enfant, une chaise de paille, avec une terrine. Tout cela signifie que c’est sa petite blanchisseuse d’il y a quatre ans qui s’est mariée, et dont il se propose de suivre l’histoire.

Le sujet de ce tableau n’est pas clair. L’idéal n’en est pas assez caractéristique ; c’est, ou l’enfant, ou le chien gâté. Il pétille de petites lumières qui papillotent de tous côtés, et qui blessent les yeux. La tête de la mère est charmante de couleur ; mais sa coiffure ne tient pas à sa tête, et l’empêche de faire le rond de bosse. Ses vêtements sont lourds, surtout le linge. La tête de l’enfant est de toute beauté, j’entends de beauté de peintre ; c’est un bel enfant de peintre, mais non pas comme une mère le voudrait. Cette tête est de la plus grande finesse de touche ; les cheveux bien plus légers qu’il n’a coutume de les faire ; c’est ce chien-là qui est un vrai chien ! La mère a la gorge opaque, sans transparence, et même un peu rouge. Il y a aussi trop d’accessoires, trop d’ouvrage. La composition en est alourdie, confuse. La mère, l’enfant, le chien et quelques ustensiles, auraient produit plus d’effet. Il y aurait eu du repos qui n’y est pas. [186]

Mon cher ami Greuze, je n’aime pas votre Enfant gâté et je ne l’envie aucunement à M. le duc de Praslin à qui vous l’avez abandonné. Ce tableau est sans intérêt, et Greuze en met dans les sujets qui en paraissent le moins susceptibles ; comment a-t-il donc manqué celui-là qui était charmant à traiter ? C’est qu’on n’est pas toujours maître de son génie, et que tous les instants ne sont pas également beaux. Greuze a si bien senti qu’il avait manqué son sujet qu’il a voulu remplacer l’intérêt qui n’y est pas, par la vérité d’une foule de détails, qui achèvent de gâter sa composition.

112. Une tĂŞte de fille

Oui, de fille placée au coin de la rue, le nez en l’air, et lisant l’affiche en attendant le chaland. Elle est de profil. C’est ce qu’on peut appeler un morceau de la plus grande vigueur de couleur. On la croirait modelée, tant les plans en sont bien annoncés. Elle tue cinquante tableaux autour d’elle. Voilà une petite catin bien méchante. Voyez comme M. l’introducteur des ambassadeurs, qui est à côté d’elle, en est devenu blême, froid, aplati et blafard ; le coup qu’elle porte de loin à Roslin et à toute sa triste famille ! Je n’ai jamais vu un pareil dégât.

113. Une petite fille qui tient un petit capucin de bois

Quelle vérité ! quelle variété de tons ! Et ces plaques de rouge, qui est-ce qui ne les a pas vues sur le visage des enfants, lorsqu’ils ont froid ou qu’ils souffrent des dents ? Et ces yeux larmoyants, et ces menottes engourdies et gelées, et ces couettes de cheveux blonds, éparses sur le [187] front, tout ébouriffées ; c’est à les remettre sous le bonnet, tant elles sont légères et vraies. Bonne grosse étoffe de marmotte, avec les plis qu’elle affecte. Fichu de bonne grosse toile sur le cou, et arrangé comme on sait ; petit capucin bien raide, bien de bois, bien raidement drapé. Monsieur Drouais, approchez. Voyez-vous cet enfant, c’est de la chair ; ce capucin, c’est du plâtre. Pour la vérité et la vigueur du coloris, petit Rubens.

114. TĂŞte en pastel

C’est encore une assez belle chose. Il y a tout plein de vérité de chair, et un moelleux infini. Elle est bien par plans, et grassement faite ; cependant un peu grise ; les coins de la bouche qui baissent, lui donnent un air de douleur mêlé de plaisir. Je ne sais, mon ami, si je ne brouille pas ici deux tableaux. J’ai beau me frotter le front, peindre et repeindre dans l’espace, ramener l’imagination au Salon ; peine inutile. Il faut que cela reste, comme le voilà. [188]

115. Portrait de Mme Greuze

Voici, mon ami, de quoi montrer combien il reste d’équivoque dans le meilleur tableau. Vous voyez bien cette belle poissarde, avec son gros embonpoint, qui a la tête renversée en arrière, dont la couleur blême, le linge de tête étalé en désordre, l’expression mêlée de peine et de plaisir, montrent un paroxysme plus doux à éprouver qu’honnête à peindre ? Eh bien, c’est l’esquisse, l’étude de la Mère bien-aimée. Comment se fait-il qu’ici un caractère soit décent, et que là il cesse de l’être ? Les accessoires, les circonstances, nous sont-elles nécessaires pour prononcer juste des physionomies ? Sans ce secours, restent-elles indécises ? Il faut bien qu’il en soit quelque chose. Cette bouche entrouverte, ces yeux nageants, cette attitude renversée, ce cou gonflé, ce mélange voluptueux de peine et de plaisir, font baisser les yeux et rougir toutes les honnêtes femmes dans cet endroit. Tout à côté, c’est la même attitude, les mêmes yeux, le même cou, le même mélange de passions, et aucune d’elles ne s’en aperçoit. Au reste, si les femmes passent vite devant ce morceau, les hommes s’y arrêtent longtemps ; j’entends ceux qui s’y connaissent, et ceux qui, sous prétexte de s’y connaître, viennent jouir d’un spectacle de volupté forte, et ceux qui, comme moi, réunissent les deux motifs. Il y a au front, et du front sur les joues, et des joues vers la gorge, des [189] passages de tons incroyables ; cela vous apprend à voir la nature, et vous la rappelle. Il faut voir les détails de ce cou gonflé, et n’en pas parler. Cela est tout à fait beau, vrai et savant. Jamais vous n’avez vu la présence de deux expressions contraires aussi nettement caractérisées. Ce tour de force, Rubens ne l’a pas mieux fait à la galerie du Luxembourg 25, où le peintre a montré sur le visage de la reine et le plaisir d’avoir mis au monde un fils, et les traces du douloureux état qui a précédé.

116. Portrait de M. Watelet

Il est terne ; il a l’air d’être embu 26 ; il est maussade. C’est l’homme, retournez la toile. [190]

J’obéis, en vous demandant grâce pour la robe de chambre de satin gris, et quelques autres détails.

117. Autre portrait de Mme Greuze

Ce peintre est certainement amoureux de sa femme, et il n’a pas tort. Je l’ai bien aimée, moi, quand j’étais jeune, et qu’elle s’appelait Mlle Babuti. Elle occupait une petite boutique de libraire sur le quai des Augustins ; poupine, blanche et droite comme le lis, vermeille comme la rose. J’entrais avec cet air vif, ardent et fou que j’avais, et je lui disais : « Mademoiselle, les Contes de La Fontaine, un Pétrone, s’il vous plaît.-Monsieur, les voilà. Ne vous faut-il point d’autres livres ? - Pardonnez-moi, mademoiselle. Mais... - Dites toujours. - La Religieuse en chemise. - Fi donc, monsieur ; est-ce qu’on a, est-ce qu’on lit ces vilenies-là ? - Ah ! ah ! ce sont des vilenies ; mademoiselle, moi, je n’en savais rien... » Et puis un autre jour, quand je repassais, elle souriait, et moi aussi.

Il y avait au Salon dernier, un Portrait de Mme Greuze enceinte ; l’intérêt de son état arrêtait ; la belle couleur et la vérité des détails vous faisaient ensuite tomber les bras. Celui-ci n’est pas aussi beau. Cependant l’ensemble en est gracieux. Il est bien posé ; l’attitude en est de volupté. Ses deux mains montrent des finesses de ton qui enchantent. La gauche seulement n’est pas ensemble ; elle a même un doigt cassé. Cela fait peine. Le chien que la belle main caresse, est un épagneul à longs poils noirs, [191] le museau et les pattes tachetés de feu. Il a les yeux pleins de vie. Si vous le regardez quelque temps, vous l’entendrez aboyer. La blonde qui coiffe la tête, est à faire demander l’ouvrier. J’en dis autant du reste du vêtement. La tête a donné bien de la peine au peintre et au modèle ; on le voit, et c’est déjà un défaut. Les passages du front sont trop jaunes. On sait bien qu’il reste aux femmes qui ont eu des enfants de ces taches-là ; mais si l’on pousse l’imitation de la nature jusqu’à vouloir les rendre, il faut les affaiblir ; c’est là le cas d’embellir un peu, puisqu’on le peut sans que la ressemblance en souffre. Mais comme ces accidents du visage donnent lieu à l’artiste, par leurs difficultés, de déployer son talent, il est rare qu’il s’y refuse. Ces passages ont encore un œil rougeâtre, qui est vrai, mais déplaisant. Ses lèvres sont plates. Cet air pincé de la bouche lui donne un petit air sucré. Cela est tout à fait maniéré. Si ce maniéré est dans la personne, tant pis pour la personne, le peintre et le tableau. Cette femme agace-t-elle maligne ment son épagneul contre quelqu’un ? L’air malin et sucré sera moins faux, mais sera toujours choquant. Au reste, le tour de la bouche, les yeux, tous les autres détails sont à ravir ; des finesses de couleurs sans fin ; le cou soutient la tête à merveille. Il est beau de dessin et de couleur, et va, comme il doit, s’attacher aux épaules. Mais pour cette gorge, je ne saurais la regarder ; et si même à cinquante ans, je ne hais pas les gorges. Le peintre a penché sa figure en devant ; et par cette attitude, il semble dire au spectateur « Voyez la gorge de ma femme. » Je la vois, monsieur Greuze. Eh bien ! votre femme a la gorge molle et jaune. Si elle [192] ressemble, tant pis encore pour vous, pour elle et pour le tableau. Un jour M. de La Martelière descendait de son appartement ; il rencontra sur l’escalier un grand garçon qui montait à l’appartement de madame. Mme de La Martelière avait la plus belle tête du monde ; et M. de La Martelière, regardant monter le jeune galant chez sa femme, disait entre ses dents : « Oui, oui ; mais je l’attends à la cuisse. » Mme Greuze a la tête aussi fort belle, et rien n’empêchera M. Greuze de dire aussi quelque jour entre ses dents : « Oui, oui ; mais je l’attends à la gorge. » Cela n’arrivera pas ; car sa femme est sage. La couleur jaune et la mollesse de cette gorge sont de madame ; mais le défaut de transparence et le mat, sont de Monsieur.

118. Portrait du graveur Wille

Très beau portrait. C’est l’air brusque et dur de Wille ; c’est sa raide encolure ; c’est son œil petit, ardent, effaré ; ce sont ses joues couperosées. Comme cela est coiffé ! que le dessin est beau ! que la touche est fière ! quelles vérités et variétés de tons ! et le velours, et le jabot, et les manchettes d’une exécution ! J’aurais plaisir à voir ce portrait à côté d’un Rubens, d’un Rembrandt ou d’un Van Dyck. J’aurais plaisir à sentir ce qu’il y aurait [193] à perdre ou à gagner pour notre peintre. Quand on a vu ce Wille, on tourne le dos aux portraits des autres, et même à ceux de Greuze.

123. La Mère bien-aimée

Esquisse.

Les esquisses ont communément un feu que le tableau n’a pas. C’est le moment de chaleur de l’artiste, la verve pure, sans aucun mélange de l’apprêt que la réflexion met à tout ; c’est l’âme du peintre qui se répand librement sur la toile. La plume du poète, le crayon du dessinateur habile, ont l’air de courir et de se jouer. La pensée rapide caractérise d’un trait. Or, plus l’expression des arts est vague, plus l’imagination est à l’aise. Il faut entendre dans la musique vocale ce qu’elle exprime. Je fais dire à une symphonie bien faite, presque ce qu’il me plaît ; et comme je sais mieux que personne la manière de m’affecter, par l’expérience que j’ai [194] de mon propre cœur, il est rare que l’expression que je donne aux sons, analogue à ma situation actuelle, sérieuse, tendre ou gaie, ne me touche plus qu’une autre qui serait moins à mon choix. Il en est à peu près de même de l’esquisse et du tableau. Je vois dans le tableau une chose prononcée : combien dans l’esquisse y supposé-je de choses qui y sont à peine annoncées.

La composition de la Mère bien-aimée est si naturelle, si simple, qu’elle fait croire à ceux qui réfléchissent peu, qu’ils l’auraient imaginée, et qu’elle n’exigeait pas un grand effort d’esprit. Je me contente de dire à ces gens-là : « Oui, je pense bien que vous auriez répandu autour de cette mère tous ses enfants, et que vous les auriez occupés à la caresser : mais vous auriez fait pleurer celui-ci du chagrin de n’être pas distingué des autres ; et vous auriez introduit dans ce moment cet homme si gai, si content d’être l’époux de cette femme, et si vain d’être le père de tant d’enfants. Vous lui auriez fait dire : C’est moi qui ai fait tout cela ! Et cette grand-mère, vous auriez songé à l’amener là ; vous en êtes bien sûr ? »

Établissons le local. La scène se passe à la campagne. On voit dans une salle basse, en allant de la droite à la gauche, un lit ; au-devant du lit, un chat sur un tabouret ; puis la mère bien-aimée renversée sur sa chaise longue, et tous ses enfants répandus sur elle. Il y en a six au moins : le plus petit est entre ses bras ; un second est pendu d’un côté ; un troisième est pendu de l’autre ; un quatrième, grimpé au dossier de la chaise, lui baise [195] le front ; un cinquième lui mange les joues ; un sixième, debout, a la tête penchée sur son giron, et n’est pas content de son rôle. La mère de ces enfants a la joie et la tendresse peintes sur son visage, avec un peu de ce malaise inséparable du mouvement et du poids de tant d’enfants qui l’accablent, et dont les caresses violentes ne tarderaient pas à l’excéder si elles duraient. C’est cette sensation qui touche à la peine, fondue avec la tendresse et la joie, avec cette position renversée et de lassitude, et cette bouche entrouverte, qui donnent à cette tête, séparée du reste de la composition, un caractère si singulier. Sur le devant du tableau, autour de ce groupe charmant, à terre, un corps d’enfant, avec un petit chariot. Sur le fond du *salon, le dos tourné à une cheminée couverte d’une glace, la grand-mère assise dans un fauteuil, et bien grand-mérisée de tête et d’ajustements, éclatant de rire de la scène qui se passe. Plus sur la gauche et sur le devant, un chien qui aboie de joie et se fait de fête. Tout à fait vers la gauche, presque à autant de distance de la grand-mère qu’il y en a de la grand-mère à la mère bien-aimée, le mari qui revient de la chasse ; il se joint à la scène, en étendant ses bras, se renversant le corps un peu en arrière, et en riant. C’est un jeune et gros garçon qui se porte bien, et au travers de la satisfaction duquel on discerne la vanité d’avoir produit toute cette jolie marmaille. A côté du père, son chien ; derrière lui, tout à fait à l’extrémité de la toile, à gauche, un panier à sécher du linge ; puis, sur le pas de la porte, un bout de servante qui s’en va.

[196] Cela est excellent, et pour le talent, et pour les mœurs. Cela prêche la population, et peint très pathétiquement le bonheur et le prix inestimables de la paix domestique. Cela dit à tout homme qui a de l’âme et du sens : « Entretiens ta famille dans l’aisance ; fais des enfants à ta femme ; fais-lui-en tant que tu pourras ; n’en fais qu’à elle, et sois sûr d’être bien chez toi. »

O le charmant tableau, plein de la plus douce volupté et de la plus digne d’une âme honnête ! Je ne suis pas de ces gens à qui le naturel de cette composition en impose sur sa difficulté. Il faut un goût sublime pour trouver et ordonner cela. Que ne suis-je assez riche pour faire exécuter ce tableau, afin que placé chez moi il me reproche sans cesse le malheur de n’être pas père de famille et afflige mes yeux par le spectacle d’un bonheur qu’il ne m’est pas permis de goûter ! Au reste, j’ai vu quelquefois des sociétés choisies, rassemblées à la campagne, s’amuser pendant les soirées d’automne à un jeu tout à fait intéressant et agréable. C’est d’imiter les compositions de tableaux connus avec des figures vivantes. On établit d’abord le fond du tableau par une décoration pareille.

Ensuite chacun choisit un rôle parmi les personnages du tableau, et après en avoir pris les habits il cherche à en imiter l’attitude et l ’expression. Lorsque toute la scène et tous les acteurs sont arrangés suivant l’ordonnance du peintre, et le lieu convenablement éclairé, on appelle les spectateurs qui disent leur avis sur la manière dont le tableau est exécuté. Je crois cet amusement très propre à former le goût, surtout de la jeunesse, et à lui apprendre à saisir les nuances les plus délicates de toutes sortes de caractères et de passions. La Mère bien-aimée fournira pour ce jeu une scène charmante.

124. Le Fils ingrat

Autre esquisse.

Je ne sais comment je me tirerai de celle-ci ; encore moins de la suivante. Mon ami, ce Greuze va vous ruiner.

Imaginez une chambre où le jour n’entre guère que par la porte, quand elle est ouverte, ou que par une ouverture carrée pratiquée au-dessus de la porte, quand elle est fermée. Tournez les yeux autour de cette chambre triste, et vous n’y verrez qu’indigence. Il y a pourtant sur la droite, dans un coin, un lit qui ne paraît pas trop mauvais ; il est couvert avec soin. Sur le devant, du même côté, un grand confessionnal 27 de cuir noir, où l’on peut être commodément assis : asseyez-y le père du fils ingrat. Attenant à la porte, placez un bas d’armoire ; et tout près du vieillard caduc, une petite table sur laquelle on vient de servir un potage.

Malgré le secours dont le fils aîné de la maison peut être à son vieux [197] père, à sa mère et à ses frères, il s’est enrôlé ; mais il ne s’en ira point, sans avoir mis à contribution ces malheureux. Il vient avec un vieux soldat ; il a fait sa demande. Son père en est indigné ; il n’épargne pas les mots durs à cet enfant dénaturé, qui ne connaît plus ni père, ni mère, ni devoirs, et qui lui rend injures pour reproches. On le voit au centre du tableau ; il a l’air violent, insolent et fougueux ; il a le bras droit élevé du côté de son père, au-dessus de la tête d’une de ses sœurs ; il se dresse sur ses pieds ; il menace de la main ; il a le chapeau sur la tête, et son geste et son visage sont également insolents. Le bon vieillard qui a aimé ses enfants, mais qui n’a jamais souffert qu’aucun d’eux lui manquât, fait effort pour se lever ; mais une de ses filles, à genoux devant lui, le retient par les basques de son habit. Le jeune libertin est entouré de l’aînée de ses sœurs, de sa mère et d’un de ses petits frères. Sa mère le tient embrassé par le corps ; le brutal cherche à s’en débarrasser, et la repousse du pied. Cette mère a l’air accablé, désolé ; la sœur aînée s’est aussi interposée entre son frère et son père : la mère et la sœur semblent, par leur attitude, chercher à les cacher l’un à l’autre. Celle-ci a saisi son frère par son habit, et lui dit, par la manière dont elle le tire : « Malheureux, que fais-tu ? Tu repousses ta mère, tu menaces ton père ; mets-toi à genoux, et demande pardon. » Cependant le petit frère pleure, porte une main à ses yeux ; et, pendu au bras droit de son grand frère, il s’efforce à l’entraîner hors de la maison. Derrière le fauteuil du vieillard, le plus jeune de tous a l’air intimidé et stupéfait. A l’autre extrémité de la scène, vers la porte, le vieux soldat qui a enrôlé et accompagné le fils ingrat chez ses parents, s’en va, le dos tourné à ce qui se passe, son sabre sous le bras, et la tête baissée. J’oubliais qu’au milieu de ce tumulte, un chien placé sur le devant, l’augmentait encore par ses aboiements.

[198] Tout est entendu, ordonné, caractérisé, clair dans cette esquisse, et la douleur, et même la faiblesse de la mère pour un enfant qu’elle a gâté, et la violence du vieillard, et les actions diverses des sœurs et des petits enfants, et l’insolence de l’ingrat, et la pudeur du vieux soldat qui ne peut s’empêcher de lever les épaules de ce qui se passe ; et ce chien qui aboie, est un de ces accessoires que Greuze sait imaginer par un goût tout particulier.

Cette esquisse, très belle, n’approche pourtant pas, à mon gré, de celle qui suit.

Ce qui me séduit dans ce tableau, c’est la pudeur du soldat. Comment trouve-t-on ces idées qui d’un trait, d’un mot, disent tant de choses ? Cela est un tableau aussi sublime que ce vieux soldat, placé dans le tableau de Van Dyck vis-à-vis de Bélisaire aveugle et réduit à demander l’aumône. Ce vieux soldat qui a servi sous Bélisaire, et qui réfléchit sur la vicissitude des choses humaines en voyant son général dans cet état d’humiliation et de misère, était plus aisé à trouver que le soldat de Greuze, dont toute l’expression est dans le dos.

120. Le Mauvais fils puni

Il a fait la campagne. Il revient ; et dans quel moment ? au moment où son père vient d’expirer. Tout a bien changé dans la maison. C’était la demeure de l’indigence. C’est celle de la douleur et de la misère. Le lit est mauvais et sans matelas. Le vieillard mort est étendu sur ce lit. Une lumière qui tombe d’une fenêtre n’éclaire que son visage ; le reste est dans l’ombre. On voit à ses pieds, sur une escabelle de paille, le cierge bénit qui brûle, et le bénitier. La fille aînée, assise dans le vieux confessionnal de cuir, a le corps renversé en arrière, dans l’attitude du désespoir, une main portée à sa tempe, et l’autre élevée et tenant encore le crucifix qu’elle a fait baiser à son père. Un de ses petits enfants, effrayé, s’est caché le visage dans son sein. L’autre, les bras en l’air, et les doigts écartés, semble concevoir les premières idées de la mort. La cadette, placée entre la fenêtre et [199] le lit, ne saurait se persuader qu’elle n’a plus de père : elle est penchée vers lui ; elle semble chercher ses derniers regards ; elle soulève un de ses bras, et sa bouche entrouverte crie : « Mon père, mon père, est-ce que vous ne m’entendez plus ? » La pauvre mère est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux se dérobant sous elle.

Voilà le spectacle qui attend le fils ingrat. Il s’avance. Le voilà sur le pas de la porte. Il a perdu la jambe dont il a repoussé sa mère, et il est perclus du bras dont il a menacé son père. Il entre. C’est sa mère qui le reçoit. Elle se tait ; mais ses bras tendus vers le cadavre lui disent : « Tiens, vois, regarde ; voilà l’état où tu l’as mis. » Le fils ingrat paraît consterné ; la tête lui tombe en devant, et il se frappe le front avec le poing.

Quelle leçon pour les pères et pour les enfants !

Ce n’est pas tout ; celui-ci médite ses accessoires aussi sérieusement que le fond de son sujet.

A ce livre placé sur une table, devant cette fille aînée, je devine qu’elle a été chargée, la pauvre malheureuse ! de la fonction douloureuse de réciter la prière des agonisants.

Cette fiole qui est à côté du livre, contient apparemment les restes d’un cordial.

Et cette bassinoire qui est à terre, on l’avait apportée pour réchauffer les pieds glacés du moribond.

Et puis, voici le même chien qui est incertain s’il reconnaîtra cet éclopé pour le fils de la maison, ou s’il le prendra pour un gueux.

Je ne sais quel effet cette courte et simple description d’une esquisse de tableau fera sur les autres ; pour moi, j’avoue que je ne l’ai point faite sans émotion.

Cela est beau, très beau, sublime ; tout, tout. Mais comme il est dit [200] que l’homme ne fera rien de parfait, je ne crois pas que la mère ait l’action vraie du moment ; il me semble que pour se dérober à elle-même la vue de son fils et celle du cadavre de son époux, elle a dû porter une de ses mains sur ses yeux, et de l’autre montrer à l’enfant ingrat le cadavre de son père. On n’en aurait pas moins aperçu sur le reste de son visage toute la violence de sa douleur, et la figure en eût été plus simple et plus pathétique encore ; et puis le costume est lésé dans une bagatelle, à la vérité ; mais Greuze ne se pardonne rien. Le grand bénitier rond, avec le goupillon, est celui que l’église mettra au pied de la bière ; pour celui qu’on met dans les chaumières, aux pieds des agonisants, c’est un pot à l’eau, avec un rameau du buis bénit le dimanche des Rameaux.

Ne changeons rien, mon ami, à cette sublime esquisse, de peur d’être punis comme ceux qui touchaient à l’arche.

Je doute que votre mère portant la main sur ses yeux fît plus pathétique que celle de Greuze qui d’ailleurs a voulu éviter cette conformité de geste entre la mère et le fils ingrat qui se frappe le front. Voyez l’invisible douleur de cette mère, elle fait frémir.

Du reste, ces deux morceaux sont, à mon sens, des chefs d’œuvre de composition : point d’attitudes tourmentées ni recherchées ; les actions vraies qui conviennent à la peinture ; et dans ce dernier, surtout, un intérêt violent, bien un, et bien général. Avec tout cela, le goût est si misérable, si petit, que peut-être ces deux esquisses ne seront jamais peintes, et que si elles sont peintes, Boucher aura plus tôt vendu cinquante de ses indécentes et plates marionnettes, que Greuze ses deux sublimes tableaux. Eh ! mon ami, je sais bien ce que je dis. Son Paralytique, ou son tableau de la Récompense de la bonne éducation donnée, n’est-il pas encore dans son atelier ? c’est pourtant un chef-d’œuvre de l’art. On en entendit parler à la cour ; on le fit venir : il fut regardé avec admiration ; mais on ne le prit pas ; et il en coûta une vingtaine d’écus à l’artiste, pour avoir le bonheur inestimable... Mais je me tais ; l’humeur me gagne, et je me sens tout disposé à me faire quelque affaire sérieuse.

Grâce à l’impératrice de Russie, ce tableau de Greuze n’est plus à vendre. Il est perdu pour la France ; mais l’artiste est récompensé. Puisse-t-il se trouver quelque autre protecteur auguste des arts qui fasse exécuter les deux sublimes esquisses dont nous venons de parler !

A propos de ce genre de Greuze, permettez-vous qu’on vous fasse [201] quelques questions ? La première, c’est : Qu’est ce que la véritable poésie ? La seconde, c’est : S’il y a de la poésie dans ces deux dernières esquisses de Greuze ? La troisième : Quelle différence vous mettez entre cette poésie et celle de l’Esquisse du tombeau d’Artémise, et laquelle vous préférez ? La quatrième : De deux coupoles, l’une qu’on prend pour une coupole peinte, l’autre pour une coupole réelle, quoiqu’elle soit peinte, quelle est la belle ?La cinquième : De deux lettres, par exemple, d’une mère à sa fille, l’une pleine de beaux et grands traits d’éloquence et de pathétique, sur lesquels on ne cesse de se récrier, mais qui ne font illusion à personne ; l’autre simple, naturelle, et si naturelle et si simple, que tout le monde s’y trompe, et la prend pour une lettre réellement écrite par une mère à sa fille, quelle est la bonne, et même quelle est la plus difficile à faire ? Vous vous doutez bien que je n’entamerai point ces questions ; votre projet ni le mien n’est pas que je fasse un livre dans un autre.

Disons cependant un mot. J’ai fait ma profession de foi sur l’esquisse de l’Artémise, et je ne fais pas à Greuze l’injure de la comparer à ses deux sublimes esquisses. S’il s’agit de savoir quel est le genre de poésie le plus rare, c’est sans contredit celui qui approche l’action le plus près de la vérité. Si le sujet de la lettre en question est intéressant et pathétique en lui-même, il faut cent fois plus de génie pour lui conserver ce naturel qui vous la fera prendre pour une lettre réellement écrite, que pour en faire un morceau d’éloquence et d’auteur. Quant à la coupole, c’est une autre affaire. Il faudrait avant tout savoir ce que c’est qu’une coupole ? ce qu’on se propose en peignant une coupole ? Car si une coupole était par hasard une machine épique ou odalque, alors il ne s’agirait pas de vérité dans la poésie qu’elle exige, mais de verve et de délire, et le plus beau délire, le plus sublime, l’emporterait sur tout. Une coupole peinte qu’on prendrait pour une coupole réelle ne serait qu’une coupole, c’est-à-dire un objet sans intérêt.

121. Les Sevreuses

Autre esquisse.

Chardin l’a placée au-dessous de la famille de Roslin : c’est comme [202] s’il eût écrit au-dessous de l’un des tableaux : Modèle de discordance, et au-dessous de l’autre, Modèle d’harmonie.

En allant de la droite à la gauche, trois tonneaux debout sur une même ligne, une table ; sur cette table une écuelle, un poêlon, un chaudron, et autres ustensiles de ménage. Sur le plan antérieur, un enfant qui conduit un chien avec une corde ; à cet enfant tourne le dos une paysanne, sur le giron de laquelle une petite fille est endormie. Plus vers le fond, un assez grand enfant qui tient un oiseau ; on voit un tambour à ses pieds, et la cage de l’oiseau attachée au mur. Ensuite une autre femme assise et groupée avec trois petits enfants ; derrière elle un berceau ; sur le pied du berceau un chaton ; à terre, au-dessous, un coffre, un oreiller, des bâtons de coteret, et autres agrès de chaumières et de sevreuses.

Ostade ne désavouerait pas ce morceau. On ne peint pas avec plus de vigueur. L’effet en est vrai. On ne cherche pas d’où vient la lumière. Les groupes sont charmants. C’est la petite ordonnance la moins recherchée et la mieux entendue. Vous croyez être dans une chaumière. Rien ne détrompe, ni la chose, ni l’art. On demande que le berceau soit plus piqué de lumière ; pour moi, c’est le tableau que je demande...

Ah ! je respire ; me voilà tiré de Greuze. Le travail qu’il me donne est agréable ; mais il m’en donne beaucoup. [203]

Guérin

Serviteur à M. Guérin, à ses Dessineuses, à sa Femme qui fait danser un chien, à son Écolière, à son Ange qui conduit un enfant au ciel. Ce sont les plus misérables chiffons. Fuyez M. Guérin au Salon ; mais dans la rue, tirez-lui votre chapeau. Voyez comme son article est court ; encore n’en fallait-il point parler.

Briard

Fuyez aussi M. Briard au salon ; mais dans la rue, saluez M. Briard, qui ménage votre copiste et votre ami.

127. La Résurrection de Jésus-Christ

Comme cela est fait, miséricorde ! Ce Christ est si menu, si fluet, qu’il ferait douter de la résurrection, si l’on y croyait, et croire à la palingénésie, si l’on en doutait. Et ce grand soldat placé sur le devant, qui s’élève sur la pointe du pied, qui cadence son autre jambe, qui développe ses beaux bras ; c’est le danseur Dupré qui fait la gargouillade. Ces [204] autres-là, à droite et à gauche du tombeau, ressemblent très bien à ces marauds qui vont jouer les possédés au St.-Suaire de Besançon. Les autres dorment ; laissons-les dormir, et le peintre aussi.

128. Le Samaritain

Mais est-ce qu’on tente ce sujet-là quand on est une pierre ? Pas l’ombre de pathétique, ni dans celui qui secourt, ni dans celui qui est secouru. Que signifie ce gros homme, court, agenouillé, qui presse le dos et la poitrine de ce malade nu, et qui regarde par-dessus sa tête ? A juger de cet homme par la richesse et le volume de son vêtement, il est opulent : pourquoi voyage-t-il sur une rosse ? Cette aventure n’est-elle pas mille fois plus intéressante dans ma vieille bible que sur votre toile ? Pourquoi donc l’avoir peinte ? Monsieur Briard, ne faites plus de Samaritain ; ne faites rien ; faites des souliers.

129. Une St.e Famille

C’est un assez bon petit tableau. Ce docteur de la loi qui lit, est d’assez beau caractère. Ce Joseph qui l’écoute, écoute fort bien. La lampe qui éclaire votre scène est d’une lueur bien jaune. Votre Vierge est simple ; si [205] elle s’intéressait davantage à une lecture où il s’agit de la bonne ou mauvaise fortune de son fils, cela n’en serait pas plus mal. Pour ces jeunes filles qui s’amusent à regarder l’enfant, c’est leur rôle. Vous avez fait cet ouvrage à Rome ; on le voit bien, car c’est la couleur de Natoire.

130. Psyché abandonnée

Briard a placé des montagnes à droite : on voit au pied de ces montagnes, Psyché évanouie et étendue sur la terre ; puis quelques bouts d’arbres, vers le haut desquels l’Amour s’envole, et fait fort bien de planter là cette femme, non parce qu’elle est curieuse, car où est la femme qui ne le soit pas, mais parce qu’elle est déplaisante, du moins quand elle s’évanouit. Chacun a ses grâces : il y a des femmes charmantes, quand elles rient ; d’autres sont si belles, quand elles pleurent, qu’on serait tenté de les faire pleurer toujours. J’en ai vu d’évanouies qui étaient très intéressantes ; mais ce n’était pas la Psyché de Briard. Sur le devant, vers la gauche, l’artiste a ramassé des eaux qui ne rendent pas son paysage plus frais. Point de cette vapeur humide qui semble donner à l’air de l’épaisseur, et qui aurait rendu le frigus opacum du poète. Ce paysage forme le fond. Le sujet de ce morceau est incertain. Voilà bien une femme que l’Amour abandonne ; mais tant d’autres sont dans le cas. Pourquoi celle-ci est-elle Psyché ? qu’est-ce qui m’apprend que cet Amour est un amant, et non pas une de ces figures allégoriques si communes dans les ouvrages de [206] peinture ? Voici le fait. C’est que le sujet est un paysage pur et simple, et que les figures n’y ont été introduites que pour l’animer ; ce qu’elles ne font pas.

130. La Rencontre de Psyché et du pêcheur

Figurez-vous de grosses roches à droite ; au bas de ces roches, une femme avec un homme ; par-derrière ces deux figures, quelques arbres ; sur le devant, une autre femme assise ; près de cette femme, un chien ; sur le devant, à la pointe d’un bateau, un batelier tenant son croc, et vu par le dos. Dans ce bateau, une femme accroupie et courbée, qui tire de l’eau un filet. Dans le lointain, tout à fait à la droite, un château ruiné... Je vous prie, mon ami, de vous arrêter tout court, et de vous demander le sujet de ce tableau... Mais ne vous fatiguez pas inutilement ; c’est ce qu’il a plu à l’artiste d’appeler la Rencontre de Psyché et du pêcheur. Encore une fois qu’est-ce qui m’indique Psyché ? Où est le pêcheur ? où est la rencontre ? Que signifient cette femme assise à terre et son chien ? et ce batelier ? et son bateau ? et cette femme accroupie ? et son filet ? La Psyché rencontrée n’est pas plus agréable que la Psyché évanouie ; aussi n’inspire-t-elle pas un grand intérêt au prétendu pêcheur. Il est froid. Le batelier vu par le dos est raide, sec et de bois. Cette femme assise à terre est là pour occuper une place et lier la composition. C’est aussi la fonction de son chien. Les roches de la droite sont détestables. Le lointain de la gauche ne vaut pas mieux. Il n’y a de supportable que la femme qui tire de l’eau son filet. [207]

131. Le Devin de village

Certainement cet homme peint sans savoir ce qu’il fait. Il ne sait pas encore ce que c’est qu’un sujet. Il ne se doute pas qu’il doit être caractérisé par quelques circonstances essentielles ou accidentelles qui le distinguent de tout autre. Quand il a placé devant un paysan un peu singulièrement vêtu une jeune fille soucieuse, debout ; à côté d’elle une vieille femme attentive ; qu’il a jeté par-ci par-là quelques arbres, et fait sortir d’entre ces arbres la tête d’un jeune paysan qui rit, il imagine que je dois savoir que c’est le Devin du village. On dit qu’un bon homme de peintre qui avait mis dans son tableau un oiseau, et qui voulait que cet oiseau fût un coq, écrivit au-dessous : « C’est un coq. » Sans y entendre plus de finesse, M. Briard aurait fort bien fait d’écrire sous les personnages de son tableau : « Celui-ci, c’est un devin ; celle-là, c’est une fille qui vient le consulter ; cette autre femme, c’est sa mère ; et voilà l’amant de la fille. » Fût-on cent fois plus sorcier que son devin, comment devine-t-on que celui qui rit est d’intelligence avec le devin ? Il faut donc encore écrire : « Ce jeune fripon et ce vieux fripon-là s’entendent. » Il faut être clair, n’importe par quel moyen.

Brenet

132. Le Baptême de Jésus-Christ, par St. Jean 37

Il y a deux Baptêmes de Jésus-Christ par St. Jean, l’un de Brenet, et l’autre de Lépicié. On les a mis en pendants. Ils ne sont séparés que par l’Hector [208] de Challe ; et jugez combien ils sont mauvais, puisque l’Hector de Challe n’a pu les rendre médiocres.

Si ces peintres-là avaient eu un peu de sens et d’idée, ils se seraient demandé : Quel est le moment que je vais peindre ? et ils se seraient répondu : C’est celui où le Père éternel va reconnaître et nommer son fils, s’avouer père à la face de la terre. C’est donc un jour de triomphe et de gloire pour le fils, un jour d’instruction pour les hommes. Ma scène peut rester sauvage, mais elle ne doit pas être solitaire. J’assemblerai donc les peuples sur les bords du fleuve ; je tâcherai de produire quelque grand effet de lumière qui attire les regards vers le ciel ; je ferai tomber la force et la masse de cette lumière sur le prophète ministre du sacrement, et sur la tête de celui qui le recoit. Je veux que les gouttes d’eau qui descendront de la coquille, éclairées, soient étincelantes comme le diamant. Je ne puis faire sortir une voix d’entre ces nuages que par des hommes, des femmes, des enfants surtout, qui paraîtront écouter. Mes deux principales figures seront grandes. Cela ne sera pas difficile pour le St. Jean, un Essénien fanatique, habitant les forêts, errant dans les montagnes, couvert d’une peau de mouton, nourri de sauterelles, et criant dans le désert ; il est pittoresque de lui-même. Mon premier souci doit être de conserver au Christ son caractère de mansuétude, et de le sauver de cette plate et piteuse figure traditionnelle, dont il ne m’est permis de m’écarter qu’avec circonspection. Mon autre souci, c’est de savoir si je montrerai ou si je cacherai cette mesquine colombe qu’ils appellent le St. Esprit. Si je le montre, je ne [209] me garantirai de sa mesquinerie qu’en l’agrandissant un peu, faisant sa tête, ses pattes et ses ailes d’humeur, et l’ébouriffant de lumière. Mais est-ce que ces gens-là sont fous ? est-ce qu’ils parlent jamais seuls ? Oh ! que non ; et si leurs ouvrages sont muets, c’est qu’ils ne se sont pas dit un mot.

Voyez dans le Baptême de Brenet, à droite, un Christ sec, raide, ignoble, qui est de je ne sais quoi ; car ce n’est ni de la chair ni de la pierre, ni du bois. Derrière ce Christ, sur un plan un peu plus enfoncé, des anges. Des anges ! sont-ce là les vrais spectateurs de la scène ? Groupez-en quelques-uns dans vos nuages, j’y consens ; mais les avoir descendus à terre, placés sur les bords du fleuve, mis en action, cela n’a pas le sens commun. Entre le Christ et le St. Jean, un de ces anges tient la draperie du Christ séparée de ses épaules, de peur qu’elle ne soit mouillée de l’eau sacramentelle. A-t-on jamais rien imaginé de si pauvre, de si petit ! Quand un artiste n’a rien dans la tête, qu’il se repose. - Mais s’il n’a toujours rien dans la tête, il se reposera longtemps. - Il est vrai ; je suis sûr que M. Brenet, après avoir trouvé cette gentillesse, cet ange officieux qui n’aime pas les vêtements mouillés, se frottait les mains d’aise, s’en félicitait, et qu’il tomberait des nues s’il savait ce que j’en pense ; ce sont comme les pointes, ceux qui les font, sont tous déconcertés quand on n’en rit pas. J’avoue pourtant que cette idée, précieusement exécutée dans un petit morceau de Lagrenée, grand comme la main, m’aurait trouvé moins sévère. Le Christ a l’air d’un pécheur contrit qu’on lave de sa souillure ; et le St. Jean qui occupe le côté gauche de la toile, a un faux air de la physionomie d’un faune. Du reste, la scène se passe clandestinement, entre St. Jean, le Christ et des anges. Pas une âme qui entende crier la voix qui dit : Celui-ci est mon fils bien-aimé, que ceux pour qui il était inutile qu’elle parlât. Et puis [210] mauvaise couleur, pauvre ordonnance, figures mal dessinées, airs de tête ignobles, et nuages comme des flocons de laine emportés par le vent.

133. L’Amour caressant sa mère pour ravoir ses armes

La Vénus est couchée ; on ne la voit que par le dos. L’Amour en l’air, et plus sur le fond, la baise. Et c’est pour ravoir ses armes ? Et qui est-ce qui m’apprend cela ? le livret. Il n’y a là qu’un enfant qui baise sa mère. Si cet enfant eût fait en même temps le geste de reprendre ses armes de sa mère, qui les aurait retenues ? Si sa mère eût cherché à esquiver ses baisers, le sujet aurait commencé à se décider :

Dum flagrantia detorquet ad oscula
Cervicem ; aut facili saevitia negat,
Quae poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupat.

Et puis il faut voir la grâce, la volupté de cette Vénus ; l’espièglerie et la finesse de cet enfant. On croirait, à m’entendre, que cela y est ; point du tout. C’est ce qui y manque. Quant à la couleur, ce sera pour une autre fois.

Loutherbourg

Voici ce jeune artiste qui débute par se mettre, pour la vérité des animaux, pour la beauté des sites et des scènes champêtres, pour la fraîcheur [211] des montagnes, sur la ligne du vieux Berghem, et qui ose lutter pour la vigueur du pinceau, pour l’entente des lumières naturelles et artificielles, et les autres qualités du peintre, avec le terrible Vernet.

Courage, jeune homme ; tu as été plus loin qu’il ne l’est permis à ton âge. Tu ne dois pas connaître l’indigence ; car tu fais vite, et tes compositions sont estimées. Tu as une compagne charmante, qui doit te fixer. Ne quitte ton atelier que pour aller consulter la nature. Habite les champs avec elle. Va voir le soleil se lever et se coucher ; le ciel se colorer de nuages. Promène-toi dans la prairie, autour des troupeaux. Vois les herbes brillantes des gouttes de la rosée. Vois les vapeurs se former sur le soir, s’étendre sur la plaine, et te dérober peu à peu la cime des montagnes. Quitte ton lit de grand matin, malgré la femme jeune et charmante, près de laquelle tu reposes. Devance le retour du soleil. Vois son disque obscurci, les limites de son orbe effacées, et toute la masse de ses rayons perdue, dissipée, étouffée dans l’immense et profond brouillard qui n’en reçoit qu’une teinte faible et rougeâtre. Déjà le volume nébuleux commence à s’affaisser sous son propre poids ; il se condense vers la terre ; il l’humecte, il la trempe, et le globe amolli va s’attacher à tes pieds. Tourne tes regards vers le sommet des montagnes. Les voilà qui commencent à percer l’océan vaporeux. Précipite tes pas ; grimpe vite sur quelque colline élevée, et de là contemple la surface de cet océan qui ondule mollement au-dessus de la terre, et découvre à mesure qu’il s’abaisse, le haut des clochers, la [212] cime des arbres, les faîtes des maisons, les bourgs, les villages, les forêts entières, toute la scène de la nature éclairée de la lumière de l’astre du jour. Cet astre commence à peine sa carrière ; ta compagne charmante a les yeux encore fermés. Bientôt un de ses bras te cherchera à son côté. Hâte-toi de revenir. La tendresse conjugale t’appelle. Le spectacle de la nature animée t’attend. Prends le pinceau que tu viens de tremper dans la lumière, dans les eaux, dans les nuages ; les phénomènes divers dont ta tête est remplie, ne demandent qu’à s’en échapper et à s’attacher à la toile. Tandis que tu t’occupes, pendant les heures brûlantes du jour, à peindre la fraîcheur des heures du matin, le ciel te prépare de nouveaux phénomènes. La lumière s’affaiblit ; les nuages s’émeuvent, se séparent, s’assemblent, et l’orage s’apprête. Va voir l’orage se former, éclater et finir ; et que, dans deux ans d’ici, je retrouve au Salon les arbres qu’il aura brisés, les torrents qu’il aura grossis, tout le spectacle de son ravage ; et que, mon ami et moi, l’un contre l’autre appuyés, les yeux attachés sur ton ouvrage, nous en soyons encore effrayés.

134. Rendez-vous de chasse du prince de Condé dans la partie de la forêt de Chantilly nommée le Rendez-vous de la table

Il y a un assez grand nombre de compositions de Loutherbourg, car cet artiste est fécond ; il y en a plusieurs excellentes ; pas une sans quelque [213] mérite. Celle-ci dont je vais parler est moins bonne ; aussi est-ce un ouvrage de commande. Le site et le sujet étaient donnés, et la muse du peintre emprisonnée.

Si quelqu’un ignore l’effet maussade de la symétrie, il n’a qu’à regarder ce tableau. Tirez une ligne verticale du haut en bas ; pliez la toile sur cette ligne, et vous verrez la moitié de l’enceinte tomber sur l’autre moitié. A l’entrée de cette enceinte, un bout de barricade tomber sur un bout de barricade ; en s’avançant de là peu à peu vers le fond, des chasseurs et des chiens tomber sur des chasseurs et des chiens ; successivement une portion de forêt, tomber sur une égale portion de forêt. L’allée qui sépare ces deux portions touffues, et la table placée au milieu de cette portion coupée en deux, tomber aussi, l’une des moitiés de la table sur l’autre moitié ; l’une des moitiés de l’allée sur l’autre. Prenez des ciseaux, et divisez par la ligne verticale la composition en deux lambeaux ; et vous aurez deux demi-tableaux calqués l’un sur l’autre.

Mais, monsieur Loutherbourg, n’était-il pas permis de rompre cette symétrie ? Fallait-il de nécessité que cette allée s’ouvrit rigoureusement au centre de votre toile ; le sujet en aurait-il été moins un rendez-vous de chasse quand elle aurait été percée de côté ? Le local n’a-t-il pas, dans la forêt de Chantilly, cent points d’où on y arrive et d’où on le voit, sans qu’il cesse d’être le même ? Pourquoi avoir préféré le point du milieu ? Pourquoi n’avoir pas senti qu’en s’assujettissant au cérémonial de Du Fouilloux [214] et de Salnove, vous alliez faire une platitude ? Ce n’est pas tout. C’est que vos chasseurs et vos amazones sont raides et mannequinés. Portez-moi tout cela à la foire St. Ovide, on en aura débit ; car, il faut l’avouer, ces poupées sont fort supérieures à celles qu’on y vend ; pas toutes pourtant, car il y en a que les enfants prendraient pour des morceaux de carton jaune découpés. Ces arbres sont mal touchés, et d’un vert que vous n’avez jamais vu. Pour ces chiens, ils sont très bien ; et la terrasse qui forme l’enceinte et qui s’élève du bord de votre toile jusqu’au fond, la seule chose dont vous avez pu disposer, je vous y reconnais ; c’est vous, à sa vérité, à ses accidents, à sa couleur chaude, et à sa merveilleuse dégradation. Elle est belle, et très belle.

Mon ami, si vous rêvez un moment à la symétrie, vous verrez qu’elle ne convient qu’aux grandes masses de l’architecture et de l’architecture seule, et non à celle de la nature, comme les montagnes ; c’est qu’un bâtiment est un ouvrage de règle, et que la symétrie se raccorde avec cette idée ; c’est que la symétrie soulage l’attention et agrandit. La nature a fait l’animal symétrique, un front dont un côté ressemble à l’autre, deux yeux, au milieu un nez, deux oreilles, une bouche, deux joues, deux bras, deux mamelles, deux cuisses, deux pieds. Coupez l’animal par une ligne verticale qui passe par le milieu du nez, et une des deux moitiés sera tout à fait semblable à l’autre. De là l’action, le mouvement et le contraste introduits entre la position des membres qu’ils varient ; de là, la tête de profil plus agréable que la tête de face, parce qu’il y a ordre et variété sans symétrie ; de là, la tête de trois quarts plus ou moins préférable encore au profil, parce qu’il y a ordre, variété et symétrie prononcée et dérobée. Dans la peinture, si l’on décore un fond avec une fabrique d’architecture, on la place de biais, pour en dérober la symétrie qui choquerait ; ou, si on la montre de [215] front, on appelle quelques nuages, ou l’on plante quelques arbres qui la brisent. Nous ne voulons pas tout savoir à la fois. Les femmes ne l’ignorent pas ; elles accordent et refusent ; elles exposent et dérobent. Nous aimons que le plaisir dure ; il y faut donc quelques progrès. La pyramide est plus belle que le cône qui est simple, mais sans variété. La statue équestre plaît plus que la statue pédestre ; la ligne droite brisée, que la ligne droite ; la ligne circulaire, que la ligne droite brisée ; l’ovale, que la circulaire ; la serpentante, que l’ovale. Après la variété, ce qui nous frappe le plus c’est la masse ; de là les groupes, plus intéressants que les figures isolées ; les grandes lumières belles, tous les objets présentés par grandes parties, beaux. Les masses nous frappent dans la nature et dans l’art. Nous sommes frappés de la masse énorme des Alpes et des Pyrénées ; de la vaste étendue de l’océan, de la profondeur obscure des forêts, de l’étendue de la façade du Louvre, quoique laide ; de la grande fabrique des tours de Notre-Dame, malgré la multitude infinie des petits repos qui en divisent la hauteur et aident l’art à les mesurer ; des pyramides d’Égypte, de l’éléphant, de la baleine, des grandes robes de la magistrature et de leurs plis volumineux ; de la longue, touffue, hérissée et terrible crinière du lion. C’est cette idée de masse puisée secrètement dans la nature, avec le cortège des idées de durée, de grandeur, de puissance, de solidité qui l’accompagnent, qui a donné naissance au faire simple, grand [216] et large, même dans les plus petites choses ; car on fait large un fichu. C’est dans un artiste l’absence de cette idée, qui rend son goût petit dans ses formes, petit et chiffonné dans ses draperies, petit dans ses caractères, petit dans toute sa composition. Donnez-moi, donnez à ces derniers les Cordillères, les Pyrénées et les Alpes, et nous réussirons, eux d’imbécillité, moi d’artifice, à en détruire l’effet grand et majestueux. Nous n’aurons qu’à les couvrir de petits gazons arrondis et de petites places pelées, et vous ne les verrez plus que comme revêtues et couvertes d’une grande pièce d’étoffe à petits carreaux. Plus les carreaux seront petits, et la pièce d’étoffe étendue, plus le coup d’œil sera déplaisant, et plus le contraste du petit au grand sera ridicule ; car le ridicule naît souvent du voisinage et de l’opposition des qualités. Une bête grave vous fait rire, parce qu’elle est bête et qu’elle affecte le maintien de la dignité. L’âne et le hibou sont ridicules, parce qu’ils sont sots, et qu’ils ont l’air de méditer. Voulez-vous que le singe qui se tortille en cent manières diverses, de comique qu’il est devienne ridicule, mettez-lui un chapeau ; le voulez-vous plus ridicule ? mettez sous ce chapeau une longue perruque à la conseillère. Voilà pourquoi le président de Brosses, que je respecte en habit ordinaire, me fait mourir de rire en habit de palais. Et le moyen de voir, sans que les coins de la bouche ne se relèvent, une petite tête gaie, ironique [217] et satyresque, perdue dans l’immensité d’une forêt de cheveux qui l’offusque ; et cette forêt descendant à droite et à gauche, qui va s’emparer des trois quarts du reste de la petite figure ? Mais revenons à Loutherbourg.

Tout tableau de commande sera toujours mauvais, à plus forte raison un tableau dont le fond même n’est pas abandonné à l’artiste. Que voulez-vous qu’on fasse d’une esplanade verte, entourée d’une forêt, percée tout autour de routes droites en rayons de cercle ? De quelque manière que Loutherbourg s’y prît, il n’aurait pas esquivé l’allée droite au centre de sa toile. C’est que le Rendez-vous de la table dans la forêt de Chantilly sera toujours une mauvaise chose à peindre. Ajoutez qu’il a fallu conserver aux figures un air de ressemblance ; car on reconnaît dans le tableau le prince de Condé et les principales personnes de sa cour ; il y a là plus qu’il n’en faut pour éteindre l’homme le plus habile. Au reste, Loutherbourg est encore Allemand ; et celui-là je l’adopte ; car c’est un peintre de grande espérance, et qui tient déjà ce qu’il a promis à son début.

135. Une matinée après la pluie

136. Un commencement d’orage au soleil couchant

Tableaux pendants, de 4 pieds de large, sur 3 pieds de haut.

Au centre de la toile, un vieux château ; auprès du château, des bestiaux qui vont aux champs ; derrière, un pâtre à cheval qui les conduit ; à gauche, des roches et un chemin pratiqué entre ces roches. Comme ce chemin est éclairé ! A droite, un lointain avec un bout de paysage.

Cela est beau ; belle lumière ; bel effet, mais effet difficile à sentir quand on n’a pas habité la campagne. Il faut y avoir vu, le matin, ce ciel nébuleux et grisâtre, cette tristesse de l’atmosphère qui annonce encore du mauvais temps pour le reste de la journée. Il faut se rappeler cette espèce d’aspect blême et mélancolique que la pluie de la nuit a laissé sur les champs, et qui donne de l’humeur au voyageur, lorsque au point du jour il se lève et s’en va, en chemise et en bonnet de nuit, ouvrir le volet de la fenêtre de l’auberge, et voir le temps et la journée que le ciel lui promet.

Celui qui n’a pas vu le ciel s’obscurcir à l’approche de l’orage, les bestiaux revenir des champs, les nuages s’assembler, une lumière rougeâtre et faible éclairer le haut des maisons ; celui qui n’a pas vu le paysan se renfermer dans sa chaumière, et qui n’a pas entendu les volets des maisons se fermer de tous côtés avec bruit ; celui qui n’a pas senti l’horreur, le [218] silence et la solitude de cet instant s’établir subitement dans tout un hameau, n’entend rien au Commencement de l’orage de Loutherbourg.

J’aime, dans le premier de ces deux tableaux, la fraîcheur et le site ; dans le second, j’aime le vieux château et cette porte obscure qui y donne entrée. - Les nuages qui annoncent l’orage sont lourds, épais, et simulant trop le tourbillon de poussière, ou la fumée. - D’accord. La vapeur rougeâtre. - Cette vapeur est crue. - D’accord encore, pourvu que vous ne parliez pas de celle qui couvre ce moulin qu’on voit à gauche. C’est une imitation sublime de la nature. Plus je la regarde, moins je connais les limites de l’art. Quand on a fait cela, je ne sais plus ce qu’il y a d’impossible.

137. Une caravane

C’est au sommet et au centre de la toile, sur un mulet, une femme qui tient un petit enfant, et qui l’allaite. Cette femme et ce mulet, partie sur un autre mulet chargé de hardes, de bagages, d’ustensiles de ménage, sur celui qui le conduit et sur le chien qui le suit ; partie sur un autre mulet pareillement chargé de bagages et de marchandises : et ce chien, et ce conducteur, et les deux mulets, sur un troupeau de moutons, ce qui forme une belle pyramide ; d’objets entassés les uns sur les autres, entre des rochers arides à gauche, et des montagnes couvertes de verdure à droite.

[219] Voilà ce que produit l’affectation outrée et mal entendue de pyramider, quand elle est séparée de l’intelligence des plans. Or il n’y a ici nulle intelligence, nulle distinction de plans. Tous ces objets semblent vraiment assis les uns sur les autres, les moutons à la base ; sur cette base de moutons les deux mulets, le conducteur et son chien ; sur ce chien, ces mulets et le conducteur, le mulet de la femme ; sur ce dernier, la femme et son enfant, qui forment la pointe.

Monsieur Loutherbourg, quand on a dit que pour plaire à l’œil il fallait qu’une composition pyramidât, ce n’est pas par deux lignes droites qui allassent concourir en un point et former le sommet d’un triangle isocèle ou scalène ; c’est par une ligne serpentante qui se promenât sur différents objets, et dont les inflexions, après avoir atteint, en rasant, la cime de l’objet le plus élevé de la composition, s’en allât en descendant par d’autres inflexions, raser la cime des autres objets ; encore cette règle souffre-t-elle autant d’exceptions qu’il y a de scènes différentes en nature.

Du reste, cette Caravane est de couleur vigoureuse ; les objets en sont bien empâtés, et les figures très pittoresquement ajustées. C’est dommage que ce soit un chaos pointu. Jamais ce chaos ne se tirera des montagnes où le peintre s’est engagé ; il y restera.

138. Des voleurs attaquant des voyageurs dans une gorge de montagnes

Tableau de 2 pieds de large sur 1 pied de 8 pouces de haut. [220]

139. Les MĂŞmes voleurs pris et conduits par des cavaliers

Pendant du précédent, ayant les mêmes dimensions.

Il n’y a rien à ajouter aux titres ; ils disent tout. Les petites figures qui composent les sujets, on ne saurait plus joliment, plus spirituellement faites. Les montagnes qui s’élèvent des deux côtés, traitées à merveille, et de la plus forte couleur ; et les ciels charmants de couleur et d’effet.

Vous voyez, monsieur Loutherbourg, que j’aime à louer, que c’est le penchant de mon cœur, et que je me satisfais moi-même lorsque l’occasion de vanter le mérite se présente sous ma plume. Mais pourquoi ne pas toujours faire ainsi ? car il est certain que cela dépend de vous. D’où vient, par exemple, que, dans ces deux morceaux, les voleurs pris et conduits par les cavaliers, ne sont pas aussi précieux pour les figures, que ces mêmes coquins attaquant les voyageurs ?

140. Plusieurs autres tableaux de paysage

Les paysages de Loutherbourg n’ont pas la finesse de ton de ceux de Vernet ; mais les effets en sont bien décidés. Il peint dans la pâte. Il est vrai qu’il est quelquefois un peu cru, et noir dans les ombres.

Monsieur Francisque, vous qui vous mêlez de paysage, venez, approchez, voyez comme ces roches à gauche sont vraies ! comme ces [221] eaux courantes sont transparentes ! Suivez le prolongement de cette roche ; là, en allant vers la droite, regardez bien cette tour avec son petit pont voûté par-derrière, et apprenez que c’est ainsi qu’on pose, qu’on élève et qu’on éclaire une fabrique de pierre quand on en a besoin dans son tableau. Ne dédaignez pas d’arrêter votre attention sur les arbrisseaux et plantes sauvages qui sortent d’entre les fentes des rochers sur lesquels la tour est bâtie, parce que c’est la vérité. Cette porte étroite et obscure pratiquée dans le roc ne fait pas mal, qu’en dites vous ? Et ces paysans, et ces soldats que vous apercevez au loin, en regardant vers la droite ; ils sont dessinés, ils ont du mouvement. Et ce ciel ; il a de l’effet. Monsieur Francisque, cela ne vous consterne pas ? Ah ! vous vous croyez de la force de Loutherbourg, et c’est autant de perdu que ma leçon. Allez donc, monsieur Francisque ; continuez de vous estimer, et de vous estimer vous seul.

Le plus beau morceau de Loutherbourg est sa Nuit. Je l’ai comparée à celle de Vernet. Il est inutile d’y revenir. Ceux qui trouvent les animaux mauvais oublient que ce sont des rosses, de vilaines bêtes de somme.

Mais il m’est impossible de me taire des deux petits Paysages, grands comme la main, que vous aurez vus au-dessus du guichet qui conduit aux salles de l’Académie. Ils sont suaves, ils sont chauds, ils sont délicieux. L’un est le Point du jour, au printemps. On voit sortir, à gauche, d’une cabane, des troupeaux qui s’en vont aux champs. A droite, c’est une campagne. L’autre est un Coucher du Soleil, en automne, entre deux montagnes. A droite, il n’y a que les montagnes obscures ; à gauche, les montagnes éclairées ; entre deux, une portion enflammée du ciel ; sur le devant, une terrasse, sur [222] laquelle un pâtre, placé au-dessous, fait monter ses animaux. Ce sont deux beaux morceaux, mais ce dernier surtout ; c’est le plus piquant et le plus vigoureux. Cet homme-ci ne tâtonne pas ; sa touche est large et fière. J’abandonne ces deux Paysages à tout le bien qu’il vous plaira d’en penser.

Si le Salon vous est présent, vous demanderez raison de mon silence sur celui où l’on voit des bestiaux qu’un pâtre mène abreuver au ruisseau qui coule sur le devant, et dont les eaux murmurent contre des cailloux jaunâtres ; et sur celui où, entre des montagnes hautes et raides, à droite, et d’autres montagnes avec un bout de forêt à gauche, l’artiste a répandu des moutons, et montré sur le devant une paysanne qui trait une vache ; c’est, mon ami, que je ne ferais que répéter les mêmes éloges.

Leprince

C’est un débutant qui n’est pas sans mérite. Outre son morceau de réception, qui est un très beau tableau, il a exposé une quantité d’autres compositions, parmi lesquelles on en discerne quelques-unes qui peuvent arrêter un homme de goût. En général il possède la base de l’art, le dessin. Il dessine très bien ; il touche ses figures avec esprit. C’est dommage que [223] sa couleur ne réponde pas en général à ces deux qualités. En opposant le travail de Leprince à celui de Vernet, Chardin semble avoir dit au premier : Jeune homme, regardez bien, et vous apprendrez à faire fuir vos lointains, à rendre vos ciels moins lourds, à donner de la vigueur à votre touche, surtout dans vos grands morceaux, à la rendre moins sourde, et à tendre à l’effet.

Je ne réponds point des imitations russes ; c’est à ceux qui connaissent le local et les mœurs du pays à prononcer là-dessus ; mais je les trouve, pour la plupart, faibles comme la santé de l’artiste, mélancoliques et douces comme son caractère.

141. Vue d’une partie de Pétersbourg

Elle est prise du palais qu’occupait notre ambassadeur, M. de L’Hôpital. Elle montre l’île de St.-Basile, le port, la douane, le sénat, le collège de justice, la forteresse et la cathédrale. Les petites figures françaises placées sur le devant sont l’ambassadeur et les personnes de sa suite. Elles sont spirituelles. Ce chariot où l’on voit une femme couchée, se promenant ou voyageant sans doute à la manière du pays, fait très bien. Mais je n’ai pas le courage de louer ce morceau, à l’aspect du Port de Dieppe de Vernet. Il est sombre, triste, sans ciel, sans effet de lumière, sans effet du tout. [224]

142. Parti de troupes cosaques, tartares, etc.

Ils reviennent d’un pillage ; ils ont rassemblé leur butin pour le partager. La scène est tranquille. Pourquoi s’asservir si scrupuleusement au costume et aux mœurs ? Il me semble qu’une querelle survenue entre ces brigands aurait animé cette froide composition, où l’on n’est intéressé que par le pittoresque des vêtements, et dont on n’a à louer que la touche des figures, qui est plus large ici qu’en aucune des compositions de l’artiste. Le technique s’acquiert à la longue ; la verve, l’idéal ne vient point ; il faut l’apporter en naissant. Je dirais volontiers aux Quarante rassemblés trois fois la semaine au Louvre : « Et que m’importe qu’il n’y ait pas un solécisme dans tous vos écrits, s’il n’y a pas une idée frappante, pas une ligne qui vive ? Vous écrivez comme Leprince peint, et comme Pierre dessine, très correctement, d’accord ; mais très froidement. » Il n’y a, à proprement parler, que trois grands peintres originaux, Raphaël, le Dominiquin et le Poussin. Et le Corrège, à votre avis, n’est-ce pas un peintre original ? Entre les autres qui forment, pour ainsi dire, leur école, il y en a qui se sont distingués par quelques qualités particulières. Le Sueur a son coin, Rubens le sien. On peut reprocher à celui-ci une main estropiée, [225] une tête mal emmanchée ; mais quand on a vu ses figures, elles vous suivent, et vous inspirent le dégoût des autres.

143. Préparatifs pour le départ d’une horde

A droite, des arbres auxquels on a suspendu un cimeterre, un carquois plein de flèches, et d’autres armes. Un Kalmouk est occupé à les détacher. Il obéit à l’ordre de son officier, qui est debout et qui lui commande. Entre l’officier et le Kalmouk, sous une tente formée d’un grand voile tendu, on voit un Tartare et sa femme assis. La femme est tout à fait agréable. Elle intéresse par son naturel et sa grâce. Sur la gauche, la horde commence à défiler.

Morceau où l’on voit tout ce que l’artiste a de talent et de défauts ; bon, et puis c’est tout.

144. Pastorale russe

Songez, mon ami, que je laisse toujours là les mœurs que je ne connais point. Les artistes diront de celui-ci tout ce qu’il leur plaira ; mais il y a un sombre, un repos, une paix, un silence, une innocence qui m’enchantent. [226] Il semble qu’ici le peintre ait été secondé par sa propre faiblesse. Le sujet simple demandait une touche légère et douce, elle y est ; peu d’effet de lumière, il y en a peu. C’est un vieillard qui a cessé de jouer de sa guitare pour entendre un jeune berger jouer de son chalumeau. Le vieillard est assis sous un arbre. Je le crois aveugle ; s’il ne l’est pas, je voudrais qu’il le fût. Il y a une jeune fille debout à côté de lui. Le jeune garçon est assis à terre, à quelque distance du vieillard et de la jeune fille. Il a son chalumeau à la bouche. Il est de position, de caractère, de vêtement, d’une simplicité qui ravit ; la tête surtout est charmante. Le vieillard et la jeune fille écoutent à merveille. Le côté droit de la scène montre des rochers, au pied desquels on voit paître quelques moutons. Cette composition va droit à l’âme. Je me trouve bien là. Je resterai appuyé contre cet arbre, entre ce vieillard et sa jeune fille, tant que le jeune garçon jouera. Quand il aura cessé de jouer, et que le vieillard remettra ses doigts sur sa balalaye, j’irai m’asseoir à côté du jeune garçon ; et lorsque la nuit s’approchera, nous reconduirons tous les trois ensemble le bon vieillard dans sa cabane. Un tableau avec lequel on raisonne ainsi, qui vous met en scène, et dont l’âme reçoit une sensation délicieuse, n’est jamais un mauvais tableau. Vous me direz : Mais il est faible de couleur. - D’accord. - Mais il est sourd et monotone. - Cela se peut ; mais il touche, mais il arrête : et que m’importe tes passages de tons savants, ton dessin pur et correct, la vigueur de ton coloris, la magie de ton clair-obscur, si ton sujet me laisse froid ? La peinture est l’art d’aller à l’âme par l’entremise des yeux. Si l’effet s’arrête aux yeux, le peintre n’a fait que la moindre partie du chemin. [227]

145. La Pêche aux environs de St.-Pétersbourg

Triste et malheureuse victime de Vernet.

146. Quelques paysans qui se disposent à passer un bac, et se reposent en l’attendant

Mais pourquoi se reposent-ils simplement ? Est-ce qu’il n’y avait pas moyen de varier ce repos ? C’est le moment où une femme peut donner à téter à son enfant, où des paysans peuvent compter ce qu’ils ont gagné ; ou s’il y a une jeune fille et un jeune garçon qui s’aiment, ils se le marqueront par quelques caresses furtives. Le batelier n’en viendra pas moins vite. Les montagnes qui sont à droite me semblent vraies. J’oserai dire que ces eaux ne sont pas mal, au hasard de faire rire Vernet, s’il m’entendait. Ce rivage est bien. Si ces passagers qui attendent ne font que cela, ils le font naturellement ; et ce passeur ne me déplaît pas.

147. Vue d’un pont de la ville de Nerva

C’est peut-être une grande fabrique sur les lieux ; elle peut en imposer par la masse, surprendre par la bizarrerie de sa construction, effrayer par la hauteur de ses arches ; ce sera, si l’on veut, le sujet d’une bonne planche [228] dans un auteur de voyage ; mais c’est une chose détestable en peinture. Si vous me demandez ce que cela serait devenu sous le crayon ou le pinceau de ce sorcier de Servandoni, je vous répondrai que je n’en sais rien. Pour Leprince, il n’en a fait qu’une plate composition. Le pont est maigre et sans effet. Ces masses aiguës qui le soutiennent sont grossières, sans aucun de ces accidents qui en auraient rendu l’aspect piquant. Toute la montagne est d’ocre. S’il y a quelque maître de forges dans les environs, il a tort de ne pas fouiller là.

148. Halte de Tartares

On voit à droite des forêts, un chariot attelé et passant, un bout de roche ; puis sur un autre endroit où le terrain est rompu, et forme une élévation, une femme debout et un homme assis ; plus vers la gauche, un Tartare ou un voyageur à cheval ; tout à fait sur la gauche, d’autres Tartares. C’est sur l’élévation formée par la rupture du terrain, au centre de la toile, un peu au-delà, vers la gauche, près de la femme debout et de l’homme assis, que la halte se fait. Si les mœurs sont vraies, ce morceau peut intéresser par là. Du reste c’est peu de chose. Les objets n’y sont liés que pour l’œil. Aucune action qui les enchaîne. En effet, qu’ont entre eux de commun ce chariot qui passe, cette femme debout, cet homme assis, ce voyageur à cheval ? Qu’ont-ils de commun avec une halte ou le sujet principal ? Rien qui se sente. Cela est placé là comme dans un tableau de genre, un mouchoir, une table, une soucoupe, une jatte, une corbeille de fruits ; et à moins qu’il n’y ait dans le tableau de genre la [229] plus grande vérité de ressemblance et le plus beau faire, et dans un paysage tel que celui-ci une grande beauté de site avec la plus rigoureuse imitation de mœurs, cela ne signifie rien.

149. Manière de voyager en hiver

Et pour faire sortir le décousu de tous ces objets, je vais décrire ce tableau-ci, comme si c’était un Chardin. En allant de la droite à la gauche.

De petites montagnes couvertes de neige ; derrière ces montagnes, les toits blancs d’un hameau ; sur le devant et au pied des petites montagnes, un poteau de seigneur qui marque le chemin ; ce poteau est planté à l’entrée d’un pont de bois ; une voiture tirée par des chevaux, allant vers la droite, et prête à entrer sur le pont ; quelque grande rivière supposée au-dessous du pont, car on aperçoit les arrière-becs et les mâts de quelques grands bateaux retirés vers le rivage ; sur le devant, un paysan, voiture vers la gauche, des provisions.

Tout ce qu’on apprend là, c’est la manière dont les voitures sont construites en Russie. Je ne sais si ces bâtons recourbés ne seraient pas, en ce pays-ci même, surtout dans les provinces où les chemins sont unis et ferrés, d’un très bon usage, avec la précaution d’y ajuster de larges roulettes de fer. [230]

150. Halte de paysans en été

À droite, on voit un bout de forêt, et près de là, un chariot chargé de bestiaux ; plus bas, un ruisseau ; en s’avançant vers la gauche, un grand chariot ; vers ce chariot, une vache et un mouton ; un homme vu par le dos, est penché dans le coffre de bois porté sur le chariot ; sur le fond, encore un chariot ; sur un lieu plus bas et plus avancé vers la gauche, un groupe d’hommes et de femmes en repos. Tout à fait à gauche et vers le fond, un second groupe d’hommes et de femmes.

Tous ces objets, quoique isolés, sont assez harmonieusement disposés. Il y a quelque art à les avoir liés pour l’œil, par la seule variété du site et des lumières. Mais la vue en est presque aussi froide que la description ; et s’ils sont vrais, ce que je suppose toujours, ils ne peuvent guère attacher qu’un homme transplanté à sept à huit cents lieues de son pays, et qui, venant à jeter les yeux sur un de ces morceaux, se retrouve en un instant chez lui au milieu de ses compatriotes, proche de son père, de sa mère, de sa femme, de ses parents, de ses amis. Si j’étais à Moscou, doutez-vous, cher Grimm, que la vue d’une carte de Paris ne me fît plaisir ? Je dirais : « Voilà la rue Neuve-Luxembourg, c’est là qu’habite celui que je chéris ; peut-être il pense à moi dans ce moment ; il me regrette ; il me souhaite tout le bonheur que je puis avoir loin de lui. Voilà la rue Neuve-des-Petits-Champs. Combien nous avons collationné de fois dans cette maisonnette ! C’est là que demeurent la gaieté, la plaisanterie, la raison, la confiance, l’amitié, l’honnêteté, la tendresse, et la liberté. L’hôtesse aimable avait promis à l’Esculape genevois de s’endormir à dix heures, [231] et nous causions et nous riions encore à minuit. Voilà la rue Royale-St.-Roch. C’est là que se rassemble tout ce que la capitale renferme d’honnêtes et d’habiles gens. Ce n’est pas assez pour trouver cette porte ouverte, que d’être titré ou savant ; il faut encore être bon. C’est là que le commerce est sûr. C’est là qu’on parle histoire, politique, finance, belles-lettres, philosophie. C’est là qu’on s’estime assez pour se contredire. C’est là qu’on trouve le vrai cosmopolite, l’homme qui sait user de sa fortune, le bon père, le bon ami, le bon époux. C’est là que tout étranger, de quelque nom et de quelque mérite, veut avoir accès et peut compter sur l’accueil le plus doux et le plus poli. Et cette méchante baronne, vit-elle encore ? Se moque-t-elle toujours de beaucoup de gens qui ne l’en aiment pas moins ? Voilà la rue des Vieux-Augustins. » Là, mon ami, la parole me manquerait. Je m’appuierais la tête sur mes deux mains ; quelques larmes tomberaient de mes yeux, et je me dirais à moi-même : « Elle est là ; comment se fait-il que je sois ici ? »

Heureusement, cher ami, vous n’avez qu’un pas à faire pour y aller. Elle vous attend, et je vais vous chasser de chez moi à l’instant, pour que vous n’en perdiez pas par ma faute. Mais convenez auparavant que ces tableaux de Leprince ont un attrait particulier pour ceux qui ne connaissent pas les mœurs et les usages qu’il a peints. Rien n’attache davantage que les tableaux qui représentent des mœurs étrangères.

151. Le Berceau pour les enfants

C’est une des meilleures compositions de Leprince... Vous le trouvez, me dites-vous, mieux colorié que le Baptême ? - Oh ! non. - Il vous paraît [232] plus intéressant que le Baptême ? - Oh ! non. Mais diable, aussi c’est que ce Baptême russe, auquel vous comparez ce tableau-ci, est une belle chose.

Dans le Berceau pour les enfants, on voit à droite, une portion d’une baraque en bois ; à la porte de cette baraque, sur un banc grossier, un vieux paysan en chemise, jambes singulièrement vêtues, et pieds singulièrement chaussés. Autour de ce vieillard, à terre, sur le devant, parmi de mauvaises herbes, une terrine, un auget, des bâtons, un coq qui cherche sa vie ; devant le vieillard une espèce de petit hamac, occupé par un bambin, gras, potelé, bien nourri, tout nu, étendu sur ses langes. Ce hamac est suspendu, par une corde, à une grosse branche d’arbre ; la corde fait plusieurs tours autour de la branche. Une grande servante assez jeune et assez bien vêtue pour n’être pas la femme du vieux paysan, tire la corde, comme si c’était son dessein d’élever le hamac ou berceau, ou peut-être de le descendre ; autour du hamac, deux autres enfants, l’un sur le fond, l’autre sur le devant ; l’un vu de face, l’autre par le dos ; tous les deux regardant avec joie, le petit suspendu. Sur le devant, une chèvre et un mouton ; plus vers la gauche, une vieille avec sa quenouille et son fuseau. Elle a interrompu son ouvrage, pour parler à celle qui tient la corde du hamac. Tout à fait à gauche, vers le devant et sur le fond, chaumière et hameau. Autour de la chaumière, différents outils et agrès champêtres.

Le paysan est très beau, vrai caractère, vraie nature rustique ; sa chemise, tout son vêtement, larges et de bon goût. J’en dis autant de la vieille qui [233] filait, et qui paraît être la grand-mère des enfants. C’est une vieille excellente ; belle tête, belle draperie, action simple et vraie. Les enfants, et celui qui est dans le hamac, et les deux autres, charmants. Mais il y a tout plein de choses ici qui me chiffonnent, et qui tiennent peut-être à la connaissance des mœurs. Voilà bien la chaumière du paysan ; mais il est trop grossier, trop pauvrement vêtu pour que cette vieille soit sa femme. Celle qui tient la corde du hamac et qui remonte ou descend le berceau, peut bien être la fille ou la servante de la vieille ; mais elle n’est de rien au paysan. Quel est l’état de ces deux femmes ? Où est leur habitation ? Ou je me trompe fort, ou il y a quelque amphibologie dans cette composition. Serait-ce qu’en Russie les femmes sont bien et les maris mal ? Quoi qu’il en soit, ici le coloris du peintre et sa touche sont beaucoup plus fermes. Il est moins briqueté, moins rougeâtre de ton que dans son Baptême ; mais ce Baptême intéresse bien autrement ; il est bien plus riche de caractères. Nous en parlerons tout à l’heure.

152. L’Intérieur d’une chambre de paysan russe

On voit dans cette chambre, une paysanne russe, assise ; cette paysanne est aussi très bien vêtue, notez cela ; c’est comme au tableau précédent. Près d’elle, vers la droite, une petite table sur laquelle elle est accoudée, le bras étendu sur une corbeille pleine d’œufs. Devant elle, un jeune paysan fort démonstratif, les bras élevés, et tenant un œuf dans chaque main ; un grand rideau blanc attaché sur une perche, tombe en s’élargissant derrière la paysanne. Elle a à ses pieds un chat qui fait le dos et qui se frotte contre elle. Elle est élevée sur une espèce d’estrade qui n’a qu’une marche. Le [234] peintre a répandu sur cette estrade et au-dessous, à terre, un panier, un autre panier, une terrine remplie de différents légumes ; plus vers la gauche, et sur le devant, il y a une table, avec un pot à l’eau ; tout à fait à gauche, et dans l’ombre, une vieille qui dort et qui laisse à la jeune marchande d’œufs, sa fille, toute la facilité possible d’accepter l’échange qu’on lui propose. Ce tableau est joli. L’idée en est polissonne, ou je me trompe fort. Le jeune paysan est vigoureux. Jeune fille, je n’entends pas trop ce qu’il vous promet ; mais en France je vous conseillerais d’en rabattre la moitié. Mais laissons ce point-là. Il faudrait savoir jusqu’où les hommes tiennent parole aux femmes en Russie.

153. Vue d’un moulin dans la Livonie

Aussi indifférent, quoiqu’un peu moins mauvais que le Pont de Nerva dont j’ai parlé.

154. Un paysage, avec figures vêtues en différentes modes

Ce paysage montre sur la droite une montagne ; un peu au-delà de la montagne, des eaux avec des bateaux à bord ; en avançant vers la gauche, d’autres montagnes qui occupent et forment le fond ; au centre de la toile, un traîneau en brancard tiré par un cheval. Sur ce traîneau, un panier dans lequel on voit un mouton et un veau ; en allant toujours vers la gauche, un groupe d’hommes diversement vêtus, qui se reposent ; puis une fabrique [235] élevée sur pilotis ; sur cet espace piloté, un chariot ; près du chariot, un jeune homme couché ; tout à fait à gauche, des eaux.

Il faudrait à toutes ces actions isolées un peu plus de mouvement et d’intérêt ; quelque chose dans les êtres animés qui reflétât du sentiment sur les êtres inanimés ; quelque chose dans ceux-ci qui fît de l’effet sur les premiers ; en un mot, de l’invention, une convenance de scène particulière, un choix d’incidents. Il n’y a rien de tout cela. Tout homme qui sait dessiner seulement comme notre ami Carmontelle, sans avoir plus de verve que lui, n’a qu’à mettre le pied hors des barrières sur les cinq heures du soir ou sur les neuf heures du matin, et il y trouvera des sujets pour mille tableaux ; mais ces tableaux ne pourront piquer la curiosité qu’à Moscou. Ô ! si le faire était supérieur ; si, dans chaque figure, l’imitation de nature était à son dernier point ; si c’était, ou un Gueux de Callot, ou un Vielleux de Berghem, ou un Ivrogne de Wouwermans, la vérité de l’objet en ferait oublier la pauvreté.

Nous avons bien battu du pays. Je ne sais, mon ami, si vous en êtes [236] aussi fatigué que moi. Mais Dieu merci, nous voilà de retour. Asseyons-nous. Délassons-nous. Si nous nous rafraîchissions, ce ne serait pas mal fait. Nous quitterions ensuite nos habits de voyage, et nous irions ensuite à ce Baptême russe auquel nous sommes invités.

155. Le BaptĂŞme russe

Comme ce tableau n’est pas marqué dans le livret, on n’en peut indiquer au juste les dimensions. Il peut bien avoir deux pieds six pouces de haut sur quatre ou cinq pieds de large.

Les figures sont de petite nature. Mais écoutons la description du philosophe.

Nous y voilà. Ma foi, c’est une belle cérémonie. Cette grande cuve baptismale d’argent, fait un bel effet. La fonction de ces trois prêtres qui sont tous les trois à droite, debout, a de la dignité. Le premier embrasse le nouveau-né par-dessus les bras, et le plonge par les pieds dans la cuve ; le second, tient le rituel, et lit les prières sacramentelles. Il lit bien, comme un vieillard doit lire, en éloignant le livre de ses yeux. Le troisième, regarde attentivement sur le livre ; et ce quatrième qui répand des parfums dans une poêle ardente placée vers la cuve baptismale, ne remarquez vous pas comme il est bien, richement et noblement vêtu ? Comme son action est naturelle et vraie ? Vous conviendrez que voilà quatre têtes bien vénérables. Mais vous ne m’écoutez pas. Vous négligez les prêtres vénérables et toute la St.e cérémonie ; et vos yeux demeurent attachés sur le parrain et la marraine. Je ne vous en sais pas mauvais gré. Il est certain que ce parrain a le caractère le plus franc et le plus honnête qu’il soit possible d’imaginer. Si je le retrouve hors d’ici, je ne pourrai jamais me défendre de rechercher sa connaissance et son amitié. J’en ferai mon ami, vous dis-je. Pour cette marraine, elle est si aimable, si décente, si douce... que j’en ferai, dites-vous, ma maîtresse, si je puis. - Et pourquoi non ? - Et s’ils sont époux, voilà donc votre bon ami le Russe... - Vous m’embarrassez. [237] Mais aussi, c’est qu’à la place du Russe, ou je ne laisserais pas approcher mes amis de ma femme, ou j’aurais la justice de dire : Ma femme est si charmante, si aimable, si attrayante... - Et vous pardonneriez à votre ami ?... - Oh ! non. Mais ne voilà-t-il pas une conversation bien édifiante, tout au travers de la plus auguste cérémonie du christianisme ; celle qui nous régénère en Jésus-Christ, en nous lavant de la faute que notre grand père a commise il y a sept à huit mille ans ?... Comme ce parrain et cette marraine sont bien à leurs fonctions ; ils en imposent ; ils sont pieux, sans bigoterie. Par-derrière ces trois prêtres, ce sont apparemment des parents, des témoins, des amis, des assistants. Les belles études de tête que le Poussin ferait ici ! car elles ont tout à fait le caractère des siennes. - Que voulez-vous dire avec vos études du Poussin ? - Je veux dire que j’oubliais que je vous parle d’un tableau ; et ce jeune acolyte qui étend sa main pour recevoir les vaisseaux de l’huile St.e qu’un autre lui présente sur un plat, convenez qu’il est posé de la manière la plus simple et pourtant la plus élégante, qu’il étend son bras avec facilité et avec grâce ; et que c’est de tout point une figure charmante. Comme il tient bien sa tête ! comme cette tête est bien placée ! comme ses cheveux sont bien jetés ! la physionomie distinguée qu’il a ! comme il est droit, sans être ni maniéré, ni raide ! comme il est bien et simplement habillé ! Cet homme qui est à côté de lui et qui est baissé sur un coffre ouvert, c’est apparemment le père, ou quelque assistant qui cherche de quoi emmailloter promptement l’enfant, au sortir de la cuve. Regardez bien cet enfant ; il a tout ce qu’il faut pour faire un bel enfant. Ce jeune homme que je vois derrière le parrain, est, ou son page ou son écuyer, et cette femme assise sur le fond, à gauche, à côté de lui, c’est ou la sage-femme ou la garde malade. Pour celle qu’on entrevoit dans un lit, sous ce rideau, il n’y a pas à s’y tromper, c’est l’accouchée, [238] à qui l’odeur de ces parfums qu’on brûle donnera un mal de tête effroyable, si l’on n’y prend garde. A cela près, voilà, ma foi, une belle cérémonie et un beau tableau ! C’est le morceau de réception de l’artiste. Combien de noms qu’on ne lirait pas sur le livret, si l’on n’était admis à l’Académie qu’en produisant de pareils titres !

J’ai honte de vous dire que le coloris en est cuivreux et rougeâtre, que le fond en est trop brun, que les passages de lumières... Mais il faut bien que l’homme perce par quelque endroit. Du reste, cette composition est soutenue ; toutes les figures en sont intéressantes ; la couleur même est vigoureuse. Je vous jure que l’artiste a fait celui-là dans un intervalle de bonne santé ; et que si j’étais jeune, libre, et qu’on me proposât cet honnête Russe pour beau-père, et pour femme cette jeune fille qui tient si modestement un cierge à côté de lui, avec un peu d’aisance, tout autant qu’il en faudrait pour que ma petite Russe pût, quand il lui plairait, dormir la grasse matinée, moi lui faire compagnie sur le même oreiller, et élever sans peine les petits bambins que ces vénérables papas viendraient anabaptiser chez moi tous les neuf à dix mois ; ma foi, je serais tenté d’aller voir quel temps il fait dans ce pays-là.

Deshays

C’est le frère de celui que nous avons perdu. Ces deux frères me rappellent une aventure de la jeunesse de Piron ; car aujourd’hui ce vieux [239] fou se frappe la poitrine et se fesse devant Dieu de tous les mots plaisants qu’il a dits, et de toutes les drôles de sottises qu’il a faites. Pardieu, mon ami, cet atome qu’on appelle un homme, a de la vanité bien plus gros que lui ! Un malheureux, méchant, petit poète qui s’imagine qu’il a fâché l’Éternel, qu’il le réjouit, et qu’il est en son pouvoir de faire rire ou pleurer Dieu, à son gré, comme un idiot de parterre ! Ce Piron donc, qui s’était un soir enivré avec un acteur, un musicien et un maître à danser, s’en revenait avec ses convives, faisant bacchanale dans les rues. On les prend ; on les conduit chez le commissaire La Fosse, qui demande à l’auteur qui il est. Celui-ci répond : Le père des Fils ingrats ; à l’acteur, qui répond qu’il est le tuteur des Fils ingrats ; au maître à danser, au musicien, qui répondent, l’un, qu’il apprend à danser, l’autre, qu’il montre à chanter aux Fils ingrats. Le commissaire, sur ces réponses, n’a pas de peine à deviner les gens à qui il a affaire. Il accueille Piron ; il lui dit qu’il était un peu de la famille, et qu’il avait eu un frère qui était homme d’esprit. « Pardieu, lui dit Piron, je le crois bien, j’en ai bien un, moi, qui n’est qu’une foutue bête. » Le Deshays que nous n’avons plus, en aurait pu dire autant, et même à un commissaire ; car il s’exposait volontiers à visiter ces magistrats subalternes qui veillent ici à ce qu’on ne casse pas les lanternes, et qu’on ne batte pas les filles chez elles. Je m’amuse à vous faire des contes, parce que je n’ai rien à vous dire du cadet de Deshays, dont les tableaux sont plus mauvais encore que ceux de l’aîné n’étaient bons, quoiqu’ils fussent très bons ; qui [240] n’a pas une bluette de génie, qui est sans talent, et qui est entré à l’Académie de peinture, comme l’abbé du Resnel à l’Académie française. A propos de ce dernier, il disait : « Connaissez-vous un mortel plus heureux que moi ? J’ai désiré trois choses en ma vie, et je les ai eues toutes trois. J’ai voulu être poète, et je l’ai été. J’ai voulu être de l’Académie, et j’en suis. J’ai voulu avoir un carrosse, et j’en ai un. » Un conte, mon ami, et un propos plaisant, valent mieux que cent mauvais tableaux et que tout le mal qu’on en pourrait dire.

Lépicié

Mon ami, si nous continuions Ă  faire des contes ?

162. La Descente de Guillaume le Conquérant en Angleterre

Un général ne pouvait guère faire mieux entendre à ses soldats qu’il fallait vaincre ou mourir, qu’en brûlant les vaisseaux qui les avaient apportés. C’est ce que fit Guillaume. Le beau trait pour l’historien ! le beau modèle pour le conquérant ! le beau sujet pour le peintre ! Pourvu [241] que ce peintre ne soit pas Lépicié ! Quel instant croyez vous que celui-ci ait choisi ? Celui où la flamme consume les vaisseaux, et où le général annonce à son armée l’alternative terrible. Vous croyez qu’on voit sur la toile les vaisseaux en flamme ; Guillaume sur son cheval parlant à ses troupes ; et sur cette multitude innombrable de visages toute la variété des impressions, de l’inquiétude, de la surprise, de l’admiration, de la terreur, de l’abattement et de la joie ! Votre tête se remplit de groupes ; vous y cherchez l’action véritable de Guillaume, les caractères de ses principaux officiers, le silence ou le murmure, le repos ou le mouvement de son armée. Tranquillisez-vous, et ne vous donnez pas une peine dont l’artiste s’est dispensé ! Quand on a du génie, il n’y a point d’instants ingrats. Le génie féconde tout.

On voit à droite, du côté de la mer et des vaisseaux, une faible lueur, de la fumée, qui indique que l’incendie est tombé ; quelques soldats oisifs et muets, sans mouvement, sans passion, sans caractère ; puis, tout seul, un gros homme court, les bras étendus, criant à tue tête, et à qui j’ai demandé cent fois à qui il en voulait, sans avoir pu le savoir. Ensuite Guillaume, au centre de son armée, sur son cheval, s’avançant de la droite à la gauche, comme dans son pays, et dans une occasion commune ; il est précédé d’infanterie et de cavalerie en marche, du même côté et vue par le dos. Ni bruit, ni tumulte, ni enthousiasme militaire, ni clairons, ni trompettes. Cela est mille fois plus froid et plus maussade que le passage d’un régiment sous les murs d’une ville de province, en allant à sa garnison. Trois objets seuls se font remarquer ; cette grosse, courte et lourde figure pédestre, placée seule entre Guillaume et les vaisseaux brûlés, les bras étendus, et [242] criant sans qu’on l’entende. Guillaume sur son cheval. L’homme et le cheval aussi pesants et aussi monstrueux, aussi faux et aussi tristes, moins nobles et moins signifiants que votre Louis XIV de la place Vendôme ; et puis le dos énorme d’un cavalier, et la croupe plus énorme encore de son cheval.

Mais, mon ami, voulez-vous un tableau ? Laissez ces figures à peu près comme elles sont distribuées, et faites faire volte-face. Enflammez les vaisseaux, faites parler Guillaume, et montrez-moi sur les visages les passions, avec leur expression accrue par la lueur rougeâtre de la flamme des vaisseaux ; que l’incendie vous serve encore à produire quelque étonnant effet de lumière. La disposition des figures s’y prête, même sans la changer. Mais voyez, mon ami, le prestige de l’étendue et de la masse. Cette composition frappe, appelle d’abord, mais n’arrête pas. Si j’avais la tête de Le Sueur, de Rubens, du Carrache ou de tel autre, je vous dirais comment on aurait pu tirer parti de l’instant que l’artiste a préféré ; mais au défaut de l’une de ces têtes-là, je n’en sais rien. Je conçois seulement qu’il faut remplacer l’intérêt du moment qu’on néglige, par je ne sais quoi de sublime qui s’accorde très bien avec la tranquillité apparente ou réelle, et qui est infiniment au-dessus du mouvement. Témoin ce Déluge universel du Poussin, où il n’y a que trois ou quatre figures. Mais qui est-ce qui [243] trouve de ces choses-là ? et quand l’artiste les a trouvées, qui est-ce qui les sent ? Au théâtre, ce n’est pas dans les scènes violentes, où la multitude s’extasie, que le grand acteur me montre son talent. Rien n’est si facile que de se livrer à la fureur, aux injures, à l’emportement. C’est : Prends un siège, Cinna ; et non pas :

Un fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tĂŞte Ă  la main demandant son salaire,

qu’il est difficile de bien dire. L’auteur qui fait ici le rôle de l’instant dans la peinture, est pour la moitié de l’effet de la déclamation. C’est lorsque la passion retenue, couverte, dissimulée, bouillonne secrètement au fond du cœur, comme le feu dans la chaudière souterraine des volcans, c’est dans le moment qui précède l’explosion, c’est quelquefois dans le moment qui la suit, que je vois ce qu’un homme sait faire ; et ce qui me rendrait un peu vain, ce serait de valoir quelque chose quand les tableaux ne valent rien. C’est dans la scène tranquille que l’acteur me montre son intelligence, son jugement. C’est lorsque le peintre a laissé de côté tout l’avantage qu’il pouvait tirer d’un moment chaud, que j’attends de lui de grands caractères, du repos, du silence, et tout le merveilleux d’un idéal rare et d’un technique presque aussi rare. Vous trouverez cent peintres qui se tireront d’une bataille engagée ; vous n’en trouverez pas un qui se tire d’une bataille perdue ou gagnée. Rien ne remplace, dans le tableau de Lépicié, l’intérêt qu’il a négligé. Il n’y a ni harmonie ni noblesse. Il est sec, dur et cru.

Ce tableau a 26 pieds de large sur 12 de haut. [244]

Toute cette subtile théorie de l’effet du repos et du silence dans les ouvrages de poésie et de peinture mériterait d’être mieux développée. Je ne connais rien d’écrit là-dessus.

163. Jésus-Christ baptisé par St. Jean

Tableau de 7 pieds 9 pouces de haut sur 7 pieds 6 pouces de large.

Pressés de finir et d’être payés, ces gens-là ne savent ce qu’ils font. Malheur aux productions de l’artiste qui mesure le temps et qui ne voit que son salaire ! Celui-ci a fait comme l’autre, de son Baptême une scène solitaire ; et par le ton vaporeux et grisâtre dont il l’a peinte, on dirait de ses figures que c’est un arrangement fortuit et bizarre des nuées.

On voit, à droite sur le fond, trois apôtres effrayés, et de quoi ? Une voix qui dit : Voilà mon fils bien-aimé, n’a rien d’effrayant. Ce St. Jean, les yeux tournés vers le ciel, verse l’eau sur la tête du Christ sans regarder ce qu’il fait. Et ce gros quartier de pierre équarri sur lequel il est posé, qui est-ce qui l’a apporté là ? On dirait qu’il était essentiel à la cérémonie, et qu’un bout de roche détaché n’eût pas été tout aussi bon, plus naturel et plus pittoresque. Car que fait un maçon quand il taille une pierre ? Il en ôte tous les accidents. C’est le symbole de l’éducation qui nous civilise, ôte à l’homme l’empreinte brute et sauvage de la nature, nous rend très agréables dans le monde, très plats dans un poème ou sur la toile. Et ce vêtement mou, flexible et doux, si vous me donnez cela pour une peau de mouton ! Vous avez raison, c’en est une en effet, mais bien peignée, bien soufrée, bien blanche, bien passée en mégie, et nullement celle de [245] l’homme des forêts et de la montagne. Ce Christ qui est vers la gauche est étique, avec son air toujours ignoble et gueux. Est-il donc impossible de s’affranchir de ce misérable caractère traditionnel ? Je le crois d’autant moins, que nous avons deux différents caractères de Christ. Le Christ sur la croix est autre que le Christ au milieu de ses apôtres. A gauche, comme de coutume, au centre de la lumière, la divine et chétive colombe ; autour d’elle, d’un côté, quelques chérubins ; de l’autre, quelques anges groupés. Et puis il faut voir la couleur, les pieds, les mains, le dessin, les chairs de tout cela.

Mais il me semble que les tableaux dont on décore les temples n’étant faits que pour graver dans la mémoire des peuples les faits et gestes des héros de la religion, et accroître la vénération des peuples, il n’est pas indifférent qu’ils soient bons ou mauvais. A mon sens, un peintre d’église est une espèce de prédicateur plus clair, plus frappant, plus intelligible, plus à la portée du commun que le curé et son vicaire. Ceux-ci parlent aux oreilles, qui sont souvent bouchées. Le tableau parle aux yeux, comme le spectacle de la nature qui nous a appris presque tout ce que nous savons. Je pousse la chose plus loin, et je regarde les iconoclastes et les contempteurs des processions, des images, des statues, et de tout l’appareil du culte extérieur, comme des exécuteurs aux gages du philosophe ennuyé de la superstition ; avec cette différence que ces valets lui font bien plus de mal que leurs maîtres. Supprimez tous les symboles sensibles, et le reste bientôt se réduira à un galimatias métaphysique, qui prendra autant de formes et de tournures bizarres qu’il y aura de têtes. Que l’on m’accorde pour un instant que tous les hommes devinssent aveugles, et je gage qu’avant qu’il soit dix ans, ils disputent et s’exterminent à propos de la forme, de l’effet et de la couleur des êtres les plus familiers de l’univers. De même en religion, [246] supprimez toute représentation et toute image, et bientôt ils ne s’entendront plus et s’entr’égorgeront sur les articles les plus simples de leur croyance. Ces absurdes rigoristes ne connaissent pas l’effet des cérémonies extérieures sur le peuple ; ils n’ont jamais vu notre Adoration sur la croix au vendredi St., l’enthousiasme de la multitude à la procession de la Fête-Dieu, enthousiasme qui me gagne moi-même quelquefois. Je n’ai jamais vu cette longue file de prêtres en habits sacerdotaux, ces jeunes acolytes vêtus de leurs aubes blanches, ceints de leurs larges ceintures bleues, et jetant des fleurs devant le St. sacrement ; cette foule qui les précède et qui les suit dans un silence religieux, tant d’hommes, le front prosterné contre la terre ; je n’ai jamais entendu ce chant grave et pathétique donné par les prêtres et répondu affectueusement par une infinité de voix d’hommes, de femmes, de jeunes filles et d’enfants, sans que mes entrailles ne s’en soient émues, n’en aient tressailli, et que les larmes ne m’en soient venues aux yeux. Il y a là-dedans je ne sais quoi de grand, de sombre, de solennel, de mélancolique. J’ai connu un peintre protestant qui avait séjourné longtemps à Rome, et qui confessait n’avoir jamais vu le souverain pontife officier dans St.-Pierre, au milieu des cardinaux et de son clergé, sans devenir catholique. Il reprenait sa religion à la porte. Mais, disent-ils, ces images, ces cérémonies conduisent à l’idolâtrie. Il est plaisant de voir des marchands de mensonges craindre que le nombre ne s’en augmente avec l’engouement. Mon ami, si nous aimons mieux la vérité que les beaux-arts, prions Dieu pour les iconoclastes.

[247] 164. St. Crépin et St. Crépinien distribuant leur bien aux pauvres

Mon ami, encore un petit conte. Vous connaissez le marquis de Chimène, celui à qui votre bon ami le comte de Thyard disait, à propos d’un coup de pied que le marquis avait reçu de son cheval : Que ne le lui rendais-tu ? Eh bien ! ce marquis de Chimène, qui fait des tragédies comme M. Lépicié des tableaux, lisait un jour à l’abbé de Voisenon une tragédie sienne, farcie des plus beaux vers de Corneille, de Racine, de Voltaire, de Crébillon ; et l’abbé, à tout moment, ôtait son chapeau et faisait une profonde révérence. « Et qui saluez-vous donc là ? lui dit le marquis. - Mes amis que je vois passer », lui répondit l’abbé. Mon ami, tirez aussi votre chapeau ; faites aussi la révérence à St. Crépin et à St. Crépinien, et saluez Le Sueur.

Les deux jeunes St.s sont élevés et debout sur une espèce d’estrade. A droite, au-dessous de l’estrade, des vieillards, des femmes, des enfants, une troupe de pauvres, les bras tendus vers eux, et attendant la distribution. Sur l’estrade, derrière les St.s, à gauche, deux assistants ou compagnons.

Le St. Crépin est beau de draperie, de position et de caractère ; c’est [248] la simplicité même et la commisération ; mais il appartient à Le Sueur. Pour tous ces gueux, ils sont trop bien vêtus ; ils ont les couleurs et les chairs trop fraîches ; les enfants sont gras et potelés ; les femmes du plus bel embonpoint ; les vieillards bien nourris et vigoureux ; et dans un État bien policé, ces fainéants ne seraient pas là, ils seraient renfermés. Carle Vanloo, dans ses Esquisses, a mieux connu la limite de la poésie et de la vérité.

Je vous ai promis quelque part un mot sur le plagiat en peinture, et je vais vous tenir parole. Rien, mon ami, n’est si commun, et si difficile à reconnaître. Un artiste voit une figure ; c’est une femme qui lui plaît de position : en deux coups de crayon, voilà le sexe changé, et la position prise. L’expression d’un enfant, on la transporte sur le visage d’un adulte ; la joie, la frayeur d’un adulte, on la donne à un enfant. On a un portefeuille d’estampes ; on détache ici un bout de site, là un autre bout ; on dérobe à celui-ci sa chaumière, à celui-là sa vache ou son mouton, cet autre une montagne ; et de toutes ces pièces rapportées, on se fait une grande fabrique générale, comme le maréchal de Belle-Isle se fit une terre. On a encore [249] la ressource de jeter dans l’ombre ce qui était dans le clair, et réciproquement d’exposer à la lumière ce qui était dans l’ombre. Je veux qu’un peintre, qu’un poète en instruise, en inspire, en échauffe un autre ; et cet emprunt de lumière et d’inspiration n’est point un plagiat. Mais n’est-il pas bien étrange qu’en dérobant ainsi à un homme sublime les choses les plus précieuses, le plagiaire réussisse à en faire des choses communes, plates et froides ? C’est qu’on peut tout prendre excepté le génie de l’homme, qui fait le véritable prix de tous les ouvrages de l’art. Sedaine entend dire à une femme décrépite qui se mourait dans son fauteuil, le visage tourné vers une fenêtre que le soleil éclairait : Ah ! mon fils, que cela est beau, le soleil ! Il s’en souvient, et il fait dire à une jeune échappée du couvent, la première fois qu’elle voit les rues : Ah ! ma bonne, que c’est beau, les rues ! Voilà en petit comme il est permis d’imiter en grand.

Amand

Saluez encore celui-ci, non comme plagiaire ; ce qu’il a est bien à lui, malheureusement.

165. Mercure dans l’action de tuer Argus

Son Mercure, de toutes les natures célestes la plus svelte, est lourd, paralysé d’un bras, et c’est celui dont il menace Argus. Cet Argus endormi [250] est bien maigre, bien sec, comme le doit être un surveillant ; mais il est raide et hideux, comme aucune figure ne doit être en peinture. Et cette vache qui est couchée entre Mercure et lui, ce n’est qu’une vache ; point de douleur, nulle passion, point d’ennui, rien qui indique la métamorphose. Quand on a du génie, c’est là qu’on le montre. Jamais un Ancien n’eût pris le pinceau sans s’être fait de cette vache une image singulière. Monsieur Amand, ce morceau n’est qu’une vieille croûte qui a noirci chez le brocanteur. Qu’elle y retourne.

166. La Famille de Darius

J’ai beaucoup cherché votre Famille de Darius, sans pouvoir la découvrir, ni personne qui l’eût découverte.

167. Joseph vendu par ses frères

Pour Joseph vendu par ses frères, je l’ai vu. Optez, mon ami : voulez-vous la description de ce tableau, ou aimez vous mieux un conte ? - Mais il me semble, dites-vous, que la composition n’en est pas mauvaise. - J’en conviens. - Que ce gros quartier de roche sur lequel on compte le prix de l’enfant, fait assez bien au centre de la toile. - D’accord. - Que le marchand penché sur cette pierre, et que celui qui est derrière, sont passables de caractères et de draperies. - Je ne le nie pas. - Que parce que ce Joseph est raide, court, sans grâce, sans belle couleur, sans expression, sans intérêt, et même un peu hydropique des jambes, ce n’est pas une raison [251] de déchirer tout le tableau. - Je n’ai garde. - Que ces groupes de frères d’un côté, de marchands de l’autre, sont même distribués avec intelligence. - Cela me semble aussi. - Que la couleur... - Ho ! ne parlez pas de la couleur ni du dessin ; je ferme les yeux là-dessus. Mais ce que je sens, c’est un froid mortel qui me gagne dans le sujet le plus pathétique. Où avez-vous pris qu’il fût permis de me montrer une pareille scène sans me fendre le cœur ? Ne parlons plus de ce tableau, je vous prie ; y penser m’afflige.

168. Tancrède pansé par Herminie

Au pont Notre-Dame.

169. Armide et Renaud

Pis cent fois que Boucher. Chez Tremblin.

172. Cambyse entre en fureur contre les Égyptiens, et tue leur dieu Apis

Esquisse.

Grands sujets pris par un je ne sais qui ; car ce n’est pas un artiste, que cela. Cela n’en a aucune des parties, si ce n’est une étincelle de verve, qui [252] s’éteint quand il veut passer de l’esquisse au tableau. Ah ! mon ami, que le mot de Le Moine est vrai ! Ce Cambyse qui tue le dieu Apis, est court, mais il est heurté fièrement ; et voilà ce qu’on peut appeler de la fureur.

173. Psammétichus, l’un des douze rois de l’Égypte, dans un sacrifice solennel, au défaut d’une coupe, se sert de son casque pour faire ses libations à Vulcain

Esquisse.

Ce Psammétichus qui, au défaut de coupe, fait ses libations avec son casque ; beau sujet, bien poétique, bien pittoresque ; mais je le cherche, et n’aperçois que cinq ou six valets de tuerie qui terrassent un bœuf. Cela est chaud pourtant, mais strapassé tant qu’on veut.

175. Magon répand au milieu du sénat de Carthage les anneaux des chevaliers romains qui avaient péri à la bataille de Cannes

Esquisse.

Magon répandant au milieu du sénat de Carthage les anneaux des chevaliers romains tués à la bataille de Cannes. Quel sujet encore ! Cette esquisse est moins chaude que les précédentes ; mais mieux entendue de lumière, et bien ordonnée pour l’effet.

Ah ! si je pouvais dépouiller cet Amand de ce qu’il a de chaleur et de poésie, pour en doter Lagrenée ! Et si J’avais un enfant qui eût déjà fait quelque progrès dans l’art, comme, en lui tenant un moment les yeux sur [253] la justice et la Clémence de Lagrenée, entre le Médor et Angélique de Boucher, et le Renaud et Armide d’Amand, il aurait bientôt conçu ce que c’est que le vrai et le faux, l’extravagant et le sage, le froid et le chaud, le noble et le maniéré la bonne et la mauvaise couleur, etc.

Fragonard

176. Le Grand prêtre Corésus s’immole pour sauver Callirhoé

Il m’est impossible, mon ami, de vous entretenir de ce tableau. Vous savez qu’il n’était plus au Salon, lorsque la sensation générale qu’il fit m’y appela. C’est votre affaire que d’en rendre compte. Nous en causerons ensemble. Cela sera d’autant mieux, que peut-être découvrirons-nous pourquoi, après un premier tribut d’éloges payé à l’artiste, après les premières exclamations, le public a semblé se refroidir. Toute composition dont le succès ne se soutient pas, manque d’un vrai mérite. Mais pour remplir cet article Fragonard, je vais vous faire part d’une vision assez étrange dont je fus tourmenté la nuit qui suivit un jour dont j’avais passé la matinée à voir des tableaux, et la soirée à lire quelques Dialogues de Platon.

L’Antre de Platon

Il me sembla que j’étais renfermé dans le lieu qu’on appelle l’antre de ce philosophe. C’était une longue caverne obscure. J’y étais assis parmi [254] une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants. Nous avions tous les pieds et les mains enchaînés, et la tête si bien prise entre des éclisses de bois, qu’il nous était impossible de la tourner. Mais ce qui m’étonnait, c’est que la plupart buvaient, riaient, chantaient, sans paraître gênés de leurs chaînes, et que vous eussiez dit à les voir que c’était leur état naturel. Il me semblait même qu’on regardait de mauvais œil ceux qui faisaient quelque effort pour recouvrer la liberté de leurs pieds, de leurs mains et de leurs têtes, qu’on les désignait par des noms odieux, qu’on s’éloignait d’eux, comme s’ils eussent été infectés d’un mal contagieux, et que lorsqu’il arrivait quelque désastre dans la caverne, on ne manquait jamais de les en accuser. Equipés, comme je viens de vous le dire, nous avions tous le dos tourné à l’entrée de cette demeure, et nous n’en pouvions regarder que le fond, qui était tapissé d’une toile immense.

Par-derrière nous, il y avait des rois, des ministres, des prêtres, des docteurs, des apôtres, des prophètes, des théologiens, des politiques, des fripons, des charlatans, des artisans d’illusions, et toute la troupe des marchands d’espérances et de craintes. Chacun d’eux avait une provision de petites figures transparentes et colorées, propres à son état ; et toutes ces figures étaient si bien faites, si bien peintes, en si grand nombre et si variées, qu’il y en avait de quoi fournir à la représentation de toutes les scènes comiques, tragiques et burlesques de la vie.

Ces charlatans, comme je le vis ensuite, placés entre nous et l’entrée de la caverne, avaient par-derrière eux une grande lampe suspendue, à la lumière de laquelle ils exposaient leurs petites figures, dont les ombres portées par-dessus nos têtes, et s’agrandissant en chemin, allaient s’arrêter sur la toile tendue au fond de la caverne, et y former des scènes, mais des scènes si naturelles, si vraies, que nous les prenions pour réelles, et que [255] tantôt nous en riions à gorge déployée, tantôt nous en pleurions à chaudes larmes ; ce qui vous paraîtra d’autant moins étrange, qu’il y avait derrière la toile d’autres fripons subalternes aux gages des premiers, qui prêtaient à ces ombres les accents, les discours, les vraies voix de leurs rôles.

Malgré le prestige de cet apprêt, il y en avait dans la foule quelques-uns d’entre nous qui le soupçonnaient, qui secouaient de temps en temps leurs chaînes, et qui avaient la meilleure envie de se débarrasser de leurs éclisses et de tourner la tête ; mais à l’instant, tantôt l’un, tantôt l’autre des charlatans que nous avions à dos, se mettait à crier d’une voix forte et terrible : « Garde-toi de tourner la tête ; malheur à qui secouera sa chaîne. Respecte les éclisses. » Je vous dirai une autre fois ce qui arrivait à ceux qui méprisaient le conseil de la voix, les périls qu’ils couraient, les persécutions qu’ils avaient à souffrir. Ce sera pour quand nous ferons de la philosophie. Aujourd’hui qu’il s’agit de tableaux, j’aime mieux vous en décrire quelques-uns de ceux que je vis sur la grande toile. Je vous jure qu’ils valaient bien les meilleurs du Salon. Sur cette toile, tout paraissait d’abord assez décousu ; on pleurait, on riait, on jouait, on buvait, on chantait, on se mordait les poings, on s’arrachait les cheveux, on se caressait, on se fouettait ; au moment où l’un se noyait, un autre était pendu, un troisième élevé sur un piédestal. Mais à la longue, tout se liait, s’éclaircissait et s’entendait. Voici ce que je vis s’y passer à différents intervalles que je rapprocherai pour abréger.

D’abord ce fut un jeune homme, ses longs vêtements sacerdotaux en désordre, la main armée d’un thyrse, le front couronné de lierre, qui versait d’un grand vase antique, des flots de vin dans de larges et profondes coupes qu’il portait à la bouche de quelques femmes, aux yeux hagards, [256] et à la tête échevelée. Il s’enivrait avec elles ; elles s’enivraient avec lui ; et quand ils étaient ivres, ils se levaient et se mettaient à courir les rues en poussant des cris mêlés de fureur et de joie. Les peuples frappés de ces cris se renfermaient dans leurs maisons, et craignaient de se trouver sur leurs passages. Ils pouvaient mettre en pièces le téméraire qu’ils auraient rencontré, et je vis qu’ils le faisaient quelquefois. Eh bien ! mon ami, qu’en dites-vous ?

Grimm. Je dis que voilà deux assez beaux tableaux, à peu près du même genre.

Diderot. En voici un troisième d’un genre différent. Le jeune prêtre qui conduisait ces furieuses était de la plus belle figure : je le remarquai ; et il me sembla, dans le cours de mon rêve, que, plongé dans une ivresse plus dangereuse que celle du vin, il s’adressait avec le visage, le geste, et les discours les plus passionnés et les plus tendres, à une jeune fille dont il embrassait vainement les genoux, et qui refusait de l’entendre.

Grimm. Celui-ci, pour n’avoir que deux figures, n’en serait pas plus facile à faire.

Diderot. Surtout s’il s’agissait de leur donner l’expression forte et le caractère peu commun qu’elles avaient sur la toile de la caverne. Tandis que ce prêtre sollicitait sa jeune inflexible, voilà que j’entends tout à coup dans le fond des habitations, des cris, des ris, des hurlements, et que j’en vois sortir des pères, des mères, des femmes, des filles, des enfants. Les pères se précipitaient sur leurs filles qui avaient perdu tout sentiment de pudeur ; les mères sur leurs fils qui les méconnaissaient ; les enfants des différents sexes mêlés, confondus. se roulaient à terre : c’était un spectacle de joie extravagante, de licence effrénée, d’une [257] ivresse et d’une fureur inconcevable. Ah ! si j’étais peintre. J’ai encore tous ces visages-là présents à mon esprit.

Grimm. Je connais un peu nos artistes, et je vous jure qu’il n’y en a pas un seul en état d’ébaucher ce tableau.

Diderot. Au milieu de ce tumulte, quelques vieillards que l’épidémie avait épargnés, les yeux baignés de larmes, prosternés dans un temple, frappant la terre de leurs fronts, embrassaient de la manière la plus suppliante les autels du dieu, et j’entendis très distinctement le dieu ou peut-être le fripon subalterne qui était derrière la toile, dire : « Qu’elle meure, ou qu’un autre meure pour elle. »

Grimm. Mais, mon ami, du train dont vous rêvez, savez-vous qu’un seul de vos rêves suffirait pour une galerie entière ?

Diderot. Attendez, attendez, vous n’y êtes pas. J’étais dans une extrême impatience de connaître quelle serait la suite de cet oracle funeste, lorsque le temple s’ouvrit derechef à mes yeux. Le pavé en était couvert d’un grand tapis rouge, bordé d’une large frange d’or. Ce riche tapis et la frange retombaient au-dessous d’une longue marche qui régnait tout le long de la façade. A droite, près de cette marche, il y avait un de ces grands vaisseaux de sacrifice destinés à recevoir le sang des victimes. De chaque côté de la partie du temple que je découvrais, deux grandes colonnes d’un marbre blanc et transparent semblaient en aller chercher la voûte. A droite, au pied de la colonne la plus avancée, on avait placé une urne de marbre noir, couverte en partie des linges propres aux cérémonies sanglantes. De l’autre côté de la même colonne, c’était un candélabre de la forme la plus noble ; il était si haut, que peu s’en fallait qu’il n’atteignît le [258] chapiteau de la colonne. Dans l’intervalle des deux colonnes de l’autre côté, il y avait un grand autel ou trépied triangulaire, sur lequel le feu sacré était allumé. Je voyais la lueur rougeâtre des brasiers ardents, et la fumée des parfums me dérobait une partie de la colonne intérieure. Voilà le théâtre d’une des plus terribles et des plus touchantes représentations qui se soient exécutées sur la toile de la caverne, pendant ma vision.

Grimm. Mais, dites-moi, mon ami, n’avez-vous confié votre rêve à personne ?

Diderot. Non. Pourquoi me faites-vous cette question ?

Grimm. C’est que le temple que vous venez de décrire, est exactement le lieu de la scène du tableau de Fragonard.

Diderot. Cela se peut. J’avais tant entendu parler de ce tableau, les jours précédents, qu’ayant à faire un temple en rêve, j’aurai fait le sien. Quoi qu’il en soit, tandis que mes yeux parcouraient ce temple, et des apprêts qui me présageaient je ne sais quoi dont mon cœur était oppressé, je vis arriver seul un jeune acolyte, vêtu de blanc ; il avait l’air triste ; il alla s’accroupir au pied du candélabre, et s’appuyer les bras sur la saillie de la base de la colonne intérieure. Il fut suivi d’un prêtre. Ce prêtre avait les bras croisés sur la poitrine, la tête tout à fait penchée. Il paraissait absorbé dans la douleur et la réflexion la plus profonde ; il s’avançait à pas lents. J’attendais qu’il relevât sa tête ; il le fit en tournant les yeux vers le ciel et poussant l’exclamation la plus douloureuse, que j’accompagnai moi-même d’un cri, quand je reconnus ce prêtre. C’était le même que j’avais vu quelques instants auparavant presser avec tant d’instance et si peu de succès la jeune inflexible ; il était aussi vêtu de blanc ; toujours beau ; mais la douleur avait fait une impression profonde sur son visage ; il avait le front couronné de lierre, et il tenait dans sa main droite le couteau sacré ; il alla se placer [259] debout, à quelque dis tance du jeune acolyte qui l’avait précédé. Il vint un second acolyte, vêtu de blanc, qui s’arrêta derrière lui.

Je vis entrer ensuite une jeune fille ; elle était pareillement vêtue de blanc. Une couronne de roses lui ceignait la tête. La pâleur de la mort couvrait son visage. Ses genoux tremblants se dérobaient sous elle. A peine eut-elle la force d’arriver jusqu’aux pieds de celui dont elle était adorée ; car c’était celle qui avait si fièrement dédaigné sa tendresse et ses vœux. Quoique tout se passât en silence, il n’y avait qu’à les regarder l’un et l’autre et se rappeler les mots de l’oracle, pour comprendre que c’était la victime, et qu’il allait en être le sacrificateur. Lorsqu’elle fut proche du grand prêtre, son malheureux amant, ah ! cent fois plus malheureux qu’elle, la force l’abandonna tout à fait, et elle tomba renversée sur le lit ou le lieu même où elle devait recevoir le coup mortel. Elle avait le visage tourné vers le ciel. Ses yeux étaient fermés. Ses deux bras, que la vie semblait avoir déjà quittés, pendaient à ses côtés ; le derrière de sa tête touchait presque aux vêtements du grand prêtre, son sacrificateur et son amant. Le reste de son corps était étendu. Seulement l’acolyte qui s’était arrêté derrière le grand prêtre, le tenait un peu relevé.

Tandis que la malheureuse destinée des hommes et la cruauté des dieux ou de leurs ministres, car les dieux ne sont rien, m’occupaient, et que j’essuyais quelques larmes qui s’étaient échappées de mes yeux, il était entré un troisième acolyte, vêtu de blanc comme les autres, et le front couronné de roses. Que ce jeune acolyte était beau ! Je ne sais si c’était sa modestie, sa jeunesse, sa douceur, sa noblesse qui m’intéressaient ; mais il me parut l’emporter sur le grand prêtre même. Il s’était accroupi à quelque distance de la victime évanouie, et ses yeux attendris étaient attachés sur elle. Un quatrième acolyte, en habit blanc aussi, vint se ranger près de celui qui soutenait la victime ; il mit un genou en terre, et il posa sur son autre genou un grand bassin qu’il prit par les bords, comme pour le présenter au sang qui allait couler. Ce bassin, la place de cet acolyte, et son [260] action ne désignaient que trop la fonction cruelle. Cependant il était accouru dans le temple beaucoup d’autres personnes. Les hommes, nés compatissants, cherchent dans les spectacles cruels l’exercice de cette qualité.

Je distinguai vers le fond, proche de la colonne intérieure du côté gauche, deux prêtres âgés, debout, et remarquables par le vêtement irrégulier dont leur tête était enveloppée, la sévérité de leurs caractères, et la gravité de leur maintien.

Il y avait presque en dehors, contre la colonne antérieure du même côté, une femme seule ; un peu plus loin, et plus en dehors, une autre femme, le dos appuyé contre une borne, avec un enfant nu sur ses genoux. La beauté de cet enfant, et plus peut-être encore l’effet singulier de la lumière qui les éclairait, sa mère et lui, les ont fixés dans ma mémoire. Au-delà de ces femmes, mais dans l’intérieur du temple, deux autres spectateurs. Au-devant de ces spectateurs, précisément entre les deux colonnes, vis-à-vis de l’autel et de son brasier ardent, un vieillard dont le caractère et les cheveux gris me frappèrent. Je me doute bien que l’espace plus reculé était rempli de monde ; mais de l’endroit que j’occupais dans mon rêve et dans la caverne, je ne pouvais rien voir de plus.

Grimm. C’est qu’il n’y avait rien de plus à voir ; que ce sont là tous les personnages du tableau de Fragonard, et qu’ils se sont trouvés dans votre rêve, placés tout juste comme sur sa toile.

Diderot. Si cela est, ô le beau tableau que Fragonard a fait ! ; Mais écoutez le reste. Le ciel brillait de la clarté la plus pure. Le soleil semblait précipiter toute la masse de sa lumière dans le temple, et se plaire à la rassembler sur la victime, lorsque les voûtes s’obscurcirent de ténèbres épaisses qui, s’étendant sur nos têtes, et se mêlant à l’air, à la lumière, produisirent une horreur [261] soudaine. A travers ces ténèbres, je vis planer un génie infernal, je le vis. Des yeux hagards lui sortaient de la tête. Il tenait un poignard d’une main ; de l’autre il secouait une torche ardente. Il criait. C’était le Désespoir ; et l’Amour, le redoutable Amour était porté sur son dos. A l’instant, le grand prêtre tire le couteau sacré ; il lève le bras ; je crois qu’il en va frapper la victime, qu’il va l’enfoncer dans le sein de celle qui l’a dédaigné, et que le ciel lui a livrée. Point du tout ; il s’en frappe lui-même. Un cri général perce et déchire l’air. Je vois la mort et ses symptômes errer sur les joues, sur le front du tendre et généreux infortuné ; ses genoux défaillent, sa tête retombe en arrière, un de ses bras est pendant, la main dont il a saisi le couteau le tient encore enfoncé dans son cœur. Tous les regards s’attachent ou craignent de s’attacher sur lui. Tout marque la peine et l’effroi. L’acolyte qui est au pied du candélabre a la bouche entrouverte, et regarde avec effroi. Celui qui soutient la victime retourne la tête, et regarde avec effroi. Celui qui tient le bassin funeste relève ses yeux effrayés. Le visage et les bras tendus de celui qui me parut si beau montrent toute sa douleur et tout son effroi. Ces deux prêtres âgés, dont les regards cruels ont dû se repaître si souvent de la vapeur du sang dont ils ont arrosé les autels, n’ont pu se refuser à la douleur, à la commisération, à l’effroi ; ils plaignent le malheureux, ils souffrent, ils sont effrayés. Cette femme seule, appuyée contre une des colonnes, saisie d’horreur et d’effroi, s’est retournée subitement ; et cette autre qui avait le dos contre une borne, s’est renversée en arrière, une de ses mains s’est portée sur ses yeux, et son autre bras semble repousser d’elle ce spectacle effrayant. La surprise et l’effroi sont peints sur les visages des spectateurs éloignés d’elle. Mais rien n’égale la consternation et la douleur du vieillard aux cheveux gris. Ses cheveux se sont dressés sur son front ; je crois le voir encore, la lumière du brasier ardent l’éclairant, et ses bras étendus au-dessus de l’autel. Je vois ses yeux, je vois sa bouche, je le vois s’élancer. J’entends ses cris, ils me réveillent. La toile se replie, et la caverne disparaît. [262]

Grimm. VoilĂ  le tableau de Fragonard, le voilĂ  avec tout son effet.

Diderot. En vérité ?

Grimm. C’est le même temple, la même ordonnance, les mêmes personnages, la même action, les mêmes caractères, le même intérêt général, les mêmes qualités, les mêmes défauts. Dans la caverne, vous n’avez vu que les simulacres des êtres, et Fragonard, sur sa toile, ne vous en aurait montré non plus que les simulacres. C’est un beau rêve que vous avez fait ; c’est un beau rêve qu’il a peint. Quand on perd son tableau de vue pour un moment, on craint toujours que sa toile ne se replie comme la vôtre, et que ces fantômes intéressants et sublimes ne se soient évanouis comme ceux de la nuit. Si vous aviez vu son tableau, vous auriez été frappé de la même magie de lumière, et de la manière dont les ténèbres se fondaient avec elle, du lugubre que ce mélange portait dans tous les points de sa composition ; vous auriez éprouvé la même commisération, le même effroi ; vous auriez vu la masse de cette lumière, forte d’abord, se dégrader avec une vitesse et un art surprenants ; vous en auriez remarqué les échos se jouant supérieurement entre les figures. Ce vieillard dont les cris perçants vous ont réveillé, il y était, au même endroit, et tel que vous l’avez vu ; et les deux femmes, et le jeune enfant, tous vêtus, éclairés, effrayés, comme vous l’avez dit. Ce sont les mêmes prêtres âgés avec leur draperie de tête, large, grande et pittoresque ; les mêmes acolytes avec leurs habits blancs et sacerdotaux, répandus précisément sur sa toile comme sur la vôtre. Celui que vous avez trouvé si beau, il était beau dans le tableau comme dans votre rêve, recevant la lumière par le dos, ayant par conséquent toutes ses parties antérieures dans la demi-teinte ou l’ombre ; effet de peinture plus facile à rêver qu’à produire, et qui ne lui avait ôté ni sa noblesse, ni son expression.

Diderot. Ce que vous me dites me ferait presque croire que moi, qui [263] n’y crois pas pendant le jour, je suis en commerce avec lui pendant la nuit. Mais l’instant effroyable de mon rêve, celui où le sacrificateur s’enfonce le poignard dans le sein, est donc celui que Fragonard a choisi ?

Grimm. Assurément. Nous avons seulement observé dans le tableau que les vêtements du grand prêtre tenaient un peu trop de ceux d’une femme.

Diderot. Attendez... Mais c’est comme dans mon rêve.

Grimm. Que ces jeunes acolytes, tout nobles, tout charmants qu’ils étaient, étaient d’un sexe indécis, des espèces d’hermaphrodites.

Diderot. C’est encore comme dans mon rêve.

Grimm. Que la victime, bien couchée, bien tombée, était peut être un peu trop étroitement serrée d’en bas par ses vêtements.

Diderot. Je l’ai aussi remarqué dans mon rêve ; mais je lui faisais un mérite d’être décente, même dans ce moment.

Grimm. Que sa tête, faible de couleur, peu expressive, sans teintes, sans passages, était plutôt celle d’une femme qui sommeille que d’une femme qui s’évanouit.

Diderot. Je l’ai rêvée avec ces défauts.

Grimm. Pour la femme qui tenait l’enfant sur ses genoux, nous l’avons trouvée supérieurement peinte et ajustée ; et le rayon de lumière échappé qui l’éclairait, à faire illusion ; le reflet de la lumière sur la colonne antérieure, de la dernière vérité ; le candélabre, de la plus belle forme, et faisant bien l’or. Il a fallu des figures aussi vigoureusement coloriées que celles de Fragonard pour se soutenir au-dessus de ce tapis rouge, bordé d’une frange d’or. Les têtes des vieillards nous ont paru faites d’humeur, et marquant bien la surprise et l’effroi ; les génies, bien furieux, bien aériens ; et la vapeur [264] noire qu’ils amenaient avec eux, bien éparse, et ajoutant un terrible étonnant à la scène ; les masses d’ombre relevant de la manière la plus forte et la plus piquante la splendeur éblouissante des clairs ; et puis un intérêt unique. De quelque côté qu’on portât les yeux, on rencontrait l’effroi ; il était dans tous les personnages ; il s’élançait du grand prêtre ; il se répandait, il s’accroissait par les deux génies, par la vapeur obscure qui les accompagnait, par la sombre lueur des brasiers. Il était impossible de refuser son âme à une impression si répétée. C’était comme dans les émeutes populaires, où la passion du grand nombre nous saisit avant même que le motif en soit connu. Mais outre la crainte qu’au premier signe de croix tous ces beaux simulacres ne disparussent, il y a des juges d’un goût sévère qui ont cru sentir dans toute la composition je ne sais quoi de théâtral qui leur a déplu. Quoi qu’ils en disent, croyez que vous avez fait un beau rêve, et Fragonard un beau tableau. Il a toute la magie, toute l’intelligence et toute la machine pittoresque. La partie idéale est sublime dans cet artiste, à qui il ne manque qu’une couleur plus vraie et une perfection technique, que le temps et l’expérience peuvent lui donner.

Jusqu’à présent, mon cher philosophe, je vous ai laissé dire et j’ai parlé comme il vous a plu. Vous avez bien fait de vous arrêter à ce tableau de Fragonard qui a principalement fixé l’attention du public, moins encore par son propre mérite que peut-être par le besoin que nous avons de trouver un successeur à Carle Vanloo et à Deshays. Quand on pense à cette foule de jeunes gens revenus de Rome et agréés par l ’Académie, sans donner la moindre espérance, on n’en peut pas bien augurer pour la gloire de l’école française, déjà assez décriée d’ailleurs. Nous n’avons qu’un Fragonard qui promette contre cette foule de Briard, Brenet, Lépicié, Amand, Taraval, qui certainement ne feront jamais rien. Je ne crois pas le tableau de Fragonard sans mérite, tant s’en faut ; mais il faut attendre le Salon prochain pour voir ce que cet artiste deviendra. Ce ne serait pas la première fois que nous aurions vu un peintre, nouvellement arrivé de Rome et la tête pleine des richesses de l’Italie, débuter d’une manière assez brillante, et puis s’affaiblir et s’éteindre de Salon en Salon. Ce qui me donne quelque doute sur le génie de Fragonard, c’est qu’en comparant l’effet de son tableau avec le pathétique de son sujet, je ne trouve pas qu’il y atteigne. Si la victime vous paraît plutôt endormie qu’évanouie, le sacrificateur m’a paru froid et sans caractère : son sexe est aussi indécis que celui de ses acolytes ; on ne sait s’il est homme ou femme, et la faute n’en est pas seulement à ses vêtements, mais à sa tête et à tout son corps. Vous avez relevé d’une manière très ingénieuse ce qui donne à toutes ces figures plutôt un air de fantômes et de spectres que de personnages réels : car enfin, tout ce beau rêve que vous venez de me conter, vous l’avez fait au Salon, en contemplant le tableau de Fragonard, et la plupart du temps, si je m’en souviens, j’avais le plaisir d’être à côté de vous et de vous entendre rêver tout haut. Mais comptez que votre rêve est plus beau que son tableau, et que nous ne risquons rien d’attendre au Salon prochain pour prendre notre parti sur cet artiste. Au reste, un écho est un son réfléchi : un écho de lumière est une lumière réfléchie. Ainsi une lumière, qui tombe fortement sur un corps, d’où elle est renvoyée sur un autre, lequel en est assez vivement éclairé pour la réfléchir sur un troisième, et de ce troisième sur un quatrième, etc., forme sur ces différents objets des échos, comme un son qui va se répétant de montagne en montagne. Ce terme est technique, et c’est dans ce sens que les artistes l’emploient.

177. Un paysage

On y voit un pâtre debout sur une butte. Il joue de la flûte. Il a son chien à côté de lui, avec une paysanne qui l’écoute. Du même côté, une [265] campagne ; de l’autre, des rochers et des arbres. Les rochers sont beaux. Le pâtre est bien éclairé, et de bel effet ; la femme est faible et floue. Le ciel mauvais.

178. L’Absence des père et mère mise à profit

Ce tableau n’est pas dans le livret ; il n’a été exposé au Salon que tard. Il est à peu près de la grandeur du Baptême russe, et les figures en sont de petite nature.

A droite, sur de la paille, un havresac avec une carnassière. A côté, un petit tambour. Au-dessus, un vaisseau de bois, avec un linge mouillé et tors jeté par-dessus. Plus haut, dans un enfoncement du mur, un pot de grès en urne, avec une bouilloire ; puis une porte de la chaumière, par laquelle sort un chien poil jaune, dont on ne voit que la tête et un peu des épaules ; le reste est couvert par un chien poil blanc, portant au cou un billot. Ce chien est sur le devant ; il a le museau posé sur une espèce de tonne ou grand baquet qui fait table. Sur cette table un bout de nappe, un plat de terre verni en vert, et quelques fruits.

D’un côté de la table, sur le fond, vers la droite, une petite fille assise de face, ayant une main sur les fruits, l’autre sur le dos du chien jaune. Derrière et à côté de cette petite fille, un petit garçon un peu plus âgé, faisant signe de la main, et parlant à un de ses frères qui est assis à terre [266] auprès de l’âtre. L’autre main de celui-là est posée sur celle de sa petite sœur et sur le chien jaune. Il a aussi la tête et le corps un peu portés en avant.

De l’autre côté de la table, devant le foyer, qui est tout à fait à l’angle gauche du tableau, et qu’on ne reconnaît qu’à la lueur du feu, un frère plus grand assis à terre, une main appuyée sur la table, en tenant de l’autre la queue d’un poêlon. C’est à celui-ci que son cadet parle et fait signe.

Sur le fond, tout à fait dans l’ombre, un autre garçon déjà grandelet, tenant embrassée et pressant vivement la sœur aînée de tous ces marmots. Elle paraît se défendre de son mieux.

Tous les enfants ont un air de famille commun avec leur sœur aînée ; et je présume que si cette chaumière n’est pas celle d’un Guèbre, le garçon grandelet est un petit voisin qui a pris le moment de l’absence du père et de la mère pour venir faire une petite niche à sa jeune voisine.

[On voit à gauche, au-dessus du foyer, dans un enfoncement du mur, des pots, des bouteilles et autres ustensiles de ménage.]

Le sujet est joliment imaginé ; il y a de l’effet et de la couleur. On ne sait trop d’où vient la lumière. A cela près, elle est piquante, moins toutefois qu’au tableau de Callirhoé. Elle paraît prise hors la toile, et tomber de la gauche à la droite. La moitié de la main de l’enfant au poêlon, celle dont il s’appuie sur la table, fait plaisir à voir, par sa partie de demi-teinte et sa partie éclairée. De là, en s’élargissant, la lumière va se répandre sur les deux chiens, sur les deux autres enfants, sur tous les objets adjacents ; ils en sont vivement frappés. C’est un petit tour de force que ce chien blanc placé au fort de la lumière et sur le devant. On cherche pourquoi l’ombre est si noire sur le fond, qu’on y discerne à peine la partie la plus intéressante du sujet, le petit voisin qui violente la petite voisine ; et je veux mourir si on le devine. Les chiens sont bien, mais mieux encore de caractère [267] que de touche ; ils sont flous, flous ; du reste, bonnes gens. Comparez ces chiens-là avec ceux de Loutherbourg ou de Greuze, et vous verrez que les derniers sont les vrais. Dans ce genre flou, il faut être d’un fini précieux, et enchanter par les détails. Cette nappe est empesée et raide. Mauvais linge. L’enfant qui tient le poêlon a les jambes verdâtres, vaporeuses, et d’une longueur qui ne finit point. Il se tient un peu raide ; du reste, son caractère de tête, simple et innocent, est charmant : on ne se lasse pas de regarder les deux autres.

C’est un bon petit tableau, où la manière de faire de l’artiste ne peut se méconnaître. Je l’aime mieux que le Paysage qui est vigoureusement colorié, mais non touché ferme, deux choses fort diverses ; dont le site n’est pas assez varié ; où les petites figures, quoique faites avec humeur et esprit, sont faibles, et où les terrasses ne sont pas à beaucoup près aussi bien que les montagnes.

Fragonard revient de Rome. Corésus et Callirhoé est son morceau de réception. Il le présenta il y a quelques mois à l’Académie, qui reçut l’artiste par acclamation. C’est en effet une belle chose, et je ne crois pas qu’il y ait un peintre en Europe capable d’en imaginer autant.

Ne parlons jamais d’Europe, et n’assignons jamais de place hors de la France ; car il ne faut jamais juger qu’avec connaissance de cause. Il n’en est pas des artistes comme des gens de lettres. Les productions de ces derniers vont par toute l’Europe, et tout le monde peut juger par exemple s’il existe quelque part un homme comparable à M. de Voltaire. Mais les ouvrages des artistes ne peuvent être connus que par les journalistes et par les faiseurs de feuilles périodiques. Or, comme il ne s’en fait nulle part autant et d’aussi répandus qu’en France, il pourrait arriver que les artistes français les plus médiocres eussent plus de réputation en Europe que des artistes supérieurs d’un autre pays. Je parie par exemple que le nom de Fragonard sera plus souvent prononcé, plus souvent imprimé en six mois de temps que peut-être celui de Raphaël Mengs en six ans ; malgré cela, j’aurais de la peine à croire M. Fragonard supérieur à Mengs. C’est une chose très remarquable que le préjugé que presque toute l’Europe a conservé contre la musique et l’école de peinture françaises, tandis qu’on ne cherche point à disputer à la France ses autres avantages. Il faut bien que les peintres de notre école n’aient jamais atteint à la gloire des autres écoles, puisqu’ils sont restés ignorés, et qu’à l’exception de Poussin, jamais aucun n’a pu trouver place dans les cabinets étrangers. Pourquoi aurait-on traité avec plus de faveur les noms flamands de Rubens, Van Dyck, et tant d’autres noms durs à prononcer, difficiles à retenir, que les noms flexibles et doux de Mignard, Jouvenet, Champaigne, Boulogne, etc. ? Je crois bien que les grands peintres sont aujourd’hui fort rares en Italie, précisément parce qu’il y en a tant eu dans les deux siècles précédents, et que c’est notre pauvreté en ce genre qui soutient parmi nous une foule d’artistes médiocres avec quelque réputation. Si nos temples et nos galeries étaient couverts des chefs-d’œuvre des Raphaël, des Tintoret, des Dominiquin, des Carrache, des Corrège, etc., je doute que le tableau de Fragonard ait fait la moindre sensation.

Monnet

179. St. Augustin écrivant ses Confessions

Tableau de 8 pieds 6 pouces de haut, sur 7 pieds 6 pouces de large.

Je ne parle de ce morceau que pour montrer combien on peut rassembler de bĂŞtises sur un espace de quelques pieds.

[268] Le St. qu’on voit à gauche a la tête tournée vers le ciel ; mais est-ce au ciel, ou en soi-même, qu’on cherche les fautes de sa vie passée ? Il faut que ce Monnet n’ait ni vu faire ni fait un examen de conscience. Quand on regarde au ciel, on n’écrit pas ; cependant le St. écrit. Quand on écrit on n’a pas le bec de sa plume en l’air ; car alors l’encre descend sur la plume et non sur le papier. C’est un ange de mauvaise humeur qui sert de pupitre. Cet ange est de bois ; et quand on est de bois, il ne faut pas avoir d’humeur.

Ce recueil de bêtises m’en rappelle un autre. Un étranger se trouvant à l’audience de congé du dernier ambassadeur de Venise, et apercevant près du roi le vice-chancelier en simarre violette, demanda à un ministre étranger à côté de lui, en montrant le vice-chancelier : « Monsieur, le cardinal que voilà, est-ce l’ambassadeur de Venise que le roi va faire chevalier ? ». Il serait difficile de rassembler plus de bêtises en aussi peu de mots.

180. Jésus-Christ expirant sur la croix

Le Christ expirant sur la croix du même artiste ne vaut pas mieux. Il n’est pas expirant, il est bien mort. Quand on expire, la tête est tombante ; elle est tombée, comme ici, quand on a expiré. Et puis une vilaine tête ignoble, d’un supplicié, d’un martyr de Grève. Point de dessin, une couleur fausse et noirâtre.

181. L’Amour

Pas plus heureux dans une mythologie que dans l’autre ; cet Amour nu, debout, vu de face, tenant son arc d’une main, et prenant de l’autre une couronne, est plat, blafard, sans expression, sans grâce, masse de chair informe : cela n’est non plus en état de voler qu’une oie. [269]

Taraval

182. L’Apothéose de St. Augustin

Arrivera-t-il ? n’arrivera-t-il pas ? Ma foi, je n’en sais rien. Je vois seulement que s’il retombe et qu’il se rompe le cou, ce ne sera pas de sa faute, mais bien de la faute de ces deux maudits anges qui voient ses terribles efforts, et qui s’en moquent. Ce sont peut-être deux anges pélagiens. Mais regardez donc comme le pauvre St. se démène, comme il jette ses bras, comme il se tourmente, comme il nage contre le fil ! Mais ce qui surprend, c’est qu’il devrait monter de lui-même, comme une plume, car il n’y a point de corps sous son vêtement. C’est ce qui me rassure en cas de chute, pour cette femme et ce petit enfant qui sont au-dessous qu’il écrase déjà suffisamment par sa couleur. Cette femme, c’est la Religion, qui est assez bien de caractère. Je veux bien croire que sous la draperie il y a du nu, parce que quand une femme est jeune et belle, cela fait plaisir à imaginer ; mais la draperie n’aide pas ici l’imagination. L’enfant est une espèce de génie qui soutient la chape, la mitre et le reste des dépouilles mondaines du St.. Il est charmant d’esprit, de couleur et de touche. Tableau, bien dans quelques détails, mal dans l’ensemble ; du reste, d’un pinceau sage, et non sans force. [270]

183. Vénus et Adonis

Il n’y a là qu’un dos de femme ; mais il est beau, très beau ; belle coiffure de tête ; tête bien posée sur les épaules ; chair de blonde, on ne saurait plus vraie. Quand je demande à Falconet pourquoi celui qui a su faire une Vénus aussi belle, me fait à côté un aussi plat Adonis, il me répond que c’est parce qu’il a fait le visage de l’homme comme les fesses de la femme. La mollesse du pinceau qui le rendait agréable dans une de ses figures, ne convenait plus à l’autre figure.

184. La Génoise qui s’est endormie sur son ouvrage

C’est un petit chef-d’œuvre de confusion. La tête, le coussin, l’ouvrage, l’éventail, forment ce qu’on appelle un paquet. On dit que la tête est peinte gracieusement ; je n’ai pas vu cela, mais j’ai bien vu qu’elle était grise.

185. Une académie peinte

Je ne me rappelle plus son Académie, je lis seulement en note sur mon livret : « Bien dessinée et peinte largement. » [271]

186. Plusieurs tĂŞtes

Parmi plusieurs Têtes de Taraval, il y en a une de nègre, qu’on a coiffée d’un bonnet qui imite la blancheur mate de l’argent.

Et puis une autre d’un gueux, que je me rappellerai toutes les fois que j’aurai à parler de peinture devant un artiste. Un homme de lettres qui s’était engoué de cette tête, qui est une chose médiocre, disait devant le sculpteur Falconet, qu’il ne savait pas pourquoi on l’avait fourrée dans un coin obscur où personne ne la voyait. « C’est, lui répondit le sculpteur Falconet, parce que Chardin qui a rangé le Salon cette année, ne se connaît pas en belle tête. » Et puis, mon ami ***, allez-vous-en avec cela.

Cela me rappelle un mot du célèbre David Garrick. Nous étions un jour à table avec lui et un général anglais qui disait beaucoup de mal de Shakespeare. Garrick n’entend pas plaisanterie sur ce chapitre. Il a fait élever un temple à Shakespeare dans sa maison de campagne près de Londres, ainsi c’est attaquer son dieu, l’objet le plus cher de son culte. Il se contint cependant malgré son excès de pétulance, et souffrit la longue incartade du général sans mot dire. Lorsqu’il eut fini, Garrick se leva et lui dit : « Mon général, de ma vie je ne parlerai guerre devant un militaire. »

Et puis une autre Tête de vieillard, qui fait une grimace horrible à ce nègre qu’on lui a mis en face. Ce vieillard n’aime pas les nègres.

Et puis d’autres Têtes encore qu’on a pu faire, sans en avoir beaucoup.

 

Je pourrais, mon ami, enrayer ici, et vous dire que je suis quitte des peintres et les peintres de moi ; mais en traversant les salles de l’Académie, j’y ai découvert quatre tableaux tout frais, et M. Flipot, le concierge, qui a de l’amitié pour moi, m’a dit qu’ils étaient de Restout fils ; et que celui [272] du milieu, morceau de réception du jeune artiste, valait la peine d’être regardé. M. Flipot, mon protecteur, se connaît en peinture comme certaines gardes malades se connaissent en maladies ; il a tant vu de malades. Je m’arrêtai donc, et je vis un chartreux sous une roche qui adorait son Dieu cloué sur deux chevrons ; un poète grec couronné de roses, bien persuadé que pour le peu de temps que nous avons à vivre, nous n’avons rien de mieux à faire que de rire, chanter, s’amuser, s’enivrer d’amour et de vin, et qui pratiquait sa morale ; un certain philosophe du même pays, son bâton à la main et sa besace sur l’épaule, qui, pour s’accoutumer aux refus, demandait l’aumône à une statue ; et puis un autre philosophe chrétien ou païen qui trouvait tout cela fort bien, et qui passait son chemin sans mot dire à personne, et sans que personne lui dit mot.

Le Chartreux était agenouillé sur une assez grosse pierre qui le montrait comme debout ; son crucifix était à terre entre des débris de roches. L’homme contrit et pénitent avait les bras croisés sur la poitrine ; il adorait, et son adoration était douce et profonde. Certainement c’est un bon moliniste, qui ne croit pas que lui et tous les autres soient damnés. Je gage que son oraison faite, ce moine est indulgent et gai. C’est mon ancien condisciple, dom Germain, qui fait des horloges, des télescopes, des [273] observations [météorologiques] pour l’Académie ; des [ballets] pour la reine, et qui chante indistinctement le Miserere de La Lande ou les scènes de Lulli. Du reste, celui de Restout fils a de plus le mérite d’être drapé vrai, les plis sont bien ceux de l’étoffe et du nu ; et s’il plaisait à Chardin de revendiquer ce morceau, on l’en croirait sur sa parole.

 

Le Diogène est un pauvre Diogène, dur et cru de couleur ; et ces enfants que son rôle bizarre a rassemblés, je voudrais bien savoir pourquoi ils sont de la couleur de gorge de pigeon. Ce n’est pas là cette jolie, vaine, ironique, impertinente, jeune, étourdie créature que nous voyons deux fois la semaine rue Royale, et que je ne sais quel peintre, car je ne me soucie guère des noms, a introduite dans une scène de la vie du même philosophe, et qui attend toujours qu’il dise une sottise. On voit que son rire est tout prêt.

 

L’Anacréon occupe le centre de la toile ; il est assis, le corps droit et nu, la tête couronnée de roses, le visage coloré par le vin, la bouche entrouverte. Chante-t-il ? Je n’en sais rien. S’il chante, ce n’est pas de la musique française, car il ne crie pas assez. Il prend, de la main gauche, une large coupe d’argent placée sur une table, à côté d’une autre coupe et de quelques vases d’or. Son bras droit est jeté sur les épaules nues d’une jeune [274] courtisane, le corps de face, la tête de profil, regardant passionnément le poète, et pinçant les cordes d’une lyre. Au pied du lit, on voit une grande cassolette d’où s’élève une vapeur odoriférante. Il entend une musique charmante ; il savoure un vin délicieux ; ses mains et ses regards se promènent sur une peau douce et sur les plus belles formes ; mais il sera damné. Le pauvre homme ! les parties inférieures de son corps sont couvertes de deux draperies luxuriantes et riches. Elles viennent, de dessus la table qui porte les coupes, s’étendre sur ses cuisses et sur ses jambes, et vont dérober la petite, petite partie des charmes de la courtisane ; mais l’imagination la supplée et peut-être mieux qu’elle n’est. De ces deux draperies, celle de dessous est de satin ; celle de dessus, une étoffe violette de soie, et à fleurs. On a répandu des roses et quelques grappes de raisins autour des vases d’or, voisins des coupes. Le devant du lit de la courtisane est jonché de fleurs. On voit au pied de ce lit un thyrse avec une couronne passée dans le thyrse. L’extrémité de la toile de ce côté est terminée par une espèce de grand rideau vert. Au-dessus des têtes de la courtisane et d’Anacréon, on voit des cimes d’arbres qui annoncent des jardins.

Toute cette composition respire la volupté. La courtisane est un peu mesquine ; on a vu dans sa vie de plus beaux bras, une plus belle tête, une plus belle gorge, un plus beau teint, de plus belles chairs, plus de grâce, plus de jeunesse, plus de volupté, plus d’ivresse. Cependant qu’on me la confie telle qu’elle est, et je ne crois pas que je m’amuse à lui reprocher ses cheveux trop bruns. C’est peut-être bien une courtisane grecque que cette femme-là ; pour Anacréon, je l’ai vu, je l’ai connu, et je vous jure que cela ne lui ressemble pas. Anacréon, mon ami, avait un grand front, du feu dans les yeux, de grands traits, de la noblesse, une belle bouche, de belles dents, le souris enchanteur et fin, l’air de la verve, de belles épaules, une belle poitrine, de l’embonpoint, les formes arrondies ; tout annonçait en lui [275] la vie voluptueuse et molle, l’homme de génie, l’homme de cour, l’homme de plaisir ; et je ne vois là qu’un vilain Diogène, qu’un charretier ivre, noir, musclé, dur, basané, petits yeux, petite tête, visage maigre et enluminé, front étroit, chevelure malpropre.

Efface moi, jeune homme, cette hideuse et ignoble figure ; prends le recueil des chansons délicates de notre poète ; fais-toi raconter sa vie, et peut-être que tu concevras son caractère. Et puis, cela n’est pas dessiné. Ce cou est raide ; cette ombre forte sous la mamelle droite forme un creux où il doit y avoir un relief, et ce creux déplacé fait saillir l’os de l’épaule et le déboîte. Ton Anacréon est disloqué. La Tour avait raison, lorsqu’il me disait : « Ne vous attendez pas que celui qui ne sait pas dessiner, trouve jamais de beaux caractères de tête. » A quoi cela tient-il ? Il ajoutait une autre chose qui s’explique plus aisément : « Ne vous attendez pas non plus qu’un pauvre dessinateur soit jamais un grand architecte. » Je vous en dirai la raison dans un autre endroit.

 

Avant que de finir, il faut que je vous dise un mot d’un tableau charmant qui ne sera peut-être jamais exposé au Salon. Ce sont les étrennes de Mme de Grammont à M. de Choiseul. J’ai vu ce tableau ; il est de Greuze. Vous n’y reconnaîtriez ni le genre, ni peut-être le pinceau de l’artiste ; pour son esprit, sa finesse, ils y sont.

Imaginez une fenêtre sur la rue. A cette fenêtre un rideau vert entrouvert [276] ; derrière ce rideau, une jeune fille charmante sortant de son lit, et n’ayant pas eu le temps de se vêtir. Elle vient de recevoir un billet de son amant. Cet amant passe sous sa fenêtre, et elle lui jette un baiser en passant. Il est impossible de vous peindre toute la volupté de cette figure. Ses yeux, ses paupières en sont chargés ! Quelle main que celle qui a jeté le baiser ! quelle physionomie ! quelle bouche ! quelles lèvres ! quelles dents ! quelle gorge ! On la voit cette gorge, et on la voit tout entière, quoi qu’elle soit couverte d’un voile léger. Le bras gauche... Elle est ivre ; elle n’y est plus ; elle ne sait plus ce qu’elle fait ; ni moi, presque ce que j’écris... Ce bras gauche qu’elle n’a plus la force de soutenir, est allé tomber sur un pot de fleurs qui en sont toutes brisées ; le billet s’est échappé de sa main ; l’extrémité de ses doigts s’est allée reposer sur le bord de la fenêtre qui a disposé de leur positions. Il faut voir comme ils sont mollement repliés ; et ce rideau, comme il est large et vrai ; et ce pot, comme il est de belle forme ; et ces fleurs, comme elles sont bien peintes ; et cette tête, comme elle est nonchalamment renversée ; et ces cheveux châtains, comme ils naissent du front et des chairs ; et la finesse de l’ombre du rideau sur ce bras ; de l’ombre de ces doigts sur le dedans de la main ; de l’ombre de cette main et de ce bras sur la poitrine ! La beauté et la délicatesse des passages du front aux joues, des joues au cou, du cou à la gorge ! comme elle est coiffée ! comme cette tête est bien par plans ! comme elle est hors de la toile ; et la mollesse voluptueuse qui règne depuis l’extrémité des doigts de la main, et qu’on suit de là dans tout le reste de la figure ; et comme cette mollesse vous gagne et serpente dans les veines du spectateur, comme il la voit serpenter dans la figure ! C’est un tableau à tourner la tête, la vôtre même qui est si bonne.

Bonsoir, mon ami, il en arrivera ce qui pourra ; mais je vais me coucher lĂ -dessus. VoilĂ  les peintres. Les statuaires auront demain Ă  qui parler. [277]

SCULPTURE

J’aime les fanatiques, non pas ceux qui vous présentent une formule absurde de croyance, et qui vous portant le poignard à la gorge, vous crient : « Signe, ou meurs » ; mais bien ceux qui fortement épris de quelque goût particulier et innocent, ne voient plus rien qui lui soit comparable, le défendent de toute leur force ; vont dans les maisons et les rues, non la lance, mais le syllogisme en arrêt, sommant et ceux qui passent et ceux qui sont arrêtés, de convenir de leur absurdité, ou de la supériorité des charmes de leur Dulcinée sur toutes les créatures du monde. Ils sont plaisants, ceux-ci. Ils m’amusent ; ils m’étonnent quelquefois. Quand par hasard ils ont rencontré la vérité, ils l’exposent avec une énergie qui brise et renverse tout. Dans le paradoxe, accumulant images sur images, appelant à leur secours toutes les puissances de l’éloquence, les expressions figurées, les comparaisons hardies, les tours, les mouvements ; s’adressant au sentiment, à l’imagination, attaquant l’âme et sa sensibilité par toutes sortes d’endroits, le spectacle de leurs efforts est encore beau. Tel est Jean-Jacques Rousseau, lorsqu’il se déchaîne contre les lettres qu’il a cultivées toute sa vie, la philosophie qu’il professa, la société de nos villes corrompues au milieu desquelles il brûle d’habiter, et où il serait désespéré d’être ignoré, méconnu, oublié. Il a beau fermer la fenêtre de son ermitage qui regarde la capitale, c’est le seul endroit du monde qu’il voie. Au fond de sa forêt, il est ailleurs. Il est à Paris. Tel est Winckelmann, lorsqu’il compare les productions des artistes anciens et celles des artistes modernes. Que ne voit-il pas dans ce tronçon d’homme qu’on appelle le Torse ? les muscles qui se gonflent sur sa poitrine, ce n’est rien moins que les ondulations de [278] la mer ; ses larges épaules courbées, c’est une grande voûte concave qu’on ne rompt point, qu’on fortifie au contraire par les fardeaux dont on la charge. Et ses nerfs ? les cordes des balistes anciennes qui lançaient des quartiers de rochers à des distances immenses, ne sont en comparaison que des fils d’araignée. Demandez à cet enthousiaste charmant, par quelle voie Glycon, Phidias et les autres sont parvenus à faire des ouvrages si beaux et si parfaits ? Il vous répondra : « Par le sentiment de la liberté qui élève l’âme, et lui inspire de grandes choses, les récompenses de la nation, la considération publique, la vue, l’étude, l’imitation constante de la belle nature, le respect de la postérité, l’ivresse de l’immortalité, le travail assidu, l’heureuse influence des mœurs et du climat, et le génie. » Il n’y a sans doute aucun point de cette réponse qu’on osât contester. Mais faites-lui une seconde question, et demandez-lui s’il vaut mieux étudier l’antique que la nature, sans la connaissance, l’étude et le goût de laquelle les anciens artistes, avec tous les avantages particuliers dont ils ont été favorisés, ne nous auraient pourtant laissé que des ouvrages médiocres ? « L’antique, vous dira-t-il sans balancer, l’antique » ; et voilà tout d’un coup l’homme qui a le plus d’esprit, de chaleur et de goût, la nuit, tout au beau milieu du Toboso. Celui qui dédaigne l’antique pour la nature, risque de n’être [279] jamais que petit, faible et mesquin de dessin, de caractère, de draperie et d’expression. Celui qui aura négligé la nature pour l’antique, risquera d’être froid, sans vie, sans aucune de ces vérités cachées et secrètes qu’on n’aperçoit que dans la nature même. Il me semble qu’il faudrait étudier l’antique pour apprendre à voir la nature.

Les artistes modernes se sont révoltés contre l’étude de l’antique, parce qu’elle leur a été prêchée par des amateurs ; et les littérateurs modernes ont été les défenseurs de l’étude de l’antique, parce qu’elle a été attaquée par des philosophes.

Interrompons un moment le philosophe pour dire un mot de ce charmant enthousiaste de Winckelmann. Je ne sais quel est le charpentier qui a osé traduire son Histoire de l’art chez les Anciens, qui vient de paraître en 2 volumes gr. in-8°. C’est un homme qui ne sait pas le français, qui, je crois, n’entend pas l’allemand, mais qui, certainement, n’entend pas le livre qu’il a osé traduire. Les termes les plus familiers de l’art lui sont à peine connus ; il confond, par exemple, naturel et nature à chaque page. Il faut lire cet excellent ouvrage en allemand, si on le peut. Il est rempli de chaleur, d’enthousiasme, de goût, de vues grandes et profondes. L’auteur traite durement les ignorants ; mais c’est qu’il méprise souverainement tout homme qui n’a pas passé sa vie dans cette étude. Quant à la traduction française, elle est bonne à jeter au feu. Et puis, parlez, monsieur le philosophe.

Il me semble, mon ami, que les statuaires tiennent plus à l’antique que les peintres. Serait-ce que les Anciens nous ont laissé quelques belles statues, et que leurs tableaux ne nous sont connus que par les descriptions et le témoignage des littérateurs ? Il y a toute une autre différence entre la plus belle ligne de Pline et le Gladiateur d’Agasias.

Il me semble encore qu’il est plus difficile de bien juger de la sculpture que de la peinture, et cette mienne opinion, si elle est vraie, doit me rendre plus circonspect. Il n’y a presque qu’un homme de l’art qui puisse discerner en sculpture, une très belle chose d’une chose commune. Sans doute l’Athlète expirant vous touchera, vous attendrira ; peut-être même vous frappera si violemment, que vous ne pourrez ni en séparer ni y attacher vos regards ; si toutefois vous aviez à choisir entre cette statue et le Gladiateur, dont l’action belle et vraie certainement, n’est pourtant pas faite pour s’adresser à votre âme, vous feriez rire Pigalle et Falconet, si vous préfériez [280] la première à celle-ci. Une grande figure, seule et toute blanche, cela est si simple. Il y a là si peu de ces données qui pourraient faciliter la comparaison de l’ouvrage de l’art avec celui de nature. La peinture me rappelle par cent côtés ce que je vois, ce que j’ai vu. Il n’en est pas ainsi de la sculpture. J’oserai acheter un tableau sur mon goût, sur mon jugement. S’il s’agit d’une statue, je prendrai l’avis de l’artiste.

Vous croyez donc, me direz-vous, la sculpture plus difficile que la peinture ? - Je ne dis pas cela. Juger est une chose, et faire est une autre. Voilà le bloc de marbre la figure y est ; il faut l’en tirer. Voilà la toile ; elle est plane c’est là-dessus qu’il faut créer. Il faut que l’image sorte ; s’avance, prenne le relief, que je tourne autour, si ce n’est moi, c’est mon œil ; il faut qu’elle vive. - Mais, ajoutez vous, peinte ou modelée. - D’accord. - Et il faut qu’elle vive modelée sans aucune de ces ressources qui sont sur la palette, et qui donnent la vie. - Mais ces ressources mêmes, est-il aisé d’en faire usage ? Le sculpteur a tout lorsqu’il a le dessin, l’expression, et la facilité du ciseau. Avec ces moyens, il peut tenter avec succès une figure nue. La peinture exige d’autres choses encore. Quant aux difficultés à vaincre dans les sujets plus composés, il me semble qu’elles s’accroissent en plus grand nombre pour le peintre que pour le sculpteur. L’art de grouper est le même, l’art de draper est le même ; mais le clair-obscur, mais l’ordonnance, mais le lieu de la scène, mais les ciels, mais les arbres, mais les eaux, mais les accessoires, mais les fonds, mais la couleur et tous ses accidents ?Sed non nostrum inter vos tantas componere lites. La sculpture est faite et pour les aveugles, et pour ceux qui voient. La peinture ne s’adresse qu’aux yeux. En revanche, la première a certainement [281] moins d’objets et moins de sujets que la seconde. On peint tout ce qu’on veut. La sévère, grave et chaste sculpture choisit. Elle joue quelquefois autour d’une urne ou d’un vase, même dans les compositions les plus grandes et les plus pathétiques. On voit en bas-relief des enfants qui folâtrent sur un bassin qui va recevoir le sang humain ; mais c’est encore avec une sorte de dignité qu’elle joue. Elle est sérieuse même quand elle badine. Elle exagère, sans doute ; peut-être même l’exagération lui convient-elle mieux qu’à la peinture. Le peintre et le sculpteur sont deux poètes ; mais celui-ci ne charge jamais. La sculpture ne souffre ni le bouffon, ni le burlesque, ni le plaisant, rarement même le comique. Le marbre ne rit pas. Elle s’enivre pourtant avec les faunes et les sylvains ; elle a très bonne grâce à aider les satyres à remettre le vieux Silène sur sa monture, ou à soutenir les pas chancelants de son disciple. Elle est voluptueuse, mais jamais ordurière. Elle garde encore dans la volupté je ne sais quoi de recherché, de rare, d’exquis, qui m’annonce que son travail est long, pénible, difficile, et que, s’il est permis de prendre le pinceau pour attacher à la toile une idée frivole qu’on peut créer en un instant et effacer d’un souffle, il n’en est pas ainsi du ciseau, qui, déposant la pensée de l’artiste sur une matière dure, rebelle, et d’une éternelle durée, doit avoir fait un choix original et peu commun. Le crayon est plus libertin que le pinceau, et le pinceau plus libertin que le ciseau. La sculpture suppose un enthousiasme plus opiniâtre et plus profond, plus de cette verve forte et tranquille en apparence, plus de ce feu couvert et caché qui bout au-dedans. C’est une muse violente, mais silencieuse et secrète.

Si la sculpture ne souffre point une idée commune, elle ne souffre pas davantage une exécution médiocre. Une légère incorrection de dessin, qu’on daignerait à peine apercevoir dans un tableau, est impardonnable [282] dans une statue. Michel-Ange le savait bien ; où il a désespéré d’être parfait et correct, il a mieux aimé rester brut... Mais, direz-vous, cela même prouve que la sculpture ayant moins à faire que la peinture, on en exige plus strictement ce qu’on est en droit d’en attendre. - Je l’ai pensé comme vous.

De quelques questions que je me suis faites sur la sculpture, la première, c’est : Pourquoi la chaste sculpture est pourtant moins scrupuleuse que la peinture, et montre plus souvent et plus franchement la nudité des sexes ?

C’est, je crois, qu’après tout elle ressemble moins que la peinture ; c’est que la matière qu’elle emploie est si froide, si réfractaire, si impénétrable ; mais surtout, c’est que la principale difficulté de son imitation consiste dans le secret d’amollir cette matière dure et froide, d’en faire de la chair douce et molle, de rendre les contours des membres du corps humain, de rendre chaudement et avec vérité ses veines, ses muscles, ses articulations, ses reliefs, ses méplats, ses inflexions, ses sinuosités, et qu’un bout de draperie lui épargne des mois entiers de travail et d’étude ; c’est que peut-être ses mœurs, plus sauvages et plus innocentes, sont meilleures [283] que celles de la peinture, et qu’elle pense moins au moment présent qu’aux temps à venir. Les hommes n’ont pas toujours été vêtus ; qui sait s’ils le seront toujours ?

La seconde, c’est : Pourquoi la sculpture, tant ancienne que moderne, a dépouillé les femmes de ce voile que la pudeur de la nature et l’âge de puberté jettent sur les parties sexuelles, et l’a laissé aux hommes ?

Je vais tâcher d’entasser mes réponses, afin qu’elles se dérobent les unes par les autres.

La propreté, l’indisposition périodique, la chaleur du climat, la commodité du plaisir, la curiosité libertine, et l’usage des courtisanes qui servaient de modèles dans Athènes et dans Rome ; voilà les raisons qui se présenteront les premières à tout homme de sens, et je les crois bonnes. Il est simple de ne pas rendre ce que l’on ne trouve pas dans son modèle. Mais l’art a peut-être des motifs plus recherchés ; il vous fera remarquer la beauté de ce contour, le charme de ce serpentement, de cette longue, douce et légère sinuosité qui part de l’extrémité d’une des aines, et qui s’en va s’abaissant et se relevant alternativement, jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’extrémité de l’autre aine ; il vous dira que le chemin de cette ligne infiniment agréable serait rompu dans son cours par une touffe interposée ; que cette touffe isolée ne se lie à rien, et fait tache dans la femme ; au lieu que dans l’homme, cette espèce de vêtement naturel, d’ombre assez épaisse aux mamelles, va s’éclaircissant, à la vérité, sur les flancs et sur les côtés du ventre ; mais y subsiste, quoique rare, et va, sans s’interrompre, se rechercher elle-même plus serrée, plus élevée, plus fournie autour des parties naturelles. Il vous montrera ces parties naturelles de l’homme, dépouillées, comme un intestin grêle, un ver d’une forme déplaisante.

La troisième : Pourquoi les Anciens n’ont jamais drapé leurs figures qu’avec des linges mouillés ?

[284] C’est que, quelque peine que l’on se donne pour caractériser en marbre une étoffe, on n’y réussit jamais qu’imparfaitement ; qu’une étoffe épaisse et grossière dérobe le nu que la sculpture est plus jalouse encore de prononcer que la peinture ; et que, quelle que soit la vérité de ses plis, elle conservera je ne sais quoi de lourd qui, se joignant à la nature de la pierre, fera prendre au tout un faux air de rocher.

La quatrième : Pourquoi le Laocoon a la jambe raccourcie plus longue que l’autre ?

C’est que, sans cette incorrection hardie de dessin, la figure eût été déplaisante à l’œil ; c’est qu’il y a des effets de nature qu’il faut ou pallier ou négliger. J’en apporte un exemple bien commun et bien simple, dans lequel je défie le plus grand artiste de ne pas pécher contre la vérité ou contre la grâce. Je suppose une femme nue assise sur un banc de pierre ; quelle que soit la fermeté de ses chairs, certainement le poids de son corps appliquant fortement ses fesses contre la pierre sur laquelle elle est assise, elles boursoufleront désagréablement par les côtés, et formeront par-derrière, l’une et l’autre, le plus impertinent bourrelet qu on puisse imaginer. Mais est-ce que l’arête du banc ne tracera pas à ses cuisses, en dessous, une très profonde et très vilaine coupure ? Que faire donc alors ? Il n’y a pas à balancer ; il faut ou fermer les yeux à ces effets, et supposer qu’une femme [285] a les fesses aussi dures que la pierre, et que l’élasticité de ses chairs ne peut être vaincue par le poids de son corps, ce qui n’est pas vrai, ou jeter tout autour de sa figure quelque draperie qui me dérobe en même temps et l’effet désagréable, et les parties de son corps les plus belles.

La cinquième, c’est : Quel serait l’effet du coloris le plus beau et le plus vrai de la peinture sur une statue ?

Mauvais, je pense. 1° Il n’y aurait autour de la statue qu’un seul point où ce coloris serait vrai. 2° Il n’y a rien de si déplaisant que le contraste du vrai mis à côté du faux ; et jamais la vérité de la couleur ne répondra à la vérité de la chose. La chose, c’est la statue, seule, isolée, solide, prête à se mouvoir : c’est comme le beau point de Hongrie de Roslin, sur des mains de bois ; son beau satin si vrai, sur des figures de mannequin. Creusez l’orbite des yeux à une statue, et remplissez-les d’un œil d’émail ou d’une pierre colorée, et vous verrez si vous en supporterez l’effet. On voit même, par la plupart de leurs bustes, qu’ils ont mieux aimé laisser le globe de l’œil uni et solide, que d’y tracer l’iris, et que d’y marquer la prunelle ; laisser imaginer un aveugle, que de montrer un œil crevé : et, n’en déplaise à nos modernes, les Anciens me paraissent en ce point d’un goût plus sévère qu’ils ne l’ont.

Dans tous les arts, l’unité de l’imitation est aussi essentielle que l’unité de l’action ; et confondre ou associer ensemble deux manières d’imiter la nature est une chose barbare et d’un goût détestable. Voilà un principe que les Anciens ont respecté par instinct, mais que je n’ai jamais lu dans aucune poétique, bien que ce soit un principe essentiel et fondamental. Si vous vous proposez d’imiter la nature en relief et en ronde bosse par le marbre, il ne faut pas l’imiter par la couleur ; si vous l’imitez par la couleur, vous ne lui donnerez point de relief. Si vos personnages chantent, il ne faut pas qu’ils dansent ; s’ils dansent, il ne faut pas qu’ils chantent. n est barbare aussi de les faire parler et chanter alternativement. Mon cher philosophe, une autre fois, je ferai aussi mes réponses à vos cinq questions.

La peinture se divise en technique et idéale ; et l’une et l’autre se sous-divise en peinture en portrait, peinture de genre, et peinture historique. [286] La sculpture comporte à peu près les mêmes divisions ; et de même qu’il y a des femmes qui peignent la tête, je ne trouverais point étrange qu’on en vît paraître incessamment une qui fît le buste. Le marbre, comme on le sait, n’est que la copie de la terre cuite. Quelques-uns ont pensé que les Anciens travail laient, d’abord, le marbre ; mais je crois que ces gens-là n’y ont pas assez réfléchi.

Un jour que Falconet me montrait les morceaux des jeunes élèves en sculpture qui avaient concouru pour le prix, et qu’il me voyait étonné de la vigueur d’expressions et de caractères, de la grandeur et de la noblesse de ces ouvrages sortis de dessous les mains d’enfants de dix-neuf à vingt ans : « Attendez-les dans dix ans d’ici, me dit-il ; et je vous promets qu’ils ne sauront plus rien de cela. » C’est que les sculpteurs ont besoin plus longtemps encore du modèle que les peintres, et que, soit paresse, soit avarice ou pauvreté, les uns et les autres ne l’appellent plus passé quarante-cinq ans. C’est que la sculpture exige une simplicité, une naïveté, une rusticité de verve qu’on ne conserve guère au-delà d’un certain âge : et voilà la raison pour laquelle les sculpteurs dégénèrent plus vite que les peintres, à moins que.cette rusticité ne leur soit naturelle et de caractère. Pigalle est bourru ; Falconet l’est encore davantage. Ils feront bien jusqu’à la fin de leur vie. Lemoyne est poli, doux, maniéré, honnête ; il est, et il restera médiocre.

Le plagiat est aussi possible en sculpture ; mais il est rare qu’il soit ignoré. Il n’est ni aussi facile à pratiquer, ni aussi facile à sauver qu’en peinture. Et puis allons à nos artistes. [287]

Lemoyne

Cet artiste fait bien le portrait ; c’est son seul mérite. Lorsqu’il tente une grande machine, on sent que la tête n’y répond pas. Il a beau se frapper le front ; il n’y a personne. Sa composition est sans grandeur, sans génie, sans verve, sans effet ; ses figures sont insipides, froides, lourdes et maniérées ; c’est comme son caractère, où il ne reste pas la moindre trace de l’homme de nature. Voyez son monument de Bordeaux. Si vous lui ôtez l’imposant de la masse, que devient le reste ? Faites des portraits, monsieur Lemoyne ; mais laissez là les monuments, surtout les monuments funèbres. Tenez, je vous le dis à regret, vous n’avez pas seulement assez d’imagination pour bien coiffer une pleureuse. Jetez les yeux sur le mausolée de Deshays, et vous conviendrez que cette muse vous est inconnue.

De sept à huit bustes de Lemoyne, il y en a deux ou trois qu’on peut regarder. Celui de la comtesse de Brionne, celui de la marquise de Gléon, et celui de notre ami Garrick.

187. Le Portrait de Mme la marquise de Gléon

La belle tête, mon ami, que celle de Mme la marquise de Gléon ! Qu’elle est belle ! elle vit ; elle intéresse ; elle sourit mélancoliquement. On est tenté de s’arrêter et de lui demander [288] pour qui le bonheur est fait, puisqu’elle n’est pas heureuse. Je ne la connais point, cette femme charmante ; je n’en ai jamais entendu parler ; mais je gage qu’elle souffre. C’est bien dommage. Si ce n’est pas une créature admirable d’esprit et de caractère, comme elle l’est d’expression et de figure, renoncez à jamais à la foi des physionomies, et écrivez sur le dos de votre main : Fronti nulla fides.

188. Le Portrait de M. Garrik

Le Buste de Garrick est bien. Ce n’est pas l’enfant Garrick qui baguenaude dans les rues, qui joue, saute, pirouette et gambade dans la chambre ; c’est Roscius commandant à ses yeux, à son front, à ses joues, à sa bouche, à tous les muscles de son visage, ou plutôt à son âme qui prend la passion qu’il veut, et qui dispose ensuite de toute sa personne, comme vous de vos pieds pour avancer et reculer, de vos mains, pour lâcher ou prendre. Il est sur la scène.

189. Le Portrait de Mme la comtesse de Brionne

Mme de Brionne. Eh bien ! mon ami, que voulez-vous que j’en dise ? Mme de Brionne n’est encore qu’une belle préparation. Les grâces [289] et la vie vont éclore ; mais elles n’y sont pas. Elles attendent que l’ouvrage soit fini ; et quand 1 e sera-t-il ? Aux cheveux, le marbre n’est qu’égratigné. Lemoyne a cru que du crayon noir pouvait suppléer au ciseau. Va-t’en voir s’ils viennent. Et puis cette poitrine, j’en ai vu de nouées, et comme celle-là. Monsieur Lemoyne, monsieur Lemoyne, il faut savoir travailler le marbre ; et cette pierre réfractaire ne se laisse pas pétrir par les premières mains venues. Si quelqu’un du métier, comme Falconet, voulait être franc, il vous dirait que les yeux sont froids et secs ; que quand on bouche les narines il faut ouvrir la bouche, sans quoi le buste étouffe ; il vous dirait de vos portraits modelés qu’ils sont plus touchés, plus hardis, mais pas assez finis, quoiqu’ils doivent l’être, parce que la nature l’est, et qu’il faut finir tout ce qui est fait pour être vu de près.

Falconet

Voici un homme qui a du génie, et qui a toutes sortes de qualités compatibles, incompatibles avec le génie, quoique ces dernières se soient pourtant rencontrées dans François de Vérulam et dans Pierre Corneille. C’est qu’il a de la finesse, du goût, de l’esprit, de la délicatesse, de la gentillesse et de la grâce tout plein ; c’est qu’il est rustre et poli, affable et brusque, tendre et dur ; c’est qu’il pétrit la terre et le marbre, et qu’il lit et médite ; c’est qu’il est doux et caustique, sérieux et plaisant ; c’est qu’il est philosophe, qu’il ne croit rien, et qu’il sait bien pourquoi ; c’est qu’il [290] est bon père, et que son fils s’est sauvé de chez lui ; c’est qu’il aimait sa maîtresse à la folie, qu’il l’a fait mourir de douleur, qu’il en est devenu triste, sombre, mélancolique, qu il en a pensé mourir de regret, qu’il y a longtemps qu’il l’a perdue, et qu’il n’en est pas consolé. Ajoutez à cela qu’il n’y a pas d’homme plus jaloux du suffrage de ses contemporains, et plus indifférent sur celui de la postérité. Il porte cette philosophie à un point qui ne se conçoit pas, et cent fois il m’a dit qu’il ne donnerait pas un écu pour assurer une durée éternelle à la plus belle de ses statues.

Pigalle, le bon Pigalle, qu’on appelait à Rome le Mulet de la sculpture, à force de faire, a su faire la nature, et la faire vraie, chaude et rigoureuse, mais n’a et n’aura, ni lui ni son compère l’abbé Gougenot, l’idéal de Falconet ; et Falconet a déjà le faire de Pigalle. Il est bien sûr que vous n’obtiendrez point de Pigalle, ni le Pygmalion, ni l’Alexandre, ni l’Amitié de Falconet, et qu’il n’est pas décidé que celui-ci ne refît le Mercure et le Citoyen de Pigalle. Au demeurant, ce sont deux grands hommes, et qui, dans quinze ou vingt siècles, lorsqu’on retirera des ruines de la grande ville quelques pieds ou quelques têtes de leurs statues, montreront que [291] nous n’étions pas des enfants, du moins en sculpture. Quand Pigalle vit le Pygmalion de Falconet, il dit : « Je voudrais bien l’avoir fait. » Quand le monument de Reims fut exposé au Roule, Falconet, qui n’aimait pas Pigalle, lui dit, après avoir vu et bien vu son ouvrage : « Monsieur Pigalle, je ne vous aime pas, et je crois que vous me le rendez bien. J’ai vu votre Citoyen ; on peut faire aussi beau, puisque vous l’avez fait ; mais je ne crois pas que l’art puisse aller une ligne au-delà. Cela n’empêche pas que nous ne demeurions comme nous sommes. » Voilà mon Falconet.

194. La Figure de femme assise

Destinée pour un bosquet de plantes à fleurs d’hiver, est, de l’aveu de tous, grands, petits, savants, ignorants, connaisseurs ou non, un chef-d’œuvre de beau caractère, de belle position et de draperie. [292] Cette draperie est une seule et unique pièce d’étoffe qui s’en va prendre les bras, les jambes, le corps, les épaules, le dos, toute la figure, la dessinant, la moulant, la montrant devant, de côté, derrière, d’une manière aussi claire et peut-être plus piquante que si elle était toute nue. Cette draperie n’est pas épaisse ; ce n’est pas non plus un voile léger. Elle est d’un corps mitoyen, qui se concilie à merveille avec la légèreté et la fonction de la figure. Son visage est beau. On y voit un intérêt tendre et doux pour les fleurs qu’elle protège, et qu’elle cherche à dérober à la menace du froid, en étendant sur elles un pan de son vêtement. Elle est un peu penchée, et il est impossible d’imaginer son action faite avec plus de vérité et de grâce. Je relis ma description, et je la trouve calquée sur la figure. Ceux qui cherchent noise à tout, lui trouvent le menton un peu trop saillant.

195. St. Ambroise

C’est ce fougueux évêque qui osa fermer les portes de l’église à Théodose, et à qui un certain souverain de par le monde, qui dans la guerre passée avait une si bonne envie de faire un tour dans la rue des Prêtres, et une certaine souveraine qui vient de débarrasser son clergé de toute cette richesse qui l’empêchait d’être respectable, auraient fait couper la barbe et les oreilles, en lui disant : «Apprenez, monsieur l’abbé, que le temple de votre Dieu est sur mon domaine, et que si mon prédécesseur vous a accordé par grâce les trois arpents de terrain qu’il occupe, je puis les reprendre, et vous envoyer porter vos autels et votre fanatisme ailleurs. Ce lieu-ci [293] est la maison du père commun des hommes, bons ou méchants, et j’y veux entrer quand il me plaira. Te ne m’accuse point à vous. Vous n’en savez pas assez pour me conseiller sur ma conduite, quand je daignerais vous consulter ; et de quel front vous immiscez-vous d’en juger ? » Mais le plat empereur ne parla pas ainsi, et l’évêque savait bien à qui il avait affaire.

Le statuaire nous l’a montré dans le moment de son insolente apostrophe. Il a le bras étendu ; le front de la réprimande et de la sévérité. Il parle. La tête est d’humeur ; mais je la crois un peu petite ; la draperie, grande, large, bien traitée, pittoresquement relevée par devant, dessinant à merveille le bras gauche qu’elle couvre, et sous lequel j’imagine que l’évêque tient son bréviaire ou ses homélies. Si le volume en paraît énorme, c’est la faute du costume et non de l’artiste. Je pense bien qu’il se serait plu davantage à nous montrer un prophète juif ou quelque prêtre idolâtre, dont un bout du vêtement serait venu se répandre sur la tête, après avoir parcouru et moulé tout le corps. On peut tirer parti de tout, et Falconet l’a prouvé par son St. Ambroise, qui n’est pas occupé, comme on a coutume de nous montrer ses pareils, à ramener sa chape sous son bras, et à nous rappeler le geste familier de Pantalon.

196. Alexandre cédant Campaspe, une de ses concubines, au peintre Apelle

Bas-relief. Il faut que je décrive ce bas-relief, parce qu’il est beau, et que sans l’avoir bien présent, il serait difficile d’entendre mes observations.

[294] A droite, le peintre a quitté son chevalet sur lequel on voit l’ébauche de Campaspe. Il a un genou en terre ; il est surpris et pénétré de la faveur du souverain. Cette figure de ronde bosse, correspond au chevalet qui est de bas relief.

Alexandre est à côté de Campaspe, sur le fond, debout, un peu avancé vers Apelle ; il paraît offrir au peintre ce beau modèle. Il tient de sa main gauche sa concubine par le poignet ; son autre bras est posé sur les épaules de Campaspe. C’est l’action d’un homme qui l’envoie à celui qui l’a désirée.

Campaspe est assise sur un siège couvert de quelque draperie Elle a les yeux baissés. Elle a derrière elle un coussin. Cette figure est de ronde bosse, et elle correspond en partie à l’Alexandre qui est de bas relief, et à deux soldats placés derrière elle, qui sont aussi de bas relief.

L’Apelle de ce bas-relief paraît être une réminiscence du Pygmalion d’il y a deux ans. Le trait qu’il a tracé sur la toile devrait être léger comme un fil d’araignée, et il est grossier.

L’Alexandre est de toute beauté ; la bonté et la noblesse sont peintes sur son visage, mais c’est la bonté qui domine, peut-être un peu trop. Du reste, on ne pensera jamais une action plus vraie, une position plus simple et une draperie plus noble. Ce large manteau jeté sur ses épaules, fait à ravir.

Il est d’un homme d’esprit d’avoir fait baisser les yeux à Campaspe. Gaie, elle aurait blessé la vanité d’Alexandre, qu’elle aurait quitté sans peine. Triste, elle aurait mortifié le peintre. Mais il y a tant d’innocence et de simplicité dans le caractère de sa tête, que si vous placez un voile au-dessus de sa gorge, et que ce voile tombant jusqu’au bout de ses pieds, [295] tous ses appas nus vous soient dérobés, de manière que vous n’aperceviez plus que la tête, vous prendrez une concubine pour une jeune fille bien élevée, qui ignore ce que c’est qu’un homme, et qui se résigne à la volonté de son père, qui lui donne l’artiste que voilà pour époux. Ce caractère de tête est faux. C’est encore une réminiscence, mais bien déplacée, de Pygmalion. Falconet, mon ami, vous avez oublié l’état de cette femme, vous n’avez pas pensé qu’elle avait couché avec Alexandre, et qu’elle a connu le plaisir avec lui, et peut-être avec d’autres avant lui. Si vous eussiez donné des traits un peu plus larges à votre Campaspe, ç’aurait été une femme, et tout eût été bien. Mais dites-moi, je vous prie, que font là derrière ces deux vieux légionnaires ? Est-ce qu’Alexandre, qui n’ignorait pas que sa concubine était exposée toute nue aux regards d’un peintre, s’est fait accompagner chez elle ? Allons, mon ami, chassez-moi ces deux soldats déplacés à tous égards. Je vous proteste qu’ils n’y étaient pas, et que la scène s’est passée entre trois personnes, Alexandre, Apelle et Campaspe... Et la loi du bas-relief ? me direz vous. - Et la loi du sens commun ? vous répondrai-je. - Et sur quoi sera projetée ma Campaspe, qui est de ronde bosse ? - Eh bien ! mon ami, sur deux femmes que vous mettrez à la place de ces deux tristes Macédoniens ; ces deux femmes, suivantes de Campaspe, seront plus décentes et plus intéressantes. D’ailleurs elles étaient dans l’appartement de Campaspe avant l’arrivée d’Alexandre ; car je ne me persuaderai jamais qu’une femme seule s’expose toute nue aux regards d’un artiste. Mais voyez le joli caractère que vous donnerez à ces suivantes ! Elles se seront retirées quand le souverain a paru ; témoins de sa générosité, comment pensez-vous qu’elles en seront affectées ? C’est un groupe de bas relief charmant à faire.

[296] Votre Apelle est un peu grossièrement vêtu. Un peintre n’est pas un ouvrier comme un statuaire. Il est maigre, cela me convient ; ceux en qui brûle le tison de Prométhée, en sont consumés. Mais pourquoi m’avoir moutonné cette tête ? Le génie est, ce me semble, autrement peigné que cela. Et cette Campaspe, qui savait dès la veille qu’on devait la peindre, aurait bien dû penser de son côté à faire une autre toilette de tête ? Sa coiffure est aussi par trop négligée. Pour ces chairs-là, elles sont belles, assurément ; mais ce n’est pourtant pas encore la mollesse de la statue de Pygmalion ; et lorsque Vien disait que pour le coup vous aviez prouvé que la sculpture l’emportait sur la peinture, il n’avait pas tout à fait tort.

Mot très fin, pour exprimer que le groupe de Pygmalion, exposé au Salon précédent, et qui est un sujet de sculpture, était très supérieur au bas-relief d’Apelle et Campaspe, qui est un sujet de peinture. Ce groupe de Pygmalion était certainement une jolie chose ; cependant la figure du statuaire était, à mon sens, assez commune, et celle de la statue charmante, mais maniérée. Il y a d ’ailleurs, dans ce sujet, je ne sais quoi de faux, au moins lorsqu’il s’agit de le traiter en marbre. Comment exprimer que la statue se change en figure humaine ? En donnant à sa tête la vie et la pensée, et à tout son corps le sentiment de la chair, n’est-il pas vrai ? Mais une belle statue a tout cela, quoiqu’elle reste de marbre ; et si celle de Pygmalion n’avait pas eu ce caractère divin de pensée et de vie, ce statuaire n’en serait pas devenu amoureux fou. Le miracle qui combla l’artiste de joie et de surprise consistait donc dans la métamorphose de ces beaux muscles de pierre en muscles de chair véritable. Or, comment exprimer cette métamorphose en marbre, et par le ciseau ?

Falconet a établi sur le bas-relief une règle qui me paraît sensée, mais qui met de dures entraves à l’artiste. Il dit : Le fond du marbre, c’est le ciel ; donc il ne doit jamais porter d’ombre. Mais comment les ombres ne seront elles pas portées sur un ciel qui touche aux figures ? Comment ? Le voici. Si vous introduisez dans votre composition une figure qui soit de ronde bosse, qu’il y ait immédiatement derrière elle un objet qui reçoive son ombre. Mais que deviendra l’ombre de cet objet ? Rien. Il n’aura point d’ombre, si vous le faites de bas relief. Alors il sera sur votre marbre, comme les objets qui sont éloignés et qui semblent tenir au ciel. On ne cherche pas l’ombre d’un corps dont on ne voit que la moitié. - Mais Falconet se conforme-t-il à sa loi ? - Très scrupuleusement. - Et quel avantage en tire-t-il ? - Celui de réduire le bas-relief à la vérité du tableau, et d’en lier toutes les parties. Voilà ce qui lui a fait introduire ses deux soldats dans celui dont il s’agit ici. Il lui fallait des objets qui [297] reçussent l’ombre de Campaspe qu’il a faite de ronde bosse, mais deux suivantes lui auraient également servi, et auraient été mieux imaginées.

C’est aux grands artistes et aux véritables connaisseurs à prononcer sur les avantages et les inconvénients de cette pratique. Il ne m’est pas non plus démontré que, dans un sujet de bas relief, il faille mettre des figures de ronde bosse, ou, si vous voulez, qu’il faille les y souffrir.

197. La Douce mélancolie

C’est une figure mal nommée ; c’est la Mélancolie. Imaginez une jeune fille debout, le coude appuyé sur une colonne, et tenant dans sa main une colombe. Elle la regarde. Comme elle la regarde ! comme une pauvre recluse regarderait au travers des barreaux de sa cellule deux amants tendres et passionnés. Son bras droit pend bien et bien négligemment ; seulement il est un peu rond. On accuse aussi la draperie de manquer de légèreté par en bas, vers les jambes. A la bonne heure ; mais on n’y reconnaît pas moins l’homme qui possède les physionomies des passions les plus difficiles à rendre.

198. L’Amitié

Convenez, mon ami, que si l’on avait exhumé ce morceau, on en ferait le désespoir des modernes. C’est une figure debout qui tient un [298] cœur entre ses deux mains. C’est le sien qu’elle tremble d’offrir. C’est un morceau plein d’âme et de sentiment. On se sent toucher, attendrir en le regardant. Ce visage invite, de la manière la plus énergique, la plus douce et la plus modeste, à accepter son présent. Elle serait si fâchée, cette jeune enfant, s’il était refusé ! La tête est d’un caractère tout à fait rare. Je ne me trompe pas, il y a dans cette tête je ne sais quoi d’enthousiastique et de sacré qu’on n’a point encore connu. C’est la sensibilité, la candeur[,] l’innocence, la timidité, la circonspection fondues ensemble. Cette bouche entrouverte, ces bras tendus, ce corps un peu penché, sont d’une expression indicible. Le cœur lui bat ; elle craint, elle espère. Je jure que la Fille de Greuze, qui pleure son serin, est à cent lieues de ce pathétique. Que cela est beau et neuf ! Et c’est un faquin de libraire qui s’est procuré la terre cuite ! Qu’est-ce que cela fait là ? Les bras et les mains sont on ne peut mieux modelés. La tête est singulièrement coiffée. C’est à cette coiffure, qui a quelque chose de ceux qui servent dans les temples, que la figure doit en partie son caractère sacré. On trouve l’idée du cœur petite, symbolique et mesquine. Je trouve, moi, qu’il ne lui manque que l’antiquité de la mythologie et la sanction du paganisme. Accordez-lui ce sceau, et vous n’aurez plus rien à dire. On trouve les jambes un peu lourdes. Je sais ce que c’est. Le statuaire ayant fait le haut de sa figure tant soit peu [299] long, s’est trouvé dans la nécessité ou de passer par-dessus les règles des proportions, ou de faire le bas de sa figure tant soit peu court. Il a pris ce dernier parti.

Je viens de juger Falconet avec la dernière sévérité, au poids du sanctuaire. A présent j’ajouterai qu’avec les défauts du plus faible de ses morceaux, il n’y a pas un artiste à l’Académie qui ne fût vain de l’avoir fait.

Vassé

Son Portrait de Passerat assez bien modelé. Je fais peu de cas de sa Tête d’enfant. Et sa Comédie ? Drapée maigre, d’après un petit mannequin arrangé avec des épingles, sans grâce ; du reste, gaie, spirituelle, d’un rire faux, qu’il fallait fin. [300]

202. Le Portrait du maréchal de Clermont-Tonnerre

Je me souviens d’un autre portrait de ce maréchal. Ne vous le rappelez-vous pas ? Il était placé au-dessus de l’escalier. Le militaire y était en [buffle], debout, près de sa tente, l’air noble et fier. Pajou, lui, l’a fait innocent et bête.

203. Portrait de M. de Lalive

Ce Monsieur de Lalive, qui est à côté, est froid et plat comme lui. Vous prendrez cela comme il vous plaira ; cela ne peut manquer d’être vrai.

204. Modèle de St. François de Sales

Le Modèle de St. François de Sales est lourd et maussade. Par l’esquisse, jugez de ce que cela deviendra à l’exécution ; car, je vous le répète, mon ami, le marbre n’est [301] jamais qu’une copie. L’artiste jette son feu sur la terre ; puis quand il en est à la pierre, l’ennui et le froid le gagnent ; ce froid et cet ennui s’attachent au ciseau et pénètrent le marbre, à moins que le statuaire n’ait une chaleur inextinguible, comme le vieux poète l’a dit de ses dieux.

205. Le Bénitier

Pauvre de forme, et les enfants qui le soutiennent, ni touchés ni groupés.

206. La Bacchante qui tient le petit Bacchus

Misérable, misérable ; la femme et l’enfant mal groupés ; avec cela le moins mauvais de tous... Mais, dites-vous, est-ce que cette tête de M. de Lalive [302] ne vous paraît pas ressemblante ? - Elle est sans finesse. - Mais tant mieux. - Oui, mais j’entends sans finesse de ciseau.

207. Une Leçon d’anatomie

Dessin. Cela une leçon anatomique ? C’est un banquet romain. Ôtez ce cadavre ; mettez à sa place un grand turbot, et ce sera une estampe toute prête pour la première édition de Juvénal.

208. Projet d’un tombeau

Dessin. Monsieur Pajou, mettez-y donc l’air sépulcral et lugubre, si vous voulez que j’en dise du bien. [303]

Adam

Polyphème fait sortir son troupeau de sa caverne ; et, tenant son bélier qui avait coutume de marcher à la tête, et qu’il est étonné de trouver le dernier, prie Neptune son père de ne point souffrir que le marchand qui l’a aveuglé lui échappe. Ce marchand est Ulysse, qui se sauve de la caverne en se tenant attaché sous le ventre du bélier.

Abominable, exécrable Adam ! Je ne parle pas du plus ancien des sots maris, mais d’un sculpteur de son nom, qui nous donne un des pères du désert qui prie sur le bout d’une roche, pour Polyphème ; je ne sais quelle petite bête légère et frisée pour un des moutons à longue laine du cyclope, et un sac de noix pour un Ulysse.

Caffieri

Que diable voulez-vous que je vous dise de Caffieri ? qu’il a fait les bustes de Lulli et de Rameau, que la célébrité de ces deux noms a fait regarder. [304]

Challe

Celui-ci vient de mourir ; Dieu soit loué ! cela console un peu de Bouchardon.

217. Le buste de M. Floncel, censeur royal

Ce portrait est ébauché, encore ne l’est-il pas spirituellement.

218. Deux figures couchées, dont les sujets sont le Feu et l’Eau

Concevez-vous qu’un homme soit perclus de goût au point de coucher sur le ventre une figure qui a des tétons, et de lui couvrir les fesses ? Eh ! stupide, que veux-tu donc que je voie ? Mais il faut voir encore comment il vous les a couvertes. C’est un petit bout de draperie tortillée, imitant parfaitement le bourrelet d’une chemise relevée, précisément comme une femme de chambre le voit le matin à sa maîtresse. Placez-moi devant ce Triton 39 un diacre qui lui étende son étole sur la tête, et vous aurez un démoniaque tout prêt à rendre le diable. [305]

D’Huez

221. St. Augustin

J’ai entendu un artiste qui disait, en passant devant le St. Augustin de d’Huez : « Mon Dieu, que les sculpteurs sont bêtes ! » Cette exclamation indiscrète me frappa ; je m’arrêtai ; je regardai ; et au lieu d’un St., je vis la tête hideuse d’un sapajou embarrassé dans une chasuble d’évêque.

Mignot

222. Bas-relief d’une naïade vue par le dos

Dos de femme charmant ; caractère fluide et coulant ; dessin pur, simple et facile.

Bridan

223. St. Barthélémy sur le point d’être écorché

Il a un genou en terre ; ses bras sont levés vers le ciel. Il prie sans frayeur, sans émotion. Il offre ses souffrances et sa vie sans regret. Le [306] bourreau a le dos tourné ; il a saisi le bras gauche du St. ; il l’a serré d’une corde, et il attache cette corde au haut d’un chevalet. Il a bien l’air de son état. Ce couteau qu’il tient dans sa bouche fait frémir. C’est une idée belle comme du Carrache. A cela près, le groupe est très beau ; les formes sont grandes, le dessin correct, les muscles prononcés justes, et tous les détails bien étudiés.

Je vous ai dit que ce couteau que le bourreau tient dans sa bouche fait frémir, et cela est vrai. Je connais pourtant une idée de peintre plus forte et plus atroce ; c’est un vieux prêtre qui aiguise son couteau contre la pierre de l’autel, en attendant que sa victime lui soit livrée. Je ne sais si elle n’est pas de Deshays.

Berruer

224. Cléobis et Biton. Bas-relief

Voici un beau, un très beau morceau ! D’abord rien de plus touchant que l’action de deux enfants qui, au défaut de bœufs, s’attellent au chariot de leur mère, et la traînent eux-mêmes au temple. [307] Les Anciens récompensaient, éternisaient ces actions. Ah ! si j’avais cette voix qui se fait entendre des temps présents et à venir, comme je célébrerais celle qui vient de se passer sous mes yeux ! Je vais vous dire cela. Vous n’en serez pas moins touché du bas-relief.

Mes libraires récompensent le domestique du chevalier de Jaucourt d’une somme assez honnête. Ce domestique, de lui-même, à l’insu de son maître, pense que le mien n’a rien eu, qu’il a plus fatigué que lui, et il vient lui offrir la moitié de sa récompense. Je n’y entends rien, ou cette justice est au-dessus de la piété filiale.

Quoi qu’il en soit, la mère est assise sur le char ; elle a sur un de ses genoux un vase de sacrifice ; ses deux mains sont posées sur le haut du vase. Son caractère est simple, l’attitude vraie, et la draperie bien entendue. Cela a une odeur d’antiquité qui plaît. Le char est solide et de belle forme. Les deux enfants sont nus, dans le goût sacré du bas-relief, et tirant bien. Mais il faut tout dire, la mère paraît un peu jeune pour d’aussi grands enfants. Celui des enfants qui est sur le plan de devant a la jambe gauche pleine de vérités de nature ; mais l’autre est cassée au-dessous du genou. La tête de l’autre enfant est mal dessinée. Prenez-le par le nez, mettez-le de face, et vous verrez que son oreille, faisant autant de chemin que son nez, se trouvera derrière sa tête. Et puis ils ont tous deux la physionomie [308] de nos anges. Du reste, ce jeune homme sait amollir et vivifier le marbre. C’est son morceau de réception. Qu’il soit reçu bien vite. Monsieur Flipot, ouvrez les deux battants.

225. Un vase de marbre orné d’un bas-relief d’enfants qui jouent avec un cep de vigne

Petit chef-d’œuvre. Enfants groupés à ravir, bien larges, jouant bien ; un marbre bien mou, bien pétri ; le bas-relief bien entendu, et le vase d’une forme ! Ce cerceau de marbre blanc qui porte la sculpture est du meilleur effet.

226. Projet d’un tombeau

Un tombeau qui a le caractère lugubre, c’est celui-ci. Figures bien pathétiques, l’une triste et muette, l’autre agissante et parlante. La première est la Pureté, qui pare une urne cinéraire d’une guirlande. L’autre est l’Amitié, qui s’abandonne à sa douleur. Belle draperie, bien poétique ; beaux caractères de têtes ; belle pensée. Il y a du même artiste d’autres Projets de tombeau, mais ils ne sont pas aussi heureux.

Vous voilà tiré des sculpteurs, et moi aussi. Vous voyez, mon ami, que cent morceaux de sculpture s’expédient à moins de frais que cinq ou [309] six tableaux. Ce sont les ouvrages de sculpture qui transmettent à la postérité les progrès des beaux-arts chez une nation. Le temps anéantit tous les tableaux ; la terre conserve les débris du marbre et du bronze. Que nous reste-t-il d’Apelle ? Rien. Mais puisque son pinceau égalait les sublimes ciseaux de son temps, l’Hercule Farnèse, l’Apollon du Belvédère, la Vénus de Médicis, le Gladiateur, le Faune, le Laocoon, l’Athlète expirant, témoignent aujourd’hui de son talent.

Nous avons perdu cette année un habile statuaire ; c’est René-Michel Slodtz. Il naquit à Paris, en 1705. Il gagne le prix de l’Académie à vingt et un ans. Il part pour Rome ; il s’y instruit, il s’y distingue. Je n’ai vu de lui que son Buste d’Iphigénie, et son Mausolée de Languet, curé de St.-Sulpice, le plus grand charlatan de son état et de son siècle. La tête en est de toute beauté, et le marbre demande sublimement à Dieu pardon de toutes les friponneries de l’homme. Je ne connais point de scélérat à qui il ne pût inspirer quelque confiance en la miséricorde infinie. Cependant l’Iphigénie l’emporte encore sur ce morceau. Tout y est, et la noblesse de caractère, et le choix des formes, et leur pureté, et la netteté du travail, et l’excellence du goût. Cela est à compter parmi les précieux ouvrages de l’art. Slodtz revint à Paris en 1747. Le petit Coypel, dont le [310] Tournehem était embéguiné, le reçut froidement, et l’artiste resta sans travail. Bonne leçon pour les souverains ! S’ils mettent à la tête des arts une espèce, c’est du dégoût qu’ils assurent aux hommes rares, et de la protection aux espèces. Le ciseau tombe des mains de Slodtz, et le voilà livré à la décoration théâtrale, aux catafalques, aux feux d’artifice, et à toutes les puérilités des Menus. Mais quel est sur l’homme l’effet de son talent ravalé ? Le chagrin, la mélancolie, la bile épanchée dans le sang, et la mort, comme il arriva à Slodtz en 1764. Son sort rappelle celui du Puget. On vante de Slodtz le Tombeau du marquis Capponi, à Florence ; une Tête de Calchas, et les Bas-reliefs du portail de St.-Sulpice. Il avait su se garantir de l’exactitude froide et de la simplicité affectée, les deux défauts où l’on tombe par une imitation servile de l’antique. Il était entraîné à la manière souple et gracieuse, jusqu’à sacrifier quelquefois la correction du dessin. Il savait travailler le marbre ; et on lui accorde peu [311] d’égaux dans l’art de bien draper. Du reste, homme de bien, avec le sceau de l’habile homme, sans jalousie.

En écrivant ce court éloge de Slodtz, je me suis rappelé un fait qu’il faut que je consigne dans vos fastes. C’était autrefois l’usage, de présenter au monarque les morceaux de sculpture des jeunes élèves qui concouraient pour le prix, la pension et l’École de Rome. Un élève de Bouchardon osa lutter contre son maître, et faire la statue équestre de Louis XV. Ce morceau fut porté à Versailles avec les autres. Le monarque, frappé de la beauté de celui-ci, s’adressant à ses courtisans, leur dit : « Il me semble que j’ai bonne grâce à cheval. » Il n’en fallut pas davantage pour perdre le jeune homme. On le força de briser lui-même son ouvrage ; et l’usage d’exposer aux yeux du souverain les morceaux des élèves fut aboli. Sur quoi, mon ami, réfléchissez à votre aise, tandis que je vais vous préparer l’article des graveurs. [312]

Cet élève s’appelle Cuyard, si je ne me trompe. Il partit pour Rome après cette aventure, jurant qu’il ne remettrait plus les pieds en France. On dit qu’il a bien justifié la jalousie de ses maîtres, et que c’est un sujet de la plus grande espérance. Il a obtenu depuis la protection de M. le duc de Choiseul, qui l ’emploie à copier pour lui des antiques à Rome.

LES GRAVEURS

Si vous pensez, mon ami, que parmi cette multitude innombrable d’hommes qui tracent des caractères alphabétiques sur le papier, il n’y en a pas un qui n’ait sa manière d’écrire assez différente d’une autre pour qu’un expert qui sait son métier n’en puisse attester par serment et former la sentence du juge, vous ne serez pas surpris qu’il n’y ait pas un graveur qui n’ait un burin et un faire qui lui soient propres ; et vous ne le serez pas davantage que Mariette reconnaisse tous ces burins et faires particuliers, lorsque vous saurez que Le Blanc, Le Bel, ou tel autre joaillier du quai des Orfèvres, a si bien dans sa tête toutes les pierres de quelque importance qu’il a vues dans le commerce, qu’on chercherait vainement à les déguiser à son œil expérimenté, en les faisant repasser sur la meule du lapidaire.

Vous prenez mal votre temps, mon cher philosophe, pour me faire croire à la science des écrivains experts et à l’infaillibilité de leurs décisions. L’année passée, je vous aurais peut-être accordé tout ce que vous m’auriez dit là-dessus, et j’aurais fait comme ces sauvages qui, quand ils ont une fois pris leur missionnaire en affection, se font volontiers chrétiens pour lui faire plaisir.

Ils trouvent que cela est si indifférent, qu’il faudrait avoir l ’humeur peu obligeante pour résister à ses prières. Mais, en cette année 1766, il m’est impossible de vous rien accorder sur cette prétendue science des écrivains experts. ~’ai eu l’occasion de réfléchir sur la méthode de ces gens-là et d ’examiner la solidité de leurs prétentions d’après les principes d’un de leurs membres appelé Vallain ; et je vous jure que j’aimerais mieux mourir que d ’asseoir, en qualité de juge, la moindre décision en conséquence d’une science aussi arbitraire et aussi conjecturale. Comptez que la jurisprudence d’un peuple est très barbare lorsqu’elle s’étaie de telles autorités. Cela n’empêche pas que Mariette ne puisse reconnaître le burin de tous les graveurs de Paris ou même de l’Europe. Il y en a peut-être cinq cents en Europe ; mettez-en mille, vingt mille, si vous voulez ; quelle comparaison avec tous ces milliards d’hommes qui savent tracer des caractères alphabétiques ? Leur multitude innombrable rend les combinaisons infinies, et tout homme qui assure que deux écritures ne peuvent être parfaitement semblables me paraît un fou bien téméraire ; et si son assertion peut s’attirer la moindre croyance, il me parait un fou de la plus dangereuse espèce. Ajoutez à la considération du nombre des combinaisons borné par le nombre des graveurs, que communément ils n’ont nul intérêt à déguiser leur manière, et qu’au contraire, dans tous les cas où les experts sont consultés, il y a presque toujours eu intérêt de contrefaire ou de déguiser l’écriture dont ils doivent juger, et vous achèverez de vous convaincre qu’il est impossible de conclure d’un de ces procédés à l’autre. Je vous passerais plus aisément la comparaison du style d’un auteur avec le burin d ’un artiste, et je nommerais bien quatre ou cinq écrivains célèbres dont je me ferais fort de reconnaître la manière, quelque peine qu’ils prissent pour la déguiser ; encore serais-je bien fâché d ’asseoir sur mon opinion une décision judiciaire.

Il y aurait un moyen de se connaître assez promptement en gravure ; ce serait de se composer un portefeuille d’estampes choisies pour cette étude. Et ne croyez pas qu’il en fallût beaucoup : le seul Portrait du maréchal d’Harcourt, qu’on appelle le Cadet à la perle, vous apprendrait comment on traite la plume, la chair, les cheveux, le buffle, la soie, la broderie, le linge, le drap, le métal et le bois. Ce morceau est de Masson, et il est d’un burin hardi. Ajoutez-y les Pèlerins d’Emmaüs qu’on appelle la Nappe ; ramassez quelques morceaux d’Edelinck, de Vischer, de Gérard Audran ; n’omettez pas surtout la Vérité portée par le temps de ce dernier. [313] Ayez pour les petits sujets quelques estampes de Callot et dé La Belle ; ce dernier est riche et chaud ; et puis exercez vos yeux. En attendant que votre portefeuille soit formé, je vais vous ébaucher les premiers linéaments de l’art.

Il est bien singulier et bien fâcheux, que les Grecs, qui avaient la gravure en pierre fine, n’aient pas songé à la gravure en cuivre. Ils avaient des cachets qu’ils imprimaient sur la cire, et il ne leur vint point en pensée d’étendre cette invention. Songez qu’elle nous aurait conservé les chefs-d’œuvre en peinture des grands maîtres de l’Antiquité. Deux découvertes qui se touchent dans l’esprit humain sont quelquefois séparées par des siècles.

Je crois que l’invention de la gravure en cuivre tenait moins à la gravure en pierre fine qu’à l’invention du papier, qui manquait aux Anciens, car, sur quoi auraient-ils déposé l ’estampe gravée en cuivre ? L’invention de l’imprimerie entraîna ensuite celle de la gravure en cuivre, qui était tout contre. C’est cet art de transformer les vieux chiffons de linge en papier, dont l’invention se perd dans l’obscurité des siècles barbares, qui a changé la face de l’esprit humain ; mais nous ne jouissons encore que du plus faible de ses bienfaits : c’est dans quelque mille ans qu’il faudra voir ses effets sur les hommes.

On grave sur les métaux, sur le bois, sur la pierre, sur quelques substances animales[,] sur le verre, en creux et en relief.

Sculpter, c’est dessiner avec l’ébauchoir et le ciseau ; graver, c’est dessiner, soit avec le burin, soit avec le touret ; ciseler, c’est dessiner avec le matoir et les ciselets. Le dessin est la base d’un grand nombre d’arts, et il est assez commun de dessiner facilement avec quelques-uns de ces instruments, et de s’en acquitter médiocrement avec le crayon. Toutes ces manières de dessiner, font le sculpteur, le modeleur, le graveur en taille-douce, le graveur en bois, le graveur en pierres fines, le graveur en médailles, en cachets, et le ciseleur. Il ne s’agit ici que du graveur en taille-douce, du traducteur du peintre. [314]

Le graveur en taille-douce est proprement un prosateur qui se propose de rendre un poète d’une langue dans une autre. La couleur disparaît. La vérité, le dessin, la composition, les caractères, l’expression, restent. Les tableaux sont tous destinés à périr. Le froid, le chaud, l’air et les vers en ont déjà beaucoup détruit. C’est à la gravure à sauver ce qui peut en être conservé. Les peintres, s’ils étaient un peu jaloux de leur gloire, ne devraient donc pas perdre de vue le graveur. Raphaël corrigeait lui-même le trait de Marc-Antoine.

Un excellent auteur qui tombe entre les mains d’un mauvais traducteur, Homère entre les mains d’un Bitaubé, est perdu. Un auteur médiocre, qui a le bonheur de rencontrer un bon traducteur, Lucain un Marmontel, a tout à gagner. Il en est de même du peintre et du graveur, surtout si le premier n’a point de couleur. La gravure tue le peintre qui n’est que coloriste. La traduction tue l’auteur qui n’a que du style.

En qualité de traducteur d’un peintre, le graveur doit montrer le talent et le style de son original. On ne grave point Raphaël comme le Guerchin, le Guerchin comme le Dominiquin, le Dominiquin comme Rubens, ni Rubens comme le Michel-Ange. Lorsque le graveur a été un homme intelligent, au premier aspect de l’estampe, la manière du peintre est sentie.

Entre les peintres, l’un demande un burin franc, une touche hardie, un ensemble chaud et libre. Un autre veut être plus fini, plus moelleux, plus suave, plus fondu de contours, demande une touche plus indécise ; [315] et ne croyez pas que ces différences soient incompatibles avec la bonne gravure. L’esquisse même a sa manière, qui n’est pas celle de l’ébauche.

Si quelques principes réfléchis n’éclairent pas le graveur ; s’il ne sait pas analyser ce qu’il copie, il n’aura jamais qu’une routine qu’il mettra à tout ; et pour une estampe passable, où sa routine s’accordera avec la manière du peintre, il en fera mille mauvaises.

Lorsque vous jetterez les yeux sur une gravure, et que vous y verrez les mêmes objets traités diversement, vous n’attribuerez donc pas cette variété à un goût arbitraire, bizarre et fantasque. C’est la suite du genre de peinture ; c’est la convenance du sujet. C’est qu’un même genre de peinture, un même sujet ont offert des oppositions, des tons de couleurs, des effets de lumière, qui ont entraîné des travaux opposés.

Ne pensez pas qu’un graveur rende tout également bien. Baléchou qui sait conserver aux eaux la transparence des eaux de Vernet, fait des montagnes de velours.

N’estimez ni un travail propre, égal et servilement conduit, ni un travail libertin et déréglé. Il n’y a là que de la patience ; ici, que de la paresse ou même de l’insuffisance.

Il y a des artistes qui affectent une gravure losange ; d’autres une gravure carrée. Dans la gravure losange, les tailles dominantes qui établissent les formes, les ombres, ou les demi-teintes, se croisent obliquement. Dans la gravure carrée, elles se coupent à angles droits. Si l’on place les unes sur les autres des tailles trop losanges, ces figures trop allongées en un sens, trop étroites dans l’autre, produiront une infinité de petits blancs qui s’enfileront de suite, et qui interrompront, surtout dans les masses d’ombre, la tranquillité et le sourd qu’elles demandent.

[316] Les uns gravent serré ; d’autres gravent lâche. La gravure serrée peint mieux, donne de la douceur. La gravure lâche alourdit, ôte la souplesse et fatigue l’œil. Ce sont deux étoffes, l’une tramée gros, et l’autre tramée fin. La dernière est la précieuse.

C’est par les entretailles qu’on caractérise les métaux, les eaux, la soie, les surfaces polies et luisantes. Il y a des tailles en points. Il y a des points semés dans les tailles. Les points empâtent les chairs. Il y a des points ronds et des points couchés, qu’on entremêle selon les effets à produire.

Si l’on forme avec une pointe aiguë des traits ou des hachures, sans recourir ni à l’eau-forte, ni au burin, cela s’appelle graver à la pointe sèche. La pointe sèche ouvre le cuivre, sans en rien détacher. On l’emploie dans le fini, aux objets les plus tendres, les plus légers, aux ciels, aux lointains ; et son travail contrastant avec celui de l’eau-forte et du burin, est toujours heureux et piquant.

Si dans la gravure à l’eau-forte, cette esclave capricieuse du graveur a tracé une taille peu profonde, et qui ait encore le défaut d’être plus large que profonde, attendez vous à voir cet endroit gris relativement au travail du burin. L’eau-forte fait la joie ou le désespoir de l’artiste, dont elle allonge ou abrège l’ouvrage tandis qu’il dort. Si elle a trop mordu, et que la taille soit aussi profonde que large, la taille prenant autant de noir dans son milieu que sur ses bords, le pauvre imprimeur en taille-douce aura beau fatiguer son bras et user la peau de sa main à frotter sa planche, le ton sera aigre, noir, dur, surtout dans les demi-teintes.

[317] S’il arrive aux tailles de prendre trop de largeur, les espaces blancs resserrés se confondront. Tout le travail du burin n’empêchera ni l’âcreté ni les crevasses. Que l’artiste tienne ses lumières larges, il sera toujours maître de les restreindre.

Si vous attachez vos yeux sur une gravure faite d’intelligence, vous y discernerez la taille de l’ébauche dominante sur les travaux du fini.

Ce sont les secondes et troisièmes tailles qui donnent à la peau sa mollesse. Voyez les points se serrer vers les ombres. Voyez-les s’écarter vers la lumière. Regardez chaque point comme un rayon de lumière éteint. Les points ne se sèment pas indistinctement ; ils correspondent toujours à l’intervalle vide et blanc de deux points collatéraux.

Laissez-moi dire, mon ami. C’est à l’aide de ces petits détails techniques que vous saurez pourquoi telle estampe vous plaît, telle autre vous déplaît, et pourquoi votre œil se récrée ici et s’afflige là.

Porter les touches à leur dernier degré de vigueur, est le dernier soin de l’artiste. Un principe commun au dessin, à la peinture et à la gravure, c’est que les plus grands bruns ne peuvent être amenés que par gradation.

L’eau-forte est heureuse, lorsqu’elle laisse peu d’ouvrage au burin, surtout dans les petits sujets. Le burin grave et sérieux ne badine pas comme la pointe. Qu’il ne se mêle que de l’accord général.

Je dirais au graveur : Que les formes soient bien rendues par vos tailles ; que celles-ci dégradent donc scrupuleusement selon les plans des objets ; que celles qui précèdent commandent toujours celles qui suivent ; que les endroits de demi-teinte auprès des lumières soient moins chargés de tailles que les reflets et les ombres ; que les premières, secondes et troisièmes fassent avancer ou fuir de plus en plus ; que chaque chose ait son [318] travail propre ; que la figure, le paysage, l’eau, les draperies, les métaux en soient caractérisés. Produisez le plus d’effet avec le moins de copeaux. Un mot encore, mon ami, de la gravure noire et de la gravure au crayon, et je vous laisse.

La gravure noire consiste à couvrir toute une surface de petits points noirs qu’on adoucit, affaiblit, amatit, efface. De là les ombres, les reflets, les teintes, les demi teintes, le~ jour et la nuit. Dans la taille-douce, tout est éclairé, le travail introduit l’ombre et la nuit. Dans la gravure noire, la nuit est profonde. Le travail fait poindre le jour dans cette nuit.

Les Anglais sont nos maîtres dans la gravure en noir ; il se fait à Londres de très beaux ouvrages en ce genre. A Paris, on ne grave point du tout en manicre noire. Nos artistes n’en font pas même de cas ; ils prétendent qu’elle manque de vigueur et de force. Je crois qu’ils poussent leur aversion trop loin, et qu ’il est des sujets tendres et doux auxquels cette gravure convient merveilleusement.

La gravure au crayon est l’art d’imiter les dessins au crayon. Belle invention, qui a sur tous les genres de gravure l’avantage de fournir des exemples à copier aux élèves. Celui qui dessine d’après la taille-douce, se fait une manière dure, sèche et arrangée.

Le procédé de la gravure au crayon diffère peu de celui de la manière noire. Ce sont des points variés, sans ordre, qu’on laisse séparés, ou qu’on unit en les écrasant ; travail qui imite la neige, et donne à l’estampe l’air d’un papier, sur les petites éminences duquel le crayon a déposé ses molécules. C’est un nommé François qui l’a inventée ; celui qui l’a perfectionnée s’appelle Marteau.

Ces deux graveurs se sont disputé l’honneur de cette invention, qui leur appartient peut-être à tous deux. Au reste, voilà une véritable invention, que nous avons vue se faire sous nos yeux, sans que personne ait presque daigné en parler, tandis que la peinture encaustique, qui n’a pas fait faire un tableau médiocre, s’est fait prôner deux ou trois ans de suite. Cette manière d’imiter les dessins au crayon par la gravure influera insensiblement sur les progrès de l’art en Europe, et sera d’une utilité infinie. Elle mérite de faire époque dans l ’histoire de l ’art.

[319] La gravure conserve et multiplie les tableaux ; la gravure au crayon multiplie et transmet les dessins.

Je ne dirai de la gravure en médaille qu’une chose ; c’est que la gloire des souverains est intéressée à l’encourager. Les beaux médaillons, les belles monnaies seront un lustre de plus à leurs règnes. Plus ils auront exécuté de grandes choses, plus ils ont droit de penser que les hommes à venir seront curieux de voir les images de ceux dont l’histoire leur transmettra les hauts faits.

Passons maintenant aux morceaux de gravure qu’on a exposés au Salon cette année.

Cochin

Il y a de Cochin un Frontispice pour l’Encyclopédie.

228. Dessin destiné à servir de frontispice au livre de l’Encyclopédie

C’est un morceau très ingénieusement composé. On voit en haut la Vérité, entre la Raison et l’Imagination ; la Raison qui cherche à lui arracher son voile, l’Imagination qui se prépare à l’embellir. Au-dessous de ce groupe, une foule de philosophes spéculatifs ; plus bas, la troupe des artistes. Les philosophes ont les yeux attachés sur la Vérité ; la Métaphysique orgueilleuse cherche moins à la voir qu’à la deviner. La Théologie lui tourne le dos, et attend sa lumière d’en haut. Il y a certainement dans [320] cette composition une grande variété de caractères et d’expressions. Mais les plans n’avancent, ne reculent pas assez. Le plus élevé devrait se perdre dans l’enfoncement ; le suivant venir un peu sur le devant ; le troisième y être tout à fait. Si la gravure réussit à corriger ce défaut, le morceau sera parfait.

229. Plusieurs morceaux allégoriques relatifs à des événements passés sous les règnes de nos rois

L’esprit, la raison, le pittoresque, tout y est ; et les têtes, et les expressions, et l’ensemble des figures, et la composition. Cet artiste, homme de plaisir, grand dessinateur, autrefois graveur du premier ordre, n’aurait fait que ces dessins, qu’ils suffiraient pour lui assurer une réputation solide.

Il a fait depuis une estampe à l’honneur de feu Mgr le dauphin. On voit, en haut, les armes de ce prince, rayonnantes de gloire ; au bas, la Mort, qui a déchiré un grand voile qui dérobait un nombreux cortège de Vertus désignées par leurs attributs ; à droite et à gauche, il y a les lambeaux du voile déchiré. Cette idée est ingénieuse. L’auteur a demandé à M. Diderot une inscription pour cette estampe, et celui-ci lui a donné à choisir entre les trois suivantes :

Scindit se nubes, et in aethera purgat apertum.

C’est ce que Virgile dit d’Enée, lorsque, le nuage s’étant ouvert, il parut aux yeux des Carthaginois. Ou bien celle-ci, qui paraît faite exprès pour l’estampe :

... Velum scinditur, et vitae gloria morte patet. (Vers d ’Ausône.)

Ou bien ce vers-ci de la fabrique du philosophe :

La mort a révélé le secret de sa vie.

Ce vers me paraît aussi beau que simple. L’inscription qu’on a faite pour le mausolée du comte de Caylus est d’un caractère un peu différent. Vous savez que ce célèbre amateur a ordonné, par son testament, de mettre sur sa tombe une urne étrusque, sans autres accessoires. La fabrique de la paroisse St. Germain-l’Auxerrois s’occupe actuellement de ce monument, et l’agent de la fabrique, ayant trouvé l’autre jour un philosophe dans la rue, lui dit : Vous devriez bien nous donner une inscription pour l ’urne du comte de Caylus. - Eh bien ! lui répond tout aussitôt le philosophe, mettez-y ces deux vers :

Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque.
Ah ! qu’il est bien logé dans cette cruche étrusque !

Le Bas

C’est lui qui a porté le coup mortel à la bonne gravure parmi nous, par une manière qui lui est propre, dont l’effet est séduisant, et que tous les jeunes élèves se sont efforcés d’imiter inutilement. [321]

230. Quatre estampes de la troisième suite des Ports de France de Vernet, gravés en société avec M. Cochin

C’est Cochin qui a fait les figures, et c’est ce qu’il y a de bien. Ces associés n’ont pas pleuré bien amèrement la mort de Baléchou.

Wille

Il est le seul qui sache allier la fermeté avec le moelleux du burin. Il n’y a non plus que lui qui sache rendre les petites têtes.

233. Musiciens ambulants

Bien, très bien. [322]

Roettiers

235. Médailles et jetons

Médailles et jetons qu’on ne saurait regarder quand on a vu un grand bronze ou une pierre gravée antique.

Flipart

Rien qui vaille. Ah ! Baléchou, ubi, ubi, es ?

Moitte

On ne saurait plus mauvais. Son Donneur de sérénade et sa Paresseuse, d’après Greuze, presque supportables. Quant au Monument de Reims, [323] conduit et corrigé par Cochin, très complètement raté. La figure du monarque raide et marchant sur les talons, défauts du bronze ; trous et noirs dans les lumières ; et les devants et les fuyants, et l’architecture du fond attachés au piédestal.

Si l’estampe du Monument de Reims n’est pas venue à bien sous le burin de M. Moitte, il faut convenir aussi que l’original en bronze n’est pas sorti heureusement des mains du bon Pigalle. La figure du roi, qui est pédestre, est absolument manquée. Le roi a l’air d’un charretier ; il est ignoble et lourd, et il faut avoir un talent tout particulier de manquer une figure, pour donner au roi l’air ignoble. Des deux figures, celles du Citoyen qui repose sur un ballot a été jugée admirable, et elle est sans doute modelée supérieurement et pleine de détails de nature précieux. Mais, à ne considérer que la partie idéale, qu’est-ce qu’une grande figure toute nue, qui, se reposant sur un ballot, doit exprimer la sécurité dont on jouit sous le règne de Louis XV ? Pourquoi l ’appelez-vous citoyen ? Il a l ’air d ’un gros crocheteur. Pourquoi est-il nu ? Est-ce que, dans nos pays froids, on voit les citoyens se reposer tout nus, vers le soir, dans les grandes chaleurs ?

Cela serait bon, si la scène était en Grèce ou aux extrémités de l’Italie. Vous dites qu’on ne peut rien faire de nos habits, surtout en bronze. Je le sais. Tâchez donc d’arranger le bon sens et le costume ensemble. Ce que je sais, c’est que les Anciens le faisaient et ne souffraient jamais rien contre le sens commun, et qu’on remarque un jugement profond dans tous leurs ouvrages, qualité précieuse et rare parmi les modernes. L’autre figure du monument de Reims est allégorique : c’est la France qui conduit un lion par sa crinière. Figure froide ; confusion de figures vraies et allégoriques que le bon goût condamne avec raison. n est certain que le compère Gougenot n’a pas été heureux dans le choix du sujet de ce monument, et que l’exécution du bon Pigalle répond assez exactement à la froide conception du compère. Le bon Pigalle aurait mieux fait de suivre l’idée de M. Diderot. Celui-ci proposait de mettre trois figures autour du piédestal de la figure du roi. D’un côté, le Citoyen, que j’aurais demandé autrement et le plus heureusement caractérisé, de l’autre, un Laboureur s’appuyant sur le soc de sa charrue, ou, ce que j’aime beaucoup mieux, sur les cornes de son boeuf. Groupe superbe ! plus beau que celui d’un sacrifice, puisque enfin celui-ci ne peut rappeler que des idées fausses et superstitieuses, tandis que le premier réveille les idées touchantes de prospérité publique et d’aisance procurée par le travail, avec la simplicité et l’innocence des mœurs rustiques. Sur le devant, le philosophe plaçait une Mère de famille allaitant un enfant. La belle figure encore ! Par ces trois figures, il indiquait sans effort, sans allégorie, les trois signes caractéristiques de la félicité publique sous le règne d’un bon roi, l’état florissant de la population, de l’agriculture et du commerce, et il y avait là de quoi faire un monument sublime, si, ce que j’ai peine à croire, il est possible qu’un artiste exécute d’une manière sublime ce qu’il n’a pas conçu lui-même.

Beauvarlet

245. Deux petits enfants qui tiennent les pattes d’un chien sur une guitare

Gravure large et facile. [324]

246. Une Offrande à Vénus et une autre à Cérès, d’après Vien

Rien de la finesse de dessin du tableau.

247. La Conversation espagnole et la Lecture, de Vanloo

Dessinés pour être mis sur cuivre, mous de touche, et les caractères de tête honnêtement ratés. L’artiste pouvait se dispenser d’avertir qu’ils n’étaient pas originaux. [325]

Lempereur, Mellini, Aliamet

De communi martyrum. Rien à leur dire, pas même qu’ils tâchent d’être meilleurs. Ils en sont là ; il faut qu’ils y restent.

Duvivier

Beaucoup de médailles. Prenez

L’Inauguration de la statue de Louis XV à Paris,

L’Ambassadeur turc présentant ses lettres de créance,

Le Buste de la princesse Trubetskoï, avec le Revers, son Tombeau environné de cyprès ;

Et envoyez le reste Ă  la mitraille. [326]

Strange

258. La justice et la Mansuétude, d’après Raphaël.

Pourquoi lui reprocherais-je d’avoir altéré le dessin de Raphaël ? De plus habiles que lui en ont bien fait autant. [327]

TAPISSERIE

[Cozette]

260. Le Portrait de M. Pâris de Montmartel, d’après le tableau original en pastel de M. de la Tour.

C’est à s’y tromper. C’est le tableau.

261. La Peinture, d’après le tableau de feu Carle Vanloo.

Ma foi, si quelqu’un discerne à quatre pas le tableau du morceau de tapisserie, je les lui donne tous deux. Les Chinois ont substitué aux laines teintes dont l’air, ce terrible débouilli, ne tarde pas à manger les couleurs, les plumes des oiseaux qui sont plus éclatantes, plus durables, et qui fournissent à toutes les nuances.

Ces deux morceaux sont exécutés en haute-lisse, par M. Cozette.

Et Laus deo, pax vivis, requies defunctis.

[328] Après avoir décrit et jugé quatre à cinq cents tableaux, finissons par produire nos titres ; nous devons cette satis faction aux artistes que nous avons maltraités ; nous la devons aux personnes à qui ces feuilles sont destinées. C’est peut-être un moyen d’adoucir la critique sévère que nous avons faite de plusieurs productions, que d’exposer franchement les motifs de confiance qu’on peut avoir dans nos jugements. Pour cet effet, nous oserons donner un petit traité de peinture, et parler à notre manière, et selon la mesure de nos connaissances, du dessin, de la couleur, du clair-obscur, de l’expression et de la composition.

Notes

1 .

Voir notice #000788.

2 .

Voir la notice #001832.

3 .

Voir la gravure de Scorodoumov, notice #000783.

4 .

Voir la notice #001799.

5 .

Voir copie, notice #000784.

6 .

Voir la copie de Doyen, notice #023028

7 .

Voir la gravure de Pedro Pascual Moles

8 .

Voir la notice #000785

9 .

Addition interligne de Grimm qui tente d’expliciter la formulation elliptique de Diderot.

10 .

Voir la notice #008907

11 .

Voir la notice #002299

12 .

Voir la notice #008908

13 .

Voir la notice #002293

14 .

Voir la notice #001216

15 .

Voir la notice #002292

16 .

Voir la notice #001208

17 .

Voir la notice #001211

18 .

Voir la gravure d’après le dessin de Beauvarlet, notice #001215

19 .

Voir la notice #021497

20 .

Voir la gravure de Mme Jourdan, d’après Boucher, notice #021498

21 .

Voir le pendant du tableau exposé au Salon de 1765, notice #016556

22 .

Voir la notice #006169

23 .

Voir la notice #001043

24 .

Voir la notice #001044

25 .

Voir la notice #009197

26 .

Voir la notice #009198

27 .

Voir la notice #000763

28 .

Voir notice #002314

29 .

Voir notice #013690

30 .

Voir notice #004209

31 .

Voir notice #001015

32 .

Voir notice #016544

33 .

Voir notice #002298

34 .

Voir notice #010320

35 .

Voir notice #009232

36 .

Voir notice #001805

37 .

Voir notice #001200

LIVRE :

Edité par Tristan Le Normand