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Le Salon de 1767 adressé à mon ami Mr Grimm
Ne vous attendez pas, mon ami, que je sois aussi riche, aussi variĂ©, aussi sage, aussi fou, aussi fĂ©cond cette fois que jâai pu lâĂȘtre aux Salons prĂ©cĂ©dents. Tout sâĂ©puise. Les artistes varieront leurs compositions Ă lâinfini ; mais les rĂšgles de lâart, ses principes et leurs applications resteront bornĂ©s. Peut-ĂȘtre avec de nouvelles connaissances acquises, dâautres secours, le choix dâune forme originale, rĂ©ussirais-je Ă conserver le charme de lâintĂ©rĂȘt Ă une matiĂšre usĂ©e. Mais je nâai rien acquis ; jâai perdu Falconet, et la forme originale dĂ©pend dâun moment qui nâest pas venu. Supposez-moi de retour dâun voyage dâItalie, et lâimagination pleine des chefs-dâĆuvre que la peinture ancienne a produits dans cette contrĂ©e. Faites que les ouvrages des Ă©coles flamandes et françaises me soient familiers. Obtenez des personnes opulentes auxquelles vous destinez mes cahiers, lâordre ou la permission de faire prendre des esquisses de tous les morceaux dont jâaurai Ă les entretenir ; et je vous rĂ©ponds dâun Salon tout nouveau. Les artistes des siĂšcles passĂ©s mieux connus, je rapporterais la maniĂšre et [56] le faire dâun moderne, au faire et Ă la maniĂšre de quelque ancien la plus analogue Ă la sienne, et vous auriez tout de suite une idĂ©e plus prĂ©cise de la couleur, du style, et du clair-obscur. Sâil y avait une ordonnance, des incidents, une figure, une tĂȘte, un caractĂšre, une expression empruntĂ©e de Raphael, des Carraches, du Titien ou dâun autre, je reconnaĂźtrais le plagiat, et je vous le dĂ©noncerais. Une esquisse, je ne dis pas faite avec esprit, ce qui serait mieux pourtant, mais un simple croquis suffirait pour vous indiquer la disposition gĂ©nĂ©rale, les lumiĂšres, les ombres, la position des figures, leur action, les masses, les groupes, cette ligne de liaison1 qui serpente et enchaĂźne les diffĂ©rentes parties de la composition ; vous liriez ma description, et vous auriez ce croquis sous les yeux ; il mâĂ©pargnerait beaucoup de mots, et vous entendriez davantage. Nous retirerons encore quelquefois des greniers de notre ami 2 ces immenses portefeuilles dâestampes abandonnĂ©s aux rats, et nous les feuilletterons ; mais quâest-ce quâune estampe en comparaison dâun tableau ? ConnaĂźt-on Virgile, Homere, quand on a lu Desfontaines ou BitaubĂ©3. Pour ce voyage dâItalie si souvent projetĂ©, il ne se fera jamais. Jamais, mon ami, nous ne nous embrasserons dans cette demeure antique, silencieuse et sacrĂ©e, oĂč les hommes sont venus tant de fois accuser leurs erreurs ou exposer leurs besoins, sous ce Pantheon, sous ces voĂ»tes obscures oĂč nos Ăąmes devaient sâouvrir sans rĂ©serve, et verser toutes ces pensĂ©es retenues, tous ces sentiments secrets, toutes ces actions dĂ©robĂ©es, tous ces plaisirs cachĂ©s, toutes ces peines dĂ©vorĂ©es, tous ces mystĂšres de notre vie dont lâhonnĂȘtetĂ© scrupuleuse interdit la confidence, [57] Ă lâamitiĂ© mĂȘme la plus intime et la moins rĂ©servĂ©e. Eh bien, mon ami, nous mourrons donc sans nous ĂȘtre parfaitement connus ; et vous nâaurez point obtenu de moi toute la justice que vous mĂ©ritiez. Consolez-vous ; jâaurais Ă©tĂ© vrai ; et jây aurais peut-ĂȘtre autant perdu que vous y auriez gagnĂ©. Combien de cĂŽtĂ©s en moi que je craindrais de montrer tout nus. Encore une fois, consolez-vous ; il est plus doux dâestimer infiniment son ami que dâĂȘtre infiniment estimĂ©. Une autre raison de la pauvretĂ© de ce Salon-ci, câest que plusieurs artistes de rĂ©putation ne sont plus, et que dâautres dont les bonnes et les mauvaises qualitĂ©s mâauraient fourni une rĂ©colte abondante dâobservations ne sây sont pas montrĂ©s cette annĂ©e. Il nây avait rien ni de Pierre4, ni de Boucher5, ni de La Tour6, ni de Bachelier7 ni de Greuze8. Ils ont dit pour leurs raisons quâils Ă©taient las de sâexposer aux bĂȘtes et dâĂȘtre dĂ©chirĂ©s. Quoi, Mr Boucher, vous Ă qui les progrĂšs et la durĂ©e de lâart devraient ĂȘtre spĂ©cialement Ă cĆur9, en qualitĂ© de premier peintre du roi ; câest au moment oĂč vous obtenez ce titre que vous donnez la premiĂšre atteinte Ă une des plus utiles institutions, et cela par la crainte dâentendre une vĂ©ritĂ© dure ? Vous nâavez pas conçu quelle pouvait ĂȘtre la suite de votre exemple ! Si les grands maĂźtres se retirent, les subalternes se retireront, ne fĂ»t-ce que pour se donner un air de grands maĂźtres ; bientĂŽt les murs du Louvre seront tout nus, ou ne seront couverts que du barbouillage de polissons qui ne sâexposeront que parce quâils nâont rien Ă perdre Ă se laisser voir ; et cette lutte annuelle et publique des artistes [58] venant Ă cesser, lâart sâacheminera rapidement Ă sa dĂ©cadence. Mais Ă cette considĂ©ration, la plus importante, il sâen joint une autre qui nâest pas Ă nĂ©gliger. Voici comment raisonnent la plupart des hommes opulents qui occupent les grands artistes. La somme que je vais mettre en dessins de Boucher, tableaux de Vernet10, de Casanove11, de Loutherbourg12 est placĂ©e au plus haut intĂ©rĂȘt. Je jouirai toute ma vie, de la vue dâun excellent morceau. Lâartiste mourra ; et mes enfants ou moi, nous retirerons de ce morceau, vingt fois le prix de son premier achat. Et câest trĂšs bien raisonnĂ© ; et les hĂ©ritiers voient sans chagrin un pareil emploi de la richesse quâils convoitent. Le cabinet de Mr de Julienne a rendu Ă la vente13, beaucoup au-delĂ de ce quâil avait coĂ»tĂ©. Jâai Ă prĂ©sent sous mes yeux, un paysage que Vernet fit Ă Rome14 pour un habit, veste et culotte, et qui vient dâĂȘtre achetĂ© mille Ă©cus. Quel rapport y a-t-il entre le salaire quâon accordait aux maĂźtres anciens, et la valeur que nous mettons Ă leurs ouvrages ? Ils ont donnĂ© pour un morceau de pain telle composition que nous offririons inutilement de couvrir dâor. Le brocanteur15 ne vous lĂąchera pas un tableau du CorrĂšge pour un sac dâargent dix fois aussi lourd que le sac de liards sous lequel un infĂąme cardinal le fit mourir. Mais Ă quoi cela revient-il, me direz-vous ? quâest-ce [que] lâhistoire du Correge16, et la vente des tableaux de Mr de Julienne ont de commun avec lâexposition publique et le Salon. Vous allez lâentendre. Lâhomme habile Ă qui lâhomme riche [59] demande un morceau quâil puisse laisser Ă son enfant, Ă son hĂ©ritier comme un effet prĂ©cieux, ne sera plus arrĂȘtĂ© par mon jugement, par le vĂŽtre ; par le respect quâil se portera Ă lui-mĂȘme ; par la crainte de perdre sa rĂ©putation ; ce nâest plus pour la nation, câest pour un particulier quâil travaillera ; et vous nâen obtiendrez quâun ouvrage mĂ©diocre et de nulle valeur. On ne saurait trop opposer de barriĂšres Ă la paresse, Ă lâaviditĂ©, Ă lâinfidĂ©litĂ© ; et la censure publique est une des plus puissantes. Ce serrurier qui avait femme et enfants, qui nâavait ni vĂȘtement ni pain Ă leur donner, et quâon ne put jamais rĂ©soudre, Ă quelque prix que ce fĂ»t, Ă faire une mauvaise gĂąche17, fut un enthousiaste trĂšs rare. Je voudrais donc que Mr le Directeur des acadĂ©mies obtint un ordre du roi qui enjoignit, sous peine dâĂȘtre exclu, Ă tout artiste, dâenvoyer au Salon, deux morceaux au moins, au peintre deux tableaux ; au sculpteur, une statue ou deux modĂšles. Mais ces gens qui se moquent de la gloire de la nation, des progrĂšs et de la durĂ©e de lâart, de lâinstruction et de lâamusement publics, nâentendent rien Ă leur propre intĂ©rĂȘt. Combien de tableaux seraient demeurĂ©s des annĂ©es entiĂšres dans lâombre de lâatelier, sâils nâavaient point Ă©tĂ© exposĂ©s ? Tel particulier va promener au Salon son dĂ©sĆuvrement et son ennui qui y prend ou reconnaĂźt en lui le goĂ»t de la peinture. Tel autre qui en a le goĂ»t, et nây Ă©tait allĂ© chercher quâun quart dâheure dâamusement, y laisse une somme de deux mille Ă©cus. Tel artiste mĂ©diocre sâannonce en un instant Ă toute la ville pour un habile homme. Câest lĂ que cette si belle chienne dâOudri qui dĂ©core Ă droite notre synagogue attendait le baron notre ami18. [60] JusquâĂ lui, personne ne lâavait regardĂ©e. Personne nâen avait senti le mĂ©rite ; et lâartiste Ă©tait dĂ©solĂ©. Mais, mon ami, ne nous refusons pas au rĂ©cit des procĂ©dĂ©s honnĂȘtes. Cela vaut encore mieux que la critique ou lâĂ©loge dâun tableau. Le baron voit cette chienne, lâachĂšte, et Ă lâinstant voilĂ tous ces dĂ©daigneux amateurs furieux et jaloux. On vient ; on lâobsĂšde ; on lui propose deux fois le prix de son tableau. Le baron va trouver lâartiste et lui demande la permission de cĂ©der sa chienne, Ă son profit. Non, monsieur. Non, lui dit lâartiste. Je suis trop heureux que mon meilleur ouvrage reste Ă un homme qui en connaĂźt le prix. Je ne consens Ă rien. Je nâaccepterai rien ; et ma chienne vous restera. Ah, mon ami, la maudite race que celle des amateurs19. Il faut que je mâen explique et que je me soulage, puisque jâen ai lâoccasion. Elle commence Ă sâĂ©teindre ici, oĂč elle nâa que trop durĂ© et fait trop de mal. Ce sont ces gens-lĂ qui dĂ©cident Ă tort et Ă travers des rĂ©putations ; qui ont pensĂ© faire mourir Greuze de douleur et de faim20 ; qui ont des galeries qui ne leur coĂ»tent guĂšre ; des lumiĂšres ou plutĂŽt des prĂ©tentions qui ne leur coĂ»tent rien ; qui sâinterposent entre lâhomme opulent et lâartiste indigent ; qui font payer au talent la protection quâils lui accordent ; qui lui ouvrent ou ferment les portes ; qui se servent du besoin quâil en a pour disposer de son temps ; qui le mettent Ă contribution ; qui lui arrachent Ă vil prix ses meilleures productions ; qui sont Ă lâaffĂ»t, embusquĂ©s derriĂšre son chevalet ; qui lâont condamnĂ© secrĂštement [61] Ă la mendicitĂ©, pour le tenir esclave et dĂ©pendant ; qui prĂȘchent sans cesse sa modicitĂ© de fortune comme un aiguillon nĂ©cessaire Ă lâartiste et Ă lâhomme de lettres, parce que si la fortune se rĂ©unissait une fois aux talents, et aux lumiĂšres, ils ne seraient plus rien ; qui dĂ©crient et ruinent le peintre et le statuaire, sâil a de la hauteur et quâil dĂ©daigne leur protection ou leur conseil ; qui le gĂȘnent, le troublent dans son atelier par lâimportunitĂ© de leur prĂ©sence et lâineptie de leurs conseils ; qui le dĂ©couragent, qui lâĂ©teignent, et qui le tiennent, tant quâils peuvent dans la cruelle alternative de sacrifier ou son gĂ©nie, ou son Ă©lĂ©vation, ou sa fortune. Jâen ai entendu, moi qui vous parle, un de ces hommes, le dos appuyĂ© contre la cheminĂ©e de lâartiste, le condamner impudemment, lui et tous ses semblables, au travail et Ă lâindigence ; et croire par la plus malhonnĂȘte compassion rĂ©parer les propos les plus malhonnĂȘtes, en promettant lâaumĂŽne aux enfants de lâartiste qui lâĂ©coutait. Je me tus et je me reprocherai toute ma vie mon silence et ma patience. Ce seul inconvĂ©nient suffirait pour hĂąter la dĂ©cadence de lâart, surtout lorsque lâon considĂšre que lâacharnement de ces amateurs contre les grands artistes va quelquefois jusquâĂ procurer aux artistes mĂ©diocres, le profit et lâhonneur des ouvrages publics21. Mais comment voulez-vous que le talent rĂ©siste et que lâart se conserve, si vous joignez Ă cette Ă©pidĂ©mie vermineuse, la multitude de sujets perdus pour les lettres et pour les arts, par la juste rĂ©pugnance des parents Ă abandonner leurs enfants Ă un Ă©tat qui les menace dâindigence. Lâart demande une certaine Ă©ducation ; et il nây a que les citoyens qui sont pauvres, qui nâont presque aucune ressource, qui manquent de toute perspective qui permettent Ă leurs enfants de prendre le crayon. Nos plus grands artistes sont sortis des plus basses conditions. Il faut entendre les cris dâune famille honnĂȘte, [62] lorsquâun enfant entraĂźnĂ© par son goĂ»t se met Ă dessiner ou Ă faire des vers. Demandez Ă un pĂšre dont le fils donne dans lâun ou lâautre de ces travers , que fait votre fils ? ce quâil fait ? il est perdu ; il dessine ; il fait des vers. Nâoubliez pas parmi les obstacles Ă la perfection et Ă la durĂ©e des beaux-arts, je ne dis pas la richesse dâun peuple, mais ce luxe qui dĂ©grade les grands talents, en les assujettissant Ă de petits ouvrages, et les grands sujets en les rĂ©duisant Ă la bambochade22 ; et pour vous en convaincre, voyez la VĂ©ritĂ©, la Vertu, la Justice, la Religion ajustĂ©es par LagrenĂ©e pour le boudoir dâun financier23. Ajoutez Ă ces causes la dĂ©pravation des mĆurs, ce goĂ»t effrĂ©nĂ© de galanterie universelle qui ne peut supporter que les images du vice et qui condamnerait un artiste moderne Ă la mendicitĂ©, au milieu de cent chefs-dâĆuvre dont les sujets auraient Ă©tĂ© empruntĂ©s de lâhistoire grecque ou romaine. On lui dira, oui, cela est beau ; mais cela est triste ; un homme qui tient sa main sur un brasier ardent, des chairs qui se consument, du sang qui dĂ©goutte24 ; ah fi, cela fait horreur ; qui voulez-vous qui regarde cela. Cependant on nâen parle pas moins chez ce peuple25 de lâimitation de la belle nature ; et ces gens26 qui parlent sans cesse de lâimitation de la belle nature, croient de bonne foi quâil y a une belle nature subsistante, quâelle est27, quâon la voit, quand on veut, et quâil nây a quâĂ la [63] copier. Si vous leur disiez que câest un ĂȘtre tout Ă fait idĂ©al, ils ouvriraient de grands yeux, ou ils vous riraient au nez ; et ces derniers seraient peut-ĂȘtre des artistes, plus imbĂ©ciles que les premiers, en ce quâils nâentendraient pas davantage quâeux, et quâils feraient les entendus. Dussiez-vous, mon ami, me comparer Ă ces chiens de chasse, mal disciplinĂ©s qui courent indistinctement tout le gibier qui se lĂšve devant eux ; puisque le propos en est jetĂ©, il faut que je le suive et que je me mette aux prises avec un de nos artistes les plus Ă©clairĂ©s28. Que cet artiste ironique hoche du nez29, quand je me mĂȘlerai du technique30 de son mĂ©tier ; Ă la bonne heure ; mais sâil me contredit, quand il sâagira de lâidĂ©al de son art, il pourrait bien me donner ma revanche31. Je demanderai donc Ă cet artiste, si vous aviez choisi pour modĂšle la plus belle femme que vous connussiez, et que vous eussiez rendu avec le plus grand scrupule tous les charmes de son visage, croiriez-vous avoir reprĂ©sentĂ© la beautĂ©32. Si vous me rĂ©pondez que oui ; le dernier de vos Ă©lĂšves vous dĂ©mentira, et vous dira que vous avez fait un portrait33. Mais sâil y a un portrait du visage ; il y a un portrait de lâĆil ; il y a un portrait du cou, de la gorge, du ventre, du pied, de la main, de lâorteil, de lâongle ; car quâest-ce [64] quâun portrait, sinon la reprĂ©sentation dâun ĂȘtre quelconque individuel ? Et si vous ne reconnaissez pas aussi promptement, aussi sĂ»rement, Ă des caractĂšres aussi certains lâongle portrait que le visage portrait ; ce nâest pas que la chose ne soit ; câest que vous lâavez moins Ă©tudiĂ©e ; câest quâelle offre moins dâĂ©tendue ; câest que ses caractĂšres dâindividualitĂ© sont plus petits, plus lĂ©gers et plus fugitifs. Mais vous mâen imposez ; vous vous en imposez Ă vous-mĂȘme, et vous en savez plus que vous ne dites. Vous avez senti la diffĂ©rence de lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale et de la chose individuelle, jusque dans les moindres parties, puisque vous nâoseriez pas mâassurer depuis le moment oĂč vous prĂźtes le pinceau, jusquâĂ ce jour, de vous ĂȘtre assujetti Ă lâimitation rigoureuse dâun cheveu. Vous y avez ajoutĂ© ; vous en avez supprimĂ© ; sans quoi vous nâeussiez pas fait une image premiĂšre, une copie de la vĂ©ritĂ©, mais un portrait ou une copie de copie, *ÏαΜÏÎŹÏΌαÏÎżÏ, ÎżáœÎș áŒÎ»Î·ÎžÎ”ίαÏ, et vous nâauriez Ă©tĂ© quâau troisiĂšme rang, puisque entre la vĂ©ritĂ© et votre ouvrage, il y aurait eu la vĂ©ritĂ© ; ou le prototype, son fantĂŽme34 subsistant qui vous sert de modĂšle, et la copie que vous faites de cette ombre mal terminĂ©e, de ce fantĂŽme. Votre ligne nâeĂ»t pas Ă©tĂ© la vĂ©ritable ligne, la ligne de [65] beautĂ©, la ligne idĂ©ale, mais une ligne quelconque altĂ©rĂ©e, dĂ©formĂ©e, portraitique35, individuelle ; et Phidias36 aurait dit de vous, *ÏÏÎŻÏÎżÏ áŒÏÏ᜶ áŒÏ᜞ ÏáżÏ ÎșαλáżÏ ÎłÏΜαÎčÎșÎżÏ Îșα᜶ áŒÎ»Î·ÎžÎ”ίαÏ. Il y a entre la vĂ©ritĂ© et son image, la belle femme individuelle quâil a choisie pour modĂšle.
37Pour saisir cette thĂ©orie trĂšs abstraite, il faut remarquer que ce que notre Platon moderne appelle ici lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale, le Platon ancien lâappelait la vĂ©ritĂ© ou le premier type. Ce type, cette vĂ©ritĂ© existait, suivant lui, dans lâentendement de Dieu, et les fantasmata, les formes, ce que notre philosophe appelle la chose individuelle, Ă©taient autant dâĂ©manations de ces premiers types, de ces vĂ©ritĂ©s existantes dans lâentendement de Dieu. Ainsi la vĂ©ritĂ©, le type, lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale de la beautĂ© nâexiste pas dans la nature ; le Platon ancien vous dira quâelle existe dans lâentendement divin, le Platon moderne, que câest un ĂȘtre idĂ©al. La belle femme individuelle qui existe, que vous rencontrez aux spectacles, dans les assemblĂ©es, Ă la promenade, nâest quâune Ă©manation de lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale, de ce que Platon appelait vĂ©ritĂ©. Ainsi chaque objet existant a son type, sa vĂ©ritĂ© ou son idĂ©e gĂ©nĂ©rale. Or notre philosophe prĂ©tend que câest jusquâĂ cette idĂ©e gĂ©nĂ©rale, jusquâĂ cette vĂ©ritĂ© quâil faut que le peintre sâĂ©lĂšve dans ses productions, sans quoi il ne serait que le copiste de la chose individuelle, un portraitiste, et son tableau ne serait quâune chose du troisiĂšme rang, aprĂšs la vĂ©ritĂ© ou lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale et la chose individuelle qui en est une Ă©manation ou une copie ; son tableau ne serait alors quâune copie de cette copie.
Mais, me dira lâartiste qui rĂ©flĂ©chit avant que de contredire38, oĂč est donc le vrai modĂšle, sâil nâexiste ni en tout ni en partie dans la nature ; et si lâon peut dire de la plus petite et du meilleur choix, ÏαΜÏÎŹÏΌαÏÎżÏ, ÎżáœÎș áŒÎ»Î·ÎžÎ”ίαÏ39. A cela, je rĂ©pliquerai, et quand je ne pourrais pas vous lâapprendre40, en auriez-vous moins senti la vĂ©ritĂ© de ce que je vous ai dit ? En serait-il moins vrai que pour un Ćil microscopique lâimitation rigoureuse dâun ongle, dâun cheveu ne fĂ»t un portrait41. Mais je vais vous montrer que vous avez cet Ćil et que vous vous en servez sans cesse. Ne convenez-vous pas que tout ĂȘtre, surtout animĂ©, a ses fonctions, ses passions, dĂ©terminĂ©es dans la vie, et quâavec lâexercice et le temps, ces fonctions ont dĂ» rĂ©pandre sur toute son organisation, une altĂ©ration si marquĂ©e quelquefois quâelle ferait deviner la fonction ? ne convenez-vous pas que cette altĂ©ration nâaffecte pas seulement la masse gĂ©nĂ©rale, mais quâil est impossible quâelle affecte la masse [66] gĂ©nĂ©rale, sans affecter chaque partie prise sĂ©parĂ©ment ? ne convenez-vous pas que quand vous avez rendu fidĂšlement et lâaltĂ©ration propre Ă la masse et lâaltĂ©ration consĂ©quente de chacune de ses parties, vous avez fait le portrait ? Il y a donc une chose qui nâest pas celle que vous avez peinte, et une chose que vous avez peinte qui est entre le modĂšle premier et votre copie42⊠Mais oĂč est le modĂšle premier ?⊠Un moment, de grĂące, et nous y viendrons peut-ĂȘtre. Ne convenez-vous pas encore que les parties molles intĂ©rieures de lâanimal, les premiĂšres dĂ©veloppĂ©es, disposent de la forme des parties dures ? ne convenez-vous pas que cette influence est gĂ©nĂ©rale sur tout le systĂšme ? ne convenez-vous quâindĂ©pendamment des fonctions journaliĂšres et habituelles qui auraient bientĂŽt gĂątĂ© ce que nature aurait supĂ©rieurement fait, il est impossible dâimaginer entre tant de causes qui agissent et rĂ©agissent dans la formation, le dĂ©veloppement, lâaccroissement dâune machine aussi compliquĂ©e, un Ă©quilibre si rigoureux et si continu que rien nâeĂ»t pĂ©chĂ© dâaucun cĂŽtĂ© ni par excĂšs ni par dĂ©faut ? Convenez que si vous nâĂȘtes pas frappĂ© de ces observations43, câest que vous nâavez pas la premiĂšre teinture dâanatomie, de physiologie, la premiĂšre [67] notion de nature44. Convenez du moins que sur cette multitude de tĂȘtes dont les allĂ©es de nos jardins fourmillent un beau jour, vous nâen trouverez pas une dont un des profils ressemble Ă lâautre profil, pas une dont un des cĂŽtĂ©s de la bouche ne diffĂšre sensiblement de lâautre cĂŽtĂ©45, pas une qui vue dans un miroir concave46 ait un seul point pareil Ă un autre point. Convenez quâil parlait en grand artiste et en homme de sens, ce Vernet lorsquâil disait aux Ă©lĂšves de lâĂcole occupĂ©s de la caricature*, oui, ces plis sont grands, larges et beaux, mais songez que vous ne les reverrez plus. Convenez donc quâil nây a et quâil ne peut y avoir ni un animal entier subsistant47, ni aucune partie dâun animal subsistant que vous puissiez prendre Ă la rigueur pour modĂšle premier. Convenez donc que ce modĂšle est purement idĂ©al, et quâil nâest empruntĂ© directement dâaucune image48 individuelle de nature dont la copie vous soit restĂ©e dans lâimagination, et que vous puissiez appeler derechef, arrĂȘter sous vos yeux, et copier servilement, Ă moins que vous ne veuillez vous faire portraitiste. Convenez donc que, quand vous faites beau, vous ne faites rien de ce qui est, rien mĂȘme de ce qui [68] puisse ĂȘtre. Convenez donc que la diffĂ©rence du portraitiste et de vous, homme de gĂ©nie, consiste essentiellement, en ce que le portraitiste rend fidĂšlement nature comme elle est, et se fixe par goĂ»t au troisiĂšme rang, et que vous qui cherchez la vĂ©ritĂ©, le premier modĂšle, votre effort continu est de vous Ă©lever au second⊠Vous mâembarrassez ; tout cela nâest que de la mĂ©taphysique⊠Eh grosse bĂȘte, est-ce que ton art nâa pas sa mĂ©taphysique49 ? Est-ce que cette mĂ©taphysique qui a pour objet la nature, la belle nature, la vĂ©ritĂ©, le premier modĂšle auquel tu te conformes sous peine de nâĂȘtre quâun portraitiste, nâest pas la plus sublime mĂ©taphysique ? Laisse lĂ ce reproche que les sots qui ne pensent point, font aux hommes profonds qui pensent⊠Tenez, sans mâalambiquer tant lâesprit ; quand je veux faire une statue de belle femme ; jâen fais dĂ©shabiller un grand nombre ; toutes mâoffrent de belles parties et des parties difformes ; je prends de chacune ce quâelles ont de beau50⊠Eh Ă quoi le reconnais-tu ?⊠Mais Ă la conformitĂ© avec lâantique que jâai beaucoup Ă©tudiĂ© ?⊠Et si lâantique nâĂ©tait pas51, comment tây prendrais-tu ? Tu ne me rĂ©ponds pas. Ăcoute-moi donc, car je vais tĂącher de tâexpliquer comment les Anciens qui nâavaient pas dâantiques, sây sont pris, comment tu es devenu ce que tu es, et la raison dâune routine bonne ou mauvaise que tu suis sans en avoir jamais recherchĂ© lâorigine. Si ce que je te disais tout Ă lâheure est vrai, le modĂšle le plus beau, le plus parfait dâun homme ou dâune femme serait un homme ou une femme qui serait supĂ©rieurement propre Ă toutes les fonctions de la vie, et qui serait parvenue Ă lâĂąge du plus entier dĂ©veloppement, sans en avoir exercĂ© aucune. Mais comme la nature ne nous montre nulle part ce modĂšle [69] ni total ni partiel ; comme elle produit tous ses ouvrages viciĂ©s ; comme les plus parfaits qui sortent de son atelier ont Ă©tĂ© assujettis Ă des conditions, des travaux, des fonctions, des besoins qui les ont encore dĂ©formĂ©s. Comme par la seule nĂ©cessitĂ© sauvage de se conserver et de se reproduire, ils se sont Ă©loignĂ©s de plus en plus de la vĂ©ritĂ©, du modĂšle premier, de lâimage intellectuelle52, en sorte quâil nây a point, quâil nây eut jamais et quâil ne put jamais y avoir ni un tout, ni par consĂ©quent une seule partie dâun tout qui nâait souffert53 ; sais-tu, mon ami, ce que tes plus anciens prĂ©dĂ©cesseurs ont fait. Par une longue observation, par une expĂ©rience consommĂ©e54, par un tact exquis, par un goĂ»t, un instinct, une sorte dâinspiration donnĂ©e Ă quelques rares gĂ©nies, peut-ĂȘtre par un projet naturel Ă un idolĂątre dâĂ©lever lâhomme au-dessus de sa condition et de lui imprimer un caractĂšre divin55, un caractĂšre exclusif de56 toutes les contentions de notre vie chĂ©tive, pauvre, mesquine et misĂ©rable, ils ont commencĂ© par sentir les grandes altĂ©rations, les difformitĂ©s les plus grossiĂšres, les grandes souffrances. VoilĂ le premier pas qui nâa proprement rĂ©formĂ© que la masse gĂ©nĂ©rale du systĂšme animal ou quelques-unes de ses portions principales. Avec le temps, par une marche lente et pusillanime57, par un long et pĂ©nible tĂątonnement, par une notion sourde, secrĂšte dâanalogie, acquise par une infinitĂ© dâobservations successives dont la mĂ©moire sâĂ©teint et dont lâeffet reste, la rĂ©forme sâest Ă©tendue Ă de moindres parties, de celles-ci Ă de moindres encore, et de ces [70] derniĂšres aux plus petites, Ă lâongle, Ă la paupiĂšre, aux cils, aux cheveux, effaçant sans relĂąche et avec une circonspection Ă©tonnante les altĂ©rations et difformitĂ©s de nature viciĂ©e ou dans son origine, ou par les nĂ©cessitĂ©s de sa condition, sâĂ©loignant sans cesse du portrait, de la ligne fausse, pour sâĂ©lever au vrai modĂšle idĂ©al de la beautĂ©, Ă la ligne vraie58 ; ligne vraie, modĂšle idĂ©al de beautĂ© qui nâexista nulle part que dans la tĂȘte des Agasias59, des RaphaĂ«l, des Poussin, des Puget60, des Pigalle61, des Falconet ; modĂšle idĂ©al de la beautĂ©, ligne vraie dont les artistes subalternes ne puisent des notions incorrectes, plus ou moins approchĂ©es que dans lâantique ou dans leurs ouvrages ; modĂšle idĂ©al de la beautĂ©, ligne vraie que ces grands maĂźtres ne peuvent inspirer Ă leurs Ă©lĂšves aussi rigoureusement quâils la conçoivent ; modĂšle idĂ©al de la beautĂ©, ligne vraie au-dessus de laquelle ils peuvent sâĂ©lancer en se jouant, pour produire le chimĂ©rique, le sphinx, le centaure, lâhippogriffe, le faune, et toutes les natures mĂȘlĂ©es ; au-dessous de laquelle ils peuvent descendre pour produire les diffĂ©rents portraits de la vie, la charge, le monstre, le grotesque, selon la dose de mensonge quâexige leur composition et lâeffet quâils ont Ă produire62, en sorte que câest presque une question vide de sens que de chercher jusquâoĂč il faut se tenir approchĂ© ou Ă©loignĂ© du modĂšle idĂ©al de la beautĂ©, de la ligne vraie ; modĂšle idĂ©al de la beautĂ©, ligne vraie non traditionnelle63 qui sâĂ©vanouit presque avec lâhomme [71] de gĂ©nie, qui forme pendant un temps lâesprit, le caractĂšre, le goĂ»t des ouvrages dâun peuple, dâun siĂšcle, dâune Ă©cole ; modĂšle idĂ©al de la beautĂ©, ligne vraie dont lâhomme de gĂ©nie aura la notion la plus correcte selon le climat, le gouvernement, les lois, les circonstances qui lâauront vu naĂźtre ; modĂšle idĂ©al de la beautĂ©, ligne vraie qui se corrompt, qui se perd et qui ne se retrouverait peut-ĂȘtre parfaitement chez un peuple que par le retour Ă lâĂ©tat de barbarie ; car câest la seule condition oĂč les hommes convaincus de leur ignorance puissent se rĂ©soudre Ă la lenteur du tĂątonnement ; les autres restent mĂ©diocres prĂ©cisĂ©ment parce quâils naissent, pour ainsi dire, savants. Serviles, et presque stupides imitateurs de ceux qui les ont prĂ©cĂ©dĂ©s, ils Ă©tudient la nature comme parfaite, et non comme perfectible ; ils la cherchent non pour approcher du modĂšle idĂ©al et de la ligne vraie, mais pour approcher de plus prĂšs de la copie de ceux qui lâont possĂ©dĂ©e. Câest du plus habile dâentre eux que le Poussin a dit quâil Ă©tait une aigle en comparaison des modernes, et un Ăąne en comparaison des Anciens64. Les imitateurs scrupuleux de lâantique ont sans cesse les yeux attachĂ©s sur le phĂ©nomĂšne, mais aucun dâeux nâen a la raison65. Ils restent dâabord un peu au-dessous de leur modĂšle ; peu Ă peu ils sâen Ă©cartent davantage ; du quatriĂšme degrĂ© de portraitiste, de copiste, ils se ravalent au centiĂšme. Mais, me direz-vous, il est donc impossible Ă nos artistes dâĂ©galer jamais les Anciens. Je le pense, du moins en suivant la route quâils tiennent ; en nâĂ©tudiant la nature, en ne la recherchant, en ne la trouvant belle que dâaprĂšs des copies antiques, quelque sublimes quâelles soient et quelque fidĂšle que puisse ĂȘtre lâimage quâils en ont. RĂ©former la nature sur lâantique, câest [72] suivre la route inverse des Anciens qui nâen avaient point ; câest toujours travailler dâaprĂšs une copie. Et puis, mon ami, croyez-vous quâil nây ait aucune diffĂ©rence entre ĂȘtre de lâĂ©cole primitive et du secret, partager lâesprit national, ĂȘtre animĂ© de la chaleur, et pĂ©nĂ©trĂ© des vues, des procĂ©dĂ©s, des moyens de ceux qui ont fait la chose, et voir simplement la chose faite ? Croyez-vous quâil nây ait aucune diffĂ©rence entre Pigalle et Falconet Ă Paris, devant le Gladiateur66, et Pigalle et Falconet dans AthĂšnes et devant Agasias67. Câest un vieux conte, mon ami, que pour former cette statue, vraie ou imaginaire, que les Anciens appelaient la rĂšgle68 et que jâappelle le modĂšle idĂ©al ou la ligne vraie, ils aient parcouru la nature, empruntant dâelle, dans une infinitĂ© dâindividus, les plus belles parties dont ils composĂšrent un tout. Comment est-ce quâils auraient reconnu la beautĂ© de ces parties69 ? De celles surtout qui rarement exposĂ©es Ă nos yeux, telles que le ventre, le haut des reins, lâarticulation des cuisses ou des bras, oĂč le poco piĂč et le poco meno sont sentis par un si petit nombre dâartistes, ne tiennent pas le nom de belles de lâopinion populaire que lâartiste trouve Ă©tablie en naissant et qui dĂ©cide son jugement ? Entre la beautĂ© dâune forme et sa difformitĂ©, il nây a que lâĂ©paisseur dâun cheveu ; comment avaient-ils acquis ce tact, quâil faut avoir avant que de rechercher les formes les plus belles Ă©parses, pour en composer un tout, voilĂ ce dont il sâagit. Et quand ils eurent rencontrĂ© ces formes, par quel moyen incomprĂ©hensible les rĂ©unirent-ils ? Qui est-ce qui leur inspira la vĂ©ritable Ă©chelle Ă laquelle il fallait [73] les rĂ©duire ? Avancer un pareil paradoxe, nâest-ce pas prĂ©tendre que ces artistes avaient la connaissance la plus profonde de la beautĂ©, Ă©taient remontĂ©s Ă son vrai modĂšle idĂ©al, Ă la ligne de foi70, avant que dâavoir fait une seule belle chose. Je vous dĂ©clare donc que cette marche est impossible, absurde. Je vous dĂ©clare que, sâils avaient possĂ©dĂ© le modĂšle idĂ©al, la ligne vraie dans leur imagination, ils nâauraient trouvĂ© aucune partie qui les eĂ»t contentĂ©s Ă la rigueur. Je vous dĂ©clare quâils nâauraient Ă©tĂ© que portraitistes de celle quâils auraient servilement copiĂ©e. Je vous dĂ©clare que ce nâest point Ă lâaide dâune infinitĂ© de petits portraits isolĂ©s, quâon sâĂ©lĂšve au modĂšle original et premier ni de la partie, ni de lâensemble et du tout ; quâils ont suivi une autre voie, et que celle que je viens de prescrire est celle de lâesprit humain dans toutes ses recherches. Je ne nie pas quâune nature grossiĂšrement viciĂ©e ne leur ait inspirĂ© la premiĂšre pensĂ©e de rĂ©forme, et quâils nâaient longtemps pris pour parfaites des natures dont ils nâĂ©taient pas en Ă©tat de sentir le vice lĂ©ger ; Ă moins quâun gĂ©nie rare et violent, ne se soit Ă©lancĂ© tout Ă coup du troisiĂšme rang oĂč il tĂątonnait avec la foule, au second. Mais je prĂ©tends que ce gĂ©nie sâest fait attendre et quâil nâa pu faire lui seul, ce qui est lâouvrage du temps, et dâune nation entiĂšre. Je prĂ©tends que câest dans cet intervalle du troisiĂšme rang, du rang de portraitiste de la plus belle nature subsistante soit en tout, soit en partie que sont renfermĂ©es toutes les maniĂšres possibles de faire, avec Ă©loge et succĂšs, toutes les nuances imperceptibles du bien, du mieux et de lâexcellent. Je prĂ©tends que tout ce qui est au-dessus est chimĂ©rique et que tout ce qui est au-dessous est pauvre, mesquin, vicieux71. Je prĂ©tends que sans recourir aux notions que je viens dâĂ©tablir, on prononcera Ă©ternellement les mots dâexagĂ©ration, de pauvre nature, de nature mesquine, sans en avoir dâidĂ©es nettes. Je prĂ©tends que [74] la raison principale pour laquelle les arts nâont pu dans aucun siĂšcle, chez aucune nation atteindre au degrĂ© de perfection quâils ont eue chez les Grecs ; câest que câest le seul endroit connu de la terre oĂč ils ont Ă©tĂ© soumis au tĂątonnement ; câest que, grĂące aux modĂšles quâils nous ont laissĂ©s, nous nâavons jamais pu, comme eux, arriver successivement et lentement Ă la beautĂ© de ces modĂšles ; câest que nous nous en sommes rendus plus ou moins servilement imitateurs, portraitistes, et que nous nâavons jamais eu que dâemprunt, sourdement, obscurĂ©ment le modĂšle idĂ©al, la ligne vraie ; câest que si ces modĂšles avaient Ă©tĂ© anĂ©antis, il y a tout Ă prĂ©sumer quâobligĂ©s comme eux Ă nous traĂźner dâaprĂšs une nature difforme, imparfaite, viciĂ©e, nous serions arrivĂ©s comme eux Ă un modĂšle original et premier, Ă une ligne vraie qui aurait Ă©tĂ© bien plus nĂŽtre72, quâelle ne lâest et ne peut lâĂȘtre ; et pour trancher le mot, câest que les chefs-dâĆuvre des Anciens me semblent faits pour attester Ă jamais la sublimitĂ© des artistes passĂ©s, et perpĂ©tuer Ă toute Ă©ternitĂ© la mĂ©diocritĂ© des artistes Ă venir73. Jâen suis fĂąchĂ©. Mais il faut que les lois inviolables de nature sâexĂ©cutent ; câest que nature ne fait rien par saut74, et que cela nâest pas moins vrai dans les arts que dans lâunivers. Quelques consĂ©quences que vous tirerez bien de lĂ , sans que je mâen mĂȘle, câest lâimpossibilitĂ© confirmĂ©e par lâexpĂ©rience de tous les temps et de tous les peuples, que les beaux-arts aient chez un mĂȘme peuple, [75] plusieurs beaux siĂšcles ; câest que ces principes sâĂ©tendent Ă©galement Ă lâĂ©loquence, Ă la poĂ©sie et peut-ĂȘtre aux langues.
Le cĂ©lĂšbre Garrick75 disait au chevalier de Chatelux ; Quelque sensible que nature ait pu vous former, si vous ne jouez que dâaprĂšs vous-mĂȘme, ou la nature subsistante la plus parfaite que vous connaissiez, vous ne serez que mĂ©diocre⊠MĂ©diocre ! et pourquoi cela ?⊠Câest quâil y a pour vous, pour moi, pour le spectateur, tel homme idĂ©al possible qui dans la position donnĂ©e, serait bien autrement affectĂ© que vous. VoilĂ lâĂȘtre imaginaire que vous devez prendre pour modĂšle. Plus fortement vous lâaurez conçu, plus vous serez grand, rare, merveilleux et sublime.⊠Vous nâĂȘtes donc jamais vous ?⊠Je mâen garde bien. Ni moi, monsieur le chevalier, ni rien que je connaisse prĂ©cisĂ©ment autour de moi. Lorsque je mâarrache les entrailles, lorsque je pousse des cris inhumains ; ce ne sont pas mes entrailles, ce ne sont pas mes cris, ce sont les entrailles, ce sont les cris dâun autre que jâai conçu et qui nâexiste pas⊠Or il nây a, mon ami, aucune espĂšce de poĂšte Ă qui la leçon de Garrick ne convienne. Son propos bien rĂ©flĂ©chi, bien [76] approfondi, contient le secundus a natura et le tertius ab idea de Platon, le germe et la preuve de tout ce que jâai dit. Câest que les modĂšles, les grands modĂšles, si utiles aux hommes mĂ©diocres, nuisent beaucoup aux hommes de gĂ©nie. AprĂšs cette excursion76 Ă laquelle, vraie ou fausse, peu dâautres que vous seront tentĂ©s de donner toute lâattention quâelle mĂ©rite, parce que peu saisiront la diffĂ©rence dâune nation quâon fait ou qui se fait dâelle-mĂȘme77, je passe au Salon, ou aux diffĂ©rentes productions que nos artistes y ont exposĂ©es cette annĂ©e. Je vous ai prĂ©venu sur ma stĂ©rilitĂ©, ou plutĂŽt sur lâĂ©tat dâĂ©puisement oĂč les Salons prĂ©cĂ©dents mâont rĂ©duit. Mais ce que vous perdrez du cĂŽtĂ© des Ă©carts, des vues, des principes, des rĂ©flexions, je tĂącherai de vous le rendre par lâexactitude des descriptions et lâĂ©quitĂ© des jugements. Entrons donc dans ce sanctuaire. Regardons ; regardons longtemps ; sentons et jugeons. Surtout, mon ami, comme il faut que je me taise ou que je parle selon la franchise de mon caractĂšre, monsieur le maĂźtre de la boutique du Houx toujours vert78, obtenez de vos pratiques le serment solennel de la rĂ©ticence79. Je ne veux contrister personne, ni lâĂȘtre Ă mon tour. Je ne veux pas ajouter Ă la nuĂ©e de mes ennemis, une nuĂ©e de surnumĂ©raires. Dites80 que les artistes sâirritent facilement, Genus irritabile vatum81. Dites que dans leur colĂšre ils sont plus violents et plus dangereux que les guĂȘpes. Dites que je ne veux pas ĂȘtre exposĂ© [77] aux guĂȘpes82. Dites que je manquerais Ă lâamitiĂ© et Ă la confiance de la plupart dâentre eux. Dites que ces papiers me donneraient un air de mĂ©chancetĂ©, de faussetĂ©, de noirceur et dâingratitude. Dites que les prĂ©jugĂ©s nationaux nâĂ©tant pas plus respectĂ©s dans mes lignes que les mauvaises maniĂšres de peindre, les vices des grands que les dĂ©fauts des artistes, les extravagances de la sociĂ©tĂ© que celle de lâAcadĂ©mie, il y a de quoi perdre cent hommes mieux Ă©paulĂ©s que moi. Dites que, sâil arrivait quâun petit service qui vous est rendu par lâamitiĂ©83 devĂźnt pour moi la source de quelque grand chagrin, vous ne vous en consoleriez jamais. Dites que, tout inconvĂ©nient Ă part, il faut ĂȘtre fidĂšle au pacte quâon a consenti. PrĂ©sentez mon trĂšs humble respect Ă Mme la princesse de Nassau-SaarbrĂŒck84, et envoyez-lui toujours des papiers qui lâamusent. La prochaine fois, mon ami, nous Ă©poussetterons Michel Vanloo85.
Sine ira et studio quorum causas procul habeo.
Tacit86.
Voici mes critiques et mes Ă©loges. Je loue, je blĂąme dâaprĂšs ma sensation particuliĂšre qui ne fait pas loi. Dieu ne demanderait de nous que la sincĂ©ritĂ© avec nous-mĂȘmes. Les artistes voudront bien nâĂȘtre pas plus exigeants. On a bientĂŽt dit, cela est beau ; cela est mauvais ; mais la raison du plaisir [78] ou du dĂ©goĂ»t se fait quelquefois attendre, et je suis commandĂ© par un diable dâhomme qui ne lui donne pas le temps de venir87. Priez Dieu pour la conversion de cet homme-lĂ 88 ; et le front inclinĂ© devant la porte du Salon, faites amende honorable Ă lâAcadĂ©mie des jugements inconsidĂ©rĂ©s que je vais porter.
Michel Vanloo
Ce nâest pas Carle. Carle est mort. Il y a de Michel deux ovales reprĂ©sentant lâun la Peinture, lâautre la Sculpture. Ils ont chacun 3 pieds 8 pouces de large, sur 3 pieds, 1 pouce de haut.
La Sculpture est assise. On la voit de face, la tĂȘte coiffĂ©e Ă la romaine, le regard assurĂ©, le bras droit retournĂ© et le dos de la main appuyĂ© sur la hanche ; lâautre bras posĂ© sur la selle Ă modeler89, lâĂ©bauchoir Ă la main90. Il y a sur la selle un buste commencĂ©.
Pourquoi ce caractĂšre de majestĂ© ? Pourquoi ce bras sur la hanche ? Cette attitude dâatelier cadre-t-elle bien avec lâair de noblesse ? Supprimez la selle, lâĂ©bauchoir et le buste, et vous prendrez la figure symbolique dâun art, pour une impĂ©ratrice.
« Mais elle impose. » â Dâaccord. â « Mais ce bras retournĂ© et ce poignet appuyĂ© sur la hanche donne de la noblesse et marque le repos. » â Donne de la noblesse, si vous voulez. Marque le repos, certainement. â « Mais cent fois le jour, lâartiste prend cette position, soit que la lassitude suspende son travail, soit quâil sâen Ă©loigne pour en juger lâeffet. » â Ce [79] que vous dites, je lâai vu. Que sâensuit-il ? En est-il moins vrai que tout symbole doit avoir un caractĂšre propre et distinctif ? que si vous approuvez cette Sculpture impĂ©ratrice, vous blĂąmerez du moins cette Peinture bourgeoise qui lui fait pendant ? â « Cette premiĂšre est de bonne couleur. » â Peut-ĂȘtre un peu sale. â « TrĂšs bien drapĂ©e, dâune grande correction de dessin, dâun assez bon effet. » â Passons, passons ; mais nâoublions pas que lâartiste qui traite ces sortes de sujets sâen tient Ă lâimitation de nature ou se jette dans lâemblĂšme, et que ce dernier parti lui impose la nĂ©cessitĂ© de trouver une expression de gĂ©nie, une physionomie unique, originale et dâĂ©tat, lâimage Ă©nergique et forte dâune qualitĂ© individuelle. Voyez cette foule dâesprits incoercibles et vĂ©loces sortis de la tĂȘte de Bouchardon et accourants Ă la voix dâUlisse qui Ă©voque lâombre de TirĂ©sias91. Voyez ces naĂŻades abandonnĂ©es, molles et fluantes de Jean Goujon. Les eaux de la fontaine des Innocents ne coulent pas mieux92. Les symboles serpentent comme elles. Voyez un certain Amour de Van Dyck93. Câest un enfant. Mais quel enfant ! Câest le maĂźtre des hommes. Câest le maĂźtre des dieux. On dirait quâil brave le ciel et quâil menace la terre. Câest le quos ego du poĂšte rendu pour la premiĂšre fois94.
[80] Et puis, je vous le demande, nâaimeriez-vous pas mieux cette tĂȘte coiffĂ©e dâhumeur95, sa draperie lĂąche96 et moins arrangĂ©e, et son regard attachĂ© sur le buste ?
La Peinture de Michel est assise devant son chevalet ; on la voit de profil. Elle a la palette et le pinceau Ă la main. Elle travaille. Elle est commune dâexpression. Rien de cette chaleur du gĂ©nie qui crĂ©e. Elle est grise. Elle est fade. La touche en est molle, molle, molle.
AprĂšs ces deux morceaux viennent des portraits sans nombre Ă les compter tous ; quelques portraits, Ă ne compter que les bons.
Celui du Cardinal de Choiseul97 est sage, ressemblant, bien assis, bien de chair, on ne saurait mieux posĂ© ni mieux habillĂ©. Câest la nature et la vĂ©ritĂ© mĂȘme. Ce sont ces vĂȘtements-lĂ qui nâont pas Ă©tĂ© mannequinĂ©s. Plus on a de goĂ»t et de vrai goĂ»t, plus on regarde ce cardinal. Il rappelle ces cardinaux et ces papes de Jules Romain, de RaphaĂ«l et de Vandick quâon voit dans les premiĂšres piĂšces du Palais-Royal98. Sa fourrure nâest pas autrement chez le fourreur.
[81] LâAbbĂ© de Breteuil99, tout aussi ressemblant, plus Ă©clatant de couleur, mais moins vigoureux, moins sage, moins harmonieux. Du reste lâair facile et dĂ©gagĂ© dâun abbĂ© grand seigneur et paillard.
Monsieur Diderot100. Moi. Jâaime Michel ; mais jâaime encore mieux la vĂ©ritĂ©101. Assez ressemblant. Il peut dire Ă ceux qui ne le reconnaissent pas, comme le fermier de lâopĂ©ra-comique, câest quâil ne mâa jamais vu sans perruque102. TrĂšs vivant. Câest sa douceur, avec sa vivacitĂ©. Mais trop jeune, tĂȘte trop petite. Joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cĆur. Rien de la sagesse de couleur du Cardinal de Choiseul. Et puis un luxe de vĂȘtement Ă ruiner le pauvre littĂ©rateur103, si le receveur de la capitation vient Ă lâimposer sur sa robe de chambre. LâĂ©critoire, les livres, les accessoires aussi bien quâil est possible, quand on a voulu la couleur brillante et quâon veut ĂȘtre harmonieux. PĂ©tillant de prĂšs, vigoureux de loin, surtout les chairs. Du reste de belles mains, bien modelĂ©es, exceptĂ© la gauche qui nâest pas dessinĂ©e. On le voit de face. Il a la tĂȘte nue. Son toupet gris avec sa mignardise lui donne lâair dâune vieille coquette qui fait encore lâaimable104. La position, dâun secrĂ©taire dâĂtat et non dâun philosophe. La faussetĂ© du premier moment a influĂ© sur tout le reste. Câest cette folle de Made Vanloo qui venait jaser avec lui, tandis quâon le peignait, qui lui a donnĂ© cet air-lĂ et qui a tout gĂątĂ©. [82] Si elle sâĂ©tait mise Ă son clavecin et quâelle eĂ»t prĂ©ludĂ© ou chantĂ©, Non ha ragione, ingrato, un core abbandonato105, ou quelque autre morceau du mĂȘme genre, le philosophe sensible eĂ»t pris un tout autre caractĂšre, et le portrait sâen serait ressenti. Ou mieux encore, il fallait le laisser seul et lâabandonner Ă sa rĂȘverie. Alors sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seraient portĂ©s au loin, le travail de sa tĂȘte fortement occupĂ©e se serait peint sur son visage, et Michel eĂ»t fait une belle chose. Mon joli philosophe106, vous me serez Ă jamais un tĂ©moignage prĂ©cieux de lâamitiĂ© dâun artiste, excellent artiste, plus excellent homme. Mais que diront mes petits-enfants, lorsquâils viendront Ă comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, effĂ©minĂ©, vieux coquet-lĂ ? Mes enfants, je vous prĂ©viens que ce nâest pas moi. Jâavais en une journĂ©e cent physionomies diverses, selon la chose dont jâĂ©tais affectĂ©. JâĂ©tais serein, triste, rĂȘveur, tendre, violent, passionnĂ©, enthousiaste. Mais je ne fus jamais tel que vous me voyez lĂ . Jâavais un grand front, des yeux trĂšs vifs, dâassez grands traits, la tĂȘte tout Ă fait du caractĂšre dâun ancien orateur107, une bonhomie qui touchait de bien prĂšs Ă la bĂȘtise, Ă la rusticitĂ© des anciens temps. Sans lâexagĂ©ration de tous les traits dans la gravure quâon a faite dâaprĂšs le crayon de Greuze108, je serais infiniment mieux. Jâai un masque qui trompe lâartiste, soit quâil [83] y ait trop de choses fondues ensemble, soit que les impressions de mon Ăąme se succĂ©dant trĂšs rapidement et se peignant toutes sur mon visage, lâĆil du peintre ne me retrouvant pas le mĂȘme dâun instant Ă lâautre, sa tĂąche devienne beaucoup plus difficile quâil ne la croyait. Je nâai jamais Ă©tĂ© bien fait que par un pauvre diable appelĂ© Garant, qui mâattrapa, comme il arrive Ă un sot qui dit un bon mot. Celui qui voit mon portrait par Garand, me voit. Ecco il vero Polichinello109. Mr Grimm lâa fait graver110 ; mais il ne le communique pas. Il attend toujours une inscription111 quâil nâaura que quand jâaurai produit quelque chose qui mâimmortalise. [84] « Et quand lâaura-t-il ? » â Quand ? demain peut-ĂȘtre. Et qui sait ce que je puis ! Je nâai pas la conscience dâavoir encore employĂ© la moitiĂ© de mes forces. JusquâĂ prĂ©sent, je nâai que baguenaudĂ©. Jâoubliais parmi les bons portraits de moi, le buste de Mlle Collot ; surtout le dernier qui appartient Ă Mr Grimm, mon ami. Il est bien. Il est trĂšs bien. Il a pris chez lui la place dâun autre que son maĂźtre Mr Falconet avait fait et qui nâĂ©tait pas bien. Lorsque Falconet eut vu le buste de son Ă©lĂšve, il prit un marteau et cassa le sien devant elle. Cela est franc et courageux. Ce buste en tombant en morceaux sous le coup de lâartiste, mit Ă dĂ©couvert deux belles oreilles qui sâĂ©taient conservĂ©es entiĂšres sous une indigne perruque dont Made Geoffrin mâavait fait affubler aprĂšs coup. Mr Grimm nâavait jamais pu pardonner cette perruque Ă Made Geoffrin. Dieu merci, les voilĂ rĂ©conciliĂ©s ; et ce Falconet, cet artiste si peu jaloux de sa rĂ©putation dans lâavenir, ce contempteur si dĂ©terminĂ© de lâimmortalitĂ©, cet homme si disrespectueux de la postĂ©ritĂ©, dĂ©livrĂ© du souci de lui transmettre un mauvais buste. Je dirai cependant de ce mauvais buste, quâon y voyait les traces dâune peine dâĂąme secrĂšte dont jâĂ©tais dĂ©vorĂ©, lorsque lâartiste le fit.
[Annexe I, p. 514]
Comment se fait-il que lâartiste manque les traits grossiers dâune physionomie quâil a sous les yeux, et fasse passer sur sa toile ou sur sa terre glaise les sentiments secrets, les impressions cachĂ©es au fond dâune Ăąme quâil ignore ? La Tour avait fait le portrait dâun ami. On dit Ă cet ami quâon lui avait donnĂ© un teint brun quâil nâavait pas. Lâouvrage est rapportĂ© dans lâatelier de lâartiste, et le jour pris pour le retoucher. Lâami arrive Ă lâheure marquĂ©e. Lâartiste prend ses crayons. Il travaille, il gĂąte tout ; il sâĂ©crie : « Jâai tout gĂątĂ©. Vous avez lâair dâun homme qui lutte contre le sommeil » ; et câĂ©tait en effet lâaction de son modĂšle, qui avait passĂ© la nuit Ă cĂŽtĂ© dâune parente indisposĂ©e.
Le mot, ecco il vero Pulcinella, me rappelle un conte de lâabbĂ© Galiani. Un missionnaire ayant Ă©tabli ses trĂ©teaux sur la place de Saint-Marc Ă Venise, Ă cĂŽtĂ© dâun joueur de marionnettes, celui-ci sâattira si fort la foule par le moyen de son Polichinelle, que lâautre ne put jamais avoir un auditoire. Le pauvre missionnaire Ă©puisa toutes les ressources de sa rhĂ©torique pour dĂ©baucher quelques spectateurs Ă son heureux voisin. Enfin voyant quâil nây pouvait rĂ©ussir, il tira un crucifix de dessous sa casaque, et sâĂ©cria dâune voix pathĂ©tique et forte : Ecco il vero Pulcinella qui tollit peccata mundi. Venite et audite verbum Domini.
[85] Made la princesse de Chimay112, Monsieur le chevalier de Fitz-James son frĂšre, vous ĂȘtes mauvais, parfaitement mauvais ; vous ĂȘtes plats, mais parfaitement plats. Au garde-meuble. Point de nuances, point de passages, nulles teintes dans les chairs. Princesse, dites-moi, ne sentez-vous pas combien ce rideau que vous tirez est lourd. Il est difficile de dire lequel du frĂšre et de la sĆur est le plus roide et le plus froid.
Notre ami Cochin. Il est vu de profil. Si la figure Ă©tait achevĂ©e, les jambes sâen iraient sur le fond. Il a le bras droit passĂ© sur le dos dâune chaise de paille. Lâattitude est bien pittoresque. Il est ressemblant. Il est fin. Il va dire une ordure ou une malice. Si lâon compare ce portrait de Vanloo avec les portraits que Cochin a faits de lui-mĂȘme, on connaĂźtra la physionomie quâon a et celle quâon voudrait avoir113. Du reste, celui-ci est assez bien peint ; mais il nâapproche de prĂšs ni de loin du Cardinal de Choiseul.
Les autres portraits de Michel sont si mĂ©diocres quâon ne les croirait pas du mĂȘme maĂźtre. DâoĂč vient cette inĂ©galitĂ© qui dans un intervalle de temps assez court touche les deux extrĂȘmes du bon et du mauvais ? Le talent serait-il si journalier ? Y aurait-il des figures ingrates ? Je lâignore. Ce que je sais, ce que je vois, câest quâil nây a guĂšre de physionomies plus [86] dĂ©plaisantes, plus hideuses que celle de lâoculiste Demours, et que La Tour nâa pas fait un plus beau portrait114 ; câest Ă faire dĂ©tourner la tĂȘte Ă une femme grosse, et Ă faire dire Ă une Ă©lĂ©gante, Ah lâhorreur. Je crois que la santĂ© y entre pour beaucoup.
Le Petit jeune homme en pied, habillĂ© Ă lâancienne mode dâAngleterre115, est trĂšs beau de draperie, de position naturelle et aisĂ©e, charmant par sa simplicitĂ©, son ingĂ©nuitĂ©, dâune belle palette ; satin et bottes Ă ravir ; Ă©toffes qui ne sont pas plus vraies dans le magasin de soierie. TrĂšs beau morceau ; tout Ă fait Ă la maniĂšre de Vandick. Il est de 4 pieds 7 pouces de haut, sur 2 pieds 3 pouces de large.
Michel Vanloo est vraiment un artiste. Il entend la grande machine ; tĂ©moins quelques tableaux de famille oĂč les figures sont grandes comme nature et louables par toutes les parties de la peinture. Celui-ci est lâinverse de LagrenĂ©e. Son talent sâĂ©tend en raison de la grandeur de son cadre. Convenons toutefois quâil ne sait pas rendre la finesse de la peau des femmes ; que pour toute cette variĂ©tĂ© de teintes que nous y voyons, il nâa que du blanc, du rouge et du gris ; et quâil rĂ©ussit mieux aux portraits dâhommes. Je lâaime, parce quâil est simple et honnĂȘte, parce que câest la douceur et la bienfaisance personnifiĂ©es. Personne nâa plus que lui la physionomie de son Ăąme. Il avait un ami en Espagne116. Il prit envie Ă cet ami [87] dâĂ©quiper un vaisseau. Michel lui confia toute sa fortune. Le vaisseau fit naufrage ; la fortune confiĂ©e fut perdue, et lâami noyĂ©. Michel apprend ce dĂ©sastre, et le premier mot qui lui vient Ă la bouche, câest, jâai perdu un bon ami. Cela vaut bien un bon tableau.
Mais laissons lĂ la peinture, mon ami, et faisons un peu de morale. Pourquoi le rĂ©cit de ces actions nous [saisit-il117] lâĂąme subitement, de la maniĂšre la plus forte et la moins rĂ©flĂ©chie, et pourquoi laissons-nous apercevoir aux autres toute lâimpression que nous en recevons ? Croire avec Hutcheson118, Smith119 et dâautres que nous ayons un sens moral120 propre Ă discerner le bon et le beau, câest une vision dont la poĂ©sie peut sâaccommoder, mais que la philosophie rejette. Tout est expĂ©rimental en nous. Lâenfant voit de bonne heure que la politesse le rend agrĂ©able aux autres ; et il se plie Ă ses singeries. Dans un Ăąge plus avancĂ©, il saura que ces dĂ©monstrations extĂ©rieures promettent de la bienfaisance et de lâhumanitĂ©. Au rĂ©cit dâune grande action notre Ăąme sâembarrasse, notre cĆur sâĂ©meut, la voix nous manque, nos larmes coulent. Quelle Ă©loquence ! quel Ă©loge ! On a excitĂ© notre admiration. On a mis en jeu notre sensibilitĂ©. Nous montrons cette sensibilitĂ©. Câest une si belle qualitĂ© ! Nous invitons fortement les autres Ă ĂȘtre grands. Nous y avons tant dâintĂ©rĂȘt ! Nous aimons mieux encore rĂ©citer une belle action que la lire seuls. Les larmes quâelle arrache de nos yeux tombent sur les feuillets froids dâun livre. Elles nâexhortent personne. Elles ne nous recommandent Ă personne. Il nous faut des tĂ©moins vivants. Combien de motifs secrets et compliquĂ©s dans notre blĂąme et nos Ă©loges ! Le pauvre qui ramasse un louis ne voit pas tout Ă coup tous les avantages de sa trouvaille ; il nâen est pas moins vivement affectĂ©. Nos habitudes sont prises de si bonne heure quâon les appelle naturelles, innĂ©es ; mais il nây a rien de naturel, rien dâinnĂ© que des fibres121 plus flexibles, plus roides, plus [88] ou moins mobiles, plus ou moins disposĂ©es Ă osciller. Est-ce un bonheur, est-ce un malheur que de sentir vivement ? Y a-t-il plus de bien que de maux dans la vie ? Sommes-nous plus malheureux par le mal quâheureux par le bien ? toutes questions qui ne diffĂšrent que dans les termes ?
Ajoutez que la plupart de ces questions sont oiseuses, et quâon nĂ©glige de faire entrer dans leur solution les vĂ©ritables Ă©lĂ©ments, comme la force de lâhabitude, les prestiges de lâespĂ©rance, etc. Au reste, le philosophe a raison de se moquer du sens moral des mĂ©taphysiciens anglais ; mais il nâexplique pas pour cela la maniĂšre dont se fait sur nos organes lâimpression dâune belle action. Outre lâimitation et lâhabitude, il y a encore autre chose dâantĂ©rieur, de machinal qui se passe en nous, et quâil faudrait savoir expliquer. Le vrai traitĂ© des sentiments moraux serait un pur traitĂ© de mĂ©canique ; mais lâanatomie la plus perfectionnĂ©e ne nous donnera jamais cette thĂ©orie. Il faudrait pouvoir observer pendant toute la vie le jeu du cerveau, du cĆur, du diaphragme, des entrailles, et avoir la vue assez subtile, assez perçante pour en apercevoir les oscillations les plus imperceptibles.
HALLĂ
Il rĂšgne ici une secte de faiseurs de pointes dont Mr le chevalier de Chastelux122 est un des premiers apĂŽtres. Ils sont si mauvais que câest presque un des caractĂšres dâun bon esprit que de ne pas les entendre. Un jour Wilks123 disait au chevalier : « Chevalier, o quantum est in rebus inane124. » Le rĂ©bus est une chose bien vide125. Le fils de Vernet est un des pointus126 les plus redoutables. Il entre au Salon. Il voit deux tableaux. Il demande de qui ils sont. On lui rĂ©pond de HallĂ© ; et il ajoute, vous-en. Allez-vous-en. Cela est aussi bien jugĂ© que mal dit. Je vous le rĂ©pĂšte sans pointe ; Mr HallĂ©, si vous nâen savez pas davantage, allez-vous-en.
Minerve conduisant la Paix Ă lâhĂŽtel de ville127.
Tableau de 14 pieds de large, sur 10 pieds de haut.
Ănorme composition, Ă©norme sottise. Imaginez au milieu dâune grande [89] salle, une table carrĂ©e. Sur cette table, une petite Ă©critoire128 de cabinet, et un petit portefeuille dâacadĂ©mie. Autour, le prĂ©vĂŽt des marchands, ou une monstrueuse femme grosse dĂ©guisĂ©e, tout lâĂ©chevinage, tout le gouvernement de la ville, une multitude de longs rabats, de perruques effrayantes, de volumineuses robes rouges et noires, tous ces gens debout, parce quâils sont honnĂȘtes ; et tous les yeux tournĂ©s vers lâangle supĂ©rieur droit de la scĂšne dâoĂč Minerve descend accompagnĂ©e dâune petite Paix, que lâimmensitĂ© du lieu et des autres personnages achĂšve de rapetisser. Cette rapetissĂ©e et petite Paix laisse tomber dâune corne dâabondance, des fleurs, sur quelques gĂ©nies des sciences et des arts, et sur leurs attributs.
Pour vaincre la platitude de tous ces personnages, il aurait fallu lâidĂ©al le plus Ă©tonnant, le faire le plus merveilleux, et Mr HallĂ© nâa ni lâun ni lâautre. Aussi sa composition est-elle aussi maussade quâelle pouvait lâĂȘtre. Câest une vĂ©ritable charge129. Câest encore une esquisse tristement coloriĂ©e. Câest un tableau Ă moitiĂ© peint sur lequel on a passĂ© un glacis130. Toutes ces figures vaporeuses, vagues, soufflĂ©es ressemblent Ă celles que le hasard ou notre imagination Ă©bauche dans les nuĂ©es. Il nây a pas jusquâĂ la salle et Ă son architecture grisĂątre et nĂ©buleuse qui ne [se] puisse prendre pour un chĂąteau en lâair. Ces Ă©chevins ne sont que des sacs de laine ; ou des colosses ridicules de crĂšme fouettĂ©e ; ou si vous lâaimez mieux, câest comme si lâartiste avait laissĂ© une nuit dâhiver sa toile exposĂ©e dans sa cour et quâil eĂ»t neigĂ© dessus toute cette composition. Cela se fondra au premier rayon de soleil ; cela se brouillera au premier coup de vent. Cela va se dissiper par piĂšces comme le commissaire dans la SoirĂ©e des boulevards131. [90]
On dirait que Mr le prĂ©vĂŽt des marchands invite Minerve et la Paix Ă prendre du chocolat. Toutes les tĂȘtes de la mĂȘme touche, et coulĂ©es dans le mĂȘme creux. Les robes rouges bien symĂ©triquement distribuĂ©es entre les robes noires. Minerve crue de ton. GĂ©nies dâun vert jaunĂątre. MĂȘme couleur aux fleurs. Elles sont lourdement touchĂ©es et sans finesse. Monotonie si gĂ©nĂ©rale du reste, si insupportable quâon ne saurait y tenir un peu de temps, sans avoir envie de bĂąiller. Autour de la Minerve, ce nâest pas un nuage, câest une petite fumĂ©e ou vapeur gris de lin ; et les figures quâelle soutient sont tournĂ©es, contournĂ©es, mesquines, maniĂ©rĂ©es, sans noblesse. Ces fleurettes jetĂ©es devant ces gros et lourds ventres de personnages rappellent malgrĂ© quâon en ait le proverbe, margaritas ante porcos132. Et ces marmots Ă physionomie commune, mal groupĂ©s, mal dessinĂ©s, vous les appelez des gĂ©nies ; ah monsieur HallĂ© ! vous nâen avez jamais vu. Les attributs dispersĂ©s sur le tapis133 sont sans intelligence et sans goĂ»t.
Dans ce mauvais tableau, il y a pourtant de la perspective, et les figures fuient bien du cĂŽtĂ© de la porte du fond. Il y a un autre mĂ©rite que peu dâartistes auraient eu et que beaucoup moins de spectateurs auraient senti ; câest dans une multitude de figures, toutes debout, toutes vĂȘtues de mĂȘme, toutes rangĂ©es autour dâune table carrĂ©e, toutes les yeux attachĂ©s vers le mĂȘme point de la toile, des positions naturelles, des mouvements de bras, de jambes, de tĂȘtes, de corps si variĂ©s, si simples, si imperceptibles, que tout y contraste, mais de ce contraste inspirĂ© par lâorganisation particuliĂšre de chaque individu, par sa place, par son ensemble ; de ce contraste non Ă©tudiĂ©, [91] non acadĂ©mique, de ce contraste de nature134. Ces vilaines figures ont je ne sais quoi de coulant, de fluant depuis la tĂȘte aux pieds qui achĂšve par sa vĂ©ritĂ© de faire sortir le ridicule des grosses tĂȘtes, des grosses perruques, et des gros ventres. Câest la vĂ©ritable action dâĂȘtre fagotĂ©s comme ceux-lĂ . Une ligne dâexagĂ©ration de plus, et vous auriez eu une assemblĂ©e de figures Ă Calot135 qui vous auraient fait tenir les cĂŽtĂ©s de rire. Rien ne serait plus aisĂ©, avec un peu de verve, que dâen faire une excellente chose en ce genre. Tout sây prĂȘte.
La Force de lâunion ; ou la flĂšche rompue par le plus jeune des enfants de Scilurus ; et le faisceau de flĂšches rĂ©sistant Ă lâeffort des aĂźnĂ©s rĂ©unis136.
Belle leçon du roi des Scythes expirant ! Jamais plus belle leçon ne fut donnĂ©e ; jamais plus mauvais tableau ne fut fait. Jâen suis fĂąchĂ© pour le roi de Pologne. Le meilleur des trois tableaux quâil a demandĂ©s Ă nos artistes est mĂ©diocre. Venons Ă celui de HallĂ©.
Mais, dites-moi, je vous prie, qui est cet homme maigre, ignoble, sans expression, sans caractĂšre, couchĂ© sous cette tente ? « Câest le roi [92] Scilurus. » Cela, câest un roi ! câest un roi scythe ! oĂč est la fiertĂ©, le sens, le jugement, la raison indisciplinĂ©e de lâhomme sauvage ? Câest un gueux. Et ces trois maussades, hideuses, plates figures emmaillotĂ©es dans leurs draperies jusquâau bout du nez, pourriez-vous mâapprendre si ce sont des personnages rĂ©els de la scĂšne, ou de mauvaises estampes enluminĂ©es137, comme nous en voyons sur nos quais138, dont ce pauvre diable a dĂ©corĂ© le dedans de sa tente. Et vous appellerez cela la femme, les filles de Scilurus ? Et ces trois autres figures nues assises en dehors, Ă droite, en face de lâhomme couchĂ©, sont-ce trois galĂ©riens, trois rouĂ©s139, trois brigands Ă©chappĂ©s de la Conciergerie140 ? Ils sont affreux. Ils font horreur. Quelles contorsions de corps ! Quelles grimaces de visage ! Ils sont Ă la rame141. Quâon couvre le faisceau de flĂšches, et je dĂ©fie quâon en juge autrement. Tableau dĂ©testable de tout point, de dessin, de couleur, dâeffet, de composition, pauvre, sale, mou de touche142, papier barbouillĂ© sous la presse de Gautier143. Ce nâest que du jaune et du gris. Aucune diffĂ©rence entre la couverture du lit, et les chairs des enfants. Les jambes des rameurs grĂȘles Ă faire peur. A effacer avec la langue. Dans nos campagnes les mieux ravagĂ©es par lâintendance et la ferme ; dans la plus misĂ©rable de nos provinces, la Champagne pouilleuse ; lĂ oĂč lâimpĂŽt et la corvĂ©e ont exercĂ© toute leur rage ; lĂ oĂč le pasteur rĂ©duit Ă la portion congrue nâa pas un liard Ă donner Ă ses pauvres ; Ă la porte de lâĂ©glise ou du presbytĂšre ; sous la chaumiĂšre oĂč le malheureux manque de pain pour vivre et de paille pour se coucher, lâartiste aurait trouvĂ© de meilleurs modĂšles. [93]
Et vous croyez quâon aura le front dâenvoyer cela Ă un roi. Je vous jure que si jâĂ©tais, je ne vous dis pas le ministre ; je ne vous dis pas le directeur de lâAcadĂ©mie ; mais pur et simple agréé, je protesterais pour lâhonneur de mon corps, et de ma nation ; et je protesterais si fortement que Mr HallĂ© garderait ce tableau pour faire peur Ă ses petits-enfants, sâil en a, et quâil en exĂ©cuterait un autre qui rĂ©pondĂźt un peu mieux au bon goĂ»t, aux intentions, de Sa MajestĂ© polonaise.
Son mauvais tableau de la Paix est excusable par lâingratitude du sujet, mais que dire pour excuser le Scilurus qui prĂȘte Ă lâart et qui est infiniment plus mauvais. Mon ami, ce pauvre HallĂ© sâen va tant quâil peut144.
Si ce tableau prĂȘtait Ă lâart et Ă toutes ses parties, on peut dire aussi que jamais sujet ne fut mieux choisi pour dĂ©corer le palais dâun roi de Pologne. Quelle leçon pour une nation qui sâest avisĂ©e de fonder sa libertĂ© sur lâunanimitĂ© des suffrages145 ! Jean Sobieski mourant146 nâaurait pu donner Ă sa nation rassemblĂ©e en diĂšte une leçon plus sublime que celle que le roi Scilurus donne Ă sa nombreuse famille. Mais vous savez Ă quoi servent les leçons, et lâon voit tous les jours combien il est aisĂ©147 Ă la sagesse dâĂ©clairer une nation sur ses vrais intĂ©rĂȘts, et de la rĂ©unir pour le parti de la justice et de la raison.
VIEN
St Denis prĂȘchant la foi en France148.
Tableau de 21 pieds 3 pouces de haut, sur 12 pieds 4 pouces de large. Câest pour une des chapelles de St Roch.
Le public a Ă©tĂ© partagĂ© entre ce tableau de Vien, et celui de Doyen sur lâĂ©pidĂ©mie des Ardents, et il est certain que ce sont deux beaux tableaux ; deux grandes machines. Je vais dĂ©crire le premier. On trouvera la description de lâautre Ă son rang.
[94] A droite, câest une fabrique dâarchitecture, la façade dâun temple ancien, avec sa plate-forme au-devant. Au-dessus de quelques marches qui conduisent Ă cette plate-forme, vers lâentrĂ©e du temple, on voit lâapĂŽtre des Gaules149 prĂȘchant. Debout derriĂšre lui, quelques-uns de ses disciples ou prosĂ©lytes150. A ses pieds, en tournant de la droite de lâapĂŽtre, vers la gauche du tableau, un peu sur le fond, agenouillĂ©es, assises, accroupies, quatre femmes dont lâune pleure, la seconde Ă©coute, la troisiĂšme mĂ©dite, la quatriĂšme regarde avec joie. Celle-ci retient devant elle son enfant quâelle embrasse du bras droit. DerriĂšre ces femmes, debout, tout Ă fait sur le fond, trois vieillards dont deux conversent et semblent nâĂȘtre pas dâaccord. Continuant de tourner dans le mĂȘme sens, une foule dâauditeurs hommes, femmes, enfants, assis, debout, prosternĂ©s, accroupis, agenouillĂ©s, faisant passer la mĂȘme expression par toutes ses diffĂ©rentes nuances, depuis lâincertitude qui hĂ©site, jusquâĂ la persuasion qui admire ; depuis lâattention qui pĂšse, jusquâĂ lâĂ©tonnement qui se trouble ; depuis la componction qui sâattendrit, jusquâau repentir qui sâafflige.
Pour se faire une idĂ©e de cette foule qui occupe le cĂŽtĂ© gauche du tableau, imaginez vue par le dos, accroupie sur les derniĂšres marches, une femme en admiration les deux bras tendus vers le saint. DerriĂšre elle, sur une marche plus basse et un peu plus sur le fond, un homme agenouillĂ©, Ă©coutant, inclinĂ© et acquiesçant de la tĂȘte, des bras, des Ă©paules et du dos. Tout Ă fait Ă gauche, deux grandes femmes debout. Celle qui est sur le devant est attentive ; lâautre est groupĂ©e avec elle par son bras droit posĂ© sur lâĂ©paule gauche de la premiĂšre ; elle regarde ; elle montre du doigt un de ses frĂšres, apparemment, parmi ce groupe de disciples ou de prosĂ©lytes placĂ©s debout derriĂšre le saint. Sur un plan entre elles et les deux figures qui occupent le devant et quâon voit par le dos, la tĂȘte et les Ă©paules dâun vieillard Ă©tonnĂ©, prosternĂ©, admirant. Le reste du corps de ce personnage est dĂ©robĂ© par un enfant vu par le dos et appartenant Ă lâune des deux grandes femmes qui sont debout. DerriĂšre ces femmes, le reste des auditeurs dont on nâaperçoit que les tĂȘtes. Au centre du tableau, sur le fond, [95] dans le lointain une fabrique de pierre, fort Ă©levĂ©e, avec diffĂ©rents personnages, hommes et femmes, appuyĂ©s sur le parapet et regardant ce qui se passe sur le devant. Au haut, vers le ciel, sur des nuages, la Religion assise, un voile ramenĂ© sur son visage, tenant un calice Ă la main. Au-dessous dâelle, les ailes dĂ©ployĂ©es, un grand ange qui descend avec une couronne quâil se propose de placer sur la tĂȘte de Denis.
Voici donc le chemin151 de cette composition, la Religion, lâange, le saint, les femmes qui sont Ă ses pieds, les auditeurs qui sont sur le fond, ceux qui sont Ă gauche aussi sur le fond, les deux grandes figures de femmes qui sont debout, le vieillard inclinĂ© Ă leurs pieds, et les deux figures, lâune dâhomme et lâautre de femme vues par le dos et placĂ©es tout Ă fait sur le devant, ce chemin descendant mollement et serpentant largement depuis la Religion jusquâau fond de la composition Ă gauche oĂč il se replie pour former circulairement et Ă distance, autour du saint une espĂšce dâenceinte qui sâinterrompt Ă la femme placĂ©e sur le devant, les bras dirigĂ©s vers le saint, et dĂ©couvre toute lâĂ©tendue intĂ©rieure de la scĂšne ; ligne de liaison allant clairement, nettement, facilement chercher les objets principaux de la composition dont elle ne nĂ©glige que les fabriques de la droite et du fond, et les vieillards indiscrets interrompant le saint, conversant entre eux et disputant Ă lâĂ©cart.
Reprenons152 cette composition. LâapĂŽtre153 est bien posĂ©154. Il a le bras droit Ă©tendu, la tĂȘte un peu portĂ©e en avant. Il parle155. Cette tĂȘte est ferme, tranquille, simple, noble, douce, dâun caractĂšre un peu rustique et vraiment apostolique. VoilĂ pour lâexpression. Quant au faire156, elle est bien peinte, bien empĂątĂ©e. La barbe large et touchĂ©e157 dâhumeur158. La draperie ou grande aube blanche, qui tombe en plis parallĂšles et droits est trĂšs belle. Si elle montre moins le nu quâon ne dĂ©sirerait, câest quâil y a vĂȘtement sur [96] vĂȘtement. La figure entiĂšre159 ramasse sur elle toute la force, tout lâĂ©clat de la lumiĂšre, et appelle la premiĂšre attention. Le ton gĂ©nĂ©ral en est peut-ĂȘtre un peu gris, trop Ă©gal. Le jeune homme qui est derriĂšre le saint, sur le devant, est bien dessinĂ©, bien peint. Câest une figure de RaphaĂ«l160 pour la puretĂ© qui est merveilleuse, pour la noblesse et pour le caractĂšre de tĂȘte qui est divin. Il est trĂšs fortement161 coloriĂ©. On prĂ©tend que sa draperie est un peu lourde. Cela se peut. Les autres acolytes162 se soutiennent trĂšs bien Ă cĂŽtĂ© de lui et pour la forme et pour la couleur.
Les femmes accroupies aux pieds du saint sont livides et découpées.
Lâenfant quâune dâelles retient en lâembrassant est de cire.
Ces deux personnages qui conversent sur le fond sont dâune couleur sale, mesquins de caractĂšre, pauvres de draperie ; du reste assez bien ensemble163.
Les femmes de la gauche qui sont debout et qui font masse164, ont quelque chose de gĂȘnĂ© dans leurs tĂȘtes. Leur vĂȘtement voltige Ă merveille sur le nu quâil effleure.
La femme assise sur les marches, avec ses bras tendus vers le saint, est fortement coloriée ; la touche en est belle, et sa vigueur renvoie le saint à une grande distance.
La figure dâhomme agenouillĂ© derriĂšre cette femme nâest ni moins belle, ni moins vigoureuse, ce qui amĂšne bien en devant.
On dit que ces deux derniĂšres figures sont trop petites pour le saint, et surtout pour celles qui sont debout Ă cĂŽtĂ© dâelles ; cela se peut.
[97] On dit que la femme aux bras tendus, a le bras droit trop court, quâelle blute165 et quâon nâen sent pas le raccourci. Cela se peut encore.
Quant au fond, il est parfaitement dâaccord avec le reste, ce qui nâest ni commun ni facile.
Cette composition est vraiment le contraste de celle de Doyen. Toutes les qualitĂ©s qui manquent Ă lâun de ces artistes, lâautre les a ; il rĂšgne ici la plus belle harmonie de couleur, une paix, un silence, qui charment. Câest toute la magie secrĂšte de lâart sans apprĂȘt, sans recherche, sans effort. Câest un Ă©loge quâon ne peut refuser Ă Vien ; mais quand on tourne les yeux sur Doyen quâon voit sombre, vigoureux, bouillant et chaud, il faut sâavouer que dans la PrĂ©dication de St Denis, tout ne se fait valoir que par une faiblesse supĂ©rieurement entendue ; faiblesse que la force de Doyen fait sortir ; mais faiblesse harmonieuse qui fait sortir Ă son tour toute la discordance de son antagoniste. Ce sont deux grands athlĂštes qui font un coup fourrĂ©166. Les deux compositions sont lâune Ă lâautre comme les caractĂšres des deux hommes. Vien est large, sage comme le Dominiquin167. De belles tĂȘtes, un dessin correct, de beaux pieds, de belles mains, des draperies bien jetĂ©es, des expressions simples et naturelles ; rien de tourmentĂ©, rien de recherchĂ© soit dans les dĂ©tails soit dans lâordonnance. Câest le plus beau repos. Plus on le regarde, plus on se plaĂźt Ă le regarder. Il tient tout Ă la fois du Dominiquin et de Le Sueur. Le groupe de femmes qui est Ă gauche est trĂšs beau. Tous les caractĂšres de tĂȘte paraissent avoir [98] Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©s dâaprĂšs le premier de ces maĂźtres ; et le groupe de jeunes hommes qui est Ă droite et de bonne couleur, est dans le goĂ»t de Le Sueur168. Vien vous enchaĂźne et vous laisse tout le temps de lâexaminer. Doyen, dâun effet plus piquant169 pour lâĆil, semble lui dire de se dĂ©pĂȘcher, de peur que lâimpression dâun objet venant Ă dĂ©truire lâimpression dâun autre, avant que dâavoir embrassĂ© le tout, le charme ne sâĂ©vanouisse. Vien a toutes les parties qui caractĂ©risent un grand faiseur170. Rien nây est nĂ©gligĂ©. Un beau fond. Câest pour de jeunes gens une source de bonnes Ă©tudes. Si jâĂ©tais professeur, je leur dirais, allez Ă St Roch171 ; regardez la PrĂ©dication de Denis. Laissez-vous-en pĂ©nĂ©trer ; mais passez vite devant le tableau des Ardents ; câest un jet sublime de tĂȘte que vous nâĂȘtes pas encore en Ă©tat dâimiter. Vien nâa rien fait de mieux, si ce nâest peut-ĂȘtre son morceau dâagrĂ©ment172. Vien, comme Terence, liquidus puroque fluit simillimus amni173 ; Doyen, comme Lucilius, dum flueret lutulentus erat quod tollere velles174. Câest, si vous lâaimez mieux, LucrĂšce et Virgile175. Du reste, remarquez pourtant, malgrĂ© le prestige de cette harmonie de Vien, quâil est gris ; quâil nây a nulle variĂ©tĂ© dans ses carnations, et que les chairs de ses hommes et de ses femmes sont presque du mĂȘme ton. Remarquez, Ă travers la plus grande intelligence de lâart, quâil est sans idĂ©al, sans verve, sans poĂ©sie, [99] sans mouvement, sans incident, sans intĂ©rĂȘt176. Ceci nâest point une assemblĂ©e populaire ; câest une famille, une mĂȘme famille. Ce nâest point une nation Ă laquelle on apporte une religion nouvelle ; câest une nation toute convertie. Quoi donc, est-ce quâil nây avait dans cette contrĂ©e ni magistrats, ni prĂȘtres, ni citoyens instruits ? Que vois-je des femmes, et des enfants ? Et quoi encore, des femmes et des enfants. Câest comme Ă St Roch un jour de dimanche. De graves magistrats, sâils y avaient Ă©tĂ©, auraient Ă©coutĂ© et pesĂ© ce que la doctrine nouvelle177 avait de conforme ou de contraire Ă la tranquillitĂ© publique. Je les vois debout, attentifs, les sourcils baissĂ©s, leurs tĂȘtes et leurs mentons appuyĂ©s sur leurs mains. Des prĂȘtres, dont les dieux auraient Ă©tĂ© menacĂ©s, sâil y en avait eu, je les aurais vus furieux, et se mordant les lĂšvres de rage. Des citoyens instruits, tels que vous et moi, sâil y en avait eu, auraient hochĂ© la tĂȘte de dĂ©dain, et se seraient dit dâun cĂŽtĂ© de la scĂšne Ă lâautre, autres platitudes qui ne valent pas mieux que les nĂŽtres.
Mais croyez-vous quâavec du gĂ©nie, il nâeĂ»t pas Ă©tĂ© possible dâintroduire dans cette scĂšne le plus grand mouvement, les incidents les plus violents et les plus variĂ©s ? « Dans une prĂ©dication ? »⊠Dans une prĂ©dication⊠« Sans choquer la vraisemblance ? »⊠Sans la choquer. Changez seulement lâinstant178 et prenez le discours de Denis Ă sa pĂ©roraison, lorsquâil a embrasĂ© toute la populace de son fanatisme, lorsquâil lui a inspirĂ© le plus grand mĂ©pris pour ses dieux. Vous verrez le saint ardent, enflammĂ©, transportĂ© de zĂšle, encourageant ses auditeurs Ă briser leurs dieux et Ă renverser leurs autels. Vous verrez ceux-ci suivre le torrent de son Ă©loquence [100] et de leur persuasion, mettre la corde au col Ă leurs divinitĂ©s179, et les tirer de dessus leurs piĂ©destaux. Vous en verrez les dĂ©bris. Au milieu de ces dĂ©bris, vous verrez les prĂȘtres furieux menacer, crier, attaquer, se dĂ©fendre, repousser. Vous verrez les magistrats sâinterposant inutilement, leurs personnes insultĂ©es et leur autoritĂ© mĂ©prisĂ©e. Vous verrez toutes les fureurs de la superstition nouvelle se mĂȘler Ă celles de la superstition ancienne. Vous verrez des femmes retenir leurs maris qui sâĂ©lanceront sur lâapĂŽtre pour lâĂ©gorger. Vous verrez des satellites180 conduire en prison quelques nĂ©ophytes181 tout fiers de souffrir. Vous verrez dâautres femmes embrasser les pieds du saint, lâentourer, et lui faire un rempart de leurs corps ; car dans ces circonstances les femmes ont bien une autre violence que les hommes. St Jerome disait aux sectaires de son temps, Adressez-vous aux femmes, si vous voulez que votre doctrine prospĂšre ; Cito imbibunt, quia ignarae ; facile spargunt, quia leves ; diu retinent, quia obstinaces182.
VoilĂ la scĂšne que jâaurais dĂ©crite, si jâavais Ă©tĂ© poĂšte, et celle que jâaurais peinte, si jâavais Ă©tĂ© artiste183.
Vien dessine bien, peint bien, mais il ne pense, ni ne sent. Doyen serait son Ă©colier dans lâart, mais il serait lâĂ©colier de Doyen en poĂ©sie. Avec de la patience et du temps, le peintre des Ardents peut acquĂ©rir ce qui lui manque, lâintelligence de la perspective, la distinction des plans, les vrais effets de lâombre et de la lumiĂšre ; car il y a cent peintres dĂ©corateurs, pour un peintre de sentiment. Mais on nâapprend jamais ce que le peintre de Denis ignore. Pauvre dâidĂ©es, il restera pauvre dâidĂ©es. [101] Sans imagination, il nâen aura jamais. Sans chaleur dâĂąme, toute sa vie il sera froid. Laeva in parte mamillae nil salit Arcadico juveni, rien ne bat lĂ au jeune Arcadien184. Mais justifions notre Ă©pigraphe, sine ira et studio185, en rendant toute justice Ă quelques autres parties de sa composition.
Lâange qui sâĂ©lance des pieds de la Religion pour aller couronner le saint, on ne saurait plus beau. Il est dâune lĂ©gĂšretĂ©, dâune grĂące, dâune Ă©lĂ©gance incroyables ; il a les ailes Ă©ployĂ©es ; il vole ; il ne pĂšse pas une once ; quoiquâil ne soit soutenu dâaucun nuage, je ne crains pas quâil tombe. Il est bien Ă©tendu. Je vois devant et derriĂšre lui un grand espace. Il traverse le vague. Je le mesure du bout de son pied, jusquâĂ lâextrĂ©mitĂ© de la main dont il tient la couronne. Mon Ćil tourne tout autour de lui. Il donne une grande profondeur Ă la scĂšne. Il mây fait discerner trois plans principaux trĂšs marquĂ©s, le plan de la Religion quâil renvoie Ă une grande distance sur le fond, celui quâil occupe, et celui de la prĂ©dication quâil pousse en devant. Dâailleurs sa tĂȘte est belle. Il est bien drapĂ©. Ses membres sont bien cadencĂ©s186 ; et il est merveilleux dâaction et de mouvement. La Religion est moins peinte que lui ; il est moins peint que les figures infĂ©rieures ; et cette dĂ©gradation est si juste quâon nâen est pas frappĂ©.
Cependant la Religion nâest pas encore assez aĂ©rienne. La couleur en est un peu compacte. Du reste, bien dessinĂ©e, mieux encore ajustĂ©e187 ; rien dâĂ©quivoque dans les draperies ; elles sont parfaitement raisonnĂ©es. On voit dâoĂč elles partent et oĂč elles vont.
Le saint est trĂšs grand, et il le paraĂźtrait bien davantage, sâil avait la tĂȘte moins forte. En gĂ©nĂ©ral les grosses tĂȘtes raccourcissent les figures. Ajoutez que vĂȘtu dâune aube188 lĂąche qui ne touche point Ă son corps ; les plis tombant longs et droits augmentent son volume.
[102] Les tableaux de Doyen et de Vien sont exposĂ©s. Celui de Vien a le plus bel effet. Celui de Doyen paraĂźt un peu noir ; et je vois un Ă©chafaud dressĂ© vis-Ă -vis qui mâannonce quâil le retouche.
Mon ami, lorsque vous aurez des tableaux Ă juger, allez les voir Ă la chute du jour. Câest un instant trĂšs critique. Sâil y a des trous, lâaffaiblissement de la lumiĂšre les fera sentir. Sâil y a du papillotage, il en deviendra dâautant plus fort. Si lâharmonie est entiĂšre, elle restera.
On accuse avec moi toute la composition de Vien dâĂȘtre froide, et elle lâest. Mais ceux qui font ce reproche Ă lâartiste, en ignorent certainement la raison. Je leur dĂ©clare que sans rien changer Ă sa PrĂ©dication, mais rien du tout quâune seule et unique chose qui nâest ni de lâordonnance, ni des incidents, ni de la position et du caractĂšre des figures, ni de la couleur ni des ombres et de la lumiĂšre, bientĂŽt je les mettrais dans le cas dây demander encore plus de repos et de tranquillitĂ©. Jâen appelle sur ce qui suit Ă ceux qui sont profonds dans la pratique et dans la partie spĂ©culative de lâart.
Je prĂ©tends quâil faut dâautant moins de mouvement dans une composition, tout Ă©tant Ă©gal dâailleurs, que les personnages sont plus graves, plus grands, dâun module189 plus exagĂ©rĂ©, dâune proportion plus forte ou prise plus au-delĂ de la nature commune. Cette loi sâobserve au moral et au physique. Câest la loi des masses au physique190. Câest la loi des caractĂšres au moral. Plus les masses sont considĂ©rables, plus elles ont dâinertie. Dans les scĂšnes les plus effrayantes, si les spectateurs sont des personnages vĂ©nĂ©rables ; si je vois sur leurs fronts ridĂ©s et sur leurs tĂȘtes chauves, lâannonce de lâĂąge et de lâexpĂ©rience ; si les femmes sont composĂ©es, grandes de formes, et de caractĂšre de visage ; si ce sont des natures patagonnes191, je serais fort [103] Ă©tonnĂ© dây voir beaucoup de mouvement. Les expressions, quelles quâelles soient, les passions et le mouvement diminuent en raison de ce que les natures sont plus exagĂ©rĂ©es. Et voilĂ pourquoi on accuse RaphaĂ«l dâĂȘtre froid, lorsquâil est vraiment sublime ; lorsquâen homme de gĂ©nie, il proportionne les expressions, le mouvement, les passions, les actions Ă la nature quâil a imaginĂ©e et choisie. Conservez aux figures de son tableau du DĂ©moniaque192 les caractĂšres quâil leur a donnĂ©s ; introduisez-y plus de mouvement, et jugez si vous ne le gĂątez pas. Pareillement, introduisez dans le tableau de Vien, sans rien y changer du reste, la nature, le module de RaphaĂ«l193, et dites-moi si vous nây trouverez pas trop de mouvement. Je prescrirais donc le principe suivant Ă lâartiste : Si vous prenez des natures Ă©normes, votre scĂšne sera presque immobile. Si vous prenez des natures trop petites, votre scĂšne sera tumultueuse, et troublĂ©e ; mais il y a un milieu entre le froid et lâextravagant ; et ce point est celui oĂč relativement Ă lâaction reprĂ©sentĂ©e, le choix de nature se combine avec le plus grand avantage possible, avec la quantitĂ© du mouvement194.
Quelle que soit la nature quâon prĂ©fĂšre, le mouvement sâaccroĂźt en raison inverse de lâĂąge, depuis lâenfant jusquâau vieillard.
Quel que soit le module ou la proportion des figures, le mouvement suit la mĂȘme raison inverse.
[104] VoilĂ les Ă©lĂ©ments de la composition. Câest lâignorance de ces Ă©lĂ©ments qui a donnĂ© lieu Ă la diversitĂ© des jugements quâon porte de Raphael. Ceux qui lâaccusent dâĂȘtre froid demandent de sa grande nature, ce qui ne convient quâĂ une petite nature telle que la leur. Ils ne sont pas du pays. Ce sont des AthĂ©niens Ă Lacedemone195.
Les Spartiates nâĂ©taient pas vraisemblablement dâune autre stature196 que le reste des Grecs. Cependant il nâest personne qui sur leur caractĂšre tranquille, ferme, immobile, grave, froid et composĂ©, ne les imagine beaucoup plus grands. La tranquillitĂ©, la fermetĂ©, lâimmobilitĂ©, le repos conduisent donc lâimagination Ă la grandeur de stature. La grandeur de stature doit donc aussi la ramener Ă la tranquillitĂ©, Ă lâimmobilitĂ©, au repos.
Les expressions, les passions, les actions et par consĂ©quent les mouvements sont en raison inverse de lâexpĂ©rience, et en raison directe de la faiblesse. Donc une scĂšne oĂč toutes les figures seront arĂ©opagitiques197, ne saurait ĂȘtre troublĂ©e jusquâĂ un certain point. Or telles sont la plupart des figures de RaphaĂ«l. Telles sont aussi les figures du statuaire. Le module du statuaire est communĂ©ment grand ; la nature du choix de cet art est exagĂ©rĂ©e198. Aussi sa composition comporte-t-elle moins de mouvement : la mobilitĂ© convient Ă lâatome199 et le repos au monde. LâassemblĂ©e des dieux ne sera pas tumultueuse comme celle des hommes, ni celle des hommes faits, comme celle des enfants.
Un grave200 personnage sĂ©millant201 est ridicule. Un petit personnage grave ne lâest pas moins.
On voit parmi des ruines antiques, au-dessus des colonnes dâun temple, une suite des travaux dâHercule reprĂ©sentĂ©s en bas-relief202. LâexĂ©cution du [105] ciseau et le dessin en sont dâune puretĂ© merveilleuse. Mais les figures sont sans mouvement, sans action, sans expression. LâHercule de ces bas-reliefs nâest point un lutteur furieux qui Ă©treint fortement et Ă©touffe AntĂ©e. Câest un homme vigoureux qui Ă©crase la poitrine Ă un autre, comme vous embrasseriez votre ami203. Ce nâest point un chasseur intrĂ©pide qui sâest prĂ©cipitĂ© sur un lion, et qui le dĂ©pĂšce204 ; câest un homme tranquille qui tient un lion entre ses jambes, comme un pĂątre y tiendrait le gardien de son troupeau. On prĂ©tend que les arts ayant passĂ© de lâĂgypte en GrĂšce, ce froid symbolique est un reste du goĂ»t de lâhiĂ©roglyphe. Ce qui me paraĂźt difficile Ă croire205. Car Ă juger des progrĂšs de lâart par la perfection de ces figures, il avait Ă©tĂ© poussĂ© fort loin, et lâon a de lâexpression longtemps avant que dâavoir de lâexĂ©cution et du dessin206. En peinture, en sculpture, en littĂ©rature, la puretĂ© de style, la correction et lâharmonie sont les derniĂšres choses quâon obtient. Ce nâest quâun long temps, une longue pratique, un travail opiniĂątre, le concours dâun grand nombre dâhommes successivement appliquĂ©s qui amĂšnent ces qualitĂ©s qui ne sont pas du gĂ©nie, qui lâenchaĂźnent au contraire et qui tendent plutĂŽt Ă Ă©teindre quâĂ irriter, allumer la verve. Dâailleurs cette conjecture est rĂ©futĂ©e par les mĂȘmes sujets tout autrement207 exĂ©cutĂ©s par des artistes antĂ©rieurs ou mĂȘme contemporains208. Serait-ce que cette tranquillitĂ© du dieu, cette facilitĂ© Ă faire de grandes choses en caractĂ©risaient mieux la puissance209 ? Ou ce que jâincline davantage Ă croire, ces morceaux nâĂ©taient-ils que purement commĂ©moratifs210 ? Un catĂ©chisme dâautant plus utile aux peuples quâon nâavait guĂšre que ce moyen de tenir [106] prĂ©sentes Ă leurs esprits et Ă leurs yeux, et de graver dans leur mĂ©moire, les actions des dieux, la thĂ©ologie du temps. Au fronton dâun temple, il ne sâagissait pas de montrer comment lâaigle avait enlevĂ© GanymĂšde211, ni comment Hercule avait dĂ©chirĂ© le lion, ou Ă©touffĂ© AntĂ©e ; mais de lui rappeler par212 un bas-relief hagiographe et de lui conserver le souvenir de ces faits. Si vous me dites que cette froideur dâimitation Ă©tait une maniĂšre213 de ces siĂšcles, je vous demanderai pourquoi cette maniĂšre nâĂ©tait pas gĂ©nĂ©rale ? pourquoi la figure quâon adorait au-dedans du temple, avait de lâexpression, de la passion, du mouvement, et pourquoi celle quâon exĂ©cutait en bas-relief au-dehors en Ă©tait privĂ©e ? pourquoi ces statues qui peuplaient les jardins publics, le Portique214, le CĂ©ramique215 et autres endroits ne se recommandaient pas seulement par la correction et la puretĂ© du dessin. Voyez. Adoptez quelques-unes de ces opinions ; ou si toutes vous dĂ©plaisent, mettez quelque chose de mieux Ă la place.
Sâil Ă©tait permis dâappliquer ici lâidĂ©e de lâabbĂ© Galliani216 que lâhistoire moderne nâest que lâhistoire ancienne sous dâautres noms, je vous dirais que ces bas-reliefs si purs, si corrects nâĂ©taient que des copies de mauvais bas-reliefs anciens dont on avait gardĂ©217 toute la platitude, pour leur conserver la vĂ©nĂ©ration des peuples. Aujourdâhui, ce nâest pas la belle Vierge des Carmes dĂ©chaux qui fait des miracles218 ; câest cet informe morceau de [107] pierre noire qui est enfermĂ© dans une boite prĂšs du Petit-Pont219. Câest devant cet indigne fĂ©tiche que des cierges allumĂ©s brĂ»lent sans cesse. Adieu toute la vĂ©nĂ©ration, toute la confiance de la populace, si lâon substitue Ă cette figure gothique un chef-dâĆuvre de Pigalle ou de Falconet. Le prĂȘtre nâaura quâun moyen de perpĂ©tuer une portion de la superstition lucrative ; câest dâexiger du statuaire dâapprocher220 le plus prĂšs quâil pourra, son image, de lâimage ancienne. Câest une chose bien singuliĂšre que le dieu qui fait des prodiges, nâest jamais une belle chose, lâouvrage dâun habile homme ; mais toujours quelque magot221 tel quâon en adore sur la cĂŽte du Malabar, ou dans la chaumiĂšre du CaraĂŻbe. Les hommes courent aprĂšs les vieilles idoles et aprĂšs les opinions nouvelles.
Cela vient aussi et principalement de ce que les dieux et les saints ne font des miracles que dans des temps dâignorance et de barbarie, et que leur empire est fini lorsque celui des arts commence. Du reste, je nâai garde de toucher Ă cette thĂ©orie qui me paraĂźt non seulement trĂšs ingĂ©nieuse, mais profonde et vraie.
Je vous ai dit que le public avait Ă©tĂ© partagĂ© sur la supĂ©rioritĂ© des tableaux de Doyen et de Vien ; mais comme presque tout le monde se connaĂźt en poĂ©sie et que trĂšs peu de personnes se connaissent en peinture, il mâa semblĂ© que Doyen avait eu plus dâadmirateurs que Vien. Le mouvement frappe plus, que le repos. Il faut du mouvement aux enfants, et il y a beaucoup dâenfants. On sent mieux un forcenĂ© qui se dĂ©chire le flanc de ses propres mains que la simplicitĂ©, la noblesse, la vĂ©ritĂ©, la grĂące dâune grande figure qui Ă©coute en silence. Peut-ĂȘtre mĂȘme celle-ci est-elle plus difficile Ă imaginer222, et imaginĂ©e, plus difficile Ă rendre. Ce ne sont pas les [108] morceaux de passion violente qui marquent dans lâacteur223 qui dĂ©clame le talent supĂ©rieur, ni le goĂ»t exquis dans le spectateur qui frappe des mains.
Dans un de nos entretiens nocturnes, le contraste de ces deux morceaux nous donna au prince de Gallitzin224 et Ă moi, occasion dâagiter quelques questions relatives Ă lâart, lâune desquelles eut pour objet les groupes et les masses225.
Jâobservai dâabord quâon confondait Ă tout moment ces deux expressions, grouper et faire masse, quoique Ă mon avis, il y eĂ»t quelque diffĂ©rence.
De quelque maniĂšre que des objets inanimĂ©s soient ordonnĂ©s, je ne dirai jamais quâils groupent ; mais je dirai quâils font masse.
De quelque maniĂšre que des objets animĂ©s soient combinĂ©s avec des objets inanimĂ©s, je ne dirai jamais quâils groupent, mais quâils font masse.
De quelque maniĂšre que des objets animĂ©s soient disposĂ©s les uns Ă cĂŽtĂ© des autres, je ne dirai quâils groupent que, quand ils seront liĂ©s ensemble par quelque fonction commune.
Exemple. Dans le tableau de la Manne du Poussin226 ; ces trois figures quâon voit Ă gauche dont lâune ramasse de la manne, la seconde en ramasse aussi, et la troisiĂšme debout, en goĂ»te, occupĂ©es Ă des actions diverses, isolĂ©es les unes des autres, nâayant quâune proximitĂ© locale ne groupent point pour moi. Mais cette jeune femme assise Ă terre qui donne sa [109] mamelle Ă tĂ©ter Ă sa vieille mĂšre et qui console dâune main son enfant qui pleure debout devant elle de la privation dâune nourriture que nature lui a destinĂ©e et que la tendresse filiale plus forte que la tendresse maternelle dĂ©tourne, groupe avec son fils et sa mĂšre, parce quâil y a une action commune qui lie cette figure avec les deux autres, et celles-ci avec elle.
Un groupe fait toujours masse ; mais une masse ne fait pas toujours groupe.
Dans le mĂȘme tableau, cet IsraĂ©lite qui ramasse dâune main, et qui en repousse un autre qui en veut au mĂȘme tas de manne, groupe avec lui227.
Je remarquai que dans la composition de Doyen, oĂč il nây avait que quatorze figures principales, il y avait trois groupes, et que dans celle de Vien oĂč il y en avait trente-trois et peut-ĂȘtre davantage, toutes Ă©taient distribuĂ©es par masse et quâil nây avait proprement pas un groupe ; que dans le tableau de la Manne du Poussin, il y avait plus de cent figures, et Ă peine quatre groupes, et chacun de ces groupes de deux ou trois figures seulement ; que dans le jugement de Salomon du mĂȘme artiste228, tout Ă©tait par masse et quâĂ lâexception du soldat qui tient lâenfant et qui le menace de son glaive, il nây avait pas un groupe.
Jâobservai quâĂ la plaine des Sablons229, un jour de revue, que la curiositĂ© [110] badaude y rassemble cinquante mille hommes, le nombre des masses y serait infini en comparaison des groupes230 ; quâil en serait de mĂȘme Ă lâĂ©glise, le jour de PĂąques ; Ă la promenade, une belle soirĂ©e dâĂ©tĂ© ; au spectacle, un jour de premiĂšre reprĂ©sentation ; dans les rues, un jour de rĂ©jouissance publique ; mĂȘme au bal de lâOpĂ©ra, un jour de lundi gras ; et que pour faire naĂźtre des groupes dans ces nombreuses assemblĂ©es ; il fallait supposer quelque Ă©vĂ©nement subit qui les menaçùt. Si au milieu dâune reprĂ©sentation par exemple, le feu prend Ă la salle ; alors chacun songeant Ă son salut, le prĂ©fĂ©rant ou le sacrifiant au salut dâun autre, toutes ces figures le moment prĂ©cĂ©dent attentives, isolĂ©es et tranquilles sâagiteront, se prĂ©cipiteront les unes sur les autres, des femmes sâĂ©vanouiront entre les bras de leurs amants ou de leurs Ă©poux, des filles secourront leurs mĂšres, ou seront secourues par leurs pĂšres, dâautres se prĂ©cipiteront des loges dans le parterre oĂč je vois des bras tendus pour les recevoir, il y aura des hommes tuĂ©s, Ă©touffĂ©s, foulĂ©s aux pieds, une infinitĂ© dâincidents et de groupes divers.
Tout Ă©tant Ă©gal dâailleurs, câest le mouvement, le tumulte231, qui engendre les groupes.
Tout Ă©tant Ă©gal dâailleurs, les natures232 exagĂ©rĂ©es prennent moins aisĂ©ment le mouvement que les natures faibles et communes.
Tout Ă©tant Ă©gal dâailleurs, il y aura moins de mouvement et moins de groupes, dans les compositions oĂč les natures seront exagĂ©rĂ©es.
DâoĂč je conclus que le vĂ©ritable imitateur de nature, lâartiste sage Ă©tait Ă©conome de groupes, et que celui qui, sans Ă©gard au moment233 et au sujet, sans Ă©gard Ă son module et Ă sa nature234, cherchait Ă les multiplier dans sa composition ressemblait Ă un Ă©colier de rhĂ©torique qui met tout son discours en apostrophes et en figures ; que lâart de grouper Ă©tait de la peinture perfectionnĂ©e ; que la fureur de grouper Ă©tait de la peinture en dĂ©cadence235, des temps, non de la vĂ©ritable Ă©loquence, mais des temps de la dĂ©clamation236 qui succĂšdent toujours ; quâĂ lâorigine de lâart le groupe devait ĂȘtre rare [111] dans les compositions ; et que je nâĂ©tais [pas] Ă©loignĂ© de croire que les sculpteurs qui groupent presque nĂ©cessairement en avaient peut-ĂȘtre donnĂ© la premiĂšre idĂ©e aux peintres.
Si mes pensĂ©es sont justes, vous les fortifierez de raisons qui ne me viennent pas, et de conjecturales quâelles sont vous les rendrez Ă©videntes et dĂ©montrĂ©es. Si elles sont fausses, vous les dĂ©truirez. Vraies ou fausses, le lecteur y gagnera toujours quelque chose.
CĂ©sar dĂ©barquant Ă Cadix trouve dans le temple dâHercule la statue dâAlexandre, et gĂ©mit dâĂȘtre inconnu Ă lâĂąge oĂč ce hĂ©ros sâĂ©tait dĂ©jĂ couvert de gloire237.
Il Ă©tait Ă©crit au livre du destin238, chapitre des peintres et des rois que trois bons peintres feraient un jour trois mauvais tableaux pour un bon roi239 ; et au chapitre suivant, des miscellanĂ©es fatales240, quâun littĂ©rateur pusillanime241 Ă©pargnerait Ă ce roi la critique de ses tableaux ; quâun philosophe242 sâen offenserait et lui dirait. Quoi ! vous nâavez pas de honte dâenvoyer aux souverains la satire de lâĂ©vidence243, et vous nâosez leur envoyer la satire dâun mauvais tableau. Vous aurez le front de leur suggĂ©rer que les passions et lâintĂ©rĂȘt particulier mĂšnent ce monde ; que les philosophes sâoccupent en vain Ă dĂ©montrer la vĂ©ritĂ© et Ă dĂ©masquer lâerreur ; que ce ne sont que des bavards inutiles et importuns, et que le mĂ©tier des Montesquieus244 est [112] au-dessous du mĂ©tier de cordonnier245, et vous nâoserez pas leur dire, on vous a fait un sot tableau. Mais laissons cela, et venons au CĂ©sar de Vien.
Non pas, sâil vous plaĂźt. Avant de laisser cela, monsieur le philosophe, il faut rĂ©pondre Ă votre compliment. Je nâai pas fait la satire de lâĂ©vidence, mais jâai pris la libertĂ© de me moquer de ces pauvres diables de charlatans Ă©conomistes qui nous ont offert depuis quelque temps le mot Ă©vidence comme une emplĂątre douĂ©e dâune vertu secrĂšte contre tous nos maux ; jâai le malheur de croire que les mots ne guĂ©rissent de rien. Je ne dis pas aux souverains, que les passions et lâintĂ©rĂȘt particulier doivent mener ce monde, mais je dis que tout Ă©crivain politique qui ne fait pas entrer dans ses calculs ces deux puissants ressorts, ne connaĂźt pas les Ă©lĂ©ments de sa science, et quâil est plus instant de trouver des remĂšdes contre les passions et lâintĂ©rĂȘt que contre lâerreur. Je ne dis pas que le philosophe Voltaire par exemple, sâoccupe en vain Ă dĂ©montrer la vĂ©ritĂ© et Ă dĂ©masquer lâerreur, car je dirais une grande sottise et la rĂ©volution quâil a produite dans les esprits dâun bout de lâEurope Ă lâautre dĂ©poserait contre moi ; mais je peux bien avoir dit que lâabbĂ© Baudeau246 et M. de La RiviĂšre247 et M. Dupont248 ne sont que des bavards inutiles et importuns. Je nâai garde de penser que le mĂ©tier de Montesquieu, le premier des mĂ©tiers, soit au-dessous du mĂ©tier de cordonnier, mais je crois quâun cordonnier qui veut faire le mĂ©tier de Montesquieu ne vaut pas un cordonnier faisant de bons souliers, surtout quand ce cordonnier a la sottise de croire quâavec son bavardage inintelligible il ruinera la rĂ©putation de lâimmortel Montesquieu. Vous dites que trois bons peintres ont fait trois mauvais tableaux, et que je me fais scrupule de les dĂ©noncer au prince qui les a fait travailler. Nâest-il pas vrai que si ces artistes sont bons, sâils sont les premiers de lâAcadĂ©mie, ils mĂ©ritent des Ă©gards ? Ils peuvent donc ĂȘtre comparĂ©s Ă ce que nous avons de mieux en philosophes.
Or si un grand prince, une grande princesse commandait Ă M. de Voltaire un ouvrage et que lâexĂ©cution ne rĂ©pondĂźt ni au nom de lâauteur ni au nom auguste qui lâaurait ordonnĂ©, ne croyez-vous pas quâil serait bien naturel Ă moi de chercher les moyens de me dispenser de dĂ©fĂ©rer cet ouvrage Ă celui Ă qui il est destinĂ© ? MalgrĂ© cette petite rĂ©pugnance, je conviens que la vĂ©ritĂ© est inflexible, que la pitiĂ© est un sentiment Ă©tranger au mĂ©tier que je fais, et que je vous remets le glaive pour faire justice sĂ©vĂšre. Retournons au tableau de Vien.
Au milieu dâune colonnade Ă gauche, on voit sur un piĂ©destal un Alexandre de bronze. Cette statue imite bien le bronze ; mais elle est plate. Et puis oĂč est la noblesse ? oĂč est la fiertĂ© ? Câest un enfant. CâĂ©tait la nature de lâApollon du BelvĂ©dĂšre249 quâil fallait choisir, et je ne sais quelle nature on a prise. Fermez les yeux sur le reste de la composition, et dites-moi si vous reconnaissez lĂ lâhomme destinĂ© Ă ĂȘtre le vainqueur et le maĂźtre du monde. Caesar Ă droite est debout. Câest Caesar que cela ! câĂ©tait bien un autre bougre250 que celui-ci. Câest un fesse-mathieu251, un pisse-froid252, un morveux253 dont il nây a rien Ă attendre de grand. Ah, mon ami, quâil est rare de trouver un artiste qui entre profondĂ©ment dans lâesprit de son sujet. Et consĂ©quemment nul enthousiasme, nulle idĂ©e, nulle convenance, nul effet. Ils ont des rĂšgles qui les tuent. Il faut que le tout pyramide254. Il faut une masse de lumiĂšre au centre. Il faut de grandes masses dâombres sur les cĂŽtĂ©s. Il faut des demi-teintes sourdes, fugitives, pas noires. Il faut des figures qui contrastent. Il faut dans chaque figure de la cadence dans les membres. Il faut sâaller faire foutre, quâon ne sait que cela255. Caesar a le bras droit Ă©tendu, lâautre tombant, les regards attendris et tournĂ©s vers le ciel. Il me semble, maĂźtre Vien256, quâappuyĂ© contre le piĂ©destal, les yeux attachĂ©s sur Alexandre257 et pleins dâadmiration et de regrets ; ou si vous lâaimez mieux, [113] la tĂȘte penchĂ©e, humiliĂ©e, pensive, et les bras admiratifs, il eĂ»t mieux dit ce quâil avait Ă dire. La tĂȘte de CĂ©sar est donnĂ©e par mille antiques258 ; pourquoi en avoir fait une dâimagination259 qui nâest pas si belle et qui, sans lâinscription, rendrait le sujet inintelligible. Plus sur la droite et sur le devant, on voit un vieillard, la main droite posĂ©e sur le bras de Caesar ; lâautre dans lâaction dâun homme qui parle. Que fait lĂ cette espĂšce de cicerone260 ? Qui est-il ? Que dit-il ? MaĂźtre Vien, est-ce que vous nâauriez pas dĂ» sentir que le Caesar devait ĂȘtre isolĂ©, et que ce bavard Ă©pisodique261 dĂ©truit tout le sublime du moment. Sur le fond, derriĂšre ces deux figures, quelques soldats. Plus encore vers la droite, dans le lointain, autres soldats Ă terre, vus par le dos ; avec un vaisseau en rade262, et voiles dĂ©ployĂ©es. Ces voiles dĂ©ployĂ©es font bien ; dâaccord. Mais sâil vient un coup de vent de la mer, au diable, le vaisseau. A gauche, au pied de la statue, deux femmes accroupies. La plus avancĂ©e sur le devant, vue par le dos et le visage de profil. Lâautre vue de profil et attentive Ă la scĂšne. Elle a sur ses genoux un petit enfant qui tient une rose. La premiĂšre paraĂźt lui imposer silence. Que font lĂ ces femmes ? Que signifie cet Ă©pisode263 du petit enfant Ă la rose ? Quelle stĂ©rilitĂ© ! quelle pauvretĂ© ! Et puis cet enfant est trop mignard, trop fait, trop joli, trop petit ; câest un enfant JĂ©sus. Tout Ă fait Ă gauche, sur le fond, en tournant autour du piĂ©destal, autres soldats. Autres dĂ©fauts. Ou je me trompe fort, ou la main droite de Caesar est trop petite ; le pied de la femme accroupie sur le devant informe, surtout aux orteils, vilain pied de modĂšle ; le vĂȘtement des cuisses de CĂ©sar mince et sec comme du papier bleu. Composition de tout point insignifiante. Sujet dâexpression, sujet grand, oĂč tout est froid et petit. Tableau sans aucun mĂ©rite que le technique⊠« Mais nâest-il pas harmonieux et dâun pinceau spirituel264 ? »⊠Je le veux, plus harmonieux mĂȘme et plus vigoureux que le St Denis. AprĂšs. « Nâest-ce [114] pas une jolie figure que Caesar ? »⊠Et oui, bourreau ; et câest ce dont je me plains⊠« Cet ajustement265 nâest-il pas riche et bien touchĂ©266 ? Cette broderie ne fait-elle pas bien lâor ? Ce vieillard nâest-il pas bien drapĂ© ? Sa tĂȘte nâest-elle pas belle ? Celles des soldats interposĂ©s, mieux encore ? Celle surtout qui est casquĂ©e, dâun esprit infini pour la forme et la touche ; ce piĂ©destal, de bonne forme ? Cette architecture, grande ? Ces femmes sur le devant bien coloriĂ©es ? »⊠Bien coloriĂ©es ! mais ne les faudrait-il pas peintes plus fiĂšrement, puisquâelles sont au premier plan. VoilĂ les propos des artistes. Intarissables sur le technique quâon trouve partout ; muets sur lâidĂ©al quâon ne trouve nulle part. Ils font cas de la chose quâils ont ; ils dĂ©daignent celle qui leur manque. Cela est dans lâordre !... « Eh bien, gens de lâAcadĂ©mie, câest donc pour vous une belle chose que ce tableau ? »⊠TrĂšs belle ; et pour vous ?⊠Pour moi, ce nâest rien. Câest un morceau dâenfant. Le prix dâun Ă©colier qui veut aller Ă Rome267 et qui le mĂ©rite.
La tĂȘte de PompĂ©e prĂ©sentĂ©e Ă CĂ©sar ; CĂ©sar au pied de la statue dâAlexandre ; la Leçon de Scilurus Ă ses enfants, trois morceaux268 Ă cogner le nez contre, Ă ces maudits amateurs qui mettent le gĂ©nie de lâartiste en brassiĂšre269. On avait demandĂ© Ă Boucher la Continence de Scipion ; mais on270 y voulait ceci ; on y voulait cela, et cela encore ; en un mot on emmaillotait si bien mon artiste quâil a refusĂ© de travailler. Il est excellent Ă entendre lĂ -dessus. [115]
St Grégoire pape271
Tableau dâenviron 9 pieds de haut, sur 5 pieds de large. Pour la sacristie de St-Louis Ă Versailles.
Supposez, mon ami, devant ce tableau un artiste, et un homme de goût. Le beau tableau ! dira le peintre. La pauvre chose ! dira le littérateur272. Et ils auront raison tous les deux.
Le St GrĂ©goire est lâunique figure. Il est assis dans son fauteuil, vĂȘtu des habits pontificaux ; la tiare sur la tĂȘte ; la chasuble sur le surplis. Il a devant lui un bureau soutenu par un ange de bronze. Il y a sur cette table, plume, encre, papier, livres. On le voit de profil. Il a le visage tranquille et tournĂ© vers une gloire qui Ă©claire lâangle supĂ©rieur gauche de la toile. Il y a dans cette gloire dont la lumiĂšre tombe sur le saint, quelques tĂȘtes de chĂ©rubins.
Il est certain que la figure est on ne peut plus naturelle et simple de position et dâexpression, cependant un peu fade ; quâil rĂšgne dans cette composition un calme qui plaĂźt ; que cette main droite est bien dessinĂ©e, bien de chair, du ton de couleur le plus vrai et sort du tableau ; et que, sans cette chape273 qui est lourde ; sans ce linge qui nâimite pas le linge, sous lequel le vent sâenfournerait inutilement pour le sĂ©parer du corps, qui nâa aucuns tons transparents, qui nâest pas soufflĂ©, comme il devrait lâĂȘtre, et [116] quâon prendrait facilement pour une Ă©toffe blanche Ă©paisse ; sans tout ce vĂȘtement qui sent un peu le mannequin274, celui qui sâen tient au technique et qui ne sâinterroge pas sur le reste, peut ĂȘtre content⊠Belle tĂȘte, belle pĂąte, beau dessin. Bureau soutenu par un chĂ©rubin de bronze bien imitĂ© et de bon goĂ»t. Tout le tableau bien colorié⊠« Oui, aussi bien quâun artiste qui ne connaĂźt pas les glacis. Une figure nâacquiert de la vigueur quâautant quâon la reprend, cherchant continĂ»ment Ă lâapprocher de nature ; comme font Greuze et Chardin. »⊠Mais câest un travail long, et un dessinateur sây rĂ©sout difficilement, parce que ce technique nuit Ă la sĂ©vĂ©ritĂ© du dessin ; raison pour laquelle le dessin, la couleur, et le clair-obscur, vont rarement ensemble. Doyen est coloriste275 ; mais il ignore les grands effets de lumiĂšre. Si son morceau avait ce mĂ©rite, ce serait un chef-dâĆuvre⊠« Mr lâartiste, laissons lĂ Doyen. Nous en parlerons Ă son tour. Venons Ă ce St GrĂ©goire qui ne vous extasie que parce que vous nâavez pas vu un certain St Bruno de Rubens qui est en la possession de Mr Vatelet. Mais moi, je lâai vu ; et lorsque je regarde cette gloire dont la lumiĂšre Ă©claire le saint, ne puis-je pas vous demander : Que fait cette figure ? Quel est sur cette tĂȘte lâeffet de la prĂ©sence divine ? nul. Ne regarde-t-elle pas lâEsprit-Saint, aussi froidement quâune araignĂ©e suspendue Ă lâangle de son oratoire ? OĂč est la chaleur dâĂąme, lâĂ©lan, le transport, lâivresse que lâesprit vivifiant276 doit produire ? » Un autre que moi ajoutera, pourquoi ces habits pontificaux ? Le St pĂšre est chez lui, dans son oratoire, tout me lâannonce. Il semble que la convenance du vĂȘtement et du lieu demandait un vĂȘtement domestique. Que sa mitre, sa crosse et sa croix fussent jetĂ©es dans un [117] coin. A la bonne heure. Carle Vanloo sâest bien gardĂ© de commettre cette faute dans lâesquisse oĂč le mĂȘme saint dicte ses homĂ©lies Ă son secrĂ©taire277⊠Mais le tableau est pour une sacristie⊠« Mais lorsquâon portera le tableau dans la sacristie, est-ce que le St entrera tout seul278 ? est-ce que son oratoire restera Ă la porte ? » Le littĂ©rateur aura donc raison de dire, la pauvre chose ; et lâartiste, la belle chose que ce tableau ! Et ils auront donc raison tous les deux.
Le livret annonce dâautres tableaux du mĂȘme artiste, sous le mĂȘme n°18. Cependant il nây en a point. Par hasard, compterait-on parmi les ouvrages du mari, ceux de sa femme.
Lagrenée
Nimium ne crede colori279.
Il me prend envie, mon ami, de vous dĂ©montrer que, sans mentir, il est cependant bien rare que nous disions la vĂ©ritĂ©. Pour cet effet, je prends lâobjet le plus simple, un beau buste antique de Socrate, dâAristide, de Marc-Aurele ou de Trajan, et je place devant ce buste lâabbĂ© Morellet, Marmontel et Naigeon, trois correspondants qui doivent le lendemain vous en Ă©crire leur pensĂ©e : vous aurez trois Ă©loges trĂšs diffĂ©rents ; auquel vous en tiendrez-vous ? Sera-ce au mot froid de lâabbĂ©280 ? ou Ă la sentence Ă©pigrammatique, Ă la phrase ingĂ©nieuse de lâacadĂ©micien281 ? ou Ă la ligne [118] brĂ»lante du jeune homme282 ? autant dâhommes, autant de jugements. Nous sommes tous diversement organisĂ©s. Nous nâavons aucun la mĂȘme dose de sensibilitĂ©. Nous nous servons tous Ă notre maniĂšre dâun instrument vicieux en lui-mĂȘme, lâidiome qui rend toujours trop ou trop peu, et nous adressons les sons de cet instrument Ă cent auditeurs qui Ă©coutent, entendent, pensent et sentent diversement. La nature nous dĂ©partit Ă tous, par lâentremise de sens, une multitude de petits cartons sur lesquels elle a tracĂ© le profil de la vĂ©ritĂ©. La dĂ©coupure belle, rigoureuse et juste, serait celle qui suivrait le trait dĂ©liĂ© dans tous ses points et qui le partagerait en deux. La dĂ©coupure de lâhomme dâun grand sens, et dâun grand goĂ»t, en approche le plus. Celle de lâenthousiaste, de lâhomme sensible, de lâesprit chaud, prompt, violent, admiratif, laisse beaucoup de marge en dehors du trait ; et la dĂ©coupure du critique froid, malintentionnĂ©, jaloux, blesse le trait. Son ciseau conduit par lâignorance ou la passion vacille et se porte tantĂŽt trop en dedans, tantĂŽt trop en dehors. Celui de lâenvie taille en dedans du profil, une image qui ne ressemble Ă rien.
Or il ne sâagit pas ici, mon ami, dâun buste, dâune figure, mais dâune scĂšne oĂč il y a quelquefois quatre, cinq, huit, dix, vingt figures ; et vous croyez que mon ciseau suivra rigoureusement le contour dĂ©liĂ© de toutes ces figures, Ă dâautres. Cela ne se peut. Dans un moment, lâĆil est louche, dans un autre les lames du ciseau sont Ă©moussĂ©es, ou la main nâest pas sĂ»re ; et puis jugez dâaprĂšs cela de la confiance que vous devez Ă mes dĂ©coupures ; et que cela soit dit en passant, pour lâacquit de ma conscience, et la consolation de Mr La GrenĂ©e.
Commençons par ses quatre tableaux de mĂȘme grandeur reprĂ©sentant les quatre Ă©tats, le Peuple, le ClergĂ©, la Robe et lâĂpĂ©e. Ils ont 4 pieds de haut, sur 2 pieds et demi de large. [119]
LâĂpĂ©e, ou Bellone prĂ©sentant Ă Mars les rĂȘnes de ses chevaux283.
Quâest-ce que cela signifie ? rien, ou pas grand-chose. On voit Ă gauche un petit Mars de quinze ans, dont le casque rabattu, fort Ă propos, dĂ©robe la physionomie mesquine. Il est renversĂ© en arriĂšre comme sâil avait peur de Bellone ou de ses chevaux. Il a le bras droit appuyĂ© sur son bouclier, et lâautre portĂ© en avant, vers les rĂȘnes qui lui sont prĂ©sentĂ©es. A gauche, une grosse, lourde, massive, ignoble palefreniĂšre284 de Bellone se renverse en sens contraire de Mars ; en sorte que les pieds de ces deux figures prolongĂ©es venant Ă se rencontrer, elles formeraient un grand V consonne. Belle maniĂšre de grouper ! NâeĂ»t-il pas Ă©tĂ© mieux de laisser le Mars fiĂšrement debout, et de montrer la dĂ©esse violente sâĂ©lançant vers lui et lui prĂ©sentant les rĂȘnes. DerriĂšre Bellone sur le fond, deux chevaux de bois qui voudraient hennir, Ă©cumer de la bouche, vivre des naseaux, mais qui ne le peuvent, parce quâils sont dâun bois bien dur, bien poli, bien raide et bien lisse. Le morceau du reste, surtout le Mars est trĂšs vigoureux, et le tout dâune touche plus dĂ©cidĂ©e que de coutume. Mais oĂč est le caractĂšre du dieu des batailles ? OĂč est celui de Bellone ? OĂč est la verve ? Comment reconnaĂźtre dans ce morveux285, le dieu dont le cri est comme [120] celui de dix mille hommes. Comparez ce tableau avec celui du poĂšte qui dit : Sa tĂȘte sortait dâentre les nuĂ©es, ses yeux Ă©taient ardents, sa bouche Ă©tait entrouverte, ses chevaux soufflaient le feu de leurs narines, et le fer de sa lance perçait la nue286. Et cette Bellone, est-ce la dĂ©esse horrible qui ne respire que le sang et le carnage ; dont les dieux retiennent les bras retournĂ©s sur son dos et chargĂ©s de chaĂźnes, quâelle secoue sans cesse, et qui ne tombent, que quand il plaĂźt au ciel irritĂ© de chĂątier la terre. Rien nâest plus difficile Ă imaginer que ces sortes de figures, il faut quâelles soient de grand caractĂšre ; il faut quâelles soient belles et cependant quâelles inspirent lâeffroi. Peintres modernes, abandonnez ces symboles Ă la fureur et au pinceau de Rubens. Il nây a que la force de son expression et de sa couleur qui puisse les faire supporter287.
La Robe, ou la Justice que lâInnocence dĂ©sarme et Ă qui la Prudence applaudit288.
Ătait-il possible dâimaginer rien de plus pauvre, de plus froid, de plus plat ? Et si lâon nâĂ©crit pas une lĂ©gende au-dessous du tableau, qui est-ce qui en entendra le sujet. Au centre, la Justice ; si vous voulez, Mr LagrenĂ©e ; car vous ferez de cette tĂȘte jeune et gracieuse, tout ce quâil vous plaira, une Vierge, la patronne de Nanterre289, une nymphe, une bergĂšre, puisquâil [121] ne sâagit que de donner des noms. On la voit de face. Elle tient de sa main gauche une balance suspendue dont les plats de niveau sont Ă©galement chargĂ©s de lauriers. Un petit gĂ©nie placĂ© sur la droite, debout et sur le devant, proche dâelle, lui ĂŽte son glaive des mains. A gauche, derriĂšre la Justice, la Prudence Ă©tendue Ă terre, le corps appuyĂ© sur le coude, son miroir Ă la main, considĂšre les deux autres figures avec satisfaction ; et jây consens, si elle se connaĂźt en peinture ; car tout y est du plus beau faire ; mais petit de caractĂšre, mesquin, sans jugement, sans idĂ©e. Cela parle aux yeux, mais cela ne dit pas le mot Ă lâesprit, ni au cĆur. Si lâon pense, si lâon rĂȘve Ă quelque chose, câest Ă la beautĂ© de la touche, aux draperies, aux tĂȘtes, aux pieds, aux mains, et Ă la froideur, Ă lâobscuritĂ©, Ă lâineptie de la composition. Je veux que le diable mâemporte, si je comprends rien Ă ce gĂ©nie, Ă ces lauriers, Ă cette Ă©pĂ©e. Maudit maĂźtre Ă Ă©crire290, nâĂ©criras-tu jamais une ligne qui rĂ©ponde Ă la beautĂ© de ton Ă©criture.
Le Clergé, ou la Religion qui converse avec la Vérité291.
Câest pis que jamais. Autre logogriphe292 plus froid, plus impertinent, plus obscur encore que les prĂ©cĂ©dents. Ces deux figures rappellent la scĂšne de Panurge et de lâAnglais qui arguaient par signes, en Sorbonne293.
A droite, une petite Religionnette, de treize Ă quatorze ans, accroupie Ă terre, voilĂ©e, le bras gauche posĂ© sur un livre ouvert et plus grand quâelle, [122] lâautre bras pendant, et la main sur le genou, lâindex de cette main, je crois, dirigĂ© vers le livre. Devant elle, une VĂ©ritĂ©, son aĂźnĂ©e de quelques annĂ©es, toute nue, sĂšche, blafarde, sans tĂ©tons, le corps hommasse, le bras et lâindex de la main droite dirigĂ©s vers le ciel, et ce bras, dont le raccourci nâest pas assez senti, de trois ou quatre ans plus jeune que le reste de la figure ; derriĂšre cette VĂ©ritĂ©, un petit gĂ©nie renversĂ© sur un nuage. Eh bien, mon ami, y avez-vous jamais rien compris ? çà , mettez votre esprit Ă la torture, et dites-moi le sens quâil y a lĂ -dedans. Je gage que LagrenĂ©e nâen sait pas lĂ -dessus plus que nous. Et puis, qui sâest jamais avisĂ© de montrer la Religion, la VĂ©ritĂ©, la Justice, les ĂȘtres les plus vĂ©nĂ©rables, les ĂȘtres du monde les plus anciens, sous des symboles aussi puĂ©rils ? De bonne foi, sont-ce lĂ leur caractĂšre, leur expression ? Monsieur LagrenĂ©e, si vous avez pris Ă tĂąche dâĂȘtre bĂȘte, absurde, ridicule, vous y avez bien rĂ©ussi. Si un Ă©lĂšve de lâĂ©cole de Raphael ou des Carraches en avait fait autant, nâen aurait-il pas eu les oreilles tirĂ©es dâun demi-pied ; et le maĂźtre ne lui aurait-il pas dit, petit bĂ©lĂźtre294, Ă qui donneras-tu donc de la grandeur, de la solennitĂ©, de la majestĂ©, si tu nâen donnes pas Ă la Religion, Ă la Justice, Ă la VĂ©ritĂ©. Mais me rĂ©pond lâartiste, vous ne savez donc pas que ces vertus sont des dessus-de-porte, pour un receveur gĂ©nĂ©ral des finances295. Je hausse les Ă©paules, et je me tais, aprĂšs avoir dit, Ă Mr de LagrenĂ©e, un petit mot sur le genre allĂ©gorique.
Une bonne fois pour toutes, sachez, Mr de La GrenĂ©e, quâen gĂ©nĂ©ral le symbole est froid et quâon ne peut lui ĂŽter ce froid insipide, mortel, que par la simplicitĂ©, la force, la sublimitĂ© de lâidĂ©e.
Sachez quâen gĂ©nĂ©ral le symbole est obscur, et quâil nây a sorte de prĂ©cautions quâil ne faille prendre pour ĂȘtre clair.
Voulez-vous quelques exemples du genre allĂ©gorique qui soient ingĂ©nieux et piquants. Je les prendrai dans le style satirique et plaisant, parce que je mâennuie dâĂȘtre triste. [123]
Imaginez un enfant qui vient de souffler une grosse bulle. La bulle vole. Lâenfant qui lâa soufflĂ©e, tremble, baisse la tĂȘte, il craint que la bulle ne lâĂ©crase en tombant sur lui. Cela parle. Cela sâentend. Câest lâemblĂšme du superstitieux296.
Imaginez un autre enfant qui sâenfuit devant un essaim dâabeilles dont il a frappĂ© la ruche du pied et qui le poursuivent. Cela parle et cela sâentend. Câest lâemblĂšme du mĂ©chant297.
Imaginez un atelier de sculpteur en bois. Il a le ciseau Ă la main. Il est devant son atelier. Il a Ă©bauchĂ© un ibis dont on commence Ă discerner le bec et les pattes. Sa femme est prosternĂ©e devant lâoiseau informe, et contraint son enfant Ă flĂ©chir le genou comme elle. Cela parle encore et cela sâentend, sans dire le mot298.
Imaginez un aigle qui cherche Ă sâĂ©lever dans les airs, et qui est arrĂȘtĂ© dans son essor par un soliveau299. Ou si vous lâaimez mieux, imaginez, dans un pays oĂč il y aurait une loi absurde qui dĂ©fendrait dâĂ©crire sur la finance, au bout dâun pont, un charlatan, ayant derriĂšre lui, au bout dâune perche, une pancarte oĂč on lirait : De par le roi et M. le contrĂŽleur gĂ©nĂ©ral, et devant lui une petite table avec des gobelets entre deux flambeaux ; tandis quâun grand nombre de spectateurs sâamusent Ă lui voir faire ses tours ; il souffle les bougies, et au mĂȘme instant tous les spectateurs mettent leurs mains sur leurs poches300.
Mr de La GrenĂ©e, sachez quâune allĂ©gorie commune, quoique neuve, est mauvaise, et quâune allĂ©gorie sublime, nâest bonne quâune fois. Câest un bon mot usĂ©, dĂšs quâil est redit. [124]
Le Tiers Ătat, ou lâAgriculture et le Commerce qui amĂšnent lâAbondance301.
Au centre, sur le fond, Mercure, le bras gauche jetĂ© sur les Ă©paules de lâAbondance, lâautre bras tournĂ© vers la mĂȘme figure, dans la position et lâaction dâun protecteur qui la prĂ©sente Ă lâAgriculture. Mercure tient son caducĂ©e de la main gauche ; il a aux deux cĂŽtĂ©s de sa tĂȘte deux ailes Ă©ployĂ©es, dâassez mauvais goĂ»t302. LâAbondance, sa corne sous son bras gauche, sâavance vers lâAgriculture. Il tombe de cette corne tous les signes de la richesse. A gauche du tableau, lâAgriculture, la tĂȘte couronnĂ©e dâĂ©pis, offre ses bras ouverts Ă Mercure et Ă sa compagne. DerriĂšre lâAgriculture, câest un enfant vu par le dos et chargĂ© dâune gerbe quâil emporte. Traduisons cette composition. VoilĂ le Commerce qui prĂ©sente lâAbondance Ă lâAgriculture. Quel galimatias303 ! Ce mĂȘme galimatias pourrait tout aussi bien ĂȘtre rendu par lâAbondance qui prĂ©senterait le Commerce Ă lâAgriculture, ou par lâAgriculture qui prĂ©senterait le Commerce Ă lâAbondance ; en un mot en autant de façons quâil y a de maniĂšres de combiner trois figures. Quelle pauvretĂ© ! quelle misĂšre ! Attendez-vous, mon ami, Ă la rĂ©pĂ©tition frĂ©quente de cette exclamation ! Du reste, tableau peint Ă merveille. LâAgriculture est une figure charmante ; mais tout Ă fait charmante, et par la grĂące de son contour et par lâeffet de la demi-teinte304. Tout le monde accourt. On admire. Mais personne ne se demande, quâest-ce que cela signifie. Ces [125] quatre morceaux, sont dâun pinceau moelleux ; celui de la Religion et de la VĂ©ritĂ© est seulement, je ne puis pas dire sale, mais bien un peu gris.
Le Chaste Joseph305.
Petit tableau.
On voit Ă gauche la femme adultĂšre, toute nue, assise sur le bord de sa couche ; elle est belle, trĂšs belle de visage et de toute sa personne, belles formes, belle peau, belles cuisses, belle gorge, belles chairs, beaux bras, beaux pieds, belles mains, de la jeunesse, de la fraĂźcheur, de la noblesse ; je ne sais, pour moi, ce quâil fallait au fils de Jacob. Je nâen aurais pas demandĂ© davantage, et je me suis quelquefois contentĂ© de moins. Il est vrai que je nâai pas lâhonneur dâĂȘtre le fils dâun patriarche. Joseph se sauve ; il dĂ©tourne ses regards des charmes quâon lui offre. Non, câest lâexpression quâil devrait avoir et quâil nâa point. Il a horreur du crime quâon lui propose. Non, on ne sait ce quâil sent. Il ne sent rien. La femme le retient par le haut de son vĂȘtement. Lâeffort a dĂ©shabillĂ© ce cĂŽtĂ© de sa poitrine, et le dos de la main de la femme touche Ă son sein. Cela est bien cela. Câest une idĂ©e voluptueuse. Mr de La GrenĂ©e, qui est-ce qui vous lâa suggĂ©rĂ©e ? Rien Ă dire ni pour la couleur, ni pour le dessin, ni pour le faire. Seulement la tĂȘte de cette femme est un peu dĂ©coupĂ©e306. LâĆil droit va lui tomber de son orbite. La partie qui attache en devant son bras gauche au tronc ou la distance de la clavicule au dessous de lâaisselle prend trop dâespace ; le bras ne se sĂ©pare pas assez lĂ . MalgrĂ© ces petits dĂ©fauts, cela est beau, trĂšs beau. [126] Mais le Joseph est un sot ; mais la femme est froide, sans passion, sans chaleur dâĂąme, sans feu dans ses regards, sans dĂ©sir sur ses lĂšvres ; câest un guet-apens quâelle va commettre. Mon ami, tu es plein de grĂąces, tu peins, tu dessines Ă merveille ; mais tu nâas ni imagination ni esprit. Tu sais Ă©tudier la nature, mais tu ignores le cĆur humain. Sans lâexcellence de ton faire, tu serais au dernier rang. Encore y aurait-il bien Ă dire, sur ce faire. Il est gras, empĂątĂ©, sĂ©duisant ; mais en sortira-t-il jamais une vĂ©ritĂ© forte ? un effet qui rĂ©ponde Ă celui du pinceau de Rubens, de Vandick ? Fait-on de la chair vivante, animĂ©e, sans glacis307 et sans transparents ? Je lâignore et je le demande.
La Chaste Suzanne308.
Petit tableau. Pendant du précédent.
Je ne sais, mon ami, si je ne vais pas me répéter, et si ce qui suit ne se trouve pas déjà dans un de mes Salons précédents309.
Un peintre italien avait imaginĂ© ce sujet dâune maniĂšre trĂšs ingĂ©nieuse310. Il avait placĂ© les deux vieillards Ă droite, sur le fond. La Suzanne Ă©tait debout sur le devant. Pour se dĂ©rober aux regards des vieillards, elle avait portĂ© toute sa draperie de leur cĂŽtĂ©, et restait exposĂ©e toute nue aux yeux du spectateur du tableau. Cette action de la Suzanne Ă©tait si naturelle, quâon ne sâapercevait que de rĂ©flexion, de lâintention du peintre311, et de [127] lâindĂ©cence de la figure ; si toutefois il y avait indĂ©cence. Une scĂšne reprĂ©sentĂ©e sur la toile, ou sur les planches, ne suppose point de tĂ©moins312. Une femme nue nâest point indĂ©cente. Câest une femme troussĂ©e313 qui lâest. Supposez devant vous la Venus de Medicis314, et dites-moi si sa nuditĂ© vous offensera. Mais chaussez les pieds de cette Venus de deux petites mules brodĂ©es. Attachez sur son genou avec des jarretiĂšres couleur de rose un bas blanc bien tirĂ©. Ajustez sur sa tĂȘte un bout de cornette, et vous sentirez fortement la diffĂ©rence du dĂ©cent et de lâindĂ©cent. Câest la diffĂ©rence dâune femme quâon voit315 et dâune femme qui se montre. Je crois vous avoir dĂ©jĂ dit tout cela. Mais nâimporte.
Dans la composition de Lagrenée, les vieillards sont à gauche debout, bien beaux, bien coloriés, bien drapés, bien froids.
Tout le monde connaĂźt ici cette belle comtesse de Sabran qui a captivĂ© si longtemps Philippe dâOrlĂ©ans, rĂ©gent316. Elle avait dissipĂ© une fortune immense ; et il y eut un temps oĂč elle nâavait plus rien et devait Ă toute la terre, Ă son boucher, Ă son boulanger, Ă ses femmes, Ă ses valets, Ă sa couturiĂšre, Ă son cordonnier. Celui-ci vint un jour essayer dâen tirer quelque chose. Mon enfant, lui dit la comtesse ; il y a longtemps que je te dois, je le sais. Mais comment veux-tu que je fasse. Je suis sans le sol. Je suis toute nue et si pauvre quâon me voit le cul ; et tout en parlant ainsi, elle troussait ses cotillons, et montrait son derriĂšre Ă son cordonnier qui touchĂ©, attendri, disait en sâen allant, ma foi, cela est vrai. Le cordonnier pleurait dâun cĂŽtĂ©. Les femmes de la comtesse riaient de lâautre. Câest que la comtesse, indĂ©cente pour ses femmes, Ă©tait dĂ©cente, intĂ©ressante, pathĂ©tique mĂȘme pour son cordonnier. [128]
Mais ce nâest pas lĂ ce que je voulais dire⊠Et que vouliez-vous donc dire ?⊠Une autre sottise. On en dit tant, sans le savoir, quâil faut bien avoir quelquefois la conscience de quelques-unes. Je voulais dire que dans un Ăąge avancĂ© la comtesse Ă©tait forcĂ©e dâaccepter le souper quâon lui offrait. Elle fut invitĂ©e par le commissaire Le Comte. Elle se rendit Ă lâheure. Le commissaire, qui Ă©tait poli, descendit pour recevoir la belle, pauvre et vieille comtesse. Elle Ă©tait accompagnĂ©e dâun cavalier qui lui donna la main. Ils montent. Le commissaire les suit. La comtesse lui exposait en montant une jolie jambe, et au-dessus de cette jambe une croupe si rebondie, si bien dessinĂ©e par ses jupons, si intĂ©ressante que le commissaire succombant Ă la tentation, glisse doucement une main et lâapplique sur cette croupe. La comtesse, grande logicienne, se retourne sans sâĂ©mouvoir, porte sa main sur le commissaire, Ă lâendroit oĂč elle espĂ©rait reconnaĂźtre la cause de son insolence, et son excuse ; mais ne lây trouvant point, elle lui dĂ©tache un bon soufflet. Eh bien, mon ami, voilĂ comment la Suzanne de LagrenĂ©e en aurait usĂ© avec les vieillards, si elle avait eu la mĂȘme dialectique. Je ne sais ce quâils lui disent ; mais je suis sĂ»r quâelle les aurait fort embarrassĂ©s, si elle leur eĂ»t adressĂ© le propos dâune de nos femmes Ă un homme qui la reconduisait dans son Ă©quipage, et qui lui tenait, chemin faisant, un discours dont le ton ne lui paraissait pas proportionnĂ© Ă la chose. Monsieur, prenez-y garde. Je vais me rendre. Les vieillards sont donc froids et mauvais. Pour la Suzanne, elle est belle et trĂšs belle. Elle ne manque pas dâexpression. Elle se couvre. Elle a les regards tournĂ©s vers le ciel. Elle lâappelle Ă son secours. Mais sa douleur et son effroi contrastent si bizarrement avec la tranquillitĂ© des vieillards que, si le sujet nâĂ©tait pas connu, on aurait peine Ă le deviner. On prendrait tout au plus ces deux personnages pour deux parents de cette femme Ă qui ils sont venus indiscrĂštement annoncer une fĂącheuse nouvelle. Du reste toujours le plus beau faire, et toujours mal employĂ©. Câest une belle main qui [129] trace des choses insignifiantes, dans les plus beaux caractĂšres ; un bel exemple de Rossignol ou de Roallet317.
Vous voyez, mon ami, que je deviens ordurier, comme tous les vieillards318. Il vient un temps oĂč la libertĂ© du ton ne pouvant plus rendre les mĆurs suspectes, nous ne balançons pas Ă prĂ©fĂ©rer lâexpression cynique qui est toujours la plus simple. Câest du moins la raison que je rendais Ă des femmes de la grossiĂšretĂ© prĂ©tendue avec laquelle elles accusaient les premiers chapitres de la DĂ©fense de mon oncle, dâĂȘtre Ă©crits319. Une dâentre elles que vous connaissez bien, satisfaite ou non de ma raison, me dit, Mr nâinsistez pas lĂ -dessus davantage, car vous me feriez croire que jâai toujours Ă©tĂ© vieille. Câest celle qui fait tous les matins son oraison dans Montagne320 et qui a appris de lui, bien ou mal Ă propos, Ă voir plus de malhonnĂȘtetĂ© dans les choses que dans les mots.
LâAmour rĂ©mouleur321.
Tableau de 14 pouces de large, sur 11 pouces de haut.
Composition qui demandait de la finesse, de lâesprit, de la grĂące, de la gentillesse, en un mot tout ce qui peut faire valoir ces bagatelles. Eh bien, elle est lourde et maussade. La scĂšne se passe au-devant dâun paysage. Ah quel paysage ! Il est pesant ; les arbres comme on les voit aux dessus-de-porte du pont Notre-Dame322 ; nul air entre leurs troncs et leurs branches ; nulle lĂ©gĂšretĂ© ; nulle touche aux feuilles ; elles sont si fortement collĂ©es les unes aux autres, que le plus violent ouragan nâen enlĂšverait pas une. A droite, un Amour accroupi devant la meule et lâarrosant avec de lâeau quâil [130] puise avec le creux de sa main, dans une terrine placĂ©e devant lui. Ensuite sur le mĂȘme plan lâAmour rĂ©mouleur couchĂ© sur le ventre sur ce bĂąti de bois que les ouvriers appellent la planche, et aiguisant une de ses flĂšches. A cĂŽtĂ©, au-dessous de lui, sur le devant, un troisiĂšme Amour tourneur de roue, les mains appliquĂ©es Ă la manivelle.
Cela est infiniment moins vrai, moins intĂ©ressant, moins en mouvement que la mĂȘme scĂšne, si elle se passait dans la boutique dâun coutelier, par ses bambins, un jour de dimanche, dans lâabsence du pĂšre et de la mĂšre323. Je verrais la boutique, la forge, les soufflets, les meules, les poulies suspendues, les marteaux, les tenailles, les limes avec tous les autres outils. Je verrais un des enfants qui ferait le guet Ă la porte. Jâen verrais un autre montĂ© sur un escabel qui aurait mis le feu Ă la forge et qui martellerait sur lâenclume ; dâautres qui limeraient Ă lâĂ©tau, et tous ces petits bĂ©lĂźtres324 Ă©bouriffĂ©s, guenilleux, me plairaient infiniment plus que ces gros Amours, froids, plats, joufflus et nus. Mais celui qui a fait le premier de ces tableaux nâaurait jamais fait le second. Il faut un tout autre talent. Ma composition serait pleine de vie, de variĂ©tĂ© et de ce que les artistes appellent ragoĂ»t325. La sienne nâen a pas une miette. Mauvais tableau. Et voilĂ lâeffet de tous ces sujets allĂ©goriques empruntĂ©s de la mythologie paĂŻenne. Les peintres se jettent dans cette mythologie, ils perdent le goĂ»t des Ă©vĂ©nements naturels de la vie ; et il ne sort plus de leurs pinceaux que des scĂšnes indĂ©centes, folles, extravagantes, idĂ©ales, ou tout au moins vides dâintĂ©rĂȘt. Car que mâimporte toutes les aventures malhonnĂȘtes de Jupiter, de VĂ©nus, dâHercule, dâHĂ©bĂ©, de GanymĂšde et des autres divinitĂ©s de la fable. Est-ce quâun trait comique pris dans nos mĆurs, est-ce quâun trait pathĂ©tique pris dans notre histoire ne mâattachera pas tout autrement... Jâen conviens, dites-vous. [131] Pourquoi donc, ajoutez-vous, lâart se tourne-t-il si rarement de ce cĂŽtĂ©... Il y en a bien des raisons, mon ami. La premiĂšre, câest que les sujets rĂ©els sont infiniment plus difficiles Ă traiter, et quâils exigent un goĂ»t326 Ă©tonnant de vĂ©ritĂ© ; la seconde, câest que les jeunes Ă©lĂšves prĂ©fĂšrent et doivent prĂ©fĂ©rer les scĂšnes oĂč ils peuvent transporter les figures dâaprĂšs lesquelles ils ont fait leurs premiĂšres Ă©tudes. La troisiĂšme, câest que le nu est si beau dans la peinture et dans la sculpture et que le nu nâest pas dans notre costume. La quatriĂšme, câest que rien nâest si mesquin327, si pauvre, si maussade328, si ingrat que nos vĂȘtements. La cinquiĂšme, câest que ces natures mythologiques, fabuleuses, sont plus grandes et plus belles, ou pour mieux dire plus voisines des rĂšgles conventionnelles du dessin. Mais une chose qui me surprendrait, si nous nâĂ©tions pas des pelotons de contradictions, câest quâon accorde aux peintres une licence quâon refuse aux poĂštes. Greuze exposera demain sur la toile, la mort de Henri IV, il montrera le jacobin qui enfonce le couteau dans le ventre Ă Henry trois329 ; et cela sans quâon sâen formalise, et quâon ne permettra pas au poĂšte de rien mettre de semblable en scĂšne330.
Jupiter et Junon sur le mont Ida, endormis par Morphée331.
Tableau de 3 pieds 9 pouces de haut, sur 3 pieds de large.
A droite, câest un MorphĂ©e trĂšs agrĂ©ablement posĂ© sur des nuĂ©es ; [132] il dĂ©ploie deux grandes ailes de chauve-souris Ă dĂ©sespĂ©rer notre ami Mr Le Romain qui a pris les ailes en aversion332. Jupiter est assis. MorphĂ©e le touche de ses pavots333, et sa tĂȘte tombe en devant. Mais quâest-ce que ces nuĂ©es lanugineuses334 qui le ceignent ? Sa chair est dâun jeune homme et son caractĂšre dâun vieillard. Sa tĂȘte est dâun silĂšne, petite, courte, enluminĂ©e335. Les artistes diront bien peinte, mais laissez-les dire. La couronne chancelle sur cette tĂȘte. Junon, sur le devant, Ă droite, a la main droite posĂ©e sur celle de Jupiter assoupi ; le bras gauche Ă©tendu sur ses propres cuisses, et la tĂȘte appuyĂ©e contre la poitrine de son Ă©poux. Le bras gauche de Jupiter est passĂ© sur les reins de sa femme, et son bras droit est portĂ© sur des nuĂ©es vraiment assez solides pour le soutenir. Quoi, câest lĂ cette tĂȘte majestueuse, cette fiĂšre Junon ? Vous vous moquez, Mr de La GrenĂ©e. Je la connais. Je lâai vue cent fois chez le vieux poĂšte. La vĂŽtre, câest une HebĂ©, câest une vestale, câest une Iphigenie, câest tout ce quâil vous plaira. Mais dites-moi sâil y a du sens Ă lâavoir vĂȘtue et si modestement vĂȘtue. Vous ne savez donc pas ce quâelle est venue faire lĂ ? Elle devait ĂȘtre nue, toute nue, vous dis-je ; sans autre ornement que la ceinture de VĂ©nus quâelle emprunta ce jour quâelle avait le dessein intĂ©ressĂ© de plaire Ă son Ă©poux. (Bonne leçon pour vous, Ă©poux de Paris, Ă©poux de tous les lieux du monde. MĂ©fiez-vous de vos femmes, lorsquâelles prendront la peine de se parer pour vous : gare la requĂȘte qui suivra.) Et vous appelez cela la jouissance du souverain des dieux, et de la premiĂšre des dĂ©esses ! Et ce Jupiter-lĂ , câest celui qui Ă©branle lâOlimpe du mouvement de ses noirs sourcils ? est-ce que Morphee ne pouvait ĂȘtre mieux dĂ©signĂ© que par ses ailes de nuit ? Et le lieu de la scĂšne, oĂč est le merveilleux et le sauvage ? oĂč sont ces fleurs qui sortirent subitement [133] du sein de la terre, pour former un lit Ă la dĂ©esse, un lit voluptueux au milieu des frimas, de la glace et des torrents ? oĂč est ce nuage dâor dâoĂč tombaient des gouttes argentĂ©es, qui descendit sur eux et qui les enveloppa. Vous allez me faire relire lâendroit dâHomere et vous nây gagnerez pas.
« Le dieu qui rassemble les nuages dit Ă son Ă©pouse ; rassurez-vous. Un nuage dâor va vous envelopper ; et le rayon le plus perçant de lâastre du jour ne vous atteindra pas. A lâinstant, il336 jeta ses bras sacrĂ©s autour dâelle. La terre sâentrouvrit et se hĂąta de produire des fleurs. On vit descendre au-dessus de leurs tĂȘtes le nuage dâor, dâoĂč sâĂ©chappaient des gouttes dâune rosĂ©e Ă©tincelante. Le pĂšre des hommes et des dieux enchaĂźnĂ© par lâAmour et vaincu par le Sommeil sâendormait ainsi sur la cime escarpĂ©e de lâIda ; et Morphee sâen allait Ă tire-dâaile vers les vaisseaux des Grecs, annoncer Ă Neptune qui ceint la terre, que Jupiter sommeillait337. »
Le moment que lâartiste a choisi est donc celui oĂč lâAmour et le Sommeil ont disposĂ© de Jupiter, et je demande si lâon aperçoit dans toute sa composition le moindre vestige de cet instant dâivresse et de voluptĂ©. O VĂ©nus, câest en vain que tu as prĂȘtĂ© ta ceinture Ă Junon ; cet artiste la lui a bien arrachĂ©e. Je vois une jouissance dans le poĂšte. Je ne vois ici quâune jeune fille qui repose ou qui fait semblant de reposer sur le sein de son pĂšre... Et le faire ? oh toujours trĂšs beau ; les Ă©toffes ici sont mĂȘme plus rompues338, moins entiĂšres que dans ses autres compositions. Et cette tĂȘte de Jupiter dont jâai trĂšs mal parlĂ© ? Vraiment bien peinte ; câest un Jupiter bien coloriĂ©, bien vigoureux, bien chaud, barbe bien faite, ho pour cela, bien empĂątĂ©339. Mais son grand front, mais ces cheveux qui se mirent une fois Ă flotter sur la tĂȘte du dieu ; mais ces os saillants et larges de lâorbite qui renfermaient ses grandes paupiĂšres et ses grands yeux noirs ; mais ces joues larges et tranquilles ; mais lâensemble majestueux et imposant de son visage, oĂč est-il ? Dans le poĂšte340. [134]
Mercure, HersĂ©, et Aglaure jalouse de sa sĆur341.
Tableau de 2 pieds 2 pouces de large, sur 1 pied, 9 pouces de haut.
HersĂ©, Ă gauche, est assise. Elle a sa jambe droite Ă©tendue et posĂ©e sur le genou gauche de Mercure. On la voit de profil. Mercure, vu de face est assis devant elle, un peu plus bas et un peu plus sur le fond. Tout Ă fait vers la droite, Aglaure Ă©cartant un rideau, regarde dâun Ćil colĂšre et jaloux le bonheur de sa sĆur. Les artistes vous diront peut-ĂȘtre que les figures principales sont lourdes de dessin et de couleur, et sans passages de teintes. Je ne sais sâils ont raison ; mais aprĂšs mâĂȘtre rappelĂ© la nature, je me suis Ă©criĂ© en dĂ©pit dâeux et de leur jugement : Ă les belles chairs, les beaux pieds, les beaux bras, les belles mains, la belle peau ; la vie et lâincarnat du sang transpirent Ă travers ; je suis sous cette enveloppe dĂ©licate et sensible le cours imperceptible et bleuĂątre des veines et des artĂšres. Je parle dâHersĂ©, et de Mercure. Les chairs de lâart luttent contre les chairs de nature. Approchez votre main de la toile, et vous verrez que lâimitation est aussi forte que la rĂ©alitĂ©, et quâelle lâemporte sur elle par la beautĂ© des formes. On ne se lasse point de parcourir le cou, les bras, la gorge, les pieds, les mains, la tĂȘte dâHersĂ©. Jây porte mes lĂšvres, et je couvre de baisers, tous ces charmes. Ă Mercure, que fais-tu ? quâattends-tu342 ? Tu laisses reposer cette cuisse sur la tienne, et tu ne tâen saisis pas, et tu ne la dĂ©vores pas ? et tu ne vois pas lâivresse dâamour qui sâempare de cette jeune innocente, et tu nâajoutes pas au dĂ©sordre de son Ăąme et de ses sens, le dĂ©sordre de ses vĂȘtements ; et tu ne tâĂ©lances pas sur elle. Dieu des filous343 !... aux traits de la passion, se joignent [135] sur le visage dâHersĂ©, la candeur, lâingĂ©nuitĂ©, la douceur et la simplicitĂ©. La tĂȘte de Mercure est passionnĂ©e, attentive, fine, avec des vestiges bien marquĂ©s du caractĂšre perfide et libertin du dieu. La chaleur point Ă travers les pores de ces deux figures. Oui, messieurs de lâAcadĂ©mie, je persiste ; câest, Ă mon sens et au sentiment de Le Moine344, le plus beau faire imaginable. Je sentais toutes ces choses et jâen Ă©tais transportĂ©, lorsque mâĂ©tant un peu Ă©loignĂ© du tableau, je poussai un cri de douleur, comme si jâavais Ă©tĂ© heurtĂ© dâun coup violent. CâĂ©tait une incorrection, mais une si cruelle incorrection de dessin que jâĂ©prouvai une peine mortelle de voir une des meilleures compositions du Salon gĂątĂ©e par un dĂ©faut Ă©norme. Cette jambe dâHersĂ© Ă lâextrĂ©mitĂ© de laquelle il y a un si beau pied, cette jambe Ă©tendue et posĂ©e sur le genou, sur ce si beau, si prĂ©cieux genou de Mercure, est de quatre grands doigts trop longue ; en sorte que laissant ce beau pied Ă sa place, et raccourcissant cette jambe de son excĂšs, il sâen manquerait beaucoup, mais beaucoup quâelle ne tĂźnt au corps ; dĂ©faut qui en a entraĂźnĂ© un autre, câest quâen la suivant sous la draperie, on ne sait oĂč la rapporter. Certainement, si Mercure nâa besoin que dâune cuisse, il peut emporter celle-ci sous son bras, sans quâHersĂ© puisse sâen douter. Le Mercure est trĂšs savant des bras, du cou, de la poitrine, des flancs, mais on sent quâil a Ă©tĂ© dessinĂ© dâaprĂšs la statue de Pigalle. Le peintre lui a plantĂ© encore ici deux ailes Ă la tĂȘte qui ne font pas mieux quâailleurs. Jâai pensĂ© ne vous rien dire dâAglaure. Câest quâelle est froide, plate, mesquine, raide de position, faible de couleur, nulle dâexpression. Si vous pouvez pardonner Ă cet ouvrage ce petit nombre de dĂ©fauts, couvrez-le dâor sur la parole de Le Moine. La draperie dâAglaure est large, simple et juste. Elle dĂ©robe en partie des jambes et des cuisses quâon aurait grand plaisir Ă voir. Ce [136] rideau du fond, si je mâen souviens bien, fait assez mal, et nâimite pas trop lâĂ©toffe de soie. Je ne sais oĂč lâartiste a pris lâexpression niaise dâHersĂ© ; elle nâest point du tout commune ; mais il la rĂ©pĂ©tera tant dans ses compositions futures quâelle le deviendra.
Persée, aprÚs avoir délivré AndromÚde.
A droite, dans des nuages, le cheval PĂ©gase qui sâen retourne. Ces nuages qui partent de lâangle supĂ©rieur droit de la scĂšne et du fond, sâĂ©tendent en serpentant, et descendent jusquâĂ lâangle infĂ©rieur gauche oĂč ils se boursouflent Ă terre en sâĂ©paississant. Quâest-ce que cela signifie ? A quel propos cette longue et lourde traĂźnĂ©e nĂ©buleuse ? Est-ce PĂ©gase qui lâa laissĂ©e aprĂšs lui ? Tout Ă fait Ă droite et sur le devant, au milieu des eaux, le rocher auquel AndromĂšde Ă©tait attachĂ©e. Au pied de ce rocher, en allant vers la gauche, un plat monstre dâun vert sale, fait et peint Ă la manufacture de Nevers345, la gueule bĂ©ante, la tĂȘte retournĂ©e, et regardant la proie qui lui est ravie. Puis un espace de mer ou dâeaux, ternes, mates et compactes qui sâĂ©tendent autour du rocher, vers le fond, et sur la gauche. Au-dessus de ces eaux, au-dessous de PĂ©gase, sur la traĂźnĂ©e nĂ©buleuse, un petit Amour tenant le bout dâune guirlande de fleurs ; fort au-dessous de cet Amour, plus sur le devant et vers la gauche, PersĂ©e, un pied sur le rivage, lâautre dans lâeau, emportant entre ses bras AndromĂšde et lâemportant sans passion, sans chaleur, sans effort, quoiquâil soit ou doive ĂȘtre amoureux, et que son AndromĂšde bien potelĂ©e, bien grasse, bien nourrie, nâayant rien perdu ni de ses chairs ni de son embonpoint dans sa chaĂźne et sur son rocher, soit trĂšs lourde et trĂšs pesante. Nul dĂ©sordre qui marque la conquĂȘte. Pas le moindre trait de conformitĂ© avec un rapt aprĂšs un combat. Câest un homme [137] vigoureux qui aide une femme Ă traverser un ruisseau. Cette Andromede nue est blanche et froide comme le marbre. A son expression, et Ă sa longue chevelure blonde, lisse et sĂ©parĂ©e sur le milieu de son front, câest une Madeleine quâil en fera, quand il voudra. Ce peintre nâa que deux ou trois tĂȘtes qui roulent dans la sienne et quâil fourre partout. Sur le rivage, Ă quelque distance du groupe dâAndromĂšde et de PersĂ©e, un second Amour tient lâautre extrĂ©mitĂ© de la guirlande de fleurs qui va serpentant par-derriĂšre les deux amants ; en sorte quâil semble que le projet des deux Amours soit de les enlacer. Quand je me reprĂ©sente ce monstre de faĂŻence, et cette grosse, Ă©paisse fumĂ©e qui coupe la scĂšne en diagonale et qui sâarrondit Ă terre en ballons sous les pieds dâAndromĂšde, je ne saurais mâempĂȘcher dâen rire. Entre cet Amour et le groupe dâAndromĂšde et de PersĂ©e, tout Ă fait sur le devant, il y a un petit Amour couchĂ© Ă terre, appuyĂ© contre le casque et lâĂ©pĂ©e de PersĂ©e, et regardant tranquillement lâenlĂšvement. Tout Ă fait Ă gauche et sur le fond, la scĂšne se termine par des arbres. PersĂ©e a encore un pied dans lâeau ; Ă peine est-il vainqueur du monstre, pourquoi donc son Ă©pĂ©e et son casque sont-ils Ă terre ? Est-ce ce petit Amour qui lâen a dĂ©barrassĂ© ? Rien ne le dit ; et câest une idĂ©e bien tirĂ©e par les cheveux. Il faudrait que cela fĂ»t Ă©vident, pour nâĂȘtre pas absurde, ridicule. Jâai vraiment lâĂąme chagrine de voir un si beau faire, un moyen aussi rare, aussi prĂ©cieux, si propre Ă de grands effets, et rĂ©duit Ă rien. Le meilleur emploi que cet homme pourrait faire de son talent, ce serait de peindre des tĂȘtes, en petit nombre, beaucoup de bras, de pieds et de mains, pour servir dâĂ©tudes aux Ă©lĂšves. [138]
Retour dâUlysse et de Telemaque auprĂšs de Penelope
Tableau de 2 pieds 3 pouces de large, sur 1 pied, 10 pouces de haut.
Si jâentreprends jamais le traitĂ© de lâart de ramper en peinture, le bel exemple dâinsipiditĂ© et de contresens.
A droite, sur le fond, portĂ© sur des nuĂ©es et renversĂ© en arriĂšre, un bout de Mercure. Ulysse tout nu sur le devant, se prĂ©sentant Ă PĂ©nĂ©lope assise au-dessus dâune estrade Ă laquelle on monte par quelques degrĂ©s. Il tend la main Ă PĂ©nĂ©lope, et il reçoit la sienne. Sur le fond TĂ©lĂ©maque Ă deux genoux devant sa mĂšre.
De cet Ulysse si fin, si rusĂ©, dâun caractĂšre si connu, et dans un instant dont lâexpression est si dĂ©terminĂ©e, savez-vous ce quâil en fait ? Un rustre, ignoble, sot et niais. Mettez-lui une coquille Ă la main, et jetez-lui une peau de mouton sur les Ă©paules, et vous aurez un saint Jean prĂȘt Ă baptiser le Christ. Et pourquoi ce personnage est-il nu ? Je ne sais ce que PĂ©nĂ©lope lui tracasse dans la main.
Ce TĂ©lĂ©maque nâa pas quatre ans de moins que sa mĂšre ; et puis, il est froid, plat, sans caractĂšre, sans expression, sans grĂące, sans noblesse, sans aucun mouvement. Et cela, câest un fils qui revoit sa mĂšre. Câest un enfant de bois ; il ignore le sentiment de la nature. Il nâa ni Ăąme ni entrailles.
Pénélope vue de profil regarde au loin et montre du doigt quelque chose. Elle ne voit ni son fils ni son époux.
Et voilĂ ce quâon appelle lâentrevue de trois personnes liĂ©es par les rapports les plus doux, les plus violents, les plus sacrĂ©s de la vie. Câest lĂ un pĂšre ! câest lĂ un fils ! câest lĂ une mĂšre ! Un fils qui a couru les plus grands [139] pĂ©rils pour retrouver son pĂšre ! un pĂšre qui, aprĂšs avoir exposĂ© cent fois sa vie pendant la durĂ©e dâune guerre longue et cruelle, a Ă©tĂ© poursuivi sur les mers et sur les terres, par la colĂšre des dieux qui sâĂ©taient plu Ă mettre sa constance Ă toutes les Ă©preuves possibles ; une mĂšre, une Ă©pouse qui croyait avoir perdu son fils et son Ă©poux, et qui avait souffert, pendant leur absence, toutes les insolences dâune multitude de princes voisins. Est-ce que cette femme ne devait pas se trouver mal entre les bras de son fils et de son Ă©poux ? Est-ce que cet Ă©poux la soutenant ne devait pas me montrer la tendresse, lâintĂ©rĂȘt, la joie dans toute leur Ă©nergie ? Est-ce que cet enfant ne devait pas tenir une des mains de sa mĂšre, la dĂ©vorer et lâarroser de larmes ? Ce tableau, mon ami, est le sceau de la bĂȘtise de LagrenĂ©e, sceau que rien ne rompra jamais. TrompĂ© par le charme de son pinceau, et par son succĂšs dans de petits sujets tranquilles oĂč lâimagination est secourue par cent modĂšles supĂ©rieurs, jâavais dit de lui, Magnae spes altera Romae346 ; je me rĂ©tracte. Que les artistes se prosternent, tant quâils voudront, devant son chevalet ; pour nous qui exigeons quâune scĂšne aussi intĂ©ressante sâadresse Ă notre cĆur, quâelle nous Ă©meuve, quâelle fasse couler nos larmes nous cracherons sur la toile⊠« Quoi, sur cette Peneloppe ? Sur cette figure, la plus belle peut-ĂȘtre quâil y ait au Salon ? Voyez donc ce beau caractĂšre de tĂȘte, cette noblesse ; cette belle draperie, ces beaux plis, voyez donc »⊠Je vois quâen effaçant ces deux plates figures qui sont Ă cĂŽtĂ© dâelle ; lâasseyant sur un trĂ©pied, jâaurai dâexpression, dâattitude, dâaction, dâajustement une sublime sibylle. Je vois quâen laissant Ă cĂŽtĂ© dâelle, ces deux figures, mais leur donnant lâattention et le caractĂšre qui convient au moment, vous en ferez une pythie quâils auront interrogĂ©e et qui leur montre du doigt [140] dans le lointain les bonnes ou mauvaises aventures qui les attendent. Jâaimerais encore mieux ce sujet travesti en ridicule, Ă la maniĂšre flamande ; Ulysse vieux bonhomme, de retour de la campagne, en chapeau pointu sur la tĂȘte, lâĂ©pĂ©e pendue Ă sa boutonniĂšre, et lâescopette accrochĂ©e sur lâĂ©paule, Telemaque avec le tablier de garçon brasseur, et Peneloppe dans une taverne Ă biĂšre, que cette froide, impertinente et absurde dignitĂ©.
Renaud et Armide347.
Petit tableau.
A gauche du tableau ou Ă droite du spectateur, un bout de paysage, des arbres bien verts, dâun vert bien Ă©gal, bien lourds, bien Ă©pais, on ne saurait plus mal touchĂ©s. Au pied de ces vilains arbres, un bout de roche. Sur ce bout de roche un riche coussin. Sur ce riche coussin Armide assise. Elle est triste et pensive. Elle a pressenti lâinconstance de Renaud. Un de ses bras tombe mollement sur le coussin ; lâautre est jetĂ© sur les Ă©paules de Renaud. Sa tĂȘte est penchĂ©e sur celle du guerrier volage. On ne la voit que de profil. Renaud est Ă ses genoux. On le voit de face. Sa main gauche va chercher celle dâArmide. Sa main droite sâapprochant de sa poitrine, est dans la position dâun homme qui fait un serment Ses yeux sont attachĂ©s sur les yeux dâArmide. La terre autour dâeux est jonchĂ©e de roses, de jonquilles, de fleurs qui naissent et qui sâĂ©panouissent. Jâaurais mieux aimĂ© [141] quâelles fussent inclinĂ©es sur leur tige et commençassent Ă se faner. Greuze nây aurait pas manquĂ©. On voit aux pieds de Renaud plus vers la gauche, un jeune Amour debout, son carquois sur le dos, ses ailes dĂ©ployĂ©es, son bandeau relevĂ©, montrant Ă un de ses frĂšres Ă©tendu Ă terre et dĂ©solĂ©, la passion de Renaud pour Armide. Tout Ă fait Ă gauche sur le fond deux autres Amours occupĂ©s, lâun debout Ă soutenir le bouclier de Renaud ; lâautre juchĂ© sur un arbre, Ă le suspendre Ă des branches. Puis un autre bout de paysage, des arbres aussi monotones, aussi lourds, aussi compacts que ceux de la droite. Au-delĂ de ces arbres, un peu dans le lointain, une portion du palais dâArmide. Jâenrage mon ami. Je crois que si ce maudit LagrenĂ©e Ă©tait lĂ , je le battrais. Et chienne de bĂȘte, si tu nâas point dâidĂ©es que nâen vas-tu chercher chez ceux qui en ont, qui tâaiment, qui estiment ton talent et qui tâen souffleraient. Je sais bien quâen peinture, ainsi quâen littĂ©rature on ne tire pas grand parti dâune idĂ©e dâemprunt ; mais cela vaut encore mieux que rien. Froide, mauvaise, insignifiante composition. Renaud gros valet, joufflu, rebondi, sans grĂące, sans finesse, sans expression que celle de ces drĂŽles, de ces gros rĂ©jouis, qui rient par Ă©clats, qui font tenir Ă nos fillettes les cĂŽtĂ©s de rire et qui les croquent tout en riant. Armide, Ă lâavenant. Terrasse froide et dure, dâun vert tranchant qui blesse la vue. Arbres et paysage dĂ©testables. ScĂšne insipide dâopĂ©ra. Câest Pillot et Mlle Dubois. Ni esprit, ni dignitĂ©, ni passion, ni poĂ©sie, ni mensonge, ni vĂ©ritĂ©. ĂĂ , maĂźtre LagrenĂ©e, car je ne tâappellerai jamais autrement, place-toi devant ton propre ouvrage, et dis-moi ce que tu en penses. Est-ce lĂ ce fier, ce terrible Renaud, cet Achille de lâarmĂ©e de Godefroid, [142] ce charmant et volage guerrier du Tasse ? Est-ce lĂ cette enchanteresse qui traversant le camp des chrĂ©tiens, y sĂšme lâamour et la jalousie, et divise toute une armĂ©e. Homme de glace, artiste de marbre, câest entre tes mains que la magicienne a bien perdu sa baguette. Comme elle est sage ! Comme elle est modeste ! Comme elle est bien enveloppĂ©e ! MaĂźtre LagrenĂ©e, mais vous nâavez donc pas la moindre idĂ©e de la coquetterie, des artifices dâune femme perfide qui cherche Ă tromper, Ă sĂ©duire, Ă retenir, Ă rĂ©chauffer un amant ; vous nâavez donc jamais vu couler ces larmes de crocodile... Eh si bien moi ! Combien de fois une de ces larmes arrachĂ©es de lâĆil Ă force de le frotter, mâen ont fait rĂ©pandre de vraies, Ă©teignirent les transports de la colĂšre la mieux mĂ©ritĂ©e, et me renchaĂźnĂšrent sous des liens que je dĂ©testais. Que vous peignez mal, monsieur LagrenĂ©e ; mais que vous ĂȘtes heureux dâignorer tout cela. Mon ami, faites des petits saints Jean, des enfants JĂ©sus et des Vierges ; mais croyez-moi, laissez lĂ les Renaud, les Armide, les MĂ©dor, les AngĂ©lique et les Roland.
La Poésie et la Philosophie348
Deux petits pendants.
Ces deux petits tableaux mâappartiennent, et lâon prĂ©tend quâils sont trĂšs jolis. Câest aussi mon avis. [143]
Lâun montre une femme couronnĂ©e de laurier, la tĂȘte et les regards tournĂ©s vers le ciel ; dans un accĂšs de verve.
A sa droite un bout du cheval Pégase assez mal touché.
Lâautre reprĂ©sente une femme sĂ©rieuse, pensive, en mĂ©ditation, le coude posĂ© sur un bureau, et la tĂȘte appuyĂ©e sur sa main.
Puisquâil nây a quâun jugement sur ces deux morceaux, et quâils sont Ă moi, il serait dans lâordre que jâen ignorasse ou que jâen celasse les dĂ©fauts. Mais dans les arts, comme en amour, un bonheur qui nâest fondĂ© que sur lâillusion ne saurait durer. Mes amis, faites comme moi. Voyez votre maĂźtresse, telle quâelle est. Voyez vos statues, vos tableaux, vos amis, tels quâils sont. Et sâils vous ont enchantĂ© le premier jour, le charme durera. Je me souviens quâune femme qui doutait un peu de la bontĂ© de mes yeux me demanda son portrait que jâentamai sur-le-champ et quâelle nâeut pas le courage de me laisser finir ; elle me ferma la bouche avec une de ses mains. Cependant je lâaimais bien. Mes deux petits tableaux sont bien coloriĂ©s, surtout la Philosophie. Ils ne manquent pas dâexpression, surtout la Philosophie dont les accessoires, les livres, le bureau et le reste sont encore prĂ©cieusement finis. Mais le bras droit de la PoĂ©sie dont la main gauche est trĂšs belle... â Eh bien, ce bras droit ? â A quelque incorrection qui me blesse ; et ceux de la Philosophie sont dâune servante. Et puis les deux figures, surtout celle-ci, ont un caractĂšre domestique et commun qui ne convient guĂšre Ă des natures idĂ©ales, abstraites, symboliques qui devraient ĂȘtre grandes, exagĂ©rĂ©es et dâun autre monde. Une femme qui compose, nâest pas la PoĂ©sie ; une femme qui mĂ©dite, nâest pas la Philosophie. Outre lâaction propre Ă lâĂ©tat, il y a la physionomie⊠« Et ils vous plairont toujours ces petits tableaux ?⊠Je le crois⊠« Et cette amie qui vous ferma la bouche, vous plaĂźt-elle encore ? »⊠Plus que jamais. [144]
Une baigneuse349.
Petit tableau.
Sur le fond, un froid, lourd, et vilain paysage, collĂ©. Les enlumineuses du bas de la rue Saint-Jacques, Ă six liards la feuille, ne font ni mieux ni plus mal. A droite, sur le fond, un Amour monotone, non aveugle, mais les yeux pochĂ©s, plat, de bois, dĂ©coupĂ©. A gauche, la baigneuse assise. Elle est sortie de lâeau. Elle sâessuie. Comment une semblable figure peut-elle intĂ©resser ? Par la beautĂ© des formes, par la voluptĂ© de la position, par les charmes de toute la personne. Et câest une grosse, grasse crĂ©ature, sans Ă©lĂ©gance, sans attraits, lourde, Ă©paisse ; et puis sur ses Ă©paules, la rĂ©pĂ©tition de la tĂȘte de la Suzanne et de la Madeleine du dernier Salon. Elle est ceinte dâun gros linge. Elle a les jambes croisĂ©es, et au bout de ces jambes, deux pieds rouges. Pauvre, trĂšs pauvre chose. Baigneuse Ă fuir. Les eaux du bain sont sur le devant. Et ces eaux peintes comme Ă lâordinaire.
La tĂȘte de PompĂ©e prĂ©sentĂ©e Ă CĂ©sar350.
Tableau cintré de 9 pieds 3 pouces de haut, sur 4 pieds, 11 pouces de large. Pour Sa Majesté le roi de Pologne.
Je ne sais quel pape demanda Ă son camĂ©rier quel temps il faisait. Beau, lui rĂ©pondit le camĂ©rier, quoiquâil plĂ»t Ă verse. Mon ami, je ne veux pas, si je vais jamais Ă Varsovie, que Sa MajestĂ© le roi de Pologne me prenne par une oreille et me conduisant devant ce tableau, me dise, comme [145] le St PĂšre dit Ă son camĂ©rier, en le menant Ă la fenĂȘtre : Vede, coglione. Que les souverains sont Ă plaindre ! On nâose pas seulement leur dire quâil pleut, quand ils veulent du beau temps.
La forme de ce tableau est ingrate, il faut en convenir. La scĂšne se passe sur deux barques, aux environs du phare dâAlexandrie. On voit ce phare, Ă gauche. Plus sur le fond, du mĂȘme cĂŽtĂ©, une pyramide. Câest Ă quelque distance du premier de ces deux Ă©difices que les barques se sont rencontrĂ©es. Vers le milieu de celle qui est Ă gauche, sur le devant, un esclave basanĂ© et presque nu, tient dâune main la tĂȘte par les cheveux et le linge qui lâenveloppait ; de lâautre, il la porte en devant. Le linge est ensanglantĂ©. LâenvoyĂ© placĂ© un peu plus sur le fond, et vers la pointe de la barque, la tĂȘte penchĂ©e, une main rapprochĂ©e de la poitrine, et lâautre disposĂ©e Ă recouvrir la tĂȘte de son voile. Je ne sais si, depuis que jâai vu cette composition, lâartiste nâa rien changĂ© Ă lâaction de cette figure. Caesar est debout sur lâautre barque. Son expression est mĂȘlĂ©e de douleur et dâindignation. Une larme vraie ou fausse lui tombe de lâĆil. Il interpose sa main droite entre ses regards et la tĂȘte de PompĂ©e. La roideur de son autre bras et son poing fermĂ© rĂ©pondent fort bien Ă lâexpression du reste de la figure. Il y a derriĂšre Caesar, un beau jeune chevalier romain assis ; il a les yeux attachĂ©s sur la tĂȘte. Debout derriĂšre Caesar et ce chevalier, tout Ă fait Ă droite, un vieux chef de lĂ©gion regarde le mĂȘme objet avec une attention, et une surprise mĂȘlĂ©e de douleur. Dans lâautre barque, autour de lâesclave, lâartiste a placĂ© des vases prĂ©cieux et dâautres prĂ©sents. Tout Ă fait Ă gauche, sur lâextrĂ©mitĂ© de la toile, dans la demi-teinte, un compagnon de MĂ©nodote ; il est debout. Il Ă©coute.
Lâartiste a tant consultĂ©, si changĂ©, si tourmentĂ© sa composition, que je ne sais plus ce quâil en reste. Je la jugerai donc telle quâelle Ă©tait, puisque jâignore ce quâelle est.
Le faire est de La GrenĂ©e ; câest-Ă -dire quâen gĂ©nĂ©ral il est beau et trĂšs [146] beau. Cette tĂȘte de PompĂ©e qui devait ĂȘtre si grande, si intĂ©ressante, si pathĂ©tique, par son caractĂšre, est petite et mesquine. Je ne lui voudrais pas la bouche bĂ©ante, ce qui serait hideux. Mais je ne la lui voudrais pas fermĂ©e, parce que les muscles sâĂ©tant relĂąchĂ©s, elle a dĂ» sâentrouvrir.
Lorsque jâobjectais Ă LagrenĂ©e la petitesse et le mesquin de cette tĂȘte, il me rĂ©pondit quâelle Ă©tait plus grande que nature. Que voulez-vous obtenir dâun artiste qui croit quâune tĂȘte grande, câest une grosse tĂȘte ; et qui vous rĂ©pond du volume, quand vous lui parlez du caractĂšre.
Lâesclave qui la prĂ©sente est excellent de dessin et dâexpression. Il a les regards attachĂ©s sur CĂ©sar dont lâindignation le pĂ©nĂštre dâeffroi.
Il y a bien quelque embarras, quelque perplexitĂ©, mais trop peu marquĂ©e pour le mauvais accueil quâon lui fait, sur le visage de lâenvoyĂ© qui prĂ©sente la tĂȘte. Il regarde CĂ©sar, ce quâil ne devrait pas. Il me semble que celui qui entend ces mots, qui est votre maĂźtre, pour avoir osĂ© un pareil attentat, doit avoir les yeux baissĂ©s. Je lui trouve lâair hypocrite et faux. Du reste il est trĂšs bien drapĂ© et trĂšs bien peint. On ne peut mieux.
Je nâai rien Ă dire du Caesar, et câest peut-ĂȘtre en dire bien du mal. Il me semble un peu guindĂ© et raide. La larme qui coule sur sa joue est fausse. Lâindignation ne pleure pas, et dâailleurs la sienne est un peu grimaciĂšre.
Il y a certainement des beautĂ©s dans ce morceau, mais de technique, et par consĂ©quent peu faites pour ĂȘtre senties, au lieu que les dĂ©fauts sont frappants.
PremiĂšrement, rien nây rĂ©pond Ă lâimportance de la scĂšne. Il nây a nul intĂ©rĂȘt. Tout est dâun caractĂšre petit et commun. Cela est muet et froid.
Secondement, et ce vice est surtout sensible au cÎté droit de la composition ; le Caesar est isolé ; le jeune chevalier assis est isolé ; le vieux chef de [147] légion est isolé. Rien ne fait groupe ou masse. Ce qui rend cette partie de la scÚne pauvre, vide et maigre.
TroisiĂšmement, toutes ces natures sont trop petites, trop ordinaires. Il me les fallait plus exagĂ©rĂ©es, moins comparables Ă moi. Ce sont de petits personnages dâaujourdâhui.
QuatriĂšmement, on ne pouvait mettre trop de simplicitĂ©, de silence et de repos dans cette scĂšne. Autre raison pour en exagĂ©rer davantage les caractĂšres. Point de milieu, ou de grandes figures et peu dâaction ; ou beaucoup dâaction et des figures de proportion commune. Et puis, il fallait penser que le simple est sublime ou plat.
Une observation assez gĂ©nĂ©rale sur La GrenĂ©e, câest que son talent diminue en raison de lâĂ©tendue de sa toile. On a tout mis en Ćuvre pour lâĂ©chauffer, lui agrandir la tĂȘte, lui inspirer quelques concepts hauts. Peines perdues. Je disais Ă Made Geoffrin quâun jour Roland prit un capucin par la barbe, et quâaprĂšs lâavoir bien fait tourner, il le jeta Ă deux milles de lĂ oĂč il ne tomba quâun capucin351.
Si La GrenĂ©e avait pensĂ© Ă choisir des natures moins communes ; sâil avait pensĂ© Ă donner plus de profondeur Ă sa scĂšne ; sâil y avait eu plus de spectateurs, plus dâincidents, plus de variĂ©tĂ©, quelques groupes ou masses, tout aurait Ă©tĂ© mieux. Mais lâĂ©tendue de la toile le permettait-elle ? On le verra Ă lâarticle de St François de Sales agonisant, peint par Du Rameau. [148]
Le Dauphin mourant, environnĂ© de sa famille. Le Duc de Bourgogne lui prĂ©sente la couronne de lâimmortalitĂ©352.
Tableau de 4 pieds de haut, sur 3 pieds de large ; composé et commandé par Mr le duc de La Vauguyon.
Ah, mon ami, combien de beaux pieds, de belles mains, de belles chairs, de belles draperies, de talent perdu ! Quâon me porte cela sous les charniers des Innocents. Ce sera le plus bel ex-voto, quâon y ait jamais suspendu.
Un grand rideau sâest levĂ©, et lâon a vu le dauphin moribond, Ă©tendu sur son lit, le corps Ă demi nu.
Cette idĂ©e du dauphin derriĂšre le rideau a fait fortune. Le dauphin a passĂ© toute sa vie derriĂšre un rideau, et un rideau bien Ă©pais ; câest Thomas qui lâa dit en prose. Câest moi qui lâait dit en vers. Câest Cochin qui lâa dit en gravure. Câest La GrenĂ©e qui le dit en peinture, dâaprĂšs Mr de La Vauguyon qui lui avait appris Ă se tenir lĂ .
Sa femme est assise à cÎté de lui, dans un fauteuil.
La France triste et pensive est debout Ă son chevet.
Un des enfants, avec le cordon bleu, a la tĂȘte penchĂ©e dans le giron de sa mĂšre. [149]
Un second, avec le cordon bleu, est debout au pied du lit.
Un troisiÚme, avec le cordon bleu, est penché sur le pied du lit.
Le petit duc de Bourgogne, tout nu, mais avec le cordon bleu, suspendu dans les airs au centre de la toile, environné de lumiÚre, présente la couronne éternelle à son pÚre.
Il nây a certainement que son pĂšre qui lâaperçoive ; car son apparition ne fait pas la moindre sensation sur les autres.
Cette merveilleuse composition a été imaginée et commandée par Mr le duc de La Vauguyon.
Rare et sublime effort dâune imaginative
Qui ne le cĂšde en rien Ă personne qui vive353.
On sâĂ©tait dâabord adressĂ© Ă Greuze. Celui-ci rĂ©pondit que ce projet de tableau Ă©tait fort beau, mais quâil ne se sentait pas le talent dâen faire quelque chose. La GrenĂ©e plus avide dâargent que Greuze, et câest beaucoup dire, et moins jaloux de gloire, sâen est chargĂ©. Je mâen rĂ©jouis pour Greuze. Je vois que lâargent nâest pourtant pas la chose quâil estime le plus.
Revenons au tableau. Que Mr de La Vauguyon se propose de consacrer la mĂ©moire dâun prince qui lui fut cher, et qui lui permit, en dĂ©pit de son pĂšre, dâempoisonner le cĆur et lâesprit de ses enfants, de bigoterie, de jĂ©suitisme, de fanatisme et dâintolĂ©rance, Ă la bonne heure. Mais de quoi sâavise cette tĂȘte dâoison-lĂ dâimaginer une composition et de vouloir commander Ă un art quâil nâentend pas mieux que celui dâinstituer un prince. Il ne se doute donc pas que rien nâest si difficile que dâordonner une composition en gĂ©nĂ©ral, et que la difficultĂ© redouble, lorsquâil sâagit dâune scĂšne de mĆurs, dâune scĂšne de famille, dâune derniĂšre scĂšne de la vie, dâune scĂšne pathĂ©tique et de grand pathĂ©tique. Il a vu tous ses personnages sur la toile aussi plats quâil les aurait voulus sur le théùtre du monde, [150] si bonne nature et bonne fortune ne sây fussent opposĂ©es ; et La GrenĂ©e lâa bien secondĂ©. Mr le duc, vous avez promis Ă lâartiste, combien ? mille Ă©cus ? Donnez-en deux mille ; et courez vous cacher tous deux.
Il y a peu dâhommes, mĂȘme parmi les gens de lettres, qui sachent ordonner un tableau. Demandez Ă Leprince, chargĂ© par Mr de St Lambert, homme dâesprit, certes sâil en fut, de la composition des figures qui doivent dĂ©corer son poĂšme des Saisons. Câest une foule dâidĂ©es fines qui ne peuvent se rendre, ou qui rendues seraient sans effet. Ce sont des demandes ou folles ou ridicules, ou incompatibles avec la beautĂ© du technique. Cela serait passable, Ă©crit ; dĂ©testable, peint ; et câest ce que mes confrĂšres ne sentent pas. Ils ont dans la tĂȘte, Ut pictura poesis erit ; et ils ne se doutent pas quâil est encore plus vrai que Ut poesis, pictura non erit. Ce qui fait bien en peinture, fait toujours bien en poĂ©sie ; mais cela nâest pas rĂ©ciproque. Jâen reviens toujours au Neptune de Virgile, summa placidum caput extulit unda354. Que le plus habile artiste, sâarrĂȘtant strictement Ă lâimage du poĂšte, nous montre cette tĂȘte si belle, si noble, si sublime dans lâEneide, [151] et vous verrez son effet sur la toile. Il nây a sur le papier ni unitĂ© de temps, ni unitĂ© de lieu, ni unitĂ© dâaction. Il nây a ni groupes dĂ©terminĂ©s, ni repos marquĂ©s, ni clair-obscur, ni magie de lumiĂšre, ni intelligence dâombres, ni teintes, ni demi-teintes, ni perspective, ni plans. Lâimagination passe rapidement dâimage en image ; son Ćil embrasse tout Ă la fois. Si elle discerne des plans, elle ne les gradue ni ne les Ă©tablit. Elle sâenfoncera tout Ă coup Ă des distances immenses. Tout Ă coup elle reviendra sur elle-mĂȘme avec la mĂȘme rapiditĂ©, et pressera sur vous les objets. Elle ne sait ce que câest harmonie, cadence, balance ; elle entasse, elle confond, elle meut, elle approche, elle Ă©loigne, elle mĂȘle, elle colore comme il lui plaĂźt. Il nây a dans ses compositions ni monotonie, ni cacophonie, ni vides, du moins Ă la maniĂšre dont la peinture lâentend. Il nâen est pas ainsi dâun art oĂč le moindre intervalle mal mĂ©nagĂ© fait un trou, oĂč une figure trop Ă©loignĂ©e ou trop rapprochĂ©e de deux autres alourdit ou rompt une masse ; oĂč un bout de linge chiffonnĂ© papillote ; oĂč un faux pli casse un bras ou une jambe ; oĂč un bout de draperie mal coloriĂ© dĂ©saccorde ; oĂč il ne sâagit pas de dire, sa bouche Ă©tait ouverte, ses cheveux se dressaient sur son front, les yeux lui sortaient de la tĂȘte, ses muscles se gonflaient sur ses joues ; câĂ©tait la fureur ; mais oĂč il faut rendre toutes ces choses ; oĂč il ne sâagit pas de dire, mais oĂč il faut faire ce que le poĂšte dit ; oĂč tout doit ĂȘtre pressenti, prĂ©parĂ©, sauvĂ©, montrĂ©, annoncĂ©, et cela dans la composition la plus nombreuse et la plus compliquĂ©e, la scĂšne la plus variĂ©e et la plus tumultueuse, [152] au milieu du plus grand dĂ©sordre, dans une tempĂȘte, dans le tumulte dâun incendie, dans les horreurs dâune bataille. LâĂ©tendue et la teinte de la nue ; lâĂ©tendue et la teinte de la poussiĂšre, ou de la fumĂ©e sont dĂ©terminĂ©es.
Chardin, LagrenĂ©e, Greuze et dâautres mâont assurĂ©, et les artistes ne flattent point les littĂ©rateurs, que jâĂ©tais presque le seul dâentre ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile, presque comme elles Ă©taient ordonnĂ©es dans ma tĂȘte.
LagrenĂ©e me dit, donnez-moi un sujet pour la Paix, et je lui rĂ©ponds ; montrez-moi Mars couvert de sa cuirasse, les reins ceints de son Ă©pĂ©e, sa tĂȘte belle, noble, fiĂšre, Ă©chevelĂ©e. Placez debout Ă son cĂŽtĂ© VĂ©nus, mais VĂ©nus nue, grande, divine, voluptueuse ; jetez mollement un de ses bras autour des Ă©paules de son amant, et quâen lui souriant dâun souris enchanteur elle lui montre, la seule piĂšce de son armure qui lui manque, son casque dans lequel ses pigeons ont fait leur nid. Jâentends, dit le peintre ; on verra quelques brins de paille sortir de dessous la femelle ; le mĂąle posĂ© sur la visiĂšre fera sentinelle ; et mon tableau sera fait355.
Greuze me dit, je voudrais bien peindre une femme toute nue, sans blesser la pudeur ; et je lui rĂ©ponds, faites le modĂšle honnĂȘte356. Asseyez devant vous une jeune fille toute nue ; que sa pauvre dĂ©pouille soit Ă terre Ă cĂŽtĂ© dâelle et indique sa misĂšre ; quâelle ait la tĂȘte appuyĂ©e sur une de ses mains ; que de ses yeux baissĂ©s deux larmes coulent le long de ses belles joues ; que son expression soit celle de lâinnocence, de la pudeur et de la modestie ; que sa mĂšre soit Ă cĂŽtĂ© dâelle ; que de ses mains et dâune des mains de sa fille, elle se couvre le visage ; ou quâelle se cache le visage de ses mains, et que celle de sa fille soit posĂ©e sur son Ă©paule ; que le vĂȘtement de cette mĂšre annonce aussi lâextrĂȘme indigence ; et que lâartiste tĂ©moin de cette scĂšne, attendri, touchĂ©, laisse tomber sa palette ou son crayon. Et Greuze dit, je vois mon tableau. [153]
Cela vient apparemment de ce que mon imagination sâest assujettie de longue main aux vĂ©ritables rĂšgles de lâart, Ă force dâen regarder les productions ; que jâai pris lâhabitude dâarranger mes figures dans ma tĂȘte, comme si elles Ă©taient sur la toile ; que peut-ĂȘtre je les y transporte, et que câest sur un grand mur que je regarde, quand jâĂ©cris ; quâil y a longtemps que, pour juger si une femme qui passe est bien ou mal ajustĂ©e, je lâimagine peinte, et que peu Ă peu jâai vu des attitudes, des groupes, des passions, des expressions, du mouvement, de la profondeur, de la perspective, des plans dont lâart peut sâaccommoder ; en un mot que la dĂ©finition dâune imagination rĂ©glĂ©e devrait se tirer de la facilitĂ© dont le peintre peut faire un beau tableau de la chose que le littĂ©rateur a conçue.
Un troisiĂšme artiste me dit, donnez-moi un sujet dâhistoire. Et je lui rĂ©ponds, peignez la mort de Turenne ; consacrez Ă la postĂ©ritĂ© le patriotisme de Mr de St Hilaire. Placez au fond de votre tableau, les dehors dâune place assiĂ©gĂ©e. Que la partie supĂ©rieure de la fortification soit couverte dâune grande vapeur, ou fumĂ©e rougeĂątre et Ă©paisse. Que cette fumĂ©e rougeĂątre et enflammĂ©e commence Ă inspirer la terreur. Que je voie Ă gauche, un groupe de quatre figures ; le marĂ©chal mort et prĂȘt Ă ĂȘtre emportĂ© par ses aides de camp dont lâun porte son bras, en dĂ©tournant la tĂȘte ; lâautre soutient le gĂ©nĂ©ral par-dessous les aisselles, et montre toute sa dĂ©solation ; le troisiĂšme plus ferme, est Ă son action. Que le marĂ©chal soit Ă demi soulevĂ©. Que ses jambes pendent et que sa tĂȘte soit renversĂ©e [154] en arriĂšre, Ă©chevelĂ©e. Quâon voie Ă droite, Mr de St Hilaire et son fils ; Mr de St Hilaire sur le devant, son fils sur le fond. Que celui-ci tienne le bras fracassĂ© de son pĂšre ; que ce bras soit enveloppĂ© de la manche dĂ©chirĂ©e du vĂȘtement ; quâon voie Ă cette manche des traces de sang ; quâon en voie des gouttes Ă terre ; et que le pĂšre dise Ă son fils, en lui montrant le marĂ©chal mort, ce nâest pas sur moi, mon fils, quâil faut pleurer, câest sur la perte que la France fait par la mort de cet homme. Que le fils ait les regards attachĂ©s sur le marĂ©chal. Ce nâest pas tout. Arrangez par-derriĂšre ce groupe, un Ă©cuyer immobile, qui tienne la bride de la pie du marĂ©chal ; quâil regarde aussi son maĂźtre mort ; et quâil tombe de grosses larmes de ses yeux. Câest fait, dit lâartiste ; quâon me donne un crayon et que je jette bien vite sur le papier gris lâesquisse de mon tableau.
Câen est un quatriĂšme qui a apparemment de lâamitiĂ© pour moi, qui partage mon bonheur et ma reconnaissance et qui me propose dâĂ©terniser les marques de bontĂ© que jâai reçues de la grande souveraine, car câest ainsi quâon lâappelle, comme on appelait, il y a quelques annĂ©es, le roi de Prusse, le grand roi. Et je lui rĂ©ponds, Ă©levez son buste ou sa statue sur un piĂ©destal ; entrelacez autour de ce piĂ©destal la corne dâabondance ; faites-en sortir tous les symboles de la richesse. Contre ce piĂ©destal, appuyez mon Ă©pouse ; quâelle verse des larmes de joie ; quâun de ses bras posĂ© sur lâĂ©paule de son enfant, elle lui montre de lâautre notre bienfaitrice commune ; que cependant la tĂȘte et la poitrine nues, comme câest mon usage, lâon me voie portant [155] mes mains vers une vieille lyre suspendue Ă la muraille. Et lâartiste ami dit, je vois Ă peu prĂšs mon tableau.
Et celui du Dauphin mourant ?... Encore un moment de patience, et vous serez satisfait. Il faut auparavant que je vous montre comment un poĂšte en quatre lignes, fait succĂ©der plusieurs instants diffĂ©rents, et croyant nâordonner quâun seul tableau, il en accumule plusieurs. LucrĂšce sâadresse Ă VĂ©nus et la prie dâassoupir entre ses bras le dieu des batailles, et de rendre la paix aux Romains, le loisir Ă Memmius ; et voici ses vers.
Effice ut interea fera mĆnera militiaĂŻ
Per maria ac terras omnes sopita quiescant.
Nam tu sola potes tranquilla pace juvare
Mortales. Quoniam belli fera moenera Mavors
Armipotens regit, in gremium qui saepe tuum se
Rejicit, aeterno devinctus vulnere amoris ;
Atque ita suspiciens, tereti cervice reposta,
Pascit amore avidos, inhians in te, dea, visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore.
Hunc tu, diva, tuo recubantem corpore sancto,
Circumfusa super, suaves ex ore loquelas
Funde357.
Fais cependant, ĂŽ VĂ©nus, que les fureurs de la guerre cessent sur les terres, sur les mers, sur lâunivers entier ; car câest toi seule qui peux donner la paix aux mortels ; car câest sur ton sein que le terrible dieu des batailles vient respirer de ses travaux ; câest dans tes bras quâil se rejette et quâil est retenu par la blessure dâun trait Ă©ternel. [156]
Lorsquâil a reposĂ© sa tĂȘte sur tes genoux, ses yeux avides sâattachent sur les tiens ; il te regarde ; il sâenivre ; sa bouche est entrouverte, et son Ăąme reste comme suspendue Ă tes lĂšvres.
Dans ce moment oĂč tes membres sacrĂ©s le soutiennent, penche-toi tendrement sur lui, et lâenveloppant de ton cĂ©leste corps, verse dans son cĆur la douce persuasion. Parle, ĂŽ dĂ©esse, et que les Romains te doivent la paix et le repos.
Premier instant, premier tableau ; celui oĂč Mars las de carnage se rejette entre les bras de VĂ©nus.
Second instant, second tableau ; celui oĂč la tĂȘte du dieu repose sur les genoux de la dĂ©esse, et oĂč il puise lâivresse dans ses regards.
TroisiĂšme instant, et troisiĂšme tableau, celui oĂč la dĂ©esse penchĂ©e tendrement sur lui, et lâenveloppant de son cĂ©leste corps, lui parle et lui demande la paix.
Parlez, mon ami, cela nâest-il pas plus intĂ©ressant que de mâentendre dire, cette composition de La GrenĂ©e a tout lâair et toute la platitude dâun ex-voto ; draperies dures et crues ; pas une belle tĂȘte ; mettez un bonnet de laine sur la tĂȘte ignoble de ce dauphin, et vous aurez un malade de lâhĂŽtel-Dieu ; et tous ces bambins avec leur cordon bleu, sans en excepter le revenant de lâautre monde avec son cordon bleu ; et lâinadvertance de la mĂšre et des frĂšres, pour ce revenant ; et le parti quâon pouvait tirer de ce revenant pour donner Ă la scĂšne un peu dâintĂ©rĂȘt et de mouvement ; et toute cette scĂšne qui nâen reste pas moins immobile et muette, quâen dites-vous ? Ne voyez-vous pas que la douleur de cette femme est fausse, hypocrite, quâelle fait tout ce quâelle peut pour pleurer et quâelle ne fait que grimacer ; [157] que ce bout de draperie bleue qui tombe Ă ses pieds est tout Ă fait discordant ; et que cette sphĂšre sur son pied au milieu de ces portefeuilles et de ces livres, occupe trop le milieu et dĂ©plaĂźt.
Laissons cela, et pour nous soulager de la petitesse de cette composition vraiment digne et du personnage qui lâa commandĂ©e et des personnages qui la composent, prouvons par un dernier exemple que le plus grand tableau de poĂ©sie que je connaisse serait trĂšs ingrat pour un peintre, mĂȘme de plafonds, ou de galerie. Lucrece a dit :
Aeneadum genitrix, hominum, divumque voluptas,
Alma Venus, cĆli subter labentia signa,
Quae mare navigerum, quae terras frugiferentes
Concelebras358...
MĂšre des Romains, charme des hommes et des dieux ; de la rĂ©gion des cieux oĂč les astres roulent au-dessus de ta tĂȘte, tu vois sous tes pieds les mers qui portent les navires, les terres qui donnent les moissons, et tu rĂ©pands la fĂ©conditĂ© sur elles.
Il faudrait un mur, un Ă©difice de cent pieds de haut pour conserver Ă ce tableau, toute son immensitĂ©, toute sa grandeur que jâose me flatter dâavoir sentie le premier. Croyez-vous que lâartiste puisse rendre ce dais, cette couronne de globes enflammĂ©s qui roulent autour de la tĂȘte de la dĂ©esse. Ces globes deviendront des points lumineux, comme ils sont autour de la tĂȘte dâune Vierge, dans une assomption ; et quelle comparaison entre ces globes du poĂšte, et ces petites Ă©toiles du peintre. Comment rendra-t-il la majestĂ© de la dĂ©esse? Que fera-t-il de ces mers immenses qui portent les navires, et de ces contrĂ©es fĂ©condes qui donnent les moissons ; et comment la dĂ©esse versera-t-elle sur cet espace infini la fĂ©conditĂ© et la vie. [158]
Chaque art a ses avantages. Lorsque la peinture attaquera la poĂ©sie sur son pailler, il faudra quâelle cĂšde ; mais elle sera sĂ»rement la plus forte, si la poĂ©sie sâavise de lâattaquer sur le sien.
Et voilĂ comment un mauvais tableau inspire quelquefois une bonne page, et comment une bonne page nâinspirera quelquefois quâun mauvais tableau ; et comment une bonne page et un mauvais tableau vous ruineront. Du reste coupez, taillez, tranchez, rognez, et ne laissez de tout cela que ce qui vous duira.
Comptez bien, mon ami : le Dauphin mourant ; Jupiter et Junon sur lâIda ; la tĂȘte de PompĂ©e prĂ©sentĂ©e Ă Caesar ; les Quatre Ă©tats ; Mercure et HersĂ© ; Renaud et Armide ; PersĂ©e et AndromĂšde ; le Retour dâUlysse et de TĂ©lĂ©maque ; la Baigneuse ; lâAmour rĂ©mouleur ; la Suzanne ; le Joseph ; la PoĂ©sie et la Philosophie ; dix-sept tableaux ; en deux ans ; sans compter ceux qui nâont pas Ă©tĂ© exposĂ©s. Tandis que Greuze couve pendant des mois entiers la composition dâun seul, et met quelquefois un an Ă lâexĂ©cuter.
JâĂ©tais au Salon. Je parcourais les ouvrages de cet artiste ; lorsque jâaperçus Naigeon qui les examinait de son cĂŽte. Il haussait les Ă©paules ; ou il dĂ©tournait la tĂȘte ; ou il regardait ; et souriait ironiquement. Vous savez que Naigeon a dessinĂ© plusieurs annĂ©es Ă lâAcadĂ©mie, modelĂ© chez Lemoyne, peint chez Vanloo, et passĂ©, comme Socrate, de lâatelier des beaux-arts, dans lâĂ©cole de la philosophie. Bon, me dis-je, Ă moi-mĂȘme. Je cherchais une occasion de vĂ©rifier mes jugements. La voici. Je mâapproche donc de Naigeon ; et lui frappant un petit coup sur lâĂ©paule ; eh bien, lui dis-je, que pensez-vous de tout cela. [159]
Naigeon. Rien.
Diderot. Comment rien.
Naigeon. Non, rien. Rien du tout. Est-ce que cela fait penser ?
Puis il allait sans mot dire dâune des compositions de La GrenĂ©e Ă une autre. Ce nâĂ©tait pas mon compte. Pour rompre ce silence, je lui jetai un mot sur le faire de lâartiste ; voyez comme ce genou de la dauphine est bien drapĂ© et le nu bien annoncĂ©. Le bout de ce lit sur le devant, nâest-il pas merveilleusement ajustĂ© ?
Naigeon. Je me soucie bien de son genou, de son bout de lit et de tout son faire ; sâil ne mâĂ©meut point, sâil me laisse froid comme un terme. Un peintre, vous le savez mieux que moi, câest celui-lĂ seul, meum qui pectus inaniter angit, Irritat, mulcet, falsis terroribus implet ut magus ; qui modo me Thebis, modo ponit Athenis359. Et vous croyez que cet homme produira ces effets terribles ou dĂ©licieux. Jamais, jamais. Voyez ce Joseph et cette Putiphar. Point dâĂąme, point de goĂ»t, point de vie. OĂč est le dĂ©sordre du moment ? OĂč est la lascivetĂ© ? Est-ce que je ne devrais pas lire dans les yeux de cette femme le dĂ©pit, la colĂšre, lâindignation, le dĂ©sir augmentĂ© par le refus ? Vous voulez que je voie Ă Armide un caractĂšre de vierge, Ă AndromĂšde une tĂȘte de Madeleine, Ă Renaud lâencolure dâun jeune portefaix, au dauphin lâignoble dâun gueux, Ă la dauphine la grimace dâune hypocrite, et que je nâentre pas en fureur.
Diderot. Je veux, mon cher Naigeon, que vous rĂ©serviez votre bile et votre fureur, pour les dieux, pour les prĂȘtres, pour les tyrans, pour tous les imposteurs de ce monde.
Naigeon. Jâen ai provision, et je ne puis me dispenser dâen rĂ©pandre une portion bien mĂ©ritĂ©e, sur des gens ennemis des littĂ©rateurs et des philosophes [160] dont ils dĂ©daignent les jugements, et dont ils seraient longtemps les Ă©coliers dans lâart dâimiter la nature. Jâen appelle Ă vos rĂ©flexions mĂȘmes sur la peinture. Je veux mourir sâil y a dans toutes ces tĂȘtes-lĂ le premier mot de la mĂ©taphysique de leur art. Ce sont presque tous des manĆuvres ; et encore quels manĆuvres. Demandez Ă ce LagrenĂ©e la diffĂ©rence dâune riche draperie, et dâune Ă©toffe neuve, et vous verrez ce quâil vous dira. Voyez ce Caesar, je vous jure que câest la premiĂšre fois quâil a mis cet habit. Voyez ce vaisseau, il vient dâĂȘtre lancĂ© Ă lâeau ; et sa proue dorĂ©e sort de chez Guibert. Il ne sait pas que ces draperies chaudes et crues jetĂ©es sur la toile, fraĂźchement tirĂ©es de la chaudiĂšre font dâabord un mauvais effet, un plus mauvais avec le temps. Il ne sait pas que toute composition perd avec le temps, et que ces draperies dures ne perdant pas proportionnellement, les chairs, les fonds sâĂ©teignent et quâon nâaperçoit plus dans le tableau dĂ©saccordĂ© que de grandes plaques rouges, vertes et bleues. On dit que le temps peint les beaux tableaux. PremiĂšrement, cela ne peut sâentendre que des tableaux travaillĂ©s si franchement et si harmonieusement que lâeffet du temps se rĂ©duise Ă ĂŽter Ă toutes les couleurs leur chaleur trop Ă©clatante et trop crue ; secondement cela ne doit sâentendre que dâun certain intervalle de temps, passĂ© lequel toute composition rongĂ©e par lâacide de lâair sâaffaiblit et sâefface. Il serait peut-ĂȘtre Ă souhaiter que lâaffaiblissement fĂ»t proportionnel sur tout lâespace colorĂ© et que du moins lâharmonie subsistĂąt ; mais le cas le plus dĂ©favorable est celui oĂč la vigueur des draperies reste au milieu du dĂ©pĂ©rissement gĂ©nĂ©ral ; car cette vigueur des draperies achĂšve de tuer le tout. Harmonie perdue, pour harmonie perdue, jâaimerais mieux que lâeffet le plus violent du temps tombĂąt sur les Ă©toffes, et que leur entiĂšre destruction fĂźt valoir les chairs et les autres parties essentielles qui en reprendraient par comparaison une sorte de vie. Ainsi comptez quâaux compositions de La GrenĂ©e oĂč les effets destructeurs de lâair et du temps produiront tout le contraire, on ne retrouvera plus [que360] des Ă©toffes. [161]
Diderot. Fort bien. VoilĂ que vous commencez Ă vous calmer et quâil y a plaisir Ă vous entendre.
Cependant mon homme incapable dâune modĂ©ration qui durĂąt quelque temps, marchait Ă grands pas, et jetait un mot ironique en passant, sur chacun des tableaux quâil apercevait. Ce Renaud, disait-il, sort des mains de son perruquier et de son tailleur... Regardez les cheveux de Persee, comme ils sont bien frisĂ©s... Oh oui, il faut en convenir ce tableau du Dauphin est dâun beau faire ; mais lâaccessoire est devenu le principal, et le principal, lâaccessoire. Câest une bagatelle.
Diderot. Je ne vous entends pas.
Naigeon. Je veux dire que la vraie scĂšne, câĂ©tait la scĂšne de sĂ©paration du pĂšre, de la mĂšre et des enfants ; scĂšne de dĂ©solation au milieu de laquelle je nâaurais pas dĂ©sapprouvĂ© que ce petit revenant descendit du ciel, par un angle de la toile, apportant la couronne immortelle Ă son pĂšre.
Diderot. Vous avez raison... Est-ce que vous nâapprouvez pas lâintention de cette France ou Minerve ?
Naigeon. Et cet enfant qui attache le rideau ?
Diderot. Jâavoue quâil est insoutenable.
Naigeon. O le Poussin ! ĂŽ Le Sueur ! quel trophĂ©e ces gens-lĂ vous Ă©lĂšvent ! Chaque tableau quâils font est un laurier quâils placent sur vos fronts, et un regret quâils nous arrachent. Que vous ĂȘtes grands, Ă©loquents, sublimes, et comme ils me le disent. Mais voyez donc tous ces bambins, comme ils sont bien peignĂ©s, bien ajustĂ©s. Est-ce Ă la derniĂšre heure de leur pĂšre quâils assistent, ou vont-ils Ă la noce dâune de leurs sĆurs. OĂč est le Testament dâEudamidas361 ? oĂč est cette femme assise sur les pieds du lit [162] et le dos tournĂ© Ă son mari moribond et qui me dĂ©sole ? oĂč est cette fille Ă©tendue Ă terre, la tĂȘte penchĂ©e dans le giron de sa mĂšre et qui me dĂ©sole ? oĂč est ce bouclier et cette Ă©pĂ©e suspendue qui mâapprennent que ce moribond est un soldat, un citoyen qui a exposĂ© sa vie pour la patrie et rĂ©pandu son sang pour elle ? O le Poussin ! ĂŽ Le Sueur ! quelle douleur, que celle de cette dauphine !
Uberibus semper lacrymis, semperque paratis
In statione sua, at expectantibus illam
Quod jubeat manare modo362.
Nâest-ce pas encore une belle chose que cette TĂȘte de PompĂ©e prĂ©sentĂ©e Ă Caesar. Froid, compassĂ©, nul Ćstrum poeticum363. Discordance de couleurs. Bras droit de Caesar cassĂ©. Sa cuisse droite allant je ne sais oĂč, ou plutĂŽt il nâen a point. TĂȘte sans noblesse. Africain, au lieu dâĂȘtre chaud et rougeĂątre, sale. Draperie qui pend de la barque, mal jetĂ©e. Ornements de cette barque, lourds. Vagues de la mer, mal touchĂ©es. Mignon, petite tĂȘte, gris de couleur. Ciel dur, qui achĂšve de dĂ©saccorder. Et toujours de la couleur dure et non rompue. Je vous le dis, mon ami, son faire est trop lĂ©chĂ© pour de grandes machines. Il ne convient quâĂ de petites choses quâon regarde de prĂšs et parties par parties. On est toujours tentĂ© de demander oĂč ce peintre prend-il son beau rouge, un outremer aussi brillant ? Et son jaune donc. Vous mâavouerez que cette Suzanne est une copie de celle de Vanloo. Cette figure, symbolique de lâagriculture, est tout Ă fait intĂ©ressante, le linge qui lui couvre une partie du bras merveilleux ; tout en est charmant, tout ; mais feuilletez le portefeuille de Cortone et [163] vous lây retrouverez en cinquante endroits. Mon ami, sortons dâici. Je sens que lâennui et lâhumeur me gagnent.
Nous sortĂźmes. Chemin faisant, il parlait tout seul, et il disait, la nature ! la nature ! quelle diffĂ©rence entre celui qui lâa vue chez elle, et celui qui ne lâa vue quâen visite chez son voisin. Et voilĂ pourquoi Chardin, Vernet et la Tour, sont trois hommes Ă©tonnants pour moi. Et voilĂ pourquoi Loutherbourg, eĂ»t-il un faire aussi beau, aussi spirituel, aussi ragoĂ»tant que Vernet, lui serait encore fort infĂ©rieur, parce quâil nâa pas vu la nature chez elle. Tout ce quâil fait est de rĂ©miniscence. Il copie Wouwermans et Berghem.
Diderot. Loutherbourg copie Wouwermans et Berghem !
Naigeon. Oui, oui, oui.
LĂ -dessus, il part comme un Ă©clair ; il enfile la rue du Champ-Fleuri, et moi je mâen vais droit Ă la synagogue de la rue Royale364, rĂȘvant Ă part moi sur lâimportance que nous mettons Ă des bagatelles, tandis que... rassurez-vous. Je crains la Bastille, et je mâarrĂȘterai lĂ tout court. Non. Encore un mot sur La GrenĂ©e. Pourriez-vous me dire pourquoi, quand on a vu une fois les tableaux de La GrenĂ©e, on ne dĂ©sire plus de les revoir. [164] Quand vous aurez rĂ©pondu Ă cette question ; vous trouverez quâavec quelque sĂ©vĂ©ritĂ© que je lâaie traitĂ©, jâai Ă©tĂ© juste.
Mais quoi, me direz-vous, dans ce grand nombre de tableaux peints par LagrenĂ©e, il nây en a pas un beau. Non, mon ami. Ils sont tous agrĂ©ables pour moi ; mais ils ne sont pas beaux. II nây en a pas un oĂč il nây ait des choses de mĂ©tier supĂ©rieurement faites ; pas un que je ne voulusse avoir ; mais sâil fallait ou les avoir tous ou nâen avoir aucun, jâaimerais mieux nâen avoir aucun. Jugerons-nous de lâart comme la multitude ? En jugerons-nous comme dâun mĂ©tier, comme dâun talent purement mĂ©canique ? Lâappellerons-nous, la routine de bien faire des pieds et des mains, une bouche, un nez, un visage, une figure entiĂšre, mĂȘme de faire sortir cette figure de la toile ? prendrons-nous les connaissances prĂ©liminaires de lâimitation de nature, pour la vĂ©ritable imitation de nature ? Ou rapporterons-nous les productions du peintre, Ă leur vrai but ? Ă leur vraie raison ? Y a-t-il pour les peintres une indulgence qui nâest ni pour les poĂštes ni pour les musiciens ? En un mot la peinture est-elle lâart de parler aux yeux seulement ? ou celui de sâadresser au cĆur et Ă lâesprit, de charmer lâun, dâĂ©mouvoir lâautre, par lâentremise des yeux. O mon ami, la plate chose que des vers bien ! la plate chose que de la musique bien faite ! la plate chose quâun morceau de peinture bien fait, bien peint ! Concluez... concluez que La GrenĂ©e nâest pas le peintre, mais bien maĂźtre LagrenĂ©e.
Diderot. Est-ce que vous nâĂȘtes pas las de tourner autour de cet immense Salon ? Pour moi, les jambes me rentrent dans le corps ; passons sous la galerie dâApollon, oĂč il nây a personne ; nous nous reposerons lĂ tout Ă notre [165] aise ; et je vous confierai quelques idĂ©es qui me sont venues sur une question assez importante.
Grimm. Et quelle est cette importante question ?
Diderot. Lâinfluence du luxe sur les beaux-arts. Vous conviendrez quâils ont tous merveilleusement embrouillĂ© cette question.
Grimm. Merveilleusement.
Diderot. Ils ont vu que les beaux-arts devaient leur naissance Ă la richesse. Ils ont vu que la mĂȘme cause qui les produisait, les fortifiait, les conduisait Ă la perfection, finissait par les dĂ©grader, les abĂątardir et les dĂ©truire, et ils se sont divisĂ©s en diffĂ©rents partis. Ceux-ci nous ont Ă©talĂ© les beaux-arts engendrĂ©s, perfectionnĂ©s, surprenants et en ont fait la dĂ©fense du luxe que ceux-lĂ ont attaquĂ© par les beaux-arts abĂątardis, dĂ©gradĂ©s, appauvris, avilis.
Grimm. Tandis que dâautres se sont servis du luxe et de ses suites pour dĂ©crier les beaux-arts, et ce ne sont pas les moins absurdes.
Diderot. Et dans cette nuit oĂč ils sâentre-battaient...
Grimm. Les agresseurs et les dĂ©fenseurs se sont portĂ© des coups si Ă©gaux, quâon ne sait de quel cĂŽtĂ© lâavantage est restĂ©.
Diderot. Câest quâils nâont connu quâune sorte de luxe.
Grimm. Ah câest de la politique que vous voulez faire !
Diderot. Et pourquoi non ? Supposons quâun prince ait le bon esprit de sentir que tout vient de la terre et que tout y retourne ; quâil accorde sa [166] faveur Ă lâagriculture ; et quâil cesse dâĂȘtre le pĂšre et le fauteur des grands usuriers.
Grimm. Jâentends. Quâil supprime les fermiers gĂ©nĂ©raux, pour avoir des peintres, des poĂštes, des sculpteurs, des musiciens. Est[-ce] cela ?
Diderot. Oui, monsieur, et pour en avoir de bons, et les avoir toujours bons. Si lâagriculture est la plus favorisĂ©e des conditions ; les hommes seront entraĂźnĂ©s oĂč leur plus grand intĂ©rĂȘt les poussera, et il nây aura fantaisie, passion, prĂ©jugĂ©s, opinions qui tiennent. La terre sera la mieux cultivĂ©e quâil est possible. Ses productions diversifiĂ©es, abondantes, multipliĂ©es amĂšneront la plus grande richesse ; et la plus grande richesse engendrera le plus grand luxe ; car si lâon ne mange pas lâor ; Ă quoi servira-t-il, si ce nâest Ă multiplier les jouissances, ou les moyens infinis dâĂȘtre heureux, la poĂ©sie, la peinture, la sculpture, la musique, les glaces, les tapisseries, les dorures, les porcelaines et les magots. Les peintres, les poĂštes, les sculpteurs, les musiciens, et la foule des arts adjacents naissent de la terre. Ce sont aussi les enfants de la bonne CĂ©rĂšs ; et je vous rĂ©ponds que partout oĂč ils tireront leur origine de cette sorte de luxe, ils fleuriront et fleuriront Ă jamais.
Grimm. Vous le croyez ?
Diderot. Je fais mieux. Je le prouve. Mais auparavant permettez que je fasse une petite imprĂ©cation, et que je dise ici du fond de mon cĆur : Maudit soit Ă jamais le premier qui rendit les charges vĂ©nales.
Grimm. Et celui qui Ă©leva le premier lâindustrie sur les ruines de lâagriculture.
Diderot. Amen. [167]
Grimm. Et celui qui, aprĂšs avoir dĂ©gradĂ© lâagriculture, embarrassa les Ă©changes par toutes sortes dâentraves.
Diderot. Amen.
Grimm. Et celui qui créa le premier les grands exacteurs et toute leur innombrable famille.
Diderot. Amen.
Grimm. Et celui qui facilita aux souverains insensés et dissipateurs les emprunts ruineux.
Diderot. Amen.
Grimm. Et celui qui leur suggĂ©ra les moyens de rompre les liens les plus sacrĂ©s qui les unissent, par lâappĂąt irrĂ©sistible de doubler, tripler, dĂ©cupler leurs fortunes.
Diderot. Amen. Amen. Amen. Au mĂȘme moment oĂč la nation fut frappĂ©e de ces diffĂ©rents flĂ©aux ; les mamelles de la mĂšre commune se dessĂ©chĂšrent ; une petite portion de la nation regorgea de richesse, tandis que la portion nombreuse languit dans lâindigence.
Grimm. LâĂ©ducation fut sans vue, sans aiguillon, sans base solide, sans but gĂ©nĂ©ral et public.
Diderot. Lâargent avec lequel on put se procurer tout, devint la mesure commune de tout. Il fallut avoir de lâargent ; et quoi encore ? de lâargent. Quand on en manqua, il fallut en imposer par les apparences, et faire croire quâon en avait.
Grimm. Et il naquit une ostentation insultante dans les uns, et une espĂšce dâhypocrisie Ă©pidĂ©mique de fortune dans les autres.
Diderot. Câest-Ă -dire une autre sorte de luxe ; et câest celui-lĂ qui dĂ©grade et anĂ©antit les beaux-arts, parce que les beaux-arts, leur progrĂšs et leur durĂ©e demandent une opulence rĂ©elle, et que ce luxe-ci nâest que le masque fatal dâune misĂšre presque gĂ©nĂ©rale quâil accĂ©lĂšre et quâil aggrave. Câest sous la tyrannie de ce luxe que les talents restent enfouis, [168] ou sont Ă©garĂ©s. Câest sous une pareille constitution que les beaux-arts nâont que le rebut des conditions subalternes. Câest sous un ordre de choses aussi extraordinaire, aussi pervers quâils sont ou subordonnĂ©s Ă la fantaisie et aux caprices dâune poignĂ©e dâhommes riches, ennuyĂ©s, fastidieux dont le goĂ»t est aussi corrompu que les mĆurs, ou abandonnĂ©s Ă la merci de la multitude indigente qui sâefforce par de mauvaises productions en tout genre, de se donner le crĂ©dit et le relief de la richesse. Câest dans ce siĂšcle et sous ce rĂšgne que la nation Ă©puisĂ©e ne forme aucune grande entreprise, aucuns grands travaux, rien qui soutienne les esprits et Ă©lĂšve les Ăąmes. Câest alors que les grands artistes ne naissent point, ou sont obligĂ©s de sâavilir sous peine de mourir de faim. Câest alors quâil y a cent tableaux de chevalets, pour une grande composition, mille portraits pour un morceau dâhistoire ; que les artistes mĂ©diocres pullulent et que la nation en regorge.
Grimm. Que les Belle, les Bellengé, les Voiriot, les Brenet sont assis à cÎté des Chardin, des Vien et des Vernet...
Diderot. Et que leurs plats ouvrages couvrent les murs dâun Salon.
Grimm. Et bénis soient les Belle, les Bellengé, les Voiriot, les Brenet, les mauvais poÚtes, les mauvais peintres, les mauvais statuaires, les brocanteurs, les bijoutiers et les filles de joie.
Diderot. Fort bien, mon ami, parce que ce sont ces gens-lĂ qui nous vengent. Câest la vermine qui ronge et dĂ©truit nos vampires, et qui reverse goutte Ă goutte le sang dont ils nous ont Ă©puisĂ©s.
Grimm. Et honni soit le ministre qui sâaviserait au centre dâun sol immense et fĂ©cond de crĂ©er des lois somptuaires ; dâanĂ©antir le luxe subsistant, au lieu dâen susciter un autre des entrailles de la terre. [169]
Diderot. Et dâarrĂȘter aux barriĂšres les productions des arts, au lieu dâengendrer des artistes. Ce nâest pas moi qui ai marchĂ©, câest vous qui mâavez conduit ; et sâil y a un peu de bonne logique dans ce qui prĂ©cĂšde, il sâensuit, comme je le disais au commencement, quâil y a deux sortes de luxe ; lâun qui naĂźt de la richesse, et de lâaisance gĂ©nĂ©rale, lâautre de lâostentation et de la misĂšre ; et que le premier est aussi sĂ»rement favorable Ă la naissance et au progrĂšs des beaux-arts, que le second leur est nuisible ; et lĂ -dessus, rentrons dans le Salon ; et revenons Ă nos Belle, Ă nos Bellengers et Ă nos Voiriots.
BELLE
36. LâArchange Michel, vainqueur des anges rebelles365.
Tableau de 9 pieds de haut, sur 6 pieds de large.
Ce tableau nây Ă©tait pas, et tant mieux pour lâartiste et pour nous. Lâartiste Belle nâĂ©tait pas bastant366 pour une composition de cette nature qui demande de la verve, de la chaleur, de lâimagination, de la poĂ©sie. Belle, peintre de batailles cĂ©lestes rival de Milton367. Il nâa pas dans sa tĂȘte le premier trait de la figure de lâarchange, ni son mouvement, ni le caractĂšre [170] angĂ©lique, ni lâindignation fondue avec la noblesse, ni la grĂące, lâĂ©lĂ©gance et la force. Il y a longtemps quâil nâest plus, celui qui savait rĂ©unir toutes ces choses. Câest Raphael368. Et les anges rebelles, comment les aurait-il dĂ©signĂ©s ? Surtout sâil nâavait pas voulu en faire Ă lâimitation de Rubens369, des espĂšces de monstres, moitiĂ© hommes, moitiĂ© serpents, vilains, absurdes, hideux, dĂ©goĂ»tants. Lâartiste ou le comitĂ© acadĂ©mique en excluant du Salon la composition de Belle a fait sagement. Il y avait dĂ©jĂ un assez bon nombre de mauvais tableaux, sans celui-lĂ . Ceux qui ont Ă©tĂ© assez bĂȘtes pour aller demander Ă Belle un morceau de cette importance, seront vraisemblablement assez bĂȘtes pour admirer sa besogne. Laissons-les sâextasier en paix. Ils sont heureux, peut-ĂȘtre plus heureux devant le barbouillage de Belle que vous et moi devant le chef-dâĆuvre du Guide ou du Titien370. Câest un mauvais rĂŽle que celui dâouvrir les yeux Ă un amant sur les dĂ©fauts de sa maĂźtresse. Jouissons plutĂŽt du ridicule de son ivresse. Le comte de Creutz, notre ami, se met tous les matins Ă genoux devant lâAdonis de Taraval371, et Denis Diderot votre ami, devant une Cleopatre de Made Therbouche. Il faut en rire⊠En rire, et pourquoi. Ma Cleopatre est vraiment fort belle, et je pense bien que le comte de Creutz en dit autant de son Adonis. Tous les deux amusants pour vous, nous le sommes encore, le comte et moi, lâun pour lâautre. Si nous pouvions, par un tour de tĂȘte original, voir les hommes en scĂšne372, prendre le monde pour ce quâil est, un théùtre, nous nous Ă©pargnerions bien des moments dâhumeur373. [171]
BACHELIER
37. Psyché enlevée du rocher par les zéphirs.
Tableau de 4 pieds sur 3.
Ce tableau nây Ă©tait pas non plus, et je rĂ©pĂ©terai tant mieux pour lâartiste et pour nous.
VoilĂ un assez bon artiste perdu sans ressource. Il a dĂ©posĂ© le titre et les fonctions dâacadĂ©micien pour se faire maĂźtre dâĂ©cole374. Il a prĂ©fĂ©rĂ© lâargent Ă lâhonneur. Il a dĂ©daignĂ© la chose pour laquelle il avait du talent et sâest entĂȘtĂ© de celle pour laquelle il nâen avait point. Ensuite, il a dit : Je veux boire, manger, dormir, avoir dâexcellents vins, des vĂȘtements de luxe, de jolies femmes ; je mĂ©prise la considĂ©ration publique⊠Mais Mr Bachelier, le sentiment de lâimmortalitĂ© !⊠Quâest-ce que cela, je ne vous entends pas⊠Le respect de la postĂ©ritĂ© !⊠Le respect de ce qui nâest pas, je ne vous entends pas davantage⊠Mr Bachelier, vous avez raison. Câest moi qui suis un sot. On ne donne pas ces idĂ©es Ă ceux qui ne les ont pas. Câest une manie qui nâest pas trop rare que celle de repousser la gloire qui se prĂ©sente, pour courir aprĂšs celle qui nous fuit375. Le philosophe veut faire des vers, et il en fait de mauvais. Le poĂšte veut trancher376 du philosophe, et il fait hausser les Ă©paules Ă celui-ci. Le gĂ©omĂštre ambitionne la rĂ©putation de littĂ©rateur, et il reste mĂ©diocre. Lâhomme de lettres sâoccupe de la quadrature du cercle377, et il sent lui-mĂȘme son ridicule. Falconet veut savoir le latin comme moi378. Je veux me connaĂźtre en peinture comme lui, et de tous cĂŽtĂ©s on ne voit que lâadage Asinus ad lyram379, ou des Bachelier Ă lâhistoire. [172]
CHARDIN
38. Deux tableaux représentant divers instruments de musique380.
Ils ont environ 4 pieds 6 pouces de large, sur 3 pieds de haut.
Ils sont destinés pour les appartements de Belle-vue381.
Commençons par dire le secret de celui-ci. Cette indiscrĂ©tion sera sans consĂ©quence. Il place son tableau devant la nature, et il le juge mauvais, tant quâil nâen soutient pas la prĂ©sence.
Ces deux tableaux sont trĂšs bien composĂ©s. Les instruments y sont disposĂ©s avec goĂ»t. Il y a dans ce dĂ©sordre qui les entasse une sorte de verve382. Les effets de lâart y sont prĂ©parĂ©s Ă ravir. Tout y est pour la forme et pour la couleur de la plus grande vĂ©ritĂ©. Câest lĂ quâon apprend comment on peut allier la vigueur avec lâharmonie. Je prĂ©fĂšre celui oĂč lâon voit des timbales383 ; soit que ces objets y forment de plus grandes masses, soit que la disposition en soit plus piquante. Lâautre passerait pour un chef-dâĆuvre sans son pendant.
Je suis sĂ»r que, lorsque le temps aura Ă©teint lâĂ©clat un peu dur et cru des couleurs fraĂźches, ceux qui pensent que Chardin faisait encore mieux autrefois, changeront dâavis. Quâils aillent revoir ses ouvrages, lorsque le temps les aura peints384. Jâen dis autant des Vernet, et de ceux qui prĂ©fĂšrent ses premiers tableaux, Ă ceux qui sortent de dessus sa palette.
Chardin et Vernet voient leurs ouvrages Ă douze ans du moment oĂč ils peignent ; et ceux qui les jugent ont aussi peu de raison que ces jeunes artistes qui sâen vont copier servilement Ă Rome des tableaux faits il y a [173] cent cinquante ans ; ne soupçonnant pas lâaltĂ©ration que le temps a faite Ă la couleur, ils ne soupçonnent pas davantage quâils ne verraient pas les morceaux des Carraches tels quâils les ont sous les yeux, sâils avaient Ă©tĂ© sur le chevalet des Carraches, tels quâils les voient. Mais qui est-ce qui leur apprendra Ă apprĂ©cier les effets du temps ? Qui est-ce qui les garantira de la tentation de faire demain de vieux tableaux du siĂšcle passĂ© ? Le bon sens et lâexpĂ©rience.
Je nâignore pas que les modĂšles de Chardin, les natures inanimĂ©es quâil imite ne changent ni de place, ni de couleur, ni de formes, et quâĂ perfection Ă©gale, un portrait de La Tour385 a plus de mĂ©rite quâun morceau de genre de Chardin. Mais un coup de lâaile du temps386 ne laissera rien qui justifie la rĂ©putation du premier. La poussiĂšre prĂ©cieuse sâen ira de-dessus la toile, moitiĂ© dispersĂ©e dans les airs, moitiĂ© attachĂ©e aux longues plumes du vieux Saturne. On parlera de La Tour ; mais on verra Chardin387.
On dit de celui-ci quâil a un technique qui lui est propre, et quâil se sert autant de son pouce que de son pinceau. Je ne sais ce qui en est. Ce quâil y a de sĂ»r, câest que je nâai jamais connu personne qui lâait vu travailler. Quoi quâil en soit, ses compositions appellent indistinctement [174] lâignorant et le connaisseur388. Câest une vigueur de couleur incroyable ; une harmonie gĂ©nĂ©rale, un effet piquant et vrai, de belles masses, une magie de faire Ă dĂ©sespĂ©rer, un ragoĂ»t dans lâassortiment et lâordonnance. Ăloignez-vous, approchez-vous, mĂȘme illusion. Point de confusion, point de symĂ©trie non plus, point de papillotage. LâĆil est toujours rĂ©créé, parce quâil y a calme et repos. On sâarrĂȘte devant un Chardin, comme dâinstinct, comme un voyageur fatiguĂ© de sa route va sâasseoir, sans presque sâen apercevoir, dans389 lâendroit qui lui offre un siĂšge de verdure, du silence, des eaux, de lâombre et du frais.
VERNET
Jâavais Ă©crit le nom de cet artiste au haut de ma page et jâallais vous entretenir de ses ouvrages390, lorsque je suis parti pour une campagne voisine de la mer, et renommĂ©e pour la beautĂ© de ses sites. LĂ , tandis que les uns perdaient autour dâun tapis vert391 les plus belles heures du jour, les plus belles journĂ©es, leur argent et leur gaietĂ© ; que dâautres, le fusil sur lâĂ©paule, sâexcĂ©daient de fatigue Ă suivre leurs chiens Ă travers champs ; que quelques-uns allaient sâĂ©garer392 dans les dĂ©tours dâun parc, dont heureusement pour les jeunes compagnes de leurs erreurs, les arbres sont fort discrets ; que les graves personnages faisaient encore retentir Ă sept heures du soir la salle Ă manger, de leurs cris tumultueux sur les nouveaux principes des Ă©conomistes393, [175] lâutilitĂ© ou lâinutilitĂ© de la philosophie, la religion, les mĆurs, les acteurs, les actrices, le gouvernement, la prĂ©fĂ©rence des deux musiques394, les beaux-arts, les lettres et autres questions importantes dont ils cherchaient toujours la solution au fond des bouteilles395, et regagnaient, enrouĂ©s, chancelants, le fond de leur appartement dont ils avaient peine Ă retrouver la porte, et se remettaient dans un fauteuil, de la chaleur et du zĂšle avec lesquels ils avaient sacrifiĂ© leurs poumons, leur estomac et leur raison, pour introduire le plus bel ordre possible dans toutes les branches de lâadministration ; jâallais, accompagnĂ© de lâinstituteur des enfants de la maison, de ses deux Ă©lĂšves, de mon bĂąton et de mes tablettes, visiter les plus beaux sites du monde. Mon projet est de vous les dĂ©crire, et jâespĂšre que ces tableaux en vaudront bien dâautres. Mon compagnon de promenades connaissait supĂ©rieurement la topographie du pays, les heures favorables Ă chaque scĂšne champĂȘtre, lâendroit quâil fallait voir le matin ; celui qui recevait son intĂ©rĂȘt et ses charmes ou du soleil levant ou du soleil couchant ; lâasile qui nous prĂȘterait de la fraĂźcheur et de lâombre pendant les heures brĂ»lantes de la journĂ©e. CâĂ©tait le cicerone396 de la contrĂ©e. Il en faisait les honneurs aux nouveaux venus ; et personne ne sâentendait mieux Ă mĂ©nager Ă son spectateur la surprise du premier coup dâĆil. Nous voilĂ partis. Nous causons. Nous marchons. Jâallais la tĂȘte baissĂ©e, selon mon usage, lorsque je me sens arrĂȘtĂ© brusquement, et prĂ©sentĂ© au site que voici.
Ier site.
A ma droite, dans le lointain, une montagne Ă©levait son sommet vers la nue. Dans cet instant, le hasard y avait arrĂȘtĂ© un voyageur debout et [176] tranquille. Le bas de cette montagne nous Ă©tait dĂ©robĂ© par la masse interposĂ©e dâun rocher. Le pied de ce rocher sâĂ©tendait en sâabaissant et en se relevant, et sĂ©parait en deux la profondeur de la scĂšne. Tout Ă fait vers la droite, sur une saillie de ce rocher, jâobservai deux figures que lâart nâaurait pas mieux placĂ©es pour lâeffet. CâĂ©taient deux pĂȘcheurs. Lâun assis et les jambes pendantes vers le bas du rocher tenait sa ligne397 quâil avait jetĂ©e dans des eaux qui baignaient cet endroit. Lâautre, les Ă©paules chargĂ©es de son filet, et courbĂ© vers le premier sâentretenait avec lui. Sur lâespĂšce de chaussĂ©e rocailleuse que le pied du rocher formait en se prolongeant ; dans un lieu oĂč cette chaussĂ©e sâinclinait vers le fond, une voiture398 couverte et conduite par un paysan descendait vers un village situĂ© au-dessous de cette chaussĂ©e. CâĂ©tait encore un incident399 que lâart aurait suggĂ©rĂ©. Mes regards rasant la crĂȘte de cette langue de rocaille, rencontraient le sommet des maisons du village, et allaient sâenfoncer et se perdre dans une campagne qui confinait avec le ciel⊠« Quel est celui de vos artistes, me disait mon cicerone, qui eĂ»t imaginĂ© de rompre la continuitĂ© de cette chaussĂ©e rocailleuse par une touffe dâarbres »⊠Vernet, peut-ĂȘtre⊠« Ă la bonne heure400. Mais votre Vernet en aurait-il imaginĂ© lâĂ©lĂ©gance et le charme ? Aurait-il pu rendre lâeffet chaud et piquant401 de cette lumiĂšre, qui joue entre leurs troncs et leurs branches ?⊠Pourquoi non ?⊠« Rendre lâespace immense que votre Ćil dĂ©couvre au-delĂ ? »⊠Câest ce quâil a fait quelquefois. Vous ne connaissez pas cet homme ; jusquâoĂč les phĂ©nomĂšnes de nature lui sont familiers. Je rĂ©pondais de distraction, car mon attention Ă©tait arrĂȘtĂ©e sur une masse de roches couverte dâarbustes sauvages que la nature avait placĂ©e Ă lâautre extrĂ©mitĂ© du tertre rocailleux. Cette masse Ă©tait pareillement masquĂ©e par un rocher antĂ©rieur qui se sĂ©parant du premier, formait un canal dâoĂč se [177] prĂ©cipitaient en torrent des eaux qui venaient sur la fin de leur chute se briser en Ă©cumant contre des pierres dĂ©tachĂ©es⊠Eh bien, dis-je Ă mon cicerone, allez-vous-en au Salon, et vous verrez quâune imagination fĂ©conde, aidĂ©e dâune Ă©tude profonde de la nature a inspirĂ© Ă un de nos artistes prĂ©cisĂ©ment ces rochers, cette cascade et ce coin de paysage⊠« Et peut-ĂȘtre avec ce gros quartier de roche brute, et le pĂȘcheur assis qui relĂšve son filet, et les instruments de son mĂ©tier Ă©pars Ă terre autour de lui, et sa femme debout, et cette femme vue par le dos »⊠Vous ne savez pas, lâabbĂ©, combien vous ĂȘtes un mauvais plaisant402âŠâŠ Lâespace compris entre les rochers au torrent, la chaussĂ©e rocailleuse et les montagnes de la gauche formaient un lac sur les bords duquel nous nous promenions. Câest de lĂ que nous contemplions toute cette scĂšne merveilleuse. Cependant il sâĂ©tait levĂ©, vers la partie du ciel quâon apercevait entre la touffe dâarbres de la partie rocailleuse et les rochers aux deux pĂȘcheurs, un nuage lĂ©ger que le vent promenait Ă son gré⊠Lors me tournant vers lâabbĂ© ; en bonne foi, lui dis-je, croyez-vous quâun artiste intelligent eĂ»t pu se dispenser de placer ce nuage prĂ©cisĂ©ment oĂč il est. Ne voyez-vous pas quâil Ă©tablit pour nos yeux un nouveau plan, quâil annonce un espace en deçà et en delĂ , quâil recule le ciel, et quâil fait avancer les autres objets ? Vernet aurait senti403 tout cela. Les autres, en obscurcissant leurs ciels de nuages, ne songent quâĂ en rompre la monotonie. Vernet veut que les siens aient le mouvement et la magie de celui que nous voyons⊠« Vous avez beau dire Vernet, Vernet ; je ne quitterai point la nature pour courir aprĂšs son image. Quelque sublime que soit lâhomme, ce nâest pas Dieu »⊠Dâaccord ; mais, si vous aviez un peu plus frĂ©quentĂ© lâartiste, il vous aurait peut-ĂȘtre appris Ă voir dans la nature ce que vous nây voyez pas. Combien de choses vous y trouveriez Ă reprendre404 ? combien lâart en [178] supprimerait, qui gĂątent lâensemble et nuisent Ă lâeffet ; combien il en rapprocherait, qui doubleraient notre enchantement⊠« Quoi ! sĂ©rieusement vous croyez que Vernet aurait mieux Ă faire que dâĂȘtre le copiste rigoureux de cette scĂšne »⊠Je le crois⊠« Dites-moi donc comment il sây prendrait pour lâembellir ? »⊠Je lâignore, et si je le savais je serais plus grand poĂšte405 et plus grand peintre que lui ; mais, si Vernet vous eĂ»t appris Ă mieux voir la nature, la nature de son cĂŽtĂ© vous eĂ»t appris Ă bien voir Vernet⊠« Mais Vernet ne sera toujours que Vernet, un homme »⊠Et par cette raison dâautant plus Ă©tonnant, et son ouvrage dâautant plus digne dâadmiration. Câest sans contredit une grande chose que cet univers. Mais quand je le compare avec lâĂ©nergie de la cause productrice406, si jâavais Ă mâĂ©merveiller, câest que son Ćuvre407 ne soit pas plus belle et plus parfaite encore. Câest tout le contraire, lorsque je pense Ă la faiblesse de lâhomme, Ă ses pauvres moyens, aux embarras et Ă la courte durĂ©e de sa vie, et Ă certaines choses quâil a entreprises et exĂ©cutĂ©es. LâabbĂ©, pourrait-on vous faire une question, câest dâune montagne dont le sommet paraĂźt toucher et soutenir le ciel, et dâune pyramide seulement de quelques lieues de base et dont la cime finirait dans les nues, laquelle vous frapperait le plus. Vous hĂ©sitez. Câest la pyramide, mon cher abbĂ©, et la raison, câest que rien nâĂ©tonne de la part de Dieu, auteur de la montagne ; et que la pyramide est un phĂ©nomĂšne incroyable de la part de lâhomme408.
Toute cette conversation se faisait dâune maniĂšre fort interrompue. La beautĂ© du site nous tenait alternativement suspendus dâadmiration. Je parlais sans trop mâentendre. jâĂ©tais Ă©coutĂ© avec la mĂȘme distraction. Dâailleurs les jeunes disciples de lâabbĂ©, couraient de droite et de gauche, gravissaient sur les roches, et leur instituteur craignait toujours ou quâils ne sâĂ©garassent, ou quâils ne se prĂ©cipitassent ou quâils nâallassent se noyer dans lâĂ©tang. Son avis Ă©tait de les laisser la prochaine fois Ă la maison ; mais ce nâĂ©tait pas le mien. [179]
Jâinclinais409 Ă demeurer dans cet endroit, et Ă y passer le reste de la journĂ©e ; mais lâabbĂ© mâassurant que la contrĂ©e Ă©tait assez riche en pareils sites, pour que nous pussions mettre un peu moins dâĂ©conomie410 dans nos plaisirs, je me laissai conduire ailleurs ; mais ce ne fut pas sans retourner la tĂȘte de temps en temps.
Les enfants prĂ©cĂ©daient leur instituteur, et moi je fermais la marche. Nous allions par des sentiers Ă©troits et tortueux, et je mâen plaignais un peu Ă lâabbĂ©. Mais lui se retournant, sâarrĂȘtant subitement devant moi et me regardant en face, me dit avec exclamation, « Monsieur, lâouvrage de lâhomme est quelquefois plus admirable que lâouvrage de Dieu ! monsieur !411 » LâabbĂ©, lui rĂ©pondis-je, avez-vous vu lâAntinous, la Venus Medicis, la Venus aux belles fesses412, et quelques autres antiques⊠« Oui »⊠Avez-vous jamais rencontrĂ© dans la nature des figures aussi belles, aussi parfaites que celles-lĂ 413 ?⊠« Non. Je lâavoue. »⊠Vos petits Ă©lĂšves ne vous ont-ils jamais dit un mot qui vous ait causĂ© plus dâadmiration et de plaisir que la sentence la plus profonde de Tacite ?⊠« Cela est quelquefois arrivĂ©. »⊠Et pourquoi cela ?⊠« Câest que jây prends un grand intĂ©rĂȘt ; câest quâils mâannonçaient par ce mot une grande sensibilitĂ© dâĂąme, une sorte de pĂ©nĂ©tration, une justesse dâesprit au-dessus de leur Ăąge. »⊠LâabbĂ©, Ă lâapplication414. Si jâavais lĂ un boisseau415 de dĂ©s, que je renversasse ce boisseau, et quâils se tournassent tous sur le mĂȘme point416, ce phĂ©nomĂšne vous Ă©tonnerait-il beaucoup ? « Beaucoup »⊠Et si tous ces dĂ©s Ă©taient pipĂ©s417, le phĂ©nomĂšne vous Ă©tonnerait-il encore ?⊠« Non »⊠LâabbĂ©, Ă lâapplication. Ce monde nâest quâun amas de molĂ©cules pipĂ©es en une infinitĂ© de maniĂšres diverses418. Il y a une loi de nĂ©cessitĂ© qui sâexĂ©cute sans dessein, sans effort, sans intelligence, sans progrĂšs, sans rĂ©sistance dans toutes les Ćuvres de Nature. Si lâon inventait une machine qui produisĂźt des tableaux tels que ceux de Raphael, [180] ces tableaux continueraient-ils dâĂȘtre beaux419⊠« Non »⊠Et la machine ?⊠« Lorsquâelle serait commune, elle ne serait pas plus belle que les tableaux »⊠Mais dâaprĂšs vos principes, Raphael nâest-il pas lui-mĂȘme cette machine Ă tableaux420. ⊠« Il est vrai ». Mais la machine Raphael nâa jamais Ă©tĂ© commune421. Mais les ouvrages de cette machine ne sont pas aussi communs que les feuilles de chĂȘne. Mais par une pente naturelle et presque invincible422 nous supposons Ă cette machine une volontĂ©, une intelligence, un dessein, une libertĂ©423. Supposez Raphael Ă©ternel, immobile devant sa toile, peignant nĂ©cessairement et sans cesse. Multipliez de toutes parts ces machines imitatrices424. Faites naĂźtre les tableaux dans la nature, comme les plantes, les arbres et les fruits qui leur serviraient de modĂšles ; et dites-moi ce que deviendrait votre admiration. Ce bel ordre qui vous enchante dans lâunivers ne peut ĂȘtre autre quâil est. Vous nâen connaissez quâun, et câest celui que vous habitez. Vous le trouvez alternativement beau ou laid, selon que vous coexistez avec lui dâune maniĂšre agrĂ©able ou pĂ©nible. Il serait tout autre quâil serait Ă©galement beau ou laid pour ceux qui coexisteraient dâune maniĂšre agrĂ©able ou pĂ©nible avec lui425. Un habitant de Saturne transportĂ© sur la terre sentirait ses poumons dĂ©chirĂ©s et pĂ©rirait en maudissant la nature. Un habitant de la terre, transportĂ© dans Saturne, se sentirait Ă©touffĂ©, suffoquĂ©, et pĂ©rirait en maudissant la nature426. Jâen Ă©tais lĂ lorsquâun vent dâouest balayant la campagne nous enveloppa dâun Ă©pais tourbillon de poussiĂšre. LâabbĂ© en demeura quelque temps aveuglĂ©. Tandis quâil se frottait [181] les paupiĂšres, jâajoutais, ce tourbillon qui ne vous semble quâun chaos de molĂ©cules dispersĂ©es au hasard ; eh bien, cher abbĂ©, ce tourbillon est tout aussi parfaitement ordonnĂ© que le monde ; et jâallais lui en donner des preuves quâil nâĂ©tait pas trop en Ă©tat de goĂ»ter, lorsquâĂ lâaspect dâun nouveau site, non moins admirable que le premier, ma voix coupĂ©e, mes idĂ©es confondues, je restai stupĂ©fait et muet.
DeuxiĂšme site
CâĂ©taient Ă droite des montagnes couvertes dâarbres et dâarbustes sauvages. Dans lâombre, comme disent les voyageurs, dans la demi-teinte, comme disent les artistes. Au pied de ces montagnes, un passant que nous ne voyions que par le dos, son bĂąton sur lâĂ©paule, son sac suspendu Ă son bĂąton, se hĂątait vers la route mĂȘme qui nous avait conduits. Il fallait quâil fĂ»t bien pressĂ© dâarriver, car la beautĂ© du lieu ne lâarrĂȘtait pas. On avait pratiquĂ© sur la rampe de ces montagnes, une espĂšce de chemin assez large. Nous ordonnĂąmes Ă nos enfants de sâasseoir et de nous attendre ; et pour nous assurer quâils nâabuseraient point de notre absence, le plus jeune eut pour tĂąche deux fables de PhĂšdre Ă apprendre par cĆur, et lâaĂźnĂ©, lâexplication du premier livre des GĂ©orgiques Ă prĂ©parer. Ensuite nous nous mĂźmes Ă grimper par ce chemin difficile. Vers le sommet nous aperçûmes un paysan avec une voiture couverte ; cette voiture Ă©tait attelĂ©e de bĆufs. Il descendait, et ses animaux se piĂ©taient, de crainte que la voiture ne sâaccĂ©lĂ©rĂąt sur eux. Nous les laissĂąmes derriĂšre nous pour nous enfoncer dans un lointain, fort au-delĂ des montagnes que nous avions grimpĂ©es et qui nous le dĂ©robaient. AprĂšs une marche assez longue, nous nous trouvĂąmes sur une espĂšce de pont, une de ces fabriques de bois, hardies et telles [182] que le gĂ©nie, lâintrĂ©piditĂ© et le besoin des hommes en ont exĂ©cutĂ© dans quelques pays montagneux. ArrĂȘtĂ© lĂ , je promenai mes regards autour de moi et jâĂ©prouvai un plaisir accompagnĂ© de frĂ©missement. Comme mon conducteur aurait joui de la violence de mon Ă©tonnement, sans la douleur dâun de ses yeux qui Ă©tait restĂ© rouge et larmoyant ! Cependant il me dit dâun ton ironique : « Et Loutherbourg, et Vernet, et Claude Lorrain ? » Devant moi, comme du sommet dâun prĂ©cipice, jâapercevais les deux cĂŽtĂ©s, le milieu, toute la scĂšne imposante que je nâavais quâentrevue du bas des montagnes. Jâavais Ă dos une campagne immense qui ne mâavait Ă©tĂ© annoncĂ©e que par lâhabitude dâapprĂ©cier les distances entre des objets interposĂ©s. Ces arches que jâavais en face, il nây a quâun moment, je les avais sous mes pieds. Sous ces arches descendait Ă grand bruit un large torrent. Ses eaux interrompues, accĂ©lĂ©rĂ©es se hĂątaient vers la plage du site la plus profonde. Je ne pouvais mâarracher Ă ce spectacle mĂȘlĂ© de plaisir et dâeffroi. Cependant je traverse cette longue fabrique, et me voilĂ sur la cime dâune chaĂźne de montagnes parallĂšles aux premiĂšres. Si jâai le courage de descendre celles-lĂ , elles me conduiront au cĂŽtĂ© gauche de la scĂšne dont jâaurai fait tout le tour. Il est vrai que jâai peu dâespace Ă traverser pour Ă©viter lâardeur du soleil et voyager dans lâombre ; car la lumiĂšre vient dâau-delĂ de la chaĂźne de montagnes dont jâoccupe le sommet et qui forment avec celles que jâai quittĂ©es un amphithéùtre en entonnoir dont le bord le plus Ă©loignĂ©, rompu, brisĂ© est remplacĂ© par la fabrique de bois qui unit les cimes des deux chaĂźnes de montagnes. Je vais. Je descends ; et aprĂšs une route [183] longue et pĂ©nible Ă travers des ronces, des Ă©pines, des plantes et des arbustes touffus, me voilĂ au cĂŽtĂ© gauche de la scĂšne. Je mâavance le long de la rive du lac formĂ© par les eaux du torrent, jusquâau milieu de la distance qui sĂ©pare les deux chaĂźnes, je regarde, je vois le pont de bois Ă une hauteur et dans un Ă©loignement prodigieux. Je vois depuis ce pont, les eaux du torrent arrĂȘtĂ©es dans leur cours par des espaces de terrasses naturelles ; je les vois tomber en autant de nappes quâil y a de terrasses et former une merveilleuse cascade. Je les vois arriver Ă mes pieds, sâĂ©tendre et remplir un vaste bassin. Un bruit Ă©clatant me fait regarder Ă ma gauche. Câest celui dâune chute dâeaux qui sâĂ©chappent dâentre des plantes et des arbustes qui couvrent le haut dâune roche voisine et qui se mĂȘlent en tombant aux eaux stagnantes du torrent. Toutes ces masses de roches hĂ©rissĂ©es de plantes vers leurs sommets, sont tapissĂ©es Ă leur penchant de la mousse la plus verte et la plus douce. Plus prĂšs de moi, presque au pied des montagnes de la gauche sâouvre une large caverne obscure. Mon imagination Ă©chauffĂ©e place Ă lâentrĂ©e de cette caverne une jeune fille qui en sort avec un jeune homme. Le jeune homme tient un des bras de la jeune fille sous le sien. Elle, a la tĂȘte dĂ©tournĂ©e du jeune homme ; elle a couvert ses yeux de sa main libre, comme si elle craignait de revoir la lumiĂšre et de rencontrer les regards du jeune homme. Mais si ces personnages nây Ă©taient pas, il y avait proche de moi, sur la rive du grand bassin une femme qui se reposait avec son chien Ă cĂŽtĂ© dâelle. En suivant la mĂȘme rive, Ă gauche, sur une petite plage plus Ă©levĂ©e, un groupe dâhommes et de femmes, tel quâun peintre intelligent lâaurait imaginĂ© ; plus loin un paysan debout. Je le voyais de face, et il me paraissait indiquer de la main, la route Ă quelque habitant dâun canton Ă©loignĂ©. JâĂ©tais immobile ; mes regards erraient sans sâarrĂȘter sur aucun objet ; mes bras tombaient Ă mes cĂŽtĂ©s. Jâavais la bouche entrouverte. Mon conducteur respectait mon admiration et mon silence. Il Ă©tait aussi heureux, aussi vain que sâil eĂ»t Ă©tĂ© le propriĂ©taire ou mĂȘme le crĂ©ateur de ces merveilles. Je ne vous dirai point quelle fut la durĂ©e de mon enchantement. LâimmobilitĂ© des ĂȘtres, la solitude du lieu, son silence [184] profond suspend le temps. Il nây en a plus. Rien ne le mesure. Lâhomme devient comme Ă©ternel. Cependant par un tour de tĂȘte bizarre, comme jâen ai quelquefois, transformant tout Ă coup lâĆuvre de nature, en une production de lâart, je mâĂ©criai : « Que cela est beau, grand, variĂ©, noble, sage, harmonieux, vigoureusement coloriĂ© ! Mille beautĂ©s Ă©parses dans lâunivers ont Ă©tĂ© rassemblĂ©es sur cette toile, sans confusion, sans effort, et liĂ©es par un goĂ»t exquis. Câest une vue romanesque dont on suppose la rĂ©alitĂ© quelque part. Si lâon imagine un plan vertical Ă©levĂ© sur la cime de ces deux chaĂźnes de montagnes et assis sur le milieu de cette fabrique de bois, on aura au-delĂ de ce plan, vers le fond, toute la partie Ă©clairĂ©e de la composition ; en deçà , vers le devant, toute sa partie obscure et de demi-teinte. On y voit les objets, nets, distincts, bien terminĂ©s. Ils ne sont privĂ©s que de la grande lumiĂšre. Rien nâest perdu pour moi, parce quâĂ mesure que les ombres croissent, les objets sont plus voisins de ma vue. Et ces nuages interposĂ©s, entre le ciel et la fabrique de bois, quelle profondeur ne donnent-ils pas Ă la scĂšne. Il est inouĂŻ lâespace quâon imagine au-delĂ de ce pont, lâobjet le plus Ă©loignĂ© quâon voie. Quâil est doux de goĂ»ter ici la fraĂźcheur de ces eaux, aprĂšs avoir Ă©prouvĂ© la chaleur qui brĂ»le ce lointain ! Que ces roches sont majestueuses ! Que ces eaux sont belles et vraies ! Comment lâartiste en a-t-il obscurci la transparence !⊠Jusque-lĂ , le cher abbĂ© avait eu la patience de me laisser dire ; mais Ă ce mot dâartiste, me tirant par la manche : « Est-ce que vous extravaguez ? me dit-il. » Non pas tout Ă fait⊠« Que parlez-vous de demi-teinte, de plan, de vigueur de coloris »⊠[185] Je substitue lâart Ă la nature pour en bien juger⊠« Si vous vous exercez souvent Ă ces substitutions, vous aurez de la peine Ă trouver de beaux tableaux »⊠Cela se peut. Mais convenez quâaprĂšs cette Ă©tude, le petit nombre de ceux que jâadmirerai en vaudront la peine⊠« Il est vrai »âŠ
Tout en causant ainsi, et en suivant la rive du lac, nous arrivĂąmes oĂč nous avions laissĂ© nos deux petits disciples. Le jour commençait Ă tomber ; nous ne laissions pas que dâavoir du chemin Ă faire jusquâau chĂąteau. Nous gagnĂąmes de ce cĂŽtĂ©, lâabbĂ© faisant rĂ©citer Ă lâun de ses Ă©lĂšves ses deux fables, Ă lâautre son explication de Virgile, et moi, me rappelant les lieux dont je mâĂ©loignais, et que je me proposais de vous dĂ©crire Ă mon retour. Ma tĂąche fut plutĂŽt expĂ©diĂ©e que celle de lâabbĂ©. A ces vers, Vere novo, gelidus canis cum montibus humor liquitur, et Zephyro putris se gleba resolvit427, je rĂȘvai Ă la diffĂ©rence des charmes de la peinture et de la poĂ©sie ; Ă la difficultĂ© de rendre dâune langue dans une autre les endroits quâon entend le mieux.
[428Sur ce je racontais Ă lâabbĂ© que Jupiter un jour fut attaquĂ© dâun grand mal de tĂȘte. Le pĂšre des dieux et des hommes passait les jours et les nuits le front penchĂ© sur ses deux mains et tirant de sa vaste poitrine un soupir profond. Les dieux et les hommes lâenvironnaient en silence ; lorsque tout Ă coup il se releva, poussa un grand cri et lâon vit sortir de sa tĂȘte entrouverte une dĂ©esse tout armĂ©e, toute vĂȘtue. CâĂ©tait Minerve. Tandis que les dieux dispersĂ©s dans lâOlympe cĂ©lĂ©braient la dĂ©livrance de Jupiter et la naissance de Minerve ; les hommes sâoccupaient Ă lâadmirer. Tous dâaccord sur sa beautĂ©, chacun trouvait quelque chose Ă redire Ă son vĂȘtement. Le sauvage lui arrachait son casque et sa cuirasse, et lui ceignait les reins dâun lĂ©ger cordon [186] de verdure. Lâhabitant de lâArchipel la voulait toute nue ; celui de lâAusonie plus dĂ©cente et plus couverte ; lâAsiatique prĂ©tendait que les longs plis dâune tunique qui moulerait ses membres, en descendant mollement jusquâĂ ses pieds, auraient infiniment plus de grĂące. Le bon, lâindulgent Jupiter fit essayer Ă sa fille ces diffĂ©rents vĂȘtements, et les hommes reconnurent quâaucun ne lui allait aussi bien que celui sous lequel elle se montra au sortir de la tĂȘte de son pĂšre. LâabbĂ© nâeut pas grand-peine Ă saisir le sens de ma fable.]
Quelques endroits de diffĂ©rents poĂštes anciens nous donnĂšrent la torture Ă lâun et Ă lâautre, et nous convĂźnmes de dĂ©pit que la traduction de Tacite Ă©tait infiniment plus aisĂ©e que celle de Virgile. LâabbĂ© de La Bletterie ne sera pas de cet avis. Quoi quâil en soit, son Tacite nâen sera pas moins mauvais, ni le Virgile de Desfontaines meilleur.
Nous allions. LâabbĂ© son Ćil malade couvert dâun mouchoir, et lâĂąme pleine de scandale de la tĂ©mĂ©ritĂ© avec laquelle jâavais avancĂ© quâun tourbillon de poussiĂšre que le vent Ă©lĂšve et qui nous aveugle, Ă©tait tout aussi parfaitement ordonnĂ© que lâunivers. Ce tourbillon lui paraissait une image passagĂšre du chaos, suscitĂ©e fortuitement au milieu de lâĆuvre merveilleux de la crĂ©ation. Câest ainsi quâil sâen expliqua. Mon cher abbĂ©, lui dis-je, oubliez pour un moment le petit gravier qui picote votre cornĂ©e, et Ă©coutez-moi. Pourquoi lâunivers vous paraĂźt-il si bien ordonnĂ© ; câest que tout y est enchaĂźnĂ© Ă sa place, et quâil nây a pas un seul ĂȘtre qui nâait dans sa position, sa production, son effet, une raison suffisante ignorĂ©e ou connue ? [187] est-ce quâil y a une exception pour le vent dâouest ? est-ce quâil y a une exception pour les grains de sable ? une autre pour les tourbillons ? si toutes les forces qui animaient chacune des molĂ©cules qui formaient celui qui nous a enveloppĂ©s Ă©taient donnĂ©es, un gĂ©omĂštre vous dĂ©montrerait que celle qui est engagĂ©e entre votre Ćil et sa paupiĂšre est prĂ©cisĂ©ment Ă sa place⊠« Mais, dit lâabbĂ©, je lâaimerais tout autant ailleurs ; je souffre, et le paysage que nous avons quittĂ© me rĂ©crĂ©ait la vue⊠« Et quâest-ce que cela fait Ă la nature ? Est-ce quâelle a ordonnĂ© le paysage pour vous⊠« Pourquoi non »⊠Câest que si elle a ordonnĂ© le paysage pour vous, elle aura aussi ordonnĂ© pour vous le tourbillon. Allons, mon ami. Tranchons un peu moins des importants429. Nous sommes dans la nature. Nous y sommes tantĂŽt bien tantĂŽt mal. Et croyez que ceux qui louent la nature dâavoir au printemps tapissĂ© la terre de vert, couleur amie de nos yeux, sont des impertinents qui oublient que cette nature dont ils veulent retrouver en tout et partout la bienfaisance, Ă©tend en hiver sur nos campagnes une grande couverture blanche qui blesse nos yeux, nous fait tournoyer la tĂȘte et nous expose Ă mourir glacĂ©. La nature est bonne et belle quand elle nous favorise. Elle est laide et mĂ©chante, quand elle nous afflige. Câest Ă nos efforts mĂȘmes quâelle doit souvent une partie de ses charmes⊠« VoilĂ des idĂ©es qui me mĂšneraient loin »⊠Cela se peut⊠« Et me conseilleriez-vous dâen faire le catĂ©chisme de mes Ă©lĂšves »⊠Pourquoi non ? je vous jure que je le crois plus vrai et moins dangereux quâun autre⊠« Je consulterai lĂ -dessus leurs parents »⊠Leurs parents pensent bien et vous ordonneront dâapprendre Ă leurs enfants Ă penser mal⊠« Mais pourquoi ? [188] Quel intĂ©rĂȘt ont-ils Ă ce quâon remplisse la tĂȘte de ces pauvres petites crĂ©atures de sottises et de mensonges ? » Aucun ; mais ils sont inconsĂ©quents et pusillanimes.
TroisiĂšme site
Je commençais Ă ressentir de la lassitude, lorsque je me trouvai sur la rive dâune espĂšce dâanse de mer. Cette anse Ă©tait formĂ©e Ă gauche par une langue de terre, un terrain escarpĂ©, des rochers couverts dâun paysage tout Ă fait agreste et touffu. Ce paysage touchait dâun bout au rivage, et de lâautre aux murs dâune terrasse qui sâĂ©levait au-dessus des eaux. Cette longue terrasse Ă©tait parallĂšle au rivage, et sâavançait fort loin dans la mer qui dĂ©livrĂ©e Ă son extrĂ©mitĂ© de cette digue prenait toute son Ă©tendue. Ce site Ă©tait encore embelli par un chĂąteau de structure militaire et gothique. On lâapercevait au loin au bout de la terrasse. Ce chĂąteau Ă©tait terminĂ© dans sa plus grande hauteur par une esplanade environnĂ©e de mĂąchicoulis ; une petite tourelle ronde occupait le centre de cette esplanade. Et nous distinguions trĂšs bien le long de la terrasse, et autour de lâespace compris entre la tourelle et les mĂąchicoulis, diffĂ©rentes personnes, les unes appuyĂ©es sur le parapet de la terrasse, dâautres sur le haut des mĂąchicoulis ; ici il y en avait qui se promenaient ; lĂ dâarrĂȘtĂ©s debout qui semblaient converser. Mâadressant Ă mon conducteur, VoilĂ , lui dis-je, encore un assez beau coup dâĆil⊠« Est-ce que vous ne reconnaissez pas ces lieux », me rĂ©pondit-il⊠Non⊠« Câest notre chĂąteau »⊠Vous avez raison⊠« Et tous ces gens-lĂ qui prennent le frais, Ă la chute du jour ; ce sont nos joueurs, nos joueuses, nos politiques, et nos galants »⊠Cela se peut⊠« Tenez, voilĂ la vieille comtesse qui continue dâarracher les yeux Ă son partner sur une [189] invite quâil nâa pas rĂ©pondue. Proche le chĂąteau, ce groupe pourrait bien ĂȘtre de nos politiques dont les vapeurs se sont apaisĂ©es et qui commencent Ă sâentendre et Ă raisonner plus sensĂ©ment. Ceux qui tournent deux Ă deux sur lâesplanade, autour de la tourelle, sont infailliblement les jeunes gens, car il faut avoir leurs jambes pour grimper jusque-lĂ . La jeune marquise et le petit comte en descendront les derniers, car ils ont toujours quelque caresse Ă se faire Ă la dĂ©robĂ©e »⊠Nous nous Ă©tions assis ; nous nous reposions de notre cĂŽtĂ© ; et nos yeux suivant le rivage, Ă droite, nous voyions par le dos deux personnes, je ne sais quelles, assises et se reposant aussi dans un endroit oĂč le terrain sâenfonçait ; plus loin des gens de mer occupĂ©s Ă charger ou dĂ©charger une nacelle. Dans le lointain, sur les eaux, un vaisseau Ă la voile ; fort au-delĂ , des montagnes vaporeuses et trĂšs Ă©loignĂ©es. JâĂ©tais un peu inquiet comment nous regagnerions le chĂąteau dont nous Ă©tions sĂ©parĂ©s par un espace dâeau assez considĂ©rable⊠Si nous suivons le rivage vers la droite, dis-je Ă lâabbĂ© ; nous ferons le tour du globe avant que dâarriver au chĂąteau, et câest bien du chemin pour ce soir. Si nous le suivons vers la gauche ; arrivĂ©s Ă ce paysage, nous trouverons apparemment un sentier qui le traverse et qui conduit Ă quelque porte qui sâouvre sur la terrasse⊠« Et vous voudriez bien, dit lâabbĂ©, ne faire ni le tour du globe ni celui de lâanse »⊠Il est vrai. Mais cela ne se peut⊠« Vous vous trompez. Nous irons Ă ces mariniers qui nous prendront dans leur nacelle et qui nous dĂ©poseront au pied du chĂąteau. » Ce qui fut dit, fut fait. Nous voilĂ embarquĂ©s, et vingt lorgnettes dâopĂ©ra braquĂ©es sur nous, et notre arrivĂ©e saluĂ©e par des cris de joie qui partaient de la terrasse et du sommet du chĂąteau. Nous y rĂ©pondĂźmes selon lâusage. Le ciel Ă©tait serein. Le vent soufflait du rivage vers le chĂąteau ; et nous fĂźmes le trajet en un clin dâĆil. Je vous raconte simplement la chose. Dans un moment plus poĂ©tique, jâaurais dĂ©chaĂźnĂ© les vents, soulevĂ© les flots, montrĂ© la petite nacelle tantĂŽt voisine des nues, tantĂŽt prĂ©cipitĂ©e au fond des abĂźmes ; vous auriez frĂ©mi pour lâinstituteur, ses jeunes Ă©lĂšves, et le vieux philosophe votre ami. Jâaurais portĂ© de la terrasse Ă vos oreilles, les cris des femmes Ă©plorĂ©es. Vous auriez [190] vu sur lâesplanade du chĂąteau des mains levĂ©es vers le ciel ; mais il nây aurait pas eu un mot de vrai. Le fait est que nous nâĂ©prouvĂąmes dâautre tempĂȘte que celle du premier livre de Virgile que lâun des Ă©lĂšves de lâabbĂ© nous rĂ©cita par cĆur ; et telle fut la fin de notre premiĂšre sortie ou promenade.
JâĂ©tais las ; mais jâavais vu de belles choses, respirĂ© lâair le plus pur et fait un exercice trĂšs sain. Je soupai dâappĂ©tit, et jâeus la nuit la plus douce et la plus tranquille. Le lendemain en mâĂ©veillant, je disais[,] voilĂ la vraie vie, le vrai sĂ©jour de lâhomme. Tous les prestiges de la sociĂ©tĂ© ne purent jamais en Ă©teindre le goĂ»t. EnchaĂźnĂ©s dans lâenceinte Ă©troite des villes par des occupations ennuyeuses et de tristes devoirs, si nous ne pouvons retourner dans les forĂȘts notre premier asile, nous sacrifions une portion de notre opulence Ă appeler les forĂȘts autour de nos demeures. Mais lĂ elles ont perdu sous la main symĂ©trique de lâart leur silence, leur innocence, leur libertĂ©, leur majestĂ©, leur repos. LĂ , nous allons contrefaire un moment le rĂŽle du sauvage ; esclaves des usages, des passions, jouer la pantomime de lâhomme de nature. Dans lâimpossibilitĂ© de nous livrer aux fonctions et aux amusements de la vie champĂȘtre, dâerrer dans une campagne, de suivre un troupeau, dâhabiter une chaumiĂšre, nous invitons Ă prix dâor et dâargent le pinceau de Vauvermans, de Berghem ou de Vernet Ă nous retracer les mĆurs et lâhistoire de nos anciens aĂŻeux, et les murs de nos somptueuses et maussades demeures se couvrent des images dâun bonheur que nous regrettons ; et les animaux du Berghem ou de Paul Potter paissent sous nos lambris, parquĂ©s dans une riche bordure ; et les toiles dâaraignĂ©e dâOstade sont suspendues entre des crĂ©pines dâor sur un damas cramoisi ; [191] et nous sommes dĂ©vorĂ©s par lâambition, la haine, la jalousie et lâamour ; et nous brĂ»lons de la soif de lâhonneur et de la richesse, au milieu des scĂšnes de lâinnocence et de la pauvretĂ©, sâil est permis dâappeler pauvre, celui Ă qui tout appartient. Nous sommes des malheureux autour desquels le bonheur est reprĂ©sentĂ© sous mille formes diverses. O rus, quando te aspiciam430, disait le poĂšte, et câest un souhait qui sâĂ©lĂšve cent fois au fond de notre cĆur. »
QuatriĂšme site
Jâen Ă©tais lĂ de ma rĂȘverie, nonchalamment Ă©tendu dans un fauteuil, laissant errer mon esprit, Ă son grĂ© ; Ă©tat dĂ©licieux, oĂč lâĂąme est honnĂȘte sans rĂ©flexion, lâesprit juste et dĂ©licat sans effort ; oĂč lâidĂ©e, le sentiment semble naĂźtre en nous de lui-mĂȘme, comme dâun sol heureux ; mes yeux Ă©taient attachĂ©s sur un paysage admirable, et je disais, lâabbĂ© a raison, nos artistes nây entendent rien, puisque le spectacle de leurs plus belles productions ne mâa jamais fait Ă©prouver le dĂ©lire que jâĂ©prouve ; le plaisir dâĂȘtre Ă moi, le plaisir de me reconnaĂźtre aussi bon que je le suis, le plaisir de me voir et de me complaire, le plaisir plus doux encore de mâoublier. OĂč suis-je dans ce moment ? Quâest-ce qui mâenvironne ? Je ne le sais, je lâignore. [192] Que me manque-t-il ? rien. Que dĂ©sirĂ©-je ? rien. Sâil est un dieu, câest ainsi quâil est. Il jouit de lui-mĂȘme. » Un bruit entendu au loin, câĂ©tait le coup de battoir dâune blanchisseuse, frappa subitement mon oreille ; et adieu mon existence divine. Mais sâil est doux dâexister Ă la façon de Dieu, il est aussi quelquefois assez doux dâexister Ă la façon des hommes. Quâelle vienne ici seulement, quâelle mâapparaisse, que je revoie ses grands yeux, quâelle pose doucement sa main sur mon front, quâelle me sourie... Que ce bouquet dâarbres vigoureux et touffus fait bien Ă droite ! Cette langue de terre mĂ©nagĂ©e en pointe au-devant de ces arbres et descendant par une pente facile vers la surface de ces eaux est tout Ă fait pittoresque. Que ces eaux qui rafraĂźchissent cette pĂ©ninsule, en baignant sa rive, sont belles ! Ami, Vernet, prends tes crayons, et dĂ©pĂȘche-toi dâenrichir ton portefeuille de ce groupe de femmes. Lâune penchĂ©e vers la surface de lâeau, y trempe son linge. Lâautre accroupie le tord. Une troisiĂšme debout en a rempli le panier quâelle a posĂ© sur sa tĂȘte. Nâoublie pas ce jeune homme que tu vois par le dos, proche dâelles, courbĂ© vers le fond et sâoccupant du mĂȘme travail. HĂąte-toi, car ces figures prendront dans un instant, une autre position moins heureuse peut-ĂȘtre. Plus ta copie sera fidĂšle, plus ton tableau sera beau. Je me trompe. Tu donneras Ă ces femmes un peu plus de lĂ©gĂšretĂ©. Tu les toucheras moins lourdement. Tu affaibliras le ton jaunĂątre et sec de cette terrasse. Ce pĂȘcheur qui a jetĂ© son filet vers la gauche, Ă lâendroit oĂč les eaux prennent toute leur Ă©tendue, tu le laisseras tel quâil est. Tu nâimagineras rien de mieux. Vois son attitude. Comme elle est vraie ! place aussi son chien Ă cĂŽtĂ© de lui. Quelle foule dâaccessoires heureux Ă recueillir pour ton talent. Et ce bout de rocher qui est tout Ă fait Ă gauche, et proche de ce rocher sur le fond, ces bĂątiments et ces hameaux, et entre cette fabrique, ce hameau, et la langue de terre aux blanchisseuses, ces eaux tranquilles et calmes dont la surface sâĂ©tend et se perd dans le lointain. [193] Si sur un plan correspondant Ă ces femmes occupĂ©es, mais Ă une trĂšs grande distance, tu places dans une de tes compositions, comme la nature te lâindique ici, des montagnes vaporeuses dont je nâaperçoive que le sommet, lâhorizon de ta toile en sera renvoyĂ© aussi loin que tu le voudras. Mais comment feras-tu pour rendre, je ne dis pas la forme de ces objets divers, ni mĂȘme leur vraie couleur, mais la magique harmonie qui les lie... pourquoi suis-je seul ici ! pourquoi personne ne partage-t-il avec moi le charme, la beautĂ© de ce site ! il me semble que si elle Ă©tait lĂ , dans son vĂȘtement nĂ©gligĂ©, que je tinsse sa main, que son admiration se joignĂźt Ă la mienne, jâadmirerais bien davantage. Il me manque un sentiment que je cherche, et quâelle seule peut mâinspirer. Que fait le propriĂ©taire de ce beau lieu ? il dort. Je vous appelais, jâappelais mon amie, lorsque le cher abbĂ© entra avec son mouchoir sur son Ćil. Vos tourbillons de poussiĂšre, me dit-il avec un peu dâhumeur, qui sont aussi bien ordonnĂ©s que le monde, mâont fait passer une mauvaise nuit. Ses bambins Ă©taient Ă leurs devoirs, et il venait causer avec moi. LâĂ©motion vive de lâĂąme laisse, mĂȘme aprĂšs quâelle est passĂ©e, des traces sur le visage quâil nâest pas difficile de reconnaĂźtre. LâabbĂ© ne sây mĂ©prit pas. Il devina quelque chose de ce qui sâĂ©tait passĂ© au fond de la mienne⊠« Jâarrive Ă contretemps », me dit-il⊠Non, lâabbé⊠« Une autre compagnie vous rendrait peut-ĂȘtre en ce moment plus heureux que la mienne »⊠Cela se peut⊠« Je mâen vais donc »⊠Non, restez. Il resta. Il mâinvita Ă prolonger mon sĂ©jour, et me promit autant de promenades telles que celles de la veille, de tableaux tels que celui que jâavais sous les yeux, que je lui accorderais de journĂ©es. Il Ă©tait neuf heures du matin, et tout dormait encore autour de nous. Entre un assez grand nombre dâhommes aimables et de femmes charmantes que ce sĂ©jour rassemblait et qui tous sâĂ©taient sauvĂ©s de la ville, Ă ce quâils disaient, pour jouir des agrĂ©ments, du bonheur de la campagne, aucun qui eĂ»t quittĂ© son oreiller, qui vĂźnt respirer la premiĂšre fraĂźcheur de lâair, entendre le premier chant des oiseaux, sentir le charme de la nature ranimĂ©e par les vapeurs de la nuit, [194] recevoir le premier parfum des fleurs, des plantes et des arbres. Ils semblaient ne sâĂȘtre faits habitants des champs que pour se livrer plus sĂ»rement et plus continĂ»ment aux ennuis de la ville. Si la compagnie de lâabbĂ© nâĂ©tait pas tout Ă fait celle que jâaurais choisie, je mâaimais encore mieux avec lui que seul. Un plaisir qui nâest que pour moi me touche faiblement et dure peu. Câest pour moi et pour mes amis que je lis, que je rĂ©flĂ©chis, que jâĂ©cris, que je mĂ©dite, que jâentends, que je regarde, que je sens. Dans leur absence, ma dĂ©votion, rapporte tout Ă eux. Je songe sans cesse Ă leur bonheur. Une belle ligne me frappe-t-elle ; ils la sauront. Ai-je rencontrĂ© un beau trait, je me promets de leur en faire part. Ai-je sous les yeux quelque spectacle enchanteur, sans mâen apercevoir jâen mĂ©dite le rĂ©cit pour eux. Je leur ai consacrĂ© lâusage de tous mes sens et de toutes mes facultĂ©s ; et câest peut-ĂȘtre la raison pour laquelle tout sâexagĂšre, tout sâenrichit un peu dans mon imagination et dans mon discours. Ils mâen font quelquefois un reproche ; les ingrats !
LâabbĂ© placĂ© Ă cĂŽtĂ© de moi sâextasiait, Ă son ordinaire, sur les charmes de la nature. Il avait rĂ©pĂ©tĂ© cent fois lâĂ©pithĂšte de beau, et je remarquais que cet Ă©loge commun sâadressait Ă des objets tout divers. LâabbĂ©, lui dis-je, cette roche escarpĂ©e, vous lâappelez belle ; la forĂȘt sourcilleuse qui la couvre, vous lâappelez belle ; ce torrent qui blanchit de son Ă©cume le rivage et qui en fait frissonner le gravier, vous lâappelez beau. Le nom de beau, vous lâaccordez, Ă ce que je vois, Ă lâhomme, Ă lâanimal, Ă la plante, Ă la pierre, aux poissons, aux oiseaux, aux mĂ©taux. Cependant vous mâavouerez quâil nây a aucune qualitĂ© physique commune entre ces ĂȘtres. DâoĂč vient donc ce tribut commun ?⊠« Je ne sais. Et vous mây faites penser pour la premiĂšre fois. »⊠Câest une chose toute simple. La gĂ©nĂ©ralitĂ© de votre panĂ©gyrique vient, cher abbĂ©, de quelques idĂ©es ou sensations communes excitĂ©es dans votre Ăąme par des qualitĂ©s physiques absolument diffĂ©rentes⊠« Jâentends, lâadmiration. »⊠Ajoutez et le plaisir. Si vous y regardez de prĂšs, vous [195] trouverez que les objets qui causent de lâĂ©tonnement ou de lâadmiration sans faire plaisir ne sont pas beaux ; et que ceux qui font plaisir, sans causer de la surprise ou de lâadmiration, ne le sont pas davantage. Le spectacle de Paris en feu, vous ferait horreur. Au bout de quelque temps, vous aimeriez Ă vous promener sur ses cendres. Vous Ă©prouveriez un violent supplice Ă voir expirer votre amie. Au bout de quelque temps, votre mĂ©lancolie vous conduirait vers sa tombe, et vous vous y asseyeriez. Il y a des sensations simples et des sensations composĂ©es ; et câest la raison pour laquelle il nây a de beaux que les objets de la vue et de lâouĂŻe. Ăcartez du son toute idĂ©e accessoire, et morale, et vous lui ĂŽterez sa beautĂ©. ArrĂȘtez Ă la surface de lâĆil une image ; que lâimpression nâen passe ni Ă lâesprit ni au cĆur, et elle nâaura plus rien de beau. Il y a encore une autre distinction, câest lâobjet dans la nature, et le mĂȘme objet dans lâart ou lâimitation. Ce terrible incendie au milieu duquel hommes, femmes, enfants, pĂšres, mĂšres, frĂšres, sĆurs, amis, Ă©trangers, concitoyens, tout pĂ©rit, vous plonge dans la consternation ; vous fuyez, vous dĂ©tournez vos regards, vous fermez vos oreilles aux cris. Spectateur peut-ĂȘtre dĂ©sespĂ©rĂ© de survivre Ă tant dâĂȘtres chĂ©ris, hasarderez-vous431 votre vie. Vous chercherez Ă les sauver, ou Ă trouver dans les flammes un sort commun avec eux. Quâon vous montre sur la toile les incidents de cette calamitĂ©, et vos yeux sây arrĂȘteront avec joie. Vous direz avec Ănee, En Priamus ; sunt hic etiam sua praemia laudi432⊠« Et je verserai des larmes »⊠Je nâen doute pas⊠« Mais puisque [196] jâai du plaisir, quâai-je Ă pleurer ? et si je pleure, comment se fait-il que jâaie du plaisir ? »⊠Serait-il possible, lâabbĂ©, que vous ne connussiez pas ces larmes-lĂ ? vous nâavez donc jamais Ă©tĂ© vain, quand vous avez cessĂ© dâĂȘtre fort ? vous nâavez donc jamais arrĂȘtĂ© vos regards sur celle qui venait de vous faire le plus grand sacrifice quâune femme honnĂȘte puisse faire. Vous nâavez donc... « Pardonnez-moi, jâai, jâai Ă©prouvĂ© la chose ; mais je nâen ai jamais su la raison, et je vous la demande. »
Quelle question vous me faites lĂ , cher abbĂ©. Nous y serions encore demain, et tandis que nous passerions assez agrĂ©ablement votre temps, vos disciples perdraient le leur⊠« Un mot seulement. »⊠Je ne saurais. Allez Ă votre thĂšme et Ă votre version⊠« Un mot »⊠Non, non, pas une syllabe. Mais prenez mes tablettes, cherchez au verso du premier feuillet, et peut-ĂȘtre y trouverez-vous quelques lignes qui mettront votre esprit en train. LâabbĂ© prit les tablettes, et tandis que je mâhabillais, il lut.
La Rochefoucauld a dit que dans les plus grands malheurs des personnes qui nous sont le plus chĂšres, il y a toujours quelque chose qui ne nous dĂ©plaĂźt pas433⊠« Est[-ce] cela ? », me dit lâabbé⊠Oui⊠« Mais cela ne vient guĂšre Ă la chose »⊠Allez toujours434⊠Et il continua.
Nây aurait-il pas Ă cette idĂ©e un cĂŽtĂ© vrai et moins affligeant pour lâespĂšce humaine ? il est beau, il est doux de compatir aux malheureux. Il est beau, il est doux de se sacrifier pour eux. Câest Ă leur infortune que [197] nous devons la connaissance flatteuse de lâĂ©nergie de notre Ăąme. Nous ne nous avouons pas aussi franchement Ă nous-mĂȘmes quâun certain chirurgien le disait Ă son ami, Je voudrais que vous eussiez une jambe cassĂ©e et vous verriez ce que je sais faire ; mais tout ridicule que ce souhait paraisse, il est cachĂ© au fond de tous les cĆurs. Il est naturel. Il est gĂ©nĂ©ral. Qui est-ce qui ne dĂ©sirera pas sa maĂźtresse au milieu des flammes, sâil peut se promettre de sây prĂ©cipiter comme Alcibiade, et de la sauver entre ses bras. Nous aimons mieux voir sur la scĂšne lâhomme de bien souffrant que le mĂ©chant puni ; et sur le théùtre du monde, au contraire, le mĂ©chant puni que lâhomme de bien souffrant. Câest un beau spectacle que celui de la vertu sous les grandes Ă©preuves. Les efforts les plus terribles tournĂ©s contre elle ne nous dĂ©plaisent pas. Nous nous associons volontiers, en idĂ©e, au hĂ©ros opprimĂ©. Lâhomme le plus Ă©pris de la fureur de la tyrannie, laisse lĂ le tyran et le voit tomber avec joie dans la coulisse, mort dâun coup de poignard. Le bel Ă©loge de lâespĂšce humaine, que ce jugement impartial du cĆur, en faveur de lâinnocence. Une seule chose peut nous rapprocher du mĂ©chant, câest la grandeur de ses vues, lâĂ©tendue de son gĂ©nie, le pĂ©ril de son entreprise. Alors si nous oublions sa mĂ©chancetĂ©, pour courir son sort, si nous conjurons [198] contre Venise avec le comte de Bedmar435 ; câest la vertu qui nous subjugue encore sous une autre face⊠Cher abbĂ©, observez en passant combien lâhistorien Ă©loquent peut ĂȘtre dangereux, et continuez... Nous allons au théùtre chercher de nous-mĂȘme une estime que nous ne mĂ©ritons pas, prendre bonne opinion de nous, partager lâorgueil de grandes actions que nous ne ferons jamais, ombres vaines des fameux personnages quâon nous montre. LĂ , prompts Ă embrasser, Ă serrer contre notre sein la vertu menacĂ©e, nous sommes bien sĂ»rs de triompher avec elle, ou de la lĂącher quand il en sera temps. Nous la suivons jusquâau pied de lâĂ©chafaud, mais pas plus loin ; et personne nâa mis sa tĂȘte sur le billot, Ă cĂŽtĂ© de celle du comte dâEssex436. Aussi le parterre est-il plein, et les lieux de la misĂšre rĂ©elle, vides. Sâil fallait sĂ©rieusement subir la destinĂ©e du malheureux mis en scĂšne, les loges seraient dĂ©sertes. Le poĂšte, le peintre, le statuaire, le comĂ©dien sont des charlatans qui nous vendent Ă peu de frais la fermetĂ© du vieil Horace, le patriotisme du vieux Caton, les plus sĂ©duisants des flatteurs.
LâabbĂ© en Ă©tait lĂ , lorsquâun de ses Ă©lĂšves entra, sautant de joie, son cahier Ă la main. LâabbĂ© qui prĂ©fĂ©rait de causer avec moi, Ă aller Ă son devoir ; car le devoir est une des choses les plus dĂ©plaisantes de ce monde ; câest toujours caresser sa femme et payer ses dettes, lâabbĂ© renvoya lâenfant, [199] et me demanda la lecture du paragraphe suivant⊠Lisez, lâabbĂ©, et lâabbĂ© lut.
Un imitateur de nature rapportera toujours son ouvrage Ă quelque but important. Je ne prĂ©tends point que ce soit en lui mĂ©thode, projet, rĂ©flexion, mais instinct, pente secrĂšte, sensibilitĂ© naturelle, goĂ»t exquis et grand. Lorsquâon prĂ©senta Ă de Voltaire Denis le tyran, premiĂšre et derniĂšre tragĂ©die de Marmontel, le vieux poĂšte dit, il ne fera jamais rien ; il nâa pas le secret⊠« Le gĂ©nie peut-ĂȘtre ? »⊠Oui, lâabbĂ©, le gĂ©nie, et puis le bon choix des sujets, lâhomme de nature opposĂ© Ă lâhomme civilisĂ© ; lâhomme sous lâempire du despotisme, lâhomme accablĂ© sous le joug de la tyrannie, des pĂšres, des mĂšres, des Ă©poux, les liens les plus sacrĂ©s, les plus doux, les plus violents, les plus gĂ©nĂ©raux, les maux de la sociĂ©tĂ©, la loi inĂ©vitable de la fatalitĂ©, les suites des grandes passions ; il est difficile dâĂȘtre fortement Ă©mu dâun pĂ©ril quâon nâĂ©prouvera peut-ĂȘtre jamais. Moins la distance du personnage Ă moi est grande, plus lâattraction est prompte, plus lâadhĂ©sion est forte. On a dit, Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi437. Mais tu pleureras tout seul, sans que je sois tentĂ© de mĂȘler une larme aux tiennes, si je ne puis me substituer Ă ta place. Il faut que je mâaccroche Ă lâextrĂ©mitĂ© de la corde qui te tient suspendu dans les airs, ou je ne frĂ©mirai pas⊠« Ah, jâentends Ă prĂ©sent »⊠Quoi, lâabbĂ© ?⊠« Je fais deux rĂŽles, je suis double ; je suis Le Couvreur et je reste moi. Câest le moi Couvreur qui frĂ©mit et qui souffre, et câest le moi tout court qui a du plaisir »⊠Fort bien, lâabbĂ© ; et voilĂ la limite de lâimitateur de [200] nature. Si je mâoublie trop et trop longtemps, la terreur est trop forte. Si je ne mâoublie point du tout ; si je reste toujours un, elle est trop faible. Câest ce juste tempĂ©rament qui fait verser des larmes dĂ©licieuses.
On avait exposĂ© deux tableaux qui concouraient pour un prix proposĂ©. CâĂ©tait un Saint BarthĂ©lĂ©my sous le couteau des bourreaux. Une paysanne ĂągĂ©e dĂ©cida les juges incertains. Celui-ci, dit la bonne femme, me fait grand plaisir ; mais cet autre me fait grand-peine. Le premier la laissait hors de la toile, le second lây faisait entrer. Nous aimons le plaisir en personne, et la douleur en peinture.
On prĂ©tend que la prĂ©sence de la chose frappe plus que son imitation ; cependant on quittera Caton expirant sur la scĂšne, pour courir au supplice de Lally. Affaire de curiositĂ©. Si Lally Ă©tait dĂ©capitĂ© tous les jours, on resterait Ă Caton. Le théùtre est le mont TarpĂ©ien, le parterre est le quai Pelletier des honnĂȘtes gens438.
Le peuple cependant ne se lasse point dâexĂ©cutions. Câest un autre principe. Lâhomme du coin devient au retour le DĂ©mosthĂšne de son quartier. Pendant huit jours, il pĂ©rore, on lâĂ©coute, pendent ab ore loquentis439. Il est un personnage.
Si lâobjet nous intĂ©resse en nature, lâart rĂ©unira le charme de la chose, au charme de lâimitation. Si lâobjet nous rĂ©pugne en nature, il ne restera [201] sur la toile, dans le poĂšme, sur le marbre, que le prestige de lâimitation. Celui donc qui se nĂ©gligera sur le choix du sujet, se privera de la meilleure partie de son avantage. Câest un magicien maladroit qui casse en deux sa baguette.
Tandis que lâabbĂ© sâamusait Ă causer ; ses enfants sâamusaient de leur cĂŽtĂ© Ă jouer. Le thĂšme et la version avaient Ă©tĂ© faits Ă la hĂąte. Le thĂšme Ă©tait rempli de solĂ©cismes ; la version de contresens ; lâabbĂ© en colĂšre prononçait quâil nây aurait point de promenade. En effet il nây en eut point ; et selon lâusage, les Ă©lĂšves et moi nous fĂ»mes chĂątiĂ©s de la faute du maĂźtre ; car les enfants ne manquent guĂšre Ă leurs devoirs que parce que les maĂźtres ne sont pas au leur. Je pris donc le parti, privĂ© de mon cicerone et de sa galerie, de me prĂȘter aux amusements du reste de la maison. Je jouai, je jouai mal, je fus grondĂ© et je perdis mon argent. Je me mĂȘlai Ă lâentretien de nos philosophes qui devinrent Ă la fin si brouillĂ©s, si bruyants que, nâĂ©tant plus dâĂąge propre aux promenades du parc, je pris furtivement mon chapeau et mon bĂąton, et mâen allai seul, Ă travers champs, rĂȘvant Ă la trĂšs belle et trĂšs importante question quâils agitaient et Ă laquelle ils Ă©taient arrivĂ©s de fort loin.
Il sâagissait dâabord de lâacception des mots, de la difficultĂ© de les circonscrire, et de lâimpossibilitĂ© de sâentendre sans ce prĂ©liminaire.
Tous nâĂ©taient pas dâaccord ni sur lâun ni sur lâautre point. On choisit un exemple, et ce fut le mot Vertu. On demanda quâest-ce que la vertu, et chacun la dĂ©finissant Ă sa mode la dispute changea dâobjet, les uns prĂ©tendant que la vertu Ă©tait lâhabitude de conformer sa conduite Ă la loi ; les autres que câĂ©tait lâhabitude de conformer sa conduite Ă lâutilitĂ© publique.
Les premiers disaient que la vertu dĂ©finit lâhabitude de conformer ses actions Ă lâutilitĂ© publique Ă©tait la vertu du lĂ©gislateur ou du souverain, et non celle du sujet, du citoyen, du peuple ; car qui est-ce qui a des idĂ©es [202] exactes de lâutilitĂ© publique. Câest une notion si compliquĂ©e, dĂ©pendante de tant dâexpĂ©rience, et de lumiĂšres que les philosophes mĂȘme en disputaient entre eux. Si lâon abandonne les actions des hommes Ă cette rĂšgle, le vicaire de Saint-Roch qui croit son culte trĂšs essentiel au maintien de la sociĂ©tĂ©, tuera le philosophe, sâil nâest prĂ©venu par celui-ci qui regarde toute institution religieuse comme contraire au bonheur de lâhomme. Lâignorance et lâintĂ©rĂȘt qui brouillent et obscurcissent tout dans les tĂȘtes humaines, montreront lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral oĂč il nâest pas. Chacun ayant sa vertu, la vie de lâhomme se remplira de crimes. Le peuple ballottĂ© par ses passions et par ses erreurs nâaura point de mĆurs : car il nây a de mĆurs que lĂ oĂč les lois bonnes ou mauvaises sont sacrĂ©es ; car câest lĂ seulement que la conduite gĂ©nĂ©rale est uniforme. Pourquoi nây a-t-il et ne peut-il y avoir de mĆurs dans aucune contrĂ©e de lâEurope ? Câest que la loi civile et la loi religieuse sont en contradiction avec la loi de nature. Quâen arrive-t-il ? Câest que toutes trois enfreintes et observĂ©es alternativement, elles perdent toute sanction. On nây est ni religieux, ni citoyen, ni homme. On nây est que ce qui convient Ă lâintĂ©rĂȘt du moment. Dâailleurs, si chacun sâinstitue juge compĂ©tent de la conformitĂ© de la loi avec lâutilitĂ© publique, lâeffrĂ©nĂ©e libertĂ© dâexaminer, dâobserver ou de fouler aux pieds les mauvaises lois conduira bientĂŽt Ă lâexamen, au mĂ©pris et Ă lâinfraction des bonnes. [203]
CinquiĂšme site
Jâallais devant moi, ruminant ces objections qui me paraissaient fortes, lorsque je me trouvai entre des arbres et des rochers, lieu sacrĂ© par son silence et son obscuritĂ©. Je mâarrĂȘtai lĂ et je mâassis. Jâavais Ă ma droite un phare qui sâĂ©levait du sommet des rochers. Il allait se perdre dans la nue, et la mer en mugissant venait se briser Ă ses pieds. Au loin des pĂȘcheurs et des gens de mer Ă©taient diversement occupĂ©s. Toute lâĂ©tendue des eaux agitĂ©es sâouvrait devant moi. Elle Ă©tait couverte de bĂątiments dispersĂ©s. Jâen voyais sâĂ©lever au-dessus des vagues, tandis que dâautres se perdaient au-dessous ; chacun, Ă lâaide de ses voiles et de sa manĆuvre, suivant des routes contraires, quoique poussĂ© par un mĂȘme vent ; images de lâhomme et du bonheur, du philosophe et de la vĂ©ritĂ©.
Nos philosophes auraient Ă©tĂ© dâaccord sur leur dĂ©finition de la vertu, si la loi Ă©tait toujours lâorgane de lâutilitĂ© publique ; mais il sâen manquait beaucoup que cela fĂ»t et il Ă©tait dur dâassujettir des hommes sensĂ©s, par respect pour une mauvaise loi, mais bien Ă©videmment mauvaise, Ă lâautoriser de leur exemple et Ă se souiller dâactions contre lesquelles leur Ăąme et leur conscience se rĂ©voltaient. Quoi donc, habitant de la cĂŽte du Malabar, Ă©gorgerai-je mon enfant, le pilerai-je, me frotterai-je de sa graisse pour me rendre invulnĂ©rable ? me plierai-je Ă toutes les extravagances des nations ? couperai-je ici les testicules Ă mon fils ? lĂ foulerai-je aux pieds ma fille, pour la faire avorter ? ailleurs immolerai-je des hommes mutilĂ©s, une foule de femmes emprisonnĂ©es Ă ma dĂ©bauche et Ă ma jalousie ?... Pourquoi non. Des usages aussi monstrueux ne peuvent durer ; et puis [204] sâil faut opter, ĂȘtre mĂ©chant homme ou bon citoyen ; puisque je suis membre dâune sociĂ©tĂ©, je serai bon citoyen, si je puis. Mes bonnes actions seront Ă moi : câest Ă la loi Ă rĂ©pondre des mauvaises. Je me soumettrai Ă la loi, et je rĂ©clamerai contre elle... Mais si cette rĂ©clamation prohibĂ©e par la loi mĂȘme est un crime capital ?... Je me tairai ou je mâĂ©loignerai... Socrate dira, lui : Ou je parlerai et je pĂ©rirai. LâapĂŽtre de la vĂ©ritĂ© se montrera-t-il donc moins intrĂ©pide que lâapĂŽtre du mensonge. Le mensonge aura-t-il seul le privilĂšge de faire des martyrs ? Pourquoi ne dirai-je pas : La loi lâordonne, mais la loi est mauvaise. Je nâen ferai rien. Je nâen veux rien faire. Jâaime mieux mourir... Mais Aristippe lui rĂ©pondra : Je sais tout aussi bien que toi, ĂŽ Socrate, que la loi est mauvaise, et je ne fais pas plus de cas de la vie quâun autre. Cependant je me soumettrai Ă la loi, de peur quâen discutant de mon autoritĂ© privĂ©e les mauvaises lois, je nâencourage par mon exemple la multitude insensĂ©e Ă discuter les bonnes. Je ne fuirai point les cours comme toi. Je saurai me vĂȘtir de pourpre. Je ferai ma cour aux maĂźtres du monde ; et peut-ĂȘtre en obtiendrai-je ou lâabolition de la loi mauvaise, ou la grĂące de lâhomme de bien qui lâaura enfreinte.
Je quittais cette question. Je la reprenais pour la quitter encore. Le [205] spectacle des eaux mâentraĂźnait malgrĂ© moi. Je regardais. Je sentais. Jâadmirais. Je ne raisonnais plus. Je mâĂ©criais, ĂŽ profondeur des mers ! et je demeurais absorbĂ© dans diverses spĂ©culations entre lesquelles mon esprit Ă©tait balancĂ©, sans trouver dâancre qui me fixĂąt. Pourquoi, me disais-je, les mots les plus gĂ©nĂ©raux, les plus saints, les plus usitĂ©s, loi, goĂ»t, beau, bon, vrai, usage, mĆurs, vice, vertu, instinct, esprit, matiĂšre, grĂące, beautĂ©, laideur, si souvent prononcĂ©s, sâentendent-ils si peu, se dĂ©finissent-ils si diversement ?... pourquoi ces mots si souvent prononcĂ©s, si peu entendus, si diversement dĂ©finis, sont-ils employĂ©s avec la mĂȘme prĂ©cision par le philosophe, par le peuple et par les enfants. Lâenfant se trompera sur la chose, mais non sur la valeur du mot. Il ne sait ce qui est vraiment beau ou laid, bon ou mauvais, vrai ou faux ; mais il sait ce quâil veut dire tout aussi bien que moi. Il approuve, il dĂ©sapprouve ; comme moi. Il a son admiration et son dĂ©dain... est-ce rĂ©flexion en moi ? est-ce habitude machinale en lui ?... mais de son habitude machinale, ou de ma rĂ©flexion, quel est le guide le plus sĂ»r ?... Il dit, voilĂ ma sĆur. Moi qui lâaime, jâajoute ; petit, vous avez raison ; câest sa taille Ă©lĂ©gante, sa dĂ©marche lĂ©gĂšre, son vĂȘtement simple et noble, le port de sa tĂȘte, le son de sa voix, de cette voix qui fait toujours tressaillir mon cĆur ... Y aurait-il dans les choses quelque analogie nĂ©cessaire Ă notre bonheur ?... cette analogie se reconnaĂźtrait-elle par lâexpĂ©rience ; en aurais-je un pressentiment secret ?... serait-ce Ă des expĂ©riences rĂ©itĂ©rĂ©es, que je devrais cet attrait, cette rĂ©pugnance qui rĂ©veillĂ©e subitement forme la rapiditĂ© de mes jugements ?... quel inĂ©puisable fonds de recherches ?... Dans cette recherche, quel est le premier objet Ă connaĂźtre ?... moi... que suis-je ? quâest-ce quâun homme ?... un animal ?... Sans doute. Mais le chien est un animal aussi. Le loup est un animal aussi. Mais lâhomme nâest ni un loup ni un chien... quelle notion prĂ©cise peut-on avoir du bien et du mal, du beau et du laid, du bon et du mauvais, du vrai et du faux, sans une [206] notion prĂ©liminaire de lâhomme... mais si lâhomme ne se peut dĂ©finir... tout est perdu... combien de philosophes, faute de ces observations si simples ont fait Ă lâhomme la morale des loups, aussi bĂȘtes en cela que sâils avaient prescrit aux loups la morale de lâhomme... tout ĂȘtre tend Ă son bonheur, et le bonheur dâun ĂȘtre ne peut ĂȘtre le bonheur dâun autre... la morale se renferme donc dans lâenceinte de lâespĂšce... quâest-ce quâune espĂšce ?... une multitude dâindividus organisĂ©s de la mĂȘme maniĂšre... quoi lâorganisation serait la base de la morale... je le crois... mais Polipheme qui nâeut presque rien de commun dans son organisation avec les compagnons dâUlisse, ne fut donc pas plus atroce en mangeant les compagnons dâUlysse, que les compagnons dâUlisse en mangeant un liĂšvre ou un lapin... Mais les rois, mais Dieu qui est seul de son espĂšce ?...
Le soleil qui touchait Ă son horizon disparut. La mer prit tout Ă coup un aspect plus sombre et plus solennel. Le crĂ©puscule qui nâest dâabord ni le jour ni la nuit, image de nos faibles pensĂ©es, image qui avertit le philosophe de sâarrĂȘter dans ses spĂ©culations, avertit aussi le voyageur de ramener ses pas vers son asile. Je mâen revenais donc, et je pensais que sâil y avait une morale propre Ă une espĂšce dâanimaux, et une morale propre Ă une autre espĂšce ; peut-ĂȘtre dans la mĂȘme espĂšce, y avait-il une morale propre Ă diffĂ©rents individus, ou du moins Ă diffĂ©rentes conditions ou collections dâindividus semblables ; et pour ne pas vous scandaliser par un exemple trop sĂ©rieux, une morale propre aux artistes ou Ă lâart, et que cette morale pourrait bien ĂȘtre le rebours de la morale usuelle. Oui, mon ami, jâai bien [207] peur que lâhomme nâallĂąt droit au malheur par la voie qui conduit lâimitateur de nature au sublime. Se jeter dans les extrĂȘmes, voilĂ la rĂšgle du poĂšte. Garder en tout un juste milieu, voilĂ la rĂšgle du bonheur. Il ne faut point faire de poĂ©sie dans la vie. Les hĂ©ros, les amants romanesques, les grands patriotes, les magistrats inflexibles, les apĂŽtres de religion, les philosophes Ă toute outrance, tous ces rares et divins insensĂ©s font de la poĂ©sie dans la vie. De lĂ leur malheur. Ce sont eux qui fournissent aprĂšs leurs morts aux grands tableaux. Ils sont excellents Ă peindre. Il est dâexpĂ©rience que la nature condamne au malheur celui Ă qui elle a dĂ©parti le gĂ©nie, et celle quâelle a douĂ©e de la beautĂ©. Câest que ce sont des ĂȘtres poĂ©tiques.
[440Je me rappelais la foule des grands hommes et des belles femmes dont la qualitĂ© qui les avait distinguĂ©s du reste de leur espĂšce, avait fait le malheur. Je faisais en moi-mĂȘme lâĂ©loge de la mĂ©diocritĂ© qui met Ă©galement Ă lâabri du blĂąme et de lâenvie ; et je me demandais pourquoi cependant personne ne voudrait perdre de sa sensibilitĂ©, et devenir mĂ©diocre. O vanitĂ© de lâhomme ! Je parcourais depuis les premiers personnages de la GrĂšce et de Rome, jusquâĂ ce vieil abbĂ© quâon voit dans nos promenades, vĂȘtu de noir, tĂȘte hĂ©rissĂ©e de cheveux blancs, lâĆil hagard, la main appuyĂ©e sur une petite canne, rĂȘvant, allant, clopinant. Câest lâabbĂ© de Gua de Malves. Câest un profond gĂ©omĂštre, tĂ©moin son traitĂ© des courbes du troisiĂšme et quatriĂšme genre, et sa solution ou plutĂŽt dĂ©monstration de la rĂšgle de Descartes sur les signes dâune Ă©quation. Cet homme, placĂ© devant sa table, enfermĂ© dans son cabinet, peut combiner une infinitĂ© de quantitĂ©s ; il nâa pas le sens commun dans la rue. Dans la mĂȘme annĂ©e, il embarrassera ses revenus de dĂ©lĂ©gations, [208] il perdra sa place de professeur au CollĂšge royal, et sâexclura de lâAcadĂ©mie, il achĂšvera sa ruine par la construction dâune machine Ă cribler le sable, il criblera le sable et nâen sĂ©parera pas une paillette dâor ; il sâen reviendra pauvre et dĂ©shonorĂ© ; en sâen revenant, il passera sur une planche Ă©troite, il tombera et se cassera une jambe. Celui-ci est un imitateur sublime de nature, voyez ce quâil sait exĂ©cuter soit avec lâĂ©bauchoir, soit avec le crayon, soit avec le pinceau ; admirez son ouvrage Ă©tonnant ; eh bien, il nâa pas sitĂŽt dĂ©posĂ© lâinstrument de son mĂ©tier quâil est fou. Ce poĂšte que la sagesse paraĂźt inspirer et dont les Ă©crits sont remplis de sentences Ă graver en lettres dâor ; dans un instant il ne sait plus ce quâil dit, ce quâil fait, il est fou, cet orateur qui sâempare de nos Ăąmes et de nos esprits, qui en dispose Ă son grĂ©, descendu de la chaire, il nâest plus maĂźtre de lui, il est fou. Quelle diffĂ©rence, mâĂ©criais-je, du gĂ©nie et du sens commun ; de lâhomme tranquille et de lâhomme passionnĂ©. Heureux, cent fois heureux, mâĂ©criais-je encore, Mr Baliveau441, capitoul de Toulouse ! câest Me Baliveau qui boit bien, qui mange bien, qui digĂšre bien, qui dort bien. Câest lui qui prend son cafĂ© le matin ; qui fait la police au marchĂ© ; qui pĂ©rore dans sa petite famille, qui arrondit sa fortune, qui prĂȘche Ă ses enfants la fortune, qui vend Ă temps son avoine et son blĂ©, qui garde dans son cellier ses vins, jusquâĂ ce que la gelĂ©e des vignes en ait amenĂ© la chertĂ©, qui sait placer sĂ»rement ses fonds, qui se vante de nâavoir jamais Ă©tĂ© enveloppĂ© dans aucune faillite, qui vit ignorĂ© et pour qui le bonheur inutilement enviĂ© dâHorace, le bonheur de mourir ignorĂ© fut fait.]
Mr Baliveau est un homme fait pour son bonheur et pour le malheur des autres. Son neveu, Mr de LâEmpirĂ©e, tout au contraire. On veut ĂȘtre Mr de LâEmpirĂ©e Ă vingt ans ; et Mr Baliveau Ă cinquante. Câest tout juste mon Ăąge.
JâĂ©tais encore Ă quelque distance du chĂąteau, lorsque jâentendis sonner le souper. Je ne mâen pressai pas davantage. Je me mets quelquefois Ă table [209] le soir, mais il est rare que je mange. Jâarrivai Ă temps pour recevoir quelques plaisanteries sur mes courses, et faire la chouette Ă deux femmes qui jouĂšrent les cinq Ă six premiers rois dâun bonheur extraordinaire. La galerie qui cherchait encore Ă les amuser Ă mes dĂ©pens, trouvait quâavec la ressource dont jâĂ©tais dans la sociĂ©tĂ©, il ne fallait pas supporter plus longtemps ce goĂ»t effrĂ©nĂ© pour les montagnes et les forĂȘts. Quâon y perdait trop. On calcula ce que je devais Ă la compagnie Ă tant par partie ; et Ă tant de parties par jour. Cependant la chance tourna et les plaisants changĂšrent de cĂŽtĂ©. Il y a plusieurs petites observations que jâai presque toujours faites. Câest que les spectateurs au jeu ne manquaient guĂšre de prendre parti pour le plus fort, de se liguer avec la fortune et de quitter des joueurs excellents qui nâintĂ©ressaient pas leur jeu, pour sâattrouper autour de pitoyables joueurs qui risquaient des masses dâor. Je ne nĂ©glige point ces petits phĂ©nomĂšnes, lorsquâils sont constants, parce quâalors ils Ă©clairent sur la nature humaine que le mĂȘme ressort meut dans les grandes occasions et dans les frivoles. Rien ne ressemble tant Ă un homme quâun enfant. Combien le silence est nĂ©cessaire, combien il est rarement gardĂ© autour dâune table de jeu. Combien la plaisanterie qui trouble et contriste le perdant y est dĂ©placĂ©e ; et combien je ne sais quelle sorte de plate commisĂ©ration est plus insupportable encore. Sâil est rare de trouver un homme gui sache perdre, combien il est plus rare dâen trouver un qui sache gagner. Pour des femmes, il nây en a point. Je nâen ai jamais vu une qui contĂźnt ni sa bonne humeur dans la prospĂ©ritĂ©, ni sa mauvaise humeur dans lâadversitĂ©. La bizarrerie [210] de certains hommes sĂ©rieusement irritĂ©s de la prĂ©dilection aveugle du sort, joueurs infidĂšles ou fĂącheux par cette unique raison. Un certain abbĂ© de Maginville qui dĂ©pensait fort bien vingt louis Ă nous donner un excellent dĂźner, nous volait au jeu un petit Ă©cu quâil abandonnait le soir Ă ses gens. Lâhomme ambitionne la supĂ©rioritĂ©, mĂȘme dans les plus petites choses. Jean-Jacques Rousseau qui me gagnait toujours aux Ă©checs, me refusait un avantage qui rendĂźt la partie plus Ă©gale⊠« Souffrez-vous Ă perdre », me disait-il. Non, lui rĂ©pondais-je. Mais je me dĂ©fendrais mieux et vous en auriez plus de plaisir. « Cela [se] peut, rĂ©pliquait-il, laissons pourtant les choses comme elles sont. » Je ne doute point que le premier prĂ©sident ne voulĂ»t savoir tenir un fleuret et tirer des armes mieux que Motet, et lâabbesse de Chelles mieux danser que la Guimard. On sauve sa mĂ©diocritĂ© ou son ignorance, par du mĂ©pris.
Il Ă©tait tard quand je me retirai ; mais lâabbĂ© me laissa dormir la grasse matinĂ©e. Il ne mâapparut que sur les dix heures, avec son bĂąton dâaubĂ©pine et son chapeau rabattu. Je lâattendais. Et nous voilĂ partis avec les deux petits compagnons de nos pĂšlerinages. Nous Ă©tions prĂ©cĂ©dĂ©s de deux valets qui se relayaient Ă porter un large panier. Il y avait prĂšs dâune heure que nous marchions en silence Ă travers les dĂ©tours dâune longue forĂȘt qui nous dĂ©robait Ă lâardeur du soleil, lorsque tout Ă coup je me trouvai placĂ© en face du paysage qui suit. Je ne vous en dis rien. Vous en jugerez.
SixiĂšme site
Imaginez Ă droite la cime dâun rocher qui se perd dans la nue. Il Ă©tait dans le lointain, Ă en juger par les objets interposĂ©s, et la maniĂšre terne et [211] grisĂątre dont il Ă©tait Ă©clairĂ©. Proche de nous, toutes les couleurs se distinguent ; au loin, elles se confondent en sâĂ©teignant, et leur confusion produit un blanc mat. Imaginez au-devant de ce rocher et beaucoup plus voisine, une fabrique de vieilles arcades. Sur le cintre de ces arcades, une plate-forme qui conduisait Ă une espĂšce de phare. Au-delĂ de ce phare, Ă une grande distance, des monticules. Proche des arcades, mais tout Ă fait Ă notre droite, un torrent qui se prĂ©cipitait dâune Ă©norme hauteur, et dont les eaux Ă©cumeuses Ă©taient resserrĂ©es dans la crevasse profonde dâun rocher, et brisĂ©es dans leur chute par des masses informes de pierre ; vers ces masses, quelques barques Ă flot ; Ă notre gauche, une langue de terre oĂč des pĂȘcheurs et autres gens Ă©taient occupĂ©s. Sur cette langue de terre, un bout de forĂȘt Ă©clairĂ©e par la lumiĂšre qui venait dâau-delĂ . Entre ce paysage de la gauche, le rocher crevassĂ©, et la fabrique de pierre, une Ă©chappĂ©e de mer qui sâĂ©tendait Ă lâinfini, et sur cette mer quelques bĂątiments dispersĂ©s. A droite, les eaux de la mer baignaient le pied du phare, et dâune autre longue fabrique adjacente, en retour dâĂ©querre, qui sâenfuyait dans le lointain.
Si vous ne faites pas un effort pour vous bien reprĂ©senter ce site, vous me prendrez pour un fou, lorsque je vous dirai que je poussai un cri dâadmiration et que je restai immobile et stupĂ©fait. LâabbĂ© jouit un moment de ma surprise. Il mâavoua quâil sâĂ©tait usĂ© sur les beautĂ©s de nature, mais quâil Ă©tait toujours neuf pour la surprise quâelles causaient aux autres ; ce qui mâexpliqua la chaleur avec laquelle les gens Ă cabinet y appelaient les curieux. Il me laissa pour aller Ă ses Ă©lĂšves qui Ă©taient assis Ă terre, le dos appuyĂ© contre des arbres, leurs livres Ă©pars sur lâherbe, et le couvercle du panier posĂ© sur leurs genoux et leur servant de pupitre. A quelque distance, les valets fatiguĂ©s se reposaient Ă©tendus ; et moi jâerrais incertain sous quel point je mâarrĂȘterais et verrais. O nature, que tu es grande ! O nature, que tu es imposante, majestueuse et belle ! Câest tout ce que je disais au fond de mon Ăąme. Mais comment pourrais-je vous rendre la variĂ©tĂ© des sensations dĂ©licieuses dont ces mots rĂ©pĂ©tĂ©s en cent maniĂšres diverses Ă©taient accompagnĂ©s. On les aurait sans doute toutes lues sur mon visage. On les [212] aurait distinguĂ©es aux accents de ma voix, tantĂŽt faibles, tantĂŽt vĂ©hĂ©ments, tantĂŽt coupĂ©s, tantĂŽt continus. Quelquefois mes yeux et mes bras sâĂ©levaient vers le ciel ; quelquefois ils retombaient Ă mes cĂŽtĂ©s, comme entraĂźnĂ©s de lassitude. Je crois que je versai quelques larmes. Vous, mon ami, qui connaissez si bien lâenthousiasme et son ivresse, dites-moi quelle est la main qui sâĂ©tait placĂ©e sur mon cĆur, qui le serrait, qui le rendait alternativement Ă son ressort et suscitait dans tout mon corps ce frĂ©missement qui se fait sentir particuliĂšrement Ă la racine des cheveux qui semblent alors sâanimer et se mouvoir.
Qui sait le temps que je passai dans cet Ă©tat dâenchantement ? Je crois que jây serais encore sans un bruit confus de voix qui mâappelaient. CâĂ©taient celles de nos petits Ă©lĂšves et de leur instituteur. Jâallai les rejoindre, Ă regret, et jâeus tort. Il Ă©tait tard. JâĂ©tais Ă©puisĂ©, car toute sensation violente Ă©puise, et je trouvai sur lâherbe des carafons de cristal remplis dâeau et de vin, avec un Ă©norme pĂątĂ© qui, sans avoir lâaspect auguste et sublime du site dont je mâĂ©tais arrachĂ©, nâĂ©tait pourtant pas dĂ©plaisant Ă voir. O rois de la terre, quelle diffĂ©rence de la gaietĂ©, de lâinnocence et de la douceur de ce repas frugal et sain, et de la triste magnificence de vos banquets ! Les dieux assis Ă leur table, regardent aussi du haut de leurs cĂ©lestes demeures, le mĂȘme spectacle qui attache nos regards, du moins les poĂštes du paganisme nâauraient pas manquĂ© de le dire. O sauvages habitants des forĂȘts, hommes libres qui vivez encore dans lâĂ©tat de nature et que notre approche nâa point corrompus, que vous ĂȘtes heureux, si lâhabitude qui affaiblit toutes les jouissances et qui rend les privations plus amĂšres, nâa point altĂ©rĂ© le bonheur de votre vie.
Nous abandonnùmes les débris de notre repas aux domestiques qui nous avaient servis, et tandis que nos jeunes élÚves se livraient sans contrainte aux amusements de leur ùge, leur instituteur et moi, sans cesse distraits par les beautés de la nature, nous conversions moins que nous ne jetions par intervalles des propos décousus. [213]
« Mais pourquoi y a-t-il si peu dâhommes touchĂ©s des charmes de la nature ? »
Câest que la sociĂ©tĂ© leur a fait un goĂ»t et des beautĂ©s factices.
« Il me semble que la logique de la raison a fait bien dâautres progrĂšs que la logique du goĂ»t. »
Aussi celle-ci est-elle si fine, si subtile, si dĂ©licate, suppose une connaissance si profonde de lâesprit et du cĆur humain, de ses passions, de ses prĂ©jugĂ©s, de ses erreurs, de ses goĂ»ts, de ses terreurs que peu sont en Ă©tat de lâentendre, bien moins encore en Ă©tat de la trouver. Il [est] bien plus aisĂ© de dĂ©mĂȘler le vice dâun raisonnement que la raison dâune beautĂ©. Dâailleurs lâune est bien plus vieille que lâautre. La raison sâoccupe des choses, le goĂ»t de leur maniĂšre dâĂȘtre. Il faut avoir ; câest le point important. Puis il faut avoir dâune certaine maniĂšre. Dâabord une caverne, un asile, un toit, une chaumiĂšre, une maison ; ensuite une certaine maison, un certain domicile. Dâabord une femme, ensuite une certaine femme. La nature demande la chose nĂ©cessaire. Il est fĂącheux dâen ĂȘtre privĂ©. Le goĂ»t la demande avec des qualitĂ©s accessoires qui la rendent agrĂ©able.
« Combien de bizarreries, de diversités dans la recherche et le choix raffiné de ces accessoires. »
De tout temps et partout le mal engendra le bien, le bien inspira le mieux, le mieux produisit lâexcellent, Ă lâexcellent succĂ©da le bizarre dont la famille fut innombrable... câest quâil y a dans lâexercice de la raison et mĂȘme des sens, quelque chose de commun Ă tous, et quelque chose de propre Ă chacun ; cent tĂȘtes mal faites, pour une qui lâest bien. La chose [214] commune Ă tous est de lâespĂšce. La chose propre Ă chacun distingue lâindividu. Sâil nây avait rien de commun les hommes disputeraient sans cesse, et nâen viendraient jamais aux mains. Sâil nây avait rien de divers, ce serait tout le contraire. La nature a distribuĂ© entre les individus de la mĂȘme espĂšce assez de ressemblance, assez de diversitĂ©, pour faire le charme de lâentretien et aiguiser la pointe de lâĂ©mulation.
« Ce qui nâempĂȘche pas quâon ne sâinjurie quelquefois et quâon ne se tue. »
Lâimagination et le jugement sont deux qualitĂ©s communes et presque opposĂ©es. Lâimagination ne crĂ©e rien. Elle imite, elle compose, combine, exagĂšre, agrandit, rapetisse. Elle sâoccupe sans cesse de ressemblances. Le jugement observe, compare, et ne cherche que des diffĂ©rences. Le jugement est la qualitĂ© dominante du philosophe. Lâimagination, la qualitĂ© dominante du poĂšte.
« Lâesprit philosophique est-il favorable ou dĂ©favorable Ă la poĂ©sie, grande question presque dĂ©cidĂ©e par ce peu de mots. »
Il est vrai. Plus de verve chez les peuples barbares que chez les peuples policĂ©s. Plus de verve chez les HĂ©breux que chez les Grecs. Plus de verve chez les Grecs que chez les Romains. Plus de verve chez les Romains que chez les Italiens et les Français. Plus de verve chez les Anglais que chez ces [215] derniers. Partout dĂ©cadence de la verve et de la poĂ©sie, Ă mesure que lâesprit philosophique a fait des progrĂšs. On cesse de cultiver ce quâon mĂ©prise. Platon chasse les poĂštes de sa citĂ©. Lâesprit philosophique veut des comparaisons plus resserrĂ©es, plus strictes, plus rigoureuses. Sa marche circonspecte est ennemie du mouvement et des figures. Le rĂšgne des images passe Ă mesure que celui des choses sâĂ©tend. Il sâintroduit par la raison, une exactitude, une prĂ©cision, une mĂ©thode, pardonnez-moi le mot, une sorte de pĂ©danterie qui tue tout. Tous les prĂ©jugĂ©s civils et religieux se dissipent, et il est incroyable combien lâincrĂ©dulitĂ© ĂŽte de ressources Ă la poĂ©sie. Les mĆurs se policent, les usages barbares, poĂ©tiques et pittoresques cessent et il est incroyable le mal que cette monotone politesse fait Ă la poĂ©sie. Lâesprit philosophique amĂšne le style sentencieux et sec. Les expressions abstraites qui renferment un grand nombre de phĂ©nomĂšnes se multiplient et prennent la place des expressions figurĂ©es. Les maximes de SĂ©nĂšque et de Tacite succĂ©dĂšrent partout aux descriptions animĂ©es, aux tableaux de Tite-Live et de CicĂ©ron ; Fontenelle et La Motte Ă Bossuet et FĂ©nelon. Quelle est Ă votre avis lâespĂšce de poĂ©sie qui exige le plus de verve ? Lâode, sans contredit. Il y a longtemps quâon ne fait plus dâodes. Les HĂ©breux en ont fait et ce sont les plus fougueuses. Les Grecs en ont fait, mais dĂ©jĂ avec moins dâenthousiasme que les HĂ©breux. Le philosophe raisonne. Lâenthousiaste sent. Le philosophe est sobre. Lâenthousiaste est ivre. Les Romains ont imitĂ© les Grecs dans le poĂšme dont il sâagit ; mais leur dĂ©lire [216] nâest presque quâune singerie. Allez Ă cinq heures sous les arbres des Tuileries, lĂ vous trouverez de froids discoureurs, placĂ©s parallĂšlement les uns Ă cĂŽtĂ© des autres, mesurant dâun pas Ă©gal des allĂ©es parallĂšles, aussi compassĂ©s dans leurs propos que dans leur allure, Ă©trangers au tourment de lâĂąme dâun poĂšte quâils nâĂ©prouvĂšrent jamais, et vous entendrez le dithyrambe de Pindare traitĂ© dâextravagance, et cette aigle endormie sous le sceptre de Jupiter, qui se balance sur ses pieds et dont les plumes frissonnent aux accents de lâharmonie, mise au rang des images puĂ©riles. Quand voit-on naĂźtre les critiques et les grammairiens ? Tout juste aprĂšs le siĂšcle du gĂ©nie et des productions divines. Ce siĂšcle sâĂ©clipse pour ne plus reparaĂźtre. Ce nâest pas que nature qui produit des chĂȘnes aussi grands que ceux dâautrefois, ne produise encore aujourdâhui des tĂȘtes antiques. Mais ces tĂȘtes Ă©tonnantes se rĂ©trĂ©cissent en subissant la loi gĂ©nĂ©rale dâun goĂ»t pusillanime et rĂ©gnant. Il nây a quâun moment heureux ; câest celui oĂč il y a assez de verve et de libertĂ© pour ĂȘtre chaud, assez de jugement et de goĂ»t pour ĂȘtre sage. Le gĂ©nie crĂ©e les beautĂ©s. La critique remarque les dĂ©fauts. Il faut de lâimagination pour lâun, du jugement pour lâautre. Si jâavais la raison Ă peindre, je la montrerais arrachant les plumes Ă PĂ©gase, et le pliant aux allures de lâAcadĂ©mie. Ce nâest plus cet animal fougueux qui hennit, gratte la terre du pied, se cabre et dĂ©ploie ses grandes ailes ; câest une bĂȘte de somme, la monture de lâabbĂ© Morellet, prototype de la mĂ©thode. La discipline militaire naĂźt, quand il nây a plus de gĂ©nĂ©raux. La mĂ©thode, quand il nây a plus de gĂ©nie. [217]
Cher abbĂ©, il y a longtemps que nous conversons ; vous mâavez entendu, compris, je crois⊠« TrĂšs bien. »⊠Croyez-vous avoir entendu autre chose que des mots⊠« AssurĂ©ment »⊠Eh bien, vous vous trompez. Vous nâavez entendu que des mots, et rien que des mots. Il nây a dans un discours que des expressions abstraites qui dĂ©signent des idĂ©es, des vues plus ou moins gĂ©nĂ©rales de lâesprit, et des expressions reprĂ©sentatives qui dĂ©signent des ĂȘtres physiques. Quoi, tandis que je parlais, vous vous occupiez de lâĂ©numĂ©ration des idĂ©es comprises sous les mots abstraits ; votre imagination travaillait Ă se peindre la suite des images enchaĂźnĂ©es dans mon discours. Vous nây pensez pas, cher abbĂ©. Jâaurais Ă©tĂ© Ă la fin de mon oraison que vous en seriez encore au premier mot, Ă la fin de ma description que vous nâeussiez pas esquissĂ© la premiĂšre figure de mon tableau⊠« Ma foi, vous pourriez bien avoir raison »⊠Si je lâai ? Jâen appelle Ă votre expĂ©rience. Ăcoutez-moi.
Lâenfer sâĂ©meut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trĂŽne, il pĂąlit, il sâĂ©crie.
Il a peur que le dieu, dans cet affreux séjour
Dâun coup de son trident ne fasse entrer le jour ;
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée
Ne fasse voir du Styx la rive désolée,
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
AbhorrĂ© des mortels et craint mĂȘme des dieux442.
Dites-moi, vous avez vu, tandis que je rĂ©citais, les Enfers, le Stix, Neptune avec son trident, Pluton sâĂ©lançant dâeffroi, le centre de la terre entrouvert, les mortels, les dieux. Il nâen est rien⊠« VoilĂ un mystĂšre bien surprenant ; car enfin sans me rappeler dâidĂ©es, sans me peindre dâimages, jâai pourtant Ă©prouvĂ© toute lâimpression de ce terrible et sublime morceau »⊠Câest le mystĂšre de la conversation journaliĂšre⊠« Et vous mâexpliquerez ce mystĂšre ? »⊠[218] Si je puis... Nous avons Ă©tĂ© enfants, il y a malheureusement longtemps, cher abbĂ©. Dans lâenfance, on nous prononçait des mots. Ces mots se fixaient dans notre mĂ©moire, et le sens dans notre entendement ou par une idĂ©e, ou par une image ; et cette idĂ©e ou image Ă©tait accompagnĂ©e dâaversion, de haine, de plaisir, de terreur, de dĂ©sir, dâindignation, de mĂ©pris. Pendant un assez grand nombre dâannĂ©es, Ă chaque mot prononcĂ©, lâidĂ©e ou lâimage nous revenait avec la sensation qui lui Ă©tait propre. Mais Ă la longue, nous en avons usĂ© avec les mots, comme avec les piĂšces de monnaie. Nous ne regardons plus Ă lâempreinte, Ă la lĂ©gende, au cordon, pour en connaĂźtre la valeur. Nous les donnons et nous les recevons Ă la forme et au poids. Ainsi des mots, vous dis-je. Nous avons laissĂ© lĂ de cĂŽtĂ© lâidĂ©e et lâimage, pour nous en tenir au son et Ă la sensation. Un discours prononcĂ© nâest plus quâune longue suite de sons et de sensations primitivement excitĂ©es. Le cĆur et les oreilles sont en jeu, lâesprit nây est plus. Câest Ă lâeffet successif de ces sensations, Ă leur violence, Ă leur somme que nous nous entendons et jugeons. Sans cette abrĂ©viation, nous ne pourrions converser. Il nous faudrait une journĂ©e pour dire et apprĂ©cier une phrase un peu longue. Et que fait le philosophe qui pĂšse, sâarrĂȘte, analyse, dĂ©compose, il revient par le soupçon, le doute, Ă lâĂ©tat de lâenfance. Pourquoi met-on si fortement lâimagination de lâenfant en jeu, si difficilement celle de lâhomme fait ? Câest que lâenfant Ă chaque mot, recherche lâimage, lâidĂ©e. Il regarde dans sa tĂȘte. Lâhomme fait a lâhabitude de cette monnaie ; une longue pĂ©riode nâest plus pour lui quâune sĂ©rie de vieilles impressions, un calcul dâadditions, de soustractions, un art combinatoire, les comptes faits de BarrĂȘme. De lĂ vient la rapiditĂ© de la conversation, oĂč tout sâexpĂ©die par formules, comme Ă lâAcadĂ©mie, ou comme Ă la halle oĂč lâon nâattache les yeux sur une piĂšce que quand on en suspecte la valeur, [219] cas rares de choses inouĂŻes, non vues, rarement aperçues, rapports subtils dâidĂ©es, images singuliĂšres et neuves. Il faut alors recourir Ă la nature, au premier modĂšle, Ă la premiĂšre voie dâinstitution. De lĂ , le plaisir des ouvrages originaux, la fatigue des livres qui font penser, la difficultĂ© dâintĂ©resser soit en parlant, soit en Ă©crivant. Si je vous parle du Clair de lune de Vernet, dans les premiers jours de septembre, je pense bien quâĂ ces mots vous vous rappellerez quelques traits principaux de ce tableau. Mais vous ne tarderez pas Ă vous dispenser de cette fatigue ; et bientĂŽt vous nâapprouverez lâĂ©loge ou la critique que jâen ferai, que dâaprĂšs la mĂ©moire de la sensation que vous en aurez primitivement Ă©prouvĂ©e. Et ainsi de tous les morceaux de peinture du Salon, et de tous les objets de la nature. Qui sont donc les hommes les plus faciles Ă Ă©mouvoir, Ă troubler, Ă tromper peut-ĂȘtre, ce sont ceux qui sont restĂ©s enfants et Ă qui lâhabitude des signes nâa point ĂŽtĂ© la facilitĂ© de se reprĂ©senter les choses. »
[443AprĂšs un instant de silence et de rĂ©flexion, saisissant lâabbĂ© par le bras ; je lui dis, lâabbĂ©, lâĂ©trange machine quâune langue ! et la machine plus Ă©trange encore quâune tĂȘte ! il nây a rien dans aucune des deux qui ne tienne par quelque coin, point de signes si disparates qui ne confinent, point dâidĂ©es si bizarres qui ne se touchent. Combien de choses heureusement amenĂ©es par la rime dans nos poĂštes.
AprĂšs un second instant de silence et de rĂ©flexion, jâajoutai : « Les philosophes disent que deux causes diverses ne peuvent produire un effet identique ; et sâil y a un axiome dans la science qui soit vrai câest celui-lĂ ; et deux causes diverses en nature, ce sont deux hommes... et lâabbĂ© dont [220] la rĂȘverie allait apparemment le mĂȘme chemin que la mienne continua en disant, cependant deux hommes ont la mĂȘme pensĂ©e et la rendent par les mĂȘmes expressions ; et deux poĂštes ont quelquefois fait deux mĂȘmes vers sur un mĂȘme sujet. Que devient donc lâaxiome ?⊠Ce quâil devient ? il reste intact⊠Et comment cela, sâil vous plaĂźt ?⊠Comment. Câest quâil nây a dans la mĂȘme pensĂ©e rendue par les mĂȘmes expressions ; dans les deux vers faits sur un mĂȘme sujet, quâune identitĂ© de phĂ©nomĂšne apparente ; et câest la pauvretĂ© de la langue qui occasionne cette apparence dâidentité⊠Jâentrevois, dit lâabbĂ© ; Ă votre avis les deux parleurs qui ont dit la mĂȘme chose dans les mĂȘmes mots ; les deux poĂštes qui ont fait les deux mĂȘmes vers sur un mĂȘme sujet, nâont eu aucune sensation commune ; or si la langue avait Ă©tĂ© assez fĂ©conde pour rĂ©pondre Ă toute la variĂ©tĂ© de leurs sensations, ils se seraient exprimĂ©s tout diversement⊠Fort bien, lâabbĂ© !⊠Il nây aurait pas eu un mot commun dans leurs discours⊠A merveilles⊠Pas plus quâil nây a un accent commun dans leur maniĂšre de prononcer, une mĂȘme lettre dans leur Ă©criture⊠Câest cela, et si vous nây prenez garde, vous deviendrez philosophe⊠Câest une maladie facile Ă gagner avec vous⊠Vraie maladie, mon cher abbĂ©. Câest cette variĂ©tĂ© dâaccents que vous avez trĂšs bien remarquĂ©e qui supplĂ©e Ă la disette des mots et qui dĂ©truit les identitĂ©s si frĂ©quentes dâeffets produits par les mĂȘmes causes. La quantitĂ© des mots est bornĂ©e. Celle des accents est infinie. Câest aussi que chacun a sa langue propre, individuelle, et parle comme il sent, est froid, ou chaud, rapide ou tranquille, est lui et nâest que lui, tandis quâĂ lâidĂ©e et Ă lâexpression il paraĂźt ressembler Ă un autre⊠Jâai, dit lâabbĂ©, souvent Ă©tĂ© frappĂ© de la disparate de la chose et du ton⊠Et moi aussi. Quoique cette langue dâaccent soit infinie, elle sâentend. Câest la langue de nature. Câest le modĂšle du musicien. Câest la source vraie du grand symphoniste. Je ne sais quel auteur a dit, Musices seminarium accentus⊠Câest Capella444⊠Jamais aussi vous nâavez [221] entendu chanter le mĂȘme air Ă peu prĂšs de la mĂȘme maniĂšre par deux chanteurs. Cependant et les paroles et le chant, et la mesure, autant dâentraves donnĂ©es, sembleraient devoir concourir Ă fortifier lâidentitĂ© de lâeffet. Il en arrive cependant tout le contraire. Câest quâalors la langue du sentiment, la langue de nature, lâidiome individuel Ă©tait parlĂ© en mĂȘme temps que la langue pauvre et commune. Câest que la variĂ©tĂ© de la premiĂšre de ces langues dĂ©truisait toutes les identitĂ©s de la seconde, des paroles, de la mesure et du chant. Jamais depuis que le monde est monde deux amants nâont dit identiquement, je vous aime ; et dans lâĂ©ternitĂ© qui lui reste Ă durer, jamais deux femmes ne rĂ©pondront identiquement, vous ĂȘtes aimĂ©. Depuis que Zaire est sur la scĂšne, Orosmane nâa pas dit et ne dira pas deux fois identiquement, Zaire, vous pleurez. Cela est dur Ă avancer⊠Et Ă croire⊠Cela nâen est pas moins vrai... Câest la thĂšse des deux grains de sable de Leibnitz.]
« Et quel rapport, sâil vous plaĂźt, entre cette bouffĂ©e de mĂ©taphysique vraie ou fausse, et lâeffet de lâesprit philosophique sur la poĂ©sie ? » [222]
Câest, cher abbĂ©, ce que je vous laisse Ă chercher de vous-mĂȘme. Il faut bien que vous vous occupiez encore un peu de moi, quand je nây serai plus. Il y a dans la poĂ©sie, toujours un peu de mensonge. Lâesprit philosophique nous habitue Ă le discerner, et adieu lâillusion et lâeffet. Les premiers des sauvages qui virent Ă la proue dâun vaisseau, une image peinte, la prirent pour un ĂȘtre rĂ©el et vivant, et ils y portĂšrent leurs mains. Pourquoi les contes des fĂ©es font-ils tant dâimpressions aux enfants ? Câest quâils ont moins de raison et dâexpĂ©rience. Attendez lâĂąge, et vous les verrez sourire de mĂ©pris Ă leur bonne. Câest le rĂŽle du philosophe et du poĂšte. Il nây a plus moyen de faire de contes Ă nos gensâŠ
On sâaccorde plus aisĂ©ment sur une ressemblance que sur une diffĂ©rence. On juge mieux dâune image que dâune idĂ©e. Le jeune homme passionnĂ© nâest pas difficile dans ses goĂ»ts. Il veut avoir. Le vieillard est moins pressĂ©. Il attend. Il choisit. Le jeune homme veut une femme. Le sexe lui suffit. Le vieillard la veut belle. Une nation est vieille, quand elle a du goĂ»t.
« Et vous voilĂ , aprĂšs une assez longue excursion, revenu au point dâoĂč vous ĂȘtes parti. »
Câest que dans la science, ainsi que dans la nature, tout tient ; et quâune idĂ©e stĂ©rile, et un phĂ©nomĂšne isolĂ© sont deux impossibilitĂ©s.
Les ombres des montagnes commençaient Ă sâallonger, et la fumĂ©e Ă sâĂ©lever au loin au-dessus des hameaux ; ou en langue moins poĂ©tique, il commençait Ă se faire tard, lorsque nous vĂźmes approcher une voiture. « Câest, dit lâabbĂ©, le carrosse de la maison. Il nous dĂ©barrassera de ces marmots qui, dâailleurs, sont trop las pour sâen retourner Ă pied. Nous reviendrons, nous, au clair de la lune ; et peut-ĂȘtre trouverez-vous que la nuit a aussi sa beautĂ©. »⊠Je nâen doute pas ; et je nâaurais pas grande peine [223] Ă vous en dire les raisons. Cependant le carrosse sâĂ©loignait avec les deux petits enfants, les tĂ©nĂšbres sâaugmentaient, les bruits sâaffaiblissaient dans la campagne, la lune sâĂ©levait sur lâhorizon ; la nature prenait un aspect grave dans les lieux privĂ©s de lumiĂšre, tendre dans les plaines Ă©clairĂ©es. Nous allions en silence, lâabbĂ© me prĂ©cĂ©dant, moi le suivant et mâattendant Ă chaque pas Ă quelque nouveau coup de théùtre. Je ne me trompais pas. Mais comment vous en rendre lâeffet et la magie ? Ce ciel orageux et obscur, ces nuĂ©es Ă©paisses et noires ; toute la profondeur, toute la terreur quâelles donnaient Ă la scĂšne ; la teinte quâelles jetaient sur les eaux ; lâimmensitĂ© de leur Ă©tendue ; la distance infinie de lâastre Ă demi voilĂ© dont les rayons tremblaient Ă leur surface ; la vĂ©ritĂ© de cette nuit, la variĂ©tĂ© des objets et des scĂšnes quâon y discernait ; le bruit et le silence ; le mouvement et le repos ; lâesprit des incidents ; la grĂące, lâĂ©lĂ©gance, lâaction des figures ; la vigueur de la couleur ; la puretĂ© du dessin ; mais surtout lâharmonie et le sortilĂšge de lâensemble. Rien de nĂ©gligĂ© ; rien de confus ; câest la loi de la nature riche sans profusion, et produisant les plus grands phĂ©nomĂšnes avec la moindre quantitĂ© de dĂ©pense. Il y a des nuĂ©es, mais un ciel qui devient orageux ou qui va cesser de lâĂȘtre, nâen assemble pas davantage. Elles sâĂ©tendent, ou se ramassent et se meuvent ; mais câest le vrai mouvement, lâondulation rĂ©elle quâelles ont dans lâatmosphĂšre. Elles obscurcissent, mais la mesure de cette obscuritĂ© est juste. Câest ainsi que nous avons vu cent fois lâastre de la nuit en percer lâĂ©paisseur. Câest ainsi que nous avons vu sa lumiĂšre affaiblie et pĂąle [trembler445] et vaciller sur les eaux. Ce nâest point un port de mer que lâartiste a voulu peindre. Oui, mon ami, lâartiste. Mon secret mâest Ă©chappĂ©, et il nâest plus temps de recourir aprĂšs. EntraĂźnĂ© par le charme du Clair de lune de Vernet, jâai oubliĂ© que je vous avais fait un conte jusquâĂ prĂ©sent : que je mâĂ©tais supposĂ© devant la nature, et lâillusion Ă©tait bien facile ; et tout Ă coup je me suis retrouvĂ© de la campagne, au Salon... « Quoi, me direz-vous, lâinstituteur, ses deux petits Ă©lĂšves, [224] le dĂ©jeuner sur lâherbe, le pĂątĂ©, sont imaginĂ©s »⊠à vero⊠« Ces diffĂ©rents sites sont des tableaux de Vernet ? »⊠Tu lâhai detto⊠« Et câest pour rompre lâennui et la monotonie des descriptions que vous en avez fait des paysages rĂ©els et que vous avez encadrĂ© ces paysages dans des entretiens »⊠A maraviglia. Bravo ; ben sentito. Ce nâest donc plus de la nature, câest de lâart ; ce nâest plus de Dieu, câest de Vernet que je vais vous parler.
Ce nâest point, vous disais-je, un port de mer quâil a voulu peindre. On ne voit pas ici plus de bĂątiments quâil nâen faut pour enrichir et animer sa scĂšne. Câest lâintelligence et le goĂ»t ; câest lâart qui les a distribuĂ©s pour lâeffet ; mais lâeffet est produit, sans que lâart sâaperçoive. Il y a des incidents, mais pas plus que lâespace et le moment de la composition nâen exigent. Câest, vous le rĂ©pĂ©terai-je, la richesse et la parcimonie de nature toujours Ă©conome et jamais avare ni pauvre. Tout est vrai. On le sent. On nâaccuse, on ne dĂ©sire rien. On jouit Ă©galement de tout. Jâai ouĂŻ dire Ă des personnes qui avaient frĂ©quentĂ© longtemps les bords de la mer, quâelles reconnaissaient sur cette toile, ce ciel, ces nuĂ©es, ce temps, toute cette composition.
SeptiĂšme tableau
Ce nâest donc plus Ă lâabbĂ© que je mâadresse, câest Ă vous. La lune Ă©levĂ©e sur lâhorizon et Ă demi cachĂ©e dans des nuĂ©es Ă©paisses et noires, un ciel tout Ă fait orageux et obscur, occupe le centre du tableau, et teint de sa lumiĂšre pĂąle et faible et le rideau qui lâoffusque et la surface de la mer quâelle domine. On voit Ă droite, une fabrique ; proche de cette fabrique, sur un plan plus avancĂ© sur le devant les dĂ©bris dâun pilotis. Un peu plus vers la gauche et le fond, une nacelle Ă la proue de laquelle un marinier tient une torche allumĂ©e. Cette nacelle vogue vers le pilotis. Plus encore sur le fond et presque en pleine mer, un vaisseau Ă la voile et faisant route vers la fabrique ; puis une Ă©tendue de mer obscure, illimitĂ©e. Tout Ă fait [225] Ă gauche des rochers escarpĂ©s. Au pied de ces rochers, un massif de pierre, une espĂšce dâesplanade dâoĂč lâon descend de face et de cĂŽtĂ©, vers la mer, par une longue suite de degrĂ©s. Cette esplanade est fermĂ©e Ă gauche, par les rochers ; Ă droite par un mur, le derriĂšre dâune fontaine dont lâajutoire et la dĂ©charge regardent la mer. Sur lâespace quâelle enceint, Ă gauche, contre les rochers, une tente dressĂ©e : au-dehors de cette tente, une tonne sur laquelle deux matelots, lâun assis par-devant, lâautre accoudĂ© par-derriĂšre, et tous les deux regardant vers un brasier allumĂ© Ă terre, sur le milieu de lâesplanade. Sur ce brasier, une marmite suspendue par des chaĂźnes de fer Ă une espĂšce de trĂ©pied. Devant cette marmite, un matelot accroupi et vu par le dos, plus vers la gauche une femme accroupie et vue de profil. Contre le mur vertical qui forme le derriĂšre de la fontaine, debout, le dos appuyĂ© contre ce mur deux figures charmantes pour la grĂące, le naturel, le caractĂšre, la position, la mollesse, lâune dâhomme, lâautre de femme. Câest un Ă©poux peut-ĂȘtre et sa jeune Ă©pouse ; ce sont deux amants, un frĂšre et sa sĆur. VoilĂ Ă peu prĂšs toute cette prodigieuse composition. Mais que signifient mes expressions exsangues et froides, mes lignes sans chaleur et sans vie, ces lignes que je viens de tracer les unes au-dessous des autres. Rien, mais rien du tout. Il faut voir la chose. Encore oubliais-je de dire que sur les degrĂ©s de lâesplanade, il y a des commerçants, des marins occupĂ©s Ă rouler, Ă porter, agissants, de repos, et tout Ă fait sur la gauche et les derniers degrĂ©s, des pĂȘcheurs Ă leurs filets.
Je ne sais ce que je louerai de prĂ©fĂ©rence dans ce morceau. Est-ce le reflet de la lune sur ces eaux ondulantes ? sont-ce ces nuĂ©es sombres et chargĂ©es et leur mouvement ? est-ce ce vaisseau qui passe au-devant de lâastre de la nuit et qui le renvoie et lâattache Ă son immense Ă©loignement ? est-ce la rĂ©flexion dans le fluide, de la petite torche que ce marin tient Ă lâextrĂ©mitĂ© de sa nacelle ? sont-ce les deux figures adossĂ©es Ă la fontaine ? est-ce le brasier dont la lueur rougeĂątre se propage sur tous les objets [226] environnants, sans dĂ©truire lâharmonie ? est-ce lâeffet total de cette nuit ? Est-ce cette belle masse de lumiĂšre qui colore les proĂ©minences de cette roche et dont la vapeur se mĂȘle Ă la partie des nuages auxquels elle se rĂ©unit.
On dit de ce tableau, que câest le plus beau de Vernet, parce que, câest toujours le dernier ouvrage de ce grand maĂźtre quâon appelle le plus beau. Mais encore une fois, il faut le voir. Lâeffet de ces deux lumiĂšres, ces lieux, ces nuĂ©es, ces tĂ©nĂšbres qui couvrent tout et laissent tout voir ; la terreur et la vĂ©ritĂ© de cette scĂšne auguste, tout cela se sent fortement et ne se dĂ©crit point.
Ce quâil y a dâĂ©tonnant, câest que lâartiste se rappelle ces effets Ă deux cents lieues de la nature, et quâil nâa de modĂšle prĂ©sent que dans son imagination ; câest quâil peint avec une vitesse incroyable. Câest quâil dit : Que la lumiĂšre se fasse et la lumiĂšre est faite. Que la nuit succĂšde au jour, et le jour aux tĂ©nĂšbres ; et il fait nuit, et il fait jour. Câest que son imagination aussi juste que fĂ©conde lui fournit toutes ces vĂ©ritĂ©s. Câest quâelles sont telles que celui qui en fut spectateur froid et tranquille au bord de la mer en est Ă©merveillĂ© sur sa toile ; câest quâen effet ses compositions prĂȘchent plus fortement la grandeur, la puissance, la majestĂ© de nature que la nature mĂȘme. Il est Ă©crit, Coeli enarrant gloriam Dei446, mais ce sont les cieux de [227] Vernet ; câest la gloire de Vernet. Que ne fait-il pas avec excellence ? Figures humaines de tous les Ăąges, de tous les Ă©tats, de toutes les nations, arbres, animaux, paysages, marines, perspectives, toute sorte de poĂ©sie, rochers imposants, montagnes Ă©ternelles, eaux dormantes, agitĂ©es, prĂ©cipitĂ©es, torrents, mers tranquilles, mers en fureur, sites variĂ©s Ă lâinfini, fabriques grecques, romaines, gothiques, architecture civile, militaire, ancienne, moderne, ruines, palais, chaumiĂšres, constructions, grĂ©ements, manĆuvres, vaisseaux, cieux, lointains, calme, temps orageux, temps serein, ciels de diverses saisons, lumiĂšres de diverses heures du jour, tempĂȘtes, naufrages, situations dĂ©plorables, victimes et scĂšnes pathĂ©tiques de toute espĂšce, jour, nuit, lumiĂšres naturelles, artificielles, effets sĂ©parĂ©s ou confondus de ces lumiĂšres. Aucune de ses scĂšnes accidentelles qui ne fĂźt seule un tableau prĂ©cieux. Oubliez toute la droite de son Clair de lune ; couvrez-la et ne voyez que les rochers et lâesplanade de la gauche, et vous aurez un beau tableau. SĂ©parez la partie de la mer et du ciel dâoĂč la lumiĂšre lunaire tombe sur les eaux, et vous aurez un beau tableau. Ne considĂ©rez sur sa toile que le rocher de la gauche, et vous aurez vu une belle chose. Contentez-vous de lâesplanade et de ce qui sây passe ; ne regardez que les degrĂ©s avec les diffĂ©rentes manĆuvres qui sây exĂ©cutent et votre goĂ»t sera satisfait. Coupez seulement cette fontaine avec les deux figures qui y sont adossĂ©es, et vous emporterez sous votre bras un morceau de prix. Mais si chaque portion isolĂ©e vous affecte ainsi ; quel ne doit pas ĂȘtre lâeffet de lâensemble, le mĂ©rite du tout.
VoilĂ vraiment le tableau de Vernet que je voudrais possĂ©der. Un pĂšre qui a des enfants et une fortune modique serait Ă©conome en lâacquĂ©rant. [228] Il en jouirait toute sa vie ; et dans vingt Ă trente ans dâici, lorsquâil nây aura plus de Vernet, il aurait encore placĂ© son argent Ă un trĂšs honnĂȘte intĂ©rĂȘt. Car lorsque la mort aura brisĂ© la palette de cet artiste, qui est-ce qui en ramassera les dĂ©bris ? Qui est-ce qui le restituera Ă nos neveux ? Qui est-ce qui payera ses ouvrages ?
Tout ce que je vous ai dit de la maniÚre et du talent de Vernet, entendez-le des quatre premiers tableaux que je vous ai décrits, comme des sites naturels.
Le cinquiĂšme est un de ses premiers ouvrages. Il le fit Ă Rome pour un habit, veste et culotte. Il est trĂšs beau, trĂšs harmonieux ; et câest aujourdâhui un morceau de prix.
En comparant les tableaux qui sortent tout frais de dessus son chevalet, avec ceux quâil a peints autrefois, on lâaccuse dâavoir outrĂ© sa couleur. Vernet dit quâil laisse au temps le soin de rĂ©pondre Ă ce reproche et de montrer Ă ses critiques, combien ils jugent mal. Il observait Ă cette occasion que la plupart des jeunes Ă©lĂšves qui allaient Ă Rome copier dâaprĂšs les anciens maĂźtres, y apprenaient lâart de faire de vieux tableaux ; ils ne songeaient pas que, pour que leurs compositions gardassent au bout de cent ans la vigueur de celles quâils prenaient pour modĂšles, il fallait savoir apprĂ©cier lâeffet dâun ou de deux siĂšcles, et se prĂ©cautionner contre lâaction des causes qui dĂ©truisent.
Le sixiĂšme est bien un Vernet ; mais un Vernet faible, faible ; aliquando bonus dormitat447. Ce nâest pas un grand ouvrage, mais câest lâouvrage dâun grand peintre ; ce quâon peut toujours dire des feuilles volantes de Voltaire. On y retrouve le signe caractĂ©ristique, lâongle du lion448.
Mais comment, me direz-vous, le poĂšte, lâorateur, le peintre, le sculpteur peuvent-ils ĂȘtre si inĂ©gaux, si diffĂ©rents dâeux-mĂȘmes ? Câest lâaffaire du moment, de lâĂ©tat du corps, de lâĂ©tat de lâĂąme ; une petite querelle [229] domestique, une caresse faite le matin Ă sa femme, avant que dâaller Ă lâatelier, deux gouttes de fluide perdues, et qui â renfermaient tout le feu, toute la chaleur, tout le gĂ©nie, un enfant qui a dit ou fait une sottise, un ami qui a manquĂ© de dĂ©licatesse, une maĂźtresse qui aura accueilli trop familiĂšrement un indiffĂ©rent ; que sais-je ? un lit trop froid ou trop chaud, une couverture qui tombe la nuit, un oreiller mal mis sur son chevet, un demi-verre de vin de trop, un embarras dâestomac, des cheveux Ă©bouriffĂ©s sous le bonnet, et adieu la verve. Il y a du hasard aux Ă©checs, et Ă tous les autres jeux de lâesprit. Et pourquoi nây en aurait-il pas. LâidĂ©e sublime qui se prĂ©sente oĂč Ă©tait-elle lâinstant prĂ©cĂ©dent ? A quoi tient-il quâelle soit ou ne soit pas venue ? Ce que je sais câest quâelle est tellement liĂ©e Ă lâordre fatal de la vie du poĂšte et de lâartiste, quâelle nâa pu venir ni plus tĂŽt ni plus tard, et quâil est absurde de la supposer prĂ©cisĂ©ment la mĂȘme, dans un autre ĂȘtre, dans une autre vie, dans un autre ordre de choses.
Le [septiĂšme] est un tableau de lâeffet le plus piquant et le plus grand. Il semblerait que de concert Vernet et Loutherbourg se seraient proposĂ© de lutter, tant il y a de ressemblance entre cette composition de lâun, et une autre composition du second, mĂȘme ordonnance, mĂȘme sujet, presque mĂȘme fabrique. Mais il nây a pas Ă sây tromper. De toute la scĂšne de Vernet, ne laissez apercevoir que les pĂȘcheurs placĂ©s sur la langue de terre, ou que la touffe dâarbres Ă gauche plongĂ©s dans la demi-teinte ou Ă©clairĂ©s de la lumiĂšre du soleil couchant qui vient du fond, et vous direz, voilĂ Vernet ; Loutherbourg nâen sait pas encore jusque-lĂ .
Ce Vernet, ce terrible Vernet joint la plus grande modestie au plus grand talent. Il me disait un jour, me demandez-vous, si je fais les ciels [230] comme tel maĂźtre, je vous rĂ©pondrai que non. Les figures comme tel autre, je vous rĂ©pondrai que non. Les arbres et le paysage comme celui-ci, mĂȘme rĂ©ponse. Les brouillards, les eaux, les vapeurs comme celui-lĂ , mĂȘme rĂ©ponse encore. InfĂ©rieur Ă chacun dâeux dans une partie, je les surpasse tous dans toutes les autres. Et cela est vrai.
Bonsoir, mon ami. En voilĂ bien suffisamment sur Vernet. Demain matin, si je me rappelle quelque chose que jâaie omis et qui vaille la peine de vous ĂȘtre dit, vous le saurez.
Jâai passĂ© la nuit la plus agitĂ©e. Câest un Ă©tat bien singulier que celui du rĂȘve. Aucun philosophe que je connaisse nâa encore assignĂ© la vraie diffĂ©rence de la veille et du rĂȘve. VeillĂ©-je, quand je crois rĂȘver ? RĂȘvĂ©-je, quand je crois veiller ? Qui mâa dit que le voile ne se dĂ©chirerait pas un jour, et que je ne resterai pas convaincu que jâai rĂȘvĂ© tout ce que jâai fait et fait rĂ©ellement tout ce que jâai rĂȘvĂ©. Les eaux, les arbres, les forĂȘts que jâai vus en nature, mâont certainement fait une impression moins forte que les mĂȘmes objets en rĂȘve. Jâai vu ou jâai cru voir, tout comme il vous plaira, une vaste Ă©tendue de mer sâouvrir devant moi. JâĂ©tais Ă©perdu sur le rivage, Ă lâaspect dâun navire enflammĂ©. Jâai vu la chaloupe sâapprocher du navire, se remplir dâhommes et sâĂ©loigner. Jâai vu les malheureux que la chaloupe nâavait pu recevoir, sâagiter, courir sur le tillac du navire, pousser des cris. Jâai entendu leurs cris. Je les ai vus se prĂ©cipiter dans les eaux, nager vers la chaloupe, sây attacher. Jâai vu la chaloupe prĂȘte Ă ĂȘtre submergĂ©e ; et elle lâaurait Ă©tĂ©, si ceux qui lâoccupaient, ĂŽ loi terrible de la nĂ©cessitĂ©, nâeussent coupĂ© les mains, fendu la tĂȘte, enfoncĂ© le glaive dans la gorge et la poitrine, tuĂ©, massacrĂ© impitoyablement leurs semblables, les compagnons de leur voyage, qui leur tendaient en vain du milieu des flots, des bords de la chaloupe, des mains suppliantes et leur adressaient des priĂšres qui nâĂ©taient point entendues. Jâen vois encore un de ces malheureux ; je le vois, il a reçu un coup mortel dans les flancs. Il est Ă©tendu Ă la surface de la mer ; sa longue chevelure est Ă©parse. Son sang coule dâune large blessure. LâabĂźme va lâengloutir. Je ne le vois plus. Jâai vu un matelot entraĂźner aprĂšs lui sa [231] femme quâil avait ceinte dâun cĂąble par le milieu du corps. Ce mĂȘme cĂąble faisait plusieurs tours sur un de ses bras. Il nageait. Ses forces commençaient Ă dĂ©faillir. Sa femme le conjurait de se sauver et de la laisser pĂ©rir. Cependant la flamme du vaisseau Ă©clairait les lieux circonvoisins. Et ce spectacle terrible avait attirĂ© sur le rivage et sur les rochers les habitants de la contrĂ©e qui en dĂ©tournaient leurs regards.
Une scĂšne plus douce et plus pathĂ©tique succĂ©da Ă celle-lĂ . Un vaisseau avait Ă©tĂ© battu dâune affreuse tempĂȘte ; je nâen pouvais douter Ă ses mĂąts brisĂ©s, Ă ses voiles dĂ©chirĂ©es, Ă ses flancs enfoncĂ©s, Ă la manĆuvre des matelots qui ne cessaient de travailler Ă la pompe. Ils Ă©taient incertains, malgrĂ© leurs efforts, sâils ne couleraient point Ă fond, Ă la rive mĂȘme quâils avaient touchĂ©e. Cependant il rĂ©gnait encore sur les flots un murmure sourd. Lâeau blanchissait les rochers de son Ă©cume. Les arbres qui les couvraient avaient Ă©tĂ© brisĂ©s, dĂ©racinĂ©s. Je voyais de toutes parts les ravages de la tempĂȘte. Mais le spectacle qui mâarrĂȘta, ce fut celui des passagers qui Ă©pars sur le rivage, frappĂ©s du pĂ©ril auquel ils avaient Ă©chappĂ©, pleuraient, sâembrassaient, levaient leurs mains au ciel, posaient leurs fronts Ă terre ; je voyais des filles dĂ©faillantes entre les bras de leurs mĂšres, de jeunes Ă©pouses transies sur le sein de leurs Ă©poux ; et au milieu de ce tumulte, un enfant qui sommeillait paisiblement dans son maillot ; je voyais sur la planche qui descendait du navire au rivage, une mĂšre qui tenait un petit enfant pressĂ© sur son sein ; elle en portait un second sur ses Ă©paules. Celui-ci lui baisait les joues. Cette femme Ă©tait suivie de son mari ; il Ă©tait chargĂ© de nippes, et dâun troisiĂšme enfant quâil conduisait par ses lisiĂšres. Sans doute ce pĂšre et cette mĂšre avaient Ă©tĂ© les derniers Ă sortir du vaisseau, rĂ©solus Ă se sauver ou Ă pĂ©rir avec leurs enfants. Je voyais toutes ces scĂšnes touchantes, et jâen versais des larmes rĂ©elles. O mon [232] ami, lâempire de la tĂȘte sur les intestins est violent sans doute ; mais celui des intestins sur la tĂȘte lâest-il moins ? Je veille, je vois, jâentends, je regarde, je suis frappĂ© de terreur. A lâinstant la tĂȘte commande, agit, dispose des autres organes. Je dors, les organes conçoivent dâeux-mĂȘmes la mĂȘme agitation, le mĂȘme mouvement, les mĂȘmes spasmes que la terreur leur avait imprimĂ©s ; et Ă lâinstant ces organes commandent Ă la tĂȘte, en disposent, et je crois voir, regarder, entendre. Notre vie se partage ainsi en deux maniĂšres diverses de veiller et de sommeiller. Il y a la veille de la tĂȘte pendant laquelle les intestins obĂ©issent, sont passifs. Il y a la veille des intestins oĂč la tĂȘte est passive, obĂ©issante, commandĂ©e. Ou lâaction descend de la tĂȘte aux viscĂšres, aux nerfs, aux intestins ; et câest ce que nous appelons veiller ; ou lâaction remonte des viscĂšres, des nerfs, des intestins Ă la tĂȘte, et câest ce que nous appelons rĂȘver. Il peut arriver que cette derniĂšre action soit plus forte que la prĂ©cĂ©dente ne lâa Ă©tĂ©, nâa pu lâĂȘtre, alors le rĂȘve nous affecte plus vivement que la rĂ©alitĂ©. Tel peut-ĂȘtre veille comme un sot et rĂȘve comme un homme dâesprit. La variĂ©tĂ© des spasmes que les intestins peuvent concevoir eux-mĂȘmes correspond Ă toute la variĂ©tĂ© des rĂȘves et Ă toute la variĂ©tĂ© des dĂ©lires ; Ă toute la variĂ©tĂ© des rĂȘves de lâhomme sain qui sommeille, Ă toute la variĂ©tĂ© des dĂ©lires de lâhomme malade qui veille et qui nâest plus Ă lui. Je suis au coin de mon foyer. Tout prospĂšre autour de moi. Je suis dans une entiĂšre sĂ©curitĂ©. Tout Ă coup, il me semble que les murs de mon appartement chancellent ; je frissonne ; je lĂšve les yeux Ă mon plafond comme sâil menaçait de sâĂ©crouler sur ma tĂȘte. Je crois entendre la plainte de ma femme, les cris de ma fille. Je me tĂąte le pouls ; câest la fiĂšvre que jâai ; câest lâaction qui remonte des intestins Ă la tĂȘte et qui en dispose. BientĂŽt la cause de ces effets connue, la tĂȘte reprendra son sceptre, et son autoritĂ©, et tous les fantĂŽmes disparaĂźtront. Lâhomme ne dort vraiment, que quand il dort tout entier. Vous voyez une belle femme. Sa beautĂ© vous frappe, vous ĂȘtes jeune, aussitĂŽt lâorgane propre du plaisir prend son Ă©lasticitĂ©. Vous dormez, et cet organe indocile sâagite ; aussitĂŽt [233] vous revoyez la belle femme et vous en jouissez plus voluptueusement peut-ĂȘtre. Tout sâexĂ©cute dans un ordre contraire. Si lâaction des intestins sur la tĂȘte, est plus forte que ne le peut ĂȘtre celle des objets mĂȘme, un imbĂ©cile dans la fiĂšvre, une fille hystĂ©rique ou vaporeuse, sera grande, fiĂšre, haute, Ă©loquente, nil mortale sonans449. La fiĂšvre tombe, lâhystĂ©risme cesse, et la sottise renaĂźt. Vous concevez maintenant un peu ce que câest que le fromage mou, qui remplit la capacitĂ© de votre crĂąne et du mien. Câest le corps dâune araignĂ©e, dont tous les filets nerveux sont les pattes, ou la toile. Chaque sens a son langage. Lui, il nâa point dâidiome propre ; il ne voit point, il nâentend point, il ne sent mĂȘme pas ; mais câest un excellent truchement. Je mettrais Ă tout ce systĂšme plus de vraisemblance et de clartĂ©, si jâen avais le temps. Je vous montrerais tantĂŽt les pattes de lâaraignĂ©e agitant le corps de lâanimal ; tantĂŽt le corps de lâanimal mettant les pattes en mouvement. Il me faudrait aussi un peu de pratique de mĂ©decine. Il me faudrait... du repos, sâil vous plaĂźt, car jâen ai besoin.
Mais je vous vois froncer le sourcil. De quoi sâagit-il encore ? Que me demandez-vous ?... Jâentends. Vous ne laissez rien en arriĂšre. Jâavais promis Ă lâabbĂ© quelque radoterie sur les idĂ©es accessoires des tĂ©nĂšbres et de lâobscuritĂ©. Allons, tirons-nous vite cette derniĂšre Ă©pine du pied, et quâil nâen soit plus question.
Tout ce qui Ă©tonne lâĂąme, tout ce qui imprime un sentiment de terreur [234] conduit au sublime. Une vaste plaine nâĂ©tonne pas comme lâocĂ©an ; ni lâocĂ©an tranquille comme lâocĂ©an agitĂ©.
LâobscuritĂ© ajoute Ă la terreur. Les scĂšnes de tĂ©nĂšbres sont rares dans les compositions tragiques. La difficultĂ© du technique les rend encore plus rares dans la peinture, oĂč dâailleurs elles sont ingrates, et dâun effet qui nâa de vrai juge que parmi les maĂźtres. Allez Ă lâAcadĂ©mie, et proposez-y seulement ce sujet tout simple quâil est. Demandez quâon vous montre lâAmour volant au-dessus du globe pendant la nuit, tenant, secouant son flambeau, et faisant pleuvoir sur la terre, Ă travers le nuage qui le porte, une rosĂ©e de gouttes de feu, entremĂȘlĂ©es de flĂšches.
La nuit dĂ©robe les formes, donne de lâhorreur aux bruits ; ne fĂ»t-ce que celui dâune feuille, au fond dâune forĂȘt, il met lâimagination en jeu ; lâimagination secoue vivement les entrailles, tout sâexagĂšre. Lâhomme prudent entre en mĂ©fiance. Le lĂąche sâarrĂȘte, frĂ©mit ou sâenfuit. Le brave porte la main sur la garde de son Ă©pĂ©e.
Les temples sont obscurs. Les tyrans se montrent peu. On ne les voit point ; et Ă leurs atrocitĂ©s on les juge plus grands que nature. Le sanctuaire de lâhomme civilisĂ© et de lâhomme sauvage est rempli de tĂ©nĂšbres. Câest de lâart de sâen imposer Ă soi-mĂȘme quâon peut dire, aliquid latet arcanĂą non enarrabile fibrĂą450. PrĂȘtres, placez vos autels, Ă©levez vos Ă©difices [235] au fond des forĂȘts. Que la plainte de vos victimes perce les tĂ©nĂšbres. Que vos scĂšnes mystĂ©rieuses, thĂ©urgiques, sanglantes ne soient Ă©clairĂ©es que de la lueur funeste des torches. La clartĂ© est bonne pour convaincre, elle ne vaut rien pour Ă©mouvoir. La clartĂ©, de quelque maniĂšre quâon lâentende, nuit Ă lâenthousiasme. PoĂštes, parlez sans cesse dâĂ©ternitĂ©, dâinfini, dâimmensitĂ©, du temps, de lâespace, de la divinitĂ©, des tombeaux, des mĂąnes, des enfers, dâun ciel obscur, des mers profondes, des forĂȘts obscures, du tonnerre, des Ă©clairs qui dĂ©chirent la nue. Soyez tĂ©nĂ©breux. Les grands bruits ouĂŻs au loin ; la chute des eaux quâon entend sans les voir, le silence, la solitude, le dĂ©sert, les ruines, les cavernes, le bruit des tambours voilĂ©s, les coups de baguettes sĂ©parĂ©s par des intervalles, les coups dâune cloche interrompus et qui se font attendre, le cri des oiseaux nocturnes, celui des bĂȘtes fĂ©roces en hiver, pendant la nuit, surtout sâil se mĂȘle au murmure des vents, la plainte dâune femme qui accouche, toute plainte qui cesse et qui reprend, qui reprend avec Ă©clat et qui finit en sâĂ©teignant ; il y a dans toutes ces choses, je ne sais quoi de terrible, de grand et dâobscur. [236]
Ce sont ces idĂ©es accessoires nĂ©cessairement liĂ©es Ă la nuit et aux tĂ©nĂšbres qui achĂšvent de porter la terreur dans le cĆur dâune jeune fille qui sâachemine vers le bosquet obscur oĂč elle est attendue. Son cĆur palpite. Elle sâarrĂȘte. La frayeur se joint au trouble de sa passion. Elle succombe. Ses genoux se dĂ©robent sous elle. Elle est trop heureuse dâatteindre les bras de son amant pour la recevoir et la soutenir ; et ses premiers mots sont, est-ce vous ?
Je crois que les nĂšgres sont moins beaux pour les nĂšgres mĂȘme que les blancs, pour les nĂšgres et pour les blancs. Il nâest pas en notre pouvoir de sĂ©parer des idĂ©es que nature associe. Je changerai dâavis, si lâon me dit que les nĂšgres sont plus touchĂ©s des tĂ©nĂšbres que de lâĂ©clat dâun beau jour.
Les idĂ©es de puissance ont aussi leur sublimitĂ©. Mais la puissance qui menace Ă©meut plus que celle qui protĂšge. Le taureau est plus beau que le bĆuf ; le taureau Ă©cornĂ© qui mugit, plus beau que le taureau qui se promĂšne et qui paĂźt ; le cheval en libertĂ© dont la criniĂšre flotte aux vents, que le cheval sous son cavalier ; lâonagre que lâĂąne ; le tyran que le roi ; le crime peut-ĂȘtre que la vertu ; les dieux cruels que les dieux bons ; et les lĂ©gislateurs sacrĂ©s le savaient bien.
La saison du printemps ne convient point Ă une scĂšne auguste.
La magnificence nâest belle que dans le dĂ©sordre. Entassez des vases prĂ©cieux. Enveloppez ces vases entassĂ©s, renversĂ©s, dâĂ©toffes aussi prĂ©cieuses. [237] Lâartiste ne voit lĂ quâun beau groupe, de belles formes. Le philosophe remonte Ă un principe plus secret : Quel est lâhomme puissant Ă qui ces choses appartiennent et qui les abandonne Ă la merci du premier venu.
Les dimensions pures et abstraites de la matiÚre ne sont pas sans quelque expression. La ligne perpendiculaire, image de la stabilité, mesure de la profondeur, frappe plus que la ligne oblique.
Adieu, mon ami. Bonsoir et bonne nuit. Et songez-y bien soit en vous endormant, soit en vous rĂ©veillant, et vous mâavouerez que le traitĂ© du beau dans les arts est Ă faire, aprĂšs tout ce que jâen ai dit dans les Salons prĂ©cĂ©dents, et tout ce que jâen dirai dans celui-ci.
MILLET FRANCISQUE.
40. 41.
Celui-ci et la kyrielle dâartistes mĂ©diocres qui vont suivre ne vous ruineront pas. On regrette le coup dâĆil quâon a jetĂ© sur leurs ouvrages, et la ligne quâon Ă©crit dâeux.
La condition du mauvais peintre et du mauvais comĂ©dien est pire que celle du mauvais littĂ©rateur. Le peintre entend de ses propres oreilles le mĂ©pris de son talent. Le bruit des sifflets va droit Ă celles de lâacteur. Au lieu que lâauteur a la consolation de mourir sans presque sâen douter ; et lorsque vous vous Ă©criez de dĂ©pit, la bĂȘte, le sot, lâanimal, et que vous jetez son livre [238] loin de vous, il ne vous voit pas ; peut-ĂȘtre seul dans son cabinet, se relisant avec complaisance, se fĂ©licite-t-il dâĂȘtre lâhomme de tant de rares concepts. Je ne me rappelle plus ce que Mr Francisque a fait. Câest, je crois, une Fuite en Ăgipte ; ce sont les Disciples allant Ă EmmaĂŒs ; câest lâaventure de la Samaritaine, cette femme dont le fils de Dieu lisait dans les dĂ©crets Ă©ternels de son pĂšre quâelle avait fait sept fois son mari cocu. O altitudo divitiarum et sapientiae Dei451. Câest tout ce quâil vous plaira dâimaginer de froid, de maussade, de mal peint. Couleur, lumiĂšres, figures, arbres, eaux, montagnes, terrasses, tout est dĂ©testable. Mais est-ce que ces gens-lĂ nâont jamais comparĂ© leurs ouvrages Ă ceux de Loutherbourg ou de Vernet ? est-ce quâils auraient la bontĂ© de faire sortir le mĂ©rite de ces derniers artistes, par le contraste de leur platitude ? est-ce pour servir de repoussoirs quâils envoient au comitĂ© et que le comitĂ© les admet au Salon ? auraient-ils la bĂȘtise de se croire quelque chose ? est-ce quâils nâont pas entendu dire Ă leurs cĂŽtĂ©s, fi, cela est infĂąme. Il y a pourtant quinze Ă vingt ans quâon leur fait cette avanie et quâils la digĂšrent. Sâils continuent de barbouiller de la toile, comme la plupart de nos littĂ©rateurs continuent de barbouiller du papier, sous peine de mourir de faim, je leur pardonne cette annĂ©e, comme je leur pardonnais par le passĂ© ; car enfin il vaut encore mieux faire de sots tableaux et de sots livres, que de mourir. Mais je ne le pardonnerai pas Ă leurs parents, Ă leurs maĂźtres. Que nâen faisaient-ils autre chose ? Sâil y a une autre vie, ils y seront certainement chĂątiĂ©s pour cela. Ils y seront condamnĂ©s Ă voir ces tableaux, Ă les regarder sans cesse et Ă les trouver de plus en [239] plus mauvais. La mĂšre de Jean Marie Freron lira ses feuilles Ă toute Ă©ternitĂ©. Quel supplice ! Cette idĂ©e des peines de lâautre monde mâamuse. Savez-vous quelles seront celles dâune coquette ; elle sera seule dans les tĂ©nĂšbres ; elle entendra autour dâelle les soupirs de cent amants heureux. Son cĆur et ses sens sâenflammeront des plus violents dĂ©sirs. Elle appellera les malheureux Ă qui elle a fait concevoir tant de fausses espĂ©rances. Aucun dâeux ne viendra, et elle aura les mains liĂ©es sur le dos. Et cette Madlle de Sens, qui fait Ă©gorger par son garde de chasse, un pauvre paysan qui chaumait452 dans les champs, un jour avant la permission ; elle verra Ă toute Ă©ternitĂ© couler sous ses yeux le sang de ce malheureux⊠A toute Ă©ternitĂ© ; câest bien longtemps⊠Vous avez raison. Les protestants furent des sots, lorsquâils se dĂ©firent du purgatoire et quâils gardĂšrent lâenfer. Ils calomniĂšrent leur dieu et renversĂšrent leur marmite453.
Tous ces tableaux de Millet Francisque passeront du cabinet chez le brocanteur ; et ils resteront suspendus au coin de la rue, jusquâĂ ce que les Ă©claboussures des voitures les aient couverts.
LUNDBERG
42. Portrait du baron de Breteuil en pastel (#010329)
Ma foi, je ne connais ni le baron ni son portrait. Tout ce que je sais, câest quâil y avait cette annĂ©e, au Salon, beaucoup de portraits, peu de bons, comme cela doit ĂȘtre, et pas un pastel quâon pĂ»t regarder, si vous en exceptez lâĂ©bauche dâune tĂȘte de femme dont on pouvait dire, ex ungue leonem, le portrait de lâoculiste Demours454, figure hideuse, beau morceau [240] de peinture, et la figure crapuleuse et basse de ce vilain abbĂ© de Lattaignant. CâĂ©tait lui-mĂȘme passant sa tĂȘte, Ă travers un petit cadre de bois noir. Câest certes un grand mĂ©rite aux portraits de La Tour de ressembler, mais ce nâest ni leur principal ni leur seul mĂ©rite. Toutes les parties de la peinture y sont encore. Le savant, lâignorant, les admire, sans avoir jamais vu les personnes. Câest que la chair et la vie y sont. Mais pourquoi juge-t-on que ce sont des portraits, et cela sans sây mĂ©prendre ? Quelle diffĂ©rence y a-t-il entre une tĂȘte fantaisie et une tĂȘte rĂ©elle ? comment dit-on dâune tĂȘte rĂ©elle, quâelle est bien dessinĂ©e, tandis quâun des coins de la bouche relĂšve, tandis que lâautre tombe ; quâun des yeux est plus petit et plus bas que lâautre ; et que toutes les rĂšgles conventionnelles du dessin y sont enfreintes dans les longueurs des parties ? dans les ouvrages de La Tour, câest la nature mĂȘme, câest le systĂšme de ses incorrections, telles quâon les y voit tous les jours. Câest que ce nâest pas de la poĂ©sie, câest que ce nâest pas de la peinture. Jâai vu peindre La Tour. Il est tranquille et froid ; il ne se tourmente point. Il ne souffre point. Il ne halĂšte point. Il ne fait aucune de ces contorsions du modeleur enthousiaste, sur le visage duquel on voit se succĂ©der les images quâil se propose de rendre, et qui semblent passer de son Ăąme sur son front et de son front sur sa terre ou sur sa toile. Il nâimite point les gestes du furieux ; il nâa point le sourcil relevĂ© de lâhomme qui dĂ©daigne ; le regard de la femme qui sâattendrit ; il ne sâextasie point ; il ne sourit point Ă son travail. Il reste froid, et cependant son imitation est chaude. Obtiendrait-on dâune Ă©tude opiniĂątre et longue le mĂ©rite de La [241] Tour ? Ce peintre nâa jamais rien produit de verve. Il a le gĂ©nie du technique. Câest un machiniste merveilleux. Quand je dis de La Tour quâil est machiniste, câest comme je le dis de Vaucanson, et non comme je le dirais de Rubens. VoilĂ ma pensĂ©e, pour le moment, sauf Ă revenir de mon erreur, si câen est une. Lorsque le jeune Perronneau parut, La Tour en fut inquiet. Il craignit que le public ne pĂ»t sentir que par une comparaison directe lâintervalle qui les sĂ©parait. Que fit-il ? Il proposa son portrait Ă peindre Ă son rival qui sây refusa par modestie. Câest celui oĂč il a le devant du chapeau rabattu, la moitiĂ© du visage dans la demi-teinte, et le reste du corps Ă©clairĂ©. Lâinnocent artiste se laissa vaincre Ă force dâinstances. Et tandis quâil travaillait, lâartiste jaloux exĂ©cutait le mĂȘme ouvrage de son cĂŽtĂ©. Les deux tableaux furent achevĂ©s en mĂȘme temps ; et exposĂ©s au mĂȘme Salon, ils montrĂšrent la diffĂ©rence du maĂźtre et de lâĂ©colier. Le tour est fin et me dĂ©plaĂźt. Homme singulier, mais bonhomme, mais galant homme, La Tour ne ferait pas cela aujourdâhui. Et puis il faut avoir quelque indulgence pour un artiste piquĂ© de se voir rabaissĂ© sur la ligne dâun homme qui ne lui allait pas Ă la cheville du pied. Peut-ĂȘtre nâaperçut-il dans cette espiĂšglerie que la mortification du public, et non celle dâun confrĂšre trop habile pour ne pas sentir son infĂ©rioritĂ©, et trop franc pour ne pas la [242] reconnaĂźtre. Et ami La Tour, nâĂ©tait-ce pas assez que Perronneau te dĂźt : « Tu es le plus fort », ne pouvais-tu ĂȘtre content, Ă moins que le public ne le dĂźt aussi. Eh bien il fallait attendre un moment, et ta vanitĂ© aurait Ă©tĂ© satisfaite et tu nâaurais point humiliĂ© ton confrĂšre. A la longue, chacun a la place quâil mĂ©rite. La sociĂ©tĂ©, câest la maison de Bertin. Un fat y prend le haut bout, la premiĂšre fois quâil sây prĂ©sente, mais peu Ă peu, il est repoussĂ© par les survenants ; il fait le tour de la table ; et il se trouve Ă la derniĂšre place, au-dessus ou au-dessous de lâabbĂ© de La Porte.
[Annexe II, p. 514]
[455Encore un mot sur les portraits et portraitistes. Pourquoi un peintre dâhistoire est-il communĂ©ment un mauvais portraitiste ? Pourquoi un barbouilleur du pont Notre-Dame fera-t-il plus ressemblant quâun professeur de lâAcadĂ©mie ? Câest que celui-ci ne sâest jamais occupĂ© de lâimitation rigoureuse de la nature ; câest quâil a lâhabitude dâexagĂ©rer, dâaffaiblir, de corriger son modĂšle ; câest quâil a la tĂȘte pleine de rĂšgles qui lâassujettissent et qui dirigent son pinceau, sans quâil sâen aperçoive ; câest quâil a toujours altĂ©rĂ© les formes dâaprĂšs ces rĂšgles de goĂ»t et quâil continue toujours de les altĂ©rer ; câest quâil fond, avec les traits quâil a sous les yeux et quâil sâefforce en vain de copier rigoureusement, des traits empruntĂ©s des antiques quâil a Ă©tudiĂ©s, des tableaux quâil a vus et admirĂ©s et de ceux quâil a faits ; câest quâil est savant, câest quâil est libre, et quâil ne peut se rĂ©duire Ă la condition de lâesclave et de lâignorant ; câest quâil a son faire, son tic, sa couleur auxquels il revient sans cesse ; câest quâil exĂ©cute une caricature en beau, et que le barbouilleur, au contraire, exĂ©cute une caricature en laid. Le portrait ressemblant du barbouilleur meurt avec la personne, celui de lâhabile homme reste Ă jamais. Câest dâaprĂšs ce dernier que nos neveux se forment les images des grands hommes qui les ont prĂ©cĂ©dĂ©s. Lorsque le goĂ»t des beaux-arts est gĂ©nĂ©ral chez une nation, savez-vous ce qui arrive ? Câest que lâĆil du peuple se conforme Ă lâĆil du grand artiste, et que lâexagĂ©ration laisse pour lui la ressemblance entiĂšre. Il ne sâavise point de chicaner, il ne dit point : Cet Ćil est trop petit, trop grand ; ce muscle est exagĂ©rĂ©, ces formes ne sont pas justes ; cette paupiĂšre est trop saillante, ces os orbiculaires sont trop Ă©levĂ©s : il fait abstraction de ce que la connaissance du beau a introduit dans la copie. Il voit le modĂšle oĂč il nâest pas Ă la rigueur, et il sâĂ©crie dâadmiration. Voltaire fait lâhistoire comme les grands statuaires anciens faisaient le buste ; comme les peintres savants de nos jours font le portrait. Il agrandit, il exagĂšre, il corrige les formes. A-t-il raison ? a-t-il tort ? Il a tort pour le pĂ©dant, il a raison pour lâhomme de goĂ»t. Tort ou raison, câest la figure quâil a peinte qui restera dans la mĂ©moire des hommes Ă venir. ]
LE BEL
Plusieurs paysages sous le mĂȘme numĂ©ro.
43.
Je les ai tous vus, mais je nâen ai regardĂ© aucun ; ou si je les ai regardĂ©s, câest comme lâhomme du Bal Ă qui une femme disait, Mâa-t-il de ses gros yeux assez considĂ©rĂ©e. Made, lui rĂ©pondit-il ; je vous regarde, mais je ne vous considĂšre pas456. Dans lâun de ces paysages, ce sont des femmes qui lavent Ă la riviĂšre ; sur le fond, les arbres sont assez bien touchĂ©s, assez bien du moins par rapport au reste ; car la misĂšre gĂ©nĂ©rale dâune composition en relĂšve quelquefois un coin et lui donne un faux air dâexcellence. Cela est bon lĂ ; ailleurs cela serait mauvais. Monsieur Le Bel, en bonne foi, sont-ce lĂ des eaux ? Câest un prĂ© fanĂ©, ras et nouvellement fauchĂ©. Ces monticules sont faibles [243] et lĂ©chĂ©s. Point de ciel. Au pied de ces vieux arbres, petits objets, fleurettes de parterre, qui papillotent. Figures, raides, mannequins de la foire St Ovide, pantins Ă mouvoir avec une ficelle. Sur le devant, un gueux assis sur un bout de roche. O le vilain gueux ; il a le scorbut ou les humeurs froides ; jâen appelle Ă Bouvard. Mais vous me direz que Bouvart voit cette maladie partout457.
Lâautre, est une belle plaque de cuivre rouge, terrasses, arbres, ciels, montagnes, lointain, campagne, tout est cuivre, beau cuivre. Si cela sâĂ©tait fait de hasard, en coulant du fourneau dans le catin, ce serait un prodige.
VENEVAULT
44. Apothéose du prince de Condé458
Sujet immense, digne de lâimagination grande et fĂ©conde, et de la hardiesse de Rubens, et sujet fait en miniature par Venevault : Câest au centre une pyramide dont la base est surchargĂ©e de trophĂ©es. Câest Minerve. Câest sur le bouclier de la dĂ©esse, lâeffigie du hĂ©ros ; ce sont des gĂ©nies lourds et bĂȘtes ; câest une campagne ; câest une montagne ; câest sur cette montagne le temple de la Gloire ; ce sont des savants et des artistes qui y grimpent, mais entre lesquels on ne voit pas Mr Venevault. Froide et mauvaise miniature. [244] Mauvais salmis qui nâen vaut pas un de bĂ©casses. Cela est petitement fait, mal agencĂ©, sec, dur, sans plan, sans liaison de lumiĂšres, platement peint, obscur en dĂ©pit de la longue description du livret.
PERRONNEAU
45. Un portrait de femme459
On en voit la tĂȘte de face et le corps de deux tiers. La figure est un peu raide et droite, fichĂ©e comme elle lâaurait Ă©tĂ© par le maĂźtre Ă danser, la position la plus maussade, la plus insipide pour lâart, Ă qui il faut un modĂšle, simple, naturel, vrai, nullement maniĂ©rĂ©, une tĂȘte qui sâincline un peu, des membres qui sâen aillent nĂ©gligemment prendre la place ordonnĂ©e par la pensĂ©e ou lâaction de la personne ; le maĂźtre des grĂąces, le maĂźtre Ă danser dĂ©truisent le mouvement rĂ©el, cet enchaĂźnement si prĂ©cieux des parties qui se commandent et sâobĂ©issent rĂ©ciproquement les unes aux autres. [460Marcel cherche Ă pallier les dĂ©fauts ; Vanloo cherche Ă rendre leur influence sur toute la personne ; il faut que la figure soit une.] Un mot lĂ -dessus suffit Ă celui qui sait entendre, une page de plus nâapprendrait rien aux autres. Câest une chose Ă sentir. Mais revenons au portrait. LâĂ©paule est prise si juste quâon la voit toute nue Ă travers le vĂȘtement ; et ce vĂȘtement est Ă tromper ; câest lâĂ©toffe mĂȘme pour la couleur, la lumiĂšre, les plis et [245] le reste. Et la gorge, il est impossible de la faire mieux ; câest comme nous la voyons aux honnĂȘtes femmes, ni trop cachĂ©e, ni trop montrĂ©e ; placĂ©e Ă merveille, et peinte, il faut voir.
Le Portrait de Marmontel, pourrait bien ĂȘtre du mĂȘme artiste461. Il est ressemblant ; mais il a lâair ivre ; ivre de vin, sâentend, et lâon jurerait quâil lit quelques chants de sa Neuvaine Ă des filles462. Le bleu fort de ce mouchoir de soie qui lui ceint la tĂȘte est un peu dur, et nuit Ă lâharmonie.
La plupart des portraits de Perronneau sont faits avec esprit. Celui de Marmontel est de Roslin.
DROUAIS, ROSLIN, VALADE, &câŠ
46. 47. Portraits, études, tableaux .
Entre tous ces portraits, aucun qui arrĂȘte, un seul exceptĂ©, qui est de Roslin et que je viens dâattribuer Ă Perronneau, câest celui de cette femme dont jâai dit que la gorge Ă©tait si vraie, quâon ne la croirait pas peinte ; câest Ă inviter la main, comme la chair ; la tĂȘte est moins bien, quoique gracieuse et faisant bien la ronde-bosse ; les yeux Ă©tincellent dâun feu humide ; et puis une multitude de passages fins et bien entendus ; un beau faire, une touche amoureuse.
Celui de Made de Marigny463 est assez bien entendu pour lâeffet, dâune [246] couleur agrĂ©able, mais la touche en est molle ; il y a de lâincertitude de dessin ; la robe est bien faite ; la tĂȘte est tourmentĂ©e ; la figure sâaffaisse, sâen va, ne se soutient pas ; elle a lâair mannequinĂ© ; les bras sont livides et les mains sans forme ; la gorge plate et grisĂątre ; et puis sur le visage, un ennui, une maussaderie, un air maladif qui vous affligent.
Les Ă©tudes de ces artistes montrent combien ils ont encore besoin dâen faire.
Entre les tableaux, on ne voit que lâAllĂ©gorie en lâhonneur du marĂ©chal de Belle-isle464. Câest Minerve, câest une Victoire qui soutiennent le portrait du hĂ©ros ; câest une RenommĂ©e joufflue qui trompette ses vertus.
Et toujours Mars, Venus, Minerve, Jupiter, Hebé, Junon ; sans les dieux du paganisme, ces gens-là ne sauraient que faire. Je voudrais bien leur Îter ce maudit catéchisme païen.
Cette AllĂ©gorie de Valade choque les yeux par le discordant ; elle est pesamment faite, sans aucune intelligence de lumiĂšres et dâeffet. Figures dĂ©testables de couleur et de dessin ; nuage dense, Ă©pais, Ă couper Ă la scie, femmes longues, maigres et raides, grands mannequins en petit, Ă©norme Minerve, bien corpulĂ©e, bien lourde ; et puis il faut voir les draperies, lâagencement de tout ce fatras ; les accessoires mĂȘmes ne sont pas faits. [247]
Mme Vien. 54.
Une poule huppĂ©e, veillant sur ses petits. TrĂšs beau petit tableau ; bel oiseau, trĂšs bel oiseau ; belle huppe, belle cravate, bien hĂ©rissĂ©e, bec entrouvert et menaçant, Ćil ardent, ouvert et saillant, caractĂšre inquiet, querelleur et fier ; jâentends son cri. Elle a lâaile pendante ; elle est accroupie ; ses petits sont sous elle, Ă lâexception de quelques-uns qui sâĂ©chappent ou vont sâĂ©chapper ; elle est peinte dâune grande vigueur et vĂ©ritĂ© de couleur ; ses petits trĂšs moelleusement ; câest leur duvet, leur innocence, leur Ă©tourderie poussiniĂšre. Tout est bien, jusquâaux brins de paille dispersĂ©s autour de la poule. Il y a des dĂ©tails de nature Ă faire illusion. Lâartiste nâa pourtant pas remarquĂ© quâalors une poule dâune grosseur commune, prend un volume Ă©norme, par lâĂ©tendue quâelle donne Ă toutes ses plumes Ă©bouriffĂ©es. Mme Vien met dans ses animaux de la vie et du mouvement. Je fus surpris de sa poule ; je ne croyais pas quâelle en sĂ»t jusque-lĂ .
Coq-faisan doré de la Chine .
Il sâen manque bien que ce coq soit de la force de la poule. Assez chaud de couleur, il est froid dâexpression, sans vie ; câest presque un oiseau de bois, tant il est raide, lisse et monotone. Jâaime mieux que lâoiseau, ce petit massif de fleurs, de verdure et dâarbustes, placĂ© sur le fond ; quoique ce ne soit pas merveille.
RĂ©paration Ă Made Vien. Jâai dit que son coq Ă©tait sans mouvement et sans vie ; et je viens dâapprendre quâelle lâa peint dâaprĂšs un coq empaillĂ©. [248]
Des serins dont lâun sort de sa cage, pour attraper des papillons .
La Poule huppĂ©e ne me permet pas de regarder cela. Ces serins sont comme des petits morceaux de buis taillĂ©s en canaris, sans lĂ©gĂšretĂ©, sans gentillesse, sans variĂ©tĂ© de tons, sans vie. Madame Vien, vous avez fait ces serins-lĂ toute seule ; pour votre poule, votre mari pourrait bien lâavoir un peu coquetĂ©e.
Bouquets de fleurs .
Celui qui représente des fleurs dans une carafe est à merveille. Les racines filamenteuses des plantes sont parfaitement imitées, et le tout est bien réfléchi sur la table qui soutient le vase.
Les autres fleurs sont moins bien. Les Serins sont ingrats par la monotonie de la couleur. Ah, la belle Poule !
Machy. 57.
Le PĂ©ristyle du Louvre et la dĂ©molition de lâhĂŽtel de RouliĂ© (#004067)
Tableau de 4 pieds de large, sur 2 pieds 9 pouces de haut.
Le pĂ©ristyle est Ă droite ; câest sur cette partie que tombe la forte lumiĂšre qui vient de quelque point pris Ă gauche dans lâintĂ©rieur du tableau. On ne voit que la colonnade. Des ruines en arcades placĂ©es sur le devant, et occupant tout lâespace de la gauche Ă la droite, dĂ©robent le massif lourd et sans goĂ»t, sur lequel elle est Ă©levĂ©e. Il y a de lâesprit Ă cela. La façade de [249] ces arcades et toute la partie antĂ©rieure est dans la demi-teinte. On a fait dâune pierre deux coups. On sâest mĂ©nagĂ© des effets de lumiĂšres par le dessous de ces arcades, et lâon a masquĂ© lâunique dĂ©faut dâun des plus beaux morceaux dâarchitecture quâil y ait au monde.
Ce tableau nâest pas sans mĂ©rite. Cet assemblage dâarchitecture et de ruines produit de lâintĂ©rĂȘt. Le devant est bien composĂ©. Ce pan de mur quâon voit au coin gauche fait un bon effet ; la figure brisĂ©e avec lâornement est dâexcellent goĂ»t. Ces eaux ramassĂ©es sur le devant ont de la transparence. Mais le tout est gris ; mais il est sec ; mais il est dur ; mais la lumiĂšre forte est trop Ă©gale ; mais son effet blesse les yeux ; mais les figures sont mal dessinĂ©es ; mais ce tableau mis malignement Ă cĂŽtĂ© de la Galerie antique de Robert, fait sentir lâĂ©norme diffĂ©rence dâune bonne chose et dâune excellente. Câest notre ami Chardin qui institue ces parallĂšles-lĂ , aux dĂ©pens de qui il appartiendra ; peu lui importe, pourvu que lâĆil du public sâexerce et que le mĂ©rite soit apprĂ©ciĂ©. Grand merci, monsieur Chardin ; sans vous, jâaurais peut-ĂȘtre admirĂ© la colonnade de Machi ; et sans le voisinage de la Galerie de Robert. Câest un lambeau de Virgile, mis Ă cĂŽtĂ© dâun lambeau de Lucain465.
Le Vestibule nouveau du Palais-Royal .
La DĂ©molition de lâancien466.
Le Portail de Saint-Eustache et une partie de la nouvelle halle, Ă gouache .
LâIntĂ©rieur de la nouvelle Ă©glise de la Magdelaine de La Ville-LâEvĂȘque467.
Le premier morceau Ă©tait faible de couleur ; ces autres-ci sont encore pis. Le Vestibule nouveau du Palais-Royal et la DĂ©molition de lâancien sont trĂšs fades. [250]
La Magdeleine, belle perspective, lumiÚre bien dégradée ; grande précision.
En gĂ©nĂ©ral, les morceaux de Machy sont gris ou dâun jaune de paille. Ce sont des ruines toutes neuves. A parler rigoureusement, il ne peint pas ; câest une estampe quâil enlumine prĂ©cieusement, avec un goĂ»t, et une propretĂ© exquise. Aussi ses tableaux ont-ils toujours un Ćil dur et sec. Pour la perspective, il en est rigoureux observateur. Les objets font bien lâeffet quâon en doit attendre. Je ne crois pas quâil ait Ă©tĂ© bien content des ouvrages de Robert ; cet homme est venu dâItalie pour dĂ©pouiller Machy de tous ses lauriers. Les ouvrages de Robert affligeront Machy, sans le corriger. Il ne changera pas son faire.
Son dessin de lâIntĂ©rieur de la Magdelaine est trĂšs bien Ă©clairĂ© ; câest un effet de lumiĂšre douce, rare, vague et blanchĂątre, comme on la remarque aux Ă©difices nouvellement bĂątis, lorsquâelle traverse des verres laiteux, ou quâelle a Ă©tĂ© rĂ©flĂ©chie par des murailles neuves. Il y a aussi la vapeur, mais la vapeur claire des lieux frais, renfermĂ©s et blancs.
DROUAIS FILS
61. Des portraits . (#007048)
A lâordinaire. La plus belle craie possible. Mais dites-moi ce que câest que cette rage-lĂ . Est-ce maladie de lâesprit ou des yeux. Imaginez des visages et des cheveux de crĂšme fouettĂ©e ; de vieilles Ă©toffes, roides, [251] retournĂ©es et remises Ă la calandre ; un chien dâĂ©bĂšne ; avec des yeux de jais ; et vous aurez un de ses meilleurs morceaux.
JULLIART. 63.
Trois paysages, sous un mĂȘme numĂ©ro .
Monsieur Juliart, vous croyez donc que pour ĂȘtre un paysagiste il ne sâagit que de jeter çà et lĂ des arbres, faire une terrasse, Ă©lever une montagne, assembler des eaux, en interrompre le cours par quelques pierres brutes, Ă©tendre une campagne le plus que vous pourrez, lâĂ©clairer de la lumiĂšre du soleil ou de la lune, dessiner un pĂątre, et autour de ce pĂątre quelques animaux ; et vous ne songez pas que ces arbres doivent ĂȘtre touchĂ©s fortement ; quâil y a une certaine poĂ©sie Ă les imaginer selon la nature du sujet sveltes et Ă©lĂ©gants, ou brisĂ©s, rompus, gercĂ©s, caducs, hideux ; quâici pressĂ©s et touffus, il faut que la masse en soit grande et belle ; que lĂ rares et sĂ©parĂ©s, il faut que lâair et la lumiĂšre circulent entre leurs branches et leurs troncs ; que cette terrasse veut ĂȘtre chaudement peinte ; que ces eaux imitant la limpiditĂ© des eaux naturelles doivent me montrer, comme dans une glace, lâimage affaiblie de la scĂšne environnante ; que la lumiĂšre doit trembler Ă leur surface ; quâelles doivent Ă©cumer et blanchir Ă la rencontre des obstacles ; quâil faut savoir rendre cette Ă©cume ; donner [252] aux montagnes un aspect imposant ; les entrouvrir, en suspendre la cime ruineuse au-dessus de ma tĂȘte, y creuser des cavernes ; les dĂ©pouiller dans cet endroit, dans cet autre les revĂȘtir de mousse, hĂ©risser leur sommet dâarbustes, y pratiquer des inĂ©galitĂ©s poĂ©tiques, me rappeler par elles les ravages du temps, lâinstabilitĂ© des choses, et la vĂ©tustĂ© du monde ; que lâeffet de vos lumiĂšres doit ĂȘtre piquant ; que les campagnes non bornĂ©es doivent en se dĂ©gradant, sâĂ©tendre jusquâoĂč lâhorizon confine avec le ciel, et lâhorizon sâenfoncer Ă une distance infinie ; que les campagnes bornĂ©es ont aussi leur magie ; que les ruines doivent ĂȘtre solennelles ; les fabriques dĂ©celer une imagination pittoresque et fĂ©conde ; les figures intĂ©resser, les animaux ĂȘtre vrais, et que chacune de ces choses nâest rien, si lâensemble nâest enchanteur ; si composĂ© de plusieurs sites Ă©pars et charmants dans la nature, il ne mâoffre une vue romanesque, telle quâil y en a peut-ĂȘtre une possible sur la terre. Vous ne savez pas quâun paysage est plat ou sublime ; quâun paysage oĂč lâintelligence de la lumiĂšre nâest pas supĂ©rieure est un trĂšs mauvais tableau ; quâun paysage faible de couleur et par consĂ©quent sans effet, est un trĂšs mauvais tableau ; quâun paysage qui ne dit rien Ă mon Ăąme, qui nâest pas dans ses dĂ©tails de la plus grande force, dâune vĂ©ritĂ© surprenante est un trĂšs mauvais tableau ; quâun paysage oĂč les animaux et les autres figures sont mal traitĂ©s, est un trĂšs mauvais tableau, si le reste poussĂ© au plus haut degrĂ© de perfection ne rachĂšte ces dĂ©fauts ; quâil faut y avoir Ă©gard pour la lumiĂšre, la couleur, les objets, les ciels au moment du jour, au temps de la saison, quâil faut sâentendre Ă peindre des ciels, Ă charger ces ciels de nuages tantĂŽt Ă©pais tantĂŽt lĂ©gers, Ă couvrir lâatmosphĂšre de brouillard, Ă y perdre les objets, Ă teindre sa masse de la [253] lumiĂšre du soleil, Ă rendre tous les incidents de la nature, toutes les scĂšnes champĂȘtres, Ă susciter un orage, Ă inonder une campagne, Ă dĂ©raciner les arbres, Ă montrer la chaumiĂšre, le troupeau, le berger entraĂźnĂ©s par les eaux, Ă imaginer les scĂšnes de commisĂ©ration analogues Ă ce ravage, Ă montrer les pertes, les pĂ©rils, les secours sous des formes intĂ©ressantes et pathĂ©tiques. Voyez comme le Poussin est sublime et touchant, lorsque Ă cĂŽtĂ© dâune scĂšne champĂȘtre riante, il attache mes yeux sur un tombeau oĂč je lis : Et ego in Arcadia468. Voyez comme il est terrible, lorsquâil me montre dans un autre une femme enveloppĂ©e dâun serpent qui lâentraĂźne au fond des eaux. Si je vous demandais une aurore, comment vous y prendriez-vous ? moi, monsieur Juliart, dont ce nâest pas le mĂ©tier, je montrerais sur une colline, les portes de ThĂšbes ; on verrait au-devant de ces portes la statue de Memnon ; autour de cette statue des personnes de tout Ă©tat, attirĂ©es par la curiositĂ© dâentendre la statue rĂ©sonner aux premiers [254] rayons du soleil. Des philosophes assis traceraient sur le sable des figures astronomiques ; des femmes, des enfants seraient Ă©tendus et endormis ; dâautres auraient les yeux attachĂ©s sur le lieu du lever du soleil ; on en verrait dans le lointain qui hĂąteraient leur marche de crainte dâarriver trop tard. VoilĂ comment on caractĂ©rise historiquement un moment du jour. Si vous aimez mieux des incidents plus simples, plus communs et moins grands ; envoyez le bĂ»cheron Ă la forĂȘt ; embusquez le chasseur ; ramenez les animaux sauvages, des campagnes vers leurs demeures ; arrĂȘtez-les Ă lâentrĂ©e de la forĂȘt ; quâils retournent la tĂȘte vers les champs dont lâapproche du jour les chasse Ă regret ; conduisez Ă la ville le paysan avec son cheval chargĂ© de denrĂ©es ; faites tomber lâanimal surchargĂ© ; occupez autour, le paysan et sa femme Ă le relever. Animez votre scĂšne, comme il vous plaira. Je ne vous ai rien dit ni des fruits, ni des fleurs, ni des travaux rustiques. Je nâaurais point fini. A prĂ©sent, monsieur Juliart, dites-moi, si vous ĂȘtes un paysagiste. Un tableau que je dĂ©cris nâest pas toujours un bon tableau. Celui que je ne dĂ©cris pas en est Ă coup sĂ»r un mauvais. Pas un mot ici de ceux de M Juliart... Mais, me dira-t-il, est-ce que celui oĂč jâai mis sur le devant une fuite en Ăgypte, vous dĂ©plaĂźt ? - Moins que les autres ; votre Vierge est assez belle de draperie et de caractĂšre ; mais elle est raide et si je connaissais mieux les anciens peintres, je vous dirais Ă qui vous lâavez prise. Votre saint-Joseph est commun, et de plus, long, long. Votre enfant JĂ©sus a le ventre tendu comme un ballon ; il est attaquĂ© de la maladie que nos paysans appellent le carreau. [255]
VOIRIOT
64. Un tableau de famille et plusieurs portraits 469.
A droite, le pĂšre et la mĂšre Ă un balcon ; au-dessous de ce balcon leurs petits enfants dĂ©guisĂ©s en marmottes et en marmots. La mĂšre leur jette de lâargent sans les regarder ; elle tourne la tĂȘte vers son mari, et cette tĂȘte ne dit mot, non plus que celle du pĂšre. De plus ces deux figures muettes, sans caractĂšre, sans expression, sont encore lourdes, courtes et grises. Si le balcon Ă©tait percĂ© en dessous et quâelles fussent achevĂ©es, leurs jambes passeraient de beaucoup, Ă travers. Le reste ne vaut pas mieux. Mauvais tableau. Câest Voiriot, toujours Voiriot. Autres pĂšres, mĂšres et maĂźtres Ă chĂątier dans lâautre monde. Est-ce quâau bout de six mois ou dâun an, le maĂźtre nâa pas vu que lâart rĂ©sistait Ă lâĂ©lĂšve. Cependant la foule sâattroupait autour de cette ineptie. O vulgus insipiens et inficetum !
LâAbbĂ© de Pontigny est plat et sale.
Cet Homme assis à son bureau, devant sa bibliothÚque, froid, gris et misérable.
Cailleau470, assez ressemblant, moins mauvais, mais mauvais encore ; et quand il serait bon, comme je lâentends dire, ce serait un moment de hasard ; lâode de Chapelain, lâĂ©pigramme dâun sot, un couplet heureux, comme tout le monde en fait un.
Et voilĂ douze artistes expĂ©diĂ©s en douze pages. Cela est honnĂȘte ; et jâespĂšre que vous ne vous plaindrez plus de la prolixitĂ© de lâarticle Vernet. [256]
67.
DOYEN
Multaque in rebus acerbis
Acrius advertunt animos ad religionem â LucrĂšce
Le Miracle des Ardents.
Tableau de 22 pieds de haut, sur 12 pieds de large ; pour la chapelle des Ardents Ă St Roch.
Voici le fait. Lâan 1129, sous le rĂšgne de Louis VI un feu du ciel tomba sur la ville de Paris. Il dĂ©vorait les entrailles, et lâon pĂ©rissait de la mort la plus cruelle. Ce flĂ©au cessa tout Ă coup par lâintercession de Ste GeneviĂšve.
Il nây a point de circonstances oĂč les hommes soient plus exposĂ©s Ă faire le sophisme Post hoc, ergo propter hoc471, que celles oĂč les longues calamitĂ©s, et lâinutilitĂ© des secours humains les contraignent de recourir au ciel.
Dans le tableau de Doyen, tout au haut de la toile, Ă gauche, on voit la sainte, Ă genoux, portĂ©e sur des nuages. Elle a les regards tournĂ©s vers un endroit du ciel Ă©clairĂ© au-dessus de sa tĂȘte ; le geste des bras dirigĂ© vers la terre. Elle supplie. Elle intercĂšde. Je vous dirais bien le discours quâelle tient Ă Dieu472, mais cela est inutile ici.
Au-dessous de la gloire473 dont lâĂ©clat frappe le visage de la sainte, dans des nuages rougeĂątres, lâartiste a placĂ© deux groupes dâanges et de chĂ©rubins474 entre lesquels il y en a qui semblent se disputer lâhonneur de porter la [257] houlette de la bergĂšre de Nanterre475. Petite idĂ©e, gaie, qui va mal avec la tristesse du sujet.
Vers la droite, au-dessus de la sainte, et proche dâelle, autre petit groupe de chĂ©rubins, autres nuages rougeĂątres, liĂ©s avec les premiers. Ces nuages sâobscurcissent, sâĂ©paississent, descendent et vont couvrir le haut dâune fabrique476 qui occupe le cĂŽtĂ© droit de la scĂšne, sâenfonce dans le tableau et fait face au cĂŽtĂ© gauche. Câest un hĂŽpital ; partie importante du local477 dont il est difficile de se faire une idĂ©e nette, mĂȘme en la voyant. Elle prĂ©sente au spectateur, hors du tableau, la face latĂ©rale dâune coupe verticale qui passe par le piĂ©droit478 de la porte de cet Ă©difice, laisse la porte entiĂšre, divise le parvis qui est au-devant et lâescalier qui descend dans la rue ; en sorte que ce parvis et cet escalier divisĂ©s forment un grand massif, Ă pic, au-dessus dâune terrasse qui rĂšgne sur toute la largeur du tableau.
Ainsi le spectateur qui se proposerait de sortir de sa place et dâaller Ă lâhĂŽpital, monterait dâabord sur la terrasse ; rencontrant ensuite la face verticale et Ă pic du massif, il tournerait Ă gauche, trouverait lâescalier, monterait lâescalier, traverserait le parvis, et entrerait dans lâhĂŽpital dont la porte a son seuil de niveau avec ce parvis479.
On conçoit quâun autre spectateur placĂ© dans lâenfoncement du tableau, ferait le chemin opposĂ© et quâon ne commencerait Ă lâapercevoir quâĂ lâendroit oĂč sa hauteur surpasserait la hauteur verticale de lâescalier, qui va toujours en diminuant.
Le premier incident dont on est frappĂ©, câest un frĂ©nĂ©tique480 qui sâĂ©lance hors de la porte de lâhĂŽpital ; sa tĂȘte ceinte dâun lambeau et ses bras nus sont portĂ©s vers la sainte protectrice. Deux hommes vigoureux et vus par le dos lâarrĂȘtent et le soutiennent.
A droite, sur le parvis, plus sur le devant, câest un grand cadavre quâon ne voit que par le dos. Il est tout nu. Ses deux longs bras livides, sa tĂȘte et sa chevelure pendent vers le pied du massif.
Au-dessous, au lieu le plus bas de la terrasse, Ă lâangle droit du massif, sâouvre un Ă©gout dâoĂč sortent les deux pieds dâun mort, et les deux bouts dâun brancard. [258]
Sur le milieu du parvis, devant la porte de lâhĂŽpital, une mĂšre agenouillĂ©e, les bras et les regards tournĂ©s vers le ciel et la sainte, la bouche entrouverte, lâair Ă©plorĂ© demande le salut de son enfant. Elle a trois de ses femmes autour dâelle ; lâune vue par le dos la soutient sous les bras, et joint en mĂȘme temps ses regards et sa priĂšre, aux cris douloureux de sa maĂźtresse. La seconde, plus sur le fond et vue de face, a la mĂȘme action. La troisiĂšme accroupie, tout Ă fait au bord du massif, les bras Ă©levĂ©s, les mains jointes, implore de son cĂŽtĂ©.
DerriĂšre celle-ci, debout, lâĂ©poux de cette mĂšre dĂ©solĂ©e, tenant son fils entre ses bras. Lâenfant est dĂ©vorĂ© par la douleur ; le pĂšre affligĂ© a les yeux tournĂ©s vers le ciel, expectando si forte sit spes481. La mĂšre a saisi une des mains de son enfant. Ainsi la composition prĂ©sente en cet endroit, au centre, sur le massif, Ă quelque hauteur au-dessus de la terrasse qui forme la partie antĂ©rieure et la plus basse du tableau, un groupe de six figures ; la mĂšre Ă©plorĂ©e soutenue par deux de ses femmes, son enfant quâelle tient par la main ; son Ă©poux entre les bras duquel lâenfant est tourmentĂ©, et une troisiĂšme suivante agenouillĂ©e au pied de sa maĂźtresse et de son maĂźtre.
DerriĂšre ce groupe, un peu plus vers la gauche, sur le fond, au pied du massif, Ă lâendroit oĂč lâescalier descend et perd de sa hauteur, les tĂȘtes suppliantes dâune foule dâhabitants.
Tout Ă fait Ă la gauche du tableau, sur la terrasse, au pied de lâescalier et du massif, un homme vigoureux qui soutient par-dessous les bras, un malade nu, un genou en terre, lâautre jambe Ă©tendue, le corps renversĂ© en arriĂšre, la tĂȘte souffrante, la face tournĂ©e vers le ciel, la bouche pleine de cris, se dĂ©chirant le flanc de sa main droite. Celui qui secourt ce malade convulsĂ© est vu par le dos et le profil de sa tĂȘte. Il a le cou dĂ©couvert, les Ă©paules et la tĂȘte nues. Il implore de la main gauche et du regard.
Sur la terrasse encore, au pied du mĂȘme massif, un peu plus sur le fond que le groupe prĂ©cĂ©dent, une femme morte, les pieds Ă©tendus du cĂŽtĂ© de lâhomme convulsĂ©, la face tournĂ©e vers le ciel, toute la partie supĂ©rieure de [259] son corps nue, son bras gauche Ă©tendu Ă terre et entourĂ© dâun gros chapelet, ses cheveux Ă©pars, sa tĂȘte touchant au massif. Elle est couchĂ©e sur un traversin de coutil482, de la paille, quelques draperies et un ustensile de mĂ©nage. On voit de profil, plus sur le fond, son enfant penchĂ© et les regards attachĂ©s sur le visage de sa mĂšre. Il est frappĂ© dâhorreur ; ses cheveux se sont dressĂ©s sur son front ; il cherche si sa mĂšre vit encore, ou sâil nâa plus de mĂšre.
Au-delĂ de cette femme, la terrasse sâaffaisse, se rompt, et va en descendant jusquâĂ lâangle droit infĂ©rieur du massif, Ă lâĂ©gout, Ă la caverne dâoĂč lâon voit sortir les deux bouts du brancard et les deux jambes du mort quâon y a jetĂ©.
Voilà la composition de Doyen : reprenons-la. Elle a assez de défauts et de beautés pour mériter un examen détaillé et sévÚre.
Jâoubliais de dire que la partie la plus enfoncĂ©e montre lâintĂ©rieur dâune ville et quelques Ă©difices particuliers.
Au premier aspect, cette machine est grande, imposante, appelle, arrĂȘte.
Elle pouvait inspirer la terreur ensemble et la pitiĂ©483. Elle nâinspire que la terreur, et câest la faute de lâartiste qui nâa pas su rendre les incidents pathĂ©tiques quâil avait imaginĂ©s.
On a de la peine Ă se faire une idĂ©e nette de cet hĂŽpital, de cette fabrique, de ce massif. On ne sait Ă quoi tient ce louche484 du local, si ce nâest peut-ĂȘtre au dĂ©faut de la perspective, Ă la bizarrerie occasionnĂ©e par la difficultĂ© dâagencer sur une mĂȘme scĂšne des Ă©vĂ©nements disparates. Dans les catastrophes publiques, on voit des gueux aux environs des palais ; mais on ne voit jamais les habitants des palais autour de la demeure des gueux.
De cent personnes, mĂȘme intelligentes, il nây en a pas quatre qui aient saisi le local. On aurait Ă©vitĂ© ce dĂ©faut ou par les avis dâun bon architecte, [260] ou par une composition mieux digĂ©rĂ©e, plus ensemble, plus une. Cette porte nâa point lâair dâune porte ; câest, en dĂ©pit de lâinscription, une fenĂȘtre par laquelle on imagine au premier coup dâĆil, que ce malade sâĂ©lance.
Et puis, encore une fois, pourquoi la scĂšne se passe-t-elle Ă la porte dâun hĂŽpital ? Est-ce la place dâune femme importante, car elle paraĂźt telle Ă son caractĂšre, au luxe de son vĂȘtement, Ă son cortĂšge, aux marques dâhonneurs de son mari. Je vous devine, monsieur Doyen. Vous avez imaginĂ© des scĂšnes de terreur isolĂ©es ; ensuite un local qui pĂ»t les rĂ©unir. Il vous fallait un massif Ă pic pour le cadavre que vous vouliez me montrer la tĂȘte, les bras et les cheveux pendants. Il vous fallait un Ă©gout pour en faire sortir les deux jambes de votre autre cadavre. Je trouve fort bons et lâhĂŽpital et le massif et lâĂ©gout. Mais quand vous mâexposerez ensuite Ă la porte de cet hĂŽpital, sur ce parvis, dans le voisinage de cet Ă©gout, au milieu de la plus vile populace, parmi les gueux, le gouverneur de la ville richement vĂȘtu, chamarrĂ© de cordons, sa femme en beau satin blanc ; je ne pourrai mâempĂȘcher de vous dire : « Monsieur Doyen, et les convenances, les convenances »
Votre sainte GeneviĂšve est bien posĂ©e, bien dessinĂ©e, bien coloriĂ©e, bien drapĂ©e, bien en lâair485 ; elle ne fatigue point ces nuages qui la soutiennent. Mais je la trouve moi, et beaucoup dâautres, un peu maniĂ©rĂ©e486. A son attitude contournĂ©e, Ă ses bras jetĂ©s dâun cĂŽtĂ©, et sa tĂȘte de lâautre, elle a lâair de regarder Dieu en arriĂšre et de lui dire pardessus son Ă©paule : « Allons donc, faites finir cela ; puisque vous le pouvez. Câest un assez plat passe-temps que vous vous donnez lĂ . » Il est certain quâil nây a pas le moindre vestige dâintĂ©rĂȘt, de commisĂ©ration sur son visage, et quâon en fera, quand on voudra, une jolie assomption, Ă la maniĂšre de Boucher487. [261]
Cette guirlande de tĂȘtes de chĂ©rubins quâelle a derriĂšre elle et sous ses pieds, forme un papillotage de ronds lumineux qui me blessent ; et puis ces anges sont des espĂšces de cupidons soufflĂ©s488 et transparents. Tant quâil sera de convention que ces natures idĂ©ales sont de chair et dâos, il faudra les faire de chair et dâos. CâĂ©tait la mĂȘme faute dans votre ancien tableau de DiomĂšde et VĂ©nus489. La dĂ©esse ressemblait Ă une grande vessie, sur laquelle on nâaurait pu sâappliquer avec un peu dâaction, sans lâexposer Ă crever avec explosion. Corrigez-vous de ce faire-lĂ ; et songez que, quoique lâambroisie dont les dieux du paganisme sâenivraient, fĂ»t une boisson trĂšs lĂ©gĂšre, et que la vision bĂ©atifique dont nos bienheureux se repaissent, soit une viande fort creuse490, il nâen vient pas moins des ĂȘtres dodus, charnus, gras, solides et potelĂ©s, et que les fesses de GanymĂšde et les tĂ©tons de la vierge Marie doivent ĂȘtre aussi bons Ă prendre quâĂ aucun giton, quâĂ aucune catin de ce monde pervers.
Du reste le nuage Ă©pais qui sâĂ©tend sur le haut de vos bĂątiments, est trĂšs vaporeux, et toute cette partie supĂ©rieure de votre composition est affaiblie, Ă©teinte, avec beaucoup dâintelligence. Je ne saurais en conscience vous en dire autant des nuages qui portent votre sainte. Les enfants enveloppĂ©s de ces nuages sont lĂ©gers et minces comme des bulles de savon, et les nuages lourds comme des ballons serrĂ©s de laine, volants.
De ces deux anges qui sont immĂ©diatement au-dessous de la sainte, il y en a un qui regarde lâenfant qui souffre entre les bras de son pĂšre, et qui le regarde avec un intĂ©rĂȘt trĂšs naturel et trĂšs ingĂ©nieusement imaginĂ©. Cette idĂ©e est dâun homme dâesprit. Et lâange et lâenfant sont deux morveux du mĂȘme Ăąge. LâintĂ©rĂȘt de lâange est bien, parce que câest un ange. Mais en toute autre circonstance, nâoubliez pas que lâenfant dort au milieu de la tempĂȘte. Jâai vu au milieu de lâincendie dâun chĂąteau, les enfants de la [262] maison se rouler dans des tas de blĂ©. Un palais qui sâembrase est moins pour un enfant de quatre ans, que la chute dâun chĂąteau de cartes. Câest un trait de nature que Saurin a bien saisi dans sa piĂšce du Joueur ; et je lui en fais compliment.
Lâaction et la tĂȘte de cet homme livide et brĂ»lĂ© de la fiĂšvre qui sâĂ©lance par la fenĂȘtre, ou puisque vous le voulez par la porte de lâhĂŽpital sont on ne peut pas mieux. Ce malade a je ne sais quoi dâĂ©garĂ© dans les yeux ; il sourit dâune maniĂšre effrayante ; câest sur son visage un mĂ©lange dâespĂ©rance, de douleur et de joie qui me confond.
Ce malade donc et les deux figures qui groupent491 avec lui, font une belle masse, bien sĂ©vĂšre, bien vigoureuse. La tĂȘte du malade est du plus grand goĂ»t de dessin, de la plus rare expression. Les bras sont dessinĂ©s comme les Carrache. Toute la figure dans le style des premiers maĂźtres dâItalie. La touche en est mĂąle et spirituelle. Câest la vraie couleur de ces malades que je nâai jamais vus, mais nâimporte. On prĂ©tend que câest une imitation de Mignard492. Quâest-ce que cela me fait. Quisque suos patimur manes493, dit Rameau le fou. [263]
Pour ces deux hommes qui le retiennent, je me trompe fort sâils ne sont dâune telle proportion que si vous les acheviez, leurs pieds descendraient au-dessous du massif sur lequel vous les avez posĂ©s. Du reste ils font bien ce quâils font. Ils sont sagement drapĂ©s, bien coloriĂ©s ; seulement, je vous le rĂ©pĂšte, ils semblent moins empĂȘcher un malade de sortir par une porte que de se jeter par une fenĂȘtre. Câest lâeffet dâun local494 bizarre.
Jâen suis fĂąchĂ©, monsieur Doyen ; mais la partie la plus intĂ©ressante de votre composition ; cette mĂšre Ă©plorĂ©e, ces suivantes qui lâentourent, ce pĂšre qui tient son enfant, tout cela est manquĂ© net.
PremiĂšrement, ces trois femmes et leur maĂźtresse font un amas confus de tĂȘtes, de bras, de jambes, de corps, un chaos oĂč lâon se perd et quâon ne saurait regarder longtemps. La tĂȘte de la mĂšre qui implore pour son fils, bien coiffĂ©e, cheveux bien ajustĂ©s, est dĂ©sagrĂ©able de physionomie. Sa couleur nâa point assez de consistance. Il nây a point dâos sous cette peau. Elle manque dâaction, de mouvement, dâexpression. Elle a trop peu de douleur, en dĂ©pit de la larme que vous lui faites verser. Ses bras sont de verre coloriĂ©. Ses jambes ne sont pas assez indiquĂ©es. La draperie de satin dont elle est vĂȘtue forme une grande tache lumineuse. Vous avez eu beau lâĂ©teindre aprĂšs coup, elle nâen est pas restĂ©e moins discordante. Son Ă©clat nâen Ă©teint pas moins les chairs. Cette grande suivante que je vois par le dos et qui la soutient est tournĂ©e, contournĂ©e de la maniĂšre la plus dĂ©plaisante. Le bras dont elle embrasse sa maĂźtresse est gourd. On ne sait sur quoi elle pose ; et puis câest le plus Ă©norme, le plus monstrueux cul de femme quâon ait jamais vu ; ces effrayants culs de bacchantes que vous avez faits pour M. Watelet nâen approchent pas495. Cependant la draperie de cette maussade figure est bien jetĂ©e, et dessine bien le nu. Ce bras gourd est de bonne couleur, et bien empĂątĂ©. Il est seulement un peu Ă©quivoque, et semble appartenir Ă la figure verte qui est Ă cĂŽtĂ©. Celle-ci qui aide la premiĂšre [264] dans ses fonctions, bien sur son plan, est belle, tout Ă fait belle de caractĂšre et dâexpression. Mais il faut la restituer au Dominiquin. Pour celle qui est accroupie, elle est ignoble. Il y a pis, elle ressemble en laid Ă sa maĂźtresse, et je gagerais quâelles ont Ă©tĂ© prises dâaprĂšs le mĂȘme modĂšle. Et puis la couleur de la tĂȘte en est aussi sans consistance. A la chute des reins, quâest-ce que cette petite lumiĂšre ? Ne voyez-vous pas quâelle nuit Ă lâeffet et quâil fallait lâĂ©teindre ou lâĂ©tendre. Cet enfant est bien dans son maillot. Il se tourmente bien. Il crie bien. Seulement il grimace un peu. Je ne demande pas Ă son pĂšre plus dâexpression quâil nâen a. Pour un peu plus de dignitĂ©, câest autre chose. On prĂ©tend quâil a moins lâair de lâĂ©poux de cette femme que dâun de ses serviteurs. Câest lâavis gĂ©nĂ©ral. Pour moi, je lui trouve la simplicitĂ©, lâespĂšce de rusticitĂ©, la bonhomie domestique des gens de son temps. Jâaime ses cheveux crĂ©pus, et jâen suis content. Sans compter quâil a du caractĂšre, et quâil est on ne saurait plus vigoureusement coloriĂ© ; trop peut-ĂȘtre, ainsi que lâenfant. Ce groupe avançant excessivement, chasse la mĂšre de son plan, de maniĂšre quâon doute quâelle puisse apercevoir la sainte Ă laquelle elle sâadresse ; et cette mĂšre avec ses suivantes chassĂ©es en avant, font paraĂźtre les figures dâen bas colossales.
Il nây a quâune voix sur votre malade qui se dĂ©chire le flanc. Câest une figure de lâĂ©cole du Carrache et pour la couleur et pour le dessin et pour lâexpression. Sa tĂȘte et son action font frĂ©mir, mais sa tĂȘte est belle. Câest une douleur terrible, mais qui nâa rien de hideux. Il souffre, il souffre Ă lâexcĂšs, mais sans grimacer. Lâhomme qui le soutient est trĂšs beau ; seulement le sommet de sa tĂȘte, son chignon, son Ă©paule sont un peu de cuivre. Vous lâavez voulu chaud, et vous lâavez fait de brique. Je crains encore que ce groupe ne vienne pas assez sur le devant, ou que les autres ne sâenfoncent pas autant quâils le devraient. [265]
Pour cette femme Ă©tendue morte sur de la paille avec son chapelet autour du bras, plus je la vois, plus je la trouve belle. O la belle, la grande, lâintĂ©ressante figure ! Comme elle est simple ! Comme elle est bien drapĂ©e ! Comme elle est bien morte ! Quel grand caractĂšre elle a ! Quoique renversĂ©e en arriĂšre, et son visage vu de raccourci, comme elle conserve ce grand caractĂšre et sa beautĂ©, et comme elle les conserve dans la position la plus dĂ©favorable ! Si cette figure vous appartenait, et quâil nây eĂ»t que ce mĂ©rite dans tout votre tableau, vous ne seriez pas un artiste commun. Elle est dâune belle pĂąte ; dâune bonne couleur. Mais sa draperie verte et forte ne contribue pas peu Ă coller sa tĂȘte au pied du mur. On dit quâelle est empruntĂ©e de la Peste du Poussin. Quâest-ce que cela me fait encore ? Les pailles Ă©parses autour dâelle, ces draperies, ce coussin de coutil, tout cela est large et bien peint. Je ne sais ce quâils entendent par une maniĂšre de faire lourde, quâils appellent allemande. Faciuntne nimis intelligendo, ut nihil intelligant496.
On ne donne pas plus dâexpression, on ne montre pas mieux lâincertitude et lâeffroi ; on ne peint pas avec plus de vigueur, on ne fait rien de mieux que cet enfant qui est dans la demi-teinte, penchĂ© sur elle. Ces cheveux hĂ©rissĂ©s sont beaux. Il est bien dessinĂ©, bien touchĂ©.
Lorsque je dis Ă Cochin, cette terrasse ne serait pas plus chaude, quand Loutherbourg ou quelque autre paysagiste de profession lâaurait faite. Il me rĂ©pond, il est vrai, mais câest tant pis. Ami Cochin, vous pouvez avoir raison, mais je ne vous entends pas.
Câest une belle idĂ©e bien poĂ©tique, que ces deux grands pieds nus qui sortent de la caverne ou de lâĂ©gout. Dâailleurs ils sont beaux, bien dessinĂ©s, bien coloriĂ©s, bien vrais. Mais le haut de la caverne est vide ; et si lâon voulait me faire concevoir quâelle regorge de cadavres, il aurait fallu [266] lâannoncer. Il nâen est pas de ces deux pieds, comme des deux bras que le Rembrandt a Ă©levĂ©s du fond de la tombe du Lazare. Les circonstances sont diffĂ©rentes. Rembrandt est sublime en ne me montrant que deux bras. Vous lâauriez Ă©tĂ© en me montrant plus de deux pieds. Je ne saurais imaginer plein un lieu que je vois vide.
Câest encore une belle idĂ©e et bien poĂ©tique que cet homme dont la tĂȘte, les longs bras nus et la chevelure pendent le long du massif. Je sais que quelques spectateurs pusillanimes en ont dĂ©tournĂ© leurs regards, dâhorreur. Mais quâest-ce que cela me fait Ă moi qui ne le suis point, et qui me suis plu Ă voir dans HomĂšre des corneilles rassemblĂ©es autour dâun cadavre, lui arracher les yeux de la tĂȘte, en battant les ailes de joie. OĂč attendrai-je des scĂšnes dâhorreur, des images effrayantes si ce nâest dans une bataille, une famine, une peste, une Ă©pidĂ©mie. Si vous eussiez consultĂ© ces gens Ă petit goĂ»t raffinĂ©, qui craignent des sensations trop fortes, vous eussiez passĂ© la brosse sur votre frĂ©nĂ©tique qui sâĂ©lance de lâhĂŽpital, sur ce malade qui se dĂ©chire les flancs au pied de votre massif, et moi, jâaurais brĂ»lĂ© le reste de votre composition ; jâen excepte toutefois la femme au chapelet, Ă qui que ce soit quâelle appartienne.
Mais, mon ami, quand nous laisserions lĂ un moment le peintre Doyen, pour nous entretenir dâautre chose, croyez-vous quâil y eĂ»t si grand mal. Tout en Ă©crivant lâendroit du discours de DiomĂšde que je viens de citer, je recherchais la cause des diffĂ©rents jugements que jâen ai entendu porter. [267] Il prĂ©sente Ă lâimagination des cadavres, des yeux arrachĂ©s de la tĂȘte, des corneilles qui battent les ailes de joie. Un cadavre nâa rien qui dĂ©goĂ»te. La peinture en expose dans ses compositions sans blesser la vue. La poĂ©sie emploie ce mot sans fin. Pourvu que les chairs ne se dissolvent point, que les parties putrĂ©fiĂ©es ne se sĂ©parent point, quâil ne fourmille point de vers, et quâil garde ses formes, le bon goĂ»t dans lâun et lâautre art ne rejettera point cette image. Il nâen est pas ainsi des yeux arrachĂ©s de la tĂȘte. Je ferme les miens pour ne pas voir ces yeux tiraillĂ©s par le bec dâune corneille, ces fibres sanglantes, purulentes, moitiĂ© attachĂ©es Ă lâorbite de la tĂȘte du cadavre, moitiĂ© pendantes du bec de lâoiseau vorace. Cet oiseau cruel battant les ailes de joie est horriblement beau. Quel doit donc ĂȘtre lâeffet de lâensemble dâun pareil tableau ? Divers, selon lâendroit auquel lâimagination sâarrĂȘtera. Mais sur quel endroit ici lâimagination doit-elle se reposer de prĂ©fĂ©rence ? Sera-ce sur le cadavre ? Non, câest une image commune. Sur les yeux arrachĂ©s hors de la tĂȘte du cadavre ? Non, puisquâil y a une image plus rare, celle de lâoiseau qui bat les ailes de joie. Aussi cette image est-elle prĂ©sentĂ©e la derniĂšre ; aussi prĂ©sentĂ©e la derniĂšre sauve-t-elle le dĂ©goĂ»t de lâimage qui la prĂ©cĂšde ; aussi y a-t-il bien de la diffĂ©rence entre ces images rangĂ©es dans lâordre qui suit, Je vois les corneilles qui battent les ailes autour de ton cadavre et qui tâarrachent les yeux de la tĂȘte ; ou rangĂ©es dans lâordre du poĂšte, Je vois les corneilles rassemblĂ©es autour de ton cadavre, tâarracher les yeux de la tĂȘte, en battant les ailes de joie. Regardez-y bien, mon ami ; et vous sentirez que câest ce dernier phĂ©nomĂšne qui vous occupe, et qui vous dĂ©robe lâhorreur du reste. Il y a donc un art inspirĂ© par le bon goĂ»t dans la maniĂšre de distribuer les images dans le discours, et de sauver leurs effets, un art de fixer lâĆil de lâimagination Ă lâendroit oĂč lâon veut. Câest celui de Timante qui voile la tĂȘte dâAgamemnon. Câest celui de Teniers qui ne [268] vous laisse apercevoir que la tĂȘte dâun homme accroupi derriĂšre une haie. Câest celui dâHomĂšre dans le passage citĂ©. Il ne consiste pas seulement dans la succession des idĂ©es. Le choix des expressions y fait beaucoup ; dâexpressions fortes ou faibles, simples ou figurĂ©es, lentes ou rapides. Câest lĂ surtout que la magie de la prosodie qui arrĂȘte ou prĂ©cipite la dĂ©clamation, a son grand jeu. O les pauvres gens que la plupart de nos faiseurs de poĂ©tique !
Je trouve seulement le cadavre de Doyen dâun livide un peu monotone. La putrĂ©faction ne se fait pas dâune maniĂšre aussi uniforme. Elle est accompagnĂ©e dâune multitude dâaccidents, de taches variĂ©es Ă lâinfini. Il lui fallait plus de relief. Il est un peu plat. Câest trĂšs bien fait au peintre de lâavoir placĂ© dans la demi-teinte.
Je reviens sur son frĂ©nĂ©tique qui se dĂ©chire les flancs. La convulsion y serpente de la tĂȘte aux pieds. On la voit et dans les muscles du visage, et dans ceux du cou et de la poitrine, et dans les bras, le ventre, le bas-ventre, les cuisses, les jambes, les pieds. Câest une trĂšs belle, trĂšs parfaite imitation. Ils accusent la jambe Ă©tendue et son pied dâĂȘtre un peu trop forts. Je nâen sais pas assez pour ĂȘtre ou nâĂȘtre pas de leur avis. Le pied mâen paraĂźt seulement informe.
Mais ce que jâestime surtout dans la composition de Doyen, câest quâĂ [269] travers son fracas, tout y est dirigĂ© Ă un seul et mĂȘme but. Avec une action et un mouvement propres Ă chaque figure, toutes ont un rapport commun Ă la sainte, rapport dont on retrouve des vestiges, mĂȘme dans les morts. Cette belle femme qui vient dâexpirer au pied du massif, a expirĂ© en invoquant. Ce cadavre effrayant, qui pend du massif, avait les bras Ă©levĂ©s vers le ciel, quand il est tombĂ© mort, comme on le voit.
MalgrĂ© cela, je ne saurais me dissimuler que lâouvrage de Doyen nâait lâair tourmentĂ©, quâil nây ait ni naturel ni facilitĂ© dans la distribution des figures et des incidents, et quâon nây sente partout lâhomme qui sâest battu les flancs. Je mâexplique.
Il y a dans toute composition, un chemin, une ligne qui passe par les sommitĂ©s des masses ou des groupes, traversant diffĂ©rents plans, sâenfonçant ici dans la profondeur du tableau, lĂ sâavançant sur le devant. Si cette ligne que jâappellerai ligne de liaison, se plie, se replie, se tortille, se tourmente ; si ses circonvolutions sont petites, multipliĂ©es, rectilinĂ©aires, anguleuses ; la composition sera louche, obscure ; lâĆil irrĂ©guliĂšrement promenĂ©, Ă©garĂ© dans un labyrinthe saisira difficilement la liaison. Si au contraire elle ne serpente pas assez ; si elle parcourt un long espace sans trouver aucun objet qui la rompe, la composition sera rare et dĂ©cousue. Si elle sâarrĂȘte, la composition laissera un vide, un trou. Si lâon sent ce dĂ©faut et quâon remplisse le vide ou trou, dâun accessoire inutile, on remĂ©diera Ă un dĂ©faut par un autre.
Un exemple excellent Ă proposer aux Ă©lĂšves de la distribution la plus plate et la plus vicieuse, de la ligne de liaison la plus ridiculement rompue, câest le tableau de lâAgonie de JĂ©sus-Christ au jardin des Oliviers que Parrocel a exposĂ© cette annĂ©e. Ses figures sont placĂ©es sur trois lignes parallĂšles ; en sorte quâon pourrait dĂ©pecer son tableau en trois autres mauvais tableaux.
Le Miracle des Ardents de Doyen nâest pas irrĂ©prĂ©hensible de ce cĂŽtĂ©. La ligne de liaison y est enfractueuse, pliĂ©e, repliĂ©e, tortillĂ©e. On a de la [270] peine Ă la suivre. Elle est quelquefois Ă©quivoque. Ou elle sâarrĂȘte tout court. Ou il faut bien de la complaisance Ă lâĆil pour en poursuivre le chemin.
Une composition bien ordonnĂ©e nâaura jamais quâune seule vraie, unique, ligne de liaison ; et cette ligne conduira et celui qui la regarde et celui qui tente de la dĂ©crire.
Autre dĂ©faut et peut-ĂȘtre le plus considĂ©rable de tous ; câest quâon y dĂ©sire une meilleure connaissance de la perspective, des plans plus distincts, plus de profondeur ; tout cela nâa pas assez dâair et de champ, ne recule pas, nâavance pas assez. Et le malade qui sâĂ©lance de lâhĂŽpital ; et la mĂšre agenouillĂ©e qui supplie ; et les trois suivantes qui la servent et le mari qui tient lâenfant ; tous ces objets forment un chaos, une masse compacte de figures. Si sur le fond, derriĂšre le pĂšre, vous imaginez un plan vertical, parallĂšle Ă la toile ; et sur le devant, un autre plan parallĂšle au premier, vous formerez une boĂźte qui nâaura pas six pieds de profondeur, dans laquelle toutes les scĂšnes de Doyen se passeront, et oĂč ses malades plus entassĂ©s encore que dans nos hĂŽpitaux pĂ©riront Ă©touffĂ©s.
Ce qui achĂšve dâaugmenter la confusion, la discordance, la fatigue de lâĆil, ce sont des tons jaunĂątres trop voisins et trop rĂ©pĂ©tĂ©s ; les nuages sont jaunĂątres ; la carnation des hommes, jaunĂątre ; les draperies ou jaunes ou dâun rouge mĂȘlĂ© de teintes jaunes ; le manteau de la figure principale dâun beau jonquille ; les ornements en sont dâor ; il y a des Ă©charpes tirant sur le jaune ; la grande suivante au derriĂšre Ă©norme est jaune. En faisant tout participer de la mĂȘme teinte, on Ă©vite la discordance et lâon tombe dans la monotonie. Il faut ĂȘtre bien malheureux pour avoir ces deux dĂ©fauts Ă la fois.
Sâil est vrai, comme on le reproche Ă Doyen, et comme il aurait un peu de peine Ă se justifier dâavoir empruntĂ© la distribution, la marche gĂ©nĂ©rale de sa machine dâune composition de Rubens oĂč lâon prĂ©tend que lâordonnance [271] est la mĂȘme, je ne suis plus surpris du dĂ©faut dâair et de plans. Il est presque insĂ©parable de cette sorte de plagiat. Lâestampe vous donnera bien la position des masses, la distribution des groupes ; elle vous indiquera mĂȘme le lieu des ombres et des lumiĂšres, Ă peu prĂšs le moyen de sĂ©parer les objets, mais ce moyen sera trĂšs difficile Ă transporter sur la toile. Câest le secret de lâinventeur. Il nâa imaginĂ© son ensemble que dâaprĂšs un technique qui est le sien et qui ne sera jamais bien le vĂŽtre. Il est difficile dâexĂ©cuter un tableau dâaprĂšs une description donnĂ©e et dĂ©taillĂ©e ; il lâest peut-ĂȘtre encore davantage de lâexĂ©cuter dâaprĂšs une estampe. De lĂ lâintelligence du clair-obscur manquĂ©e. Rien qui sâĂ©loigne, se rapproche, sâunisse, se sĂ©pare, sâavance, se recule, se lie, se fuie ; plus dâharmonie, plus de nettetĂ©, plus dâeffet, plus de magie. De lĂ des figures poussĂ©es trop en devant seront trop grandes, et dâautres repoussĂ©es trop en arriĂšre seront trop petites ; ou plus communĂ©ment toutes sâentassant les unes sur les autres, plus dâĂ©tendue, plus dâair, plus de champ, nulle profondeur, confusion dâobjets dĂ©coupĂ©s et artistement collĂ©s les uns sur les autres ; vingt scĂšnes diverses se passant comme entre deux planches, entre deux boiseries qui ne seront sĂ©parĂ©es que de lâĂ©paisseur de la toile et de la bordure. Ajoutez que, tandis que le dĂ©faut dâair et de perspective porte les figures du devant vers le fond et du fond vers le devant ; par une seconde malĂ©diction, elles sembleront encore chassĂ©es de la gauche vers la droite et de la droite vers la gauche, ou retenues comme par force dans lâenceinte de la toile ; en sorte que cet obstacle levĂ©, on craindrait que tout nâĂ©chappĂąt et nâallĂąt se disperser dans lâespace environnant. [272]
Il y a de la couleur ; que dis-je, le tableau de Doyen est mĂȘme trĂšs vigoureusement coloriĂ© ; mais il manque dâharmonie. Et quoiquâil soit chaud de toute part, on ne saurait le regarder longtemps sans ĂȘtre peinĂ©. Mais câest principalement au groupe des six figures placĂ©es sur le massif que cette peine se fait sentir. Câest un grand papillotage insupportable. Il nâen est pas ainsi de la partie infĂ©rieure ou de la terrasse, ni de la partie vaporeuse et supĂ©rieure.
Autre dĂ©faut, câest que la fabrique est dâarchitecture grecque ou romaine, et que lâaction se passe sous le rĂšgne de lâarchitecture gothique. Licence inutile. Du reste, elle est dâun bon ton de couleur.
Avec tout ce que je viens de reprendre dans le tableau de Doyen ; il est beau et trĂšs beau. Il est chaud. Il est plein dâimagination et de verve. Il y a du dessin, de lâexpression, du mouvement, beaucoup mais beaucoup de couleur ; et il produit un grand effet. Lâartiste sây montre un homme et un homme quâon nâattendait pas. Câest sans contredit la meilleure de ses productions. Quâon expose ce tableau en quelque endroit du monde que ce soit ; quâon lui oppose quelque maĂźtre ancien ou moderne quâon voudra, la comparaison ne lui ĂŽtera pas tout mĂ©rite. Vous en direz ce quâil vous plaira, monsieur le chevalier Pierre. Si ce morceau nâest que dâun Ă©colier, fort Ă la vĂ©ritĂ© ; quâĂȘtes-vous ? Est-ce que vous croyez que nous avons oubliĂ© la platitude de ce Mercure et de cette Aglaure que vous refaisiez sans cesse et qui Ă©tait toujours Ă refaire ; et ce Crucifiement mĂ©diocre, toujours mĂ©diocre, quoique copiĂ© dâune des plus sublimes compositions du Carrache. Il y a des hommes dâune jalousie bien impudente et bien basse. Monsieur le chevalier, acquĂ©rez le droit dâĂȘtre dĂ©daigneux, et ne le soyez pas. Câest le mieux. [273]
Mais savez-vous, mon ami, la raison de cette rage de Greuze, de ce dĂ©chaĂźnement de Pierre, contre ce pauvre Doyen. Câest que Michel qui tient lâĂcole laissera bientĂŽt vacante une place Ă laquelle ils prĂ©tendent tous. Doyen a Ă©tĂ© suffisamment vengĂ© de ses critiques par le suffrage public et le tĂ©moignage honorable de son AcadĂ©mie qui sur son tableau lâa nommĂ© adjoint Ă professeur.
Je crois avoir dĂ©jĂ remarquĂ© dans quelques-uns de mes papiers oĂč je mâĂ©tais proposĂ© de montrer quâune nation ne pouvait avoir quâun beau siĂšcle, et que dans ce beau siĂšcle un grand homme nâavait quâun moment pour naĂźtre, que toute belle composition, tout vĂ©ritable talent en peinture, en sculpture, en architecture, en Ă©loquence, en poĂ©sie, supposait un certain tempĂ©rament de raison et dâenthousiasme, de jugement et de verve, tempĂ©rament rare et momentanĂ©, Ă©quilibre sans lequel les compositions sont extravagantes ou froides. Il y a un Ă©cueil Ă craindre pour Doyen. Câest quâĂ©chauffĂ© par son morceau du Miracle des Ardents dont la poĂ©sie a plutĂŽt fait le succĂšs que le technique (car Ă trancher le mot en peinture, ce nâest quâune trĂšs magnifique Ă©bauche), il ne passe la vraie mesure, que sa tĂȘte ne sâexalte trop, et quâil ne se jette dans lâoutrĂ©. Il est sur la ligne ; un pas de travers de plus, et le voilĂ dans le fracas, dans le dĂ©sordre. Vous aimez encore mieux, me direz-vous, lâextravagant que le plat ; et moi aussi. Mais il y a un milieu entre lâun et lâautre qui nous convient Ă tous les deux davantage.
Jâai vu lâartiste. Vous ne le croiriez pas, il joue la modestie Ă merveille. Il fait tout ce quâil peut pour rĂ©primer la bouffissure de lâorgueil qui le gagne. Il reçoit lâĂ©loge avec plaisir, mais il a la force de le tempĂ©rer. Il regrette sincĂšrement le temps quâil a perdu avec les Grands et les femmes, [274] ces deux pestes du talent. Il se propose dâĂ©tudier. Ce dont il aime surtout Ă sâentendre louer, câest de son faire qui nâest dâaucun atelier moderne. En effet son style et son pinceau sont Ă lui. Il ne veut sâendetter quâĂ RaphaĂ«l, le Guide, le Titien, le Dominiquin, Le Sueur, le Poussin, gens riches que nous lui permettrons dâinterroger, de consulter, dâappeler Ă son secours, mais non de voler. Quâil apprenne de lâun Ă dessiner, de lâautre Ă colorier, de celui-ci Ă ordonner sa scĂšne, Ă Ă©tablir ses plans, Ă lier ses incidents, la magie de la lumiĂšre et des ombres, lâeffet de lâharmonie, la convenance, lâexpression. A la bonne heure.
Le public paraĂźt avoir regardĂ© le tableau de Doyen comme le plus beau morceau du Salon, et je nâen suis pas surpris. Une chose dâexpression forte, un dĂ©moniaque qui se tord les bras, qui Ă©cume de la bouche, dont les yeux sont Ă©garĂ©s, sera mieux senti de la multitude quâune belle femme nue qui sommeille tranquillement, et qui vous livre ses Ă©paules, et ses reins. La multitude nâest pas faite pour recevoir toutes les chaĂźnes qui Ă©manent de cette figure, en saisir la mollesse, le naturel, la grĂące, la voluptĂ©. Câest vous, câest moi qui nous laissons blesser, envelopper dans ces filets ; câest nous quâils retiennent invinciblement, aeterno devincti vulnere amoris497. Mais est-il bien sĂ»r quâil nây ait pas autant de verve dans la premiĂšre scĂšne de TĂ©rence et dans lâAntinoĂŒs, que dans aucune scĂšne de MoliĂšre, dans aucun morceau de Michel-Ange. Jâai prononcĂ© lĂ -dessus, autrefois, un peu lĂ©gĂšrement. A tout moment, je donne dans lâerreur, parce que la langue ne me fournit pas Ă propos lâexpression de la vĂ©ritĂ©. Jâabandonne une thĂšse, faute de mots qui rendissent bien mes raisons. Jâai au fond de mon cĆur [275] une chose, et jâen dis une autre. VoilĂ lâavantage de lâhomme retirĂ© dans la solitude. Il se parle, il sâinterroge, il sâĂ©coute, il sâĂ©coute en silence. Sa sensation secrĂšte se dĂ©veloppe peu Ă peu ; et il trouve les vraies voix qui dessillent les yeux des autres et qui les entraĂźnent. O rus, quando te aspiciam !
Vien et Doyen ont retouchĂ© leurs tableaux en place. Je ne les ai point vus ; mais allez Ă Saint-Roch ; et quoi quâait pu faire Doyen, je gage que son tableau, aprĂšs vous avoir appelĂ© par une bonne couleur gĂ©nĂ©rale, vous repoussera toujours par sa discordance ; je gage que son effet vous fatiguera, quâil nây a point de plans, mais point ; rien de dĂ©cidĂ© ; quâon ne sait toujours oĂč posent les figures du parvis ; que cette grosse suivante Ă Ă©norme derriĂšre rouge, au lieu dâĂȘtre large, continue dâĂȘtre monstrueuse et mal assise ; quâil nây a point de repos ; que vous y ressentez partout la furia francese ; quâĂ juger de la figure qui tient le petit enfant, par le plan quâon lui suppose, elle est dâune grandeur colossale, et cĆtera, et cĆtera. Ces vices ne se corrigent pas Ă la pointe du pinceau.
Ma come ogni medaglia ha suo riverso498 ; le bas de son tableau sera toujours beau ; la couleur en sera toujours chaude, vigoureuse et vraie ; le groupe des deux figures dont lâune se dĂ©chire les flancs (quâil y ait peut-ĂȘtre dans Rubens ou ailleurs un possĂ©dĂ© que Doyen ait regardĂ©), sera toujours dâun grand maĂźtre ; que sâil a pris cette figure, câest ut conditor et non ut interpres499 ; et que ce Greuze qui lui en fait le reproche, nâa quâĂ se taire, car il ne serait pas difficile de lui cogner le nez sur certains tableaux flamands, oĂč lâon retrouve des attitudes, des incidents, des expressions, [276] trente accessoires dont il a su profiter, sans que ses ouvrages en perdent rien de leur mĂ©rite.
Le bas du tableau de Doyen annonce vraiment un grand talent. Quâil mette un peu de plomb dans sa tĂȘte ; que ses compositions deviennent plus sages, plus dĂ©cidĂ©es ; que les figures en soient mieux assises ; quâil nâentasse plus tĂȘte sur tĂȘte ; quâil Ă©tudie plus les grands maĂźtres ; quâil sâĂ©prenne davantage de la simplicitĂ© ; quâil soit plus harmonieux, plus sĂ©vĂšre, moins fougueux, moins Ă©clatant, et vous verrez le coin quâil tiendra dans lâĂ©cole française. Il a du feu ; mais trop de petits effets qui nuisent Ă lâensemble. Il perd Ă ĂȘtre dĂ©taillĂ©. Mais il sent ; mais il sent fortement. Câest un grand point. Laissez-le aller, vous dis-je.
Quoique la partie supĂ©rieure de son tableau nâaille pas de pair avec lâinfĂ©rieure, sa gloire cependant est soignĂ©e, contre lâusage qui les nĂ©glige ordinairement. Hic quoque sunt superis sua jura. Et le tout rappelle bien mon Ă©pigraphe, multaque in rebus acerbis, acrius advertunt animos ad religionem.
Le besoin que Doyen et Vien ont senti de retoucher leurs tableaux en place doit apprendre aux artistes Ă se mĂ©nager dans lâatelier la mĂȘme exposition, les mĂȘmes lumiĂšres, le mĂȘme local quâils doivent occuper.
Vien a moins perdu à St Roch que Doyen. Vien y est resté simple, sage et harmonieux. Doyen, fatigant, papillotant, inégal, vigoureux. Les figures du bas vous y paraßtront beaucoup trop fortes pour les autres.
Donnez Ă Vien la verve de Doyen qui lui manque ; donnez Ă Doyen le faire de Vien quâil nâa pas, et vous aurez deux grands artistes. Mais cela [277] est peut-ĂȘtre impossible. Du moins cette alliance ne sâest point encore vue ; et le premier de tous les peintres, nâest que le second dans toutes les parties de la peinture.
Allez voir le tableau de Doyen, le soir, en Ă©tĂ© ; et voyez-le de loin. Allez voir celui de Vien, le matin dans la mĂȘme saison, et voyez-le de prĂšs ou de loin, comme il vous plaira. Restez-y jusquâĂ la nuit close, et vous verrez la dĂ©gradation de toutes les parties suivre exactement la dĂ©gradation de la lumiĂšre naturelle, et sa scĂšne entiĂšre sâaffaiblir comme la scĂšne de lâunivers, lorsque lâastre qui lâĂ©clairait a disparu. Le crĂ©puscule naĂźt dans sa composition, comme dans la nature.
68.
Casanove
Bon peintre de batailles, autant quâon peut lâĂȘtre sans en avoir vu. Les anciens Scandinaves conduisaient leurs poĂštes Ă la guerre. Ils les plaçaient au centre de leurs armĂ©es. Ils leur disaient : « Venez nous voir combattre et mourir. Soyez les tĂ©moins oculaires de notre valeur et de nos actions. Chantez de nous ce que vous en aurez vu. Que notre mĂ©moire dure Ă©ternellement, dans notre patrie, et que ce soit la rĂ©compense du sang que nous aurons versĂ© pour elle. » Ces hommes sacrĂ©s Ă©taient Ă©galement respectĂ©s de deux partis. AprĂšs la bataille, ils montaient leurs lyres, et ils en tiraient des sons de joie ou de deuil, selon quâelle avait Ă©tĂ© heureuse ou malheureuse. Leurs images Ă©taient simples, fortes et vraies. On dit quâun vainqueur fĂ©roce ayant fait Ă©gorger les bardes ennemis ; un seul Ă©chappĂ© [278] au glaive monta sur une haute montagne, chanta la dĂ©faite de ses malheureux compatriotes, chargea dâimprĂ©cations leur barbare vainqueur, lui prĂ©dit les malheurs qui lâattendaient, le dĂ©voua lui et les siens Ă lâoubli, et se prĂ©cipita du rocher. CâĂ©tait, chez ces peuples, un devoir religieux que de cĂ©lĂ©brer par des chants ceux qui avaient eu le bonheur de pĂ©rir les armes Ă la main. Ossian, chef, guerrier, poĂšte et musicien, entend frĂ©mir pendant la nuit les arbres qui environnaient sa demeure ; il se lĂšve, il sâĂ©crie : « Ames de mes amis, je vous entends ; vous me reprochez mon silence. » Il prend sa lyre, il chante, et lorsquâil a chantĂ©, il dit : « Ames de mes amis, vous voilĂ immortelles. Soyez donc satisfaites, et laissez-moi reposer. » Dans sa vieillesse, un barde aveugle se fait conduire entre les tombeaux de ses enfants. Il sâassied. Il pose ses deux mains sur la pierre froide qui couvre leurs cendres. Il les chante. Cependant lâair, ou plutĂŽt les Ăąmes errantes de ses enfants caressaient son visage et agitaient sa longue barbe. O les belles mĆurs ! ĂŽ la belle poĂ©sie ! Il faut avoir vu, soit quâon peigne, soit quâon Ă©crive. Dites-moi, monsieur Casanove, avez-vous jamais Ă©tĂ© prĂ©sent Ă une bataille ; non. Eh bien, quelque imagination que vous ayez, vous resterez mĂ©diocre. Suivez les armĂ©es. Allez, voyez et peignez. [279]
1. Un cavalier espagnol vĂȘtu Ă lâancienne mode.
TrĂšs beau petit tableau, je me trompe, grand et beau tableau. Belle composition, bien simple ; mais quel goĂ»t il faut avoir pour lâapprĂ©cier. Il nây a ici ni Ă©clat, ni tumulte, ni fracas de couleur et de figures ; rien de ce qui en impose Ă la multitude ; mais du repos. De la tranquillitĂ©, un art sĂ©vĂšre. On nâaperçoit quâun cavalier sur son cheval. Il vient Ă vous ; et lâhomme et lâanimal docile sont de la plus grande vĂ©ritĂ©. Ils sont hors de la toile. Toute la lumiĂšre est rassemblĂ©e sur eux ; le reste est dans la demi-teinte. Lâhomme est merveilleusement bien en selle. Lâanimal qui descend, se piĂšte. A droite, sur le fond, ce sont des monticules. Au-delĂ de ces monticules, dĂ©file une troupe de soldats dont on entrevoit les tĂȘtes, par-dessous le ventre du cheval. Hic equus non est omnium. Il faut un faire, un naturel bien surprenant pour arrĂȘter, pour intĂ©resser avec si peu de chose.
2. Bataille.
Belle et grande masse au centre ; sur le devant, un combattant sur un cheval blanc. Au-delĂ , plus sur le fond, un autre combattant ; puis un [280] Ă©norme cheval roux abattu. Sous les pieds des premiers chevaux, soldats renversĂ©s, foulĂ©s, Ă©crasĂ©s, Ă©touffĂ©s. Sur les ailes, mĂȘlĂ©es particuliĂšres dĂ©robĂ©es par le feu, la poussiĂšre et la fumĂ©e, et sâenfonçant en sâĂ©teignant dans la profondeur du tableau, donnant Ă la scĂšne de lâĂ©tendue, et de la vigueur Ă la masse principale. Beau ciel, bien chaud, bien terrible, bien Ă©pais, bien enflammĂ© dâune lumiĂšre rougeĂątre. Grande variĂ©tĂ© dâincidents ; beau et effrayant dĂ©sordre, avec harmonie. Câest tout ce que je puis dire. Mais quelle idĂ©e cela laisse-t-il ? Aucune. On composerait dâaprĂšs cette description, cent autres tableaux diffĂ©rents entre eux et de celui de Casanove.
3. Une petite bataille et son pendant.
Câest un choc de cavalerie, trĂšs vif dâaction, savamment composĂ©, figures dâhommes et de chevaux bien dessinĂ©es et pleines dâexpression. Joli morceau auquel on ne peut reprocher quâune couleur un peu trop brillante, ce qui donne un ton de gaietĂ©, Ă un sujet qui doit remplir dâeffroi. La vigueur et lâĂ©clat du coloris sont deux choses diverses. On est Ă©clatant sans vigueur, et vigoureux sans Ă©clat ; et peut-ĂȘtre est-on lâun ou lâautre, sans harmonie.
Je juge ces sujets, sans les décrire. On ne décrit point une bataille. Il faut la voir.
Le pendant de ce morceau est un paysage avec figures, oĂč la couleur Ă©clatante est plus convenable quâĂ la Bataille. [281]
4. Deux paysages avec figures
De 3 pieds 1/2 de large sur 3 pieds 1/2 de haut.
On voit au premier de ces paysages ; Ă gauche, un grand rocher dont le pied est baignĂ© par des eaux traversĂ©es par des voyageurs entre lesquels une femme portant un enfant sur son dos ; autour de cette femme, quelques moutons ; puis une autre femme Ă cheval tenant un petit chien ; ensuite son mari arrĂȘtĂ© et faisant boire son cheval. A droite, des eaux, dâautres passagers, et un lointain.
Les figures de la gauche, quoique trĂšs agrĂ©ables, sont un peu collĂ©es au rocher dont la face est coupĂ©e Ă pic et Ă©gale de formes et de ton. En changeant la forme et pratiquant Ă cette surface des enfoncements, des saillies, les figures seraient venues plus en devant. En laissant Ă cette masse son Ă©galitĂ© plane, il eĂ»t fallu varier le ton et faire passer de lâair entre les figures et le rocher.
Le second paysage dont je vais vous parler est fort supĂ©rieur Ă celui-ci. Câest un trĂšs beau tableau, du moins pour ceux qui savent le regarder. A droite, grande et large masse de rochers. Ces rochers sont dans la demi-teinte et couronnĂ©s dâherbes, de plantes et dâarbustes sauvages. Ce ne sont pas dâĂ©normes pierres pelĂ©es, sĂšches, raides, hideuses. Une mousse tendre, une verdure obscure, jaunĂątre et chaude les revĂȘt. Ils sont prolongĂ©s de la droite vers la gauche et semblent diviser le paysage en deux. Des eaux en baignent le pied, Ă droite. Sur la rive de ces eaux, on voit deux pĂątres sur leurs chevaux, plus sur le devant, entre eux une chĂšvre ; en sâavançant un peu vers la gauche, une bergĂšre assise Ă terre. Non loin dâelle, quelques moutons. LĂ finissent les rochers, et sâouvre une Ă©chappĂ©e au loin. Vous voyez le ciel et des nuĂ©es. Vous voyez ces nuĂ©es tourner autour de la masse [282] des rochers, sur le fond, sâen dĂ©tacher, et annoncer derriĂšre elle une campagne dont elle dĂ©robe lâaspect. Vis-Ă -vis de cette Ă©chappĂ©e, de lâespace le plus antĂ©rieur du tableau, on grimpe sur des Ă©minences qui ne sont que la continuitĂ© des rochers.
Lâartiste a placĂ© sur lâune de ces Ă©minences, un paysan avec un cheval. Le cĂŽtĂ© gauche de cette scĂšne champĂȘtre est fermĂ© par deux grands arbres qui sâĂ©lĂšvent en sâinclinant vers la gauche, dâentre de la rocaille et des quartiers de pierres brutes. Ces deux arbres, peints avec vigueur, sont encore trĂšs poĂ©tiques. Le ciel est si lĂ©ger quâayant pris ce morceau, pour un ouvrage de Loutherbourg, cette qualitĂ© qui manque Ă celui-ci, me fit suspecter mon erreur. Ce paysage est beau, bien ordonnĂ©, bien vrai, dâun bel effet.
5. Deux Petits Tableaux dont lâun reprĂ©sente un marĂ©chal ; lâautre un cabaret.
Le MarĂ©chal. Arcade ruinĂ©e Ă droite, fermĂ©e par en bas dâune cloison Ă claire-voie, et couverte dâarbustes par en haut. Du mĂȘme cĂŽtĂ©, sur le devant, un soldat assis sur des portemanteaux. Plus vers la gauche, le fond et de face, un cavalier sur un cheval brun, tenant par la bride un cheval blanc quâon ferre. Le pied de ce cheval est passĂ© dans la boucle dâune corde qui le tient levĂ©. Le marĂ©chal qui ferre. Autre marĂ©chal accroupi derriĂšre celui-ci. A gauche, la forge couverte dâune hotte de bois tout Ă fait pittoresque. Au bas de la forge, un panier Ă charbon, et des outils du mĂ©tier. Toute cette partie du tableau est dans la demi-teinte, ou plutĂŽt il nây a guĂšre que la croupe du cheval quâon ferre qui soit frappĂ©e de la lumiĂšre qui tombe du ciel et qui vient de lâarcade. Petit Wouwermans. Câest Ă sây tromper. [283]
Le Cabaret. Autre petit Wouwermans Ă prĂ©fĂ©rer au prĂ©cĂ©dent pour lâeffet. A droite, le cabaret avec du bois, des bĂ»ches, des paniers, des tonneaux Ă la porte. A quelque distance de la porte, le cabaretier, un verre plein dans une main, sa bouteille dans lâautre. Plus sur la gauche et le fond, un valet qui vient de poser Ă terre deux seaux dâeau pour les chevaux. Un de ces chevaux est sans cavalier ; il a un portemanteau sur sa croupe, une lanterne pendue Ă lâarçon de sa selle. Il boit. Lâautre cheval est montĂ© de son cavalier qui a le verre Ă la main. Au-delĂ du cabaret, sur le fond, petites fabriques ruinĂ©es. A gauche, en retour, les mĂȘmes fabriques continuĂ©es. Autour de ces masures, poules, canards et autres volailles.
Jâai dit que câĂ©taient deux petits Wouwermans, et cela est vrai pour les sujets, la maniĂšre, la couleur et lâeffet. Jâen croyais le technique perdu. Casanove le retrouverait. Il y a des connaisseurs dâun goĂ»t difficile qui prĂ©tendent que ce faire est faux, sans aucun modĂšle approchĂ© dans la nature. Je ne saurais le nier, car je ne me rappelle pas dâavoir jamais rien vu de ressemblant Ă cette magie ; mais elle est si douce, si harmonieuse, si durable, si vigoureuse que je regarde, admire et me tais. Mais la nature Ă©tant une, comment concevez-vous, mon ami, quâil y ait tant de maniĂšres diverses de lâimiter et quâon approuve toutes. Cela ne viendrait-il pas que dans lâimpossibilitĂ© reconnue et peut-ĂȘtre heureuse, de la rendre avec une [284] prĂ©cision absolue, il y a une lisiĂšre de convention sur laquelle on permet Ă lâart de se promener ; de ce que dans toute production poĂ©tique, il y a toujours un peu de mensonge, et que ce mensonge dont la limite nâest et ne sera jamais dĂ©terminĂ©e, laisse Ă lâart la libertĂ© dâun Ă©cart approuvĂ© par les uns et proscrit par dâautres. Quand on a une fois avouĂ© que le soleil du peintre nâest pas celui de lâunivers, et ne saurait lâĂȘtre, ne sâest-on pas engagĂ© dans un autre aveu dont il sâensuit une infinitĂ© de consĂ©quences. La premiĂšre, de ne pas demander Ă lâart au-delĂ de ses ressources ; la seconde, de prononcer avec une extrĂȘme circonspection de toute scĂšne oĂč tout est dâaccord.
Au reste, voulez-vous bien sentir la diffĂ©rence de lâopaque, du compact, du monotone, du manque de tons, de passages, et de nuances, avec lâeffet des qualitĂ©s contraires Ă ces dĂ©fauts, comparez la croupe du cheval blanc de Casanove, avec la croupe dâun cheval blanc dâune des batailles de Loutherbourg. Ces comparaisons multipliĂ©es vous rendraient bien difficiles.
6. Petit tableau représentant un cavalier qui rajuste sa botte
A droite, un bout de riviĂšre, avec lointain. Deux cavaliers passent la riviĂšre. Sur une terrasse assez Ă©levĂ©e et assez large, au bord de la riviĂšre, [285] un cavalier sur son cheval, tenant la bride de celui de son camarade quâon voit, plus sur le fond et sur la gauche, descendu Ă terre et rajustant sa botte.
Autre petit morceau de la mĂȘme Ă©cole flamande. Mais je suis bien fĂąchĂ© contre ce mot de pastiche qui marque du mĂ©pris et qui peut dĂ©courager les artistes de lâimitation des meilleurs maĂźtres anciens. Quoi donc, sâil arrivait que lâon me prĂ©sentĂąt un morceau si bien fait de tout point dans la maniĂšre de RaphaĂ«l, de Rubens, du Titien, du Dominiquin, que moi et tout autre sây trompĂąt, lâartiste nâaurait-il pas exĂ©cutĂ© une belle chose. Il me semble quâun littĂ©rateur serait assez content de lui-mĂȘme, sâil avait composĂ© une page quâon prĂźt pour une citation dâHorace, de Virgile, dâHomĂšre, de CicĂ©ron ou de DĂ©mosthĂšne ; une vingtaine de vers quâon fĂ»t tentĂ© de restituer Ă Racine ou Ă Voltaire. Nâavons [-nous] pas une infinitĂ© de piĂšces dans le style marotique ; et ces piĂšces, pour ĂȘtre de vrais pastiches en poĂ©sie, en sont-elles moins estimables.
Casanove est vraiment un peintre de batailles. Mais, encore une fois, quelle est la description dâun tableau de bataille qui puisse servir Ă un autre que celui qui lâa faite, les yeux devant le tableau. Plus vous dĂ©taillerez ; chaque petit dĂ©tail ayant toujours quelque chose de vague et dâindĂ©terminĂ© ; plus vous compliquerez le problĂšme pour lâimagination. Il en est dâune bataille, dâun paysage, ainsi que du portrait dâune femme absente ; plus vous donnerez de ses traits Ă lâartiste, plus vous le rendrez perplexe. Je dirai donc Ă droite des soldats renversĂ©s ; sur le devant au centre, un cavalier qui sâĂ©lance Ă toutes jambes ; par derriĂšre celui-ci, plus sur le fond, un autre cavalier dont le cheval est renversĂ© ; autour de cette masse, des morts et des mourants ; et jâajouterai : sur les ailes, petites mĂȘlĂ©es sĂ©parĂ©es ; trĂšs beau, trĂšs large, et puis, que votre tĂȘte fasse de cela ce qui lui conviendra, elle est dâautant plus Ă son aise, quâelle sait moins du faire et de lâordonnance. Un homme de lettres qui nâest pas sans mĂ©rite prĂ©tendait que les Ă©pithĂštes gĂ©nĂ©rales et communes, telles que grand, magnifique, beau, terrible, intĂ©ressant, hideux, captivant moins la pensĂ©e de chaque lecteur, Ă qui elle laisse, pour ainsi dire, carte blanche, Ă©taient celles quâil fallait toujours prĂ©fĂ©rer. [286] Je le laissai dire ; mais tout bas je lui rĂ©pondais, au-dedans de moi-mĂȘme : Oui, quand on est un pauvre diable comme toi ; quand on ne se peint que des images triviales. Mais quand on a de la verve, des concepts rares, une maniĂšre dâapercevoir et de sentir originale et forte, le grand tourment est de trouver lâexpression singuliĂšre, individuelle, unique, qui caractĂ©rise, qui distingue, qui attache et qui frappe. Tu aurais dit dâun de tes combattants, quâil avait reçu Ă la tĂȘte, ou au cou, une Ă©norme blessure. Mais le poĂšte dit : « La flĂšche lâatteignit au-dessus de lâoreille, entra, traversa les os du palais, brisa les dents de la mĂąchoire infĂ©rieure, sortit par la bouche, et le sang qui coulait le long de son fer, tombait Ă terre en distillant par la pointe. » Ces Ă©pithĂštes gĂ©nĂ©rales sont dâautant plus misĂ©rables dans le style français, que lâexagĂ©ration nationale les appliquant usuellement Ă de petites choses, les a presque toutes dĂ©criĂ©es.
72.
Baudouin
Toujours petits tableaux, petites idĂ©es, compositions frivoles, propres au boudoir dâune petite-maĂźtresse, Ă la petite maison dâun petit-maĂźtre, faites pour de petits abbĂ©s, de petits robins, de gros financiers ou autres personnages sans mĆurs et dâun petit goĂ»t.
1. Le coucher de la mariée . A gouache.
Entrons dans cet appartement et voyons cette scĂšne. A droite, cheminĂ©e et glace. Sur la cheminĂ©e et devant la glace, flambeaux Ă plusieurs branches et allumĂ©s. Devant le foyer, suivante accroupie qui couvre le feu. DerriĂšre celle-ci, autre suivante accroupie qui, lâĂ©teignoir Ă la [287] main, se dispose Ă Ă©teindre les bougies des bras attachĂ©s Ă la boiserie. Au cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e en sâavançant vers la gauche, troisiĂšme suivante debout, tenant sa maĂźtresse sous les bras et la pressant dâentrer dans la couche nuptiale. Cette couche, Ă moitiĂ© ouverte, occupe le fond. La jeune mariĂ©e sâest laissĂ©e vaincre. Elle a dĂ©jĂ un genou sur la couche ; elle est en dĂ©shabillĂ© de nuit. Elle pleure. Son Ă©poux, en robe de chambre, est Ă ses pieds et la conjure. On ne le voit que par le dos. Il y a au chevet du lit une quatriĂšme suivante qui a levĂ© la couverture. Tout Ă fait Ă gauche sur un guĂ©ridon, un autre flambeau Ă branches ; sur le devant du mĂȘme cĂŽtĂ© une table de nuit, avec des linges.
Monsieur Baudouin, faites-moi le plaisir de me dire en quel lieu du monde cette scĂšne sâest passĂ©e. Certes ce nâest pas en France. Jamais on nây a vu une jeune fille bien nĂ©e, bien Ă©levĂ©e, Ă moitiĂ© nue, un genou sur le lit, sollicitĂ©e par son Ă©poux, en prĂ©sence de ses femmes qui la tiraillent. Une innocente prolonge sans fin sa toilette de nuit. Elle tremble. Elle sâarrache avec peine des bras de son pĂšre et de sa mĂšre. Elle a les yeux baissĂ©s. Elle nâose les lever sur ses femmes. Elle verse une larme. Quand elle sort de sa toilette pour passer vers le lit nuptial, ses genoux se dĂ©robent sous elle. Ses femmes sont retirĂ©es, elle est seule, lorsquâelle est abandonnĂ©e aux dĂ©sirs, Ă lâimpatience de son jeune Ă©poux. Ce moment est faux. Il serait vrai quâil serait dâun mauvais choix. Quel intĂ©rĂȘt cet Ă©poux, cette Ă©pouse, ces femmes de chambre, toute cette scĂšne peut-elle avoir. Feu notre ami Greuze nâeĂ»t pas manquĂ© de prendre lâinstant prĂ©cĂ©dent, celui oĂč un pĂšre, une mĂšre envoient leur fille Ă son Ă©poux. Quelle tendresse ! quelle honnĂȘtetĂ© ! quelle dĂ©licatesse ! quelle variĂ©tĂ© dâactions et dâexpressions dans les frĂšres, les sĆurs, les parents, les amis, les amies, quel pathĂ©tique nây aurait-il pas mis. Le pauvre homme que celui qui nâimagine dans cette circonstance quâun troupeau de femmes de chambre. [288]
Le rĂŽle de ces suivantes serait ici dâune indĂ©cence insupportable, sans les physionomies ignobles, basses et malhonnĂȘtes que lâartiste leur a donnĂ©es. La petite mine chiffonnĂ©e de la mariĂ©e, lâaction ardente et peu touchante du jeune Ă©poux vu par le dos, ces indignes crĂ©atures qui entourent la couche, tout me reprĂ©sente un mauvais lieu. Je ne vois quâune courtisane qui sâest mal trouvĂ©e des caresses dâun petit libertin et qui redoute le mĂȘme pĂ©ril sur lequel quelques-unes de ses malheureuses compagnes la rassurent. Il ne manque lĂ quâune vieille.
Rien ne prouve mieux que lâexemple de Baudouin combien les mĆurs sont essentielles au bon goĂ»t. Ce peintre choisit mal ou son sujet ou son instant. Il ne sait pas mĂȘme ĂȘtre voluptueux. Croit-il que le moment oĂč tout le monde sâest retirĂ©, oĂč la jeune Ă©pouse est seule avec son Ă©poux nâeĂ»t pas fourni une scĂšne plus intĂ©ressante que la sienne.
Artistes, si vous ĂȘtes jaloux de la durĂ©e de vos ouvrages, je vous conseille de vous en tenir aux sujets honnĂȘtes. Tout ce qui prĂȘche aux hommes la dĂ©pravation est fait pour ĂȘtre dĂ©truit, et dâautant plus sĂ»rement dĂ©truit que lâouvrage sera plus parfait. Il ne subsiste presque plus aucune de ces infĂąmes et belles estampes que le Carrache a composĂ©es dâaprĂšs lâimpur ArĂ©tin. La probitĂ©, la vertu, lâhonnĂȘtetĂ©, le scrupule, le petit esprit superstitieux font tĂŽt ou tard mains basses sur les productions dĂ©shonnĂȘtes. En effet quel est celui dâentre nous qui, possesseur dâun chef-dâĆuvre de peinture ou de sculpture, capable dâinspirer la dĂ©bauche, ne commence par en dĂ©rober la vue Ă sa femme, Ă sa fille, Ă son fils ? Quel est celui qui ne pense que ce chef-dâĆuvre ne puisse passer Ă un autre possesseur moins attentif Ă le serrer ? Quel est celui qui ne prononce au fond de son cĆur que le talent pouvait ĂȘtre mieux employĂ©, un pareil ouvrage nâĂȘtre pas fait, et quâil y aurait quelque mĂ©rite Ă le supprimer. Quelle compensation y a-t-il entre un tableau, une statue, si parfaite quâon la suppose, et la corruption dâun cĆur innocent. Et si ces pensĂ©es, qui ne sont pas tout Ă fait ridicules, [289] sâĂ©lĂšvent, je ne dis pas dans un bigot, mais dans un homme de bien, et dans un homme de bien, je ne dis pas religieux, mais esprit fort, mais athĂ©e, ĂągĂ©, sur le point de descendre au tombeau, que deviennent le beau tableau, la belle statue, ce groupe du Satyre qui jouit dâune chĂšvre, ce petit Priape quâon a tirĂ© des ruines dâHerculanum, ces deux morceaux les plus prĂ©cieux que lâAntiquitĂ© nous ait transmis, au jugement du baron de Gleichen et de lâabbĂ© Galiani, qui sây connaissent. VoilĂ donc en un instant le fruit des veilles du talent le plus rare, brisĂ©, mis en piĂšces. Et qui de nous osera blĂąmer la main honnĂȘte et barbare qui aura commis cette espĂšce de sacrilĂšge. Ce nâest pas moi qui cependant nâignore pas ce quâon peut mâobjecter, le peu dâinfluence que les productions des beaux-arts ont sur les mĆurs gĂ©nĂ©rales, leur indĂ©pendance mĂȘme de la volontĂ© et de lâexemple dâun souverain, des ressorts momentanĂ©s tels que lâambition, le pĂ©ril, lâesprit patriotique ; je sais que celui qui supprime un mauvais livre, ou qui dĂ©truit une statue voluptueuse, ressemble Ă un idiot qui craindrait de pisser dans un fleuve, de peur quâun homme ne sây noyĂąt. Mais laissons lĂ lâeffet de ces productions sur les mĆurs de la nation. Restreignons-le aux mĆurs particuliĂšres. Je ne puis me dissimuler quâun mauvais livre, une estampe malhonnĂȘte que le hasard offrirait Ă ma fille, suffirait pour la faire rĂȘver et la perdre. Ceux qui peuplent nos jardins publics des images de la prostitution ne savent guĂšre ce quâils font. Cependant tant dâinscriptions infĂąmes [290] dont la statue de la VĂ©nus aux belles fesses est sans cesse barbouillĂ©e dans les bosquets de Versailles ; tant dâactions dissolues, avouĂ©es dans ces inscriptions ; tant dâinsultes faites par la dĂ©bauche mĂȘme, Ă ses propres idoles, insultes qui marquent des imaginations perdues, un mĂ©lange inexplicable de corruption et de barbarie, instruisent assez de lâimpression pernicieuse de ces sortes dâouvrages. Croit-on que les bustes de ceux qui ont bien mĂ©ritĂ© de la patrie, les armes Ă la main, dans les tribunaux de la justice, aux conseils du souverain, dans la carriĂšre des lettres ou des beaux-arts ne donnassent pas une meilleure leçon. Pourquoi donc ne rencontrons-nous point les statues de Turenne et de Catinat ? Câest que tout ce qui se fait de bien chez un peuple se rapporte Ă un seul homme. Câest que cet homme jaloux de toute gloire ne souffre pas quâun autre soit honorĂ©. Câest quâil nây a que lui.
Encore si le mauvais choix des tableaux de Baudouin Ă©tait rachetĂ© par le dessin, lâexpression, des caractĂšres, un faire merveilleux. Mais non. Toutes les parties de lâart y sont mĂ©diocres. Dans le morceau dont il sâagit ici, la mariĂ©e est dâun joli ensemble, la tĂȘte en est bien dessinĂ©e ; mais le mari vu par le dos a lâair dâun sac sous lequel on ne ressent rien ; sa robe de chambre lâemmaillote. La couleur est terne, point de nuit. ScĂšne de nuit, peinte de jour. La nuit les ombres sont fortes, et par consĂ©quent les clairs, Ă©clatants ; et tout est gris. La suivante qui lĂšve la couverture nâest pas mal ajustĂ©e. [291]
Petit dialogue
Mais, mon ami, Ă quoi pensez-vous ? Il me semble que vous nâĂȘtes pas trop Ă ce que vous lisez. â Il est vrai ; comme votre Baudouin ne mâintĂ©resse aucunement, je revenais, malgrĂ© moi, sur Casanove. â Eh bien, Casanove ? â Est donc un artiste bien merveilleux ? â Bien merveilleux ; qui vous dit cela ? Il est aux bons peintres du siĂšcle passĂ©, comme nos bons littĂ©rateurs, aux Ă©crivains du mĂȘme siĂšcle. Il a du dessin, des idĂ©es, de la chaleur, de la couleur. â Son tableau du Cavalier espagnol, dont vous faites tant de cas ; a-t-il le mĂ©rite dâun autre Cavalier du Salon prĂ©cĂ©dent ? â Non. â Nâest-il pas gris. â Il est vrai. â MĂȘme un peu sale. â Cela se peut. â Mollement dessinĂ©. â Vous ĂȘtes difficile. â Et son cheval nâa-t-il pas lâair dâun cheval de louage. â Vous nâaimez pas Casanove. â Je ne lâaime ni ne le hais. Je ne le connais pas, et suis tout Ă fait disposĂ© Ă lui rendre justice ; et pour vous en convaincre, je trouve, par exemple, dans sa Bataille et son pendant, le ciel de la plus grande beautĂ©, les nuages lĂ©gers et transparents ; en ce point, ainsi que par la variĂ©tĂ© et la finesse des tons, comparable au Bourguignon, mĂȘme plus vigoureux, et bien le maĂźtre de Loutherbourg et celui-ci bien lâĂ©colier. Il faut ĂȘtre juste ; dans cette petite composition, oĂč vous avez louĂ© un certain cheval blanc ; je conviens quâil est dâune finesse de couleur Ă©tonnante ; mais convenez que la tĂȘte en est fort mauvaise. Dans une de ses batailles, je me rappelle encore des soldats touchĂ©s avec force et dĂ©licatesse, quoique ce ne soit pas le mĂ©rite ordinaire de ce peintre ; lĂ , ou ailleurs (car comme je compte sur vous, je parcours les choses un peu lĂ©gĂšrement), sur le devant, un soldat mort, un Ă©tendard, un tambour, une terrasse, peints avec beaucoup de vigueur. Au GuĂ©, qui fait le pendant, le ciel est joli, et les figures trĂšs fines ; mais il sâen manque [292] un peu quâau MarĂ©chal, elles aient cet esprit-lĂ . A la Botte rajustĂ©e, la couleur est douce, mais nâest-elle pas un peu grise. Voyez. - Je vois que vous seriez bien plus mĂ©chant que moi, si vous le vouliez. Mais reprenons le Baudouin.
2. Le Sentiment de lâamour et de la nature cĂ©dant pour un temps, Ă la nĂ©cessitĂ©
A droite, sur le devant, lâextrĂ©mitĂ© du lit quâon appelle le lit de misĂšre. Plus sur le fond, un quidam, le nez enveloppĂ© dans un manteau et recevant un nouveau-nĂ© emmaillotĂ© ; un peu plus sur le fond et vers la gauche, en coiffure noire, en mantelet, en mitaines, une sage-femme qui prĂ©sente lâenfant au quidam, et prĂȘte Ă sortir. Au centre, sur le devant, une jeune fille assise sur une chaise, toute rajustĂ©e, dans la douleur, retenant dâune main son enfant quâon lui enlĂšve, et serrant de lâautre, la main du pĂšre ; placĂ©e un peu plus Ă gauche, sur un tabouret, et vue par le dos, une amie penchĂ©e vers lâaccouchĂ©e et la dĂ©terminant au sacrifice. Tout Ă fait Ă gauche, devant une petite table, un jeune talon rouge, vu par le dos, serrant la main quâon lui a tendue, la tĂȘte penchĂ©e sur son autre main ou renversĂ©e en arriĂšre, je ne sais lequel des deux, et dans lâattitude du dĂ©sespoir. Il est proche dâune porte vitrĂ©e qui Ă©claire la chambre de la sage-femme oĂč lâon voit des lits numĂ©rotĂ©s.
Jâai dĂ©jĂ dit, au Salon prĂ©cĂ©dent, ce que je pensais de ce morceau. Jâai dit que la scĂšne placĂ©e dans un grenier oĂč la misĂšre aurait relĂ©guĂ© un pauvre pĂšre, une pauvre mĂšre nouvellement accouchĂ©e et rĂ©duite Ă abandonner [293] son enfant, serait infiniment plus favorable au technique. Ce ne sont pas des tuiles, des chevrons, des toiles dâaraignĂ©e qui sont vils ; câest un mĂ©lange de luxe et de pauvretĂ©. Un paysan en sabots, en guĂȘtres, mouillĂ©, crottĂ©, vĂȘtu de toile, un bĂąton Ă la main, la tĂȘte couverte dâun mĂ©chant feutre est bien. Un laquais, avec sa livrĂ©e, usĂ©e, ses bas gris, sa culotte de chamois, son chapeau bordĂ©, son vĂȘtement tachĂ© est dĂ©goĂ»tant. Quant aux mĆurs du tableau de Baudouin et de celui que jâimagine, câest la diffĂ©rence des bonnes et des mauvaises. Composition froide. Point de vĂ©ritĂ©. ExĂ©cution faible de tout point. - Mais les figures ont de la proportion et du mouvement. - Dâaccord. - LâaccouchĂ©e est bien ajustĂ©e. - Trop bien ; est-ce quâil ne devrait pas y avoir dans sa coiffure, dans le dĂ©sordre de ses cheveux et de son vĂȘtement des vestiges de la scĂšne qui a prĂ©cĂ©dĂ©. - Il y a de la douleur dans sa tĂȘte et les bras en sont bien dessinĂ©s. - Mais ses pieds ne sont-ils pas trop petits et dĂ©colorĂ©s par la vigueur du coussin qui les supporte. Et la tĂȘte de cet enfant est-elle soutenue, comme elle devrait lâĂȘtre ? Est-ce ainsi quâon porte et quâon donne un nouveau-nĂ©. Et ce lit de misĂšre est-il touchĂ© ? Pourquoi cette sage-femme hors de son Ă©tat. Je lui aimerais bien mieux, des restes de la fatigue de son mĂ©tier. Câest tout cet apprĂȘt qui fait le petit, le mauvais, qui chasse la nature ; câest quâil faut un goĂ»t plus original, un sentiment plus vif du vrai, pour tirer parti de ces sortes de sujets. Et puis le tout est gris. Monsieur Baudouin, vous me rappelez lâabbĂ© Cossart, curĂ© de Saint-Remi Ă Dieppe. Un jour quâil Ă©tait montĂ© Ă lâorgue de son Ă©glise, il mit par hasard le pied sur une pĂ©dale. Lâinstrument rĂ©sonna, et le curĂ© Cossart sâĂ©cria : « Ah ah je joue de lâorgue. Cela nâest pas si difficile que je croyais. » Monsieur Baudouin vous avez mis le pied sur la pĂ©dale et puis câest tout. [294]
3. Huit petits morceaux en miniature, représentant la vie de la Vierge
Celui de la NativitĂ© nâest pas mal. Il est bien composĂ©, vigoureusement peint ; mais câest une imitation, pour ne pas dire une copie rĂ©duite du mĂȘme sujet peint par notre beau-pĂšre 40 pour Mme de Pompadour ; mĂȘme Vierge coquette, mĂȘmes anges libertins. Il y a lĂ du beau-pĂšre. Ce nâest pas du Baudouin pur. - MaĂźtre Denis, de la douceur. Il y a de lâeffet. La couleur est jolie. La Vierge a de la candeur, de la finesse. Elle est bien ajustĂ©e. Lâenfant est lumineux et douillettement fait. Et ces bergers, est-ce quâils ne vĂ©nĂšrent pas bien. Regardez bien les autres morceaux, et vous les trouverez spirituellement touchĂ©s. - Je regarde et tout cela ne me paraĂźt que de beaux Ă©crans. - MĂȘme la ChaumiĂšre et la MĂšre qui surprend sa fille sur une botte de paille. - Jâen excepte celui-lĂ . Il est Ă gouache, mais les tons en sont si lumineux, quâon le croirait Ă lâhuile. Je suis juste, comme vous voyez. Je ne demande pas mieux que dâavoir Ă louer, surtout Baudouin, bon garçon que jâaime et Ă qui je souhaite de la fortune et du succĂšs. [295]
Sa ChaumiĂšre est encore mieux peinte et dâun meilleur effet que sa CrĂšche. Peu sâen faut que ce ne soit une excellente chose ; car câen est une trĂšs bonne.
4. La ChaumiĂšre
A droite, grande porte de grange. Au-dessus, poutres, chevrons, espĂšce de fabrique oĂč voltigent des pigeons. Au bas, escalier dâoĂč lâon descend dans la chaumiĂšre. Autour de cet escalier, sur le devant, une chĂšvre et des ustensiles de mĂ©nage champĂȘtre. Au centre de la toile et du tableau, une vieille, le dos courbĂ©, le visage allumĂ© de colĂšre, les poings sur les cĂŽtĂ©s, gourmandant sa fille Ă©tendue sur une botte de paille quâelle partage avec un jeune paysan. Pauvre lit ! mais que je troquerais bien pour le mien ; car la fille est jolie. Elle nây gagnerait pas. Son ajustement nâa pas le sens commun ; son Ă©lĂ©gance jure avec le lieu et la condition des personnages. Les bottes de paille, ce rustique théùtre du plaisir, est au pied des murs de quelques Ă©tables dont la couverture descend en pente, du fond, vers le devant. Tout Ă fait Ă gauche, espĂšce de retraite ou dâenfoncement oĂč lâon a placĂ© des outils de laboureur.
Je reviens sur mon premier jugement. Tout ceci, bien peint, mais trĂšs bien peint, nâest quâun amas de contradiction. Point de vĂ©ritĂ©. Point de vrai goĂ»t. Je suis rĂ©voltĂ© de la bassesse de cette vieille, de ces bottes de paille, de cette Ă©curie, et de cette Ă©lĂ©gante et de cet Ă©lĂ©gant qui la caresse. Câest du Fontenelle brouillĂ© avec du ThĂ©ocrite. Câest la composition dâune tĂȘte faible, Ă©troite et dĂ©rĂ©glĂ©e. Baudouin transportera la fausse gentillesse de son beau-pĂšre dont il est Ă©pris, les grĂąces de Boucher, dans une grange, dans une cave, dans une prison, dans un cachot. Il fourrera partout la [296] petite maison et le boudoir. Il nâentend rien Ă la convenance. Il ne sait pas quâil faut que tout tienne. Il ignore ce que les autres savent sans lâavoir appris et pratiquent de jugement naturel et dâinstinct. Ce tact lui manque, et jâen suis fĂąchĂ©.
78.
Roland de La Porte
Un Crucifix de bronze, sur un fond de velours bleu, imitant le relief .
Tableau de deux pieds de haut, sur un pied un tiers de large.
Je lâai vu ce Crucifix tant vantĂ©. Il est trĂšs bien. Mais ces sortes de morceaux ne sont pas la magie noire. Câest ce quâignorent ceux quâils attirent par lâillusion quâils font au sens de la vue. Ils nâont jamais connu ce quâOudry exĂ©cutait en ce genre. Ils nâont jamais vu des barbouillages dâAllemagne qui ont le mĂȘme prestige. On a placĂ© le tableau de Roland Ă une assez grande distance ; et les bas-reliefs dâOudry, placĂ©s parmi les sculptures Ă©taient si vrais quâil nây avait que le tact qui pĂ»t dĂ©tromper lâĆil.
Ce que je dĂ©sirerais, câest quâon introduisĂźt un bas-relief dâune grande force, dans une composition historique, et quâon sâimposĂąt ainsi la nĂ©cessitĂ© dâachever lâouvrage avec la mĂȘme vĂ©ritĂ© et le mĂȘme effet.
Ce peintre-ci ne manque pas de couleur. En travaillant, il peut aller loin. Il faut sây connaĂźtre, pour concevoir cette espĂ©rance. Il a exposĂ© des fruits, des portraits. Les fruits sont beaux ; les portraits sont mauvais. [297]
82.
Bellengé
Un Tableau de fleurs et de fruits .
11 pieds 1/2 de haut, sur 5 pieds 1/3 de large.
Câest un grand vase plein de fleurs, sur son piĂ©destal. Câest un ramage de verdure qui rampe avec une profusion tout Ă fait pittoresque sur lâextĂ©rieur de ce vase et sur son piĂ©destal. Ce sont autour de ce piĂ©destal des fleurs, des fruits, des grenades, des raisins, des pĂȘches, un grand bassin rempli de la mĂȘme richesse. Câest au cintre et du cĂŽtĂ© droit, un grand rideau vert partie repliĂ© partie tombant.
Il mâa semblĂ© quâil y avait du goĂ»t, mĂȘme de la poĂ©sie dans cette composition, du luxe, de la couleur ; quâune urne dont je nâai pas parlĂ© et qui est parmi les fruits et que le vase Ă©taient bien peints. Le vase de belle forme et de belle proportion. Le ramage de verdure jetĂ© avec Ă©lĂ©gance ; et les fleurs et les fruits bien disposĂ©s pour lâeffet. MaĂźtre Bachelier, voilĂ un homme qui vous grimpe sur les Ă©paules. On monte vers ce vase par quelques degrĂ©s qui forment le devant du tableau.
Ces sortes de compositions, outre le technique gĂ©nĂ©ral de lâart, ont une poĂ©tique qui leur est particuliĂšre. On peut rendre raison du profil Ă©lĂ©gant dâun vase, de la grĂące dâune guirlande ; lâart de dessiner une Ă©toffe nâest pas plus arbitraire que celui de dessiner la figure. Jâen trouve seulement les rĂšgles, plus cachĂ©es, plus secrĂštes. Pour les dĂ©couvrir, il faudrait partir des phĂ©nomĂšnes les plus grossiers, par exemple, des serpents, des [298] oiseaux, des arbres, des maisons, des papillons ; il est certain quâun serpent, quâun arbre, quâune maison serait ridicule sur le dos dâune femme. On passerait de lĂ au sexe, Ă lâĂąge, Ă la couleur de la peau, Ă lâĂ©tat, Ă des convenances plus fines ; dâoĂč lâon parviendrait Ă dĂ©montrer quâun dessin de robe est de mauvais goĂ»t, et cela aussi sĂ»rement que le dessin de quelque autre objet que ce fĂ»t. Car enfin les mots de tact, dâinstinct ne sont pas moins vides de sens, dans ce cas quâen tout autre, si lâon fait abstraction de la raison, de lâusage des sens, des convenances et de lâexpĂ©rience. Quoi quâil en soit, rien nâest plus rare quâun bon dessinateur dâĂ©toffes.
Il y a du mĂȘme artiste, sur un buffet de marbre Ă droite, un vase de bronze, beau, Ă©lĂ©gant, et bien peint ; autour de ce vase de gros raisins noirs et blancs, et dâautres fruits ; le cep auquel ces raisins sont encore attachĂ©s descend du haut dâun vase de terre cuite Ă large panse. Il y a autour de ce second vase des pĂȘches et des fruits. Chardin, oui Chardin ne dĂ©daignerait pas ce morceau. Il est fortement coloriĂ©. Les fruits sont vrais. Le vase blanchĂątre est admirable par la variĂ©tĂ© des tons gris, rouges, noirs, jaunes et autres accidents de la cuisson. Sur la panse de ce vase, des enfants quâon a groupĂ©s sont trĂšs bien. Ils ont bien souffert du feu. Le tout imite Ă ravir la poterie mal cuite, et son coup dâĆil rare et frĂȘle.
VoilĂ des hommes qui nâĂ©taient rien autrefois et quâon regarde aujourdâhui. Serait-ce que les bons ne sont plus. Deshays, Vanloo, Boucher, Chardin, La Tour, Bachelier, Greuze nây sont plus. Je ne nomme pas Pierre ; car il y a si longtemps que cet artiste ne nuisait plus Ă personne.
Les autres tableaux de fleurs et de fruits de Bellengé, étaient au Salon incognito. [299]
Réponse à une lettre de Mr Grimm .
Vous pensez donc que jâai quelques tableaux de Casanove. Je nâen ai aucun, et quand jâen aurais mĂȘme de ceux qui sont exposĂ©s au Salon, cela ne mâempĂȘcherait pas dâen dire mon avis sans partialitĂ©. Que je suis son ami intime ; je ne le connais point et quand je le connaĂźtrais, je ne lâen jugerais pas moins sĂ©vĂšrement. Quâil y a quelque raison pour lâavoir louĂ©, presque sans restriction. La raison, je vais vous la dire, câest que je nâai rien aperçu dans ses derniers ouvrages dâimportant Ă reprendre. Quoi, me demandez-vous, son Cavalier espagnol nâest pas gris, mĂȘme un peu sale ; mollement dessinĂ©, et son cheval, une bĂȘte de somme ? Dans la petite Bataille et son pendant, la tĂȘte du cheval blanc nâest pas mauvaise ? Les soldats quâon voit Ă droite sur le fond, ont la finesse de touche ordinaire Ă ce peintre ? Au MarĂ©chal, ses figures sont aussi spirituellement dessinĂ©es quâau Berghem ? A la Botte rajustĂ©e, la couleur nâest pas un peu grise ? MalgrĂ© vos observations qui peuvent ĂȘtre trĂšs justes, je persiste Ă croire que les tableaux que ce peintre nous a montrĂ©s cette annĂ©e sont dâune grande beautĂ© et mĂ©ritent mon Ă©loge. La couleur, la finesse de touche, lâeffet, lâharmonie, le ragoĂ»t, tout sây trouve. Ses deux paysages avec figures sont de vrais Berghem pour le choix des sites, lâeffet et le faire. Sa petite Bataille et son pendant tout Ă fait dans le style de Wouwermans, fins comme les ouvrages de cet artiste. Jâen dis autant du MarĂ©chal, du Cabaret, de la Botte rajustĂ©e. Ce sont trois morceaux vraiment prĂ©cieux. Lâeffet en est si piquant, la couleur si vraie, la touche si vigoureuse, si spirituelle, lâharmonie totale si sĂ©duisante quâils peuvent aller de pair avec les Wouwermans dont on voit avec plaisir que le goĂ»t nâest pas perdu. Il ne manque au moderne que le cadre enfumĂ©, la poussiĂšre, quelques gerçures et les autres signes de vĂ©tustĂ© pour ĂȘtre estimĂ©s, recherchĂ©s et payĂ©s leur valeur. [300] Car nos prĂ©tendus connaisseurs fixent le prix sur lâanciennetĂ© et la raretĂ©. Martial les a peints dans ces Curieux de son temps qui flairaient la puretĂ© du cuivre de Corinthe. Consuluit ille nares an olerent aera Corinthum500. Horace, dans lâinsensĂ© Damasippe, de brocanteur ruinĂ© devenu philosophe, dont la premiĂšre folie Ă©tait de rechercher les vieilles cuvettes quo vafer ille pedes lavisset Sisyphus olim501 ; il y avait telle statue quâil poussait Ă lâodorat jusquâĂ cent mille sesterces. Callidus huic signo ponebat millia centum502. Cela, deux cents talents ? ⊠Deux cents⊠Vous me surfaitesâŠ
Câest vrai Corinthe au moins. Flairez-moi ces trĂ©pieds.
Son odorat subtil discernait les cuvettes
OĂč le rusĂ© Sisyphe avait lavĂ© ses pieds.
CâĂ©tait Ă Rome comme Ă Paris ; et pour la friponnerie des brocanteurs, et pour la folie des hommes opulents. Dans le Cavalier espagnol de Casanove et le cheval et la figure, tout est beau. Le cavalier est bien ajustĂ©, bien assis. On lui remarque partout une aisance, une souplesse qui est tout Ă fait vraie. Sa mine est bien torchĂ©e (passez-moi ce mot, il est de lâart), largement peinte, et dâun faire trĂšs ragoĂ»tant. Le cheval est un bon cheval de cavalerie, beau, bien dessinĂ©, de belle couleur ; et quoiquâil nây ait dans tout le morceau que deux figures, il est dâun effet grand et sĂ©vĂšre. Je fais cas des huit tableaux de Casanove ; et jâavoue bonnement que je nâai que du bien Ă en dire. Il est plus fin, plus piquant, plus vrai, moins cru, plus naturel, plus fait que Loutherbourg Ă qui toutefois on ne saurait refuser un grand talent ; et Ă tout prendre, je vois quâil vaut encore mieux pour nos artistes quâils soient tombĂ©s entre mes mains quâentre les vĂŽtres. Vous ĂȘtes plus difficile et vous seriez plus mĂ©chant que moi. [301]
Leprince
Câest une assez bonne mĂ©thode, pour dĂ©crire des tableaux surtout champĂȘtres, que dâentrer sur le lieu de la scĂšne, par le cĂŽtĂ© droit ou par le cĂŽtĂ© gauche, et sâavançant sur la bordure dâen bas, dĂ©crire les objets Ă mesure quâils se prĂ©sentent. Je suis bien fĂąchĂ© de ne mâen ĂȘtre pas avisĂ© plus tĂŽt.
Je vous dirai donc, marchez jusquâĂ ce que vous trouviez Ă votre droite de grandes roches ; sous ces roches, une espĂšce de caverne au-devant de laquelle on a laissĂ© des lĂ©gumes, une cage Ă poulets et dâautres instruments de la campagne. De lĂ vous apercevrez Ă quelque distance un berger assis qui jouera dâune mandoline Ă long manche. Ce berger est court, gros, lourd, vĂȘtu dâune Ă©toffe toute bariolĂ©e. DerriĂšre lui, debout, une figure plus grosse encore, plus courte, embarrassĂ©e par le bas dans un si grand volume de vĂȘtements que vous la croirez tortue des cuisses et des jambes, ajustera des fleurs dans les cheveux du musicien rustique. Poursuivez votre chemin, et lorsque vous aurez perdu de vue ces enfants-lĂ , vous vous trouverez parmi des moutons et des chĂšvres ; et vous arriverez Ă un grand arbre au pied duquel on a dĂ©posĂ© un panier de fleurs. Donnez un coup dâĆil Ă votre droite, et vous me direz ce que vous pensez du lointain et du paysage. Vous nâen ĂȘtes pas autrement rĂ©créé, ni moi non plus. Vous retournez la tĂȘte, et vous cherchez dâoĂč vient le bruit qui vous frappe ; câest celui dâune large nappe dâeau qui tombe du sommet dâun des rochers que vous avez dâabord aperçus. On ne sait ce que deviennent ces eaux qui auraient dĂ» inonder tout le devant de la scĂšne, et vous arrĂȘter dĂšs le premier pas. Mais nâimporte. VoilĂ le premier morceau de Leprince.
Il est chiffré sur le livret, n° 85.
Câest la Fille qui couronne de fleurs son berger, pour prix de ses chansons. [302]
Cette composition a 11 pieds de haut, sur 7 pieds 4 pouces de large. Les objets y sont si peu finis, si peu terminĂ©s quâon nâentend rien au fond. Si Leprince nây prend garde ; sâil continue Ă se nĂ©gliger sur le dessin, la couleur, et les dĂ©tails, comme il ne tentera jamais aucun de ces sujets qui attachent par lâaction, les expressions et les caractĂšres, il ne sera plus rien, mais rien du tout ; et le mal est plus avancĂ© quâil ne croit. Ne valait-il pas mieux avoir fini un tableau, que dâen avoir croquĂ© une douzaine. Câest dommage pourtant, car dans ces croquis coloriĂ©s tout est prĂ©parĂ© pour lâeffet. Leprince nâest pas sans talent ; et celui qui a su faire le BaptĂȘme russe est un artiste Ă regretter. Pourquoi sa couleur, si chaude, dans son morceau de rĂ©ception, est-elle ici sale et sans effet ? On rĂ©pond que ce tableau est destinĂ© pour une manufacture en tapisserie. Il fallait attendre, serrer les tableaux et exposer les tapisseries. On nâen aurait pas dit autant de ceux que de Troy et les Vanloo ont peints pour les Gobelins, ni de la RĂ©surrection du Lazare, ni du Repas du pharisien, par Jouvenet, ni du BaptĂȘme de JĂ©sus-Christ par saint Jean, de Restout. Le moyen quâune copie, [303] de quelque maniĂšre quâelle se fasse, soit de grand effet, câest quâil y en ait dans lâoriginal, plus que moins. Ainsi plate excuse que celle quâon a cru devoir imprimer dans le livret.
86. On ne saurait penser Ă tout
Il y paraßt à ce tableau trÚs bien ordonné, trÚs mal peint.
Autre grande composition de onze pieds de haut, sur sept pieds quatre pouces de large.
Entrez et vous verrez Ă droite sur le fond une espĂšce de chaumiĂšre trĂšs pittoresque ; elle est construite sur un terrain en pente ; et du bas de son entrĂ©e, on descend sur le devant par un grand escalier de bois ; au-dessous de cette habitation rustique une vache qui paĂźt, des moutons, des Ćufs, des lĂ©gumes. Au cĂŽtĂ© de lâescalier, en allant vers la gauche, un gros pilier de pierre, puis un second, tous les deux servant de piĂ©droits Ă une espĂšce de fermeture de bois qui occupe lâintervalle qui les sĂ©pare. Au-devant de cette seconde fabrique, un trĂ©teau sur lequel un grand vaisseau de bois. PrĂšs de ce vaisseau, une paysanne assise, un bras appuyĂ© sur les bords du vaisseau, tenant de cette main un instrument de laiterie, lâautre bras pendant et dans la main un pot plein de lait qui se rĂ©pand, tandis que la paysanne sâamuse Ă considĂ©rer les caresses de deux pigeons quâun pĂątre debout Ă cĂŽtĂ© dâelle lui montre sur une troisiĂšme fabrique de gros bois arrondis et formant une espĂšce de rĂ©servoir dâeau, une auge oĂč un petit courant est dirigĂ© par un canal quâon voit par-derriĂšre. Ă gauche, du mĂȘme cĂŽtĂ©, sur le fond, [304] câest une espĂšce singuliĂšre de colombier, imitant une grande cage en pain de sucre, avec des rebords et des ouvertures tout autour, et soutenue sur cinq ou six longues perches inclinĂ©es les unes vers les autres. Le reste est du paysage.
Tout est bien imaginĂ©, bien ordonnĂ©, les figures bien placĂ©es, les objets bien distribuĂ©s, les effets de lumiĂšre tout prĂȘts Ă se produire, mais point de peinture, point de magie ; il faut que lâartiste soit faible ou paresseux, et quâil lui soit pĂ©nible de finir. Cependant quâest-ce quâun paysage, sans le travail et les ressources extrĂȘmes de lâart ? Ătez Ă Teniers son faire, et quâest-ce que Teniers ! Il y a tel genre de littĂ©rature et tel genre de peinture oĂč la couleur fait le principal mĂ©rite. Pourquoi le conte de la Clochette 44 est-il charmant, câest que le charme du style y est. Ătez ce charme, vous verrez. Ă belles, Ă©vitez le fond des bois et leur vaste silence. PoĂštes, voilĂ ce quâil faut savoir dire ! Allez chez Gaignat, voyez la Foire de Teniers, peintres de paysages, et dites-vous Ă vous-mĂȘmes, voilĂ ce quâil faut savoir faire.
87. La Bonne aventure
Tableau de 11 pieds de large, sur autant de haut.
Lâartiste dit quâil y a en Russie des hordes de prĂ©tendus sorciers qui vivent, comme ailleurs, de la crĂ©dulitĂ© des simples. Ils errent et prĂ©disent. Ils campent dans les forĂȘts oĂč lâon va acheter dâeux la connaissance de lâavenir, curiositĂ© qui marque fortement le mĂ©contentement du prĂ©sent, aussi fortement que lâĂ©loge du sommeil le mĂ©contentement de la vie ; [305] prĂ©jugĂ© des Russes qui nâest ni moins naturel ni plus absurde quâune infinitĂ© dâautres presque universellement Ă©tablis chez des nations qui se glorifient dâĂȘtre policĂ©es et oĂč des charlatans dâune autre espĂšce sont plus charlatans, plus honorĂ©s, plus crus et mieux payĂ©s que les sorciers russes.
La scĂšne est au fond dâune forĂȘt. Sous une espĂšce de tente formĂ©e dâun grand voile soutenu par des branches dâarbres, on voit un grand berceau ou lit ambulant montĂ© sur des roues, et propre Ă ĂȘtre traĂźnĂ© par des chevaux. Plus sur le fond, derriĂšre le lit roulant et les chevaux, quelques-uns de nos sorciers. Hors de la tente, Ă droite, sur le devant et Ă terre, un collier de cheval, des moutons, une cage Ă poulets. Au centre de la toile, plus sur le fond, un Russe et sa femme debout. A cĂŽtĂ© dâeux, une vieille accroupie qui leur dit la bonne aventure. DerriĂšre la vieille, et plus sur le devant, un enfant nu, Ă©tendu sur ses langes et sa couverture. Puis des volailles, des ballots, du bagage. La scĂšne se termine Ă gauche, par des arbres, un lointain, de la forĂȘt, du paysage.
MĂȘmes qualitĂ©s et mĂȘmes dĂ©fauts quâaux prĂ©cĂ©dents. Et puis, oĂč est lâintĂ©rĂȘt de toute cette composition. Il faut que je vous dĂ©dommage de cela par une aventure domestique. Ma mĂšre, jeune fille encore, allait Ă lâĂ©glise ou en revenait, sa servante la conduisant par le bras. Deux bohĂ©miennes lâaccostent, lui prennent la main, lui prĂ©disent des enfants, et charmants comme vous pensez bien, un jeune mari qui lâaimera Ă la folie et qui nâaimera quâelle, comme il arrive toujours ; de la fortune, il y avait une certaine ligne qui le disait et ne mentait jamais ; une vie longue et heureuse, comme lâindiquait une autre ligne aussi vĂ©ridique que la premiĂšre. Ma mĂšre Ă©coutait ces belles choses avec un plaisir infini et les croyait peut-ĂȘtre ; lorsque la pythonisse lui dit : « Mademoiselle, approchez vos yeux ; voyez-vous bien ce petit trait ; lĂ , celui qui coupe cet autre. - Je le vois. - Eh bien ce trait annonce... - Quoi. - Que, si vous nây prenez garde un jour on vous volera. » Ho pour cette prĂ©diction, elle fut accomplie. Ma bonne mĂšre de retour Ă la maison, trouva quâon lui avait coupĂ© ses poches. [306]
Montrez-moi une vieille rusĂ©e qui attache lâattention dâune jeune innocente enchantĂ©e, tandis quâune autre vieille lui vide ou lui coupe ses poches ; et si chacune de ces figures a son expression, vous aurez fait un tableau. Non pas, sâil vous plaĂźt, il y faudra encore bien dâautres choses. Ici les tĂȘtes sont mal touchĂ©es ; et les vĂȘtements lourds ; ici ou dans un autre morceau dont le sujet est le mĂȘme.
88. Le Berceau ou le Réveil des petits enfants
Tableau ovale de 2 pieds trois pouces de haut, sur 1 pied, 9 pouces de large.
A droite, une chaumiĂšre assez pittoresque faite de planches et de gros bois ronds serrĂ©s les uns contre les autres, avec une espĂšce de petit balcon, vers le haut, en saillie et soutenu en dessous par deux chevrons et deux poutres debout. Sur ce balcon des domestiques occupĂ©s. Au pied de la chaumiĂšre, une mĂšre assise, sa quenouille dressĂ©e contre son Ă©paule gauche, et prĂ©sentant de la main droite, une pomme, au plus petit de ses marmots [307] dont le maillot est suspendu par une corde Ă la branche dâun arbre Ă©lĂ©gant et lĂ©ger. DerriĂšre la mĂšre, une esclave penchĂ©e offrant au marmot qui se rĂ©veille, le chat de la maison. Le marmot sourit, laisse la pomme que sa mĂšre lui offre et tend ses petits bras vers le chat qui lui est prĂ©sentĂ©. Sous ce hamac ou maillot, un autre enfant, nu, est Ă©tendu sur ses langes. Miracle, il y a de la chair, des passages, des tons Ă cet enfant ; il est trĂšs joliment peint ; mais monsieur Leprince, puisque vous en savez jusque-lĂ , pourquoi ne le pas montrer plus souvent. Tout Ă fait sur le devant, Ă plat ventre, la plante des pieds tournĂ©e vers la mĂšre, la tĂȘte vers lâenfant nu, un garçonnet qui dort. De lâautre cĂŽtĂ© du mĂȘme enfant, Ă lâopposite du petit dormeur, un autre garçonnet jouant de la flĂ»te. VoilĂ une premiĂšre Ă©ducation gaie. Jâaime cette maniĂšre dâĂ©veiller les enfants. Ce morceau est plus soignĂ© que les autres. En dĂ©pit dâun Ćil blanc rougeĂątre et cuivreux, la touche en est moelleuse et spirituelle ; il y rĂšgne un transparent, un suave de couleur qui dĂ©pite contre un artiste qui se nĂ©glige. Cependant il est infĂ©rieur Ă celui que lâartiste exposa il y a deux ans et dont le sujet Ă©tait prĂ©cisĂ©ment le mĂȘme. Mais une chose dont je suis bien curieux et que je saurai peut-ĂȘtre un jour, câest si ce luxe de vĂȘtement est commun dans les campagnes de Russie. Si cela nâest pas, lâartiste est faux. Si cela est, il nây a donc point de pauvres. Sâil nây a point de pauvres et que les conditions les plus basses de la vie y soient aisĂ©es et heureuses, que manque-t-il Ă ce gouvernement ? Rien. Et quâimporte quâil nây ait ni lettrĂ©s ni artistes ? Quâimporte quâil soit ignorant et grossier ? Plus instruit, plus civilisĂ©, quây gagnerait-il ? Ma foi, je nâen sais rien.
Je mâennuie de faire et vous apparemment de lire des descriptions de tableaux. Par pitiĂ© pour vous et pour moi, Ă©coutez un conte.
A lâendroit oĂč la Seine sĂ©pare les Invalides, des villages de Chaillot et de Passy, il y avait autrefois deux peuples. Ceux du cĂŽtĂ© du Gros Caillou [308] Ă©taient des brigands ; ceux du cĂŽtĂ© de Chaillot, les uns Ă©taient de bonnes gens qui cultivaient la terre, dâautres des paresseux qui vivaient aux dĂ©pens de leurs voisins. Mais de temps en temps les brigands de lâautre rive, passaient la riviĂšre Ă la nage et en bateaux, tombaient sur nos pauvres agriculteurs, enlevaient leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux, les troublaient dans leurs travaux, et faisaient souvent la rĂ©colte pour eux. Il y avait longtemps quâils souffraient sous ce flĂ©au, lorsquâune troupe de ces oisifs du village de Passy, leurs voisins, sâadressĂšrent Ă nos agriculteurs et leur dirent : « Donnez-nous ce que les brigands du Gros Caillou vous prennent, et nous vous dĂ©fendrons. » Lâaccord fut fait et tout alla bien. VoilĂ , mon ami, lâennemi, le soldat et le citoyen. Il vint avec le temps une seconde horde dâoisifs de Passy qui dirent aux agriculteurs de Chaillot : « Vos travaux sont pĂ©nibles, nous savons jouer de la flĂ»te et danser ; donnez-nous quelque chose, et nous vous amuserons ; vos journĂ©es vous en paraĂźtront moins longues et moins dures. » On accepta leur offre, et voilĂ les gens de lettres qui dans la suite firent respecter leur emploi, parce que sous prĂ©texte dâamuser et de dĂ©lasser le peuple, ils lâinstruisirent ; ils chantĂšrent les lois ; ils encouragĂšrent au travail et Ă lâamour de la patrie ; ils cĂ©lĂ©brĂšrent les vertus ; ils inspirĂšrent aux pĂšres de la tendresse pour leurs enfants ; aux enfants du respect pour leur pĂšre. Et nos agriculteurs furent chargĂ©s de deux impĂŽts quâils supportĂšrent volontiers, parce quâils leur restituaient autant quâils leur prenaient. Sans les brigands du Gros-Caillou, les habitants de Chaillot se seraient passĂ©s de soldats ; si ces soldats leur avaient demandĂ© plus quâils ne leur Ă©conomisaient, ils nâen auraient point voulu ; et Ă la rigueur, les flĂ»teurs leur auraient Ă©tĂ© superflus, et on les aurait envoyĂ©s jouer de la flĂ»te et danser ailleurs, sâils avaient mis Ă trop haut prix leurs chansons. Elles sont pourtant bien belles et bien utiles. Ce sont ces chansonniers qui distinguent un peuple barbare et fĂ©roce, dâun peuple civilisĂ© et doux. [309]
89. LâOiseau retrouvĂ©
Tableau de 2 pieds de haut, sur 1 pied 2 pouces de large.
A droite, paysage, bout de roche, masse informe de pierres dont la cime est couverte de plantes et dâarbustes. Sur ce massif, câest une cuvette soutenue par des enfants debout, et dont les eaux sont reçues dans un bassin. Au-devant du massif, jeune homme sâavançant bĂȘtement, vers une vieille qui le regarde et semble lui dire : « Câest lâoiseau de ma fille. » Au pied du bassin, vers la gauche, cette fille est Ă©tendue Ă terre, la tĂȘte et la partie supĂ©rieure du corps tournĂ©es vers le porteur dâoiseau, et le bras droit appuyĂ© sur sa cage ouverte. On voit Ă ses pieds un mouton et un panier de fleurs. Tout cela est insignifiant. Ces enfants sont beaucoup trop grands pour une scĂšne aussi puĂ©rile, si elle est rĂ©elle ; et si câest une allĂ©gorie, elle est plate. La fille paraĂźt avoir vingt ans passĂ©s ; le jeune homme dix-huit Ă dix-neuf. ScĂšne froide et mauvaise, oĂč la misĂšre de lâidĂ©al nâest point rachetĂ©e par le faire.
90. Le Musicien champĂȘtre
Tableau de 2 pieds de haut, sur 1 pied 2 pouces de large.
Je mâĂ©tablis sur la bordure, et je vais de la droite Ă la gauche. Ce sont dâabord de grands rochers assez prĂšs de moi. Je les laisse. Sur la saillie dâun de ces rochers, jâaperçois un paysan assis, et un peu au-dessous de ce paysan, une paysanne assise aussi. Ils regardent lâun et lâautre vers le mĂȘme cĂŽtĂ©. Ils semblent Ă©couter. Et ils Ă©coutent en effet un jeune musicien qui joue Ă quelque distance dâune espĂšce de mandoline. Le paysan, la paysanne et le musicien ont quelques moutons autour dâeux. Je continue mon chemin, je quitte Ă regret le musicien, parce que jâaime la musique et que celui-ci [310] a un air dâenthousiasme qui attache ; il sâouvre Ă ma droite une percĂ©e dâoĂč mon Ćil sâĂ©gare dans le lointain ; si jâallais plus loin, jâentrerais dans un bocage ; mais je suis arrĂȘtĂ© par une large mare dâeaux qui me font sortir de la toile.
Cela est froid, sans couleur, sans effet. Tous ces tableaux de Leprince nâoffrent quâun mĂ©lange dĂ©sagrĂ©able dâocre et de cuivre. On ne dira pas que lâĂ©loge me coĂ»te, car jâen vais faire un trĂšs Ă©tendu du petit musicien. La tĂȘte en est charmante, dâun caractĂšre particulier et dâune expression rare. Câest lâingĂ©nuitĂ© des champs fondue avec la verve du talent. Cette belle tĂȘte est un peu portĂ©e en avant. Ses cheveux blonds, frisĂ©s, ramenĂ©s sur son front, y forment une espĂšce de bourrelet Ă©bouriffĂ©, comme les Anciens lâont fait au soleil, et Ă quelques-unes de leurs statues. Pour moi qui ne retiens dâune composition musicale quâun beau passage, quâun trait de chant ou dâharmonie qui mâa fait frissonner ; dâun ouvrage de littĂ©rature quâune belle idĂ©e, grande, noble, profonde, tendre, fine, dĂ©licate, ou forte et sublime selon le genre et le sujet ; dâun orateur quâun beau mouvement ; dâun historien quâun fait que je ne rĂ©citerai pas sans que mes yeux sâhumectent et que ma voix sâentrecoupe, et qui oublie tout le reste, parce que je cherche moins des exemples Ă Ă©viter que des modĂšles Ă suivre ; parce que je jouis plus dâune belle ligne que je ne suis dĂ©goĂ»tĂ© par deux mauvaises pages ; que je ne lis que pour mâamuser ou mâinstruire ; que je rapporte tout Ă la perfection de mon cĆur et de mon esprit et que soit que je parle, rĂ©flĂ©chisse, lise, Ă©crive ou agisse, mon but unique est de devenir meilleur, je pardonne Ă Leprince tout son barbouillage jaune dont je nâai plus dâidĂ©e, en faveur de la belle tĂȘte de ce musicien champĂȘtre. Je jure quâelle est fixĂ©e pour jamais dans mon imagination, Ă cĂŽtĂ© de celle de lâAmitiĂ© de Falconet. Aussi cette tĂȘte est-elle vraiment celle quâun habile sculpteur se serait fĂ©licitĂ© dâavoir donnĂ©e Ă un HĂ©siode, un OrphĂ©e qui descendrait des monts de Thrace la lyre Ă la main, un Apollon rĂ©fugiĂ© chez AdmĂšte ; car je persiste toujours Ă croire quâil faut Ă la sculpture [311] quelque chose de plus un, de plus pur, de plus rare, de plus original quâĂ la peinture. En effet parmi tant de figures qui font si bien sur la toile, combien sâen rappelle-t-on qui pussent soutenir le marbre. Mais dites-moi, mon ami, oĂč trouve-t-on ces caractĂšres de tĂȘtes-lĂ ? quel est le travail de lâimagination qui les produit ? oĂč en est lâidĂ©e ? viennent-elles tout entiĂšres Ă la fois, ou est-ce le rĂ©sultat successif du tĂątonnement et de plusieurs traits isolĂ©s ? comment lâartiste juge-t-il, comment jugeons-nous nous-mĂȘmes de leur convenance avec la chose ? Pourquoi nous Ă©tonnent-elles, quâest-ce qui fait dire Ă lâartiste, câest cela ? Entre tant de physionomies caractĂ©ristiques de la colĂšre, de la fureur, de la tendresse, de lâinnocence, de la frayeur, de la fermetĂ©, de la grandeur, de la dĂ©cence, des vices, des vertus, des passions, en un mot de toutes les affections de lâĂąme, y en aurait-il quelques-unes qui les dĂ©signeraient dâune maniĂšre plus Ă©vidente et plus forte ? Dans ces derniĂšres, y aurait-il certains traits fins, subtils, et cachĂ©s, faciles Ă sentir, quand on les a sous les yeux, infiniment difficiles Ă retenir, quand on ne les voit plus, impossibles Ă rendre par le discours ; et serait-ce de ces physionomies rares et des traits spĂ©cifiques et particuliers de ces physionomies que seraient empruntĂ©es ces imitations qui nous confondent et qui nous font appeler les poĂštes, les peintres, les musiciens, les statuaires du nom dâinspirĂ©s. Quâest-ce donc que lâinspiration ? Lâart de lever un pan du voile et de montrer aux hommes un coin ignorĂ© ou plutĂŽt oubliĂ© du monde quâils habitent. LâinspirĂ© est lui-mĂȘme incertain, quelquefois, si la chose quâil annonce est une rĂ©alitĂ© ou une chimĂšre ; si elle exista jamais hors de lui ; il est alors sur la derniĂšre limite de lâĂ©nergie de la nature de lâhomme et Ă lâextrĂ©mitĂ© des ressources de lâart. Mais comment se fait-il que les [312] esprits les plus communs saisissent ces Ă©lans du gĂ©nie, et conçoivent subitement ce que jâai tant de peine Ă rendre. Lâhomme le plus sujet aux accĂšs de lâinspiration pourrait lui-mĂȘme ne rien concevoir Ă ce que jâĂ©cris, du travail de son esprit et de lâeffort [de] son Ăąme ; sâil Ă©tait de sens froid, jâentends ; car si son dĂ©mon venait Ă le saisir subitement, peut-ĂȘtre trouverait-il les mĂȘmes pensĂ©es que moi, peut-ĂȘtre les mĂȘmes expressions ; il dirait ce quâil nâa pour ainsi dire jamais su ; et câest de ce moment seulement quâil commencerait Ă mâentendre. MalgrĂ© lâimpulsion qui me presse, je nâose me suivre plus loin, de peur de mâenivrer et de tomber dans des choses tout Ă fait inintelligibles. Si vous avez quelque soin de la rĂ©putation de votre ami, et que vous ne veuillez pas quâon le prenne pour un fou ; je vous prie de ne pas confier cette page Ă tout le monde. Câest pourtant une de ces pages du moment, qui tiennent Ă un certain tour de tĂȘte quâon nâa quâune fois.
91. Une Fille charge une vieille de remettre une lettre .
92. Un Jeune Homme récompense le zÚle de la vieille .
Deux petits ovales faisant pendants.
Au premier, la jeune fille est assise Ă gauche sur des carreaux et on la voit de face, selon lâusage de lâartiste, parfaitement bien agencĂ©e, quoique extraordinairement chamarrĂ©e de perles et dâautres parures ; mise tout Ă fait de goĂ»t, mais froide de visage. Jâen dis autant de la vieille. Quant Ă lâaction, elle est tout Ă fait Ă©quivoque. Est-ce la vieille qui apporte une lettre ou [313] Ă qui lâon donne une lettre Ă porter ? Il nây a que vous, monsieur Leprince, qui le sachiez ; car ces deux femmes tiennent la lettre, sans que je puisse deviner celle qui la lĂąchera. Lâaction, le mouvement, lâair empressĂ© de la vieille, pour partir, me lâauraient peut-ĂȘtre appris ; mais cela nây est pas. La jeune fille mâaurait tirĂ© de perplexitĂ©, en tenant sa lettre cachetĂ©e dâune main, et de lâautre faisant sa leçon Ă la vieille ; mais cela nây est pas. Vous avez pris le moment Ă©quivoque, et le moment insipide. Et puis une tĂȘte de jeune fille est si belle Ă peindre ; une tĂȘte de vieille prĂȘte tant Ă lâart, pourquoi ne sâen ĂȘtre pas occupĂ© ? Comme cela est faible et monotone. Si vous nâentendez que les Ă©toffes et lâajustement, quittez lâAcadĂ©mie, et faites-vous fille de boutique Au Trait galant, ou maĂźtre tailleur Ă lâOpĂ©ra. A vous parler sans dĂ©guisement, tous vos grands tableaux de cette annĂ©e sont Ă faire, et toutes vos petites compositions ne sont que de riches Ă©crans, de prĂ©cieux Ă©ventails. On nâa dâautre intĂ©rĂȘt Ă les regarder, que celui quâon prend Ă lâaccoutrement bizarre dâun Ă©tranger qui passe dans la rue ou qui se montre pour la premiĂšre fois au Palais-Royal ou aux Tuileries. Quelque bien ajustĂ©es que soient vos figures, si elles lâĂ©taient Ă la française, on les passerait avec dĂ©dain.
Au second. A droite et de face, le jeune homme assis, tenant sur ses genoux la lettre dĂ©ployĂ©e et donnant de lâautre main, une piĂšce dâor Ă la vieille. MĂȘme richesse dâajustement, mĂȘme platitude de tĂȘtes qui voudraient ĂȘtre peintes et qui ne le sont pas. Si un Tartare, un Cosaque, un Russe voyait cela, il dirait Ă lâartiste, tu as pillĂ© toutes nos garde-robes, mais tu nâas pas connu une de nos passions. Autre moment mal choisi. Il me semble que celui oĂč le jeune homme lit la lettre, oĂč il sâattendrit, oĂč le cĆur lui bat, oĂč il retient la vieille par le bras, oĂč le trouble et la joie [314] se confondent sur son visage, oĂč la vieille qui sây connaĂźt, lâobserve malignement, valait beaucoup mieux Ă rendre. Monsieur Leprince, vous ĂȘtes sans idĂ©e, sans finesse et sans Ăąme. Vous pouvez, M LagrenĂ©e et vous, vous prendre tous deux par la main. Est-ce ainsi quâon traite les passions ? Est-ce que ces gens du Nord ont le cĆur et les sens glacĂ©s. Jâavais entendu dire que non. Il faut que lâartiste soit encore plus malade cette annĂ©e quâil y a deux ans. Cela est dâune nĂ©gligence, dâune mollesse de pinceau, dâune paresse de tĂȘte qui fait pitiĂ©.
93. Une jeune fille endormie, surprise par son pĂšre et sa mĂšre.
La jeune fille est couchĂ©e ; sa gorge est dĂ©couverte ; elle a des couleurs. Sa tĂȘte repose sur deux oreillers couverts dâune peau de mouton. Il paraĂźt que ses cuisses sont sĂ©parĂ©es. Elle a le bras gauche dans le lit, et le bras droit sur la couverture qui se plisse beaucoup Ă la sĂ©paration des deux cuisses, et la main posĂ©e oĂč la couverture se plisse. Son vieux pĂšre et sa vieille mĂšre sont debout aux pieds du lit tout Ă fait dans lâombre ; le pĂšre plus sur le fond ; il impose silence Ă la mĂšre qui veut parler. A droite sur le devant, câest un panier dâĆufs renversĂ©s et cassĂ©s. Sur cette inscription quâon lit dans le livret, Une jeune fille endormie surprise par son pĂšre et sa mĂšre, on cherche des traces dâun amant qui sâĂ©chappe ou qui sâest Ă©chappĂ©, et lâon nâen trouve point. On regarde lâexpression du pĂšre et de la mĂšre, pour en tirer quelque indice, et ils ne rĂ©vĂšlent rien. On sâarrĂȘte donc sur la petite fille ? Que fait-elle ? Quâa-t-elle fait ? On nâen sait rien. Elle dort. Se repose-t-elle dâune fatigue voluptueuse ? Cela se peut. Le pĂšre et la mĂšre appelĂ©s par quelques soupirs aussi involontaires quâindiscrets, [315] reconnaĂźtraient-ils aux couleurs vives de leur fille, au mouvement de sa gorge, au dĂ©sordre de sa couche, Ă la mollesse dâun de ses bras, Ă la position de lâautre, quâil ne faut pas diffĂ©rer Ă la marier. Cela est vraisemblable. Ce panier dâĆufs renversĂ©s et cassĂ©s est-il hiĂ©roglyphique ? Quoi quâil en soit, la dormeuse est sans grĂące et sans intĂ©rĂȘt. La peau de mouton sur laquelle sa tĂȘte repose est parfaitement traitĂ©e. Le dĂ©sordre des oreillers et des couvertures, on ne saurait mieux. Mais comment se fait-il que cette fille et son lit soient si fortement Ă©clairĂ©s et que les tĂ©nĂšbres les plus Ă©paisses obscurcissent tout le reste de la composition. Lorsque Rembrandt oppose des clairs du plus grand Ă©clat, a des noirs tout Ă fait noirs ; il nây a pas Ă sây tromper on voit que câest lâeffet nĂ©cessaire dâun local particulier et de choix. Mais ici, la lumiĂšre est diffuse. DâoĂč vient cette lumiĂšre ? Comment se rĂ©pand-elle sur certains objets et sâĂ©teint-elle sur les autres ? Pourquoi nâen aperçoit-on pas le moindre reflet ? DâoĂč naĂźt cette division du jour et de la nuit, telle que dans la nature mĂȘme, au cercle terminateur de lâombre et de la lumiĂšre, elle nâexiste pas aussi tranchĂ©e ? Il faut dâaussi bons yeux pour voir le fond et dĂ©couvrir le pĂšre et la mĂšre qui sont toutefois au pied du lit et sur le devant, que de pĂ©nĂ©tration pour deviner le sujet qui les amĂšne. Mr Leprince, vous avez cherchĂ© un effet piquant ; mais il faut dâabord ĂȘtre vrai dans son technique, et clair dans sa composition. Encore une fois, le pĂšre et la mĂšre auraient-ils eu quelque suspicion de la conduite de leur fille ? Seraient-ils venus Ă dessein de la surprendre avec un amant ? ReconnaĂźtraient-ils au dĂ©sordre de la couche quâils Ă©taient arrivĂ©s trop tard ? Le pĂšre espĂ©rerait-il sây prendre mieux une autre fois, et serait-ce [316] lĂ le motif du geste quâil fait Ă sa femme ? VoilĂ ce qui me vient Ă lâesprit, parce que je ne suis plus malin. Mais dâautres ont dâautres idĂ©es. Tous ces plis ; lâendroit oĂč ils se pressent ; eh bien ces plis, cet endroit, cette main ? AprĂšs ? Est-ce quâune fille de cet Ăąge-lĂ nâest pas maĂźtresse dâuser dans son lit de toutes ses lumiĂšres secrĂštes, sans que ses parents doivent sâen inquiĂ©ter. Ce nâest donc pas cela. Quâest-ce donc. Voyez, monsieur Leprince, quand on est obscur, combien on fait imaginer et dire de sottises. Jâai dit que la tĂȘte de la fille Ă©tait maussade ; mais cela nâempĂȘche pas quâelle ne soit, ainsi que sa gorge de trĂšs bonne couleur. Jâai dit que le pĂšre et la mĂšre Ă©taient dans lâombre, sans quâon sĂ»t pourquoi ; mais cela nâempĂȘche pas quâils ne soient moelleusement touchĂ©s ; et que ce morceau, Ă tout prendre, ne lâemporte sur les autres du mĂȘme artiste. Il est certainement plus soignĂ©, mieux peint et plus fini.
94. Autre bonne aventure
Tableau de deux pieds, deux pouces de haut, sur un pied, dix pouces de large.
On voit la retraite dâun Russe, Tartare ou autre ; Ă droite, le Tartare debout, a la main appuyĂ©e sur une massue hĂ©rissĂ©e de pointes. Quel est ici lâusage de cette massue ? Ce personnage est silencieux, grave et tranquille. Il a une physionomie sauvage, fiĂšre et imposante ; supĂ©rieurement ajustĂ© ; draperies bien raides et bien lourdes ; grands et longs plis bien droits, comme les affectent toutes les Ă©toffes dâor et dâargent. Sa femme vue de profil est assise, en allant vers la gauche. Câest une assez jolie mine ; elle a de lâingĂ©nuitĂ© et de la finesse, avec des traits qui ne sont pas les nĂŽtres. Elle regarde fixement la diseuse de bonne aventure en qui pareillement coiffure, draperies, vĂȘtements sont Ă merveille. Celle-ci tient la main de la [317] jeune femme. Elle lui parle, mais elle nâa point le caractĂšre faux et rusĂ© de son mĂ©tier. Câest une vieille comme une autre. Sur le fond, entre ces deux femmes, deux esclaves, froides et pauvres. Vers lâangle gauche, une cassolette sur son pied. Entre la femme et le mari, sur le fond, un bouclier, un faisceau de flĂšches, un drapeau dĂ©ployĂ©, le tout faisant masse ou trophĂ©e. Il ne manque Ă cette composition que des tĂȘtes qui soient peintes. Les figures plates ressemblent Ă de belles et riches images collĂ©es sur toile. Câest une faiblesse de pinceau, un nĂ©gligĂ©, un manque dâeffet qui dĂ©sespĂšrent. Câest dommage, car tout est naturellement ordonnĂ©, les personnages, le Tartare surtout bien posĂ© ; les objets bien distribuĂ©s ; la femme tartare, en fourrure rouge, a les pieds posĂ©s sur un coussin.
95. Le Concert
Tableau de deux pieds, deux pouces de haut, sur un pied, dix pouces de large.
Composition charmante ; certes un des plus jolis tableaux du Salon, si les tĂȘtes Ă©taient plus vigoureuses. Mais pourquoi la monotonie de ces tĂȘtes ? Pourquoi ces visages si plats, si plats, si faibles, si faibles, quâĂ peine y remarque-t-on du relief. Est-ce que nâayant plus la mĂȘme nature sous les yeux, lâartiste nâa pu se servir de la nĂŽtre pour supplĂ©er les passages et les tons ? Câest du reste une Ă©lĂ©gance, une richesse, une variĂ©tĂ© dâajustements qui Ă©tonne. On voit Ă gauche, assis Ă terre, un esclave qui frappe avec des baguettes une espĂšce de tympanon. Au-dessus de lui, plus sur le fond, un autre musicien qui pince les cordes dâune espĂšce de mandoline. Au centre du tableau, une portion de buffet. Au fond, la tĂȘte penchĂ©e en devant, et les coudes appuyĂ©s sur le buffet, un personnage qui Ă©coute. Cet homme assurĂ©ment aime fort la musique. Debout, le coude gauche posĂ© sur lâextrĂ©mitĂ© [318] du mĂȘme meuble, une femme ; ah quelle femme ! quâelle est molle ! quâelle est voluptueuse et molle ! quâelle est belle ! quâelle est naturelle et vraie de position ! câest une Ă©lĂ©gance, une grĂące de la tĂȘte aux pieds qui enchantent. On ne se lasse point de la voir. Plus vers la gauche, Ă cĂŽtĂ© dâelle, nonchalamment Ă©tendu sur un bout de sofa, son mari ou son amant ; les maris de ce pays-lĂ ressemblent peut-ĂȘtre mieux quâici Ă des amants. Il a le corps et les jambes jetĂ©s vers lâextrĂ©mitĂ© gauche du tableau ; il est appuyĂ© sur un de ses coudes et la tĂȘte avancĂ©e vers les concertants. On lui voit de lâattention et du plaisir. Les tĂȘtes sont ici mieux touchĂ©es, mais non de maniĂšre Ă se soutenir contre le reste. Ces tĂȘtes plates, monotones et faibles, au-dessus de ces Ă©toffes riches et vigoureuses vous blessent. Il faut que lâartiste Ă©teigne ses Ă©toffes, ou fortifie ses tĂȘtes. Sâil prend le premier parti, la composition sera dâaccord et tout Ă fait mauvaise ; sâil prend le second, il y aura harmonie, unitĂ© et beautĂ©. Monsieur LagrenĂ©e, venez, regardez les draperies de Doyen, de Vien et de Leprince, et vous concevrez la diffĂ©rence dâune belle Ă©toffe et dâune Ă©toffe toute neuve. Lâune rĂ©crĂ©e la vue. LâĂ©clat dur et cru de lâautre la fatigue. Un bel exemple, pour les Ă©lĂšves, du secret de dĂ©saccorder toute une composition ; câest ce rideau vert et dur, que Leprince a tendu au cĂŽtĂ© gauche de la sienne. Encore un mot, mon ami, sur cette femme charmante. Vous la rappelez-vous. Elle est svelte, elle est ajustĂ©e Ă ravir, la tĂȘte en est on ne peut plus gracieuse, et bien coiffĂ©e ; et sa gorge entourĂ©e de perles est dâun ragoĂ»t infini.
96. Le Caback ou espĂšce de guinguette aux environs de Moscou
Je nâai jamais pu le dĂ©couvrir. [319]
97. Portrait dâune jeune fille quittant les jouets de lâenfance pour se livrer Ă lâĂ©tude
Tableau médiocre ; mais excellente leçon pour un enfant.
98. Portrait dâune femme qui brode au tambour
Dur, sec et mauvais. Ce chien est un morceau dâĂ©ponge fine, trempĂ© dans du blanc grisĂątre. Il a couru aprĂšs lâancien faire de Chardin. Eh oui, il lâattrapera.
99. Portrait dâune fille qui vient de recevoir une lettre et un bouquet
Je vous avais prĂ©dit, Mr Leprince, que vous nâaviez plus quâun pas Ă faire pour tomber au pont Notre-Dame, et vous y voilĂ . Quand il faut peindre Ă pleines couleurs, colorier, arrondir, faire des chairs, Leprince nây est plus.
De tout ce qui prĂ©cĂšde, que sâensuit-il ? Que le principal mĂ©rite de Leprince est de bien habiller ; on ne peut lui refuser cet Ă©loge ; il nây a pas un de ses tableaux oĂč il nây ait une ou deux figures bien habillĂ©es. Mais il colore mal ; ses tons sont bis, couleur de pain dâĂ©pice et de brique. Sa maniĂšre de peindre nâest ni faite ni dĂ©cidĂ©e. Son dessin nâest pas correct. Ses caractĂšres de tĂȘte ne sont pas intĂ©ressants. Il rĂšgne dans tous ses tableaux une monotonie dĂ©plaisante. On en a vu vingt et lâon croit que câest toujours [320] le mĂȘme. La partie de lâeffet y est tout Ă fait nĂ©gligĂ©e. On les regarde froidement ; on les quitte comme on les regarde. Sa touche est lourde ; sa maniĂšre de faire pĂ©nible et heurtĂ©e. Dans ses paysages, les feuilles des arbres sont pesantes, matĂ©rielles et faites sans ragoĂ»t, sans verve. Il nây a pas dans tout ce quâil a exposĂ© une Ă©tincelle de feu, bien moins un trait de fureur.
Quâest-ce que ses trois grands tableaux faits pour la tapisserie ? rien, ou mĂ©diocres et dâune insupportable monotonie. Lâennui et le bĂąillement vous prenaient, en approchant du grand pan de muraille quâils couvraient. Je bĂąille encore dây penser. Il y rĂ©gnait un effet, un ton de couleur si identique que les trois nâen faisaient quâun.
Otez du tableau du Réveil des enfants, ce petit enfant nu qui est à terre, le reste est mauvais.
MĂȘme jugement de lâOiseau retrouvĂ©, du Musicien champĂȘtre, de la Fille endormie, du portrait de la dame qui brode, de celui de la demoiselle qui vient de recevoir une lettre.
Le Concert est le meilleur. Il y a une figure de femme charmante, bien habillĂ©e, bien ajustĂ©e et dâun caractĂšre de tĂȘte attrayant. Morceau trĂšs agrĂ©able, sâil y avait plus dâeffet ; car il est bien composĂ©, et le faire en est meilleur quâaux autres.
Les figures de la Bonne aventure sont bien habillĂ©es, mais la couleur nây est pas.
MĂȘme mĂ©rite et mĂȘme dĂ©faut, Ă la Fille qui remet une lettre Ă la vieille et Ă son pendant.
Si cet artiste nâeĂ»t pas pris ses sujets dans des mĆurs et des coutumes dont la maniĂšre de se vĂȘtir, les habillements ont une noblesse que les nĂŽtres nâont pas et sont aussi pittoresques que les nĂŽtres sont gothiques et plats, son mĂ©rite sâĂ©vanouirait. Substituez aux figures de Leprince des Français ajustĂ©s Ă la mode de leur pays, et vous verrez combien les mĂȘmes tableaux, exĂ©cutĂ©s de la mĂȘme maniĂšre perdront de leur prix, nâĂ©tant plus soutenus [321] par des dĂ©tails, des accessoires aussi favorables Ă lâartiste et Ă lâart. A la jolie petite femme du Concert, substituez une de nos Ă©lĂ©gantes avec ses rubans, ses pompons, ses falbalas, sa coiffure, et vous verrez le bel effet que cela produira, combien ce tableau deviendra pauvre et petite maniĂšre. Tout le charme, tout lâintĂ©rĂȘt sera dĂ©truit, et lâon daignera Ă peine sây arrĂȘter.
En effet quoi de plus mesquin, de plus barbare, de plus mauvais goĂ»t que notre accoutrement français ; et les robes de nos femmes ? Dites-moi que peut-on faire de beau en introduisant dans une composition des poupĂ©es fagotĂ©es comme cela. Cela serait dâun bel effet surtout dans une composition tragique. Comment leur donner la moindre noblesse, la moindre grandeur ! Au contraire de lâhabillement des Orientaux, des Asiatiques, des Grecs, des Romains, il dĂ©veloppe le talent du peintre habile, et augmente celui du peintre mĂ©diocre.
A la place de cette figure de Tartare qui est Ă la droite dans le tableau de la Bonne aventure et qui est si richement, si noblement vĂȘtue, imaginez un de nos Cent-Suisses, et vous sentirez tout le plat, tout le ridicule de ce dernier personnage.
O que nous sommes petits et mesquins ! Quelle différence de ce bonnet triangulaire noir dont nous sommes affublés, au turban des Turcs, au bonnet des Chinois.
Mettez Ă CĂ©sar, Alexandre, Caton, notre chapeau et notre perruque, et vous vous tiendrez les cĂŽtĂ©s de rire ; si vous donnez au contraire lâhabit grec ou romain, Ă Louis XV, vous ne rirez pas. Le ridicule ne vient donc pas du vice de costume. Il est le mĂȘme de part et dâautre.
Il nây a point de tableau de grand maĂźtre quâon ne dĂ©gradĂąt en habillant [322] les personnages, en les coiffant Ă la française, quelque bien peint, quelque bien composĂ© quâil fĂ»t dâailleurs. On dirait que de grands Ă©vĂ©nements, de grandes actions ne soient pas faits pour un peuple aussi bizarrement vĂȘtu, et que des hommes dont lâhabit est si ginguet ne puissent avoir de grands intĂ©rĂȘts Ă dĂ©mĂȘler. Il ne fait bien quâaux marionnettes. Une diĂšte de ces marionnettes-lĂ ferait Ă merveille la parade dâune assemblĂ©e consulaire. On nâimaginerait jamais un grain de cervelle dans toutes ces tĂȘtes-lĂ . Pour moi, plus je les regarderais, plus je leur verrais des petites ficelles attachĂ©es au haut de leurs tĂȘtes.
Faites-y attention, et vous prononcerez quâun caractĂšre de tĂȘte fier, noble, pathĂ©tique ou terrible ne va point sous votre perruque ou votre chapeau. Vous ne pouvez ĂȘtre que de petits furibonds. Vous ne pouvez que jouer la gravitĂ©, la majestĂ©.
Si nos peintres et nos sculpteurs Ă©taient forcĂ©s dĂ©sormais de puiser leurs sujets dans lâhistoire de France moderne ; je dis moderne, car les premiers Francs avaient conservĂ© dans leur maniĂšre de se vĂȘtir quelque chose de la simplicitĂ© du vĂȘtement antique ; la peinture et la sculpture sâen iraient bientĂŽt en dĂ©cadence.
Imaginez en un tas Ă vos pieds, toute la dĂ©pouille dâun EuropĂ©en, ces bas, ces souliers, cette culotte, cette veste, cet habit, ce chapeau, ce col, ces jarretiĂšres, cette chemise ; câest une friperie. La dĂ©pouille dâune femme serait une boutique entiĂšre. Lâhabit de nature, câest la peau. Plus on sâĂ©loigne de ce vĂȘtement, plus on pĂšche contre le goĂ»t. Les Grecs si uniment vĂȘtus, ne pouvaient souffrir mĂȘme leurs vĂȘtements dans les arts. Ce nâĂ©tait pourtant quâune ou deux piĂšces dâĂ©toffes nĂ©gligemment jetĂ©es sur le corps.
Je vous le rĂ©pĂšte, il ne faudrait quâassujettir la peinture et la sculpture Ă notre costume pour perdre ces deux arts si agrĂ©ables, si intĂ©ressants, si utiles mĂȘme Ă plusieurs Ă©gards, surtout si on ne les emploie pas Ă tenir [323] constamment sous les yeux des peuples ou des actions dĂ©shonnĂȘtes, ou des atrocitĂ©s de fanatisme qui ne peuvent servir quâĂ corrompre les mĆurs ou Ă embĂ©guiner les hommes, Ă les empoisonner des plus dangereux prĂ©jugĂ©s.
Je voudrais bien savoir ce que les artistes Ă venir, dans quelques milliers dâannĂ©es pourront faire de nous ; surtout si des Ă©rudits sans esprit et sans goĂ»t les rĂ©duisent Ă lâobservation rigoureuse de notre costume.
Le tableau de la Paix de Mr HallĂ© vient ici trĂšs bien Ă lâappui de ce que je dis. Ce tableau fait rire. Câest en grand une assemblĂ©e de mĂ©decins et dâapothicaires, digne du théùtre, lorsquâon y joue le MĂ©decin malgrĂ© lui. Mais transposez la scĂšne de Paris Ă Rome, de lâhĂŽtel de ville au milieu du sĂ©nat. A ces foutus sacs rouges, noirs, emperruquĂ©s, en bas de soie bien tirĂ©s, bien roulĂ©s sur le genou, en rabats, en souliers Ă talon, substituez-moi de graves personnages Ă longues barbes, Ă tĂȘtes, bras et jambes nus, Ă poitrines dĂ©couvertes, en longues, fluentes et larges robes consulaires. Donnez ensuite le mĂȘme sujet au mĂȘme peintre, tout mĂ©diocre quâil est, et vous jugerez de lâintĂ©rĂȘt et du parti quâil en tirera ; Ă condition pourtant quâil ferait descendre autrement sa Paix. Cette Paix aurait tout aussi bien fait de rester oĂč elle Ă©tait, que de sâen venir dâun air aussi maussade, aussi dĂ©pourvu de grĂące quâelle lâest dans ce plat tableau, soit dit en passant et par apostille.
Jâavais dĂ©jĂ effleurĂ© quelque part cette question de nos vĂȘtements ; [324] mais il me restait sur le cĆur quelque chose dont il fallait absolument que je me soulageasse. VoilĂ qui est fait, et vous pouvez compter que je nây reviendrai plus que par occasion. La belle figure que ferait le buste de M Trudaine, de Saint-Florentin ou de Clermont, Ă cĂŽtĂ© de celui de Massinissa.
Guérin
100. Plusieurs petits tableaux, peints Ă lâhuile, en miniature, dont plusieurs dâaprĂšs lâĂcole dâItalie .
Peu de chose ; jolies images, bien prĂ©cieuses, jolis dessus de tabatiĂšres. Trop bien pour lâhĂŽtel de Jaback, pas assez bien pour lâAcadĂ©mie. Cependant comme cela a Ă©tĂ© fait dâaprĂšs beau, le premier coup dâĆil vous en plaĂźt. Lâeffet de lâensemble, lâintĂ©rĂȘt de lâaction, la position, le caractĂšre, lâexpression des figures, la distribution, les groupes, lâentente des lumiĂšres, quelque chose mĂȘme du dessin et de la couleur sont restĂ©s. Mais arrĂȘtez ; entrez dans les dĂ©tails ; il nây a plus ni finesse, ni puretĂ©, ni correction ; vous prenez GuĂ©rin par lâoreille, vous le mettez Ă genoux, et vous lui faites faire amende honorable Ă de grands maĂźtres si maltraitĂ©s. Pour le Bureau de loterie, et dâautres morceaux de mĂȘme grandeur et de lâinvention de lâartiste, ils ne seront pas dĂ©crits ; non, depardieu, ils ne le seront pas ; et vous entendez de reste ce que cela veut dire. [325]
Bonsoir, mon ami. A la prochaine fois Robert. Celui-ci me donnera de lâouvrage ; mais quand une fois, jâen serai quitte, les autres ne me tiendront guĂšre. Vale iterum, et patiens esto.
Robert
Câest une belle chose, mon ami, que les voyages. Mais il faut avoir perdu son pĂšre, sa mĂšre, ses enfants, ses amis ou nâen avoir jamais eu, pour errer par Ă©tat sur la surface du globe. Que diriez-vous du propriĂ©taire dâun palais immense503 qui emploierait toute sa vie Ă monter et Ă descendre des caves aux greniers, des greniers aux caves, au lieu de sâasseoir tranquillement au centre de sa famille. Câest lâimage du voyageur. Cet homme est sans morale. Ou il est tourmentĂ© par une espĂšce dâinquiĂ©tude naturelle qui le promĂšne malgrĂ© lui. Avec un fond dâinertie504, plus ou moins considĂ©rable, nature qui veille Ă notre conservation nous a donnĂ© une portion dâĂ©nergie qui nous sollicite sans cesse au mouvement et Ă lâaction. Il est rare que ces deux forces se tempĂšrent si Ă©galement quâon ne prenne pas trop de repos et quâon ne se donne pas trop de fatigue. Lâhomme pĂ©rit engourdi de mollesse ou extĂ©nuĂ© de lassitude. Au milieu des forĂȘts lâanimal sâĂ©veille, poursuit sa proie, lâatteint, la dĂ©vore et sâendort. Dans les villes, oĂč une partie des hommes sont sacrifiĂ©s Ă pourvoir aux besoins des autres, lâĂ©nergie qui reste Ă ceux-ci se jette sur diffĂ©rents objets. Je cours aprĂšs une idĂ©e, parce quâun misĂ©rable court aprĂšs un liĂšvre pour moi. Si dans un individu il y a disette dâinertie et surabondance dâĂ©nergie ; lâĂȘtre [326] est saisi de violence comme par le milieu du corps et jetĂ© par une force innĂ©e sous la ligne ou sous lâun des pĂŽles. Câest Anquetil qui sâen va jusquâau fond de lâIndoustan, Ă©tudier la langue sacrĂ©e du brame505. VoilĂ le cerf quâil eĂ»t poursuivi jusquâĂ extinction de chaleur, sâil fĂ»t restĂ© dans lâĂ©tat de nature. Nous ignorons la cause secrĂšte de nos efforts les plus hĂ©roĂŻques. Celui-ci vous dira quâil est consumĂ© du dĂ©sir de connaĂźtre, quâil sâĂ©loigne de sa patrie par zĂšle pour elle, et que sâil sâest arrachĂ© des bras dâun pĂšre et dâune mĂšre et sâen va parcourir, Ă travers mille pĂ©rils, des contrĂ©es lointaines, câest pour en revenir chargĂ© de leurs utiles dĂ©pouilles. Nâen croyez rien. Surabondance dâĂ©nergie qui le tourmente. Le sauvage Moncacht-ApĂ©506 rĂ©pondra au chef dâune nation Ă©trangĂšre qui lui demande, qui es-tu ? dâoĂč viens-tu ? que cherches-tu avec tes cheveux courts507 ? Je viens de la nation des loutres. Je cherche de la raison, et je te visite afin que tu mâen donnes. Mes cheveux sont courts pour nâen ĂȘtre pas embarrassĂ©, mais mon cĆur est bon. Je ne te demande pas des vivres, jâen ai pour aller plus loin, et quand jâen manquerais, mon arc et mes flĂšches mâen fourniraient plus quâil ne mâen faut. Pendant le froid je fais comme lâours qui se met Ă couvert ; et lâĂ©tĂ©, jâimite lâaigle qui se promĂšne pour satisfaire sa curiositĂ©. Est-ce quâun homme qui est seul et qui marche le jour doit te faire peur ? Mon cher ApĂ©, tout ce que tu dis lĂ est fort beau. Mais crois que tu vas parce que tu ne peux pas rester. Tu surabondes en Ă©nergie ; et tu dĂ©cores cette force secrĂšte qui te meut, tandis que tes camarades dorment Ă©tendus sur la terre, du nom le plus noble que tu peux imaginer. Eh oui, [327] grand Choiseul508, vous veillez pour le bonheur de la patrie ! Bercez-vous bien de cette idĂ©e-lĂ . Vous veillez, parce que vous ne sauriez dormir. Quelquefois cette cruelle Ă©nergie bout au fond du cĆur de lâhomme ; et lâhomme sâennuie jusquâĂ ce quâil ait aperçu lâobjet de sa passion ou de son goĂ»t. Quelquefois, il erre soucieux, inquiet, promenant ses regards autour de lui, saisissant tout, renonçant Ă tout, prenant, quittant toutes sortes dâinstruments et de vĂȘtements jusquâĂ ce quâil ait rencontrĂ© celui quâil cherche et que lâĂ©nergie naturelle et secrĂšte ne lui dĂ©signe pas, car elle est aveugle. Il y en a, et malheureusement câest le grand nombre quâelle Ă©lance sur tout et qui nâont dâailleurs aucune aptitude Ă rien. Ces derniers sont condamnĂ©s Ă se mouvoir sans cesse, sans avancer dâun pas. Il arrive aussi quâun malheur, la perte dâun ami, la mort dâune maĂźtresse, coupe le fil qui tenait le ressort tendu. Alors lâĂȘtre part et va tant que ses pieds le peuvent porter. Tout coin de la terre lui est Ă©gal. Sâil reste, il pĂ©rit Ă la place. Quand lâĂ©nergie de nature se replie sur elle-mĂȘme, lâĂȘtre malheureux, mĂ©lancolique, pleure, gĂ©mit, sanglote, pousse des cris par intervalle, se dĂ©vore et se consume. Si distraite par des motifs Ă©galement puissants, elle tire lâhomme en deux sens contraires ; lâhomme suit une ligne moyenne sur laquelle il sâarme dâun pistolet ou dâun poignard, une direction intermĂ©diaire qui le conduit la tĂȘte la premiĂšre au fond dâune riviĂšre ou dâun prĂ©cipice. Ainsi finit la lutte dâun cĆur indomptable et dâun esprit inflexible. Ă bienheureux mortels, inertes, imbĂ©ciles509, engourdis, vous buvez, vous mangez, vous dormez, vous vieillissez, et vous mourez sans avoir joui, sans avoir souffert ; sans quâaucune secousse ait fait osciller le poids qui vous pressait sur le sol oĂč vous ĂȘtes nĂ©s. On ne sait oĂč est la sĂ©pulture de lâĂȘtre Ă©nergique. La vĂŽtre est toujours sous vos pieds. [328]
Mais Ă quoi bon, me direz-vous, cet Ă©cart sur les voyageurs et les voyages ? quel rapport de ces idĂ©es vraies ou fausses avec les ruines de Robert. Comme ces ruines sont en grand nombre, mon dessein Ă©tait de les enchĂąsser dans un cadre qui palliĂąt la monotonie des descriptions, de les supposer existantes en quelque contrĂ©e, en Italie, par exemple, et dâen faire un supplĂ©ment Ă Mr lâabbĂ© Richard. Pour cet effet, il fallait lire son Voyage dâItalie510 ; je lâai lu, sans pouvoir y glaner une misĂ©rable ligne qui me servĂźt ; de dĂ©pit, jâai dit, ĂŽ la belle chose que les voyages ! et dans lâindignation que je ressens encore du petit esprit superstitieux de cet auteur, vous me permettrez, sâil vous plaĂźt dâajouter, Dom Richard511, est-ce que tu tâimagines que ce tas dâimpertinences qui forment ta mythologie obtiendra des hommes une croyance Ă©ternelle. Si ton livre passe512, ce nâĂ©tait pas la peine de lâĂ©crire ; sâil dure, ne vois-tu pas que tu te traduis Ă 513 la postĂ©ritĂ© comme un sot. Et lorsque le temps aura brisĂ© les statues, dĂ©truit les peintures, amoncelĂ©514 les Ă©difices dont tu mâentretiens, quelle confiance lâavenir accordera-t-il aux rĂ©cits dâune tĂȘte rĂ©trĂ©cie et embĂ©guinĂ©e des notions les plus ridicules.
Tout ce que jâai recueilli de lâabbĂ© Richard, câest que le pied hors du temple, lâhomme religieux disparaĂźt, et que lâhomme se retrouve plus vicieux dans la rue515. [329]
Câest quâil y a dans une certaine contrĂ©e des marchands de bonnes actions516 qui cĂšdent Ă des coquins, ce quâils en ont de trop, pour quelques piĂšces dâargent quâils en reçoivent ; espĂšce de commerce fort extraordinaire.
Câest quâen Savoye, oĂč toute imposition est assise sur les fonds517, la population est telle que tout le pays ne semble quâune grande ville518.
Câest quâici* un sĂ©nateur fait adopter par autoritĂ© du SĂ©nat un fils naturel qui succĂšde au nom, aux armes, Ă la fortune, Ă tous les privilĂ©ges de la lĂ©gitimitĂ©, et peut devenir doge519.
Câest quâailleurs** on peut aller se choisir un hĂ©ritier Ă lâhĂŽpital mĂȘme [330] des Enfants TrouvĂ©s. Câest que les noms des grandes familles sây perpĂ©tuent par le sort qui assigne Ă un enfant du conservatoire, toutes les prĂ©rogatives dâun sĂ©nateur dĂ©cĂ©dĂ© sans hĂ©ritier immĂ©diat520.
Et Robert521 ? piano, di grazia522, Robert viendra tout Ă lâheure. Câest quâau milieu des plus sublimes modĂšles en tout genre ; la peinture et la sculpture tombent en Italie. On y fait de belles copies ; aucun bon ouvrage.
Câest que Le Quesnoi523 rĂ©pondit Ă un amateur Ă©clairĂ© qui le regardait travailler, et qui craignait quâil ne gĂątĂąt son ouvrage pour le vouloir plus parfait ; vous avez raison, vous qui ne voyez que la copie ; mais jâai aussi raison, moi qui poursuis lâoriginal qui est dans ma tĂȘte ; ce qui est tout voisin de ce quâon raconte de Phidias524 qui projetant un Jupiter, ne contemplait aucun objet naturel qui lâaurait placĂ© au-dessous de son sujet. Il avait dans lâimagination quelque chose dâultĂ©rieur Ă nature525. Deux faits qui viennent Ă lâappui de ce que je vous Ă©crivais dans le prĂ©ambule de ce Salon ; et passons Ă prĂ©sent Ă Robert, si vous le voulez. [331]
Robert est un jeune artiste qui se montre pour la premiĂšre fois ; il revient dâItalie dâoĂč il a rapportĂ© de la facilitĂ© et de la couleur. Il a exposĂ© un grand nombre de morceaux entre lesquels il y en a dâexcellents, quelques mĂ©diocres, presque pas un mauvais. Je les distribuerai en trois classes, les tableaux, les esquisses et les dessins.
Tableaux.
103. Un Grand Paysage dans le goĂ»t des campagnes dâItalie.
8 pieds, 9 pouces de large, sur 7 pieds, 7 pouces de haut526.
Je voudrais revoir ce morceau hors du Salon. Je soupçonne les compositions des artistes de souffrir autant du cĂŽtĂ© du mĂ©rite, par le voisinage et lâopposition des unes aux autres, que du cĂŽtĂ© de leurs dimensions, par lâĂ©tendue du lieu oĂč elles sont exposĂ©es. Un tableau, tel que celui-ci, dâune grandeur considĂ©rable nây paraĂźt quâune toile ordinaire. Jâavais jetĂ© hors du Salon527 des ouvrages que jâai retrouvĂ©s seuls, isolĂ©s, et pour lesquels il mâa semblĂ© que jâavais eu trop [de] dĂ©dain. La TĂȘte de PompĂ©e prĂ©sentĂ©e Ă CĂŠsar528 Ă©tait quelque chose sur le chevalet de lâartiste ; rien sur la muraille du Louvre529. Nos yeux fatiguĂ©s, Ă©blouis par tant de faire530 diffĂ©rents, sont-ils mauvais juges ? quelque composition vigoureusement coloriĂ©e et dâun grand effet, nous servirait-elle de rĂšgle ? y rapporterions-nous toutes les autres qui deviendraient pauvres et mesquines par la comparaison avec ce modĂšle ? ce quâil y a de certain, câest que, si je vous disais que ce marmouset de CĂ©sar de La GrenĂ©e Ă©tait plus grand que nature, vous nâen croiriez rien. Mais pourquoi lâĂ©tendue du lieu ne produit-elle pas le mĂȘme effet sur tous les tableaux indistinctement ? Pourquoi, tandis quâil y en a de grands [332] que je trouve petits, y en a-t-il de petits que je trouve grands ? pourquoi dans telle esquisse qui nâest guĂšre plus grande que ma main les figures prennent-elles six, sept, huit, neuf pieds de hauteur, et dans telle ou telle composition, mĂȘme estimĂ©e, des figures qui ont rĂ©ellement cette proportion, la perdent-elles et se rĂ©duisent-elles de moitiĂ© ? Il faut chercher lâexplication de ce phĂ©nomĂšne, ou dans les figures mĂȘme, ou dans le rapport de ces figures avec les ĂȘtres environnants. Dans tout tableau lâorteil du satyre endormi se mesure. Il y a le pĂątre. Il y a la paille531 ; sous cette forme ou sous une autre. Allez voir lâOffrande Ă lâamour de Greuze532 ; et vous me direz ce que sa figure principale devient Ă cĂŽtĂ© des arbres Ă©normes qui lâenvironnent.
Dans ce grand ou petit533 tableau de Robert, on voit Ă droite un bout dâancienne architecture ruinĂ©e ; Ă la face de cette ruine qui regarde le cĂŽtĂ© gauche, dans une grande niche, lâartiste a placĂ© une statue. Du piĂ©destal de cette statue, coule une fontaine dont un bassin reçoit les eaux. Autour de ce bassin, il y a quelques figures dâhommes et dâanimaux. Un pont jetĂ©534 du cĂŽtĂ© droit au cĂŽtĂ© gauche de la scĂšne et coupant en deux toute la composition laisse en devant un assez grand espace, et dans la profondeur du tableau, au loin, un beaucoup plus grand encore. On voit couler les eaux dâune riviĂšre sous ce pont. Elles sâĂ©tendent en venant Ă vous. La rive de ces eaux, ces eaux et le pont forment trois plans bien distincts, et un espace dĂ©jĂ fort vaste. Sur ces eaux Ă gauche, au-devant du pont, on aperçoit un bateau. Le fond est une campagne oĂč lâĆil va se promener et se perdre. Le cĂŽtĂ© gauche, au-delĂ du bateau, est terminĂ© par quelques arbres.
La fabrique535 de la droite, la statue, le bassin, la rive, en un mot toute cette moitiĂ© de la composition est bien de couleur et dâeffet ; le reste, pauvre, terne, gris, effacĂ© ; lâouvrage dâun Ă©colier qui a mal fini ce que le maĂźtre avait bien commencĂ©. Mais pour sentir combien le tout est faible, [333] on nâa quâĂ jeter lâĆil sur536 un Vernet ; ou plutĂŽt cela nâest pas nĂ©cessaire. Ce nâest pas une de ces productions Ă©quivoques537 quâon ne puisse juger que par un modĂšle de comparaison.
Le redoutable voisin que ce Vernet. Il fait souffrir tout ce qui lâapproche, et rien ne le blesse. Câest celui-lĂ , Mr Robert, qui sait avec un art infini entremĂȘler le mouvement et le repos, le jour et les tĂ©nĂšbres, le silence et le bruit. Une seule de ces qualitĂ©s fortement prononcĂ©e dans une composition, nous arrĂȘte et nous touche ; quel ne doit donc pas ĂȘtre lâeffet de leur rĂ©union et de leur contraste. Et puis sa main docile Ă la variĂ©tĂ©, Ă la rapiditĂ© de son imagination, vous dĂ©robe toujours la fatigue538. Tout est vigoureux comme dans la nature ; et rien ne se nuit539 comme dans la nature. Jamais il ne paraĂźt quâon ait sacrifiĂ© un objet pour en faire valoir un autre. Il rĂšgne partout, une Ăąme, un esprit, un souffle dont on pourrait dire, comme Virgile ou LucrĂšce, de lâĆuvre entiĂšre de la crĂ©ation :
Deum namque ire per omnes
Terrasque tractusque maris, cĆlumque profondum.
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas.
Scilicet huc reddi, deinde ac resoluta referri
Omnia ; nec morti esse locum540.
Câest la prĂ©sence dâun dieu qui se fait sentir sur la surface de la terre, au fond des mers, dans la vaste Ă©tendue des cieux ; câest de lĂ que les hommes, les animaux, les troupeaux, les bĂȘtes fĂ©roces reçoivent lâĂ©lĂ©ment subtil de la vie ; tout sây rĂ©sout, tout en Ă©mane ; et la mort nâa lieu nulle part.
Tout ce que vous rencontrerez dans les poÚtes du développement du chaos et de la naissance du monde lui conviendra. Dites de lui
Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitat molem et magno se corpore miscet. [334]
Câest un esprit qui vit au dedans, qui se rĂ©pand dans toute la masse, qui la meut, et sâunit au grand tout541. Et lâon nâen rabattra pas un mot.
Deux Tableaux. Un Pont sous lequel on découvre les campagnes de Sabine, à quarante lieues de Rome542.
Les Ruines du fameux portique du temple de Balbec, à Héliopolis.
Imaginez sur deux grandes arches cintrĂ©es543, un pont de bois, dâune hauteur et dâune longueur prodigieuse. Il touche dâun bout Ă lâautre de la composition, et occupe la partie la plus Ă©levĂ©e de la scĂšne. Brisez la rampe de ce pont dans son milieu et ne vous effrayez pas, si vous le pouvez, pour les voitures qui passent en cet endroit. Descendez de lĂ . Regardez sous les arches ; et voyez dans le lointain, Ă une grande distance de ce premier pont, un second pont de pierre qui coupe la profondeur de lâespace en deux, laissant entre lâune et lâautre fabrique une Ă©norme distance. Portez vos yeux au-dessus de ce second pont, et dites-moi, si vous le savez, quelle est lâĂ©tendue que vous dĂ©couvrez. Je ne vous parlerai point de lâeffet de ce tableau, je vous demanderai seulement sur quelle toile vous le croyez peint. Il est sur une trĂšs petite toile, sur une toile de 1 pied 10 pouces de large, sur 1 pied, 5 pouces de haut.
Au pendant544 ; câest Ă droite une colonnade ruinĂ©e ; un peu plus vers la gauche et sur le devant, un obĂ©lisque entier ; puis la porte dâun temple. Au delĂ de cette porte, une partie symĂ©trique Ă la premiĂšre. Au-devant de la ruine entiĂšre, un grand escalier qui rĂšgne sur toute sa longueur et dâoĂč lâon descend de la porte du temple au bas de la composition. Faible, faible ; de peu dâeffet. Le prĂ©cĂ©dent est lâouvrage de lâimagination ; celui-ci est [335] une copie de lâart545. Ici on nâest arrĂȘtĂ© que par lâidĂ©e de la puissance Ă©clipsĂ©e des peuples qui ont Ă©levĂ© de pareils Ă©difices. Ce nâest pas de la magie du pinceau, câest des ravages du temps que lâon sâentretient.
Ruine dâun arc de triomphe, et autres monuments546.
Tableau cintré de 4 pieds 2 pouces de haut, sur 4 pieds 3 pouces de large.
Lâeffet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, câest de vous laisser dans une douce mĂ©lancolie. Nous attachons nos regards sur les dĂ©bris dâun arc de triomphe, dâun portique, dâune pyramide, dâun temple, dâun palais ; et nous revenons sur nous-mĂȘmes ; nous anticipons sur les ravages du temps ; et notre imagination disperse sur la terre les Ă©difices mĂȘmes que nous habitons. A lâinstant la solitude et le silence rĂšgnent autour de nous. Nous restons seuls de toute une nation qui nâest plus. Et voilĂ la premiĂšre ligne de la poĂ©tique des ruines.
A droite, câest une grande fabrique Ă©troite, dans le massif de laquelle on a pratiquĂ© une niche occupĂ©e de sa statue. Il reste de chaque cĂŽtĂ© de la niche, une colonne sans chapiteau. Plus vers la gauche et sur le devant, un soldat est Ă©tendu Ă plat ventre sur des quartiers de pierre, la plante des pieds tournĂ©e vers la fabrique de la droite, la tĂȘte vers la gauche dâoĂč sâavancent Ă lui un autre soldat, avec une femme qui porte entre ses bras un petit enfant. On voit au-delĂ , sur le fond, des eaux ; au delĂ des eaux, vers la gauche, entre des arbres et du paysage, le sommet dâun dĂŽme [336] ruinĂ© ; plus loin, du mĂȘme cĂŽtĂ©, une arcade tombant de vĂ©tustĂ© ; prĂšs de cette arcade, une colonne sur son piĂ©destal ; autour de cette colonne des masses de pierres informes ; sous lâarcade, un escalier qui conduit vers la rive dâun lac ; au delĂ , un lointain, une campagne ; au pied de lâarcade, une figure ; plus sur le devant, au bord des eaux, une autre figure. Je ne caractĂ©rise point ces figures si peu soignĂ©es quâon ne sait ce que câest, hommes ou femmes, moins encore ce quâelles font. Ce nâest pourtant pas Ă cette condition quâon anime les ruines. Mr Robert, soignez vos figures. Faites-en moins et faites-les mieux. Surtout Ă©tudiez lâesprit de ce genre de figures ; car elles en ont un qui leur est propre. Une figure de ruines nâest pas la figure dâun autre site.
Grande galerie éclairée du fond547.
Tableau de 4 pieds 3 pouces de large, sur 3 pieds, I pouce de haut.
Ă les belles, les sublimes ruines ! quelle fermetĂ©, et en mĂȘme temps quelle lĂ©gĂšretĂ©, sĂ»retĂ©, facilitĂ© de pinceau ! quel effet ! quelle grandeur ! quelle noblesse ! quâon me dise Ă qui ces ruines appartiennent548, afin que je les vole ; le seul moyen dâacquĂ©rir, quand on est indigent. HĂ©las, elles font peut-ĂȘtre si peu de bonheur au riche stupide qui les possĂšde ; et elles me rendraient si heureux ! propriĂ©taire, Ă©poux aveugle, quel tort te fais-je, [337] lorsque je mâapproprie des charmes que tu ignores ou que tu nĂ©gliges. Avec quel Ă©tonnement, quelle surprise je regarde cette voĂ»te brisĂ©e, les masses surimposĂ©es Ă cette voĂ»te ! les peuples qui ont Ă©levĂ© ce monument, oĂč sont-ils ? que sont-ils devenus ! dans quelle Ă©norme profondeur obscure et muette mon Ćil va-t-il sâĂ©garer ? Ă quelle prodigieuse distance est renvoyĂ©e la portion du ciel que jâaperçois Ă cette ouverture ! lâĂ©tonnante dĂ©gradation de lumiĂšre ! comme elle sâaffaiblit en descendant du haut de cette voĂ»te, sur la longueur de ces colonnes ! comme les tĂ©nĂšbres sont pressĂ©es par le jour de lâentrĂ©e et le jour du fond. On ne se lasse point de regarder. Le temps sâarrĂȘte pour celui qui admire. Que jâai peu vĂ©cu ! Que ma jeunesse a peu durĂ© !
Câest une grande galerie voĂ»tĂ©e et enrichie intĂ©rieurement dâune colonnade qui rĂšgne de droite et de gauche. Vers le milieu de sa profondeur, la voĂ»te sâest brisĂ©e, et montre au-dessus de sa fracture les dĂ©bris dâun Ă©difice surimposĂ©. Cette longue et vaste fabrique reçoit encore la lumiĂšre, par son ouverture du fond. On voit Ă gauche en dehors une fontaine ; au-dessus de cette fontaine, une statue antique assise ; au-dessous du piĂ©destal de cette statue, un bassin Ă©levĂ© sur un massif de pierre ; autour de ce bassin, au-devant de la galerie, dans les entrecolonnes, une foule de petites figures, de petits groupes, de petites scĂšnes trĂšs variĂ©es ; on puise de lâeau, on se repose, on se promĂšne, on converse. VoilĂ bien du mouvement et du bruit. Je vous en dirai mon avis ailleurs, Mr Robert, tout Ă lâheure. Vous ĂȘtes un habile homme. Vous excellerez, vous excellez dans votre genre. Mais Ă©tudiez Vernet. Apprenez de lui Ă dessiner, Ă peindre, Ă rendre vos figures intĂ©ressantes ; et puisque vous vous ĂȘtes vouĂ© Ă la peinture de ruines, sachez que ce genre a sa poĂ©tique. Vous lâignorez absolument ; cherchez-la. Vous avez le faire, mais lâidĂ©al vous manque. Ne sentez-vous [338] pas quâil y a trop de figures ici, quâil en faut effacer les trois quarts. Il nâen faut rĂ©server que celles qui ajouteront Ă la solitude et au silence. Un seul homme qui aurait errĂ© dans ces tĂ©nĂšbres, les bras croisĂ©s sur la poitrine et la tĂȘte penchĂ©e mâaurait affectĂ© davantage. LâobscuritĂ© seule, la majestĂ© de lâĂ©difice, la grandeur de la fabrique, lâĂ©tendue, la tranquillitĂ©, le retentissement sourd de lâespace mâaurait fait frĂ©mir. Je nâaurais jamais pu me dĂ©fendre dâaller rĂȘver sous cette voĂ»te, de mâasseoir entre ces colonnes, dâentrer dans votre tableau. Mais il y a trop dâimportuns. Je mâarrĂȘte. Je regarde. Jâadmire549, et je passe. Mr Robert, vous ne savez pas encore pourquoi les ruines font tant de plaisir, indĂ©pendamment de la variĂ©tĂ© des accidents quâelles montrent ; et je vais vous en dire ce qui mâen viendra sur-le-champ.
Les idĂ©es que les ruines rĂ©veillent en moi sont grandes. Tout sâanĂ©antit, tout pĂ©rit, tout passe. Il nây a que le monde qui reste. Il nây a que le temps qui dure. Quâil est vieux ce monde ! Je marche entre deux Ă©ternitĂ©s. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui mâentourent mâannoncent une fin, et me rĂ©signent Ă celle qui mâattend. Quâest-ce que mon existence Ă©phĂ©mĂšre, en comparaison de celle de ce rocher qui sâaffaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forĂȘt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tĂȘte et qui sâĂ©branlent. Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussiĂšre, et je ne veux pas mourir, et jâenvie un faible tissu de fibres, et de chair Ă une loi gĂ©nĂ©rale qui sâexĂ©cute sur le bronze550. Un torrent entraĂźne les nations les unes sur les autres, au fond dâun [ 339] abĂźme commun ; moi, moi seul, je prĂ©tends mâarrĂȘter sur le bord et fendre le flot qui coule Ă mes cĂŽtĂ©s !
Si le lieu dâune ruine est pĂ©rilleux, je frĂ©mis. Si je mây promets le secret et la sĂ©curitĂ©, je suis plus libre, plus seul, plus Ă moi, plus prĂšs de moi. Câest lĂ que jâappelle mon ami551. Câest lĂ que je regrette mon amie552. Câest lĂ que nous jouirions de nous, sans trouble, sans tĂ©moins, sans importuns, sans jaloux. Câest lĂ que je sonde mon cĆur. Câest lĂ que jâinterroge le sien, que je mâalarme et me rassure. De ce lieu, jusquâaux habitations des villes, jusquâaux demeures du tumulte, au sĂ©jour de lâintĂ©rĂȘt, des passions, des vices, des crimes, des prĂ©jugĂ©s, des erreurs, il y a loin.
Si mon Ăąme est prĂ©venue553 dâun sentiment tendre, je mây livrerai sans gĂȘne. Si mon cĆur est calme, je goĂ»terai toute la douceur de son repos.
Dans cet asile dĂ©sert, solitaire et vaste je nâentends rien ; jâai rompu avec tous les embarras de la vie. Personne ne me presse et ne mâĂ©coute. Je puis me parler tout haut, mâaffliger, verser des larmes sans contrainte.
Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte dans une femme honnĂȘte ; lâentreprise dâun amant tendre et timide, plus vive et plus courageuse. Nous aimons, sans nous en douter, tout ce qui nous livre Ă nos penchants, nous sĂ©duit et excuse notre faiblesse. Je quitterai le fond de cet antre et jây laisserai la mĂ©moire importune du moment, dit une femme, et elle ajoute,
Si lâon mâa trompĂ©e et que la mĂ©lancolie mây ramĂšne, je mâabandonnerai Ă toute ma douleur ; la solitude retentira de ma plainte ; je dĂ©chirerai le silence et lâobscuritĂ© de mes cris. Et lorsque mon Ăąme sera rassasiĂ©e dâamertume, jâessuierai mes larmes de mes mains ; je reviendrai parmi les hommes et ils ne soupçonneront pas que jâai pleurĂ©.
Si je te perdais jamais, idole de mon Ăąme ; si une mort inopinĂ©e, un malheur imprĂ©vu te sĂ©parait de moi, câest ici que je voudrais quâon dĂ©posĂąt ta cendre et que je viendrais converser avec ton ombre. [340]
Si lâabsence nous tient Ă©loignĂ©s, jây viendrai rechercher la mĂȘme ivresse qui avait si entiĂšrement, si dĂ©licieusement disposĂ© de nos sens ; mon cĆur palpitera derechef ; je rechercherai, je retrouverai lâĂ©garement voluptueux. Tu y seras, jusquâĂ ce que la douce langueur, la douce lassitude du plaisir soit passĂ©e. Alors je me relĂšverai ; je mâen reviendrai ; mais je ne mâen reviendrai pas sans mâarrĂȘter, sans retourner la tĂȘte, sans fixer mes regards sur lâendroit oĂč je fus heureux avec toi et sans toi. Sans toi ! je me trompe ; tu y Ă©tais encore ; et Ă mon retour, les hommes verront ma joie, mais ils nâen devineront pas la cause. Que fais-tu Ă prĂ©sent ? oĂč es-tu ? nây a-t-il aucun antre, aucune forĂȘt, aucun lieu secret, Ă©cartĂ©, oĂč tu puisses porter tes pas, et perdre aussi ta mĂ©lancolie.
O censeur qui rĂ©side au fond de mon cĆur554, tu mâas suivi jusquâici ; je cherchais Ă me distraire de ton reproche, et câest ici que je lâentends plus fortement. Fuyons ces lieux. Est-ce le sĂ©jour de lâinnocence ? est-ce celui du remords ? câest lâun et lâautre, selon lâùùme quâon y porte. Le mĂ©chant fuit la solitude ; lâhomme juste la cherche555. Il est si bien avec lui-mĂȘme.
Les productions des artistes sont regardĂ©es dâun Ćil bien diffĂ©rent et par celui qui connaĂźt les passions et par celui qui les ignore. Elles ne disent rien Ă celui-ci ? que ne me disent-elles point, Ă moi ? Lâun556 nâentrera point dans cette caverne que je cherchais ; il sâĂ©cartera de cette forĂȘt oĂč je me plais Ă mâenfoncer. Quây ferait-il ? il sây ennuierait.
Sâil me reste quelque chose Ă dire, sur la poĂ©sie des ruines, Robert mây ramĂšnera.
Le morceau dont il sâagit ici est le plus beau de ceux quâil a exposĂ©s. Lâair y est Ă©pais557 ; la lumiĂšre chargĂ©e558 de la vapeur des lieux frais et des corpuscules que des tĂ©nĂšbres visibles nous y font discerner. Et puis cela est dâun pinceau si doux, si moelleux, si sĂ»r. Câest un effet merveilleux produit sans effort. On ne songe pas Ă lâart. On admire, et câest de lâadmiration mĂȘme que lâon accorde Ă la nature. [341]
IntĂ©rieur dâune galerie ruinĂ©e559.
Petit ovale.
A droite une colonnade ; debout sur les dĂ©bris ou restes dâune voĂ»te brisĂ©e, un homme enveloppĂ© dans son manteau ; sur une assise infĂ©rieure de la mĂȘme fabrique, au pied de cet homme, une femme courbĂ©e qui se repose. Au bas, Ă lâangle, vers lâintĂ©rieur de la galerie, groupe de paysans et de paysannes, entre lesquelles une qui porte une cruche sur sa tĂȘte. Au-devant de ce groupe, dont on nâaperçoit que les tĂȘtes, femme qui remmĂšne un cheval. Le reste des figures de ce cĂŽtĂ© est masquĂ© par un grand piĂ©destal qui soutient une statue. De ce piĂ©destal, sort une fontaine dont les eaux tombent dans un vaste bassin. Vers les bords de ce bassin, sur le fond, femme avec une cruche Ă la main, une corbeille de linges mouillĂ©s sur sa tĂȘte, et sâen allant vers une arcade qui sâouvre sur la scĂšne et lâĂ©claire. Sous cette arcade, paysan montĂ© sur sa bĂȘte, et faisant son chemin. En tournant de lĂ vers la gauche, fabriques ruinĂ©es, colonnes qui tombent de vĂ©tustĂ© et grand pan de vieux mur. Le cĂŽtĂ© droit Ă©tant Ă©clairĂ© par la lumiĂšre qui vient de dessous lâarcade, on pense bien que le cĂŽtĂ© gauche est tout entier dans la demi-teinte. Au pied du grand pan de vieux mur, sur le devant, paysan assis Ă terre et se reposant sur la gerbe quâil a glanĂ©e ; et puis des masses de pierres dĂ©tachĂ©es, et autres accessoires communs Ă ce genre.
Ce quâil y a de remarquable dans ce morceau, câest la vapeur ondulante et chaude quâon voit au haut de lâarcade, effet de la lumiĂšre arrĂȘtĂ©e, brisĂ©e, rĂ©flĂ©chie par la concavitĂ© de la voĂ»te. [342]
Petite, trĂšs petite ruine560.
A droite, le toit en pente dâun hangar adossĂ© Ă une muraille. Sous ce hangar couvert de paille, des tonneaux, les uns pleins apparemment et couchĂ©s, dâautres vides et debout. Au-dessus du toit, lâexcĂ©dent du mur dĂ©gradĂ© et couvert de plantes parasites ; Ă lâextrĂ©mitĂ© Ă gauche de ce mur, un bout de balustrade Ă pilastres561, ruinĂ©s. Sur ce bout de balustrade, un pot de fleurs. Attenant Ă cette fabrique, une ouverture ou espĂšce de porte dont la fermeture faite de poutrelles assemblĂ©es Ă claire-voie, Ă demi ouverte, fait angle droit avec le cĂŽtĂ© de la fabrique qui lui sert dâappui ; au-delĂ de cette porte, une autre fabrique de pierre, en ruines. Par-derriĂšre celle-ci, une troisiĂšme fabrique sur le fond, un escalier qui conduit Ă une vaste Ă©tendue dâeaux qui se rĂ©pandent et quâon aperçoit par lâouverture qui sĂ©pare les deux fabriques. A gauche, une quatriĂšme fabrique de pierre, faisant face Ă celle de la droite et en retour avec celles du fond. A la façade de cette derniĂšre, une mauvaise figure de saint dans sa niche ; au bas de la niche, la goulotte562 dâune fontaine dont les eaux sont reçues dans une auge563. Sur lâescalier de bois qui descend Ă la riviĂšre, une femme avec sa cruche. A lâauge, une autre femme qui lave. La partie supĂ©rieure de la fabrique de la gauche est aussi dĂ©gradĂ©e et revĂȘtue de plantes parasites. Lâartiste a encore dĂ©corĂ© son extrĂ©mitĂ© dâun autre pot de fleurs. Au-dessous de ce pot, il a ouvert une fenĂȘtre et fichĂ© dans le mur aux deux cĂŽtĂ©s de cette fenĂȘtre, des perches sur lesquelles il a mis des draps Ă sĂ©cher. Tout Ă fait Ă gauche, la porte dâune maison ; au dedans de la maison, les bras appuyĂ©s sur le bas de la porte, une femme qui regarde ce qui se passe dans la rue. [343]
TrĂšs bon petit tableau ; mais exemple de la difficultĂ© de dĂ©crire et dâentendre une description. Plus on dĂ©taille, plus lâimage quâon prĂ©sente Ă lâesprit des autres diffĂšre de celle qui est sur la toile564. Dâabord lâĂ©tendue que notre imagination donne aux objets est toujours proportionnĂ©e Ă lâĂ©numĂ©ration des parties. Il y a un moyen sĂ»r de faire prendre Ă celui qui nous Ă©coute, un puceron pour un Ă©lĂ©phant. Il ne sâagit que de pousser Ă lâexcĂšs lâanatomie circonstanciĂ©e de lâatome vivant. Une habitude mĂ©canique trĂšs naturelle, surtout aux bons esprits, câest de chercher Ă mettre de la clartĂ© dans leurs idĂ©es ; en sorte quâils exagĂšrent et que le point dans leur esprit est un peu plus gros que le point dĂ©crit, sans quoi ils ne lâapercevraient pas plus au-dedans dâeux-mĂȘmes quâau-dehors. Le dĂ©tail dans une description produit Ă peu prĂšs le mĂȘme effet que la trituration565. Un corps remplit dix fois, cent fois moins dâespace ou de volume en masse quâen molĂ©cules. Mr de RĂ©aumur566 ne sâen est pas doutĂ© ; mais faites-vous lire quelques pages de son traitĂ© des insectes567, et vous y dĂ©mĂȘlerez le mĂȘme ridicule quâĂ mes descriptions. Sur celle qui prĂ©cĂšde, il nây a personne qui nâaccordĂąt plusieurs pieds en quarrĂ© Ă une petite ruine grande comme la main. Je crois avoir dĂ©jĂ quelque part dĂ©duit de lĂ une expĂ©rience qui dĂ©terminerait la grandeur relative des images dans la tĂȘte de deux artistes ou dans la tĂȘte dâun mĂȘme artiste Ă diffĂ©rents temps. Ce serait de leur ordonner le dessin net et distinct et le plus petit quâils pourraient dâun objet susceptible dâune description dĂ©taillĂ©e. Je crois que lâĆil et lâimagination ont Ă peu prĂšs le mĂȘme champ, ou peut-ĂȘtre au contraire que le champ de lâimagination est en raison inverse du champ de lâĆil. Quoi quâil en soit, il est impossible que le presbyte et le myope, qui voient si diversement en nature voient de la mĂȘme maniĂšre dans leurs tĂȘtes. Les poĂštes, prophĂštes et presbytes sont sujets Ă voir les mouches comme des Ă©lĂ©phants ; les philosophes myopes [344] Ă rĂ©duire les Ă©lĂ©phants Ă des mouches. La poĂ©sie et la philosophie sont les deux bouts de la lunette.
Grand Escalier qui conduit Ă un ancien portique568.
De 4 pieds de haut, sur 2 pieds 9 pouces de large.
Sur le fond et dans le lointain, Ă droite, une pyramide, puis lâescalier. Au cĂŽtĂ© droit de lâescalier, Ă sa partie supĂ©rieure, un obĂ©lisque ; au bas, sur le devant, deux hommes poussant un tronçon de colonne que quatre chevaux nâĂ©branleraient pas. AbsurditĂ© palpable. Sur les degrĂ©s, une figure dâhomme qui monte ; vers le milieu, une figure de femme qui descend ; au haut un petit groupe dâhommes et de femmes qui conversent. A gauche, une grande fabrique, une colonnade, un pĂ©ristyle dont la façade sâenfonce dans le tableau. Les degrĂ©s de lâescalier aboutissent Ă cette façade. La partie infĂ©rieure de cette fabrique est en niches. Ces niches sont remplies de statues. Des groupes de figures quâon a peine Ă discerner, sont rĂ©pandus dans les entrecolonnements de la partie supĂ©rieure. On y entrevoit un homme enveloppĂ© de son manteau, assis, et les jambes pendantes en dehors. DerriĂšre lui, debout, quelques autres personnages. Au bas dâune petite façade, en retour de cette colonnade, lâartiste a rĂ©pandu Ă terre un passager qui se repose parmi des fragments de colonnes.
Câest bien un morceau de Robert, et ce nâest pas un des moins bons. Je nâajouterai rien de plus, car il faudrait revenir sur les mĂȘmes Ă©loges qui vous fatigueraient autant Ă lire que moi Ă les Ă©crire. Souvenez-vous seulement que toutes ces figures, tous ces groupes insignifiants prouvent Ă©videmment que la poĂ©tique des ruines est encore Ă faire. [345]
La Cascade tombant entre deux terrasses, au milieu dâune colonnade569.
Une Vue de la Vigne-Madame, Ă Rome570.
La Cascade. Morceau froid, sans verve571, sans invention, sans effet ; mauvaises eaux, tombant en nappes par les vides dâarcades formĂ©es sur un plan circulaire ; et ces nappes si uniformes, si Ă©gales, si symĂ©triques, si compassĂ©es572 sur lâespace qui leur est ouvert, quâon dirait quâainsi que les espaces, elles ont Ă©tĂ© assujetties aux rĂšgles de lâarchitecture.
Quoi, Mr Robert, de bonne foi, vous les avez vues comme cela ? il nây avait pas une seule pierre disjointe qui variĂąt le cours et la chute de ces eaux ? pas le moindre fĂ©tu qui lâembarrassĂąt. Je nâen crois rien. Et puis on ne sait ce que câest que vos figures573. Au sortir des arcades, les eaux sont reçues dans un grand bassin. DerriĂšre cette fabrique il y a des arbres. Quâils sont lourds ces arbres, Ă©pais, nĂ©gligĂ©s, inĂ©lĂ©gants, maussades ! et dâun vert de vessie574 plus cru ! les feuilles ressemblent Ă des taches vertes dentelĂ©es par les bords. Câest pis quâaux paysages du pont ou de la communautĂ© de St Luc575. Ils ne servent quâĂ faire sentir que ceux que vous avez dessĂ©chĂ©s Ă la gauche de votre composition sont beaucoup mieux, ou ceux-ci Ă rendre les premiers plus mauvais, comme on voudra. Mais vous, mon ami, convenez quâĂ la maniĂšre dont je juge un artiste que jâaime, que jâestime et qui montre vraiment un grand talent mĂȘme dans ce morceau, on peut compter sur mon impartialitĂ©.
La Vigne-Madame. Mauvais, selon moi⊠« Mais cela est en nature »⊠[346] Cela nâest point en nature. Les arbres, les eaux, les rochers sont en nature ; les ruines y sont plus que les bĂątiments, mais nây sont pas tout Ă fait ; et quand elles y seraient, faut-il rendre servilement la nature ? Sâil sâagissait dâun dessin Ă placer dans lâouvrage dâun voyageur, il nây aurait pas le mot Ă dire. Il faut alors une exactitude rigoureuse. Imaginez576 Ă gauche une longue suite dâarcades qui sâen vont en sâenfonçant dans la toile parallĂšlement au cĂŽtĂ© droit, et en diminuant de hauteur selon les lois de la perspective. Imaginez Ă droite une autre enfilade dâarcades qui sâen vont du cĂŽtĂ© gauche, sur le devant, diminuant pareillement de hauteur, en sorte que ces deux enfilades ont lâair de deux grands triangles rectangles, posĂ©s sur leurs moyens cĂŽtĂ©s, et sâentrecoupant par leurs petits cĂŽtĂ©s, effet le plus ingrat Ă lâĆil, effet dont il Ă©tait si aisĂ© de dĂ©ranger la symĂ©trie. Les premiĂšres arcades sont Ă©clairĂ©es et forment la partie supĂ©rieure et le fond du tableau. Les autres sont dans la demi-teinte et forment la partie infĂ©rieure et le devant. Celles-ci soutiennent une large chaussĂ©e qui conduit en montant, le long des premiĂšres, jusquâau sommet des arcades infĂ©rieures du devant. Sous ces arcades infĂ©rieures, ce sont des laveuses, dâautres femmes occupĂ©es, des enfants, du feu ; au-devant Ă gauche, du linge Ă©tendu sur des cordes. LĂ , tout Ă fait sur le devant, des eaux qui viennent de dessous les arcades. Au bord de ces eaux rassemblĂ©es, sur une langue de terre Ă gauche, dâautres figures dâhommes, de femmes, dâenfants, de pĂȘcheurs. Au haut de la chaussĂ©e pratiquĂ©e sur les arcades infĂ©rieures, quelques groupes577. Tout Ă fait sur le fond, Ă droite, au-delĂ des arcades, du paysage, des arbres, et Dieu sait quels arbres ! il manque encore bien des choses et de technique et dâidĂ©al578, Ă cet artiste, pour ĂȘtre excellent. Mais il a de la couleur et de la couleur vraie ; mais il a le pinceau hardi, facile et sĂ»r. Il ne tient quâĂ lui dâacquĂ©rir le reste. Je lui dirais en deux mots, sur la poĂ©sie de son genre ; Mr Robert, souvent on reste en admiration Ă lâentrĂ©e de vos ruines579 ; faites ou quâon sâen Ă©loigne avec effroi, ou quâon sây promĂšne avec plaisir. [347]
La Cour du palais romain, quâon inonde dans les grandes chaleurs, pour donner de la fraĂźcheur aux galeries qui lâenvironnent580.
Tableau de 4 pieds 3 pouces de large sur 3 pieds un pouce de haut.
On voit par lâouverture des arcades, les galeries tourner autour de la cour du palais que lâartiste a peinte inondĂ©e. Il nây a ici ni figures, ni accessoires poĂ©tiques. Câest le bĂątiment pur et simple. On ne peut se tirer avec succĂšs dâun pareil sujet que par la magie de la peinture. Aussi Robert lâa-t-il fait. Son tableau est trĂšs-beau et de trĂšs-grand effet. Le dessous des galeries est trĂšs-vaporeux. Si jâosais hasarder une observation, je dirais que la partie infĂ©rieure des voĂ»tes Ă gauche, sur le devant mâa paru seulement un peu trop obscure, trop noire ; jây aurais dĂ©sirĂ© quelque faible lueur dâune lumiĂšre rĂ©flĂ©chie par les eaux qui couvrent la cour.Mais câest comme on porte sa main sur les vases sacrĂ©s que jâaventure cette critique, en tremblant. A une autre heure du jour, Ă une autre lumiĂšre, dans une autre exposition, peut-ĂȘtre ferais-je amende honorable au peintre.
Port de Rome, ornĂ© de diffĂ©rents monuments dâarchitecture antique et moderne581.
Tableau de 4 pieds 7 pouces de large, sur 3 pieds 2 pouces de haut.
Câest le morceau de rĂ©ception de lâartiste, et une belle chose. Câest un Vernet pour le faire et pour la couleur ; que nâest-il encore un Vernet pour les figures et le ciel ? Les fabriques sont de la touche la plus vraie ; la couleur de chaque objet est ce quâelle doit ĂȘtre, soit rĂ©elle, soit locale ; les eaux ont de la transparence ; toute la composition vous charme. [348]
On voit au centre du tableau la rotonde isolĂ©e ; de droite et de gauche, sur le fond, des portions de palais. Au-dessous de ces palais, deux immenses escaliers qui conduisent Ă une large esplanade pratiquĂ©e au devant de la rotonde ; et de lĂ Ă un second terre-plein pratiquĂ© au-dessous de lâesplanade. Lâesplanade prend dans son milieu une forme circulaire ; elle rĂšgne sur toute la largeur du tableau ; il en est de mĂȘme du terre-plein, au-dessous dâelle. Le terre-plein est fermĂ© par des bornes enchaĂźnĂ©es. Au bas de la partie circulaire de lâesplanade, au niveau du terre-plein, il y a une espĂšce dâenfoncement ou de grotte. Du terre-plein, on descend par quelques marches, Ă la mer, ou au port dont la forme est un carrĂ© oblong. Les deux cĂŽtĂ©s longs de cet espace forment les deux grĂšves du port qui sâĂ©tendent depuis le bas des deux grands escaliers jusquâau bord de la toile. Ces grĂšves sont comme deux grands parallĂ©logrames. On y voit des commerçants debout, assis, des ballots, des marchandises. Des citoyens et autres personnages montent et descendent les grands escaliers. A gauche, il y a parallĂšlement au cĂŽtĂ© de la grĂšve et du port, une façade de palais. Ce nâest pas tout. Lâartiste a Ă©levĂ© Ă chaque extrĂ©mitĂ© de lâesplanade deux grands obĂ©lisques. On voit aussi ramper circulairement contre la face extĂ©rieure de cette esplanade un petit escalier Ă©troit, dont les marches contiguĂ«s aux marches du grand escalier, sont beaucoup plus Ă©levĂ©es, et forment un parapet singulier pour les allants et les venants qui peuvent descendre et remonter sans gĂȘner la libertĂ© des grands escaliers.
Ce morceau est trĂšs-beau. Il est plein de grandeur et de majestĂ©. On lâadmire ; mais on nâen est point Ă©mu. Il ne fait point rĂȘver. Ce nâest quâune vue rare oĂč tout est grand, mais symĂ©trique. Supposez un plan vertical qui coupe par leur milieu la rotonde et le port, les deux portions qui seront de droite et de gauche de ce plan montreront les mĂȘmes objets rĂ©pĂ©tĂ©s. Il y a plus de poĂ©sie, plus dâaccidents, je ne dis pas dans une chaumiĂšre, mais dans un seul arbre qui a souffert des annĂ©es et des saisons, que dans toute la façade dâun palais. Il faut ruiner un palais pour en faire un objet dâintĂ©rĂȘt. Tant il est vrai que quel que soit le faire582, point de vraies beautĂ©s [349] sans lâidĂ©al. La beautĂ© de lâidĂ©al frappe tous les hommes, la beautĂ© du faire nâarrĂȘte que le connaisseur. Si elle le fait rĂȘver, câest sur lâart et lâartiste, et non sur la chose. Il reste toujours hors de la scĂšne ; il nây entre jamais. La vĂ©ritable Ă©loquence est celle quâon oublie. Si je mâaperçois que vous ĂȘtes Ă©loquent, vous ne lâĂȘtes pas assez. Il y a entre le mĂ©rite du faire et le mĂ©rite de lâidĂ©al, la diffĂ©rence de ce qui attache les yeux et de ce qui attache lâĂąme.
Ăcurie et magasin Ă foin, peints dâaprĂšs nature Ă Rome583.
Tableau de 2 pieds 2 pouces de haut, sur I pied, 3 pouces de large.
Il est presque impossible de faire concevoir cette composition et tout aussi malaisĂ© dâen transmettre lâimpression.
A gauche, câest une voĂ»te Ă©clairĂ©e dans sa partie supĂ©rieure par une lumiĂšre qui vient dâarcades soutenues sur des colonnes et chapiteaux corinthiens. [350]
La hauteur de cette voĂ»te est coupĂ©e en deux, lâune Ă©clairĂ©e et lâautre obscure.
La partie Ă©clairĂ©e est un grenier Ă foin sur lequel on voit force bottes de paille et de foin, avec de jeunes paysans et de jeunes paysannes occupĂ©s Ă les ranger ; par derriĂšre ces travailleurs, des fourches, une Ă©chelle renversĂ©e et autres instruments, moitiĂ© sortant de la paille et du foin. Une autre Ă©chelle dressĂ©e, porte par son pied sur le devant du grenier, et par son extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure, contre une poutre qui fait la corde de lâarc de la voĂ»te. A cette poutre ou linteau, il y a une poulie avec sa corde et son crochet Ă monter la paille et le foin.
Câest donc toute la partie concave de lâĂ©difice qui forme le grenier Ă foin ; et câest le reste qui forme lâĂ©curie.
LâĂ©curie ou toute la portion de lâĂ©difice depuis le linteau qui forme la corde de lâarc de la voĂ»te, jusquâau rez-de-chaussĂ©e est obscure ou dans la demi-teinte.
Il y a au cĂŽtĂ© droit, une forte fabrique de charpente Ă claire-voie ; câest une espĂšce de fermeture commune Ă lâĂ©curie et Ă une partie du grenier Ă foin. Cette fermeture est entrouverte.
A droite, du cĂŽtĂ© oĂč la fermeture sâentrouvre, un peu en deçà , sur le devant, on voit deux paysans avec leur chien ; ils reviennent des champs. Un de leurs bĆufs est tombĂ© de lassitude. La charrue qui le masque nâen laisse voir que la tĂȘte et les cornes.
Dans lâĂ©curie, les objets communs dâun pareil local, jetĂ©s pĂȘle et mĂȘle, trĂšs pittoresquement ; dĂ©gradation de lumiĂšre si parfaite, obscuritĂ© oĂč tout se sĂ©pare, se discerne, se fait valoir. Ce nâest pas le jour, câest la nuit qui circule entre les choses. Il y a Ă lâentrĂ©e de lâĂ©curie deux chevaux de selle avec un palefrenier.
Plus vers la gauche, câest une voiture attelĂ©e dâun cheval, chargĂ©e de nouvelles bottes de paille ou de foin, et couverte dâune grande toile. A cĂŽtĂ© de la voiture, son conducteur. [351]
Une autre fabrique, faisant angle en retour avec la prĂ©cĂ©dente, montre une seconde arcade seulement fermĂ©e par en bas par un fort assemblage de charpente Ă claire-voie. Au-dedans de cette arcade, assez de lumiĂšre pour discerner de grandes ruines. On dĂ©couvre au mur latĂ©ral gauche, une statue colossale dans une niche. Proche du piĂ©droit de cette arcade, Ă terre, tout Ă fait Ă gauche, sur le devant, autour dâune paysanne accroupie, lâartiste a dispersĂ© des paniers, des cruches, une cage Ă poulets.
VoilĂ un tableau du faire584 le plus facile et le plus vrai. Câest une variĂ©tĂ© infinie dâobjets, pittoresques sans confusion ; câest une harmonie qui enchante ; câest un mĂ©lange sublime de grandeur, dâopulence et de pauvretĂ© ; les objets agrestes de la chaumiĂšre entre les dĂ©bris dâun palais ! Le temple de Jupiter, la demeure dâAuguste transformĂ©e en Ă©curie, en grenier Ă foin ! Lâendroit oĂč lâon dĂ©cidait du sort des nations et des rois ; oĂč des courtisans venaient en tremblant Ă©tudier le visage de leur maĂźtre, oĂč trois brigands peut-ĂȘtre Ă©changĂšrent entre eux les tĂȘtes de leurs amis, de leurs pĂšres, de leurs mĂšres contre les tĂȘtes de leurs ennemis ? quâest-ce Ă prĂ©sent ? une auberge de campagne, une ferme. O quantum est in rebus inane585 !
Ce morceau est, ou je suis bien trompĂ©, un des meilleurs de lâartiste. La lumiĂšre du grenier Ă foin est mĂ©nagĂ©e de maniĂšre Ă ne point trancher avec lâobscuritĂ© forte de lâĂ©curie ; et lâarcade latĂ©rale nâest ni aussi Ă©clairĂ©e que le grenier, ni aussi sombre que le reste. Il y a un grand art, une merveilleuse intelligence de clair-obscur. Mais ce qui achĂšve de confondre, câest dâapprendre que ce tableau a Ă©tĂ© fait en une demi-journĂ©e. Regardez bien cela, Mr Machy, et brisez vos pinceaux.
Un jour que je considĂ©rais ce tableau, la lumiĂšre du soleil couchant venant Ă lâĂ©clairer subitement par-derriĂšre, je vis toute la partie supĂ©rieure, [352] du grenier Ă foin, teinte de feu ; effet trĂšs piquant, que lâartiste aurait certainement essayĂ© dâimiter, sâil en avait Ă©tĂ© tĂ©moin. CâĂ©tait comme le reflet dâun grand incendie voisin, dont tout lâĂ©difice Ă©tait menacĂ©. Je dois ajouter que cette lueur rougeĂątre se mĂȘlait si parfaitement avec les lumiĂšres, les ombres et les objets du tableau, que je demeurai persuadĂ© quâelle en Ă©tait, jusquâĂ ce que le soleil venant Ă descendre sous lâhorizon, lâeffet disparut.
Cuisine italienne586.
Tableau de 2 pieds, 1 pouce de large, sur 15 pouces de haut.
Câest une observation assez gĂ©nĂ©rale quâon devient rarement grand Ă©crivain, grand littĂ©rateur, homme dâun grand goĂ»t, sans avoir fait connaissance Ă©troite avec les Anciens. Il y a dans Homere et Moyse une simplicitĂ© dont il faut peut-ĂȘtre dire, ce que Ciceron disait du retour de Regulus Ă Carthage, Laus temporum,non hominis. Câest plus lâeffet encore des mĆurs que du gĂ©nie. Des peuples avec ces usages, ces vĂȘtements, ces cĂ©rĂ©monies, ces lois, ces coutumes ne pouvaient guĂšre avoir un autre ton. Mais il y est ce ton quâon nâimagine pas, et il faut lâaller puiser lĂ , pour le transporter Ă nos temps qui trĂšs corrompus ou plutĂŽt trĂšs maniĂ©rĂ©s, nâen aiment pas moins la simplicitĂ©. Il faut parler des choses modernes Ă lâantique.
Pareillement, il est rare quâun artiste excelle, sans avoir vu lâItalie ; et une observation qui nâest guĂšre moins gĂ©nĂ©rale que la premiĂšre, câest que les plus belles compositions des peintres, les plus rares morceaux des statuaires, les plus simples, les mieux dessinĂ©s, du plus beau caractĂšre, de la [353] couleur la plus vigoureuse et la plus sĂ©vĂšre, ont Ă©tĂ© faits Ă Rome ou au retour de Rome.
PrĂ©tendre avec quelques-uns que câest lâinfluence dâun plus beau ciel, dâune plus belle lumiĂšre, dâune plus belle nature, câest oublier que ce que je dis, câest en gĂ©nĂ©ral, sans en excepter les bambochades, les tableaux de nuit et les temps de brouillards et dâorages.
Le phĂ©nomĂšne sâexplique beaucoup mieux, ce me semble, par lâinspiration des grands modĂšles toujours prĂ©sents en Italie ; lĂ , quelque part que vous alliez, vous trouvez sur votre chemin, Michel-Ange, Raphael, Le Guide, le Correge, le Dominiquin, ou quelquâun de la familles des Carraches. VoilĂ les maĂźtres dont on reçoit des leçons continuelles, et ce sont de grands maĂźtres. Le Brun perdit sa couleur en moins de trois ans. Peut-ĂȘtre faudrait-il exiger des jeunes artistes un plus long sĂ©jour Ă Rome, afin de donner le temps au bon goĂ»t de se fixer Ă demeure. La langue dâun enfant qui fait un voyage de province se corrompt au bout de quelques semaines. De Voltaire relĂ©guĂ© sur les bords du lac de Geneve, y conserve toute la puretĂ©, toute la force, toute lâĂ©lĂ©gance, toute la dĂ©licatesse de la sienne. PrĂ©cautionnons donc nos artistes par un long sĂ©jour, par une habitude si invĂ©tĂ©rĂ©e quâils ne puissent sâen dĂ©partir, contre lâabsence des grands modĂšles, la privation des grands monuments, lâinfluence de nos petits usages, de nos petites mĆurs, de nos petits mannequins nationaux. Si tout concourt Ă perfectionner,tout concourt Ă corrompre. Vateau587 fit bien de rester Ă Paris. Vernet ferait bien dâhabiter les bords de la mer. Loutherbourg de frĂ©quenter les campagnes. Mais que Boucher et Baudouin son gendre ne quittent point le quartier du Palais-Royal. Je [354] serai bien surpris si les ruines de Robert conservent le mĂȘme caractĂšre. Ce Boucher que je viens de renfermer dans nos ruelles et chez nos courtisanes, a fait au retour de Rome des tableaux quâil faut voir, ainsi que les dessins quâil a composĂ©s, lorsquâil est revenu de caprice Ă son premier style quâil a pris en dĂ©dain. Et tout cela Ă la porte dâune cuisine.
Entrons dans cette cuisine ; mais laissons dâabord monter ou descendre cette servante qui nous tourne le dos, et faisons place Ă ce bambin qui la suit avec peine, car ces degrĂ©s de grosses pierres brutes sont bien hauts pour lui. Sâil tombe, voilĂ Ă sa gauche une petite barricade de bois qui sert de rampe et qui lâempĂȘchera de se blesser. Du bas de cette porte je vois que cet endroit est carrĂ© et que, pour en montrer lâintĂ©rieur, on a abattu le mur de la gauche. Je marche sur les dĂ©bris de ce mur et jâavance. Il vient de lâentrĂ©e par laquelle nous sommes descendus, un jour faible qui Ă©claire quelque piĂšce adjacente. Tout ce cĂŽtĂ©, Ă cela prĂšs, est dans la demi-teinte. Au-dessus de cette entrĂ©e, il y a un bout de planche soutenue par des goussets, et sur cette planche des pots ventrus de diffĂ©rente capacitĂ©. Le reste de ce mur est nu. Au milieu de celui du fond, câest la cheminĂ©e. Au cĂŽtĂ© droit de la cheminĂ©e, une espĂšce de banquette ou de coussin sert dâappui Ă deux enfants grandelets couchĂ©s sur le ventre, les coudes posĂ©s sur le coussin, le dos tournĂ© au spectateur, le visage au foyer, et les pieds de lâun posĂ©s sur la derniĂšre marche de lâentrĂ©e. On a dressĂ© contre lâextrĂ©mitĂ© gauche de la banquette ou du coussin, quelques ustensiles de cuisine. Trois marmites de terre de diffĂ©rentes grandeurs sont au fond de lâĂątre. La [355] plus grande bouchĂ©e de588 son couvercle, soutenue sur un trĂ©pied, occupe lâangle gauche.Câest sous celle-ci que le gros brasier est ramassĂ©. Les deux autres sont sur des cendres, et chauffent plus doucement. Proche du mĂȘme coin de la cheminĂ©e, assise sur un billot, la vieille cuisiniĂšre est devant son feu. Il y a entre elle et le mur du fond, un enfant debout. La hotte ou le manteau de la cheminĂ©e fait saillie sur le mur. Il fume dans cette cuisine, cela est du moins Ă prĂ©sumer Ă une grande couverture de laine jetĂ©e sur le rebord de la cheminĂ©e. Cette couverture relevĂ©e vers la gauche, laisse de ce cĂŽtĂ© tout le fond de lâĂątre dĂ©couvert, et pend vers la droite. Câest un chandelier de cuivre garni de sa chandelle, avec une thĂ©iĂšre qui lâarrĂȘte sur le rebord de la cheminĂ©e, au milieu de laquelle il y a un petit miroir ; et au pied de la cuisiniĂšre, sur le devant, entre elle et les enfants qui se chauffent on voit un plat de terre avec des saveurs589 Ă©pluchĂ©es et rangĂ©es tout autour du plat. Au mur du fond, Ă gauche, Ă cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e, Ă une assez grande hauteur, un enfoncement cintrĂ© formant armoire, serre ou garde-manger, renferme des vaisseaux, des pots, du linge, des serviettes dont un bout est pendant en dehors. DerriĂšre la cuisiniĂšre, sur le devant, un grand chien debout, maigre, hargneux, le nez presque en terre, de mauvaise humeur, la tĂȘte tournĂ©e et les yeux attachĂ©s vers lâangle antĂ©rieur du mur de la gauche, est tentĂ© de chercher querelle Ă un chat dressĂ© sur ses deux pattes appuyĂ©es contre les bords dâun cuvier Ă anses percĂ©es, oĂč lâanimal cherche sâil nây a rien Ă escamoter. Ce mur latĂ©ral gauche est ouvert proche du fond dâune grande porte ou fenĂȘtre trĂšs Ă©clairĂ©e. Câest de lĂ que la cuisine tire son jour. On a pratiquĂ© au haut de cette porte, une espĂšce de petite fenĂȘtre vitrĂ©e.
Lâeffet gĂ©nĂ©ral de ce petit tableau est charmant ; je me suis complu Ă le dĂ©crire, parce que je me complaisais Ă me le rappeler. La lumiĂšre y est distribuĂ©e dâune maniĂšre tout Ă fait piquante. Tout y est presque dans la demi-teinte, rien dans les tĂ©nĂšbres. On y discerne sans fatigue les objets, [356] mĂȘme le chat et le cuvier qui placĂ©s Ă lâangle antĂ©rieur du mur latĂ©ral gauche, sont au lieu le plus opposĂ© Ă la lumiĂšre, le plus Ă©loignĂ© dâelle et le plus sombre. Le jour fort qui vient de lâouverture faite au mĂȘme mur, frappe le chien, le pavĂ©, le dos de la cuisiniĂšre, lâenfant qui est debout proche dâelle, et la partie voisine de la cheminĂ©e. Mais le soleil Ă©tant encore assez Ă©levĂ© sur lâhorizon, ce que lâon reconnaĂźt Ă lâangle de ses rayons avec le pavĂ©, tout en Ă©clairant vivement la sphĂšre dâobjets compris dans la masse de sa lumiĂšre, laisse le reste dans une obscuritĂ© qui sâaccroĂźt Ă proportion de la distance de ce foyer lumineux. Cette pyramide de lumiĂšre qui se discerne si bien dans tous les lieux qui ne sont Ă©clairĂ©s que par elle et qui semble comprise entre des tĂ©nĂšbres en deçà et en delĂ dâelle, est supĂ©rieurement imitĂ©e. On est dans lâombre, on voit tout ombre autour de soi ; puis lâĆil, rencontrant la pyramide lumineuse oĂč il discerne une infinitĂ© de corpuscules agitĂ©s en tourbillons, la traverse, rentre dans lâombre et retrouve des corps ombrĂ©s. Comment cela se fait-il ? Car enfin la lumiĂšre nâest pas suspendue entre la toile et moi. Si elle tient Ă la toile, pourquoi cette toile nâest-elle pas Ă©clairĂ©e ? Cette vieille cuisiniĂšre est tout Ă fait ragoĂ»tante, dâeffet, de position et de vĂȘtement. La lumiĂšre est large sur son dos. La servante que nous avons trouvĂ©e sur les degrĂ©s de lâentrĂ©e est on ne saurait plus naturelle et plus vraie. Câest une des figures de ces anciens petits tableaux de Chardin. Ce grand chien nâest pas ami de la cuisiniĂšre, car il est maigre. Tout est doux, facile, harmonieux, chaud et vigoureux dans ce tableau que lâartiste paraĂźt avoir exĂ©cutĂ© en se jouant. Il a supposĂ© le mur antĂ©rieur abattu, sans user de cette ouverture pour lâĂ©clairer. Ainsi tout le devant de sa composition est dans la demi-teinte ; il nây a dâĂ©clairĂ© que lâespace Ă©troit exposĂ© Ă la porte percĂ©e, vers le fond, Ă lâangle intĂ©rieur du mur latĂ©ral gauche. Ce morceau nâest pas fait pour arrĂȘter le commun des spectateurs. Il faut Ă lâĆil vulgaire quelque chose de plus fort et de plus ressenti. Ceci [357] nâarrĂȘte que lâhomme sensible au vrai talent ; et lâesclave dâHorace mĂ©riterait les Ă©triviĂšres, lorsquâil dit Ă son maĂźtre.
Vel cum Pausiaca torpes, insane, tabella,
Qui peccas minus atque ego, cum Fulvi Rutubaeque
Aut Placidejani, contento poplite, miror
Praelia, rubrica picta aut carbone590.
Lorsquâun tableau de Pausias vous tient immobile et stupide dâadmiration, ĂȘtes-vous moins insensĂ© que Dave arrĂȘtĂ© de surprise devant une enseigne barbouillĂ©e de sanguine ou de charbon, la lutte et le jarret tendu de Fulvius, de Rutuba ou de Placideianus.
Son maĂźtre peut lui rĂ©pondre, sot, tu admires une sottise, et cependant tu manques Ă ton devoir. Ce Dave est lâimage de la multitude. Un mauvais tableau de famille la tient bouche bĂ©ante ; elle passe devant un chef-dâĆuvre Ă moins que lâĂ©tendue ne lâarrĂȘte. En peinture, comme en littĂ©rature, les enfants, et il y en a beaucoup, prĂ©fĂ©reront la Barbe-bleue Ă Virgile, Richard sans Peur591 Ă Tacite. Il faut apprendre Ă lire et Ă voir. Des sauvages se prĂ©cipitĂšrent sur la proue dâun vaisseau et furent bien surpris de ne trouver sous leurs mains, quâune surface plane, au lieu dâune gorge bien ronde et bien ferme. Des barbares, avec autant dâignorance et plus de prĂ©tentions, prirent pour le statuaire, le manĆuvre qui dĂ©grossissait un bloc Ă lâaide du cadre et des aplombs592. [358]
Esquisses.
Pourquoi une belle esquisse nous plaĂźt-elle plus quâun beau tableau ? câest quâil y a plus de vie et moins de formes. A mesure quâon introduit les formes, la vie disparaĂźt. Dans lâanimal mort, objet hideux Ă la vue, les formes y sont, la vie nây est plus. Dans les jeunes oiseaux, les petits chats, plusieurs autres animaux, les formes sont encore enveloppĂ©es, et il y a tout plein de vie. Aussi nous plaisent-ils beaucoup. Pourquoi un jeune Ă©lĂšve incapable mĂȘme de faire un tableau mĂ©diocre, fait-il une esquisse merveilleuse ? câest que lâesquisse est lâouvrage de la chaleur et du gĂ©nie ; et le tableau lâouvrage du travail, de la patience, des longues Ă©tudes et dâune expĂ©rience consommĂ©e de lâart. Qui est-ce qui sait, ce que nature mĂȘme semble ignorer, introduire les formes de lâĂąge avancĂ© ; et conserver la vie de la jeunesse. Un conte vous fera mieux comprendre ce que je pense des esquisses, quâun long tissu de subtilitĂ©s mĂ©taphysiques. Si vous envoyez ces feuilles Ă des femmes qui nâaient pas les oreilles faites, avertissez-les dâarrĂȘter lĂ , ou de ne lire ce qui suit que quand elles seront seules.
M. de Buffon et Mr le prĂ©sident de Brosses ne sont plus jeunes ; mais ils lâont Ă©tĂ©. Quand ils Ă©taient jeunes ils se mettaient Ă table de bonne heure ; et ils y restaient longtemps. Ils aimaient le bon vin, et ils en buvaient beaucoup. Ils aimaient les femmes, et quand ils Ă©taient ivres, ils allaient voir des filles. Un soir donc quâils Ă©taient chez des filles, et dans le dĂ©shabillĂ© dâun lieu de plaisir, le petit prĂ©sident, qui nâest guĂšre plus grand quâun Lilliputien, dĂ©voila Ă leurs yeux, un mĂ©rite si Ă©tonnant, si prodigieux, si inattendu que toutes en jetĂšrent un cri dâadmiration. Mais quand on a beaucoup admirĂ©, on rĂ©flĂ©chit. Une dâentre elles, aprĂšs avoir fait [359] en silence plusieurs fois le tour du merveilleux petit prĂ©sident, lui dit : Mr voilĂ qui est beau, il en faut convenir, mais oĂč est le cul qui poussera cela. Mon ami, si lâon vous prĂ©sente un canevas de tragĂ©die ou de comĂ©die, faites quelques tours autour de lâhomme et dites-lui comme la fille de joie au prĂ©sident de Brosses ; cela est beau, sans contredit ; mais oĂč est le cul. Si câest un projet de finance ; demandez toujours oĂč est le cul ? Ă une Ă©bauche de roman, de harangue, oĂč est le cul ? Ă une esquisse de tableau, oĂč est le cul ? Lâesquisse ne nous attache peut-ĂȘtre si fort que parce quâĂ©tant indĂ©terminĂ©e, elle laisse plus de libertĂ© Ă notre imagination qui y voit tout ce quâil lui plaĂźt. Câest lâhistoire des enfants qui regardent les nuĂ©es, et nous le sommes tous plus ou moins. Câest le cas de la musique vocale et de la musique instrumentale. Nous entendons ce que dit celle-lĂ : nous faisons dire Ă celle-ci ce que nous voulons. Je crois que vous retrouverez dans un de mes Salons prĂ©cĂ©dents593 cette comparaison plus dĂ©taillĂ©e, avec quelques rĂ©flexions sur lâexpression plus ou moins vague des beaux-arts. Heureusement, je ne sais plus ce que câest, et je ne me rĂ©pĂ©terai pas. Mais en revanche, je regrette beaucoup lâoccasion qui se prĂ©sente et que je manque bien malgrĂ© moi, de vous parler du temps oĂč nous aimions le vin et oĂč les plus honnĂȘtes gens ne rougissaient pas dâaller Ă la taverne. Voici, mon ami, des esquisses de tableaux et des esquisses de descriptions.
Ruines.
A gauche, sous les arcades dâune grande fabrique, marchandes dâherbes et de fruits. Au centre sur le fond, rotonde. En face, plus sur le devant, obĂ©lisque et fontaine. Autour dâun bassin, enceinte terminĂ©e par des bornes. Au-dedans de lâenceinte, femmes qui puisent de lâeau. Au dehors, [360] sur le devant, vers la droite, femmes qui font rĂŽtir des marrons dans une poĂȘle posĂ©e sur un fourneau, trĂšs-Ă©levĂ©. Tout Ă fait Ă la gauche, autre grande fabrique, sous laquelle autres marchandes dâherbes et de fruits.
Pourquoi ne lit-on pas, en maniĂšre dâenseigne, au-dessus de ces marchandes dâherbes, Divo Augusto, Divo Neroni*. Pourquoi nâavoir pas gravĂ© sur cet obĂ©lisque : Jovi servatori, quod feliciter periculum evaserit, Sylla** ; ou Trigesies centenis millibus hominum caesis, Pompeius***. Cette derniĂšre inscription rĂ©veillerait en moi lâhorreur que je dois Ă un monstre qui se fait gloire dâavoir Ă©gorgĂ© trois millions dâhommes594. Ces ruines me parleraient. La prĂ©cĂ©dente me rappellerait lâadresse dâun fripon qui aprĂšs avoir ensanglantĂ© toutes les familles de Rome, se met Ă lâabri de la vengeance, sous le bouclier de Jupiter595. Je mâentretiendrais de la vanitĂ© des choses de ce monde, si je lisais au-dessus de la tĂȘte dâune marchande dâherbes, Au divin Auguste, au divin Neron, et de la bassesse des hommes qui ont pu diviniser un lĂąche proscripteur, un tigre couronnĂ©596.
Voyez le beau champ ouvert aux peintres de ruines, sâils sâavisaient dâavoir des idĂ©es, et de sentir la liaison de leur genre597 avec la connaissance de lâhistoire. Quel Ă©difice nous attache autant au milieu des superbes598 ruines dâAthenes que le petit temple de Demosthene. [361]
Cela est gris, faible et dâun effet commun ; mais peint, il faudrait voir ce que cela deviendrait ; et qui le sait ?
VoilĂ une description fort simple, une composition qui ne lâest pas moins et dont il est toutefois trĂšs difficile de se faire une juste idĂ©e, sans lâavoir vue. MalgrĂ© lâattention de ne rien prononcer, dâĂȘtre court, et vague ; dâaprĂšs ce que jâai dit, vingt artistes feraient vingt tableaux oĂč lâon trouverait les objets que jâai indiquĂ©s, et Ă peu prĂšs aux places que je leur ai marquĂ©es, sans se ressembler entre eux ni Ă lâesquisse de Robert. Quâon lâessaie ? et que lâon convienne de la nĂ©cessitĂ© dâun croquis. Le plus informe dira mieux et vite, du moins sur lâordonnance gĂ©nĂ©rale, que la description la plus rigoureuse et la plus soignĂ©e.
Ruine dâescalier.
Cet escalier descend de droite Ă gauche. Vers le milieu de sa hauteur, deux petites figures, mĂšre assise avec son enfant devant elle. A gauche, vieux vase sur son piĂ©destal, quartiers de pierres informes dispersĂ©es, et autres accessoires. Pareils accessoires de lâautre cĂŽtĂ©.
Cela est chaud, mais dur et cru. Figures bien disposĂ©es, mais si croquĂ©es599 quâon a peine Ă les discerner.
IntĂ©rieur dâun lieu souterrain, dâune caverne Ă©clairĂ©e par une petite fenĂȘtre grillĂ©e placĂ©e au fond du tableau, au centre de la composition quâelle Ă©claire600.
Au bas de la caverne, sous un des pans, Ă lâangle droit, Ă ras de terre, petit enfoncement oĂč les habitants du triste domicile ont allumĂ© du feu [362] et font la cuisine. Au pan opposĂ© Ă gauche, vers le milieu de la hauteur, espĂšce de cellier oĂč lâon voit des tonneaux, une Ă©chelle, quelques figures. Du mĂȘme cĂŽtĂ©, un peu vers la gauche, sous la concavitĂ© du souterrain, une fontaine attachĂ©e au mur avec sa cuvette. Entre ces deux pans de mur, escalier qui descend du fond sur le devant et qui occupe tout cet espace. Au-dessus de cet escalier, sur la plate-forme, une foule de petites figures si barbouillĂ©es quâon ne sait ce que câest, quoiquâelles soient frappĂ©es directement de la lumiĂšre de la fenĂȘtre grillĂ©e qui est presque de niveau avec la plate-forme et les figures.
Si lâon nâexige dans ces sortes de compositions que les effets de la perspective et de la lumiĂšre, on sera toujours plus ou moins content de Robert. Mais de bonne foi, que font ces figures-lĂ ? est-ce lĂ une scĂšne souterraine ? jâaimerais bien mieux y voir la joie infernale dâune troupe de bohĂ©miens ; le repaire de quelques voleurs ; le spectacle de la misĂšre dâune famille paysanne ; les attributs et la personne dâune prĂ©tendue sorciĂšre ; quelque aventure de Cleveland601 ou de lâAncien Testament ; lâasile de quelque illustre malheureux persĂ©cutĂ© ; lâhomme qui jette Ă sa femme et Ă ses enfants affamĂ©s, le pain quâil sâest procurĂ© par un forfait ; lâhistoire de la BergĂšre des Alpes602 ; des enfants qui viennent pleurer sur la cendre de leurs pĂšres ; un ermite en oraison ; quelque scĂšne de tendresse. Que sais-je.
Ruines.
A gauche colonnade avec une arcade qui Ă©claire le fond obscur et voĂ»tĂ© de la ruine. Au-delĂ de lâarcade, grand escalier dĂ©gradĂ© ; sur cet escalier et autour de la colonnade, petits groupes de figures qui vont et [363] viennent. Ce nâest rien que cela. LâintĂ©ressant, jâai presque dit le merveilleux, câest que le corps lumineux Ă©tant supposĂ© au-delĂ de la toile, dans une direction tout Ă fait oblique Ă lâarcade, cette arcade ne laisse passer dans lâintĂ©rieur de la ruine quâun rideau mince de clartĂ©603 ; câest que ce rideau est comme tendu entre des tĂ©nĂšbres qui lui sont antĂ©rieures et des tĂ©nĂšbres qui lui sont postĂ©rieures ; câest que lâĂ©clat de ce rideau nâĂŽte point Ă celles-ci leur obscuritĂ©. Comment montre-t-on de la lumiĂšre Ă travers une vapeur obscure ; comment cette lumiĂšre peinte sur la mĂȘme surface que le fond, ce fond nâest-il pas Ă©clairĂ© ! comment ces tĂ©nĂšbres peintes sur la mĂȘme surface que le fond, ce fond nâest-il pas obscur ! par quelle magie fait-on passer ma vue successivement par une Ă©paisseur de tĂ©nĂšbres, une pellicule de lumiĂšre, oĂč je vois voltiger des atomes, et une seconde Ă©paisseur de tĂ©nĂšbres. Je nây entends rien ; et il faut convenir que si la chose nâĂ©tait pas faite on la jugerait impossible. Cela se conçoit en nature ; mais le conçoit-on dans lâart ; et ce nâest pas Ă des sauvages que je mâadresse, câest Ă des hommes Ă©clairĂ©s.
Partie dâun temple.
A droite, un des cĂŽtĂ©s de cette fabrique, oĂč lâon voit un Suisse prĂšs dâune porte grillĂ©e ; sur le devant une chaise de paille ; plus sur le devant encore et vers la gauche, une dĂ©vote qui sâen va vers la grille ; contre un grand mur nu, obscur et formant une portion du fond, attenant Ă une arcade cintrĂ©e au pied de laquelle rĂšgne une balustrade, trois moines blancs assis ; puis lâarcade cintrĂ©e dâoĂč vient la lumiĂšre. Il y a sans doute au-dessous de la balustrade une grande profondeur, et ce local doit ĂȘtre une portion de ces pĂ©ristyles Ă©levĂ©s sur les bas-cĂŽtĂ©s dâune Ă©glise. Contre la balustrade et aux environs quelques figures, parmi lesquelles une qui regarde en bas. Au delĂ de lâarcade qui Ă©claire de la maniĂšre la plus douce et dont la lumiĂšre [364] est faible, pĂąle, comme celle qui a traversĂ© des vitres, autre portion de mur nu et obscur oĂč lâon voit debout quelques moines noirs. Cela est tout Ă fait piquant, et dâun effet quâon reconnaĂźt sur-le-champ. On sâoublie devant ce morceau. Câest la plus forte magie de lâart. Ce nâest plus au Salon ou dans un atelier quâon est, câest dans une Ă©glise, sous une voĂ»te ; il rĂšgne lĂ un calme, un silence qui touche, une fraĂźcheur dĂ©licieuse. Câest bien dommage que les petites figures ne rĂ©pondent pas Ă la perfection du reste. Ces moines blancs et noirs, cette dĂ©vote sont des magots raides comme ceux quâon Ă©tale Ă la St Ovide604. Câest ce Suisse surtout quâil faut voir, avec sa hallebarde. Câest prĂ©cisĂ©ment comme ceux quâon me donnait au jour de lâan, quand jâĂ©tais petit. Mr Robert, votre talent est assez rare pour que vous y ajoutiez la perfection des figures ; et quand vous les saurez dessiner facilement, savez-vous ce qui en rĂ©sultera ? câest que votre imagination nâĂ©tant plus captivĂ©e par cet obstacle, elle vous suggĂ©rera une infinitĂ© de scĂšnes intĂ©ressantes. Vous ne ferez plus des figures pour faire des figures. Vous ferez des figures pour rendre des actions et des incidents. Vernet distribue aussi des figures dans ses compositions, mais indĂ©pendamment de lâart qui les exigeait, et de la place quâil leur donne, voyez comme il les emploie.
Autres ruines605.
Grande fabrique occupant la droite, la gauche et le fond de lâesquisse. Câest un palais, ou plutĂŽt câen fut un. La dĂ©gradation est si avancĂ©e quâon discerne Ă peine des vestiges de chapiteaux, de frontons et dâentablements. Le temps a rĂ©duit en poudre la demeure dâun de ces maĂźtres du monde, dâune de ces bĂȘtes farouches qui dĂ©voraient les rois qui dĂ©vorent les hommes. [365] Sous ces arcades quâils ont Ă©levĂ©es, et oĂč un VerrĂšs606 dĂ©posait les dĂ©pouilles des nations, habitent Ă prĂ©sent des marchands dâherbes, des chevaux, des bĆufs, des animaux, et dans ces lieux dont les hommes se sont Ă©loignĂ©s, ce sont des tigres, des serpents, dâautres voleurs. Contre cette façade, ici câest un hangar dont le toit sâavance en pente sur le devant ; câest une fabrique pareille Ă ces sales remises appuyĂ©es aux superbes murs du Louvre. Des paysans y ont renfermĂ© les instruments de leur mĂ©tier. On voit Ă droite, des charrettes, un tas de fumier ; Ă gauche, des cavaliers Ă pied qui font ferrer leurs chevaux, un marĂ©chal agenouillĂ© qui ferre, un de ses compagnons qui tient le pied du cheval, un des valets des cavaliers qui le contient par la bride.
Une autre chose qui ajouterait encore Ă lâeffet des ruines, câest une forte image de la vicissitude. Eh bien, ces puissants de la terre qui croyaient bĂątir pour lâĂ©ternitĂ©, qui se sont fait de si superbes demeures et qui les destinaient dans leurs folles pensĂ©es Ă une suite ininterrompue de descendants, hĂ©ritiers de leurs noms, de leurs titres et de leur opulence, il ne reste de leurs travaux, de leurs Ă©normes dĂ©penses, de leurs grandes vues que des dĂ©bris qui servent dâasile Ă la partie la plus indigente, la plus malheureuse de lâespĂšce humaine, plus utiles en ruines quâils ne le furent dans leur premiĂšre splendeur.
Peintres de ruines, si vous conservez un fragment de bas-relief quâil soit du plus beau travail et quâil reprĂ©sente toujours quelque action intĂ©ressante dâune date fort antĂ©rieure aux temps florissants de la citĂ© ruinĂ©e. Vous produirez ainsi deux effets ; vous me ramĂšnerez dâautant plus loin dans lâenfoncement des temps, et vous mâinspirerez dâautant plus de vĂ©nĂ©ration et de regret pour un peuple qui avait possĂ©dĂ© les beaux-arts Ă un si haut degrĂ© de perfection. Si vous brisez la partie supĂ©rieure dâune statue ; que les jambes et les pieds qui en resteront sur la base soient du plus beau ciseau et du plus grand goĂ»t de dessin. Que ce buste poudreux que vous [366] me montrez Ă demi-enfoncĂ© dans la terre, parmi des ronces ait un grand caractĂšre, soit lâimage dâun personnage fameux. Que votre architecture soit riche et que les ornements en soient purs ; que la partie subsistante ne donne pas une idĂ©e commune du tout. Agrandissez la ruine, et avec elle la nation qui nâest plus.
Parcourez toute la terre, mais que je sache toujours oĂč vous ĂȘtes ; en Grece, en Egypte, Ă Alexandrie, Ă Rome. Embrassez tous les temps, mais que je ne puisse ignorer la date du monument ; montrez-moi tous les genres dâarchitecture et toutes les sortes dâĂ©difices ; mais avec quelques caractĂšres qui spĂ©cifient les lieux, les mĆurs, les temps, les usages et les personnes. Quâen ce sens vos ruines soient encore savantes.
Ruines.
Ce morceau est dâun grand effet. Le bas consiste en un massif oĂč lâon voit toutes les traces de la vĂ©tustĂ©. Sur ce massif Ă©tait une fabrique dont les restes suffiraient Ă peine Ă un habile homme pour restituer lâĂ©difice. Ce sont des tronçons de colonnes, des dĂ©bris de fenĂȘtres et de portes, des fragments de chapiteaux, des bouts dâentablements. Au pied du massif Ă droite, deux chevaux. Proche de ces chevaux, deux soldats qui devisent. Au centre du massif et de la composition une grille, une herse de fer, brisĂ©e, au cintre dâune espĂšce de voĂ»te sous laquelle une taverne et des gens Ă table. Au haut des ruines qui subsistent encore sur le massif, un groupe dâhommes, de femmes et dâenfants ? que font-ils lĂ ? comment y sont-ils arrivĂ©s ? ils sont de la plus grande sĂ©curitĂ©, et le lieu quâils occupent est prĂȘt Ă sâĂ©crouler sous leurs pieds ? sâil nây avait lĂ que des enfants, de jeunes fous ? mais des pĂšres, des mĂšres, et des mĂšres avec leurs enfants, des gens sensĂ©s, entre ces masses entrâouvertes, chancelantes, vermoulues ! Ah, Mr Robert. Ces [367] figures ne sont pas les seules ; il y en a dâautres dont il est tout aussi difficile de se rendre compte. Cet homme nâa pas, je crois, beaucoup dâimagination. Ses accessoires sont sans intĂ©rĂȘt. Il prĂ©pare bien le lieu, mais il ne trouve pas le sujet de la scĂšne. Comme ses figures ne lui coĂ»tent guĂšre, il nâen est pas Ă©conome. Il ne sait pas combien le grand effet, en demande peu. Le prĂȘtre dâAppollon sâen allait triste et pensif, le long des bords arides et solitaires de la mer qui faisait grand bruit607. Ălevez de lâautre cĂŽtĂ© des rochers et voilĂ un tableau.
Câest la fureur des enfants de gravir ; que le peintre de ruines, mâen montre un accrochĂ© Ă une grande hauteur, dans un endroit trĂšs-pĂ©rilleux ; et quâil en place deux autres au bas qui le regardent tranquillement. Mais sâil ose faire survenir la mĂšre et lui montrer son fils prĂȘt Ă tomber et Ă se briser Ă ses pieds, quâil le fasse. Et pourquoi dans un autre morceau, nâen verrais-je pas un quâon reporte Ă ses parents ? câest que pour animer des ruines par de semblables incidents ; il faudrait un peintre dâhistoire.
Esquisse coloriĂ©e dâaprĂšs nature Ă Rome.
On voit Ă gauche un mur nu ; contre ce mur une espĂšce dâauvent en cintre ; sous cet auvent, une fontaine ; au-dessous de la fontaine, une auge ronde ; debout, contre lâauge un petit paysan ; Ă quelque distance de lĂ , vers la droite, mais Ă peu prĂšs sur un mĂȘme plan, un homme debout, une femme accroupie.
Pauvre de composition ; sans effet ; les deux figures mauvaises ; cela nâa pas coĂ»tĂ© une matinĂ©e Ă lâartiste, car il fait vite ; il valait mieux y mettre plus de temps et faire bien. Il faut que Chardin soit ami de Robert. Il a rassemblĂ© autant quâil a pu dans un mĂȘme endroit les morceaux dont il faisait cas ; il a dispersĂ© les autres. Il a tuĂ© Machy par la main de Robert. [368] Celui-ci nous a fait voir comment des ruines devaient ĂȘtre peintes et comme Machy ne les peignait pas.
[Annexe III, p. 516]
608Au sortir des esquisses de Robert, encore un petit mot sur les esquisses. Quatre lignes perpendiculaires, et voilĂ deux belles colonnes et de la plus magnifique proportion ; un triangle joignant le sommet de ces colonnes, et voilĂ un beau fronton, et le tout est un morceau dâarchitecture Ă©lĂ©gant et noble ; les vraies proportions sont donnĂ©es, lâimagination fait le reste. Deux traits informes Ă©lancĂ©s en avant, et voilĂ deux bras ; deux autres traits informes, et voilĂ deux jambes ; deux endroits pochĂ©s au-dedans dâun ovale, et voilĂ deux yeux ; un ovale mal terminĂ©, et voilĂ une tĂȘte, et voilĂ une figure qui sâagite, qui court, qui regarde, qui crie. Le mouvement, lâaction, la passion mĂȘme sont indiquĂ©s par quelques traits caractĂ©ristiques, et mon imagination fait le reste. Je suis inspirĂ© par le souffle divin de lâartiste, agnosco veteris vestigia flammae609 ; câest un mot qui rĂ©veille en moi une grande pensĂ©e. Dans les transports violents de la passion lâhomme supprime les liaisons, commence une phrase sans la finir, laisse Ă©chapper un mot, pousse un cri et se tait ; cependant jâai tout entendu ; câest lâesquisse dâun discours. La passion ne fait que des esquisses. Que fait donc un poĂ«te qui finit tout ? Il tourne le dos Ă la nature. â Mais Racine ? â Racine ? A ce nom je me prosterne et je me tais. Il y a un technique traditionnel auquel lâhomme de gĂ©nie se conforme ; ce nâest plus dâaprĂšs la nature, câest dâaprĂšs ce technique quâon le juge. AussitĂŽt quâon sâest accommodĂ© dâun certain style figurĂ©, dâune certaine langue quâon appelle poĂ©tique, aussitĂŽt quâon a fait parler des hommes en vers et en vers trĂšs harmonieux, aussitĂŽt quâon sâest Ă©cartĂ© de la vĂ©ritĂ©, qui sait oĂč lâon sâarrĂȘtera ? Le grand homme nâest plus celui qui fait vrai, câest celui qui sait le mieux concilier le mensonge avec la vĂ©ritĂ© ; câest son succĂšs qui fonde chez un peuple un systĂšme dramatique qui se perpĂ©tue par quelques grands traits de nature, jusquâĂ ce quâun philosophe, poĂšte dĂ©pĂšce lâhippogriffe et tente de ramener ses contemporains Ă un meilleur goĂ»t. Câest alors que les critiques, les petits esprits, les admirateurs du temps passĂ© jettent les hauts cris et prĂ©tendent que tout est perdu.
Dessin de ruine.
TrĂšs beau dessin ; excellente prĂ©paration Ă un grand tableau ; Ă droite, grande fabrique sâenfonçant bien dans la composition ; porte pratiquĂ©e Ă cette fabrique ; elle est entrouverte, et lâon voit au delĂ , hors de la fabrique, une laitiĂšre, son pot au lait sur la tĂȘte, qui passe et qui regarde. En dedans, prĂšs cette porte, chien couchĂ© Ă terre. On peut diviser la hauteur de la fabrique en trois Ă©tages. Le rez-de-chaussĂ©e est un rĂ©duit de blanchisseuses. On y coule la lessive. Les cuviers611 sont voisins du feu. Vers la gauche, une servante rĂ©cure des ustensiles de mĂ©nage. Autour dâelle, une femme avec ses enfants, et une autre servante accroupie et rĂ©curant aussi ; par-derriĂšre ce groupe de figures, un trĂšs grand vaisseau612 de bois. Sur un plancher au-dessus du rez-de-chaussĂ©e, des tonneaux entassĂ©s les uns sur les autres, avec des instruments de la campagne ; lâĂ©tage supĂ©rieur est un grenier Ă foin. Ce grenier est Ă moitiĂ© plein. Sur les tas de foin, au haut, Ă droite, de jeunes filles et de jeunes garçons sâoccupent Ă lâarranger ; autour dâeux, une cage Ă poulets renversĂ©e, un bout dâĂ©chelle Ă demi enfoncĂ©e dans le foin ; au-dessus de leur tĂȘte, sous la toiture, une fabrique en bois, une espĂšce de potence tournante sur son pivot, avec sa poulie, sa corde et son crochet.
Dans ce grand nombre de morceaux de Robert, il y en a, comme vous voyez, qui mĂ©ritent dâĂȘtre distinguĂ©s. Estimez surtout les Ruines de lâarc de triomphe ; la Cuisine italienne ; lâĂcurie et le magasin Ă foin ; la Grande galerie antique Ă©clairĂ©e, et la Cour du palais romain quâon [369] inonde. Ces deux derniers sont du plus grand maĂźtre. Les trois lumiĂšres dont lâune vient du devant, lâautre du fond, et la troisiĂšme descend dâen haut font Ă celui-ci un effet aussi neuf que piquant et hardi. Le Port de Rome est beau, mais il y a moins de gĂ©nie. Machy613 nâest quâun bon peintre. Robert en est un excellent. Toutes les ruines de Machy sont modernes. Celles de Robert, Ă travers leurs dĂ©bris rongĂ©s par le temps, conservent un caractĂšre de grandeur et de magnificence qui mâen impose. Machi est dur, sec, monotone ; Robert est moelleux, doux, facile, harmonieux. Machi copie bien ce quâil a vu. Robert copie avec goĂ»t, verve et chaleur. Je vois Machi la rĂšgle Ă la main, tirant les cannelures de ses colonnes. Robert a jetĂ© tous ces instruments-lĂ par la fenĂȘtre et nâa gardĂ© que son pinceau. Le morceau oĂč par le dessous dâun pont de bois, on voit sur le fond un autre pont ne lassera jamais celui qui le possĂšde.
Madame Therbouche
113. Un Homme, le verre Ă la main, Ă©clairĂ© dâune bougie .
Tableau de nuit. Morceau de réception. De 3 pieds 6 pouces de haut, sur 3 pieds de large. [370]
Câest un gros rĂ©joui, assis devant une table, le verre Ă la main. Il est Ă©clairĂ© par une bougie dont il reçoit toute sa lumiĂšre. Il y a sur la table un garde-vue interposĂ© entre le spectateur et ce personnage. Ainsi tout ce qui est en deçà du garde-vue est dans la demi-teinte. On voit autour de ce garde-vue, sur la partie non Ă©clairĂ©e de la table, une brochure et une tabatiĂšre ouverte.
Cela est roide et sec, dur et rouge. Cette lumiĂšre nâest pas celle dâune bougie. Câest le reflet briquetĂ© dâun grand incendie. Rien de ce veloutĂ© noir, de ce doux, de ce faible harmonieux des lumiĂšres artificielles. Point de vapeur entre le corps lumineux et les objets. Aucuns de ces passages, point de ces demi-teintes si lĂ©gĂšres qui se multiplient Ă lâinfini dans les tableaux de nuit et dont les tons imperceptiblement variĂ©s sont si difficiles Ă rendre. Il faut quâils y soient et quâils nây soient pas. Ces chairs, ces Ă©toffes nâont rien retenu de leur couleur naturelle. Elles Ă©taient rouges avant que dâĂȘtre Ă©clairĂ©es. Je ne sens rien lĂ de ces tĂ©nĂšbres visibles avec lesquelles la lumiĂšre se mĂȘle et quâelle rend presque lumineuses. Les plis de ce vĂȘtement sont anguleux, petits et raides. Je nâignore pas la cause de ce dĂ©faut, câest quâelle a drapĂ© sa figure comme pour ĂȘtre peinte de jour. Cela nâest pourtant pas sans mĂ©rite pour une femme. Les trois quarts des artistes de lâAcadĂ©mie nâen feraient pas autant. Elle est autodidacte, et son faire tout Ă fait heurtĂ© et mĂąle le montre bien. Celle-ci a eu le courage dâappeler la nature et de la regarder. Elle sâest dit Ă elle-mĂȘme : Je veux peindre et elle se lâest bien dit. Elle a pris des notions justes de la pudeur. Elle sâest placĂ©e intrĂ©pidement devant le modĂšle nu. Elle nâa pas cru que le vice eĂ»t le privilĂšge exclusif de dĂ©shabiller un homme. Elle a la fureur du mĂ©tier. Elle est si sensible au jugement quâon porte de ses ouvrages quâun grand succĂšs la rendrait folle ou la ferait mourir de plaisir. Câest [371] un enfant. Ce nâest pas le talent qui lui a manquĂ© pour faire la sensation la plus forte dans ce pays-ci. Elle en avait de reste. Câest la jeunesse, câest la beautĂ©, câest la modestie, câest la coquetterie. Il fallait sâextasier sur le mĂ©rite de nos grands artistes ; prendre de leurs leçons, avoir des tĂ©tons et des fesses et les leur abandonner. Elle arrive. Elle prĂ©sente Ă lâAcadĂ©mie un premier tableau de nuit assez vigoureux. Les artistes ne sont pas polis. On lui demande grossiĂšrement sâil est dâelle. Elle rĂ©pond que oui ; un mauvais plaisant ajoute : « Et de votre teinturier. » On lui explique ce mot de la farce de Patelin quâelle ne connaissait pas. Elle se pique. Elle peint celui-ci qui vaut mieux et on la reçoit.
Cette femme pense quâil faut imiter scrupuleusement la nature ; et je ne doute point que, si son imitation Ă©tait rigoureuse et forte et sa nature dâun bon choix, cette servitude mĂȘme ne donnĂąt Ă son ouvrage un caractĂšre de vĂ©ritĂ© et dâoriginalitĂ© peu commun. Il nây a point de milieu, quand on sâen tient Ă la nature telle quâelle se prĂ©sente ; quâon la prend avec ses beautĂ©s et ses dĂ©fauts, et quâon dĂ©daigne les rĂšgles de convention pour sâassujettir Ă un systĂšme oĂč, sous peine dâĂȘtre ridicule et choquant, il faut que la nĂ©cessitĂ© des difformitĂ©s se fasse sentir ; on est pauvre, mesquin, plat, ou lâon est sublime, et Mme Therbouche nâest pas sublime.
Elle avait prĂ©parĂ© pour ce Salon un Jupiter mĂ©tamorphosĂ© en Pan qui surprend Antiope endormie. Je vis ce tableau, lorsquâil Ă©tait presque fini. LâAntiope Ă droite Ă©tait couchĂ©e toute nue, la jambe et la cuisse gauche [372] repliĂ©es, la jambe et la cuisse droite Ă©tendues. La figure Ă©tait ensemble, et de chair ; et câest quelque chose que dâavoir mis une grande figure de femme nue ensemble ; câest quelque chose que dâavoir fait de la chair. Jâen connais plus dâun, bien fier de son talent, qui nâen ferait pas autant. Mais il Ă©tait Ă©vident Ă son cou, Ă ses doigts courts, Ă ses jambes grĂȘles, Ă ses pieds dont les orteils Ă©taient difformes, Ă son caractĂšre ignoble, Ă une infinitĂ© dâautres dĂ©fauts, quâelle avait Ă©tĂ© peinte dâaprĂšs sa femme de chambre ou la servante de lâauberge. La tĂȘte ne serait pas mal, si elle nâĂ©tait pas vile. Les bras, les cuisses, les jambes sont de chairs, mais de chairs si molles, si flasques, mais si flasques, mais si molles quâĂ la place de Jupiter jâaurais regrettĂ© les frais de la mĂ©tamorphose. A cĂŽtĂ© de cette longue, longue et grĂȘle Antiope, il y avait un gros ange joufflu, clignotant, souriant, bĂȘtement fin, tout Ă fait Ă la maniĂšre de Coypel, avec toutes ses petites grimaces. Je lui observai que lâAmour Ă©tait une de ces natures violentes, sveltes, despotes et mĂ©chantes, et que le sien me rappelait le poupard Ă©pais, bien fait, bien conditionnĂ© de quelque fermier cossu. Cet Amour prĂ©tendu, cachĂ© dans la demi-teinte, levait prĂ©cieusement un voile de gaze qui laissait Antiope exposĂ©e tout entiĂšre aux regards de Jupiter. Ce Jupiter satyre nâĂ©tait quâun vigoureux portefaix Ă mine plate dont elle avait allongĂ© la barbe, fendu le pied et hĂ©rissĂ© la cuisse. Il avait de la passion, mais câĂ©tait une vilaine, hideuse, lubrique, malhonnĂȘte et basse passion. Il sâextasiait, il admirait sottement, il souriait, il avait la convulsion, il se pourlĂ©chait. Je pris la libertĂ© de lui dire que ce satyre Ă©tait un satyre ordinaire, et non un Jupiter satyre ; et quâil me le fallait paillard et sacrĂ©. Jâavais eu lâattention dâadoucir lâamertume de ma critique, en Ă©cartant de son chevalet quelques personnes qui lâentouraient. Seul avec elle, jâajoutai que son Amour Ă©tait monotone, faible de touche, mince au point de ressembler Ă une vessie soufflĂ©e, sans [373] teintes, sans passages, sans nuances ; que sa nymphe nâĂ©tait quâun tas ignoble de lis et de roses fondus ensemble, sans fermetĂ© et sans consistance, et son satyre, un bloc de brique bien rouge, et bien cuite, sans souplesse et sans mouvement. CâĂ©tait tĂȘte Ă tĂȘte que je lui dĂ©bitais ces douceurs. Savez-vous ce quâelle fit ; elle appela les tĂ©moins que jâavais Ă©cartĂ©s et leur rendit mes observations avec une intrĂ©piditĂ© qui mâarracha en faveur de son caractĂšre un Ă©loge que je ne pouvais accorder Ă son ouvrage. Sa composition dâailleurs Ă©tait sans intĂ©rĂȘt, sans invention, commune. Ce nâĂ©tait pas plus lâaventure de Jupiter et dâAntiope que celle dâune nymphe et dâun autre satyre. Je lui disais : « Effacez-moi tout cela ; mettez-moi cet Amour en lâair, quâen emportant sur son dos le voile qui couvre la nymphe il saisisse le satyre par la corne et le pousse sur elle. Ătendez-moi le front de ce satyre, raccourcissez ce visage niais, recourbez ce nez, Ă©tendez ces joues, quâĂ travers les traits qui dĂ©guisent le maĂźtre des dieux, je le reconnaisse. » Ces idĂ©es ne lui dĂ©plurent point, mais lâouvrage Ă©tait trop avancĂ© pour en profiter. Elle lâenvoya au comitĂ© qui le refusa. Elle en tomba dans le dĂ©sespoir. Elle se trouva mal ; la fureur succĂ©da Ă la dĂ©faillance ; elle poussa des cris ; elle sâarracha les cheveux ; elle se roula par terre ; elle tenait un couteau, incertaine si elle sâen frapperait ou son tableau. Elle fit grĂące Ă tous les deux. Jâarrivai au milieu de cette scĂšne ; elle embrassa mes genoux, me conjurant au nom de Gellert, de Gessner, de Klopstock et de tous mes confrĂšres en Apollon tudesques, de la servir. Je le lui promis ; et en effet je vis Chardin, Cochin, Lemoyne, Vernet, Boucher, LagrenĂ©e. JâĂ©crivis Ă dâautres ; mais tous me rĂ©pondirent que le tableau Ă©tait dĂ©shonnĂȘte, et jâentendis quâils le jugeaient mauvais. Si la nymphe eĂ»t Ă©tĂ© belle, lâAmour charmant, le satyre de grand caractĂšre ; elle en eĂ»t fait ce quâon en pouvait faire de pis ou de mieux, que son tableau eĂ»t Ă©tĂ© admis, sauf Ă le retirer sur la rĂ©clamation publique. Car enfin, nâavons-nous pas vu au Salon, il y a [374] sept Ă huit ans, une femme toute nue, Ă©tendue sur des oreillers, jambes deçà , jambes delĂ , offrant la tĂȘte la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus belles fesses, invitant au plaisir, et y invitant par lâattitude, la plus facile, la plus commode, Ă ce quâon dit mĂȘme la plus naturelle, ou du moins la plus avantageuse. Je ne dis pas quâon en eĂ»t mieux fait dâadmettre ce tableau et que le comitĂ© nâeĂ»t pas manquĂ© de respect au public et outragĂ© les bonnes mĆurs. Je dis que ces considĂ©rations lâarrĂȘtent peu, quand lâouvrage est bon. Je dis que nos acadĂ©miciens se soucient bien autrement du talent que de la dĂ©cence. Nâen dĂ©plaise Ă Boucher qui nâavait pas rougi de prostituer lui-mĂȘme sa femme dâaprĂšs laquelle il avait peint cette figure voluptueuse, je dis que, si jâavais eu voix dans ce chapitre-lĂ , je nâaurais pas balancĂ© Ă lui reprĂ©senter que, si grĂące Ă ma caducitĂ© et Ă la sienne, ce tableau Ă©tait innocent pour nous, il Ă©tait trĂšs propre Ă envoyer mon fils, au sortir de lâAcadĂ©mie, dans la rue Fromenteau qui nâen est pas loin, et de lĂ chez Louis ou chez Keyser ; ce qui ne me convenait nullement.
Made Therbouche a joint Ă son tableau de rĂ©ception, une TĂȘte de poĂšte, oĂč il y a de la verve et de la couleur. Ses autres portraits sont [375] faibles, froids, sans autre mĂ©rite que celui de la ressemblance, exceptĂ© le mien qui ressemble, oĂč je suis nu jusquâĂ la ceinture et qui pour la fiertĂ©, les chairs, le faire est fort au-dessus de Roslin et dâaucun portraitiste de lâAcadĂ©mie. Je lâai placĂ© vis-Ă -vis celui de Vanloo Ă qui il jouait un mauvais tour. Il Ă©tait si frappant que ma fille me disait quâelle lâaurait baisĂ© cent fois pendant mon absence, si elle nâavait pas craint de le gĂąter. La poitrine Ă©tait peinte trĂšs chaudement, avec des passages, et des mĂ©plats tout Ă fait vrais.
Lorsque la tĂȘte fut faite, il Ă©tait question du cou, et le haut de mon vĂȘtement le cachait, ce qui dĂ©pitait un peu lâartiste. Pour faire cesser ce dĂ©pit, je passai derriĂšre un rideau ; je me dĂ©shabillai, et je parus devant elle, en modĂšle dâacadĂ©mie. Je nâaurais pas osĂ© vous le proposer, me dit-elle ; mais vous avez bien fait et je vous en remercie. JâĂ©tais nu, mais tout nu. Elle me peignait, et nous causions avec une simplicitĂ© et une innocence digne des premiers siĂšcles.
Comme depuis le pĂ©chĂ© dâAdam, on ne commande pas Ă toutes les parties de son corps comme Ă son bras, et quâil y en a qui veulent, quand le fils dâAdam ne veut pas, et qui ne veulent pas, quand le fils dâAdam voudrait bien ; dans le cas de cet accident, je me serais rappelĂ© le mot de DiogĂšne au jeune lutteur, mon fils ; ne crains rien ; je ne suis pas si mĂ©chant que celui-lĂ . [376]
Si cette femme sâest un peu promenĂ©e au Salon, elle aura vu passer avec dĂ©dain devant des productions fort supĂ©rieures aux siennes.
Et pueri nasum rhinocerontis habent*.
Et elle sâen retournera un peu surprise de la sĂ©vĂ©ritĂ© de nos jugements, plus sociable, plus habile et moins vaine.
Sa fantaisie Ă©tait de faire un tableau pour le roi. Je lui dis, comment demander, en dĂ©pit de ce quâen pourront penser les artistes de ce pays qui Ă cet Ă©gard en vaut bien un autre, de lâouvrage pour une Ă©trangĂšre, Ă des ministres qui refusent des acomptes sur celui quâils ont ordonnĂ© Ă des hommes du premier ordre. Ou vous serez refusĂ©e, ou vous ne serez pas payĂ©e.
En effet, ce nâĂ©tait ni Ă moi ni Ă mes amis qui auraient maladroitement dĂ©celĂ© lâinfluence quâils ont sur les supĂ©rieurs Ă solliciter une espĂšce dâinjustice. Câest lâaffaire des grands de la cour. Câest leur passe-temps journalier. Il fallait que la dame prussienne, dĂ©barquant Ă Paris, y fĂ»t prĂ©cĂ©dĂ©e et soutenue des Ă©loges Ă©clatants des ambassadeurs Ă©trangers qui nâont vu que leur pays. Nos talons rouges nâauraient pas tardĂ© Ă faire Ă©cho. Conduite, cĂ©lĂ©brĂ©e, occupĂ©e Ă Versailles, elle aurait pu descendre jusquâau dĂ©sir dâentrer Ă lâAcadĂ©mie qui peut-ĂȘtre lâaurait refusĂ©e, car volontiers Paris ne souscrit pas aux applaudissements de Fontainebleau ; mais alors, le blĂąme et les cris du monde courtisan seraient revenus sur la pauvre AcadĂ©mie. VoilĂ le rĂŽle plus avantageux quâhonnĂȘte quâont jouĂ© les Liotard et autres. On aurait donc clabaudĂ© ; on aurait dit, ils nâen veulent point, Ă la bonne heure ; mais il faut que le roi ait un ou plusieurs tableaux dâune [377] femme aussi cĂ©lĂšbre. Alors Cochin sachant que son ami Diderot sây intĂ©resse, fausse un peu la branche de la balance, appuie la demande, ce petit poids dĂ©termine ; les artistes crient ; on leur rĂ©pond, que diable, la protection614 ; ils sont faits Ă ce mot ; ils se taisent et rient.
Bien conseillĂ©e, Mme Therbouche aurait continuĂ© sa route, et chemin faisant, se serait couverte des lauriers acadĂ©miques de lâItalie, plus aisĂ©s Ă cueillir et plus odorifĂ©rants en Allemagne que les nĂŽtres. Mais on a voulu faire du bruit en France ; on sâĂ©tait promis de faire du bruit en France ; les parents, les amis, les grands, les petits, avaient dit en partant : « Quel bruit vous allez faire en France. » On arrive. On sâadresse Ă des hommes blasĂ©s sur le beau, qui vous accordent Ă peine un coup dâĆil, un signe dâapprobation. On sâopiniĂątre. On couvre de couleurs vingt toiles lâune aprĂšs lâautre. On montre. On Ă©coute. On nâentend rien. Cependant un sĂ©jour dispendieux et long, la honte dâappeler de chez soi de nouveaux secours, vous jettent dans la plus fĂącheuse dĂ©tresse ; et lâon sâen tire comme on peut, avec le secours dâun pauvre philosophe, dâun ambassadeur humain et bienfaisant, et dâune souveraine gĂ©nĂ©reuse.
[Annexe IV, p. 517]
615Le pauvre philosophe qui est sensible Ă la misĂšre parce quâil lâa Ă©prouvĂ©e, le pauvre philosophe qui a besoin de son temps et qui le donne au premier venu, le pauvre philosophe sâest tourmentĂ© pendant neuf mois pour mendier de lâouvrage Ă la Prussienne. Le pauvre philosophe, dont on a mĂ©sinterprĂ©tĂ© la vivacitĂ© de lâintĂ©rĂȘt, a Ă©tĂ© calomniĂ© et a passĂ© pour avoir couchĂ© avec une femme qui nâest pas jolie. Le pauvre philosophe sâest trouvĂ© dans lâalternative cruelle ou dâabandonner la malheureuse Ă son mauvais sort, ou dâaccrĂ©diter des soupçons dĂ©plaisants pour lui, de la plus fĂącheuse consĂ©quence pour celle quâil secourait. Le pauvre philosophe sâen est rapportĂ© Ă lâinnocence de ses dĂ©marches, et a mĂ©prisĂ© des propos qui auraient empĂȘchĂ© un autre que lui de faire le bien. Le pauvre philosophe a mis Ă contribution les grands, les petits, les indiffĂ©rents, ses amis, et a fait gagner Ă lâartiste dissipatrice cinq Ă six cents louis, dont il ne restait pas une Ă©pingle au bout de six mois. Le pauvre philosophe a arrĂȘtĂ© la Prussienne vingt fois sur le seuil du For-lâĂvĂȘque, le pauvre philosophe a calmĂ© la furie des crĂ©anciers de la Prussienne attachĂ©s aux roues de sa chaise de poste. Le pauvre philosophe a garanti lâhonnĂȘtetĂ© de cette femme. Quâest-ce que le pauvre philosophe nâa pas fait pour elle, et quelle est la rĂ©compense quâil en a recueillie ? â Mais la satisfaction dâavoir fait le bien. â Sans doute ; mais rien aprĂšs que les marques de lâingratitude la plus noire. Lâindigne Prussienne prĂ©tend Ă prĂ©sent que jâai renversĂ© sa fortune en la chassant de Paris au moment oĂč elle touchait Ă la plus haute considĂ©ration. Lâindigne Prussienne traite nos LagrenĂ©e, nos Vien, nos Vernet, dâinfĂąmes barbouilleurs. Lâindigne Prussienne oublie ses crĂ©anciers qui viennent sans cesse crier Ă ma porte. Lâindigne Prussienne doit ici des tableaux dont elle a touchĂ© le prix et quâelle ne fera point. Lâindigne Prussienne insulte Ă ses bienfaiteurs. Lâindigne Prussienne... a la tĂȘte folle et le cĆur dĂ©pravĂ©. Lâindigne Prussienne a donnĂ© au pauvre philosophe une bonne leçon dont il ne profitera pas, car il restera bon et bĂȘte comme Dieu lâa fait.
Parrocel
116. Jésus-Christ sur la montagne des Oliviers
Tableau de 16 pieds de haut, sur 7 pieds de large.
On a quelquefois besoin dâun exemple de platitude ; de platitude de composition, dâordonnance, de couleur, de caractĂšre, dâexpression. En [378] voici un rare, un sublime dans son genre, Ă moins quâon ne veuille lui prĂ©fĂ©rer le BĂ©lisaire. Je les recommande tous les deux, Ă celui qui fera lâart de ramper en peinture. On dit pourtant de ce tableau que câest le meilleur que lâartiste ait fait. Crimine ab uno disce omnes*.
On voit en haut des anges qui jouent gaiement avec la lance, la croix, le fouet et les autres instruments de la passion.
Au milieu, un grand ange debout qui a lâair de dire Ă JĂ©sus-Christ : « Eh que ne restiez-vous oĂč vous Ă©tiez ? vous Ă©tiez si bien ! Pourquoi vous charger de payer pour les sottises dâautrui ? Que ne dĂ©clariez-vous net Ă votre pĂšre que ce rĂŽle ne vous convenait pas ? » Cet ange est tout Ă fait goguenard, et le Christ paraĂźt assez convaincu de la justesse de sa remontrance. Ce nâest point ce Christ de lâEvangile accablĂ©, agonisant, trempĂ© dâune sueur de sang, repoussant le calice amer. Cette pusillanimitĂ© a paru indigne de Dieu, Ă M Parrocel qui sâest mis Ă jouer lâesprit fort, quand il sâagissait dâĂȘtre peintre. Nous savons, tout aussi bien que toi, mon ami, que cette fable est ridicule ; mais faut-il pour cela en faire un tableau insipide.
Au bas, ce sont trois apĂŽtres qui dorment de bon cĆur, et Ă qui lâon ne saurait pourtant reprocher le peu dâintĂ©rĂȘt quâils prennent Ă leur maĂźtre ; car le peintre ne lâa point fait intĂ©ressant. [379]
Vous sentez quâil nây a point de liaison lĂ -dedans. Les anges jouent en haut. Le Christ et lâange sâentretiennent au milieu. Les apĂŽtres dorment en bas. Mais nâallez pas couper cette toile en trois morceaux. Jâaime encore moins trois mauvais tableaux quâun.
Bon, excellent pour un dessus dâautel de campagne ; mais pour un Salon ; ah messieurs du comitĂ©, quand on a admis cela, on nâest pas en droit de refuser lâAntiope de Mme Therbouche. Soyez sĂ©vĂšres, jây consens ; mais soyez justes. LĂ , messieurs, regardez-moi seulement cet ange couchĂ© dans de la laine.
Une Esquisse
Une esquisse de Parrocel ? Cela doit ĂȘtre curieux ; voyons ce que câest.
Câest une Gloire. Lâesquisse est au ciel. Au haut petite couronne formĂ©e de chĂ©rubins enlacĂ©s par les ailes ; au-dessous plus grande couronne de chĂ©rubins pareillement enlacĂ©s par les ailes. Puis sous un baldaquin dâune forme circulaire, une lumiĂšre divine, une vision bĂ©atifique. Ce baldaquin est soutenu sur des consoles. De droite et de gauche, des cordons verticaux et symĂ©triques, de chĂ©rubins enlacĂ©s par les ailes et rangĂ©s en colonnes. Au-dessous de cette extravagante et mystique composition, des anges, des archanges, des saints, des saintes en extase.
Magnifique retable dâautel Ă tourner la tĂȘte Ă tout un petit couvent de religieuses. IdĂ©e digne du XIe siĂšcle, oĂč toute la science thĂ©ologique se rĂ©duisait Ă ce que Denis lâArĂ©opagite avait rĂȘvĂ© de la suite du PĂšre Ă©ternel et de lâorchestre de la TrinitĂ©. [380]
Brenet
118. Jésus-Christ et la Samaritaine
Tableau de 12 pieds 6 pouces de haut sur 9 pieds 3 pouces de large.
Brenet est un bon diable qui fait de son mieux ; et qui ferait peut-ĂȘtre bien, sâil Ă©tait riche. Mais il est pauvre. Il a la pratique de tous les curĂ©s de village. Il leur en donne pour leur argent. Il vit, sa femme a des cotillons, ses enfants ont des souliers, et le talent se perd. Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat, res angusta domi ; sed Romae durior illis conatus*. Maxime vraie par toute terre. Les besoins de la vie qui disposent impĂ©rieusement de nous, Ă©garent les talents quâils appliquent Ă des choses qui leur sont Ă©trangĂšres et dĂ©gradent souvent ceux que le hasard a bien employĂ©s. Câest un des inconvĂ©nients de la sociĂ©tĂ© auquel je ne sais point de remĂšde. Tenez, mon ami, je suis tout prĂȘt Ă croire que ce maudit lien conjugal que vous prĂȘchez, comme un certain fou de GenĂšve prĂȘche le suicide, sans vous y empiĂ©ger, abaisse lâĂąme et lâesprit. Combien de dĂ©marches auxquelles on se rĂ©sout pour sa femme et pour ses enfants et quâon dĂ©daignerait pour soi. On dirait avec Le Clerc de Montmercy* qui ne veut devoir lâaisance Ă [381] personne, un grabat dans un grenier sous les tuiles, une cruche dâeau, un morceau de pain dur et moisi et des livres, et lâon suivrait la pente de son goĂ»t. Mais est-il permis Ă un Ă©poux, Ă un pĂšre dâavoir cette fiertĂ©, et dâĂȘtre sourd Ă la plainte, aveugle sur la misĂšre qui lâentourent. Jâarrive Ă Paris. Jâallais prendre la fourrure et mâinstaller parmi les docteurs de Sorbonne. Je rencontre sur mon chemin une femme belle comme un ange. Je veux coucher avec elle. Jây couche. Jâen ai quatre enfants ; et me voilĂ forcĂ© dâabandonner les mathĂ©matiques que jâaimais, HomĂšre et Virgile que je portais toujours dans ma poche, le théùtre pour lequel jâavais du goĂ»t ; trop heureux dâentreprendre lâEncyclopĂ©die Ă laquelle jâaurai sacrifiĂ© vingt-cinq ans de ma vie.
On voit Ă droite, la Samaritaine appuyĂ©e sur le bord du puits, Ă gauche, le Christ assis et la dominant ; par-derriĂšre le Christ, quelques apĂŽtres scandalisĂ©s de leur divin maĂźtre surpris en conversation avec une femme qui faisait quelquefois son mari cocu, et rĂ©vĂ©lant Ă cette femme ses petites fredaines qui nâĂ©taient ignorĂ©es de personne. La tĂȘte du Christ nâest pas mal ; mais le reste est mauvais. Jâavais jurĂ© de ne dĂ©crire aucun mauvais tableau ; je ne sais pourquoi je manque Ă ma parole, en faveur de M Brenet que je ne connais point et Ă qui je ne dois rien.
Jésus-Christ sur la montagne des Oliviers
Câest un ange Ă©tendu Ă plat sur des nuages qui a bien plus lâair dâun messager de bonnes nouvelles que dâun porteur de calice amer. Câest un [382] Christ si sec, si long, si ignoble quâon le prendrait pour Mr de Vaneck617 travesti.
Autre exemple de lâart de ramper en peinture.
Ce mauvais tableau a pensĂ© faire rĂ©pandre du sang. Un jeune mousquetaire appelĂ© Moret regardait avec attention un homme assez plat, assis au cafĂ© de Viseux, Ă la mĂȘme table que lui. Cet homme si attentivement et si continĂ»ment regardĂ© dit Ă Moret : « Monsieur, est-ce que vous mâauriez vu quelque part ? ⊠Vous lâavez devinĂ©. Tenez, Mr, vous ressemblez comme deux gouttes dâeau Ă un certain Christ de Brenet qui est maintenant au Salon. Et lâautre tout courroucĂ©, parlez donc, monsieur, est-ce que vous me prenez pour un j.-f. Et puis voilĂ la querelle engagĂ©e, des Ă©pĂ©es tirĂ©es, la garde, le commissaire appelĂ©s ; et le commissaire qui se tourmentait Ă persuader Ă ce quidam colĂ©rique quâon nâen Ă©tait pas moins honnĂȘte homme, pour ressembler Ă un Christ. Et le quidam qui rĂ©pondait au commissaire ; Mr cela vous plaĂźt Ă dire, mais vous nâavez pas vu celui de Brenet. Je ne veux point ressembler Ă un Christ, et moins Ă celui-lĂ quâĂ un autre. Et le Moret ⊠Oh pardieu, vous y ressemblerez malgrĂ© vous. Et cĆtera. Je voudrais avoir fait ce conte ; mais ce nâen est point un.
Bonsoir, mon ami. Semper frondesce et vale.
Loutherbourg.
120.
Ut pictura, poesis erit.
Il en est de la poĂ©sie, ainsi que de la peinture. Combien on lâa dit de fois ! Mais ni celui qui lâa dit le premier, ni la multitude de ceux qui lâont [383] rĂ©pĂ©tĂ© aprĂšs lui, nâont compris toute lâĂ©tendue de cette maxime. Le poĂšte a sa palette comme le peintre, ses nuances, ses passages, ses tons. Il a son pinceau et son faire. Il est sec, il est dur, il est cru, il est tourmentĂ©, il est fort, il est vigoureux, il est doux, il est harmonieux et facile. Sa langue lui offre toutes les teintes imaginables ; câest Ă lui Ă les bien choisir. Il a son clair-obscur dont la source et les rĂšgles sont au fond de son Ăąme. Vous faites des vers ? Vous le croyez, parce que vous avez appris de Richelet Ă arranger des mots et des syllabes dans un certain ordre et selon certaines conditions donnĂ©es ; parce que vous avez acquis la facilitĂ© de terminer ces mots et ces syllabes ordonnĂ©es par des consonances. Vous ne peignez pas, Ă peine savez-vous calquer. Vous nâavez pas, peut-ĂȘtre mĂȘme ĂȘtes-vous incapable de prendre la premiĂšre notion du rythme. Le poĂšte a dit
Monte decurrens velut amnis imbres
Quem super notas aluere ripas,
Fervet, immensusque ruit profundo
Pindarus ore.
Qui est-ce qui ose imiter Pindare ; câest un torrent qui roule ses eaux Ă grand bruit de la cime dâun rocher escarpĂ©. Il se gonfle, il bouillonne ; il renverse, il franchit sa barriĂšre ; il sâĂ©tend ; câest une mer qui tombe dans un gouffre profond.
Vous avez senti la beautĂ© de lâimage qui nâest rien. Câest le rythme qui est tout ici ; câest la magie prosodique de ce coin du tableau que vous ne sentirez peut-ĂȘtre jamais. Quâest-ce donc que le rythme? me demandez-vous. Câest un choix particulier dâexpressions, câest une certaine distribution de syllabes longues ou brĂšves, dures ou douces, sourdes ou [384] aiguĂ«s, lĂ©gĂšres ou pesantes, lentes ou rapides, plaintives ou gaies, un enchaĂźnement de petites onomatopĂ©es analogues aux idĂ©es quâon a et dont on est fortement occupĂ©, aux sensations quâon ressent, et quâon veut exciter, aux phĂ©nomĂšnes dont on cherche Ă rendre les accidents, aux passions quâon Ă©prouve et au cri animal quâelles arracheraient, Ă la nature, au caractĂšre, au mouvement des actions quâon se propose de rendre ; et cet art-lĂ nâest pas plus de convention que les effets de la lumiĂšre et les couleurs de lâarc-en-ciel ; il ne sâapprend point, il ne se communique point, il peut seulement se perfectionner. Il est inspirĂ© par un goĂ»t naturel, par la mobilitĂ© de lâĂąme, par la sensibilitĂ©. Câest lâimage mĂȘme de lâĂąme rendue par les inflexions de la voix, les nuances successives, les passages, les tons dâun discours accĂ©lĂ©rĂ©, ralenti, Ă©clatant, Ă©touffĂ©, tempĂ©rĂ© en cent maniĂšres diverses. Ăcoutez le dĂ©fi Ă©nergique et bref de cet enfant qui provoque son camarade ; Ă©coutez ce malade qui traĂźne ses accents douloureux et longs. Ils ont rencontrĂ© lâun et lâautre le vrai rythme, sans y penser. Boileau le cherche et le trouve souvent. Il semble venir au-devant de Racine. Sans ce mĂ©rite, un poĂšte ne vaut presque pas la peine dâĂȘtre lu. Il est sans couleur. Le rythme pratiquĂ© de rĂ©flexion a quelque chose dâapprĂȘtĂ© et de fastidieux. Câest une des principales diffĂ©rences dâHomĂšre et de Virgile, de Virgile et de Lucain, de lâArioste et du Tasse. Le sentiment se plie de lui-mĂȘme Ă lâinfinie variĂ©tĂ© du rythme ; la rĂ©flexion ne le saurait. LâĂ©tude, le goĂ»t acquis, la rĂ©flexion saisiront fort bien la place dâun vers spondaĂŻque ; lâhabitude dictera le choix dâune expression, elle sĂ©chera des pleurs, elle laissera couler les larmes ; mais frapper mes yeux et mon oreille, porter Ă mon imagination par le seul prestige des sons, le fracas dâun torrent qui se prĂ©cipite, ses eaux gonflĂ©es, la plaine submergĂ©e, son mouvement majestueux, et sa chute dans un gouffre profond, cela ne se peut. Entrelacer dâĂ©tude, des syllabes sourdes ou molles, entre des syllabes fortes, Ă©clatantes ou dures, suspendre, accĂ©lĂ©rer, heurter, briser, renverser ; cela ne se peut. [385] Câest nature et nature seule qui dicte la vĂ©ritable harmonie dâune pĂ©riode entiĂšre, dâun certain nombre de vers.
Câest elle qui fait dire Ă Quinault :
Au temps heureux oĂč lâon sait plaire
Quâil est doux dâaimer tendrement.
Pourquoi dans les périls, avec empressement,
Chercher dâun vain honneur lâĂ©clat imaginaire ;
Et pour une trompeuse chimĂšre,
Pourquoi quitter un bien charmant.
Au temps heureux oĂč lâon sait plaire,
Quâil est doux dâaimer tendrement618.
Câest elle qui fait dire Ă Voltaire :
Le moissonneur ardent qui court avant lâaurore
Couper les blonds Ă©pis que lâĂ©tĂ© fait Ă©clore
SâarrĂȘte, sâinquiĂšte, et pousse des soupirs.
Son cĆur est Ă©tonnĂ© de ses nouveaux dĂ©sirs.
Il demeure enchanté dans ces belles retraites,
Et laisse en soupirant ses moissons imparfaites619.
Que reste-t-il de ces deux morceaux divins, si vous en ĂŽtez lâharmonie ? rien. Câest elle encore qui fait dire Ă Chaulieu :
Tel quâun rocher dont la tĂȘte
Ăgalant le mont Athos
Voit Ă ses pieds la tempĂȘte
Troubler le calme des flots, [386]
La mer autour bruit et gronde ;
Malgré ses émotions,
Sur son front élevé rÚgne une paix profonde
Que les fureurs de lâonde
Respectent Ă lâĂ©gal du nid des alcyons620.
Il faut voir le tourment, lâinquiĂ©tude, le chagrin, le travail du poĂšte, lorsque cette harmonie se refuse. Ici câest une syllabe de trop, lĂ câest une syllabe de moins. Lâaccent tombe, quand il doit ĂȘtre soutenu. Il se soutient, quand il doit tomber. La voix Ă©clate, oĂč la chose la veut sourde ; elle est sourde, oĂč la chose la veut Ă©clatante. Les sons glissent oĂč le sens doit les faire onduler, bouillonner. Jâen appelle au petit nombre de ceux qui ont Ă©prouvĂ© ce supplice. Toutefois sans la facilitĂ© de trouver ce chant, cette espĂšce de musique, on nâĂ©crit ni en vers ni en prose ; je doute mĂȘme quâon parle bien. Sans lâhabitude de la sentir et de la rendre, on ne sait pas lire, et qui est-ce qui sait lire ? Partout oĂč cette musique se fait entendre, elle est dâun charme si puissant quâelle entraĂźne et le musicien qui compose, au sacrifice du terme propre, et lâhomme sensible qui Ă©coute, Ă lâoubli de ce sacrifice. Câest elle qui prĂȘte aux Ă©crits une grĂące toujours nouvelle. On retient une pensĂ©e. On ne retient point lâenchaĂźnement des inflexions fugitives et dĂ©licates de lâharmonie. Ce nâest pas Ă lâoreille seulement, câest Ă lâĂąme dâoĂč elle est Ă©manĂ©e, que la vĂ©ritable harmonie sâadresse. Ne dites pas dâun poĂšte sec, dur et barbare quâil nâa point dâoreille, dites quâil nâa pas assez dâĂąme. Câest de ce cĂŽtĂ© que les langues anciennes avaient un avantage infini sur les langues modernes. CâĂ©tait un instrument Ă mille cordes sous les doigts du gĂ©nie ; et ces Anciens savaient bien ce quâils disaient, lorsque au grand scandale de nos froids penseurs du jour, ils assuraient que lâhomme vraiment Ă©loquent, sâoccupait moins de la propriĂ©tĂ© [387] rigoureuse que du lieu de lâexpression. Ah, mon ami, quels soins il faudrait donner encore Ă ces quatre pages, si elles devaient ĂȘtre imprimĂ©es et que je voulusse y mettre lâharmonie dont elles sont susceptibles. Ce ne sont pas les idĂ©es qui me coĂ»tent : câest le ton qui leur convient. En littĂ©rature comme en peinture, ce nâest pas une petite affaire que de savoir conserver son esquisse. Cela est bien pour ce que cela est et parlons de Loutherbourg. On peut rĂ©duire les compositions quâil a exposĂ©es, sous quatre classes, des batailles ; des marines et des tempĂȘtes ; des paysages et des dessins.
Batailles
Une Bataille .
A droite, tout Ă fait dans la demi-teinte, câest un chĂąteau couvert de fumĂ©e. On nâen aperçoit que le haut quâon escalade et dâoĂč les assiĂ©geants sont prĂ©cipitĂ©s dans un fossĂ© oĂč on les voit tomber pĂȘle-mĂȘle. En allant de ce fossĂ© vers la gauche, le terrain sâĂ©lĂšve, et lâon voit Ă terre des drapeaux, des timbales, des armes brisĂ©es, des cadavres, une mĂȘlĂ©e de combattants formant une grande masse oĂč lâon discerne un cavalier blanc Ă demi renversĂ©, mort et tombant en arriĂšre vers la croupe de son cheval ; plus sur le fond, de profil, un cavalier brun dont le cheval se cabre et qui meurt. A la fumĂ©e et Ă la lueur forte et rougeĂątre qui colore cette fumĂ©e, on reconnaĂźt lâeffet dâun coup de canon. Sur les deux ailes et sur le fond, ce sont des combats particuliers, des actions moins ramassĂ©es, plus Ă©teintes et faisant valoir la masse principale. Dans cette masse le cavalier blanc est vu par la croupe de son cheval. Sur le devant, vers le centre du combat, [388] morts, mourants, hommes blessĂ©s et diversement Ă©tendus sur la terre. Je passe sur beaucoup dâautres incidents.
VoilĂ un genre de peinture oĂč il nây a proprement ni unitĂ© de temps, ni unitĂ© dâaction ni unitĂ© de lieu. Câest un spectacle dâincidents divers qui nâimpliquent aucune contradiction. Lâartiste est donc obligĂ© dây montrer dâautant plus de poĂ©sie, de verve, dâinvention, de gĂ©nie quâil est moins gĂȘnĂ© par les rĂšgles. Il faut que je voie partout la variĂ©tĂ©, la fougue, le tumulte extrĂȘme. Il ne peut y avoir dâautre intĂ©rĂȘt. Il faut que lâeffroi et la commisĂ©ration sâĂ©lancent Ă moi de tous les points de la toile. Si lâon ne sâen tenait pas Ă des actions communes (et jâappelle actions communes toutes celles oĂč un homme en menace ou en tue un autre), mais quâon imaginĂąt quelque trait de gĂ©nĂ©rositĂ©, quelque sacrifice de la vie Ă la conservation dâun autre, on Ă©lĂšverait mon Ăąme, on la serrerait, peut-ĂȘtre mĂȘme mâarracherait-on des larmes. Jâaime mieux une bataille tirĂ©e de lâhistoire, quâune bataille dâimagination. Il y a dans la premiĂšre des personnages principaux que je connais et que je cherche.
Le genre de bataille est celui de lâexpression. Celle-ci est belle, trĂšs belle. Elle est fortement coloriĂ©e. Il y a une grande intelligence de presque toutes les parties de lâart. Ce nuage rougeĂątre qui occupe la partie supĂ©rieure du fond est bien vrai. Avec tout cela, il y a une ordonnance de routine qui marque une stĂ©rilitĂ© presque incurable, et puis une uniformitĂ© dâincidents ou qui nâintĂ©ressent point ou qui intĂ©ressent Ă©galement. Jâaimerais bien remarquer au milieu de ce fracas, un gĂ©nĂ©ral tranquille, oubliant le danger qui lâenvironne de toutes parts, pour assurer la gloire dâune grande journĂ©e, ayant lâĆil Ă tout, la tĂȘte fiĂšre, et donnant ses ordres sur un champ de bataille, [389] comme dans son palais. Jâaimerais bien mieux voir quelques-uns de ses principaux officiers occupĂ©s Ă lui former de leurs corps un bouclier. Je nâentends pas par une bataille, une escarmouche de pandours ou de housards. Jâen ai une plus grande idĂ©e.
Combat sur terre .
Au centre, câest une masse de combattants, de la plus grande force, du plus grand effet. On y discerne, on est frappĂ© par un cavalier vu par le dos et par la croupe de son cheval blanc et vigoureux. Il porte un Ă©tendard quâun fantassin qui est Ă sa gauche, cherche Ă lui enlever avec la vie. Mais ce cavalier a saisi la garde de lâĂ©pĂ©e du fantassin et va lui plonger la sienne dans la gorge. LâĂ©tendard Ă©levĂ© et dĂ©ployĂ© fait un bel effet. Il marque un plan. Cependant le cavalier court un autre danger non moins imminent. A droite, un autre fantassin sâest emparĂ© de la bride de son cheval ; mais lâanimal furieux lui tient le bras entre ses dents et lui arrache des cris. Sous ses pieds des chevaux, autour de ces combattants, des morts, des mourants ; de droite et de gauche, des mĂȘlĂ©es sĂ©parĂ©es, des corps particuliers de troupes engagĂ©es, sâĂ©teignant, sâĂ©tendant sur le fond, perdant insensiblement de la grandeur et de la lumiĂšre, sâisolant de la masse principale et la chassant en devant.
Il y a comme on voit deux maniĂšres dâordonner une bataille, ou en [390] pyramidant par le centre de lâaction ou de la toile auquel correspond le sommet de la pyramide et dâoĂč les tranches ou diffĂ©rents plans de cette pyramide vont en sâĂ©tendant sur le fond, Ă mesure quâils sâenfoncent dans le tableau, magie qui ne suppose quâune intelligence commune de la perspective et de la distribution des ombres [et] des lumiĂšres. Ou en embrassant un grand espace, en regardant toute lâĂ©tendue de sa toile, comme un vaste champ de bataille, mĂ©nageant sur ce champ des inĂ©galitĂ©s, y rĂ©pandant les diffĂ©rents incidents, les actions diverses, les masses, les groupes, liĂ©s par une longue ligne qui serpente ainsi quâon la voit dans les compositions de Le Brun. Je prĂ©fĂšre cette maniĂšre. Elle demande plus de fĂ©conditĂ© ; elle fournit plus au gĂ©nie. Tout se dĂ©ploie et se fait valoir. Câest un instant dâune action gĂ©nĂ©rale. Câest un poĂšme. Les trois unitĂ©s y sont. Au lieu quâĂ la maniĂšre de Loutherbourg, deux ou trois objets principaux, un ou deux Ă©normes chevaux couvrent le reste. Il semble quâil nây ait quâun incident, quâun point remarquable ; câest le sommet de la pyramide auquel on a tout sacrifiĂ© pour le faire saillir.
Combat de mer .
Lâordonnance de ce Combat de mer diffĂ©rera peu de lâordonnance du Combat de terre ; tant ce technique, ou la maniĂšre de pyramider du centre de la toile vers le fond, est bornĂ©e. [391]
A droite, dans la demi-teinte, ainsi quâĂ lâun des deux combats prĂ©cĂ©dents, vaisseau et combattants dont les armes Ă feu sont dirigĂ©es sur un autre bĂątiment qui fait le sommet de la pyramide et la masse principale. Autour de ce dernier bĂątiment, foule dâhommes tombants ou prĂ©cipitĂ©s dans les eaux. Sur la droite, un de ces prĂ©cipitĂ©s, isolĂ© et cherchant Ă se raccrocher au bĂątiment. A gauche, sur le fond, et faisant lâeffet des petites actions ou mĂȘlĂ©es latĂ©rales aux deux combats de terre, autres vaisseaux couverts de combattants, Ă©loignĂ©s, Ă©teints, et chassant en devant le bĂątiment du milieu. Jâaurais devinĂ© dâavance cette distribution. On a changĂ© dâĂ©lĂ©ment ; mais câest la mĂȘme routine. Dâailleurs celui-ci est moins beau. Comme on y a plus encore affectĂ© la vigueur, il y a plus de papillotage. Lâaction se passe au milieu des flots agitĂ©s et Ă©cumeux.
Marines et tempĂȘtes
Marée montante et autres .
La MarĂ©e montante ; les Animaux quâon passe dans une barque et qui descendent des montagnes ; le Paysage avec des animaux, appartenant Ă un homme de mĂ©rite, mais un peu singulier, je ne suis point Ă©tonnĂ© quâils nâaient pas Ă©tĂ© exposĂ©s. Cet homme, honnĂȘte et trĂšs honnĂȘte, fait peu de cas du genre humain et vit beaucoup pour lui. Il est receveur gĂ©nĂ©ral des finances. Il sâappelle Randon de Boisset. Vous ne verrez pas ses [392] tableaux ; mais vous saurez une de ses actions qui ne vous dĂ©plaira pas. Au bout de cinq Ă six mois de son installation dans la place de fermier gĂ©nĂ©ral, lorsquâil vit lâĂ©norme masse dâargent qui lui revenait, il tĂ©moigna le peu de rapport quâil y avait entre son mince travail et une aussi prodigieuse rĂ©compense ; il regarda cette richesse si subitement acquise comme un vol, et sâen expliqua sur ce ton Ă ses confrĂšres qui en haussĂšrent les Ă©paules, ce qui ne lâempĂȘcha pas de renoncer Ă sa place. Il est trĂšs instruit. Il aime les sciences, les lettres et les arts. Il a un trĂšs beau cabinet de peinture, des statues, des vases, des porcelaines et des livres. Sa bibliothĂšque est double. Lâune, des plus belles Ă©ditions quâil respecte au point de ne les jamais ouvrir. Il lui suffit de les avoir et de les montrer. Lâautre, dâĂ©ditions communes quâil lit, quâil prĂȘte et quâon fatigue tant quâon veut. On sait ces bizarreries ; mais on les pardonne Ă la probitĂ©, au bon goĂ»t et au vrai mĂ©rite. Je lâai connu jeune ; et il nâa pas tenu Ă lui que je ne devinsse opulent.
Une Marine .
On voit Ă droite un grand pan de murailles ruinĂ©es, au-dessus duquel, tout Ă fait de ce cĂŽtĂ©, une espĂšce de fabrique voĂ»tĂ©e ; au pied de cette fabrique, des masses de roches. Plus vers la gauche, au-dessus du mĂȘme mur et un peu dans lâenfoncement, une assez haute portion de tour gothique, avec lâĂ©peron qui la soutient. Sur le devant, vers le sommet de la fabrique un passage Ă©troit avec une balustrade, conduisant de cette fabrique ruinĂ©e Ă une espĂšce de phare. Ce passage est construit sur le [393] cintre dâune arcade dâoĂč lâon descend Ă la mer par un long escalier. Au pied du phare, sur le mĂȘme plan, vers la gauche, un vaisseau penchĂ© Ă la cĂŽte, comme pour ĂȘtre radoubĂ© ou calfatĂ©. Plus vers la gauche, un autre vaisseau. Tout lâespace compris entre la fabrique de la droite et lâautre cĂŽtĂ© de la toile est mer. Seulement sur le devant, vers la gauche, il y a une langue de terre oĂč des matelots boivent, fument et se reposent.
TrĂšs beau tableau ; dâune grande vigueur. La fabrique Ă droite, bien variĂ©e, bien imaginĂ©e, de bel effet. Les figures sur la langue de terre, bien dessinĂ©es, et coloriĂ©es Ă plaisir. Si lâon voyait ce morceau seul, on ne pourrait sâempĂȘcher de sâĂ©crier : « O la belle chose ! » mais on le compare malheureusement avec un Vernet qui en alourdit le ciel, qui fait sortir lâembarras et le travail de la fabrique, qui accuse les eaux de faussetĂ©, et qui rend sensible aux moins connaisseurs la diffĂ©rence dâune figure faite avec grĂące, facilitĂ©, lĂ©gĂšretĂ©, esprit, mollesse, et dâune figure qui a du dessin et de la couleur, mais qui nâa que cela ; la diffĂ©rence dâun pinceau vigoureux, mais Ăąpre et dur, et dâune harmonie de nature ; dâun original et dâune belle imitation ; de Virgile et de Lucain. Le Loutherbourg est fait et bien fait. Le Vernet est créé.
Une TempĂȘte.
On voit Ă gauche un grand rocher ; sur une longue saillie de ce rocher sâĂ©levant Ă pic au-dessus des eaux, un homme agenouillĂ© et courbĂ© qui tend une corde Ă un malheureux qui se noie. VoilĂ qui est bien imaginĂ©. Sur une avance au pied du rocher, un autre homme qui tourne le dos Ă la mer, [394] qui se dĂ©robe avec les mains dont il se couvre le visage, les horreurs de la tempĂȘte ; cela est bien encore. Sur le devant du mĂȘme cĂŽtĂ©, un enfant noyĂ©, Ă©tendu sur le rivage et la mĂšre qui se dĂ©sole sur son enfant. Monsieur Loutherbourg, cela est mieux, mais ne vous appartient pas ; vous avez pris cet incident Ă Vernet. Au mĂȘme endroit, plus vers la droite, un Ă©poux qui soutient sous les bras sa femme nue et moribonde. Ni cela, non plus, monsieur Loutherbourg ; autre incident empruntĂ© de Vernet. Le reste est une mer orageuse, des eaux agitĂ©es et couvertes dâĂ©cumes. Au-dessus des eaux, un ciel obscur qui se rĂ©sout en pluie.
Tableau cru, dur, sans vĂ©ritĂ©, sans effet, peint de rĂ©miniscence de plusieurs autres. Plagiat. Ces eaux de Loutherbourg sont fausses, ou celles de Vernet. Ce ciel de Loutherbourg est solide et pesant, ou les mĂȘmes ciels de Vernet ont trop de lĂ©gĂšretĂ©, de liquiditĂ© et de mouvement. Monsieur Loutherbourg, allez voir la mer. Vous ĂȘtes entrĂ© dans des Ă©tables, et lâon sâen aperçoit ; mais vous nâavez jamais vu de tempĂȘtes.
Autre TempĂȘte .
A droite, roches formidables dont les proĂ©minences sâĂ©lancent vers la mer et sont suspendues en voĂ»te au-dessus de la surface des eaux. Sur ces roches, plus sur le devant, autres roches moins considĂ©rables, mais plus [395] avancĂ©es dans la mer. Dans une espĂšce de dĂ©troit ou dâanse formĂ©e par ces derniĂšres, une mer qui sây porte avec fureur. Sur leur penchant, dans la demi-teinte, homme assis soutenant par la tĂȘte, une femme noyĂ©e quâun autre sur la pente en dessous, porte par les pieds. Sur lâextrĂ©mitĂ© dâune de ces roches cintrĂ©es, du fond, la plus isolĂ©e, la plus loin jetĂ©e sur les flots, un spectateur, les bras Ă©tendus, effrayĂ©, stupĂ©fait, et regardant les flots en un endroit oĂč vraisemblablement des malheureux viennent dâĂȘtre brisĂ©s, submergĂ©s. Autour de ces masses escarpĂ©es, hĂ©rissĂ©es, inĂ©gales, sur le devant et dans le lointain, des flots soulevĂ©s et Ă©cumeux. Vers le fond, sur la gauche, un vaisseau battu de la tempĂȘte. Toute cette scĂšne obscure ne reçoit du jour que dâun endroit du ciel Ă gauche oĂč les nuĂ©es sont moins Ă©paisses. De lĂ , ces nuĂ©es vont en se condensant, en sâobscurcissant sur toute lâĂ©tendue des eaux. Elles sont comme palpables vers la gauche.
Les eaux sont dures et crues. Pour ces nuĂ©es, Vernet aurait bien su les rendre aussi denses, sans les faire mates, lourdes, immobiles et compactes. Si les ciels, les eaux, les nuĂ©es de Loutherbourg sont durs et crus, câest la suite de sa vigueur affectĂ©e, et de la difficultĂ© de mettre dâaccord, quand on a forcĂ© de couleur, quelque objet.
Paysages
Cascade .
A droite, masse de rochers. Cascade entre ces rochers. Montagnes sur le fond. Vers la gauche, au-delĂ des eaux de la cascade, sur une terrasse assez Ă©levĂ©e, animaux et pĂątre, une vache couchĂ©e, une autre vache qui descend dans lâeau, une troisiĂšme arrĂȘtĂ©e sur laquelle le pĂątre debout et vu par le dos [396] a les bras appuyĂ©s. Tout Ă fait vers la gauche, le chien du pĂątre. Ensuite des arbres et du paysage.
Arbres lourds ; mauvais ciel, Ă lâordinaire ; pauvre paysage ; cet artiste a communĂ©ment le pinceau plus chaud. Mais, me direz-vous, quâest-ce que peindre chaudement? Câest conserver sur la toile aux objets imitĂ©s, la couleur des ĂȘtres de la nature, dans toute sa force, dans toute sa vĂ©ritĂ©, dans tous ses accidents. Si vous exagĂ©rez, vous serez Ă©clatant, mais dur, mais cru. Si vous restez en deçà , vous serez peut-ĂȘtre doux, moelleux, harmonieux, mais faible. Dans lâun et lâautre cas, vous serez faux, Ă vous juger Ă la rigueur.
Autre Paysage .
Jâaperçois des montagnes, Ă ma droite ; plus sur le fond, du mĂȘme cĂŽtĂ©, le clocher dâune Ă©glise de village ; sur le devant, en mâavançant vers la gauche, un paysan assis sur un bout de rocher, son chien dressĂ© sur les pattes de derriĂšre, et posĂ© sur ses genoux ; plus bas et plus Ă gauche, une laitiĂšre qui donne dans une Ă©cuelle de son lait Ă boire au chien du berger. Quand une laitiĂšre donne son lait Ă boire au chien, je ne sais ce quâelle refuse au berger. Autour du berger, sur le devant, moutons qui se reposent et qui paissent. Plus vers la gauche et un peu plus sur le fond, des bĆufs, des vaches. Puis une mare dâeau. Tout Ă fait Ă ma gauche, et sur le devant, chaumiĂšre, maisonnette, petite fabrique derriĂšre laquelle des arbres et des rochers qui terminent la scĂšne champĂȘtre dont le centre prĂ©sente des montagnes dispersĂ©es dans le lointain, montagnes qui lui donnent de lâĂ©tendue et de la profondeur. La lumiĂšre rougeĂątre dont elle est Ă©clairĂ©e, est bien du soir ; et il y a quelque finesse dans lâidĂ©e du tableau. [397]
Autre Paysage .
Il y a un tableau de Vernet qui semble avoir Ă©tĂ© fait exprĂšs pour ĂȘtre comparĂ© Ă celui-ci et apprĂ©cier le mĂ©rite des deux artistes. Je voudrais que ces rencontres fussent plus frĂ©quentes ; quel progrĂšs nâen ferions-nous pas dans la connaissance de la peinture ? En Italie, plusieurs musiciens composent sur les mĂȘmes paroles. En GrĂšce, plusieurs poĂštes dramatiques traitaient le mĂȘme sujet. Si lâon instituait la mĂȘme lutte entre les peintres, avec quelle chaleur nâirions-nous pas au Salon ? quelles disputes ne sâĂ©lĂšveraient pas entre nous ? Et chacun sâoccupant Ă motiver sa prĂ©fĂ©rence, quelles lumiĂšres, quelle certitude de jugement nâacquerrions-nous pas ? Dâailleurs croit-on que la crainte de nâĂȘtre que le second nâexcitĂąt pas de lâĂ©mulation entre les artistes, et ne les portĂąt pas Ă quelques efforts de plus.
Des particuliers, jaloux de la durĂ©e de lâart parmi nous, avaient projetĂ© une souscription, une loterie. Le prix des billets devait ĂȘtre employĂ© Ă occuper les pinceaux de notre AcadĂ©mie. Les tableaux auraient Ă©tĂ© exposĂ©s et apprĂ©ciĂ©s. Sâil y avait eu moins dâargent quâil nâen fallait, on aurait augmentĂ© le prix du billet. Si le fonds de la loterie avait excĂ©dĂ© la valeur des tableaux, le surplus aurait Ă©tĂ© reversĂ© sur la loterie suivante. Le gain du premier lot consistait Ă entrer le premier dans le lieu de lâexposition, et Ă choisir le tableau quâon aurait prĂ©fĂ©rĂ©. Ainsi il nây avait dâautre juge que le gagnant. Tant pis pour lui et tant mieux pour celui qui choisissait aprĂšs lui, si nĂ©gligeant le jugement des artistes et du public, il sâen tenait [398] Ă son goĂ»t particulier. Ce projet nâa point eu lieu, parce quâil Ă©tait embarrassĂ© de diffĂ©rentes difficultĂ©s qui disparaissent en suivant la maniĂšre simple dont je lâai conçu.
La scĂšne montre Ă droite le sommet dâun vieux chĂąteau. Au-dessous des rochers. Dans ces rochers, trois arcades pratiquĂ©es ; au long de ces arcades, un torrent dont les eaux resserrĂ©es par une autre masse de roches qui sâavancent encore plus sur le devant, viennent se briser, bondir, couvrir de leur Ă©cume un gros quartier de pierre brute et sâĂ©chappent ensuite en petites nappes, sur les cĂŽtĂ©s de cet obstacle. Ce torrent, ces eaux, cette masse font un trĂšs bel effet et bien pittoresque. Au-delĂ de ce poĂ©tique local les eaux se rĂ©pandent et forment un Ă©tang. Au-delĂ des arcades, un peu sur le fond, et vers la gauche, on dĂ©couvre le sommet dâun nouveau rocher couvert dâarbustes et de plantes sauvages. Au pied de ce rocher, un voyageur conduit un cheval chargĂ© de bagage. Il semble se proposer de grimper vers les arcades, par un sentier coupĂ© dans le roc, sur la rive du torrent. Il y a entre son cheval et lui, une chĂšvre. Au-dessous de ce voyageur, plus sur le devant et plus sur la gauche, on rencontre une paysanne, montĂ©e sur une bourrique. LâĂąnon suit sa mĂšre. Tout Ă fait sur le devant, au bord de lâĂ©tang formĂ© des eaux du torrent, sur un plan correspondant Ă lâintervalle qui sĂ©pare le voyageur qui conduit son cheval, de la paysanne affourchĂ©e sur son Ăąnesse, câest un pĂątre qui mĂšne ses bestiaux Ă lâĂ©tang. La scĂšne est fermĂ©e Ă gauche par une haute masse de roches couvertes dâarbustes, et elle reçoit sa profondeur, des sommitĂ©s de montagnes vaporeuses quâon a placĂ©es au loin et quâon dĂ©couvre entre les roches de la gauche et la fabrique de la droite.
Quand Vernet ne lâemporterait pas de trĂšs loin sur Loutherbourg, par la facilitĂ©, lâeffet, toutes les parties du technique, ses compositions seraient encore plus intĂ©ressantes que celles de son antagoniste. Celui-ci ne sait introduire dans ses compositions que des pĂątres et des animaux ! Quây voit-on. Des pĂątres et des animaux, et toujours des pĂątres et des animaux. Lâautre y sĂšme des personnages et des incidents de toute espĂšce ; et ces [399] personnages et ces incidents, quoique vrais, ne sont pas la nature commune des champs. Cependant ce Vernet, tout ingĂ©nieux, tout fĂ©cond quâil est, reste encore bien en arriĂšre du Poussin du cĂŽtĂ© de lâidĂ©al. Je ne vous parlerai point de lâArcadie de celui-ci, ni de son inscription sublime : Et ego in Arcadia ; « Je vivais aussi dans la dĂ©licieuse Arcadie ». Mais voici ce quâil a montrĂ© dans un autre paysage plus sublime peut-ĂȘtre et moins connu. Câest celui-ci qui sait aussi, quand il lui plaĂźt, vous jeter du milieu dâune scĂšne champĂȘtre, lâĂ©pouvante et lâeffroi. La profondeur de sa toile est occupĂ©e par un paysage noble, majestueux, immense. Il nây a que des roches et des arbres, mais ils sont imposants. Votre Ćil parcourt une multitude de plans diffĂ©rents depuis le point le plus voisin de vous, jusquâau point de la scĂšne le plus enfoncĂ©. Sur un de ces plans-ci, Ă gauche, tout Ă fait au loin, sur le fond, câest un groupe de voyageurs qui se reposent, qui sâentretiennent, les uns assis, les autres couchĂ©s, tous dans la plus parfaite sĂ©curitĂ©. Sur un autre plan, plus sur le devant, et occupant le centre de la toile, câest une femme qui lave son linge dans une riviĂšre. Elle Ă©coute. Sur un troisiĂšme plan, plus vers la gauche, et tout Ă fait sur le devant, câĂ©tait un homme accroupi, mais il commence Ă se lever, et Ă jeter ses regards mĂȘlĂ©s dâinquiĂ©tude et de curiositĂ©, vers la gauche et le devant de la scĂšne. Il a entendu. Tout Ă fait Ă droite, et sur le devant, câest un homme debout, transi de terreur et prĂȘt Ă sâenfuir. Il a vu. Mais quâest-ce qui lui imprime cette terreur ? Quâa-t-il vu ? Il a vu tout Ă fait sur la gauche et sur le devant, une femme Ă©tendue Ă terre, enlacĂ©e dâun Ă©norme serpent qui la dĂ©vore et qui lâentraĂźne au fond des eaux oĂč ses bras, sa tĂȘte et sa chevelure pendent [400] dĂ©jĂ . Depuis les voyageurs tranquilles du fond, jusquâĂ ce dernier spectacle de terreur, quelle Ă©tendue immense, et sur cette Ă©tendue, quelle suite de passions diffĂ©rentes, jusquâĂ vous qui ĂȘtes le dernier objet, le terme de la composition. Le beau tout, le bel ensemble ! câest une seule et unique idĂ©e qui a engendrĂ© le tableau. Ce paysage, ou je me trompe fort, est le pendant de lâArcadie ; et lâon peut Ă©crire sous celui-ci ÏÏÎČÎżÏ et sous le prĂ©cĂ©dent, Îșα᜶ áŒÎ»Î”ÎżÏ.
VoilĂ les scĂšnes quâil faut savoir imaginer, quand on se mĂȘle dâĂȘtre un paysagiste. Câest Ă lâaide de ces fictions quâune scĂšne champĂȘtre devient autant et plus intĂ©ressante quâun fait historique. On y voit le charme de la nature, avec les incidents les plus doux ou les plus terribles de la vie. Il sâagit bien de montrer ici un homme qui passe ; lĂ un pĂątre qui conduit ses bestiaux ; ailleurs un voyageur qui se repose ; en un autre endroit un pĂȘcheur sa ligne Ă la main et les yeux attachĂ©s sur les eaux. Quâest-ce que cela signifie ! Quelle sensation cela peut-il exciter en moi ! Quel esprit, quelle poĂ©sie y a-t-il lĂ -dedans ! Sans imagination, on peut trouver ces objets Ă qui il ne reste plus que le mĂ©rite dâĂȘtre bien ou mal placĂ©s, bien ou mal peints ; câest quâavant de se livrer Ă un genre de peinture, quel quâil soit, il faudrait avoir lu, rĂ©flĂ©chi, pensĂ© ; câest quâil faudrait sâĂȘtre exercĂ© Ă la peinture historique qui conduit Ă tout. Tous les incidents du paysage du Poussin sont liĂ©s par une idĂ©e commune, quoique isolĂ©s, distribuĂ©s sur diffĂ©rents plans et sĂ©parĂ©s par de grands intervalles. Les plus exposĂ©s au pĂ©ril, ce sont ceux qui en sont les plus Ă©loignĂ©s. Ils ne sâen doutent pas. Ils sont tranquilles. Ils sont heureux. Ils sâentretiennent de leur voyage. HĂ©las, parmi eux, il y a peut-ĂȘtre un Ă©poux que sa femme attend avec impatience [401] et quâelle ne reverra plus ; un fils unique que sa mĂšre a perdu de vue depuis longtemps et dont elle soupire en vain le retour ; un pĂšre qui brĂ»le du dĂ©sir de rentrer dans sa famille. Et le monstre terrible qui veille dans la contrĂ©e perfide dont le charme les a invitĂ©s au repos, va peut-ĂȘtre tromper toutes ces espĂ©rances. On est tentĂ©, Ă lâaspect de cette scĂšne, de crier Ă cet homme qui se lĂšve dâinquiĂ©tude : « Fuis » ; Ă cette femme qui lave son linge : « Quittez votre linge, fuyez » ; Ă ces voyageurs qui se reposent : « Que faites-vous lĂ ? Fuyez, mes amis. Fuyez. » Est-ce que les habitants des campagnes, au milieu des occupations qui leur sont propres, nâont pas leurs peines, leurs plaisirs, leurs passions, lâamour, la jalousie, lâambition ; leurs flĂ©aux, la grĂȘle qui dĂ©truit leurs moissons, et qui les dĂ©sole ; lâimpĂŽt qui dĂ©mĂ©nage et vend leurs ustensiles, la corvĂ©e qui dispose de leurs bestiaux et les emmĂšne ; lâindigence et la loi qui les conduisent dans les prisons ? Nâont-ils pas aussi nos vices et nos vertus ? Si au sublime du technique, lâartiste flamand avait rĂ©uni le sublime de lâidĂ©al ; on lui Ă©lĂšverait des autels.
Tableau dâanimaux .
On voit Ă droite un bout de roche ; sur cette roche, des arbres ; au pied, le pĂątre assis. Il tend, en souriant, un morceau de son pain Ă une vache [402] blanche qui sâavance vers lui et sous laquelle lâartiste a accroupi une autre vache rousse. Celle-ci est sur le devant, et couvre les pieds de la vache blanche. Autour de ces deux vaches, ce sont des moutons, des brebis, des bĂ©liers, des boucs, des chĂšvres. Il y a une Ă©chappĂ©e de campagne sur le fond. Tout Ă fait sur la gauche, un Ăąne sâavance de derriĂšre une autre fabrique de roche, vers des chardons parsemĂ©s autour de cette masse qui ferme la scĂšne du cĂŽtĂ© gauche.
Beau, trĂšs beau tableau ; trĂšs vigoureusement et trĂšs sagement coloriĂ©. Animaux vrais, peints et Ă©clairĂ©s largement. Les brebis, les chĂšvres, les boucs, les bĂ©liers et lâĂąne sont surprenants. Pour le pĂątre et tout le cĂŽtĂ© droit du tableau, sâil paraĂźt un peu sourd, câest peut-ĂȘtre le dĂ©faut de lâexposition, lâeffet de la demi-teinte qui est forte. Le ciel est un des plus mauvais, des plus lourds de lâartiste. Câest un gros quartier de lapis-lazuli Ă couper avec le ciseau dâun tailleur de pierre. On peut sâasseoir lĂ -dessus. Cela est solide. Jamais corps ne divisera cette Ă©paisseur en tombant. Point dâoiseau qui nây pĂ©risse Ă©touffĂ©. Il ne se meut point ; il ne fuit point. Il pĂšse sur ces pauvres bĂȘtes. Vernet nous a rendus difficiles sur les ciels. Les siens sont si lĂ©gers, si rares, si vaporeux, si liquides. Si Loutherbourg en avait le secret ; comme ils feraient valoir le reste de sa composition ; ses objets seraient isolĂ©s, hors de la toile, ce serait une scĂšne rĂ©elle. Jeune artiste, Ă©tudiez donc les ciels. Vous voulez ĂȘtre vigoureux, jây consens ; mais tĂąchez de nâĂȘtre pas dur. Ici par exemple, vous avez Ă©vitĂ© lâun de ces dĂ©fauts, sans tomber dans lâautre ; et le vieux Berghem aurait souri Ă vos animaux. [403]
Dessins .
Le Dedans dâune Ă©table, Ă©clairĂ© de la lumiĂšre naturelle .
Deux bĆufs couchĂ©s, lâun la tĂȘte tournĂ©e vers la gauche et sur le devant ; lâautre la tĂȘte tournĂ©e vers la droite, et le corps presque entiĂšrement couvert du premier. A gauche, sur le devant, mouton couchĂ© et qui dort. Du mĂȘme cĂŽtĂ© sur le fond, pĂątre Ă©tendu Ă plat ventre sur de la paille. La lumiĂšre naturelle entre par une fenĂȘtre carrĂ©e ouverte au mur latĂ©ral de la droite. Il faut voir la beautĂ© et la vĂ©ritĂ© de ces animaux ; lâeffet du rideau de lumiĂšre qui glisse sur eux ; comme ils en sont frappĂ©s ; comme ils en sont largement Ă©clairĂ©s ; comme ils sont dessinĂ©s. Jâaime mieux un pareil dessin que dix tableaux communs.
Le Dedans dâune Ă©table Ă©clairĂ© de la lumiĂšre dâune lanterne de corne .
En entrant dans cette Ă©table par la gauche, on trouve des cruches, et autres ustensiles champĂȘtres ; puis la lanterne de corne suspendue Ă un chevron de la toiture ; au-dessous un chien qui dort ; plus vers la droite, dormant aussi, le pĂątre, le dos Ă©tendu sur de belle paille ; sous un rĂątelier, tout Ă fait Ă la droite, un Ăąnon couchĂ© sur des gerbes. Je serais transportĂ© de celui-ci, si je nâavais pas vu le premier.
ScĂšne champĂȘtre Ă©clairĂ©e par la lune .
Imaginez Ă gauche une grande arcade ; sous cette arcade, des eaux ; entre des nuages, le disque de la lune dont la lumiĂšre faible et pĂąle, frappe la partie supĂ©rieure de la voĂ»te ou arcade et Ă©claire la scĂšne. Au pied de la voĂ»te, sur le devant, une chĂšvre ; en sâavançant vers la droite, toujours sur le devant, des moutons et des vaches. Depuis le cĂŽtĂ© intĂ©rieur de la voĂ»te, [404] sur toute la longueur du fond, une fabrique ruinĂ©e dont le sommet est couvert dâarbustes. Sur un plan qui partage Ă peu prĂšs en deux la profondeur, un pĂątre sur son Ăąne. Au-dessous, un peu plus sur la droite, un bĂ©lier et des moutons. Sur le devant quelques masses de pierres. Des roches couvertes dâarbustes ferment la scĂšne vers la droite. Câest encore un trĂšs beau dessin.
Lâartiste semble sâĂȘtre proposĂ© Ă peu prĂšs le mĂȘme local et les mĂȘmes objets Ă Ă©clairer de toutes les lumiĂšres diffĂ©rentes quâil sâagit de distinguer avec du blanc, du brun et du bleu. Il nâa oubliĂ© que le feu. AprĂšs de pareilles Ă©tudes, il ne tombera pas dans le dĂ©faut si frĂ©quent et si peu remarquĂ©, je ne dis pas dans les paysages, mais dans toutes les compositions, de nâemployer quâun seul corps lumineux, et de peindre toutes les sortes de lumiĂšres.
Le Dedans dâune Ă©curie Ă©clairĂ© dâune lanterne de corne placĂ©e sur le devant .
On voit Ă gauche les tĂȘtes de quelques bĂȘtes Ă corne. Sur le fond, un pĂątre sâen allant vers la droite, avec une botte de paille sous chaque bras. La lanterne posĂ©e Ă terre sur le devant lâĂ©claire par le dos. `Plus Ă droite et au premier plan, un Ăąne debout qui braille ; autour de lâanimal importun des moutons couchĂ©s. Tout Ă fait Ă droite et sur le fond, un rĂątelier avec du foin. Les prĂ©cĂ©dents ne dĂ©parent ni celui-ci ni les suivants.
Le Dedans dâune Ă©curie Ă©clairĂ© par une lampe .
A gauche, une petite sĂ©paration, tout Ă fait dans lâombre et sur le devant, oĂč lâon voit un pĂątre assis sur son grabat, se frottant les yeux, bĂąillant, sâĂ©veillant. Au-dessus de sa tĂȘte, des planches sur lesquelles des pots et dâautres ustensiles. Au-delĂ de la couche du pĂątre, en dedans de lâĂ©curie, poteau dâoĂč partent plusieurs chevrons Ă lâun desquels la lampe est suspendue. Au pied de ce poteau, paniers et ustensiles. Proche la lampe, plus sur le fond, des chevaux. Vis-Ă -vis ces chevaux, un bouc. Sur un plan entre les chevaux et le bouc, un autre pĂątre. Proche de celui-ci, un Ăąnon. [405] Autour de lâĂąnon, en allant vers la droite, quelques moutons ; au-dessus des moutons, sur le fond, vaches sâacheminant avec le reste des animaux, vers une grande porte ouverte Ă droite, Ă lâangle intĂ©rieur du mur latĂ©ral droit. Tout Ă fait de ce cĂŽtĂ©, attenant Ă la porte sur le devant, fabrique de bois. Au pied de cette fabrique, des sacs debout, un crible et dâautres ustensiles.
Autre dedans dâĂ©curie Ă©clairĂ© dâune lampe .
A gauche fabrique de bois ; sur une planche attachée à un poteau, lampe allumée. Au pied de ce poteau, pùtre endormi, son chien à ses pieds. Puis un amas de foin, une grande vache debout ; autour de cette vache, sur le devant, des moutons couchés et un ùnon accroupi.
Fermez les yeux, prenez de ces six dessins le premier qui vous tombera sous la main, et soyez sĂ»r dâavoir une chose prĂ©cieuse. Je ne sais si, Ă tout prendre, ils ne sont pas plus faits dans leur genre que les tableaux de lâartiste. Ici, il nây a rien Ă reprendre.
Autres dessins sur différents papiers .
Câest un berger Ă droite, assis Ă terre, le coude appuyĂ© sur un bout de roche ; ses animaux se reposant devant lui ; câest un souffle, mais câest le souffle de la nature et de la vĂ©ritĂ©. Beau dessin, crayon large, grands animaux, Ă©conomie de travail merveilleuse.
Le livret annonce dâautres morceaux sous le mĂȘme n° 130 mais je ne me les rappelle pas. Je ne les regrette pas pour vous ; la meilleure description dit si peu de chose ; mais bien pour moi qui les aurais vus.
Et vous voilĂ tirĂ© de Loutherbourg, Ă qui certes on ne saurait refuser un grand talent. Câest une belle chose que son Tableau dâanimaux. Voyez cette vache blanche, comme elle est grasse ! Plus vous le regarderez de prĂšs plus le faire vous en plaira ; il est touchĂ© comme un ange. Le Combat sur [406] terre, le Combat sur mer, la TempĂȘte, le Calme, le Midi, le Soir, six morceaux qui appartiennent au comte de Creutz, sont tous fort beaux et dâun bel effet. Il y a des terrasses, des roches, des arbres, des eaux, imitĂ©s Ă miracle et dâun ton de couleur trĂšs chaud, trĂšs piquant. Dans la Bataille sur terre, son morceau de rĂ©ception, le coup de canon, ou plutĂŽt ce ciel, cette fumĂ©e teinte dâun feu rougeĂątre est bien. Le cheval blanc, dessinĂ© Ă ravir, belle croupe, tĂȘte pleine de vie. Lâanimal et le cavalier vont tomber. Le cavalier se renverse en arriĂšre. Il a abandonnĂ© ses armes. Son cheval est sur la croupe. Les armes sont faites avec prĂ©cision, et il y a lĂ un tact tout particulier. Boucher mâarrĂȘta par le bras, et me dit : « Regardez bien ce morceau. Câest un homme que cela. » Lâautre cavalier sur le fond allonge le bras, en laissant tomber son sabre.
$7327
Un des blessĂ©s sur le devant, a une Ă©pĂ©e passĂ©e Ă travers les flancs et tente inutilement de lâarracher. Il est bien dessinĂ© et son expression est forte. La touche vigoureuse des soldats morts, le brillant mat de lâacier donnent de la force au devant du tableau. La terrasse est chaudement faite, heurtĂ©e, coloriĂ©e. A lâangle droit, on escalade un fort. La teinte y est trĂšs vaporeuse ; les soldats ajustĂ©s Ă la maniĂšre de Salvator Rosa, mais ce nâest pas la touche fiĂšre de celui-ci. Si vous voulez bien savoir ce que câest que papilloter en grand, arrĂȘtez-vous un moment encore devant le Combat de mer ; et vous sentirez votre Ćil successivement attirĂ© par diffĂ©rents objets sĂ©parĂ©ment trĂšs lumineux, sans avoir le temps de sâarrĂȘter, de se reposer sur aucun. Les combattants nây manquent pas dâaction. Ce sont des Turcs dâun cĂŽtĂ© ; de lâautre des soldats cuirassĂ©s. Ce tableau est plus soignĂ© et moins beau. A la TempĂȘte, le local est trop noir, les vagues lourdes, la pluie semblable Ă une trame de toile, Ă un rĂ©seau Ă prendre des bĂ©casses ; il est monotone ; point de clair ; pas la moindre lueur ; les figures trĂšs bien pensĂ©es, trĂšs maussadement coloriĂ©es. Le Calme [407] est roussĂątre et sec. A cet instant les objets sont comme abreuvĂ©s de lumiĂšre ; effet trĂšs difficile Ă rendre. On nâobtient de grandes lumiĂšres que par lâopposition des ombres ; et Ă midi, tout est brillant, tout est clair ; Ă peine y a-t-il de lâombre dans la campagne ; elle y est comme dĂ©truite par la vigueur des reflets. Il nâen reste quâau fond des antres, dans les cavernes oĂč lâobscuritĂ© est redoublĂ©e par lâĂ©clat gĂ©nĂ©ral. Faible Ă la lisiĂšre des forĂȘts, il faut sây enfoncer pour lây trouver forte. Le Soir est peint chaudement. On voit que la terre est encore brĂ»lante. Les arbres ne sont pas mal feuillĂ©s. Loutherbourg en tout touche fortement et spirituellement. Revenez sur le Tableau dâanimaux ; regardez le cheval chargĂ© de bagage et son conducteur, et dites-moi sâil Ă©tait possible de faire cet animal avec plus de finesse, et ce bagage avec plus de ragoĂ»t. Au morceau oĂč la laitiĂšre donne de son lait au chien du berger, le chien est de bonne couleur ; les figures sont bien dessinĂ©es ; et la dĂ©gradation de la lumiĂšre prolonge du centre du tableau Ă une distance infinie, la campagne et le lointain. Jâajouterai de ses dessins, quâil Ă©tait impossible dây montrer plus dâesprit et plus dâintelligence. CâeĂ»t Ă©tĂ© bien dommage quâune canne Ă pomme dâor Ă©garĂ©e dans sa maison eĂ»t privĂ© lâAcadĂ©mie dâun aussi grand artiste. Cependant peu sâen est fallu. Quand on Ă©veille la jalousie par un grand talent, il ne faut pas prĂȘter le flanc du cĂŽtĂ© des mĆurs. La furie de ce jeune peintre se jette sur tout ; mais câest dans les batailles surtout quâelle se dĂ©ploie. En lui pardonnant sa maniĂšre de pyramider, sa disposition est bien entendue ; ses groupes sây multiplient sans confusion ; sa couleur est forte ; les effets dâombre et de lumiĂšres sont grands ; ses figures noblement et naturellement dessinĂ©es ; leurs attitudes variĂ©es ; ses combattants bien en action ; ses morts, ses mourants, ses blessĂ©s, bien jetĂ©s, bien entassĂ©s sous les pieds de ses chevaux ; ses animaux vrais et animĂ©s ; ce sont des bataillons rompus, des postes emportĂ©s, un feu perçant Ă travers les rougeĂątres tourbillons de la poussiĂšre et de la fumĂ©e, du sang, du carnage, un spectacle terrible. A lâune de ses tempĂȘtes, sa mer est trop agitĂ©e aux parties Ă©loignĂ©es du tableau ; la chaloupe qui coule Ă fond, le mouvement de lâeau sont bien rendus ; si ce nâest quâil est absurde que de frĂȘles bĂątiments tentent un abordage par un gros [408] temps, ou comme disent les marins par une mer trop dure. Encore une fois Loutherbourg a un talent prodigieux ; il a beaucoup vu la nature, mais ce nâest pas chez elle ; câest en visite chez Berghem, Wouwermans et Vernet. Il a de la couleur. Il peint dâune maniĂšre ragoĂ»tante et facile. Ses effets sont piquants. Dans ses tableaux de paysages, il y a quelquefois des figures qui visent un peu Ă lâĂ©ventail ; jâen appelle Ă lâun de ces tableaux du Matin ou du Soir, et Ă cette petite femme quâon y voit montĂ©e sur un cheval, avec un petit chapeau de paille sur la tĂȘte, et nouĂ© dâun ruban sur son cou. Avec cela, câest un furieux garçon et qui nâen restera pas oĂč il en est ; surtout si en sâassujettissant un peu plus Ă lâĂ©tude du vrai, ses compositions viennent Ă perdre je ne sais quoi de romanesque et de faux quâon y sent plus aisĂ©ment quâon ne le peut dire. Son grand tableau de bataille lâa Ă©levĂ© au rang dâacadĂ©micien ; et câest, ma foi, Ă bon titre. Câest le plus beau, celui qui caractĂ©rise le mieux, un grand maĂźtre. Des dix-huit morceaux quâil a exposĂ©s, il nây en a pas un oĂč lâon ne dĂ©couvre des beautĂ©s. Ce qui lui manque peut sâacquĂ©rir. On nâacquiert point ce quâil a. Quâil aille, quâil regarde et quâil fasse provision de phĂ©nomĂšnes. Si ces dessins sur papier blanc au crayon rouge, ont moins dâeffet que ceux sur papier bleu ; cela tient certainement Ă la couleur du papier et du crayon. Un dessin sur papier blanc et Ă la sanguine, est nĂ©cessairement plus Ă©gal, de ton, de touche et dâeffet. Mais en gĂ©nĂ©ral, ils sont dâun prix inestimable. Mon ami, y avez-vous bien pris garde ? Avez-vous observĂ© combien ils sont fins et spirituels ? Quel effet ! quelle touche ! quel ragoĂ»t ! quelle vĂ©ritĂ© ! Ah les beaux dessins. Berghem ne les dĂ©savouerait pas. Au reste nâoubliez pas que je ne garantis ni mes descriptions, ni mon jugement sur rien ; mes descriptions, parce quâil nây a aucune mĂ©moire sous le ciel qui puisse remporter fidĂšlement autant de compositions diverses ; mon jugement, parce que je ne suis ni artiste, ni mĂȘme amateur. Je vous dis seulement ce que je [409] pense, et je vous le dis avec toute ma franchise. Sâil mâarrive dâun moment Ă lâautre de me contredire, câest que dâun moment Ă lâautre, jâai Ă©tĂ© diversement affectĂ© ; Ă©galement impartial, quand je loue et que je me dĂ©dis dâun Ă©loge, quand je blĂąme et que je me dĂ©pars de ma critique. Donnez un signe dâapprobation Ă mes remarques, lorsquâelles vous paraĂźtront solides ; et laissez les autres, pour ce quâelles sont. Chacun a sa maniĂšre de voir, de penser, de sentir. Je ne priserai la mienne que quand elle se trouvera conforme Ă la vĂŽtre. Et cela bien dit une fois, je continue mon chemin, sans me soucier du reste, aprĂšs avoir murmurĂ© tout bas Ă lâoreille de lâami Loutherbourg : « Votre femme est jolie ; on le lui disait avant quâelle vous appartĂźnt ; quâon continue Ă le lui dire, depuis quâelle est Ă vous, Ă la bonne heure, si cela vous convient autant quâĂ elle ; mais faites en sorte quâon puisse oublier sans consĂ©quence sur son lit, ou le vĂŽtre, son chapeau, son Ă©pĂ©e ou sa canne Ă pomme dâor. Madame VassĂ© et tant dâautres moitiĂ©s dâartistes que je nommerais bien, ont aussi des lits, mais on y retrouve tout ce quâon y oublie.
Deshays.
131.
Les portraits de Deshays sont si mauvais de dessin, de couleur et du reste, quâils ont lâair dâĂȘtre faits en dĂ©pit de lâart et du bon sens. Celui-ci ne vous ruinera pas en copie. Je ne ressemble pas Ă lâusurier dâHorace : Quanto perditior quisque est, tanto acrius urget*. Quand je blĂąme, je [410] fronce le sourcil, et cela ne mâamuse pas. Voici cinq ou six personnages qui vont me donner de lâhumeur. Si je ne me hĂąte pas de mâen dĂ©barrasser, je ne sais plus quand vous aurez la suite.
Lépicié.
132.
JĂ©sus-Christ ordonne Ă ses disciples de laisser approcher des enfants quâon lui prĂ©sente.
Tableau cintré de sept pieds neuf pouces de haut, sur sept pieds six pouces de large.
De mĂȘme hauteur et de la moitiĂ© de la largeur, Ă gauche du prĂ©cĂ©dent, St Charlemagne.
De mĂȘme hauteur et de la moitiĂ© de la largeur du premier, Ă droite et en regard avec St Charlemagne, St Louis. Les deux derniers cintrĂ©s comme le premier.
Avez-vous vu quelquefois au coin des rues, de ces chapelles que les pauvres habitants de Ste Reine621 promĂšnent sur leurs Ă©paules, de bourgs [411] en villes ; câest une espĂšce de boĂźte cintrĂ©e qui renferme un tableau principal ; et dont les deux vantaux peints en dedans montrent chacun lâimage dâun saint, quand la boĂźte ou chapelle portative est ouverte ? Eh bien, tout juste de la mĂȘme forme et de la mĂȘme force, les trois tableaux prĂ©cĂ©dents. Câest la chapelle des gueux de Sainte-Reine, et ce lâest si bien quâil nây manque que les charniĂšres que jây aurais peintes furtivement, si jâavais Ă©tĂ© un des polissons de lâĂ©cole.
Au fond de la boĂźte, câest le Christ nâordonnant pas Ă ses disciples de laisser approcher les petits enfants, comme le peintre le dit ; mais les recevant, les accueillant ; ainsi LĂ©piciĂ© nâa su ce quâil faisait, et câest le moindre dĂ©faut de son ouvrage. Le Christ est assis sous un palmier ; autour de lui vers la gauche sont plusieurs petits enfants, filles et garçons qui lui sont prĂ©sentĂ©s par leurs mĂšres, leurs frĂšres, leurs grand-mĂšres. A droite, derriĂšre le palmier, deux ou trois apĂŽtres en mauvaise humeur.
Sur le vantail Ă droite St Louis ; sur le vantail Ă gauche St Charlemagne.
Le tableau du milieu est cru, sec et dur, comme il les faut pour appeler la populace, aux carrefours. Figures raides, découpées, appliquées les unes sur les autres, sans plan, sans mouvement, fortes enluminures. Quel sujet cependant pour un grand maßtre ! par le charme et la variété des natures ! Imaginez ce Christ, ces apÎtres, ces pÚres, ces mÚres, ces grand-mÚres, ces petites filles, ces petits garçons peints par un Raphaël.
Sans avoir vu le St Louis on ne devine pas combien il est plat, ignoble, sot et bĂȘte. Câest Ă peu prĂšs comme nos anciens sculpteurs nous le montrent en pierre aux portails des Ă©glises gothiques.
Le St Charlemagne est un gros spadassin, le ventre tendu en devant, [412] la tĂȘte Ă©bouriffĂ©e et renversĂ©e en arriĂšre, la main gauche fiĂšrement appuyĂ©e sur le pommeau de son Ă©pĂ©e. Il est impossible de le regarder, sans se rappeler la figure du feu Gros Thomas.
Si Mr LĂ©piciĂ© veut placer ces trois tableaux, en enseigne, Ă sa porte, je lui garantis la pratique de tous ces gens qui chantent dans les rues, montĂ©s sur des escabeaux, la baguette Ă la main, Ă cĂŽtĂ© dâune longue pancarte attachĂ©e Ă un grand bĂąton, et montrant, « comment le diable lui apparut pendant la nuit, comment il se leva et sâen alla dans la chambre de sa femme qui dormait. Le voilĂ qui va. VoilĂ le diable qui le pousse. Le voilĂ dans la chambre de sa femme. VoilĂ sa femme qui dort. Comment son bon ange lui retint la main, lorsquâil allait tuer sa femme. VoilĂ le bon ange. VoilĂ le mĂ©chant Ă©poux avec son couteau. Le voilĂ qui a le couteau levĂ©. VoilĂ le bon ange qui lui retient la main. » Et cĆtera, et cĆtera. Je lui garantis lâentreprise de toutes les chapelles de Sainte-Reine, et autres lieux, tant en France quâailleurs oĂč les paysans malheureux aiment mieux mendier dans les grandes villes que de rester dans leurs villages Ă cultiver des terres oĂč ils dĂ©poseraient leur sueur et qui ne rendraient pas un Ă©pi pour les nourrir ; Ă moins quâil nâaime mieux exercer les deux mĂ©tiers Ă la fois, faire la curiositĂ© et la montrer.
La Conversion de St Paul .
La lumiĂšre dâoĂč se fit entendre la voix qui disait, Saule, Saule, quid me persequeris622, part de lâangle supĂ©rieur gauche du tableau. Cette gloire est bien lumineuse. Le saint renversĂ© dans cette direction est aussi bien [413] renversĂ©. Il est enveloppĂ© de la masse des rayons qui le frappent ; mais qui ne le frappent [pas] assez pittoresquement ; il aurait fallu de la verve pour lui donner un air de foudre, et LĂ©piciĂ© nâen a pas. Le casque sâest sĂ©parĂ© de la tĂȘte, et il est Ă terre au-dessous. Plus Ă droite, vu par le dos, courbĂ© en devant et sortant du fond, un soldat relĂšve SaĂŒl, le secourt, en appuyant une main entre ses Ă©paules et lâautre sur la poitrine. Sur un plan plus enfoncĂ© et correspondant au persĂ©cuteur terrassĂ©, vu de face un soldat sur son cheval. Le cheval tranquille est plus brave que lâhomme qui est fort effrayĂ©, mais Ă la vĂ©ritĂ© dâun faux effroi, dâun effroi de théùtre. Ce gros soldat joue la parade. Tout Ă fait sur le fond, autour de ce grotesque personnage, et derriĂšre son officieux camarade, des tĂȘtes de satellites Ă©pouvantĂ©s. Tout Ă fait Ă gauche, sous la lumiĂšre fulminante, abattu, troublĂ©, effarĂ© le cheval de SaĂŒl dont les jambes sont embarrassĂ©es dans les siennes. Ce cheval est beau et sa criniĂšre flotte bien. Tout cela nâest ni mal entendu ni mal ordonnĂ©. La gloire mâa paru belle. La lumiĂšre forte et vraie. Le cheval assez beau, mais faible de touche et sans humeur. Le SaĂŒl a les yeux fermĂ©s, comme il doit arriver Ă un homme Ă©bloui ; mais il est petit, chiffonnĂ©, ignoble de caractĂšre, plus mort que vif. Ce bras droit quâil tient Ă©tendu en lâair est vraiment hors de la toile ; lâautre bras, ainsi que la main, sont bleuĂątres, ce qui suppose contre la vĂ©ritĂ© de la durĂ©e dans une position contrainte. Ces soldats du fond sont assez bien effarouchĂ©s ; et le tout est mieux dessinĂ©, mieux coloriĂ© quâil nâappartient Ă LĂ©piciĂ©. Le cheval de son gros Hollandais ventru qui fait la parade est de bois. Mais est-ce que LĂ©piciĂ© voudrait devenir quelque chose, faire le second tome de LagrenĂ©e. Je nâen crois rien.
Un tableau de famille
Il y a lĂ de quoi dĂ©sespĂ©rer tous les grands artistes, et leur inspirer le plus parfait mĂ©pris pour le jugement public. Si vous en exceptez le Clair de [414] lune de Vernet que beaucoup de gens ont admirĂ© sur parole, il nây en a peut-ĂȘtre pas un autre qui ait arrĂȘtĂ© autant de monde et quâon ait plus regardĂ© que celui-ci. Câest un vieux prĂȘtre qui lit lâAncien ou le Nouveau Testament au pĂšre, Ă la mĂšre, aux enfants rassemblĂ©s. Il faut voir le froid de tous ces personnages ; le peu dâesprit et dâidĂ©es quâon y a mis ; la monotonie de cette scĂšne ; et puis cela est peint gris et symĂ©trisĂ©. Ce prĂȘtre parle de la main et se tait de la bouche. Sa raide soutane a Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©e sur lui par quelque mauvais sculpteur en bois. Elle nâest jamais sortie dâaucun mĂ©tier dâourdissage. Ce nâest pas ainsi que notre Greuze se tire de ces scĂšnes-lĂ , soit pour la composition, le dessin, les incidents, les caractĂšres, la couleur. Monsieur LĂ©piciĂ©, laissez lĂ ces sujets. Ils exigent un tout autre goĂ»t de vĂ©ritĂ© que le vĂŽtre. Faites plutĂŽt... ? Rien. Je ne vous dĂ©cris pas ce tableau. Je nâen ai pas le courage. Jâaime mieux causer un moment avec vous des jugements populaires dans les beaux-arts. Je serais long, si je voulais. Mais rassurez-vous, je serai court.
Le mĂ©rite dâune esquisse, dâune Ă©tude, dâune Ă©bauche ne peut ĂȘtre senti que par ceux qui ont un tact trĂšs dĂ©licat, trĂšs fin, trĂšs dĂ©liĂ©, soit naturel, soit dĂ©veloppĂ© et perfectionnĂ© par la vue habituelle et diffĂ©rentes images du beau en ce genre, ou par les gens mĂȘmes de lâart. Avant que dâaller plus loin, vous me demanderez ce que câest que ce tact ? Je vous lâai dĂ©jĂ dit. Câest une habitude de juger sĂ»rement prĂ©parĂ©e par des qualitĂ©s [415] naturelles et fondĂ©e sur des phĂ©nomĂšnes et des expĂ©riences dont la mĂ©moire ne nous est pas prĂ©sente. Si les phĂ©nomĂšnes nous Ă©taient prĂ©sents, nous pourrions sur-le-champ rendre compte de notre jugement, et nous aurions la science. La mĂ©moire des expĂ©riences et des phĂ©nomĂšnes ne nous Ă©tant pas prĂ©sente, nous nâen jugeons pas moins sĂ»rement, nous en jugeons mĂȘme plus promptement, nous ignorons ce qui nous dĂ©termine, et nous avons ce quâon appelle tact, instinct, esprit de la chose, goĂ»t naturel. Sâil arrive quâon demande Ă un homme de goĂ»t la raison de son jugement, que fait-il ? Il rĂȘve, il se promĂšne, il se rappelle ou les modĂšles quâil a vus, ou les phĂ©nomĂšnes de la nature, ou les passions du cĆur humain, en un mot les expĂ©riences quâil a faites, câest-Ă -dire quâil devient savant. Un mĂȘme homme a le tact sur certains objets, et la science sur dâautres. Ce tact est prĂ©parĂ© par des qualitĂ©s que la nature seule donne. Parcourez toutes les fonctions de la vie, toutes les sciences, tous les arts, la danse, la musique, la lutte, la course, et vous reconnaĂźtrez dans les organes une aptitude propre Ă ces fonctions ; et de mĂȘme quâil y a une organisation de bras, de cuisses, de jambes, de corps, propre Ă lâĂ©tat de portefaix ; soyez sĂ»r quâil y a une organisation de tĂȘte propre Ă lâĂ©tat de peintre, de poĂšte et dâorateur, organisation qui nous est inconnue, mais qui nâen est pas moins rĂ©elle, et sans laquelle on ne sâĂ©lĂšve jamais au premier rang ; câest un boiteux qui veut ĂȘtre coureur. Rappelez-vous toutes les Ă©tudes, toutes les connaissances nĂ©cessaires Ă un bon peintre, Ă un peintre nĂ©, et vous sentirez combien il est difficile dâĂȘtre un bon juge, un juge nĂ©, en peinture. Tout le monde se croit compĂ©tent sur ce point, presque tout le monde se trompe ; il ne faut que [416] se promener une fois au Salon et y Ă©couter les jugements divers quâon y porte pour se convaincre quâen ce genre, comme en littĂ©rature, le succĂšs, le grand succĂšs est assurĂ© Ă la mĂ©diocritĂ©, lâheureuse mĂ©diocritĂ© qui met le spectateur et lâartiste commun de niveau. Il faut partager une nation en trois classes, le gros de la nation qui forme les mĆurs et le goĂ»t national ; ceux qui restent sur ce plan, ne peuvent manquer lâapprobation gĂ©nĂ©rale. Ceux qui sâĂ©lĂšvent au-dessus sont appelĂ©s des fous, des hommes bizarres, des originaux. Ceux qui descendent au-dessous, sont des plats, des espĂšces. Les progrĂšs de lâesprit humain chez un peuple rendent ce plan mobile. Tel homme vit quelquefois trop longtemps pour sa rĂ©putation. Je vous laisse le soin dâappliquer ces principes Ă tous les genres ; je mâen tiens Ă la peinture. Je nâai jamais entendu faire autant dâĂ©loges dâaucun tableau de Vanloo, de Vernet, de Chardin que de ce maudit Tableau de famille de LĂ©piciĂ©, ou dâun autre tableau de famille, plus maudit encore, de Voiriot. Ces indignes croĂ»tes ont entraĂźnĂ© le suffrage public et jâavais les oreilles rompues des exclamations quâils excitaient. Je mâĂ©criais : « O Vernet ! ĂŽ Chardin ! ĂŽ Casanove ! ĂŽ Loutherbourg ! ĂŽ Robert ! travaillez Ă prĂ©sent, suez sang et eau, Ă©tudiez la nature, Ă©puisez-vous de fatigue, faites des poĂšmes sublimes avec vos pinceaux ; et pour qui ? Pour une petite poignĂ©e dâhommes de goĂ»t qui vous admireront en silence, tandis que le stupide, lâignorant vulgaire, jetant Ă peine un coup dâĆil sur vos chefs-dâĆuvre, ira se pĂąmer, sâextasier, devant une enseigne Ă biĂšre, un tableau de guinguette. » Je mâindignais, et jâavais tort. Est-ce quâil en pouvait ĂȘtre autrement ? Il faut que le chancelier Bacon reste ignorĂ© pendant cinquante ans. Lui-mĂȘme lâavait prĂ©dit de son propre ouvrage. Il faut que Le MaĂźtre de Claville [417] ait en deux ou trois ans de temps cinquante Ă©ditions. Celui qui devance son siĂšcle ; celui qui sâĂ©lĂšve au-dessus du plan gĂ©nĂ©ral des mĆurs communes doit sâattendre Ă peu de suffrages ; il doit se fĂ©liciter de lâoubli qui le dĂ©robe Ă la persĂ©cution. Ceux qui touchent au plan gĂ©nĂ©ral et commun sont Ă la portĂ©e de la main. Ils sont persĂ©cutĂ©s. Ceux qui sâen Ă©lĂšvent Ă une grande distance, ne sont pas aperçus. Ils meurent oubliĂ©s et tranquilles. Ou comme tout le monde, ou trĂšs loin de tout le monde. Câest ma devise.
Amand.
135.
Soliman II fait déshabiller en sa présence des esclaves européennes .
Il nây Ă©tait pas et je ne vous conseille pas de le regretter. Je nâai jamais vu dâAmand que des tableaux froids ou des esquisses extravagantes.
Plusieurs dessins, plusieurs mauvais dessins, dont je ne parlerais pas, sans un de ces traits dâabsurditĂ© sur lesquels il faut toujours arrĂȘter [418] les yeux des enfants. Câest une figure dâhomme vu par le dos, les mains appuyĂ©es Ă la manivelle coudĂ©e dâun tambour de puits. Il y a dans ces machines un moment oĂč le coude de la manivelle rend la position du bras de levier trĂšs haute. Il faut alors ou que lâhomme abandonne la manivelle ou que ses bras puissent atteindre Ă cette hauteur, les poings fermĂ©s, sans quoi la machine revient sur elle-mĂȘme et le poids redescend. Or on donnerait un demi-pied de plus au tourneur de manivelle dâAmand quâil ne serait pas encore assez grand ; en sorte que dans son dessin, ce nâest plus un homme qui tourne, câest un homme qui arrĂȘte la manivelle Ă son point le plus bas et qui se repose dessus.
Si vous ne mâen croyez pas sur les dessins dâAmand, celui oĂč au bas dâune fabrique Ă droite, il y a un groupe de gens qui concertent ; Ă gauche une statue de Flore sur son piĂ©destal ; Ă droite un escalier ; au-dessus de lâescalier une fabrique ; plus vers la gauche sur une partie du massif commun de la fabrique, une cuvette soutenue par des figures ; et au-dessous de la cuvette, un bassin qui reçoit les eaux, revoyez cela, et jugez si jâai tort de dire que rien nâest plus bizarre, plus dur et plus mauvais.
LâAtelier de menuiserie ne serait quâune passable vignette pour notre recueil dâarts623. Pas davantage.
LâAtelier de doreur, autre passable vignette pour le recueil des arts que nous faisons au milieu de tous les obstacles possibles, que lâAcadĂ©mie a commencĂ© il y a soixante ans, quâelle nâa pas fait avec tous les secours imaginables du gouvernement, quâelle vient de reprendre par honte et par jalousie, et quâelle abandonnera par dĂ©goĂ»t et par paresse.
Les deux paysages dâAmand sont froids, monotones, brouillĂ©s ; [419] beaucoup dâobjets entassĂ©s les uns sur les autres ; et chaque objet bien chargĂ© de crayon, sans effet.
Fragonard.
137.
Quantum mutatus ab illo !
Tableau ovale, reprĂ©sentant des groupes dâenfants dans le ciel .
Câest une belle et grande omelette dâenfants ; il y en a par centaines, tous entrelacĂ©s les uns dans les autres, tĂȘtes, cuisses, jambes, corps, bras, avec un art tout particulier. Mais cela est sans force, sans couleur, sans profondeur, sans distinction de plans. Comme ces enfants sont trĂšs petits, ils ne sont pas faits pour ĂȘtre vus Ă une grande distance. Mais comme le tout ressemble Ă un projet de plafond ou de coupole, il faudrait le suspendre horizontalement au-dessus de sa tĂȘte et le juger de bas en haut. Jâaurais attendu de cet artiste quelque effet piquant de lumiĂšre, et il nây en a point. Cela est plat, jaunĂątre, dâune teinte Ă©gale et monotone et peint cotonneux. Ce mot nâa peut-ĂȘtre pas encore Ă©tĂ© dit, mais il rend bien et si bien quâon prendrait cette composition, pour un lambeau dâune belle toison de brebis, bien propre, bien jaunĂątre, dont les poils entremĂȘlĂ©s ont formĂ© par hasard des guirlandes dâenfants. Les nuages rĂ©pandus entre eux sont pareillement jaunĂątres, et achĂšvent de rendre la comparaison exacte. Monsieur Fragonard, cela est diablement fade. Belle omelette, bien douillette, bien jaune et point brĂ»lĂ©e. [420]
Une tĂȘte de vieillard .
Cela est faible, mou, jaunĂątre, teintes variĂ©es, passages bien entendus, mais point de vigueur. Ce vieillard regarde au loin. Sa barbe est un peu monotone, point touchĂ©e de verve ; mĂȘme reproche aux cheveux, quoiquâon ait voulu lâĂ©viter. Couleur fade. Cou sec et raide. Monsieur Fragonard, quand on sâest fait un nom, il faut avoir un peu plus dâamour-propre. Quand aprĂšs une immense composition qui a excitĂ© la plus forte sensation, on ne prĂ©sente au public quâune TĂȘte, je vous demande, Ă vous-mĂȘme, ce quâelle doit ĂȘtre.
Plusieurs Dessins .
Pauvres choses ! Le paysage est mauvais. Lâhomme appuyĂ© sur sa bĂȘche ne vaut pas mieux. Jâen dis autant de cette espĂšce de brocanteur assis devant sa table, dans un fauteuil Ă bras. La mine en est pourtant excellente.
Monnet.
141.
Une Madeleine en méditation. Tableau ovale .
Un Christ expirant sur la croix .
Ce Christ nâest point au Salon. Monnet nâavait apparemment pas eu le temps de lâexpĂ©dier. Le Christ est malheureux en France. Il est bafouĂ© [421] par nos philosophes, dĂ©shonorĂ© par ses prĂȘtres et maltraitĂ© par nos artistes. Au sortir des mains de Pierre, il tomba dans celles de Bachelier qui lâa livrĂ© cette annĂ©e Ă Parrocel, Ă Brenet, Ă LĂ©piciĂ©, Ă Monnet qui le tient Ă prĂ©sent.
La Madeleine de celui-ci est sans couleur, sans expression, sans intĂ©rĂȘt, sans caractĂšre, sans chair, câest une ombre, câest un morceau dĂ©testable de tout point. On voit Ă droite un rocher. Devant ce rocher, une grande croix de bois. A genoux et les bras croisĂ©s, la sainte pĂ©cheresse. DerriĂšre elle, un autre rocher. On ne sait ce que câest que cela. Câest une image de papier blanc, une dĂ©coupure de Huber, mais mauvaise, sans la prĂ©cision des contours, seulement aussi mince, aussi plate, et trĂšs insipide, quoique nue. Au pont Notre-Dame. Chez Tremblin, pourvu quâil en veuille. La religion souffre ici de toute part.
Je ne sais ce que câest que lâErmite lisant. On dit quâil nâest pas sans mĂ©rite. Chardin lâa pourtant cachĂ©. Pour les dessins et les esquisses, malheureusement on les voit.
Taraval
Repas de Tantale .
Tableau de 4 pieds de large, sur 3 pieds, 9 pouces de haut.
Je veux mourir si ni vous ni moi ni personne eĂ»t jamais devinĂ© le [422] sujet de ce tableau. A droite, un palais. Au-devant de la façade du palais, sur le fond, des femmes qui Ă©lancent de joie leurs bras vers un enfant. Un peu plus vers la gauche et tout Ă fait sur le devant, une femme agenouillĂ©e tendant aussi les bras au mĂȘme enfant quâelle se dispose Ă recevoir dâun vieillard qui le lui prĂ©sente de cĂŽtĂ© et sans la regarder. Ce vieillard, câest Jupiter. Je le reconnais Ă lâoiseau porte-foudre quâil a sous ses pieds. Sur le fond, une table couverte dâune nappe. Au-delĂ de cette table, des dieux et des dĂ©esses portĂ©s sur des nuages, comme dans une dĂ©coration dâopĂ©ra et jetant des regards dâindignation et de terreur, sur ce qui se passe vers la gauche. VoilĂ un double intĂ©rĂȘt bien marquĂ©. Mâindignerai-je avec ceux-ci ? ou joindrai-je ma joie Ă celle des premiers ? Au-dessous de Jupiter sĂ©vĂšre, je vois un scĂ©lĂ©rat quâon se prĂ©pare Ă lier. Il est dĂ©sespĂ©rĂ©. Il regarde la terre. Il se frappe le front du poing. A cĂŽtĂ© de ce brigand, car il en a bien lâair, un jeune homme qui lui a saisi le bras, qui tient une chaĂźne de sa main gauche, et qui serre si fort cette chaĂźne quâon dirait quâil craint plus quâelle ne lui Ă©chappe que son coupable. Ce jeune homme, câest Mercure, je le remets aux ailes dont il est coiffĂ© ; ou plutĂŽt câest un paysan ignoble, quelque satellite dĂ©guisĂ© qui les lui a volĂ©es.
Eh bien, mon ami, voilĂ ce quâil plaĂźt Ă lâartiste dâappeler le Repas de Tantale. Il a beau dire : Câest lâinstant oĂč Jupiter sâapercevant quâon lui a servi Ă manger lâenfant de la maison, le ressuscite, le rend Ă sa mĂšre, et condamne le pĂšre aux enfers. Je lui rĂ©pondrai toujours : Ce sont trois instants et trois sujets trĂšs distinguĂ©s. Lâinstant du repas nâest point celui de lâenfant ressuscitĂ© ; lâinstant de lâenfant ressuscitĂ© nâest point celui de lâenfant rendu ; et lâinstant de lâenfant rendu nâest point celui de la condamnation du pĂšre. Aussi fatras de figures, dâeffets et de sensations contradictoires. [423] Exemple excellent du dĂ©faut dâunitĂ©. Ces gens sans verve et sans gĂ©nie ne sont effrayĂ©s de rien. Ils ne soupçonnent seulement pas la difficultĂ© dâune composition. Voyez aussi comme ils sâen tirent. La mĂšre de PĂ©lops, petite mine rechignĂ©e. Tantale, bas coquin, gibier de GrĂšve. Tout le terrible rĂ©duit Ă la flamme rougeĂątre dâun pot Ă feu, Ă©levĂ© Ă gauche sur un guĂ©ridon. Mais, me direz-vous, ces dĂ©fauts sont peut-ĂȘtre rachetĂ©s par un faire merveilleux ? Oh non. Cependant trouvez, si vous le voulez, le Tantale chaudement coloriĂ©. Dites que le Jupiter est beau, que sa tĂȘte est noble. Ajoutez encore que le tout nâest pas sans effet. A la bonne heure.
Vénus et Adonis .
Adonis est assis. On le voit de face. Son chien est Ă cĂŽtĂ© de lui. Il tient son arc de la droite. Sa gauche est je ne sais oĂč. Il a sur ses genoux une peau de tigre. Sur un grand coussin dâĂ©toffe argentĂ©e, VĂ©nus est Ă©tendue Ă ses pieds. On ne la voit que par le dos. Ce dos est beau et lâartiste le sait bien, car câest pour la seconde fois quâil sâen sert. Sa tĂȘte dâAdonis est empruntĂ©e dâun saint Jean de RaphaĂ«l, comme RaphaĂ«l empruntait la tĂȘte antique dâun Adonis pour en faire un saint Jean. Aussi cette tĂȘte est-elle bien coloriĂ©e. [424] De la maniĂšre dont ce sujet est composĂ©, il ne peut guĂšre y avoir que le mĂ©rite du technique. La figure principale tourne le dos ; et un dos nâa pas beaucoup dâexpression. Voyez pourtant ce dos, car il en vaut la peine, et la maniĂšre dont cette figure est assise sur son coussin, la vĂ©ritĂ© des chairs et du coussin.
Jeune fille agaçant son chien devant un miroir .
La tĂȘte de la jeune fille et le chien ont de la vie, du dessin, sans couleur.
Une TĂȘte de bacchante .
On la voit presque par le dos, la tĂȘte retournĂ©e. On prĂ©tend quâelle est dâun pinceau vigoureux. Jây consens. Son expression est bien dâune femme enthousiaste ou ivre, mais souffrante, non comme une pythie qui se tourmente et qui cherche Ă exhaler le dieu qui lâagite, mais souffrante de douleur. Lâenthousiasme, lâivresse et la souffrance affectent les mĂȘmes parties du visage, et le passage de lâun de ces caractĂšres contigus Ă lâautre est facile.
Hercule enfant, étouffant des serpents, au berceau .
Esquisse.
On voit Ă droite, une suivante effrayĂ©e. Puis AlcmĂšne et son Ă©poux. [425] Celui-ci saisit son enfant et lâenlĂšve de son berceau. Dans le berceau voisin, le jeune Hercule assis, tient par le cou, un serpent de chaque main, et sâefforce des bras, du corps et du visage, de les Ă©touffer. Sur le fond Ă gauche, au-delĂ des berceaux, des femmes tremblent pour lui. Tout Ă fait Ă gauche, deux autres femmes debout ; celles-ci sont assez tranquilles. De ces deux femmes, celle quâon voit par le dos, montre le ciel de la main et semble dire Ă sa compagne, voilĂ le fils de Jupiter. Du mĂȘme cĂŽtĂ©, colonnes. Dans lâentrecolonnement, grand rideau qui relevĂ© vers le plafond, vient faire un dais au-dessus des berceaux. Beau sujet, digne dâun RaphaĂ«l. Cette esquisse est fortement coloriĂ©e, mais sans finesse de tons ; et lĂ -dessus, mon ami, je vous renvoie Ă mon conte polisson sur les esquisses.
Je ne dis pas que Taraval vaille mieux que Fragonard, ni Fragonard mieux que Taraval ; mais celui-ci me paraĂźt plus loin de la maniĂšre et du mauvais style. La fricassĂ©e dâanges de Fragonard est une singerie de Boucher. Outre les dessins dont jâai parlĂ©, il y en a dâautres de ce dernier artiste, Ă la sanguine et sur papier bleu, qui sont jolis et dâun bon crayon. Il y a de lâesprit et du caractĂšre ; en gĂ©nĂ©ral, Fragonard a lâĂ©toffe dâun habile homme, mais il ne lâest pas. Il est fougueux, incorrect, et sa couleur est volatile. Il peut aussi facilement empirer quâamender, ce que je ne dirais pas de Taraval. Il nâa pas assez regardĂ© les grands maĂźtres de lâĂ©cole dâItalie. Il a rapportĂ© de Rome le goĂ»t, la nĂ©gligence et la maniĂšre de Boucher, quâil y avait portĂ©s. Mauvais symptĂŽme, mon ami ! Il a conversĂ© [426] avec les apĂŽtres, et il ne sâest pas converti. Il a vu les miracles, et il a persistĂ© dans son endurcissement.
Il y a quelque temps que jâentrai par curiositĂ© dans les ateliers de nos Ă©lĂšves ; je vous jure quâil y a des peintres Ă lâAcadĂ©mie Ă qui ces enfants-lĂ ne cĂ©deraient pas la mĂ©daille. Il faut voir ce quâils deviendront. Mais vous devriez bien conseiller Ă ces souverains avec lesquels vous avez lâhonneur de correspondre et qui ont Ă cĆur la naissance et le progrĂšs des beaux-arts, dans leur empire, de fonder une Ă©cole Ă Paris dâoĂč les Ă©lĂšves passeraient ensuite Ă une seconde Ă©cole fondĂ©e Ă Rome. Ce moyen serait bien plus sĂ»r que dâappeler des artistes Ă©trangers qui pĂ©rissent transplantĂ©s, comme des plantes exotiques dans des serres chaudes.
Restout.
149.
Les Plaisirs dâAnacrĂ©on .
DiogĂšne demandant lâaumĂŽne Ă une statue .
Un St Bruno .
Voyez au Salon prĂ©cĂ©dent ce que je vous ai dit de ces trois morceaux et nâen rabattez pas un mot. Il y a dans le morceau dâAnacrĂ©on couleur, entente de lumiĂšres, vigueur et transparence. Le tout est dâun ton vrai et suave. Le corps, la gorge et les Ă©paules de la courtisane sont de chair, et peints dans la pĂąte, Ă pleines couleurs. Le corps dâAnacrĂ©on est bien modelĂ© ; le bras qui tient la coupe fin de touche, quoique dĂ©fectueux de dessin. Les Ă©toffes Ă©tendues sur ses genoux sont belles ; la jambe droite qui porte le pied en avant sort du tableau. La cassolette et les vases dâun faire recherchĂ©, sans attirer lâattention aux dĂ©pens des figures. Mais je persiste, lâAnacrĂ©on est un charretier ivre, tel quâon en voit sortir sur les six heures [427] du soir, des tavernes du faubourg Saint-Marceau. La courtisane est une grenouille. Si elle Ă©tait debout Ă cĂŽtĂ© de lâAnacrĂ©on, son front nâatteindrait pas au creux de son estomac. Câest accoupler une Lapone avec un Patagon. Le site est tout Ă fait bizarre. Ah, monsieur Restout, que dirait votre pĂšre, sâil revenait au monde et quâil vĂźt cela. JusquâĂ prĂ©sent on ignorait que les pompons, les Ă©toffes de Lyon Ă fleurs dâargent, les cirsaccas 76 fussent en usage chez les Grecs. OĂč est le costume et la sĂ©vĂ©ritĂ© de lâart.
Votre DiogĂšne ressemble Ă un gueux qui tend la main de bonne foi ; et puis il est sale de couleur.
Pour votre St Bruno, câest un trĂšs joli morceau, bien dessinĂ©, bien posĂ©, tout Ă fait intĂ©ressant dâexpression, largement drapĂ©, peint avec vigueur et libertĂ©, bien Ă©clairĂ©, bien coloriĂ© ; on le prendrait pour un petit Chardin, quand celui-ci faisait des figures. Que ne suivez-vous ce genre ?
Quand on expose une tĂȘte seule, il faut quâelle soit trĂšs belle, et celle de ce chanteur de rue, de ce gueux ivre demandait une exĂ©cution merveilleuse pour en excuser le bas caractĂšre. Moins le sujet dâune composition est important, moins il intĂ©resse, moins il touche aux mĆurs, plus il faut que le faire en soit prĂ©cieux. Qui est-ce qui regarderait les Teniers, les Wouwermans, les Berghem, tous les tableaux de lâĂ©cole flamande, la plupart de ces obscĂ©nitĂ©s de lâĂ©cole italienne, tous ces sujets empruntĂ©s de la fable qui ne montrent que des natures mĂ©prisables, que des mĆurs corrompues, si le talent ne rachetait le dĂ©goĂ»t de la chose. Les originaux sont dâun prix infini, on ne fait nul cas des meilleures copies, et câest la [428] difficultĂ© de discerner les originaux des copies qui a fait tomber en France les tableaux italiens. On ne dupe plus que les Anglais. Mr Baudoin, lisez ce paragraphe et profitez-en.
Mr Restout, je reviens Ă vous. Que pensez-vous du contraste de cette tĂȘte ignoble dâAnacrĂ©on, avec les vases prĂ©cieux qui lâentourent et les riches Ă©toffes qui le couvrent. Jetez un voile sur le reste de votre composition, ne montrez que cette tĂȘte et dites-moi Ă qui elle appartient. Et votre DiogĂšne, de bonne foi, lui voit-on le moindre trait qui indique lâesprit de son action. OĂč est lâironie, oĂč est la fiertĂ© cynique. Est-ce lĂ cet homme dont SĂ©nĂšque a dit que celui qui doute de sa fĂ©licitĂ©, peut aussi douter de celle des dieux. Votre Saint Bruno est trĂšs bien, je ne mâen dĂ©dis pas ; mais nây a-t-il point lĂ de plagiat.
Ce qui fĂąche, câest que ces talents naissants qui ont dĂ©corĂ© notre Salon de cette annĂ©e, iront en sâĂ©teignant ; ce sont de prĂ©tendus maĂźtres qui auraient grand besoin de retourner Ă lâĂ©cole sous des maĂźtres sĂ©vĂšres qui les chĂątiassent.
Jollain.
152.
LâAmour enchaĂźnĂ© par les GrĂąces
Imaginez lâAmour assis sur une petite Ă©minence, au milieu des trois GrĂąces accroupies ; et ces GrĂąces nâen ayant ni dans leurs attitudes ni dans leurs caractĂšres, maussadement groupĂ©es, maussadement peintes ; la tĂȘte de lâAmour si fĂ©minisĂ©e quâon sây tromperait mĂȘme Ă jeun. Ni finesse, ni mouvement ni esprit. Trois filles pas trop belles, pas trop jeunes, passant [429] des guirlandes de fleurs autour des bras et des pieds dâun innocent qui les laisse faire. Ni verve, ni originalitĂ©, ni pensĂ©e, ni faire ; quâest-ce donc que cela signifie ? Rien. Câest barbouiller de la toile et perdre de la couleur.
Bélisaire .
Ce nâest pas un tableau, quoi quâen dise le livret, câest une mauvaise Ă©bauche. Cela est si gris, si blafard quâon a peine Ă discerner les figures et que ma lorgnette de Passement qui colore les objets, a manquĂ© son effet sur ce tableau. Quâest-ce que M. Jollain ? Câest... câest un mauvais peintre. Câest un sot qui ne sait pas que celui qui tente la scĂšne de BĂ©lisaire sâimpose la loi dâĂȘtre sublime. Il faut que la chose dise plus que lâinscription, Date obolum Belisario* ; et cela nâest pas aisĂ©. A droite, presque au centre de la toile, BĂ©lisaire assis. Du mĂȘme cĂŽtĂ©, Ă©tendue Ă terre, sa fille la tĂȘte penchĂ©e sur le bras de son pĂšre qui lui serre la main. Au pied de BĂ©lisaire, une levrette qui dort. Tout Ă fait Ă droite, le dos tournĂ© Ă son Ă©poux et Ă sa fille, les yeux couverts de ses mains, et la tĂȘte posĂ©e contre un mur, la femme de BĂ©lisaire. A gauche, sur le fond, un jeune homme qui demande lâaumĂŽne dans le casque du gĂ©nĂ©ral aveugle. Autour de ce jeune homme, des passagers, un soldat les bras Ă©tendus et le visage Ă©tonnĂ©, une femme qui dĂ©lie sa bourse, quelques personnages qui conversent, parmi lesquels, on en remarque un qui le doigt posĂ© sur sa bouche, semble recommander le silence aux autres. A gauche, un vestibule qui conduit Ă des bĂątiments ; Ă droite et sur le fond, des murs, une architecture. DâoĂč lâon conjecture que la scĂšne se passe dans la cour dâun chĂąteau, et que cette composition qui [430] ne vaut pas les estampes de Gravelot, a Ă©tĂ© faite dâaprĂšs une situation de lâouvrage de Marmontel.
Le BĂ©lisaire est roide, ignoble et froid. Sa fille nâest pas mal de position et de caractĂšre ; mais et cette fille et la mĂšre qui tourne le dos Ă la scĂšne sont prises du Testament dâEudamidas oĂč elles sont sublimes ; on nâa fait que les sĂ©parer. Toutes ces figures dispersĂ©es Ă droite ne disent rien, mais rien du tout. Lâenfant qui demande lâaumĂŽne dans le casque est une idĂ©e commune que lâartiste aurait rejetĂ©e sâil eĂ»t senti lâeffet du casque que Van Dyck a posĂ© au pied de BĂ©lisaire. Que fait lĂ ce chien qui dort. Quelle comparaison de lâĂ©tonnement de ce soldat, et du morne silence du soldat de Van Dyck qui la tĂȘte penchĂ©e, les mains posĂ©es sur le pommeau de son Ă©pĂ©e, regarde et pense. Quelle diffĂ©rence encore dans le choix du local ! Van Dyck fut bien un autre homme, lorsquâil assit son hĂ©ros, sur une borne, le dos contre un arbre, son casque Ă ses pieds. Câest quâavec du gĂ©nie, il est presque impossible de faire un bon tableau dâaprĂšs une situation romanesque, ou mĂȘme une scĂšne dramatique. Ces modĂšles ne sont pas assez voisins de nature. Le tableau devient une imitation dâimitation. [431] Quand je vois des Jollain tenter ces sujets aprĂšs un Van Dyck, un Salvator Rosa, je voudrais bien savoir ce qui se passe dans leurs tĂȘtes ; car enfin refaire BĂ©lisaire aprĂšs ces hommes sublimes, câest refaire IphigĂ©nie aprĂšs Racine, Mahomet aprĂšs de Voltaire. Monsieur Jollain, cela nâest pas modeste. La composition, le dessin, lâexpression gĂ©nĂ©rale, le caractĂšre du principal personnage, le clair-obscur, la couleur, lâeffet, sont, je crois, des parties sans lesquelles la peinture nâexiste pas. Or il nây a rien de tout cela dans le tableau de Jollain. Ce tableau est donc nul. Ce Jollain mâa lâair dâun cousin de Coger ou de Riballier. BĂ©lisaire, le pauvre BĂ©lisaire, aprĂšs avoir Ă©tĂ© proscrit par la Sorbonne, il ne lui manquait pour derniĂšre disgrĂące que dâĂȘtre peint par Jollain.
Un ermite .
Je me le rappelle. Il est froid, lĂ©chĂ©, et mauvais ; mauvaises mains, mauvaises et lourdes draperies, barbe monotone, livre reliĂ© en parchemin, sans ton, sans illusion ; tĂȘte faible de touche. Câest Jollain, toujours Jollain.
Ătat actuel de lâĂ©cole française .
Voyons maintenant quel est lâĂ©tat actuel de notre Ă©cole et revenons un peu sur les peintres qui composent notre AcadĂ©mie.
Remarquez dâabord, mon ami, quâil y a quelques savants, quelques [432] Ă©rudits, et mĂȘme quelques poĂštes dans nos provinces ; aucun peintre, aucun sculpteur. Ils sont tous dans la grande ville, le seul endroit du royaume oĂč ils naissent et soient employĂ©s.
Michel Vanloo, directeur de lâĂcole. Il a du dessin, de la couleur, de la sagesse et de la vĂ©ritĂ©. Il est excellent pour les grands tableaux de famille. Il fait les Ă©toffes Ă merveille ; et il y a de bons portraits de lui.
Hallé. Pauvre homme.
Vien. Sans contredit, le premier peintre de lâĂ©cole, pour le technique, sâentend. Pour lâidĂ©al et la poĂ©sie, câest autre chose. Il dessine, il colorie, il est sage, trop sage peut-ĂȘtre ; mais il rĂšgne dans toutes ses compositions un faire, une harmonie qui vous enchantent. Sapit antiquum. Il est et pour les tableaux de chevalet et pour la grande machine.
LagrenĂ©e. Peintre froid, mais excellent dans les petits sujets. Câest comme le Guide. Ses petites compositions se paieront quelques jours au poids de lâor. Il dessine, il a de la couleur. Mais plus sa toile sâĂ©tend, plus son talent diminue.
Belle. Belle nâest rien.
Bachelier. Fut autrefois bon peintre de fleurs et dâanimaux. Depuis quâil sâest fait maĂźtre dâĂ©cole, il nâest rien. Il y a dans nos maisons royales, des tableaux dâanimaux de cet artiste, peints avec beaucoup de vigueur.
Chardin. Le plus grand magicien que nous ayons eu. Ses anciens petits tableaux sont dĂ©jĂ recherchĂ©s, comme sâil nâĂ©tait plus. Excellent peintre de genre, mais il sâen va.
Vernet. Homme excellent dans toutes les parties de la peinture ; grand peintre de marines et de paysage.
Millet. Nul.
Lundberg. Nul. [433]
Le Bel. Nul.
Vénevault. Nul.
Perronneau. Fut quelque chose autrefois dans le pastel.
La Tour. Excellent peintre en pastel. Grand magicien.
Roslin. Assez bon portraitiste, mais il ne faut pas quâil sorte de lĂ .
Valade. Rien.
Mme Vien. A nommer Ă la place de Mlle Basseporte au Jardin du roi. Elle a de la couleur et de la vĂ©ritĂ©. Il y a de bonnes choses dâelle en fleurs et en animaux.
Machy. Bon peintre de bĂątiments et de ruines modernes.
Drouais. Câest Drouais avec son Ă©lĂ©gance et sa craie.
Juliart. Rien.
Voiriot. Comme Juliart.
Doyen. Le second dans la grande machine ; mais je crains bien quâil ne soit jamais le premier.
Casanove. Bon, trĂšs bon pour le paysage et les batailles.
Baudouin. Notre ami Baudouin, peu de chose.
Roland de La Porte. Pas sans mĂ©rite. Il y a quelques tableaux de fruits et dâanimaux, quâon nâest pas en droit de dĂ©daigner.
Bellengé. Comme Roland.
Amand. Je nâen ai jamais rien vu qui vaille.
Leprince. Fait beaucoup. Bien, câest autre chose. Certes, il nâest pas sans talent ; mais il faut attendre.
Guérin. Rien.
Robert. Excellent peintre de ruines antiques ; grand artiste.
Made Therbouche. Excellente, si elle avait en talent la dixiĂšme partie de ce quâelle a en vanitĂ©. On ne saurait lui refuser de la couleur et de la chaleur. Tout contre le bien quâelle aurait atteint, si elle eĂ»t Ă©tĂ© jeune et [434] docile. Son talent nâest pas ordinaire pour une femme, et pour une femme qui sâest faite toute seule.
Parrocel. Rien ; moins que rien.
Brenet. AnnulĂ© par lâindigence.
Loutherbourg. Grand, trĂšs grand artiste, presque en tout genre. Il a fait un chemin immense, et lâon ne sait jusquâoĂč il peut aller.
Boucher. Jâallais oublier celui-lĂ . A peine laissera-t-il un nom ; et il eĂ»t Ă©tĂ© le premier de tous, sâil eĂ»t voulu.
Deshays. Mauvais.
Lépicié. Pauvre artiste.
Fragonard. Il a fait un trĂšs beau tableau ; en fera-t-il un second ? Je nâen sais rien.
Monnet. Rien.
Taraval. Bon peintre et dont le talent est Ă peu prĂšs ce quâil sera. Il nây aurait pas de mal quâil fĂźt quelques pas de plus.
Restout. Il faut attendre. Peut-ĂȘtre quelque chose ; peut-ĂȘtre rien.
Jollain. Bien décidément rien.
Durameau. Jâai la plus haute opinion de celui-lĂ . Il peut me tromper.
Ollivier. A en juger par quelques petits morceaux que jâai vus, il nâest pas sans talent.
Renou. Serviteur Ă Mr Renou.
Caresme. Je me rappelle de mauvais tableaux, et de bons dessins de celui-ci.
Beaufort. Je ne le connais pas. Mauvais signe. Comptez bien, mon ami, et vous trouverez encore une vingtaine dâhommes Ă talents. Je ne dis pas Ă grands talents. Câest plus quâil nây en a dans tout le reste de lâEurope.
Greuze. Et Greuze donc qui est certainement supĂ©rieur dans son genre, qui dessine, qui imagine, qui colorie, qui a et le faire et lâidĂ©e.
Avec tout cela, je crois que lâĂ©cole a beaucoup dĂ©chu et quâelle dĂ©choira davantage. Il nây a presque plus aucune occasion de faire de grands tableaux. [435] Le luxe et les mauvaises mĆurs qui distribuent les palais en petits rĂ©duits, anĂ©antiront les beaux-arts. A lâexception de Vernet qui a des ouvrages commandĂ©s pour plus de cent ans, le reste des grands artistes chĂŽme.
Nota bene que dans la liste prĂ©cĂ©dente, quand je dis quâun artiste est excellent, câest relativement Ă ses contemporains, Ă une ou deux exceptions prĂšs qui ne valent pas la peine dâĂȘtre dĂ©signĂ©es ; et que, quand je dis quâil est mauvais, câest relativement au titre dâacadĂ©micien dont il est dĂ©corĂ© ; dans le vrai, il nây en a aucun qui nâait quelque talent, et en comparaison de qui un homme du monde qui peint par amusement ou par goĂ»t, un peintre du pont Notre-Dame, mĂȘme un acadĂ©micien de Saint-Luc ne soit un barbouilleur. Ce Parrocel que jâai tant maltraitĂ©, ce Brenet sur lequel jâai un peu exercĂ© ma gaietĂ©, obtiendraient peut-ĂȘtre de vous et de moi quelque Ă©loge, si lâun nĂ© chaud, bouillant, se chargeait dâune dĂ©coration ou de quelques-uns de ces ouvrages Ă©phĂ©mĂšres qui demandent beaucoup dâimagination et peu de faire ; et lâautre, dâun sujet historique, si les besoins domestiques ne le pressaient point et sâil nâentendait pas sans cesse Ă ses oreilles le cri de la misĂšre qui lui demande du pain, des jupons, des souliers, un bonnet.
Nous en sommes restĂ©s Ă Durameau qui certes nâest pas un artiste sans talent et sans espĂ©rance. Il pourra nous consoler un jour de la perte dâun grand peintre, Ă moins que lâennui du malaise et lâamour du gain ne le prennent.
At haec animos aerugo et cura peculi
Cum semel imbuerit, speramus carmina fingi
Posse624.
[436] Croyez-vous quâil soit possible dâĂȘtre un poĂšte, lorsque cette crasse de lâor, cette rouille de lâargent, sâest incrustĂ©e dans une Ăąme.
Lâamour du gain hĂąte le pinceau et compte les heures. Lâamour de la gloire arrĂȘte la main et fait oublier les semaines.
Durameau.
155.
Tableaux .
Le Triomphe de la Justice .
Tableau de 10 pieds, 8 pouces de haut, sur 14 pieds de large. Il est destiné pour la Chambre criminelle de Rouen.
On voit la Justice Ă droite, sur le fond. La lumiĂšre dâune gloire lâenvironne. Elle a autour dâelle, plus sur le fond, la Prudence, la Concorde, la Force, la CharitĂ©, la Vigilance. Elle tient ses balances dâune main, une couronne de lâautre ; et sâavance assise sur un char traĂźnĂ© par des licornes fougueuses qui sâĂ©lancent vers la gauche. Le char roule, et Ă©crase des monstres symboliques du mĂ©chant, du perturbateur de la sociĂ©tĂ© ; la Fraude quâon reconnaĂźt Ă son masque et Ă qui lâĂ©tendard de la rĂ©volte est tombĂ© des mains sâest saisie dâune des rĂȘnes du char. LâEnvie et la CruautĂ© sont dĂ©signĂ©es par le serpent et le loup. LâEnvie est renversĂ©e la tĂȘte en bas et les pieds en lâair, et son serpent lâenveloppe dans ses convolutions. Elle est sur le devant, Ă gauche, aux pieds des licornes. Tout Ă fait du mĂȘme cĂŽtĂ©, ses yeux hagards tournĂ©s sur la Justice ; son loup au-dessous dâelle ; un poignard Ă la main, la CruautĂ© est Ă©tendue sur des nuages qui la dĂ©robent en partie. Toutes ces figures occupent la partie infĂ©rieure du tableau et sont [437] jetĂ©es de droite et de gauche, sur le devant, avec beaucoup de mouvement et de chaleur. Proche du char de la Justice en devant, lâInnocence toute nue, les bras tendus et les regards tournĂ©s sur la Justice, la suit portĂ©e sur des nuages. Elle a son mouton derriĂšre elle.
Lâeffet gĂ©nĂ©ral de ce tableau blesse les yeux. Câest un exemple de lâart de papilloter en grand. Les lumiĂšres y sont distribuĂ©es sans sagesse et sans harmonie. Ce sont ici et lĂ , comme des Ă©clairs qui blessent. Cependant cette composition nâest pas dâun enfant. Il y a de la couleur, de la verve, mĂȘme de la fougue. La Justice est raide. Elle tient ses balances dâune maniĂšre apprĂȘtĂ©e. On dirait quâelle les montre. La position de ses bras est comme dâune danseuse de corde qui va faire le tour du cerceau ; idĂ©e ridicule fortifiĂ©e par ce cercle verdĂątre quâelle tient de la main gauche et dont lâartiste a voulu faire une couronne. LâInnocence avec son long paquet de filasse jaune qui descend de sa tĂȘte, en guise de cheveux, est maigre, pĂąle, sĂšche, fade, dâune expression de tĂȘte grimaciĂšre, pleureuse et dĂ©sagrĂ©able. Quâa-t-elle Ă redouter Ă cĂŽtĂ© de la Justice. Tout ce cortĂšge dâĂȘtres symboliques est trop monotone de lumiĂšre et de couleur, et ne chasse point la Justice en devant. O la dĂ©goĂ»tante bĂȘte que ce mouton ! Cette Envie enveloppĂ©e de ses serpents et tombant la tĂȘte en bas et les pieds en lâair, est belle, hardie et bien dessinĂ©e. Les deux figures prĂ©cĂ©dentes ne pĂšchent pas non plus par le dessin. La CruautĂ© quâon voit Ă gauche par le dos est trĂšs chaude de couleur. La scĂšne entiĂšre est ordonnĂ©e dâenthousiasme. Tout y est bien dâaction et de position, rien nây manque que lâintelligence et le pinceau de Rubens, la magie de lâart, la distinction des plans, de la profondeur. Les licornes sâĂ©lancent bien. Mais ce qui [438] me dĂ©plaĂźt surtout, câest ce mĂ©lange dâhommes, de femmes, de dieux, de dĂ©esses, dâanimaux, de loup, de mouton, de serpents, de licornes. PremiĂšrement, parce quâen gĂ©nĂ©ral cela est froid et de peu dâintĂ©rĂȘt. Secondement, parce que cela est toujours obscur et souvent inintelligible. TroisiĂšmement, la ressource dâune tĂȘte pauvre et stĂ©rile ; on fait de lâallĂ©gorie tant quâon veut ; rien nâest si facile Ă imaginer. QuatriĂšmement parce quâon ne sait que louer ou reprendre dans des ĂȘtres dont il nây a aucun modĂšle rigoureux subsistant en nature. Quoi donc ? est-ce que ce sujet de lâInnocence implorant le secours de la Justice, nâĂ©tait pas assez beau, assez simple, pour fournir Ă une scĂšne intĂ©ressante et pathĂ©tique. Je donnerais tout ce fatras pour le seul incident du tableau dâun peintre ancien625, oĂč lâon voyait la Calomnie, les yeux hagards, sâavançant une torche ardente Ă la main, et traĂźnant par les cheveux, lâInnocence sous la figure dâun jeune enfant Ă©plorĂ© qui portait ses regards et ses mains vers le ciel. Si jâavais eu Ă composer un tableau pour une chambre criminelle, espĂšce dâinquisition dâoĂč le crime intrĂ©pide, subtil, hardi, sâĂ©chappe quelquefois par les formes, qui immolent dâautres fois lâinnocence timide, effrayĂ©e, alarmĂ©e, au lieu dâinviter des hommes devenus cruels par habitude Ă redoubler de fĂ©rocitĂ© par le spectacle hideux des monstres quâils ont Ă dĂ©truire, jâaurais feuilletĂ© lâhistoire, au dĂ©faut de lâhistoire jâaurais creusĂ© mon imagination, jusquâĂ ce que jâen eusse tirĂ© quelques traits capables de les inviter Ă la commisĂ©ration, Ă la mĂ©fiance ; Ă faire sentir la faiblesse de lâhomme, lâatrocitĂ© des peines [439] capitales, et le prix de la vie. Ah, mon ami, le tĂ©moignage de deux hommes suffit pour conduire sur un Ă©chafaud. Est-il donc si rare que deux mĂ©chants se concertent ? que deux hommes de bien se trompent ? Nây a-t-il aucun fait, absurde, faux, quoique attestĂ© par une foule de tĂ©moins non concertĂ©s ? Nây a-t-il pas des circonstances oĂč le fait seul dĂ©pose et oĂč il ne faut pour ainsi dire aucun tĂ©moin ? Nây en a-t-il pas dâautres dont un trĂšs grand nombre de dĂ©positions ne peut contrebalancer lâinvraisemblance ? Le premier pas de la justice criminelle ne consisterait-il pas Ă dĂ©cider sur la nature de lâaction, du nombre de tĂ©moins nĂ©cessaires pour constater le coupable ? Ce nombre ne doit-il pas ĂȘtre proportionnĂ© au temps, au lieu, au caractĂšre du fait, au caractĂšre de lâaccusĂ©, au caractĂšre des accusateurs ; nâen croirai-je pas Caton plus volontiers que la moitiĂ© du peuple romain. O Calas, malheureux Calas, tu vivrais honorĂ© au centre de ta famille, si tu avais Ă©tĂ© jugĂ© par ces rĂšgles ; et tu as pĂ©ri, et tu Ă©tais innocent, bien que tu fusses et que tu sois rĂ©putĂ© coupable et par tes juges et par la multitude de tes compatriotes. O juges, je vous interpelle, et je vous demande si le tĂ©moignage dâune servante catholique qui avait converti un des enfants de la maison, ne devait pas avoir plus de poids dans votre balance, que tous les cris dâune populace aveugle et fanatique. O juges, je vous demande, ce pĂšre que vous accusez de la mort de son fils, croyait-il un Dieu, nâen croyait-il point ; sâil nâen croyait point, il nâa pas tuĂ© son fils pour cause de religion. Sâil en croyait un, au dernier moment il nâa pu attester ce Dieu quâil croyait, de son innocence, et lui offrir sa vie, en expiation des autres fautes quâil avait commises. Cela nâest ni de lâhomme qui croit, ni de lâhomme qui ne croit rien, ni du fanatique qui doit sâaccuser lui-mĂȘme [440] de son crime et sâen glorifier, et ce peuple que vous Ă©coutez, lorsquâil se trompe, lorsquâil se laisse entraĂźner Ă sa fureur, Ă ses prĂ©ventions, est-ce quâil a toujours Ă©tĂ© ce quâil doit ĂȘtre ? O, mon ami, la belle occasion que cet artiste a manquĂ©e de montrer lâextravagante barbarie de la question. Jâavoue toutefois que sâil fut jamais permis Ă la peinture dâemployer lâallĂ©gorie, câest dans un triomphe de la Justice, personnage allĂ©gorique, Ă moins que ne pousser la sĂ©vĂ©ritĂ©, jusquâĂ proscrire ces sortes de sujets, sĂ©vĂ©ritĂ© qui achĂšverait de restreindre les bornes de lâart qui ne sont dĂ©jĂ que trop Ă©troites, de nous priver dâune infinitĂ© de belles compositions Ă faire, et dâĂ©carter nos yeux dâune multitude dâautres qui sont sorties de la main des plus grands maĂźtres ; mais je prĂ©tends que, celui qui se jette dans lâallĂ©gorie, sâimpose la nĂ©cessitĂ© de trouver des idĂ©es si fortes, si neuves, si frappantes, si sublimes, [que] sans cette ressource, avec Pallas, Minerve, les GrĂąces, lâAmour, la Discorde, les Furies, tournĂ©s et retournĂ©s en cent façons diverses, on est froid, obscur, plat et commun. Et que mâimporte que vous sachiez faire de la chair, du satin, du velours, comme Roslin, ordonner, dessiner, Ă©clairer une scĂšne, produire un effet pittoresque, comme Vien ; quand je vous aurai accordĂ© ce mĂ©rite, tout sera dit. Mais nâai-je Ă louer que ces qualitĂ©s dans Le Sueur, le Poussin, RaphaĂ«l, ou le Dominiquin.
Il en est de la peinture ainsi que de la musique ; vous possĂ©dez les rĂšgles de la composition ; vous connaissez tous les accords et leurs renversements ; les modulations sâenchaĂźnent Ă votre grĂ© sous vos doigts ; vous avez lâart de lier, de rapprocher les cordes les plus disparates ; vous produisez, quand il vous plaĂźt, les effets dâharmonie les plus rares et les plus piquants. Câest beaucoup. Mais ces chants terribles ou voluptueux qui au moment mĂȘme quâils Ă©tonnent ou charment mon oreille, portent au fond de mon cĆur lâamour ou la terreur, dissolvent mes sens ou secouent mes entrailles, les savez-vous trouver ? Quâest-ce que le plus beau faire sans idĂ©e ? le mĂ©rite [441] dâun peintre. Quâest-ce quâune belle idĂ©e, sans le faire ? le mĂ©rite dâun poĂšte. Ayez dâabord la pensĂ©e ; et vous aurez du style aprĂšs.
Le Martyre de St Cyr et de Ste Julitte
Tableau de 10 pieds 5 pouces de haut, sur 5 pieds de large.
Au centre de la toile, au-dessus dâune estrade dâoĂč lâon peut descendre par quelques degrĂ©s, vers le cĂŽtĂ© gauche de la toile, sainte Julitte debout, entre les mains des bourreaux dont un, plus sur le fond et la gauche, lui tient les mains serrĂ©es de liens ; un second placĂ© derriĂšre la sainte, lui bat les Ă©paules dâun faisceau de cordes ; un troisiĂšme Ă ses pieds, se penche vers les degrĂ©s, pour ramasser dâautres fouets, parmi des instruments de supplice. A gauche, sur les degrĂ©s, le cadavre de saint Cyr, les pieds vers le fond, la tĂȘte sur le devant. A gauche, sur une espĂšce de tribune, le prĂ©teur ou juge assis, le coude appuyĂ© sur la balustrade, et la tĂȘte posĂ©e sur sa main. DerriĂšre le prĂ©teur, des soldats de sa garde.
Câest comme au prĂ©cĂ©dent, de la vigueur, du dessin, mais exemple de la mauvaise entente des lumiĂšres, dĂ©faut qui choque moins ici, parce que le morceau est moins fini. Les trois bourreaux sont bien caractĂ©risĂ©s, bien dessinĂ©s, le premier est mĂȘme trĂšs hardi. Le prĂ©teur est mauvais, ignoble, il a lâair dâun quatriĂšme bourreau. Le saint Cyr est un morceau de glaise verdĂątre. La sainte Julitte est belle, bien dessinĂ©e, bien disposĂ©e, intĂ©ressante, physionomie douce, tranquille, rĂ©signĂ©e, beau caractĂšre de tĂȘte, belles mains tremblantes, figure qui a du pathĂ©tique et de la grĂące ; mais point de couleur. Le tout est une belle Ă©bauche, une belle prĂ©paration. [442]
St François de Sales, agonisant, au moment oĂč il reçoit lâextrĂȘme-onction .
Tableau de dix pieds, cinq pouces de haut, sur cinq pieds de large, pour lâĂ©glise de St-Cyr.
Tableau dâune belle et hardie composition ; modĂšle Ă proposer Ă ceux qui ont des espaces ingrats, beaucoup de hauteur, sur peu de largeur.
On voit le saint sur son lit ; on le voit de face, le chevet au fond de la toile, prĂ©sentant la plante des pieds au spectateur, et par consĂ©quent tout en raccourci. Mais la figure entiĂšre est si naturelle, si vraie, le raccourci si juste, si bien pris, quâentre un grand nombre de personnes qui mâont louĂ© ce tableau, je nâen ai pas trouvĂ© une seule qui se soit aperçue de cette position qui montre, sur une surface plane, le saint dans toute sa longueur, toutes les parties de son corps Ă©galement bien dĂ©veloppĂ©es, la tĂȘte et lâexpression du visage dans toute sa beautĂ©. La partie supĂ©rieure de la figure est dans la demi-teinte. Le reste est Ă©clairĂ©. A droite du lit, sur une petite estrade de bois, la crosse, la tiare et lâĂ©tole. A gauche, deux prĂȘtres qui administrent lâextrĂȘme-onction. Celui qui est sur le devant touche de lâhuile sainte les pieds du saint moribond qui sont dĂ©couverts. Il est de la plus grande vĂ©ritĂ© de caractĂšre. Câest un personnage rĂ©el. Il est grand, sans ĂȘtre exagĂ©rĂ©. Il est beau, quoiquâil ait le nez gros et les joues creuses et dĂ©charnĂ©es, parce quâil a le caractĂšre de son Ă©tat, et lâexpression de son ministĂšre. On croit avoir vu cent prĂȘtres qui ressemblaient Ă celui-lĂ . Câest une des plus fortes preuves de la sottise des rĂšgles de convention, et du moyen dâintĂ©resser, en se renfermant presque dans les bornes rigoureuses de la nature subsistante, choisie avec un peu de jugement. Jâen dis autant de lâautre prĂȘtre qui est au-dessus de celui-ci, plus sur le fond et qui rĂ©cite la priĂšre, le rituel Ă la main, tandis que son confrĂšre administre. Il y a derriĂšre [443] ces deux principales figures dont la position, les vĂȘtements, la draperie, les plis, sont si justes quâon ne songe pas Ă les vouloir autrement, un porte-dais, et quelques autres ecclĂ©siastiques assistants, avec des cierges, des flambeaux et la croix. Câest la chose mĂȘme. Câest la scĂšne rĂ©elle du moment. Le saint a la tĂȘte relevĂ©e sur son chevet et les mains jointes sur sa poitrine. Cette tĂȘte est de toute beautĂ© ; le saint bien senti dans son lit, et les couvertures annoncent parfaitement le nu.
A cette composition si vraie dans toutes ses parties, il nâa manquĂ©, pour ĂȘtre la plus belle quâil y eĂ»t au Salon, que dâĂȘtre peinte ; car elle ne lâest pas. Câest partout un mĂȘme ton de couleur ; un gris blanc Ă profusion ; blanc dans les habits sacerdotaux ; blanc dans les surplis et les aubes ; blanc sale et fade dans les carnations ; blanc dans les draps et la couverture, blanc de Tripoli ou pierre Ă plĂątre sur lâestrade ; blanc soupe de lait au bois de lit, lâestrade et le parquet ; blanc Ă la mitre. Câest une magnifique Ă©bauche, une sublime prĂ©paration. Il fallait encore Ă©viter la ressemblance trop forte des deux prĂȘtres administrants ; Ă moins que ce ne soient les deux frĂšres, car ils ont cet air de famille qui choque, surtout dans une composition oĂč il y a si peu de figures, lorsquâil nâest pas historique. Il fallait supprimer ce petit dais qui a lâair dâun joli parasol chinois. Il fallait rendre la demi-teinte oĂč lâon a tenu la tĂȘte du saint, peut-ĂȘtre un peu moins forte, parce quâelle voile son expression.
Regardez bien ce tableau, Mr de LagrenĂ©e ; et lorsque je vous disais : Donnez de la profondeur Ă votre scĂšne ; rĂ©servez-vous sur le devant un grand espace de rivage ; que ce soit sur cet espace que lâon prĂ©sente Ă CĂ©sar la tĂȘte de PompĂ©e ; quâon voie dâun cĂŽtĂ©, un genou flĂ©chi, lâesclave qui porte la tĂȘte ; un [peu] plus sur le fond et vers la droite ThĂ©odote, ses compagnons, sa suite ; autour et par-derriĂšre, les vases, les Ă©toffes et les autres prĂ©sents ; Ă droite le CĂ©sar, entourĂ© de ses principaux [444] officiers ; que le fond soit occupĂ© par les deux barques et dâautres bĂątiments, les uns arrivant dâĂgypte, les autres de la suite de CĂ©sar ; que ces barques forment une espĂšce dâamphithéùtre couvert des spectateurs de la scĂšne ; que les attitudes, les expressions, les actions de ces spectateurs soient variĂ©es en tant de maniĂšres quâil vous plaira ; que sur le bord de la barque la plus Ă gauche, il y ait, par exemple, une femme assise, les pieds pendants vers la mer, vue par le dos, la tĂȘte retournĂ©e, et allaitant son enfant ; car tout cela se peut, puisque jâimagine votre toile devant moi, et que sur cette toile, jây vois la scĂšne peinte comme je vous la dĂ©cris ; et convenez que, lorsque je vous lâordonnais ainsi, vous aviez tort de mâobjecter les limites de votre espace. Rien ne vous empĂȘchait de jeter dâune de ces barques Ă terre, une planche qui eĂ»t marquĂ© la descente. Vous auriez eu des groupes, des masses, du mouvement, de la variĂ©tĂ©, du silence, de lâintĂ©rĂȘt, une vaste scĂšne ; votre composition nâaurait pas Ă©tĂ© dĂ©cousue, maigre, petite et froide. Sans compter que ces barques mises en perspective sur le fond, et ces spectateurs Ă©levĂ©s en amphithéùtre sur ces barques, auraient ĂŽtĂ© Ă votre toile, une portion de cet espace en hauteur qui reste vide, espace vide et nu qui achĂšve par comparaison Ă rĂ©duire vos figures Ă des marmousets. Et croyez-vous que la scĂšne dâun agonisant Ă qui lâon donne lâextrĂȘme-onction, fĂ»t plus facile Ă arranger que la vĂŽtre. Si Durameau nâavait pas eu la hardiesse de placer la tĂȘte de son saint au fond de sa composition, et ses pieds au bord de sa toile, il serait tombĂ© dans le mĂȘme dĂ©faut que vous. Mais, mon ami, y avez [-vous] jamais rien compris ; et quand vous voyez ce Triomphe de la Justice coloriĂ© avec tant de furie, croyez-vous que ce Saint François de Sales, ce Saint Cyr, ces deux esquisses froides, monotones et grises soient du mĂȘme artiste. OĂč avait-il ses yeux, ce jour-lĂ . [445]
Une Sainte Famille.
Tableau de 1 pied, 11 pouces de haut, sur 2 pieds, 2 pouces de large.
Composition libre, facile, vigoureuse et dans la maniĂšre heurtĂ©e. A droite, presque de profil, la Vierge assise sur une chaise, un oreiller de coutil sur ses genoux ; et sur cet oreiller, vu par le dos lâenfant JĂ©sus emmaillotĂ©, quâelle embrasse de son bras gauche, et Ă qui elle prĂ©sente de la main droite, de la soupe avec une cuiller. Il y a devant elle une table ronde couverte dâune nappe, et sur cette table une assiette ou Ă©cuelle. Au cĂŽtĂ© opposĂ© de la table, Joseph debout, le corps penchĂ©, tenant une grande soupiĂšre par les anses, la pose sur le milieu de la table. On voit derriĂšre lui, sur le fond, la cheminĂ©e, lâĂątre avec la lueur des charbons ardents. Sur la corniche de la cheminĂ©e, des pots, des tasses et autres vaisseaux de terre. Au bout de la table, Ă gauche sur le devant, une bouteille avec deux pains ronds ; au mur de la droite, en haut, une espĂšce de garde-manger cintrĂ© oĂč sont un panier, des lĂ©gumes, des ustensiles domestiques. Cette chaumiĂšre est Ă©clairĂ©e par une lampe suspendue au-dessus de la table.
Dâabord je voudrais bien que lâartiste me dĂźt pourquoi cette lampe suspendue au fond de son tableau, Ă©claire fortement le devant et laisse le fond obscur. Cet effet de lumiĂšre est piquant ; dâaccord. Mais est-il vrai ? Il est certain que ce corps lumineux est plus prĂšs du fond que du devant. Il est certain encore que je suis plus prĂšs du devant que du fond. Le fond perdrait-il plus par la distance oĂč jâen suis, quâil ne gagnerait par le voisinage du corps lumineux ? La lumiĂšre forte ne devrait-elle pas ĂȘtre sur le fond et sur le devant, plus forte sur le fond que sur le devant, et les cĂŽtĂ©s dans la demi-teinte ? Nâest-ce pas la loi des lumiĂšres divergentes ? Est-ce bien encore lĂ la teinte vraie des lumiĂšres artificielles ? Je ne prononce pas ; je mâenquiers. Dans un quart dâheure, ce serait une expĂ©rience faite, et je saurais Ă quoi mâen tenir. En attendant, je me rappelle trĂšs bien dâavoir vu de lâobscuritĂ© [446] oĂč jâĂ©tais, des lieux Ă©clairĂ©s par une lumiĂšre soit naturelle, soit artificielle Ă©loignĂ©e ; et je me rappelle tout aussi bien que les objets voisins de la lumiĂšre Ă©taient plus distincts pour moi que ceux qui me touchaient presque. Quoi quâil en soit, le lieu du corps lumineux Ă©tant donnĂ©, il faut que lâart obĂ©isse. Il nâen peut circonscrire, altĂ©rer, ou changer la nature, la direction, les reflets, la dĂ©gradation ou lâĂ©clat. Il ne faut pas traiter la lumiĂšre dont les rayons sont parallĂšles, comme la lumiĂšre dont les rayons sont divergents. Il faut savoir quâĂ quatre pieds, ceux-ci seize fois plus rares, ou rĂ©pandus sur un espace seize fois plus grand, doivent Ă©clairer seize fois moins. La Vierge est de trĂšs beau caractĂšre. Lâimpression gĂ©nĂ©rale de ce morceau est forte, et arrĂȘte surtout le connaisseur. Le Joseph est de tĂȘte, dâaction, de mouvement, de vĂȘtement, un bon vieux charpentier, tout juste, sans presque dâautre exagĂ©ration quâun bon choix de nature ; cependant on ne peut lâaccuser dâĂȘtre ignoble, mesquin ou petit. Les mĆurs simples et utiles, le caractĂšre de la vertu, de lâhonnĂȘtetĂ©, du bon sens relĂšvent tout. Ce sont nos appartements, avec nos glaces, nos buffets, nos magots prĂ©cieux qui sont vils, petits, bas et sans vrai goĂ»t. Jâose vous lâavouer, il y a plus de grandeur rĂ©elle dans un arbre brisĂ©, une Ă©table, un vieillard, une chaumiĂšre que dans un palais. Le palais me rappelle des tyrans, des dissolus, des fainĂ©ants, des esclaves. La chaumiĂšre, des hommes simples, justes, occupĂ©s, et libres. Il y a sur le devant, Ă gauche, dans la demi-teinte, un vieux fauteuil Ă bras, faiblement peint, touchĂ© sans humeur ; sur ce fauteuil un chat qui nâest un chat ni de prĂšs ni de loin. Câest une masse informe grisĂątre oĂč lâon ne discerne ni pieds ni tĂȘte, ni queue ni oreille. Si le genre facile et heurtĂ© comporte des nĂ©gligences, des incorrections, il ne comporte ni lĂ©chĂ© ni faiblesse. Il est de verve et de fougue. La vigueur de certaines parties fait sortir dâune maniĂšre insupportable le faible des autres. Il les [447] vaut mieux non faites que faibles. Le lĂ©chĂ© et le heurtĂ© sont deux opposĂ©s qui se repoussent. De prĂšs on ne sait ce quâon voit. Tout semble gĂąchĂ©. De loin, tout a son effet et paraĂźt fini. Il faut ĂȘtre un graveur de la premiĂšre force pour graver dâaprĂšs le genre heurtĂ©. Comme presque tout y est indĂ©cis, de prĂšs ; le graveur ne sait oĂč prendre son trait. Au reste ce tableau est trĂšs bon. Il a Ă©tĂ© fait Ă Rome, et il y paraĂźt. Si lâon chassait ce morceau du Salon, il en faudrait exclure bien dâautres. Ce Durameau est un homme. Voyez son Saint François de Sales ; voyez sa SalpĂȘtriĂšre, et vous direz avec moi : « Oui, câest un homme. » Ce qui doit inquiĂ©ter sur son compte, câest quâil a beaucoup encore Ă acquĂ©rir et quâil est dâexpĂ©rience que nos artistes transportĂ©s dâItalie ici, perdent dâannĂ©e en annĂ©e. Mon avis serait donc quâon renvoyĂąt Durameau Ă Rome, jusquâĂ ce que son style fĂ»t tellement arrĂȘtĂ© quâil pĂ»t sâĂ©loigner des grands modĂšles, sans consĂ©quence. Nos Ă©lĂšves restent trois ans Ă la pension de Paris. Câest assez. De la pension, ils passent Ă lâĂcole de Rome oĂč on ne les garde que quatre ans. Câest trop peu. Il faudrait les entretenir lĂ dâouvrages quâon leur payerait et sur le prix desquels on retiendrait de quoi les garder et les entretenir trois ou quatre annĂ©es de plus, sans que ce long sĂ©jour empĂȘchĂąt le mĂȘme nombre dâĂ©lĂšves dâaller dâici en Italie. Je trouve aussi lâobjet de ces sortes dâinstitutions trop limitĂ© ; un petit esprit de bienfaisance Ă©troite dans les fondateurs. Il serait mieux quâil nây eĂ»t aucune distinction dâĂ©trangers et de rĂ©gnicoles, et quâun Anglais pĂ»t venir Ă Paris Ă©tudier devant notre modĂšle, disputer la mĂ©daille, la gagner, entrer Ă la pension et passer Ă notre Ăcole française de Rome.
Le Portrait de Bridan, sculpteur du roi.
Je ne me le remets pas ; mais on dit quâil est trĂšs beau, bien dessinĂ©, bien ressenti, fait dâhumeur, dâune bonne couleur, dâun style large et mĂąle. [448] On sent quâil nâest pas dâun portraitiste. Il nâest pas lĂ©chĂ©, propre et neuf comme ceux de ces messieurs ; mais il y a plus de verve, il est plus ragoĂ»tant, plus pittoresque, mieux torchĂ© ; Ă lâĂ©gard de la ressemblance, on lâassure parfaite.
Deux tĂȘtes dâenfant.
MĂȘme Ă©loge. Toutes deux trĂšs belles, et peintes dans le goĂ»t de Rubens, bonne couleur, bien dessinĂ©es et dâune belle maniĂšre.
Un Petit Joueur de basson.
Je lâai vu. Cela nâest absolument que pochĂ© ; mais charmant, expressif et plein de vie et dâesprit. Cependant couvrez lâinstrument, et vous jurerez que câest un fumeur. Câest un dĂ©faut.
La Dormeuse qui tient son chat.
MĂ©diocre. TĂȘte de femme sans grĂące. Petit chat faiblement touchĂ©. Cette femme dort bien pourtant. Mais oĂč est lâintĂ©rĂȘt dâune pareille composition. Si la femme Ă©tait belle, je mâamuserais Ă la considĂ©rer dans son sommeil. Quâelle le soit donc. Quâune exĂ©cution merveilleuse rachĂšte la pauvretĂ© du sujet. Pour peu que le faire pĂšche, le morceau est maussade. [449]
Une TĂȘte de vieillard.
Ce vieillard est embĂ©guinĂ© dâune calotte. Je nâen fais nul cas ; cela est gĂącheux, vaporeux, vermoulu comme une pierre qui se dĂ©truit. Pour bien mâentendre il faudrait que jâeusse lĂ un portrait de Louis peint par Chardin. On dirait dâun amas de petits flocons de laine teints et artistement appliquĂ©s les uns Ă cĂŽtĂ© des autres, sans lien ; en sorte que quand le portrait est debout, on est surpris que lâamas reste, que les molĂ©cules colorĂ©es ne se dĂ©tachent pas et que la toile ne reste pas nue. La couleur est vigoureuse, les passages bien variĂ©s, bien vrais, mais il nây a nulle soliditĂ© ; ce sont des tĂȘtes Ă fondre au soleil comme de la neige. Je serais effrayĂ©, si je voyais Ă un homme de pareilles joues. Je nâaime pas quâon fasse Ă©pais, mat, compact comme quelquefois LagrenĂ©e ; mais je veux que des chairs tiennent et quâon ne fasse pas rare, mou, cotonneux, neigeux comme cela.
VoilĂ -t-il pas que je me rappelle ce Portrait de Bridan ; il y a une extrĂȘme vĂ©ritĂ©, et des dĂ©tails qui ne permettent pas de douter de la ressemblance ; mais jâoserai demander si câest lĂ de la chair. Et pour vous montrer combien je suis de bonne foi, câest que si lâon me soutient quâil y a de la finesse dans la tĂȘte de la Dormeuse ; et que la tĂȘte du Vieillard est dâun beau faire, dâun bon caractĂšre, barbe lĂ©gĂšre et mieux coloriĂ©e quâil ne lui appartient ; je ne disputerai pas. [450]
Dessins.
Une SalpĂȘtrerie.
Dessin Ă gouache.
Cette salpĂȘtrerie avec ses cuves, ses bassins, ses fourneaux et ses fabriques est une chose excellente. Tous ces objets sont vers la gauche. Du mĂȘme cĂŽtĂ©, sur le devant, deux ouvriers occupĂ©s Ă verser la lessive dâune chaudiĂšre dans une bassine. Sur un massif de pierre, Ă droite, au-dessus des fourneaux, ouvriers qui conduisent la cuisson. Puis un assemblage de poutres bien pittoresque occupant le haut du dessin. Le tout Ă©clairĂ© dâune lumiĂšre vaporeuse et chaude dont lâeffet est on ne saurait plus piquant.
Chute des anges rebelles.
Diables symĂ©triquement enlacĂ©s ; câest le pendant de lâomelette des chĂ©rubins de Fragonard. On dirait quâils se sont donnĂ© le mot pour sâagencer ainsi, et que câest une chute pour rire. Et puis ces diables sont de mauvais goĂ»t, insupportables de figure et de caractĂšre. Ils forment une guirlande ovale dont lâintĂ©rieur est vide. Nulle masse dâombre ni de lumiĂšre. La [451] qualitĂ© principale dâun sujet pareil, serait un dĂ©sordre effrayant ; et il nây en a point. Fausse chaleur. Mauvaise chose.
Esquisse dâune bataille.
Je nâen dirai pas autant de celui-ci. Câest un beau, un trĂšs beau dessin, plein de vĂ©ritable grandeur, de chaleur et dâeffet. Tout mâen plaĂźt, et cette mĂȘlĂ©e de soldats perdus dans la fumĂ©e, la poussiĂšre et la demi-teinte, et ces deux cavaliers qui massant superbement sur le devant, sâĂ©lancent Ă toutes jambes, et foulent aux pieds de leurs chevaux parallĂšles et les morts et les mourants ; et cette troupe de combattants renfermĂ©s dans cette tour roulante, et les animaux qui traĂźnent la tour, et les hommes tuĂ©s, renversĂ©s, Ă©crasĂ©s sous les roues, et les chevaux abattus. Mais oĂč est celui qui poussera cela ?
TĂȘte dâenfant vu de profil.
TĂȘte dâenfant vu de face.
Je crois que câest de ces deux tĂȘtes-lĂ dont j'ai dit un mot plus haut, parmi les tableaux.
Ce sont deux belles choses. Le premier enfant est sĂ©rieux, attentif ; il a les yeux baissĂ©s, attachĂ©s sur quelque objet. Il vit, il pense, et puis il faut voir comme ses cheveux sont arrangĂ©s et touchĂ©s. Si cette esquisse mâappartenait, je ne permettrais jamais Ă lâartiste de lâachever.
Le second est peint avec plus de vigueur et de verve encore. Il est plein de chaleur. Sur le sommet de sa tĂȘte, ses cheveux sont partagĂ©s en deux tresses relevĂ©es de la gauche ; le reste est en dĂ©sordre. Jâen aime moins lâexpression que du prĂ©cĂ©dent. Il regarde et puis câest tout. Mais le faire en est incomparablement plus libre, plus fougueux, plus hardi, plus chaud [452] et plus beau. Plus de sagesse dans lâun, plus dâenthousiasme dans lâautre. Ce sont deux tours de cervelle, deux moments de gĂ©nie tout Ă fait opposĂ©s. Les artistes prĂ©fĂ©reront le second, et ils auront raison. Moi, jâaime mieux le premier.
Autre Esquisse.
Je ne sais ce que câest, Ă moins que ce ne soit cet homme debout qui fait une vilaine, petite grimace hideuse, comme sâil Ă©ventait au loin quelque odeur dĂ©plaisante.
Figure académique.
Homme nu Ă demi couchĂ© sur une espĂšce de sofa dont le dossier est relevĂ©. On le voit de face. Sa jambe droite est croisĂ©e sur la gauche ; et sa main droite posĂ©e sur sa jambe. Il est appuyĂ© du coude sur le sofa. Sa main embrasse son menton et soutient sa tĂȘte. Cela est savant de dĂ©tails ; contours bien sĂ»rs ; dessinĂ© large, Ă ce que croit lâartiste ; câest plutĂŽt dessinĂ© gros ; grosses formes. Cela me rappelle un fait quâon lit dans Macrobe et qui revient trĂšs bien ici. Il rapporte que le pantomime Hylas dansant un jour un cantique dont le refrain Ă©tait : « Le grand Agamemnon ! » rendit la chose par les gestes dâune personne qui mesurerait une grande taille, et que le pantomime Pylade qui Ă©tait prĂ©sent au spectacle, lui cria : « Tu le fais haut et non pas grand » Lâapplication est facile. Du reste, grande Ă©conomie de crayon ; regards farouches ; sourcils froncĂ©s ; caractĂšre dâindignation trĂšs propre Ă passer dans une composition historique. [453]
Esquisse dâune femme assise qui tient son petit enfant sur ses genoux.
Ce nâest rien, et câest beaucoup. Comme de toutes les esquisses. Je vous renverrai souvent Ă la fille de la rue Fromenteau. Cette femme promet un beau caractĂšre de tĂȘte. Sa position est naturelle. Elle regarde son gros joufflu dâenfant avec une complaisance vraiment maternelle. Lâenfant dort sur les genoux de sa mĂšre et dort bien. Une mauvaise esquisse nâengendra jamais quâun mauvais tableau ; une bonne esquisse nâen engendra pas toujours un bon. Une bonne esquisse peut ĂȘtre la production dâun jeune homme, plein de verve et de feu, que rien ne captive, qui sâabandonne Ă sa fougue. Un bon tableau nâest jamais que lâouvrage dâun maĂźtre qui a beaucoup rĂ©flĂ©chi, mĂ©ditĂ©, travaillĂ©. Câest le gĂ©nie qui fait la belle esquisse et le gĂ©nie ne se donne pas. Câest le temps, la patience et le travail qui donnent le beau faire, et le faire peut sâacquĂ©rir. Lorsque nous voyons les esquisses dâun grand maĂźtre, nous regrettons la main qui a dĂ©failli, au milieu dâun si beau projet.
Et Monsieur le chevalier Pierre que jâavais oubliĂ© dans la liste de nos artistes. Vous allez croire, mon ami, que je vous lâavais rĂ©servĂ© exprĂšs pour nos menus plaisirs. Il nâen est rien. A juger Pierre, par les premiers tableaux quâil a faits au retour dâItalie, et par sa galerie de Saint-Cloud, mais surtout par sa coupole de Saint-Roch, câest un grand peintre. Il dessine bien, mais sĂšchement ; il ordonne assez bien une composition ; et certes, il ne manque pas de couleur. [454]
Ollivier.
168.
Le Massacre des Innocents.
Tableau de sept pieds de haut, sur dix pieds de large.
Ce tableau placĂ© trĂšs haut et composĂ© dâun grand nombre de figures se voyait difficilement. Je demandai Ă Boucher ce que câĂ©tait. « HĂ©las, me dit-il, câest un massacre. » Ce mot aurait suffi pour arrĂȘter ma curiositĂ© ; mais il me parut que câĂ©tait un exemple rare de la diffĂ©rence du fracas et de lâaction ; de lâintention du peintre et de son exĂ©cution ; de la contradiction du mouvement et de lâexpression. Cela va devenir plus clair. Si les termes propres me manquent, les choses y supplĂ©eront. Une femme a ses enfants Ă©gorgĂ©s Ă ses pieds, et elle est assise, tranquille, dans la position et avec le caractĂšre dâune Vierge qui mĂ©dite sur les Ă©vĂ©nements de la vie. Une autre femme veut arracher les yeux Ă un soldat ; cachez la tĂȘte du soldat et vous croirez quâon le caresse. Cachez la tĂȘte de la femme et dĂ©couvrez celle du soldat, vous ne verrez plus Ă celui-ci que la douleur et la rĂ©signation immobile dâun malade, entre les mains dâun oculiste qui lui fait une opĂ©ration chirurgicale. Un meurtrier tient suspendu par un pied lâenfant dâune mĂšre, et cette femme tend son tablier pour le recevoir, prĂ©cisĂ©ment comme un chou quâon lui mettrait dans son giron. Ici une mĂšre renversĂ©e Ă terre, sur le sein de laquelle un soldat Ă©crase du pied son enfant, le regarde faire, sans sâĂ©mouvoir, sans jeter un cri. LĂ , un cheval cabrĂ© se prĂ©cipite sur [une] autre femme, menace de la fouler elle et ses enfants ; et cette femme lui oppose ses mains au poitrail si mollement que, si lâon ne voyait que cette figure, on jurerait quâelle colle une image contre une muraille. [455] Câest que le reste est ainsi, et quâil nâen faut rien rabattre. Tumulte aux yeux, repos Ă lâĂąme. Rien dâexĂ©cutĂ© comme nature lâinspire. ScĂšnes atroces et personnages de sens froid. Et puis Ollivier a cru quâil nây avait quâĂ tuer, tuer, tuer des enfants ; et il ne sâest pas doutĂ© quâun de ces enfants qui conserverait la vie par quelque instinct de la tendresse maternelle, me toucherait plus quâun cent quâon aurait tuĂ©s. Ce sont les incidents singuliers et pathĂ©tiques quâentraĂźne une pareille scĂšne quâil faut savoir imaginer. Câest lâart de montrer la fureur et dâexciter la compassion, quâil faut avoir. Les enfants ne font ici que les seconds rĂŽles. Ce sont les pĂšres et les mĂšres qui doivent faire les premiers. Tout cela ne vaut pas ce soldat de Le Brun, je crois, qui dâune main arrache un enfant Ă sa mĂšre, en poignarde un autre de lâautre main, et en tient des dents un troisiĂšme suspendu par sa chemise. On voit Ă droite la façade dâun pĂ©ristyle et dans les entrecolonnements une foule de petites figures agitĂ©es quâon ne distingue pas. Le massacre sâexĂ©cute sur une place publique, au centre de laquelle, sur un piĂ©destal une figure qui semble ordonner de la main. Et le faire, comme dâune estampe prĂ©cieusement enluminĂ©e. Si ce peintre avait placĂ© son tableau entre celui de Rubens et de Le Brun, je crois que nous ne lâaurions pas vu. [456]
Un Portrait.
Une Femme savante.
Tous les deux bien coloriĂ©s, quoique un peu roussĂątres. VĂ©ritĂ©s dans les Ă©toffes. DĂ©tails bien ressentis. Incorrection de dessin, quoique ensemble. Plus on regarde ces deux petits tableaux, plus on les aime, parce quâil y a de la simplicitĂ© et du naturel. Ils sont peints, ainsi que le suivant, dans la maniĂšre de Wouwermans.
Une famille espagnole.
Les tĂȘtes du pĂšre et de la mĂšre sont dâivoire. Ici les figures pĂšchent aussi par le dessin, mais ne sont pas ensemble. La naĂŻade quâon a placĂ©e au bord dâun bassin est sĂšche, comme de la porcelaine. La couleur locale est charmante partout. Les robes sont de vrai satin. Le vĂȘtement du pĂšre fait bien la soie. Le petit enfant placĂ© devant ses parents est Ă ravir ; Wouwermans ne lâaurait pas peint plus fin de couleur ni plus spirituel de touche. Il est bien posĂ©. La lumiĂšre dĂ©grade Ă merveille sur lui. Cette figure est un effort de lâart. Il y a Ă droite une petite forĂȘt tout Ă fait prĂ©cieuse. Lâair circule entre les arbres, et lâĆil voit loin au travers. Il y a [Ă ] gauche un escalier oĂč les enfants jouent. Ces enfants et le perron sont Ă plusieurs toises dâenfoncement, ce qui se fait admirer. Le ciel est bien dâaccord avec le tout ; il est coloriĂ©, vigoureux et fuyant. Lâeau qui est Ă gauche sur le [457] devant nâa jamais Ă©tĂ© mieux imitĂ©e par personne, ni le fluide, ni lâherbe qui en sort. La naĂŻade, statue mauvaise dâexĂ©cution, fait bien pour lâordonnance, et se peint avec vĂ©ritĂ© dans le fond de lâeau.
Le livret annonce dâOllivier dâautres ouvrages que je nâai pas vus.
Renou.
172.
JĂ©sus-Christ Ă lâĂąge de douze ans, conversant avec les docteurs de la Loi.
Tableau de neuf pieds de haut, sur six pieds, six pouces de large. Câest pour lâĂ©glise du collĂšge de Louis le Grand.
Câest un mauvais tableau qui sent le bon temps et la bonne Ă©cole. Câest dâun mauvais artiste qui en a connu de meilleurs que lui. Il est permis Ă un grand maĂźtre dâoublier quelquefois quâil y a des couleurs amies. Chardin jettera pĂȘle-mĂȘle des objets rouges, noirs, blancs ; mais ces tours de force-lĂ , il faut que Mr Renou les lui laisse faire.
Le jeune enfant occupe le centre de la toile. Il est debout. Il a le regard et la main droite tournĂ©s vers le ciel. Il a bien lâair dâun petit enthousiaste Ă qui ses parents ont tant rĂ©pĂ©tĂ© quâil Ă©tait charmant ; quâil avait de lâesprit comme un ange, et quâen vĂ©ritĂ© il Ă©tait le messie, le sauveur de sa nation, quâil nâen doute pas. A droite, deux pharisiens lâĂ©coutent debout. On voit toute la figure de lâun ; on ne voit que la tĂȘte de lâautre, entre le premier et la colonne du temple qui termine le tableau de ce cĂŽtĂ©. Il y a au pied de cette colonne, deux autres pharisiens Ă terre, lâun prĂȘtant lâoreille et lâautre vĂ©rifiant dans le livre saint les citations du petit quaker. A gauche, un [458] groupe de prĂȘtres assis, et au-dessus de ceux-ci sur le fond, un autre groupe de prĂȘtres pareillement assis ; tout Ă fait sur le fond, une femme ; ce peut ĂȘtre Anne la diseuse de bonne aventure, avec un pharisien debout.
Cela a lâair dâun tableau quâon a suspendu dans une cheminĂ©e pour le rendre ancien. Le style en est gothique et pauvre. Les figures courtes. Celles du devant rabougries. Il est malproprement peint. Lâenfant JĂ©sus est blafard, a la tĂȘte plate. Les mains et les pieds nây sont nullement dessinĂ©s. Effet mĂ©diocre. LumiĂšres sur lâenfant trop faibles. Point de plans ; point de dĂ©gradation, point dâair entre les figures. Noir, sale et discordant, pour ĂȘtre vigoureux. Voyez ces prĂȘtres, ils semblent affaissĂ©s sous le poids de leurs lourds vĂȘtements. Sâils ont du caractĂšre, il est ignoble. Ce vieux pharisien noir, Ă droite, a Ă©tĂ© peint avec du charbon pilĂ©. Jâen dis autant de ces autres prĂȘtres enfumĂ©s sur le fond. Tout cela sont des mines grotesques ramassĂ©es dans lâĂloge de la folie dâĂrasme et les figures de Holbein. Ce morceau serait le supplice de celui qui aurait bien prĂ©sent Ă lâimagination le style noble et grand des RaphaĂ«l, des Poussin, des Carrache, et dâautres. Câest une charge judaĂŻque.
Et puis le dĂ©faut dâharmonie. Câest un texte auquel je reviens souvent, tantĂŽt en peinture, tantĂŽt en littĂ©rature. Rien ne la supplĂ©e, et son charme pallie une infinitĂ© de dĂ©fauts. Avez-vous vu quelquefois des tableaux du Napolitain SolimĂšne. Il est plein dâinvention, de chaleur, dâexpression et de verve. Il trouve les plus beaux caractĂšres de tĂȘte. Sa scĂšne est pleine de mouvement. Mais il est sec, il est dur, il est discord, et je ne me soucierais [459] pas de possĂ©der un de ses tableaux. Je sens que la vue continuelle mâen chagrinerait. Quand la versification est harmonieuse, qui est-ce qui chicane la pensĂ©e? qui est-ce qui sâaperçoit que les scĂšnes sont exsangues ? Le nombre de la poĂ©sie relĂšve une pensĂ©e commune. Si Boileau avait raison de dire, La plus belle pensĂ©e Ne peut plaire Ă lâesprit, quand lâoreille est blessĂ©e626, jugez dâun chant sous lequel lâharmonie serait raboteuse et dure ; dâun tableau qui pĂšche par lâaccord des couleurs et lâentente des ombres et des lumiĂšres. Quelque vigueur quâil y ait dâailleurs, cela sent toujours lâĂ©colier. Le scrupule des Anciens lĂ -dessus est inconcevable, et ce PanĂ©gyrique si vantĂ© de lâabbĂ© SĂ©guy, ce morceau qui lui a ouvert la porte de notre AcadĂ©mie aurait fait fuir tout un auditoire de Romains ou dâAthĂ©niens. Lorsque Denys dâHalicarnasse me tomba pour la premiĂšre fois dans les mains, jâĂ©tais bien jeune ; jâavoue que ce grand homme, ce rhĂ©teur dâun goĂ»t si exquis me parut un insensĂ©. Jâai bien changĂ© dâavis depuis ce temps-lĂ ; lâoreille de notre ami DâAlembert est restĂ©e la mĂȘme. Jâen demande pardon Ă Marmontel, mais je nâai jamais pu lire Lucain. Lorsque ce poĂšte fait dire Ă un soldat de CĂ©sar : Rheni mediis in fluctibus amnis, dux erat ; hic socius. Facinus quos inquinat, aequat627. Au milieu des flots du Rhin, câĂ©tait mon gĂ©nĂ©ral ; ici, câest mon camarade. Le crime rend Ă©gaux [460] ceux quâil associe. En dĂ©pit de la sublimitĂ© de lâidĂ©e, Ă ce sifflement aigu de syllabes Rheni mediis in fluctibus amnis ; Ă ce rauque croassement de grenouilles, quos inquinat, aequat, je bouche mes oreilles, et je jette le livre. Ceux qui ignorent les sensations que lâharmonie porte Ă lâĂąme, diront que jâai plus dâoreille que de jugement. Ils seront plaisants : mais jâouvrirai lâĂnĂ©ide, et pour rĂ©ponse Ă leur mot, je lirai
O ter quaterque beati queis ante ora patrum
Trojae sub mĆnibus altis contigit oppetere628.
Je porterai Ă leur organe les sons de lâharmonie ;
Ambrosiaeque comae divinum vertice odorem
Spiravere. Pedes vestis defluxit ad imos
Et vera incessu patuit dea629.
O mon ami, la belle occasion de se fourvoyer, et de demander aux poĂštes italiens, si avec leurs sourcils dâĂ©bĂšne, leurs yeux tendres et bleus, les lis du visage, lâalbĂątre de la gorge, le corail des lĂšvres, lâĂ©mail Ă©clatant des dents, ces amours nichĂ©s en cent endroits dâune figure, on donnera jamais une aussi grande idĂ©e de la beautĂ©. Le vrai goĂ»t sâattache Ă un ou deux caractĂšres et abandonne le reste Ă lâimagination. Les dĂ©tails sont petits, ingĂ©nieux et puĂ©rils. Câest lorsque Armide sâavance noblement au milieu des rangs de lâarmĂ©e de Godefroy, et que les gĂ©nĂ©raux commencent Ă se regarder avec des yeux jaloux, quâArmide est belle630. Câest lorsque HĂ©lĂšne passe devant les vieillards troyens et quâils se rĂ©crient, quâHĂ©lĂšne [461] est belle. Et câest lorsque lâArioste me dĂ©crit AngĂ©lique, je crois631, depuis le sommet de sa tĂȘte, jusquâĂ lâextrĂ©mitĂ© de son pied, que malgrĂ© la grĂące, la facilitĂ©, la molle Ă©lĂ©gance de sa poĂ©sie, AngĂ©lique nâest pas belle. Il me montre tout ; il ne me laisse rien Ă faire. Il me fatigue, il mâimpatiente. Si une figure marche, peignez-moi son port et sa lĂ©gĂšretĂ©. Je me charge du reste. Si elle est penchĂ©e, parlez-moi de ses bras seulement et de ses Ă©paules. Je me charge du reste. Si vous faites quelque chose de plus, vous confondez les genres ; vous cessez dâĂȘtre poĂšte, vous devenez peintre ou sculpteur. Je suis vos dĂ©tails et je perds lâensemble ; quâun seul trait, tel que le vera incessu de Virgile, mâaurait montrĂ©.
[Annexe VI, p. 520]
Dans le combat oĂč le fils dâAnchise est renversĂ© de son char, et VĂ©nus sa mĂšre blessĂ©e par le terrible DiomĂšde, le vieux poĂšte, oĂč lâon trouve des modĂšles de tous les genres de beautĂ©, dit quâau-dessus du voile que la dĂ©esse tenait interposĂ© entre le hĂ©ros grec et son fils, on voyait sa tĂȘte divine et ses beaux bras, et je peins le reste de la figure.
Tentez dans le poĂšme galant, folĂątre ou burlesque ces descriptions dĂ©taillĂ©es, jây consens ; ailleurs, elles seront puĂ©riles et de mauvais goĂ»t. Je suppose quâen commençant la longue et minutieuse description de sa figure, le poĂšte en ait lâensemble dans sa tĂȘte ; comment me fera-t-il passer cet ensemble ? Sâil me parle des cheveux, je les vois ; sâil me parle du front, je le vois, mais ce front ne va plus avec ces cheveux que jâai vus. Sâil me parle des sourcils, du nez, de la bouche, des joues, du menton, du cou, de la gorge, je les vois ; mais chacune de ces parties qui me sont successivement indiquĂ©es, ne sâaccordant plus avec lâensemble des prĂ©cĂ©dentes, il me force soit Ă nâavoir dans mon imagination quâune figure incorrecte, soit Ă retoucher ma figure Ă chaque nouveau trait quâil mâannonce.
Un trait seul, un grand trait, abandonnez le reste Ă mon imagination ; voilĂ le vrai goĂ»t, voilĂ le grand goĂ»t. Ovide lâa quelquefois. Il dit de la dĂ©esse des mers :
Nec brachia longo
Margine terrarum porrexerat Amphitrite633.
Quelle image ! quels bras ! quel prodigieux mouvement ! quelle terrible Ă©tendue ! quelle figure ! Lâimagination qui ne connaĂźt presque point de limites, la saisit Ă peine. Elle conçoit moins encore cette Ă©norme Amphitrite que cette Discorde dont les pieds Ă©taient sur la terre et dont la tĂȘte allait se cacher dans les cieux. VoilĂ le prestige du rythme et de lâharmonie.
MalgrĂ© ma prĂ©dilection pour le poĂšte grec, lâAmphitrite du poĂšte latin me paraĂźt plus grande encore que sa Discorde, dont le grand critique ancien a dit quâelle Ă©tait moins la mesure de la dĂ©esse que celle de lâĂ©lĂ©vation du poĂšte. HomĂšre ne me donne que la hauteur de sa figure ; il me laisse la libertĂ© de la voir si menue quâil me plaira. La terre et les cieux ne sont que deux points qui marquent les extrĂ©mitĂ©s dâun grand intervalle. Si la grandeur du pied ou la grosseur de la tĂȘte mâavait Ă©tĂ© donnĂ©e, aussitĂŽt jâaurais achevĂ© la figure dâaprĂšs les rĂšgles de proportion connue ; mais le poĂšte ne mâindique que les deux bouts de son colosse, et leur distance est la seule chose que mon imagination saisisse. Quand il aurait ajoutĂ© que ses deux bras allaient toucher aux deux extrĂ©mitĂ©s de lâhorizon, aux deux endroits opposĂ©s oĂč le ciel confine avec la terre, il nâaurait presque rien fait de plus. Pour donner une forme Ă ces bras, pour les voir Ă©normes, il eĂ»t fallu dĂ©terminer la portion du ciel quâils me dĂ©robaient ; par exemple, la voie lactĂ©e ; alors jâaurais eu un module ; dâaprĂšs ce module, mon imagination confondue aurait inutilement cherchĂ© Ă achever la figure, et je me serais Ă©criĂ© : « Quel Ă©pouvantable colosse ! » et câest prĂ©cisĂ©ment ce quâa fait Ovide. Il me donne la mesure des deux bras de son Amphitrite, par lâimmensitĂ© des rivages quâils embrassent ; et, ces deux bras une fois imaginĂ©s dâaprĂšs ce module, dâaprĂšs le rythme Ă©norme du poĂšte, dâaprĂšs le cheminer de ce longo margine terrarum, ce porrexerat qui ne finit point, cet emphatique et majestueux spondaĂŻque Amphitrite, sur lequel je me repose, le reste de lâimage sâĂ©tend au-delĂ de la capacitĂ© de ma tĂȘte.
Je dirai donc aux poĂštes : Ma tĂȘte, mon imagination ne peuvent embrasser quâune certaine Ă©tendue, au-delĂ de laquelle lâobjet se dĂ©forme et mâĂ©chappe. Ăpuisez donc toute leur force sur une partie, en la dĂ©terminant par un module Ă©norme, et soyez sĂ»r que le tout en deviendra incommensurable, infini. Qui est-ce qui imaginera la grandeur dâApollon, qui enjambe de montagne en montagne ? la force de Neptune qui secoue lâEtna et dont le trident entrouvre la terre jusquâau centre, et montre la rive dĂ©solĂ©e du Styx ? la puissance de Jupiter, qui Ă©branle lâOlympe du seul mouvement de ses noirs sourcils ? Une action Ă©norme de la figure entiĂšre produira le mĂȘme effet que lâĂ©normitĂ© dâune de ses parties.
Certainement le rythme ne contribue pas mĂ©diocrement Ă lâexagĂ©ration, comme on le sentira dans le Monstrum horrendum, informe, ingens de Virgile, et surtout dans la dĂ©sinence longue et vague dâingens. Que le poĂšte eĂ»t dit simplement au lieu dâAmphitrite, la dĂ©esse de la mer, au lieu de porrexerat, avait jetĂ© ; au lieu de ses longs bras, ses bras ; au lieu de longo margine terrarum, autour de la terre ; quâen se servant des mĂȘmes expressions il les eĂ»t placĂ©es dans un ordre diffĂ©rent, plus dâimage, rien qui parlĂąt Ă lâimagination, nul effet.
Mais si lâeffet tient au choix et Ă lâordre des mots, il tient aussi au choix des syllabes. IndĂ©pendamment de tout module les sons pleins et vigoureux des mots brachia, longo, margine, terrarum, porrexerat, Amphitrite, ne laissaient pas Ă lâimagination la libertĂ© de donner Ă Amphitrite des bras maigres et menus ; il ne faut pas une si grande ouverture de bouche pour dĂ©signer une chose exiguĂ«. La nature des sons augmente ou affaiblit lâimage, leur quantitĂ© la resserre ou lâĂ©tend. Quelle nâest point la puissance du rythme, de lâharmonie et des sons !
HomĂšre a dit : Autant lâĆil mesure dâespace dans le vague des airs, autant les cĂ©lestes coursiers en franchissent dâun saut ; et câest moins la force de la comparaison que la rapiditĂ© des syllabes en franchissent dâun saut, qui excite en moi lâidĂ©e de la cĂ©lĂ©ritĂ© des coursiers.
LucrĂšce a dit que les mortels opprimĂ©s gĂ©missaient sous lâaspect menaçant de la religion,
Quae caput a cĆli regionibus ostendebat634.
Changez le vers spondaĂŻque en un vers ordinaire ; rĂ©trĂ©cissez le lieu de la scĂšne, en substituant Ă regionibus une expression petite et lĂ©gĂšre ; au lieu de ostendebat qui Ă©tend sans fin la durĂ©e de la prononciation et avec elle la mesure de la tĂȘte du monstre, dites montrait ; au lieu dâune tĂȘte isolĂ©e peignez la figure entiĂšre, et il nây aura plus dâeffet.
Câest cette force du rythme, cette puissance des sons, qui mâa fait penser que peut-ĂȘtre je prononçais un peu lĂ©gĂšrement entre lâimage du poĂšte latin et lâimage du poĂšte grec ; quâil y avait telle emphase dâexpression, telle plĂ©nitude dâharmonie qui me forcerait de donner Ă la figure dâHomĂšre une grosseur proportionnĂ©e Ă sa hauteur ; et je me suis dit Ă moi-mĂȘme : Voyons, ouvrons son ouvrage, rĂ©citons ses vers et rĂ©tractons-nous, sâil le faut. Jâaurai mal choisi mon exemple, mais les principes de ma poĂ©tique nâen seront pas moins vrais ; ce ne sera pas sur la Discorde dâHomĂšre, mais sur la mienne que jâaurai donnĂ© la prĂ©fĂ©rence Ă lâAmphitrite dâOvide.
Voici donc comment HomĂšre sâest exprimĂ© :
ጄ ÏៜáœÎ»ÎŻÎłÎ· ÎŒáœČΜ ÏÏáż¶Ïα ÎșÎżÏÏÏÏΔÏαÎč, αáœÏáœ°Ï áŒÏΔÎčÏα
ÎżáœÏÎ±Îœáż· áŒÏÏÎźÏÎčΟΔ ÎșÎŹÏη Îșα᜶ áŒÏ᜶ ÏÎžÎżÎœáœ¶ ÎČÎ±ÎŻÎœÎ”Îč635.
« La Discorde, faible dâabord, sâĂ©lĂšve et va appuyer sa tĂȘte contre le ciel, et marche sur la terre. »
Il y a trois images dans ces deux vers : on voit la Discorde sâaccroĂźtre ; on la voit appuyer sa tĂȘte contre le ciel ; on la voit marcher rapidement sur la terre. Lâharmonie est faible en commençant : elle sâenfle Ă ÏÏáż¶Ïα ; elle sâaccĂ©lĂšre par secousse Ă ÎșÎżÏÏÏÏΔÏαÎč, elle sâarrĂȘte et sâĂ©tend Ă ÎżáœÏÎ±Îœáż· áŒÏÏÎźÏÎčΟΔ ÎșÎŹÏη et elle bondit Ă áŒÏ᜶ ÏÎžÎżÎœáœ¶. HomĂšre a peint trois phĂ©nomĂšnes en deux vers. La rapiditĂ© du premier donne de la majestĂ©, du poids et du repos au commencement du second ; et la majestĂ©, le poids, le repos de ce commencement accĂ©lĂšrent la rapiditĂ© de la fin. Un petit nombre de syllabes emphatiques et lentes lui ont suffi pour Ă©tendre la tĂȘte de sa figure ; cette tĂȘte est Ă©norme lorsquâelle touche le ciel, il en faut convenir ; et lâimagination a passĂ©, malgrĂ© quâelle en ait, de lâimage dâun enfant de quatre ans Ă lâimage dâun colosse Ă©pouvantable. Ovide a-t-il fait une figure plus grande de son Amphitrite en lui consacrant toute son harmonie ? Je nâen sais plus rien. Tout ce que je sais, câest que jâai bien fait de me mĂ©fier de mon jugement ; câest que Virgile a tout gĂątĂ© lorsquâil a traduit cet endroit par ces vers oĂč il ne reste presque pas le moindre vestige de la poĂ©sie et des images dâHomĂšre :
Parva metu primo, mox sese adtollit in auras,
Ingrediturque solo, et caput inter nubila condit636.
Jâaime mieux le plat latin du juif hellĂ©niste, qui a dit de lâange exterminateur des premiers-nĂ©s de lâĂgypte : Stans replevit omnia morte et usque ad cĆlum attingebat, stans in terra637.
Ah, mon ami, le beau texte, sâil mâĂ©tait venu plus tĂŽt ou que jâeusse eu le temps de mâextasier ; mais jâĂ©cris Ă la hĂąte, jâĂ©cris au milieu dâun troupeau dâimportuns, ils me troublent, ils mâempĂȘchent de voir et de sentir ; ils sâimpatientent et moi aussi. Finissons donc et disons Ă nos poĂštes et Ă nos peintres, Ă nos poĂštes : Une seule partie de la figure ; cette partie exagĂ©rĂ©e par un module qui Ă©puise toute la capacitĂ© de mon imagination ; un choix dâexpression, un rythme, une harmonie correspondante ; et voilĂ le moyen de crĂ©er des ĂȘtres infinis, incommensurables, qui excĂ©deront les limites de ma tĂȘte et qui seront Ă peine circonscrits dans lâenceinte de lâunivers. VoilĂ ce que les grands gĂ©nies ont exĂ©cutĂ© dâinstinct, et ce quâaucun de nos faiseurs de poĂ©tique nâa vu ; que Dieu les bĂ©nisse. A nos peintres : Certes, messieurs, lâidĂ©e quâon prend de lâange du livre de la Sagesse nâest pas celle de vos petites tĂȘtes joufflues et soufflant des bouteilles, dont vous garnissez vos petits tableaux, que je dis petits parce quâils seraient toujours petits, quand ils auraient cinquante pieds de long.
Et lĂ -dessus je vous souhaite le bonsoir, et Ă nos peintres et Ă nos poĂštes, car il a fallu que jâachevasse mal ce soir ce que jâaurais exĂ©cutĂ© de verve ce matin, sans la cohue des importuns638.
Esquisse. Projet de tableau, à la gloire de Sa Majesté le roi de Pologne, duc de Lorraine.
On ne sait ce que câest. Rien de fait. De la couleur gĂąchĂ©e, spongieuse ; des figures de bouillie ; cela veut ĂȘtre heurtĂ©, et cela nâest que barbouillĂ©. Et puis la Pologne et la Lorraine qui prĂ©sentent le mĂ©daillon du roi Ă lâImmortalitĂ©. Au pied dâun trĂŽne, un Temps les ailes arrachĂ©es, la faux brisĂ©e et chargĂ© de chaĂźnes. Sur le dos de ce Temps une table dâairain oĂč on lit Amor invenit, veritas sculpsit. Et puis des femmes, des gĂ©nies dâart qui parent de fleurs un autel, y jettent de lâencens ; une RenommĂ©e [462] qui prend son vol, un tapage Ă assourdir, une allĂ©gorie enragĂ©e Ă faire devenir fous les Sphynx et les Ćdipe, avec son noir et son jaunĂątre.
Ătudes de tĂȘte.
Câest Renou qui a fait le livret. Il a cru que nous lui donnerions au Salon autant dâattention quâil occuperait dâespace sur le catalogue. On dit quâil est lettrĂ©. On dit mĂȘme quâil a fait une tragĂ©die. Vous devez savoir cela, vous qui depuis vingt ans assistez aux derniers moments tous les poĂštes dramatiques.
Jeune homme vĂȘtu dâun peignoir ou dâun surplis et couronnĂ© de laurier. Je ne sais ce que cela signifie. Il a le sourcil froncĂ© et lâair de lâhumeur.
Vieillards vus de profil, plusieurs tĂȘtes sur une mĂȘme toile. Je lis dans un endroit de mon rĂ©pertoire639, bien coloriĂ©es, bien touchĂ©es et de beau caractĂšre ; et dans un autre endroit , barbe dâĂ©bĂšne, noire, compacte ; cheveux de mĂȘme ; bout de vĂȘtement sec et roide.
Le numĂ©ro qui est le mĂȘme Ă ces diffĂ©rents jugements en a menti. Il est impossible quâils soient du mĂȘme tableau. Ah, mon ami, jâai bien des remords. Je vous en dirai un mot Ă la fin.
Caresme.
177.
Tableau dâanimaux.
Mauvais animaux, secs et durs. Mauvaises petites figures. Mauvaises montagnes froides et monotones. Tableau détestable. Au pont. Chez [463] Tremblin.
Le Repos.
Je ne sais ce que câest.
Un Amour.
Je ne sais ce que câest, non plus.
La MĂšre qui fait jouer son enfant.
Je me le rappelle. La mĂšre nâen a nullement lâexpression. Lâenfant ne mĂ©rite pas mieux, tant il est raide, maigre et sec. Est-ce que lâartiste nâa pu se procurer un bel enfant nu.
Les Portraits, lâEchevin au rameau dâolivier ont Ă©tĂ© inutilement exposĂ©s ; on ne les a pas vus.
Mais parlons de ses TĂȘtes peintes, de ses Ătudes, et surtout de ses Dessins coloriĂ©s et lavĂ©s. Ils en valent, pardieu, la peine. Ils Ă©taient accrochĂ©s au-dessous des morceaux de sculpture de Lemoyne ; et lâon Ă©tait lĂ plus courbĂ© que debout. Ces dessins sont charmants, et un grand maĂźtre ne les dĂ©savouerait pas. Ce sont des Faunes, des Satyres ; câest un petit Sacrifice bien pensĂ© et bien touchĂ©. Peut-ĂȘtre ce Caresme peindra-t-il un jour. Je nâen sais rien. Mais sâil ne peut pas peindre, quâil dessine. [464]
Beaufort.
183.
Une Flagellation.
Tableau de 9 pieds de haut, sur 6 pieds de large.
Le Christ est debout, vu par le dos et de trois quarts de face. Un bourreau courbĂ© lui lie les pieds Ă la colonne. Celui-ci est sur le devant. Un autre flagelle sur le fond. Ainsi lâexĂ©cution se fait avant que le patient soit prĂ©parĂ© ; nâimporte, dit Naigeon, frappez, frappez fort. Ce nâest guĂšre que quelques gouttes de sang, pour tout celui que sa maudite religion fera verser. Ce sont deux instants confondus. Le vĂȘtement rouge du fils de lâhomme est jetĂ© Ă droite sur une balustrade qui rĂšgne tout autour de la composition, et au-delĂ de laquelle il y a une foule de spectateurs hideux et cruels dont on nâaperçoit que les tĂȘtes. Le Christ est assez bien dessinĂ©. Le tableau pas mal composĂ©. Mais la couleur en est sale et grise ; mais cela est monotone, vieux, passĂ©, sans effet. Mais cela ressemble Ă une croĂ»te qui sâest enfumĂ©e dans lâarriĂšre-boutique du brocanteur. Mais cela est Ă demi effacĂ© ; et le peintre a eu tort de sâarrĂȘter Ă moitiĂ© chemin.
Voici quelques tableaux qui ont été exposés sans numéro, pendant le cours du Salon.
Un Tableau dâanimaux.
Câest une bĂ©casse avec un hibou suspendus par les pattes Ă un clou. PremiĂšrement oĂč est le sens commun dâavoir accolĂ© ces deux oiseaux-lĂ , lâun destinĂ© pour la cuisine du maĂźtre, lâautre pour la porte de son garde-chasse. Encore si cela Ă©tait peint comme Oudry. Mais Oudry aurait mis au croc un canard avec une bĂ©casse, un faisan avec une perdrix ; câest [465] quâil faut dâabord avoir le sens commun avec lequel on a Ă peu prĂšs ce quâil faut pour ĂȘtre un bon pĂšre, un bon mari, un bon marchand, un bon homme, un mauvais orateur, un mauvais poĂšte, un mauvais musicien, un mauvais peintre, un mauvais sculpteur, un plat amant.
Le Jugement de Midas.
Tableau de réception de Bounieu.
VoilĂ un sujet plaisamment choisi, pour une rĂ©ception, pour une composition quâon prĂ©sente Ă des juges. Câest presque leur dire : « Messieurs, prenez-y garde ; si je vous dĂ©plais, câest vous que jâaurai peints ; portez les mains sur vos oreilles, et voyez si elles ne sâallongent pas.
Câest le combat du chant entre Apollon et Pan, devant Midas. La scĂšne se passe sur le devant dâun grand paysage. On voit Ă droite, Midas de profil, assis, fort embarrassĂ© de draperies, ignoble, lourd et court. Debout, derriĂšre lui, le dieu des bois avec son instrument champĂȘtre, ses cuisses velues, son pied fourchu, et sa mine de bouquin. Il a lâair content. Midas a dĂ©jĂ prononcĂ© en lui-mĂȘme. Il serre la main au satyre, et les oreilles commencent Ă lui pousser. Plus vers la gauche, presque au centre de la toile, une grande figure de face, nue depuis la ceinture, couronnĂ©e de pampre, bien barbue, bien raide, imitant bien le fauteuil par les deux angles droits que ses jambes font avec ses cuisses, et ses cuisses avec son corps, ses cuisses maigres, maigres, ses jambes grĂȘles, grĂȘles. Elle est sur un plan entre le satyre et Midas. Elle Ă©coute. Mais elle est bien froide, bien raide, bien immobile, bras, jambes et cuisses bien parallĂšles, grand mannequin, malade pressĂ© dâun besoin qui nâa eu que le temps de jeter autour de soi sa couverture et de gagner sa chaise percĂ©e oĂč il est. Plus vers la gauche, sur le mĂȘme plan que Midas ou Ă peu prĂšs, Apollon de profil, droit, sa lyre Ă la main, et la pinçant. Entre Apollon et la figure prĂ©cĂ©dente, plus sur le fond, deux femmes dont lâune Ă©coute et lâautre fait signe Ă quelquâun qui [466] est au loin dâaccourir pour entendre. A une trĂšs grande distance dâApollon, tout Ă fait sur la gauche, deux Muses accolĂ©es et apportant des fleurs et des guirlandes. Entre Apollon et ces deux Muses, sur le fond, assez proche dâApollon et vu de face, un petit faune en admiration. VoilĂ la scĂšne. Voyons le fond.
Câest une grande forĂȘt. Bien loin, Ă droite, un pĂątre avec une bergĂšre accourent au signe que leur a fait une des deux femmes placĂ©es entre Apollon et le grand mannequin nu. Du mĂȘme cĂŽtĂ©, plus encore sur le fond, un petit groupe de figures, sur un bout de roche, assises et attentives. Tout Ă fait dans lâenfoncement, et terminant la scĂšne de ce cĂŽtĂ©, une portion de rotonde, un temple ouvert en arcades. Au loin, Ă gauche, sur le fond, par-derriĂšre le faune qui Ă©coute Apollon, un voyageur qui passe et qui se soucie apparemment peu de musique.
Reprenons cette composition que je ne mĂ©prise pas autant que font beaucoup dâautres qui nâen sentent pas mieux les dĂ©fauts que moi.
Jây vois dâabord deux scĂšnes placĂ©es, pour ainsi dire, lâune sur lâautre, mais deux scĂšnes liĂ©es. La premiĂšre sur le devant, et ce sont les principaux personnages de la querelle. La seconde, entre celle-ci et la forĂȘt, et ce sont les personnages accessoires, attirĂ©s du fond par la curiositĂ©, et tenant Ă la premiĂšre scĂšne par cet intĂ©rĂȘt subordonnĂ©. Ces deux scĂšnes ne se nuisent point, et servent trĂšs naturellement, Ă la maniĂšre du Poussin, Ă donner Ă toute la composition une profondeur oĂč par ce moyen lâon distingue trois grands plans, celui des disputants rivaux et des juges ; celui des curieux que la dispute appelle ; et celui de la forĂȘt et du paysage. Sur ces trois grands plans, des figures interposĂ©es, ont aussi leurs places, leurs plans particuliers nets et distincts, ce qui rend lâensemble clair et en Ă©carte la confusion.
Je sais bien que ces deux Muses sont raides et droites ; je sais bien que cet Apollon est droit et raide ; je sais bien que ces figures droites et raides, isolées ont un air de jeu de quilles. [467]
Je sais bien que toutes ces figures sont sans expression. Je sais bien que la composition entiĂšre est froide, blanchĂątre, grisĂątre et sans couleur.
Je sais bien que cet Apollon est sans verve, sans enthousiasme ; quâil ne dispute pas ; quâil touche de sa lyre, comme par maniĂšre dâacquit ; et quâil est plus tranquille encore que lâAntinoĂŒs dont il est imitĂ©.
Je nâignore pas quâon ne sait quel rĂŽle ni quel nom donner Ă la grande figure nue, au grand mannequin barbu. Je sais bien que cette femme qui appelle son berger en est bien Ă©loignĂ©e pour en ĂȘtre entendue ou vue ; que le son dâun cor de chasse parviendrait Ă peine Ă ce groupe quâon a placĂ© sur un bout de rocher, car en sâarrĂȘtant quelque temps devant ce morceau, on sent que la scĂšne est trĂšs Ă©tendue, trĂšs profonde ; que toutes ces figures sont grises et que le paysage est sans vigueur. En ai-je dit assez ? Eh bien, malgrĂ© tous ces dĂ©fauts ; quoique assez chaud de mon naturel et peu disposĂ© Ă pardonner le froid Ă une composition quelconque, quoiquâil me paraisse absurde dâavoir allongĂ© les oreilles de Midas avant son impertinente sentence, et que cet effet soit dâun instant postĂ©rieur, du moment oĂč Apollon ayant cessĂ© de jouer, la main Ă©tendue, lâair indignĂ©, il ordonne Ă ces oreilles de pousser, quoique ce morceau soit proscrit sans restriction, jâavouerai quâil y en a cent autres au Salon quâon regarde, quâon loue, et que je mets au-dessous.
Celui-ci a je ne sais quoi qui vous rappelle la maniĂšre simple, non recherchĂ©e, isolĂ©e et tranquille de composer des Anciens, maniĂšre oĂč les figures restent comme le moment les a placĂ©es, et ne sont vraiment liĂ©es que par la circonstance, le fait et la sensation commune. Il me semble que je vois un bas-relief antique. Cela a quelque chose dâimposant. Cela est tout voisin du grand goĂ»t. Allez voir le Laocoon tel que les sculpteurs lâont exĂ©cutĂ©, un pĂšre assis qui souffre, un enfant debout dĂ©chirĂ© qui expire, un autre enfant debout qui oublie son pĂ©ril et qui regarde son pĂšre ; trois figures, non groupĂ©es, trois figures isolĂ©es, liĂ©es par les seules convolutions dâun serpent. Venez ensuite chez moi, voir la premiĂšre pensĂ©e de ces [468] artistes, câest le Laocoon tel quâil est, mais un des enfants est renversĂ© sur sa cuisse, le cou embarrassĂ© dans les plis du serpent ; mais lâautre enfant se rejette en arriĂšre et cherche Ă se dĂ©livrer. Il y a bien plus dâaction, plus de mouvement, plus de groupe. Cela nâest que beau. La composition prĂ©cĂ©dente est sublime. Plus on est enfant, plus on aime les incidents entassĂ©s les uns sur les autres, le strapassĂ©, le groupe, la masse, le tumulte, en peinture, en sculpture, au théùtre. O Guyard, ton monument Ă©tait simple. Deux seules figures attachaient toute lâattention, tout lâintĂ©rĂȘt. Il rĂ©gnait lĂ un morne silence, une grande solitude. Ce gĂ©nie quâils ont exigĂ© de toi, est beau ; mais tout beau quâil est, il fait nombre. Il me distrait. Je lâai dĂ©jĂ dit et je le rĂ©pĂšte, les groupes ne sont pas aussi frĂ©quents en nature quâon le croirait. Ils sont presque absurdes dans les sujets tranquilles. Pierre a dit quâil nây avait pas deux peintres dans toute lâAcadĂ©mie capables de sentir le mĂ©rite de ce morceau, et Pierre pourrait bien avoir raison. Celui qui sent le mĂ©rite de ce morceau est plus avancĂ© que celui qui en aperçoit les dĂ©fauts. La sculpture ne lâaurait guĂšre ordonnĂ© autrement. Les figures ne tiennent pas davantage dans le Jugement de Salomon du Poussin. Elles sont presque aussi isolĂ©es dans plusieurs compositions de RaphaĂ«l. Câest un tableau dâĂ©lĂšve qui me promet plus que celui de Restout. Je conseillerais presque Ă Bounieu de se jeter du cĂŽtĂ© de la sculpture. Quâon modĂšle son tableau, et lâon en jugera. Il y a une certaine sagesse quâil nâest donnĂ© quâĂ peu de gens de possĂ©der et de sentir. Je ne proscris pas les groupes ; il sâen manque beaucoup. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de se passer de masses. Sans masses, point dâeffet. Mais les groupes qui multiplient communĂ©ment les actions particuliĂšres doivent aussi communĂ©ment distraire de la scĂšne principale. Avec un peu dâimagination et de fĂ©conditĂ©, il sâen prĂ©sente de [469] si heureux quâon ne saurait y renoncer ? Quâarrive-t-il alors ; câest quâune idĂ©e accessoire donne la loi Ă lâensemble au lieu de la recevoir. Quand on a le courage de faire le sacrifice de ces Ă©pisodes intĂ©ressants, on est vraiment un grand maĂźtre, un homme dâun jugement profond ; on sâattache Ă la scĂšne gĂ©nĂ©rale qui en devient tout autrement Ă©nergique, naturelle, grande, imposante et forte. Jâavoue que la tĂąche nâen est pas pour cela plus facile. Une chose quâon ne remarque guĂšre, câest quâon papillote Ă lâesprit par la multiplicitĂ© des incidents, aussi cruellement quâaux yeux par la mauvaise distribution des lumiĂšres ; et que si le papillotage de lumiĂšre dĂ©truit lâharmonie ; le papillotage dâactions partage lâintĂ©rĂȘt et dĂ©truit lâunitĂ©.
Je ne vous citerai point en ma faveur la multitude des bas-reliefs antiques ; je suis de bonne foi, et je persiste Ă croire que si lâon y remarque un dessin si pur, un art si avancĂ©, et si peu dâaction, câest que ces ouvrages sont autant dâarticles du catĂ©chisme paĂŻen. Il ne sâagit pas dans ces morceaux de montrer aux peuples comment PersĂ©e vainquit le dragon et lui ravit AndromĂšde, mais de fixer ce point de religion dans sa mĂ©moire. Aussi voyez ce sujet que je vous ai fait dessiner exprĂšs, dâaprĂšs un marbre antique. PersĂ©e a lâair de donner la main Ă AndromĂšde pour descendre ; AndromĂšde, plus obligĂ©e aux dieux de sa dĂ©livrance quâĂ PersĂ©e quâelle ne regarde pas, droite, presque sans action, sans passion, sans mouvement, les regards et la main levĂ©s vers le ciel, touchĂ©e, en action de grĂąces, est debout sur une petite Ă©minence qui ne ressemble guĂšre Ă un rocher ; et ce mĂ©chant petit dragon mort, nâest lĂ que pour dĂ©signer le fait. Si ce nâest pas lĂ un tableau dâĂ©glise, je nây entends rien.
Le petit faune placĂ© debout derriĂšre Apollon est trĂšs beau. Sâil y avait eu de lâeffet, de la couleur, de lâexpression ; si, sans rien changer Ă lâordonnance, [470] Ă la position des figures, lâartiste avait su leur donner seulement ce contour mol et fluant, cette variĂ©tĂ© dâattitudes naturelles, faciles, aisĂ©es qui tient Ă lâĂąge, au caractĂšre, Ă lâaction, Ă la sympathie des membres, Ă lâorganisation, on aurait aprĂšs cela jugĂ© de ce morceau. Je gage que lâesquisse en Ă©tait trĂšs belle.
Voici comment lâon prĂ©tend que Bounieu ordonne sur sa toile. Il place dâabord une figure et la finit ; il en place ensuite une seconde quâil peint et finit de mĂȘme ; puis une troisiĂšme, une quatriĂšme, jusquâĂ fin de paiement. Si ce nâest pas une mauvaise plaisanterie ; Bounieu est un artiste, sans tĂȘte et sans ressource.
Figures et fruits.
On voit sur un piĂ©destal deux petits Amours, en marbre. Ils sont debout. Celui qui est Ă gauche porte un carquois sur son dos. On aperçoit entre les jambes de lâautre, une urne renversĂ©e. Ils se battent. Celui qui est Ă gauche Ă©gratigne son camarade Ă la joue, et lui arrache des fruits. Il ne manque pas dâexpression. Autour du piĂ©destal, on en voit dâautres en bas relief, tournĂ©s, contournĂ©s de la maniĂšre la plus dĂ©plaisante. Ce sont des morceaux de pĂąte molle pĂ©trie entre les doigts, de la sculpture comme Carle Vanloo disait quâil en savait faire. Le tout est placĂ© sous une arcade dâoĂč pend une guirlande de fleurs Ă laquelle un panier de fleurs est suspendu. Lâartiste a rĂ©pandu autour de sa statue, un vase riche et dorĂ©, un pot de porcelaine bleue couvert, des fruits sur un bassin, des raisins, un tambour de basque. Voulez-vous sentir la misĂšre de cela, allez Ă Marly voir ces enfants de Sarrazin qui font brouter des feuilles de vigne Ă une [471] chĂšvre. Regardez bien le caractĂšre innocent, champĂȘtre, fin, original et de verve des enfants. Si vous aimez la richesse et la richesse Ă profusion, voyez ce cep et ces raisins qui dĂ©corent le piĂ©destal. Et quand vous aurez jetĂ© un coup dâĆil sur lâouvrage du sculpteur, vous cracherez sur celui du peintre.
Autres tableaux sans numéros et sans noms.
Je vous reconnais, beau masque. Câest de vous cela, monsieur Descamps. Cela ne peut ĂȘtre que de vous. Je vous avais conseillĂ© il y a deux ans de ne plus peindre ; un peintre de son cĂŽtĂ© vous avait conseillĂ© de ne plus Ă©crire. Puisque vous avez pu suivre un de ces conseils, pourquoi nâavez-vous pu suivre lâautre. Je me connais en tableaux presque aussi bien quâun artiste en littĂ©rature.
Que signifie cette femme de chambre cauchoise avec sa cafetiĂšre et sa lettre. Cela est plat. La maĂźtresse ne dit pas davantage. Vous nâavez pas une idĂ©e dans la tĂȘte.
Cette petite fille qui joue avec son chat est misĂ©rable. Vous nâen trouverez pas sur le pont, le prix de la toile. Cela est raide, sans couleur, sans expression, sans esprit, ni linge, ni Ă©toffe ni dessin.
Est-ce que vous nâavez pas autour de vous une femme, un enfant, un ami qui puisse vous dire, ne peignez plus. [472]
Autres Tableaux sans numéros et sans noms.
Monsieur Descamps, câest vous encore. A la platitude, Ă la mauvaise couleur grise, au dĂ©faut dâesprit, dâexpression, et de toutes les parties de la peinture, câest vous. Le bon Chardin que vous connaissez me prend par la main, me mĂšne devant ces tableaux, et me dit avec le nez et la lĂšvre que vous savez : « Tenez, voilĂ de lâouvrage de littĂ©rateur. » Il ne tenait quâĂ moi de tirer certains papiers de ma poche, et de lui dire, tenez, voilĂ de lâouvrage de peintre. Le bon Chardin ne sait pas que si jâavais seulement en peinture les connaissances de Descamps, tout pauvre artiste quâil est, ou que M Descamps eĂ»t mon talent chĂ©tif en littĂ©rature, il dĂ©solerait lâAcadĂ©mie, sans en excepter le bon Chardin. Ils sont trop heureux, les faquins, que celui qui sait raisonner, penser, Ă©crire ne sache ni dessiner, ni peindre ni colorier. Combien de dĂ©fauts dans leurs ouvrages, qui mâĂ©chappent faute dâavoir pratiquĂ©, et comme je les leur remontrerais.
Mr Descamps, pauvre peintre, littĂ©rateur ignorĂ© a mis devant une table Ă cafĂ©, oĂč lâon voit une serviette Ă©talĂ©e, une cafetiĂšre, une tasse avec sa soucoupe, une petite chambriĂšre de campagne, assise, le coude appuyĂ© sur la table, la tĂȘte penchĂ©e sur sa main, rĂȘvant tristement. Cela nâest pas mal de position ; câest une imitation de la Pleureuse de Greuze ; mais quelle imitation ! Point de grĂące, point de chair, point de couleur ; cou, bras, mains noires, et dessĂ©chĂ©es ; le bras qui soutient la tĂȘte, paralytique et dĂ©charnĂ© ; vĂȘtements grossiers et raides ; et le tout si pĂąle, si pĂąle, si gris quâon dirait que lâartiste nâavait pas vingt-quatre sols dans sa poche pour avoir six vessies. Grande tache de blanc sale ; figure comme Gautier prĂ©tend que le sperme rendu chaud en engendre dans lâeau froide : et puis, il faut voir le faire de ces vaisseaux Ă©pars sur la table. Fi, fi, Mr Descamps. [473]
Le pendant, ou la nourrice placĂ©e devant le berceau de son nourrisson qui dort, et recommandant le silence du doigt ; on ne le croirait pas, plus mauvaise encore. On voit le petit dormeur dans sa manne dâosier. Sa tĂȘte nâest pas mal, en comparaison du reste. Câest celle dâun joli petit ange, ou dâun petit Amour, tant les traits en sont formĂ©s. M Descamps ignore quâon peut donner aux anges, aux Amours, aux chĂ©rubins, aux gĂ©nies, des figures charmantes et aussi dĂ©veloppĂ©es quâon veut ; parce que tels ils sont, tels ils ont Ă©tĂ©, tels ils seront. Ce sont des ĂȘtres symboliques et Ă©ternels. Encore sâĂ©carte-t-on quelquefois de cette rĂšgle et leur conserve-t-on le joufflu, le chiffonnĂ©, le gras, lâinforme, le potelĂ© de nos marmots. Mais il nâen est pas de mĂȘme de ceux-ci. Ce ne sont pas des natures sveltes. Ils ont un caractĂšre dont on ne saurait sâaffranchir sans pĂ©cher contre la vĂ©ritĂ© ; des chairs molles, je ne sais quoi de non dĂ©veloppĂ©, qui est de leur Ăąge. Dâun de nos poupards, on en fera, si lâon veut, un gĂ©nie ; mais dâun joli gĂ©nie, on nâen fait point un de nos poupards. La nourrice cauchoise est plate, sotte, bĂȘte, grise, raide, vide dâexpression, Ă mille lieues de Greuze dĂ©butant, et Ă dix mille de Chardin qui travaillait autrefois dans ce genre.
Je ne doute point quâil nây ait encore quelque part, dâautres misĂ©rables Descamps qui vous reviendront. Je ne vous ferai grĂące de rien cette annĂ©e.
Un Concert espagnol, de Michel Vanloo.
Câest un trĂšs beau tableau, sage sans ĂȘtre froid ; une grande variĂ©tĂ© de figures charmantes, toutes aussi vraies, aussi soignĂ©es que des portraits, et des draperies, quâil faut voir. [474]
Une femme de distinction qui secourt la Peinture découragée.
Un Grand Deigneur qui ne dĂ©daigne pas dâentrer dans la chaumiĂšre du paysan malheureux.
Ces deux tableaux de Mme Therbouche sont ce quâelle a fait de mieux. Il y a de la couleur et de lâexpression. La tĂȘte et la poitrine de la Peinture sont comme dâun ancien maĂźtre.
Un St Louis.
Encore un saint Louis, et tout aussi plat que le premier. Il y a des physionomies malheureuses en peinture ; le Christ et saint Louis ont tous les deux Ă©tĂ© porteurs de ces physionomies-lĂ . Celle du saint est donnĂ©e par ses portraits multipliĂ©s Ă lâinfini, portraits auxquels lâartiste est forcĂ© de se conformer. Celle du Christ est traditionnelle. Câest la mĂȘme entrave, Ă peu de chose prĂšs.
Webb Ă©crivain Ă©lĂ©gant et homme de goĂ»t, dit dans ses rĂ©flexions sur la peinture que les sujets tirĂ©s des livres saints ou du martyrologe ne peuvent jamais fournir un beau tableau. Cet homme nâa vu ni le Massacre des Innocents par Le Brun, ni le mĂȘme massacre par Rubens, ni la Descente [475] de croix dâAnnibal Carrache, ni Saint Paul prĂȘchant Ă AthĂšnes par Le Sueur ; ni je ne sais quel apĂŽtre ou disciple se dĂ©chirant les vĂȘtements sur la poitrine, Ă lâaspect dâun sacrifice paĂŻen640, ni la Madeleine essuyant les pieds du Sauveur de ses beaux cheveux ; ni la mĂȘme sainte si voluptueusement Ă©tendue Ă terre, dans sa caverne, par le CorrĂšge ; ni une foule de Saintes Familles, plus touchantes, plus belles, plus simples, plus nobles, plus intĂ©ressantes les unes que les autres ; ni ma Vierge du Barroche tenant sur [ses] genoux lâenfant JĂ©sus, debout et tout nu. Cet Ă©crivain nâa pas prĂ©vu quâon lui demanderait pourquoi Hercule Ă©touffant le lion de NĂ©mĂ©e serait beau en peinture, et Samson faisant la mĂȘme action dĂ©plairait ; pourquoi on peut peindre Marsyas Ă©corchĂ© et non saint BarthĂ©lĂ©my ; pourquoi le Christ Ă©crivant du doigt sur le sable lâabsolution de la femme adultĂšre, au milieu des pharisiens honteux, ne serait pas un beau tableau, aussi beau que [476] PhrynĂ© accusĂ©e dâimpiĂ©tĂ© devant lâArĂ©opage. Notre abbĂ© Galiani que jâaime autant Ă©couter, quand il soutient un paradoxe que quand il prouve une vĂ©ritĂ©, pense comme Webb, et il ajoute que Michel-Ange lâavait bien senti, quâil avait rĂ©prouvĂ© les cheveux plats, les barbes Ă la juive, les physionomies pĂąles, maigres, mesquines, communes, et traditionnelles des apĂŽtres ; quâil leur avait substituĂ© le caractĂšre de lâantique, et quâil avait envoyĂ© Ă des religieux qui lui avaient demandĂ© une statue de JĂ©sus-Christ, lâHercule FarnĂšse la croix Ă la main ; que dans dâautres morceaux, notre bon Sauveur est Jupiter foudroyant, saint Jean GanymĂšde, les apĂŽtres Bacchus, Mars, Mercure, Apollon, et cĆtera. Je demanderai dâabord : Le fait est-il vrai ? quels sont prĂ©cisĂ©ment ces morceaux ? oĂč les voit-on ? Ensuite, je chercherai si Michel-Ange a pu, avec quelque jugement, mettre la figure de lâhomme en contradiction avec ses mĆurs, son histoire et sa vie. Est-ce que les proportions, les caractĂšres, les figures des dieux paĂŻens nâĂ©taient pas dĂ©terminĂ©s par leurs fonctions ? Et JĂ©sus-Christ pauvre, dĂ©bonnaire, jeĂ»nant, priant, veillant, souffrant, battu, fouettĂ©, bafouĂ©, souffletĂ© a-t-il jamais pu ĂȘtre taillĂ© dâaprĂšs un brigand nerveux qui avait dĂ©butĂ© par Ă©touffer des serpents au berceau, et employĂ© le reste de sa vie Ă courir les grands chemins, une massue Ă la main, Ă©crasant des monstres et dĂ©pucelant des filles ? Je ne puis permettre la mĂ©tamorphose dâApollon en saint Jean, sans permettre de montrer la Vierge avec des lĂšvres rebordĂ©es, des yeux languissants de luxure, une gorge charmante, le cou, les bras, les [477] pieds, les mains, les Ă©paules et les cuisses de VĂ©nus. La vierge Marie, VĂ©nus aux belles fesses, cela ne me convient pas. Mais voici ce quâa fait le Poussin, il a tĂąchĂ© dâennoblir les caractĂšres ; il sâest assujetti selon les convenances de lâĂąge aux proportions de lâantique ; il a fondu avec un tel art, la Bible avec le paganisme, les dieux de la fable antique avec les personnages de la mythologie moderne quâil nây a que les yeux savants et expĂ©rimentĂ©s qui sâen aperçoivent, et que le reste en est satisfait. VoilĂ le parti sage. Câest celui de RaphaĂ«l, et je ne doute point que ce nâait Ă©tĂ© celui de Michel-Ange. Est-ce lĂ ce quâa voulu dire lâabbĂ© Galiani ? Nous sommes dâaccord. Prononcer que la superstition rĂ©gnante soit aussi ingrate pour lâart que Webb le prĂ©tend, câest ignorer lâart et lâhistoire de sa religion. Câest nâavoir jamais vu la sainte ThĂ©rĂšse du Bernin ; ce nâest avoir jamais vu cette Vierge le sein dĂ©couvert Ă qui son petit tout nu sur ses genoux, pince en se jouant le bout du tĂ©ton. Câest nâavoir aucune idĂ©e de la fiertĂ© avec laquelle certains chrĂ©tiens fanatiques se sont prĂ©sentĂ©s au pied des tribunaux des prĂ©teurs ; de la majestĂ© prĂ©toriale ; de la fĂ©rocitĂ© froide et tranquille des prĂȘtres, et de la leçon que je reçois de ces compositions qui mâinstruisent bien mieux que tous les philosophes du monde de ce que peut lâhomme [478] possĂ©dĂ© de cette sorte de dĂ©mon. Le patriotisme et la thĂ©ophobie sont les sources de grandes tragĂ©dies et de tableaux effrayants. Quoi, le chrĂ©tien interrompant un sacrifice, renversant des autels, brisant des dieux, insultant le pontife, bravant le magistrat, nâoffre pas un grand spectacle. Tout cela me paraĂźt aperçu avec les petites bĂ©sicles de lâanticomanie. Serviteur Ă M. Webb et Ă lâabbĂ© Galiani.
On voit dans une chapelle, Ă gauche, au pied dâun autel, un benĂȘt de St Louis... Mais jâai jurĂ© de ne dĂ©crire aucun mauvais tableau, et jâallais commettre un Ă©norme parjure. Mon ami, câest du Parrocel, câest du Brenet ; câest pis encore, si vous voulez. Il serait plaisant que cette grosse, matĂ©rielle, lourde, ignoble figure fĂ»t de lâun ou de lâautre, devenu, comme par miracle, plus mauvais que lui-mĂȘme.
Fin des peintres.
Les Sculpteurs
Avant de passer aux sculpteurs, il faut, mon ami, que je vous entretienne un moment dâun tableau que Vien a exĂ©cutĂ© pour la grande impĂ©ratrice. [479] Je ne parle pas de celle qui dit son rosaire, qui fait de sa cour un couvent et qui nâest pourtant pas une petite femme641 ; mais de celle qui donne des lois Ă son pays qui nâen avait point, qui appelle autour dâelle les sciences et les arts, qui fonde les Ă©tablissements les plus utiles, qui a su se faire considĂ©rer dans toutes les cours de lâEurope, contenir les unes, dominer les autres, et qui finira par amener le Polonais fanatique Ă la tolĂ©rance, qui aurait pu ouvrir la porte de son empire Ă cinquante mille Polonais, et qui a mieux aimĂ© avoir cinquante mille sujets en Pologne ; car vous le savez tout aussi bien que moi, mon ami, ces dissidents persĂ©cutĂ©s deviendront persĂ©cuteurs, lorsquâils seront les plus forts, et nâen seront pas alors moins protĂ©gĂ©s par les Russes. Tout cela nâa peut-ĂȘtre pas le sens commun, mais quâimporte ? Voici le sujet du tableau de Vien. Il y avait longtemps que Mars reposait entre les bras de VĂ©nus, lorsquâil se sentit gagner par lâennui. Vous ne concevez pas comment on peut sâennuyer entre les bras dâune dĂ©esse ; câest que vous nâĂȘtes pas un dieu. Lâenvie de tuer le tourmente. Il se lĂšve. Il demande ses armes. Voici le moment de la composition. On voit la dĂ©esse toute nue, un bras jetĂ© mollement sur les Ă©paules de Mars, et lui montrant de lâautre main ses pigeons qui ont fait leur nid dans son casque. Le dieu regarde et sourit. Que la dĂ©esse est belle, voluptueuse et noble ! Que la poitrine du dieu est chaude et vigoureuse ! Jâaime son caractĂšre, parce quâil est simple et non maniĂ©rĂ©. On tourne autour de ces deux figures. Elles sont debout, dâaplomb et non raides. A droite, câest une colonnade. A gauche, un grand arbre. Au pied de cet arbre, deux Amours tapis sous un bouclier dâor. Câest un trĂšs beau coin du tableau. Et celui du casque, de la cuirasse et deux pigeons ne lui cĂšde guĂšre ; et puis lâharmonie gĂ©nĂ©rale du tout. Lâartiste nâa rien fait de mieux, et jâespĂšre que ma souveraine en sera un peu plus satisfaite que le roi de Pologne. Câest que je mâen suis moins inquiĂ©tĂ©. Jâai dit Ă Vien, [480] VoilĂ le sujet... voilĂ comme je le conçois. Faites » ; et je ne suis pas entrĂ© dans son atelier quâil nâeĂ»t fait ; et venons Ă nos sculpteurs.
O quâils sont pauvres cette annĂ©e ! Pigalle est riche, et de grands monuments lâoccupent. Falconet est absent.
Lemoyne.
184.
Buste de Mr Trudaine.
Il est ressemblant. Les dĂ©tails y sont mĂȘme larges ; mais la chair avec sa mollesse nây est pas. Du reste modĂšle du mauvais goĂ»t de nos vĂȘtements. Il faut voir lâeffet de cette lourde, dense, impĂ©nĂ©trable, Ă©norme masse de cheveux. On ne saura jamais par quelle bizarrerie nous nous surchargeons la tĂȘte dâun pareil fardeau. Quâen pensera la postĂ©ritĂ© ? Un sauvage prendrait cela pour les tĂȘtes dâune douzaine dâennemis appliquĂ©es lâune sur lâautre. Il faut voir lâeffet de cette large cravate autour du cou, et de ces deux longs bouts de toile, plats, raides, empesĂ©s, plissĂ©s bien strictement, et placĂ©s sur le milieu de la poitrine, le contraste du volume avec cette rangĂ©e de petits boutons. Sans exagĂ©rer, câest un quartier de roche auquel on sâest amusĂ© Ă donner une figure grotesque. Cela fait frissonner dâhorreur, ou soulever le cĆur de dĂ©goĂ»t, Ă celui qui a le moindre sentiment de lâĂ©lĂ©gance, de la noblesse, de la grĂące. On ferme les yeux. On se sauve. Et [481] lorsque cette vilaine, hideuse chose revient Ă lâimagination, on est peinĂ© ; on est poursuivi par une image importune.
Buste de Montesquieu.
Si vous voulez sentir tout lâignoble, tout le barbare du Trudaine, jetez les yeux sur le Montesquieu. Il est nu-tĂȘte. On lui voit le cou et une portion de la poitrine. VoilĂ du goĂ»t. Celui-ci ressemble aussi ; mĂȘmes qualitĂ©s et mĂȘmes dĂ©fauts pour le faire quâau prĂ©cĂ©dent. Jâaime mieux lâancien mĂ©daillon. Il y a plus dâĂ©lĂ©gance, plus de noblesse, plus de finesse et plus de vie.
Buste de lâavocat Gerbier.
Je ne me le rappelle pas. Tant pis. Est-ce pour le buste ?
Il y avait encore de Lemoyne, un autre buste en terre cuite, dâune femme642. Il Ă©tait trĂšs Ă©lĂ©gant, trĂšs vivant, trĂšs fin ; le cou cependant maigre et sec, et la distance du menton au cou, la profondeur de la mĂąchoire, Ă©norme. La guirlande [de] fleurs qui descendait dâune Ă©paule, jolie, mais peu selon la sĂ©vĂ©ritĂ© de lâart ; la coiffure moitiĂ© antique, moitiĂ© moderne. [482]
En gĂ©nĂ©ral les terres cuites de Lemoyne valent mieux que ses marbres. Il faut quâil ne le sache pas travailler.
Il y avait Ă cĂŽtĂ© du Trudaine, une autre espĂšce de magot, et qui pis est de magot sans verve. Si le premier nâĂ©tait pas de chair, bien moins celui-ci. Je ne sais qui câĂ©tait643. Mais de tous ces pauvres cordons quâon voit dans nos rues, traĂźner leur misĂšre et lâingratitude de la nation, je nâai pas mĂ©moire dâen avoir vu un plus plat de physionomie. Câest quelque mauvais plaisant qui a conseillĂ© Ă cette tĂȘte de chou de se faire mettre en marbre, cette matiĂšre, cet art qui est si grave, si sĂ©vĂšre, qui demande tant de caractĂšre et de noblesse. CâĂ©tait un moyen de montrer avec force, le ridicule, lâignoble, de ces grosses joues boursouflĂ©es, de cette boule, de ce petit nez serrĂ© entre deux vessies, de ce front Ă©troit. Connaissez-vous un livre de Hogarth, intitulĂ© la Ligne de beautĂ©, câest une des figures hĂ©tĂ©roclites de cet ouvrage ; et puis un jabot et des manchettes brodĂ©es ; un gothique Saint-Esprit Ă©talĂ© sur la poitrine. Puisse pour lâhonneur du siĂšcle, ce hideux morceau aller frapper rudement le Trudaine, et le ministre mettre en piĂšces lâintendant des finances, en sorte quâil ne reste de lâun et de lâautre que des fragments trop petits pour dĂ©poser dans lâavenir de notre insipiditĂ©. [483]
Allegrain.
187.
Une Baigneuse.
Figure en marbre de 5 pieds 10 pouces de proportion.
Belle, belle, sublime figure ; ils disent mĂȘme la plus belle, la plus parfaite figure de femme que les modernes aient faite. Il est sĂ»r que la critique la plus sĂ©vĂšre est restĂ©e muette devant elle. Ce nâest quâaprĂšs un long silence admiratif quâelle a dit, tout bas, que la perfection de la tĂȘte ne rĂ©pondait pas tout Ă fait Ă celle du corps ; cette tĂȘte est belle pourtant, ajoutait-elle, beaux enchĂąssements dâyeux, belle forme, belle bouche, le nez beau, quoiquâil pĂ»t ĂȘtre plus fin. Elle Ă©tait tentĂ©e dâaccuser le cou dâĂȘtre un peu court, mais elle se reprenait en considĂ©rant que la tĂȘte Ă©tait inclinĂ©e. A son avis, le goĂ»t de la coiffure pouvait ĂȘtre plus grand. Mais lorsque son Ćil sâarrĂȘta sur les Ă©paules, elle ne put sâempĂȘcher de sâĂ©crier, les belles Ă©paules, quâelles sont belles, comme ce dos est potelĂ©, quelle forme de bras, quelles prĂ©cieuses, quelles miraculeuses vĂ©ritĂ©s de nature dans toutes ces parties ; comment a-t-il imaginĂ© ce pli au bras gauche. Il ne lâa point imaginĂ©, il lâa vu ; mais comment lâa-t-il rendu si juste. Ce sont des dĂ©tails sans fin ; mais si doux quâils nâĂŽtent rien au tout, quâils nâattachent point aux dĂ©pens de la masse ; ils y sont et ils nây sont pas ; comme ce bras quâelle allonge est modelĂ© grassement, quâil sâemmanche bien avec lâĂ©paule ; que le coude en est finement dessinĂ© ; comme la main sort bien du poignet ; que cette main est belle ; que ces doigts un peu allongĂ©s par le bout sont dĂ©licieux et dĂ©licats ; que de choses que lâon sent et quâon ne peut rendre. On a dit quâune femme avait la gorge ferme comme le marbre ; celle-ci a la gorge Ă©lastique comme la chair. Quelle souplesse de [484] peau ! Il en faut convenir, toute cette figure est parsemĂ©e de charmes imperceptibles pour lesquels il y a des yeux, mais il nây a pas de mots. En descendant au-dessous de cette gorge, quelle grande partie, le ventre ; mĂȘme beautĂ©, mĂȘme Ă©lasticitĂ©, mĂȘme finesse de dĂ©tails. Mais câest aux Ă©paules surtout que lâart semble sâĂȘtre Ă©puisĂ© ; combien il a fallu dâĂ©tudes, de sĂ©ances et de longues sĂ©ances, de modĂšles, et mĂȘme de connaissance anatomique du dessous de la peau ; comme tout cela sâĂ©lĂšve, sâaffaisse, se fuit, se fuit insensiblement ; et ces reins ! et cette fesse ! et ces cuisses ! ces genoux ! ces jambes ! Comme ces genoux sont modelĂ©s ! ces jambes sont lĂ©gĂšres, sans ĂȘtre ni maigres ni grĂȘles. La critique Ă©tait arrivĂ©e aux pieds, sans avoir rien remarquĂ© qui la consolĂąt ; ah, pour ces pieds, dit-elle ; ces pieds sont un peu nĂ©gligĂ©s. Les amateurs dont il ne faut ni surfaire ni dĂ©priser le jugement, les artistes les seuls vrais juges mettent la figure dâAllegrain sur la ligne mĂȘme du Mercure de Pigalle. Lorsque celui-ci vit lâouvrage de son parent, câest lui-mĂȘme qui me lâa dit, il resta stupĂ©fait. Jâajouterai que cette Baigneuse est si naturellement posĂ©e, tous ses membres rĂ©pondent si parfaitement Ă sa position, cette sympathie qui les entraĂźne et les lie est si gĂ©nĂ©rale quâon croit quâelle vient Ă lâinstant de sâarranger comme elle lâest et quâon sâattend toujours Ă la voir se mouvoir. Jâai dit que la sculpture cette annĂ©e Ă©tait pauvre. Je me suis trompĂ©. Quand elle a produit une pareille figure, elle est riche. Elle est pour le roi. Comme on [485] avait une assez mince opinion du savoir-faire de lâartiste, on ne lui laissa pas le choix du bloc, et le ciseau dâoĂč le chef-dâĆuvre devait sortir, fut employĂ© sur un marbre tachĂ©. Le courage et le mĂ©rite de lâartiste en redoublent Ă mes yeux. La belle vengeance dâun mĂ©pris dĂ©placĂ© ! elle durera Ă©ternellement. On demandera Ă jamais qui est-ce qui disposait des marbres du souverain. A la place du Marigny, jâentendrais sans cesse cette question, et je rougirais.
Vassé.
188.
Je nâaime pas VassĂ©. Câest un vilain. Mais rappelons-nous notre Ă©pigraphe, Sine ira et studio. Soyons justes, et louons ce qui le mĂ©rite, sans acception des personnes.
Une Minerve appuyĂ©e sur son bouclier et prĂȘte Ă donner une couronne.
Figure de six pieds de proportion.
Elle est assise et de repos ; la jambe droite croisĂ©e sur la jambe gauche, le bras gauche nu, tombant mollement et la main allant se poser sur le bord de son bouclier ; le bras droit aussi nu, amenĂ© avec le mĂȘme naturel, la mĂȘme grĂące, la mĂȘme mollesse et presque parallĂšlement au premier, vers la cuisse oĂč la main tient nĂ©gligemment une couronne. Elle a son casque et sa cuirasse. Elle regarde au loin, comme si elle y cherchait un vainqueur Ă couronner. La draperie simple, Ă grands plis marque bien le nu aux cuisses et aux jambes. Elle est sĂ©vĂšre de caractĂšre, belle, mais plus belle de face que de profil, le profil est petit. Plus on sây arrĂȘte, plus on aime cette figure. Il y a de la souplesse dans les membres. Elle est peut-ĂȘtre un peu trop [486] ajustĂ©e. Une Minerve plus simple de vĂȘtement, en serait encore plus noble. Câest un beau morceau, sage et non froid, excellent, Ă mon grĂ©, de position. La position en gĂ©nĂ©ral Ă©tant donnĂ©e, il y a un certain enchaĂźnement dans le mouvement de toutes les parties, une certaine loi quâelles sâimposent les unes aux autres, qui les rĂ©git et qui les coordonne, quâil est plus aisĂ© de sentir que de rendre. La Minerve de VassĂ©, la Baigneuse dâAllegrain ont supĂ©rieurement ce mĂ©rite dont je ne pense pas quâun morceau de sculpture puisse se passer et dont plusieurs artistes nâont pas la premiĂšre idĂ©e. Câest la nĂ©cessitĂ© de cette sympathie gĂ©nĂ©rale des membres qui fait quâune figure assise lâest de la tĂȘte, du cou, des bras, des cuisses, des jambes, de tous les points du corps et sous tous les aspects ; ainsi dâune figure debout, dâune figure mue, dâune figure occupĂ©e de quelque maniĂšre que ce soit. Cette Minerve est svelte ; sa tĂȘte est bien coiffĂ©e, et son casque de bonne forme.
La Comédie.
Figure petite, faite avec peu de soin et dâexpression.
Une Nymphe endormie.
TrĂšs mĂ©diocre. Je nâai point aperçu ces deux morceaux. Mauvais signe. [487]
Le Portrait en bas relief de feue lâimpĂ©ratrice de Russie Elisabeth.
Le Comte de Caylus en médaillon.
Le Comte de Caylus est beau, vigoureux, noble, fait avec hardiesse, bien modelĂ©, bien ressenti, chair, beaux mĂ©plats, le trait pur, les peaux, les rides, les accidents de la vieillesse Ă merveille. La nature a Ă©tĂ© exagĂ©rĂ©e, mais avec tant de discrĂ©tion que la ressemblance nâa rien souffert de la dignitĂ© quâon a surajoutĂ©e. Il reste encore dans les longs plis, dans ces peaux qui pendent sous le menton des vieillards, une sorte de mollesse. Ce nâest pas du bois, câest encore de la chair. Câest dommage que VassĂ© nâen ait pas fait la remarque.
Le mĂ©daillon dâElisabeth est moins beau ; mais il Ă©tait aussi plus ingrat. Le ciseau y est un peu sec ; ses cheveux sont bien attachĂ©s sur sa tĂȘte qui nâest pas sans majestĂ©. Mais pour en dire mon avis, ce vĂȘtement qui Ă©tale et fait bouffer cette Ă©norme paire de tĂ©tons aura toujours Ă mes yeux un air barbare et de mauvais goĂ»t. Eh quâon les laisse se soutenir dâeux-mĂȘmes dans la jeunesse, ou sâen aller librement dans lâĂąge avancĂ©. Nature, nature, câest la contrainte quâon te fait souffrir, pour te montrer comme tu nâes pas, qui gĂąte tout. VĂ©ritĂ© de costume, faussetĂ© de nature. La bordure de ce mĂ©daillon d'Elisabeth est un chef-dâĆuvre de grand goĂ»t de dessin et dâexcellente exĂ©cution. [488]
Pajou.
193.
Les Bustes du feu dauphin, du dauphin son fils, du comte de Provence, du comte dâArtois.
Plus plats, plus ignobles, plus bĂȘtes que je ne saurais vous le dire. O la sotte famille en sculpture. Le grand-pĂšre est si noble, a une si belle tĂȘte, si majestueuse, si douce pourtant, et si fiĂšre !
Le Buste du maréchal de Clermont-Tonnerre.
Mais quelle fureur dâĂ©terniser sa physionomie, quand on a celle dâun sot. Il me semble que quand on a la fantaisie dâoccuper de sa personne, un art imitatif, il faudrait dâabord avoir la vanitĂ© dâexaminer ce que cet art en pourra faire ; et si jâĂ©tais lâartiste et quâon mâapportĂąt un aussi plat visage, je tournerais tant que je le ferais entendre, non Ă la façon du Puget ou de Falconet, mais Ă la mienne ; et le plat visage parti, je me frotterais les mains dâaise, et je me dirais Ă moi-mĂȘme, Dieu soit louĂ© ; je ne me dĂ©plairai pas six mois devant mon ouvrage. Il y a pourtant un ciseau, des beautĂ©s, de la peau, de la chair, dans cette insipide figure. Elle est faite largement ; il y a de la souplesse, du sentiment, de la vie.
Pour Dieu, mon ami, dĂ©tournez-vous de ce coin, ne regardez ni ces [489] Enfants de Mr de Voyer, ni Mr de Sainscey, ni cette figure de la Magnificence dont Pajou nâa pas la premiĂšre idĂ©e, ni cette Sagesse. Tout cela est dâune insupportable mĂ©diocritĂ©. Cependant Pajou en sait trop dans son art pour ignorer que la sculpture veut ĂȘtre plus grande, plus piquante, plus originale et en mĂȘme temps plus simple dans le choix de ses caractĂšres et de son expression que la peinture ; et quâen sculpture, point de milieu, sublime ou plat ; ou comme disait au Salon un homme du peuple : « Tout ce qui nâest pas de la sculpture est de la sculpterie. » Pajou nous a fait cette annĂ©e beaucoup de sculpterie.
Dessin de la mort de Pélopidas.
On le voit expirant dans sa tente. Sur le fond, au bord de son lit, des soldats affligĂ©s, les regards attachĂ©s sur lui, tiennent sa couverture levĂ©e. A droite, Ă son chevet, câest un groupe de soldats debout. Ils sont consternĂ©s. Sur le devant, vers la gauche, assis Ă terre, un autre soldat, la tĂȘte penchĂ©e sur ses mains. Tout Ă fait Ă gauche, sur le devant, un troisiĂšme qui [490] tient la cuirasse du gĂ©nĂ©ral et qui la prĂ©sente Ă ses camarades qui forment un groupe derriĂšre lui.
Cela peut ĂȘtre dâun grand effet gĂ©nĂ©ral pour le technique. Je vois que ces soldats placĂ©s sur le fond qui tiennent la couverture levĂ©e feront une belle masse. Ils attendent sans doute que PĂ©lopidas soit expirĂ©, pour la lui jeter sur le visage, et je ne nie pas que cette idĂ©e ne soit simple et sublime. Mais du reste oĂč est lâincident remarquable ? Entre tous ces soldats oĂč est le caractĂšre dâun regret singulier ? Que font-ils pour PĂ©lopidas quâils ne feraient pour tout autre ? OĂč sont ces hommes qui ont pris le parti de se laisser mourir ? Une douleur capable de ce projet extrĂȘme, est muette, tranquille, silencieuse, presque sans mouvement, et nâen est que plus profonde. Câest ce que vous nâavez pas conçu. Vous me feriez presque penser que le gĂ©nie vous manque. Croyez-vous que quand vous auriez assemblĂ© quelques-uns de ces soldats autour de la cuirasse brisĂ©e de PĂ©lopidas, les yeux attachĂ©s sur elle ; cela nâaurait pas parlĂ© davantage ? Quelle comparaison entre votre composition et celle du Testament dâEudamidas. Cependant vous ne persuaderez Ă personne que votre sujet ne fĂ»t ni aussi grand, ni aussi pathĂ©tique ni aussi fĂ©cond que celui du Poussin. Je ne vous dirai pas que les tĂȘtes penchĂ©es sur les mains sont bien usĂ©es ! Tant quâelles seront en nature, on aura le droit de les employer dans lâart ; mais que fait votre PĂ©lopidas ? Il expire, et puis câest tout ; et cela nâeĂ»t pas Ă©tĂ© mal, si la rĂ©solution de ne pas lui survivre eĂ»t Ă©tĂ© caractĂ©risĂ©e dans les siens par lâinaction, le silence et lâabandon. Vous nây avez pas pensĂ©, et vous mâautorisez Ă vous demander, quoi, dans cette foule le gĂ©nĂ©ral thĂ©bain nâavait pas un ami particulier ? Il nây avait pas lĂ un seul homme qui songeĂąt Ă la perte que faisait la patrie, et qui parĂ»t tourner ses yeux, ses bras, [ses] regrets vers elle. Je ne sais ce que jâaurais produit Ă votre place ; je me serais renfermĂ© longtemps dans les tĂ©nĂšbres ; jâaurais assistĂ© Ă la mort de [491] PĂ©lopidas, et je crois que jây aurais vu autre chose. En gĂ©nĂ©ral la multitude des acteurs nuit Ă lâeffet de la scĂšne. Cette abondance est vraiment stĂ©rile. On nây a recours que pour supplĂ©er Ă une idĂ©e forte qui manque. Pigalle, jetez-moi Ă bas et ce squelette, et cet Hercule tout beau quâil est, et cette France qui intercĂšde644. Ătendez le marĂ©chal dans sa derniĂšre demeure, et que je voie seulement ces deux grenadiers affilant leurs sabres contre la pierre de sa tombe. Cela est plus beau, plus simple, plus Ă©nergique et plus neuf que tout votre fatras moitiĂ© histoire, moitiĂ© allĂ©gorie.
Pajou a Ă©crit Ă sa porte pour devise la maxime de Petit Jean, Sans argent, sans argent lâhonneur nâest quâune maladie645. De tout ce quâil a exposĂ©, je nâen estime rien. Jâai suivi cette longue enfilade de bustes, cherchant toujours inutilement quelque chose Ă louer. VoilĂ ce que câest que de courir aprĂšs le lucre. Je vois sortir de la bouche de cet artiste, en lĂ©gende : De contemnenda gloria646 ; Ă©crit en rouleau autour de son Ă©bauchoir : De pane lucrando647 ; et sur la frange de son habit ; Fi de la gloire, et vivent les Ă©cus. Il nâa fait quâune bonne chose depuis son retour de Rome. Câest un talent Ă©crasĂ© sous le sac dâor. Quâil y reste. Vous verrez quâil aura lu ma dispute avec son confrĂšre648, sur le sentiment de lâimmortalitĂ© et le respect de la postĂ©ritĂ©, et quâil aura trouvĂ© que je nâavais pas le sens commun. [492]
Caffieri.
204.
LâInnocence
Figure en marbre, de 2 pieds, 4 pouces de proportion.
LâInnocence ! cela lâInnocence ! cela vous plaĂźt Ă dire, Mr Caffieri. Elle regarde en coulisse ; elle sourit malignement ; elle se lave les mains dans un bassin, placĂ© devant elle sur un trĂ©pied. LâInnocence qui est sans la moindre souillure nâa pas besoin dâablutions. Elle semble sâapplaudir dâune malice quâelle a mise sur le compte dâun autre. La recherche et le luxe de son vĂȘtement rĂ©clament encore contre son prĂ©tendu caractĂšre. LâInnocence est simple en tout. Du reste figure charmante, bien composĂ©e, bien drapĂ©e ; le linge qui dĂ©robe sa cuisse et sa jambe, Ă miracle ; jolis pieds, jolies mains. Jolie tĂȘte. Permettez que jâefface ce mot, lâInnocence, et tout sera bien. Vous nâavez pas fait ce que vous vouliez faire ; mais quâimporte ? ce que vous avez fait est prĂ©cieux.
La Vestale Tarpéia.
Elle est debout ; elle est sage, bien drapĂ©e, dâun caractĂšre de tĂȘte extrĂȘmement sĂ©vĂšre. Câest bien la supĂ©rieure de ce couvent. Jâaime beaucoup cette figure. Elle imprime le respect. On lui voit neuf pieds de haut. [493]
LâAmitiĂ© qui pleure sur un tombeau.
On voit Ă gauche une cassolette oĂč brĂ»lent des parfums ; la vapeur odorifĂ©rante se rĂ©pand sur un cube qui soutient une urne ; il sâĂ©lĂšve de derriĂšre le cube, quelques branches de cyprĂšs recourbĂ©es sur lâurne. A droite, Ă©plorĂ©e, Ă©tendue Ă terre, un bras appuyĂ© sur le dais, la tĂȘte posĂ©e sur son bras ; lâautre bras tombant mollement sur une de ses cuisses, la figure de lâAmitiĂ©. Ce modĂšle de tombeau est simple et beau. Lâensemble en est pittoresque ; et lâon ne dĂ©sire rien Ă la figure de lâAmitiĂ© de tout ce qui tient aux parties de lâart. La position, lâexpression, le dessin, la draperie sont bien. Mais quâest-ce qui dĂ©signe lâAmitiĂ© plutĂŽt quâune autre vertu ?
Le Portrait du peintre Hallé.
Je ne me le rappelle pas.
Le Portrait du médecin Borie.
Ressemblant Ă faire mourir de peur un malade.
Tout ce que Caffieri a exposĂ© cette annĂ©e est digne dâĂ©loge. Certes, cela ne manque pas de ce que vous savez. Je crois que cet artiste est mort il y a quelques mois. Un an plus tĂŽt, on ne lâaurait pas regrettĂ©. [494]
Berruer.
209.
LâAnnonciation en bas relief.
Aux deux cĂŽtĂ©s du bas-relief la Foi et lâHumilitĂ©.
Grand morceau dont on a exposé le modÚle sur la moitié de sa grandeur.
Hors du bas-relief, Ă droite, contre un pilastre, une figure de ronde bosse, tenant une balle dans sa main, foulant du pied une couronne, son autre bras ramenĂ© sur son ventre, y soutenant sa draperie, ce qui lui donne lâair dâune fille grosse ; et je ne voudrais pas jurer quâil nâen fĂ»t quelque chose, car elle est triste. Je nâentends rien Ă ces symboles. Quâest-ce que cette balle ? Et lâOrgueil foule encore mieux au pied les couronnes que lâHumilitĂ©.
A gauche, adossĂ©e au pilastre correspondant, une autre figure de ronde bosse, un calice Ă la main, ce calice surmontĂ© dâune hostie, lâautre main montrant le vase sacrĂ©. Figure hiĂ©roglyphique, paquet de draperies.
Entre ces deux pilastres, dans un enfoncement formant lâintĂ©rieur dâune chambre, lâAnnonciation. La Vierge est Ă droite, Ă genoux, le corps inclinĂ©, en devant sâentend, et se soumettant au fiat. Elle est aussi de ronde bosse. Ses bras Ă©tendus, ouverts, rendent bien sa rĂ©signation. Il nây a du reste ni bien ni mal Ă en dire ; câest de position, de draperie, de caractĂšre, une Vierge comme une autre. A gauche, en lâair et de bas relief, lâange annonciateur. Ce nâest pas celui de St-Roch. Celui-ci eĂ»t tentĂ© la Vierge, [495] fait cocu Joseph et lâEsprit-Saint camus649. Berruer ou Dieu le pĂšre lâa choisi cette fois maigre, long, Ă©lancĂ© et dâun caractĂšre de tĂȘte ordinaire. Il fait son compliment, et montre dâune main lâEsprit-Saint de ronde bosse, Ă lâangle supĂ©rieur droit de la chambre, Ă la pointe du faisceau lumineux et fĂ©condant qui passe sur la tĂȘte de la Vierge et forme des sillons de bas relief sur le fond. Ouvrage commun dans toutes ses parties. Ces figures des cĂŽtĂ©s en dĂ©truiraient le silence, sâil y en avait. Ne nous arrĂȘtons pas davantage Ă ce qui nâa arrĂȘtĂ© personne.
Hébé.
Ah quelle HĂ©bĂ© ! nulle grĂące. Câest la dĂ©esse de la jeunesse, et elle a vingt-quatre ans, au moins. Câest celle qui verse aux dieux lâambroisie, ce breuvage qui allume dans les Ăąmes divines une joie Ă©ternelle, et elle est ennuyĂ©e et triste. Lâartiste aura choisi le jour oĂč GanymĂšde fut admis au rang des dieux. Les bras de cette HĂ©bĂ© ne finissent point.
Un Buste.
Je ne sais de qui et placĂ© je ne sais oĂč. Berruer a du talent, quâil a bien cachĂ© cette annĂ©e. [496]
Gois.
212.
Qui est ce dĂ©sespĂ©rĂ© renversĂ© sur une ruche, au-dedans de laquelle on voit des rayons de miel ; comme ses cheveux pendent ; comme il se tord les bras, comme il crie. A-t-il perdu, son pĂšre, sa mĂšre, sa sĆur, ou sa fille, son ami ou sa maĂźtresse. Non, câest AristĂ©e qui a perdu ses mouches. Quand lâidĂ©e est absurde, jâai peine Ă parler du faire. Cette figure est bien modelĂ©e ; et il y a, certes, de trĂšs belles parties, et du ciseau.
LâImage de la douleur.
On dit que cela est beau, que cette tĂȘte est touchante, que lâexpression en est belle, et le marbre bien travaillĂ©. Je dis, moi, contre le sentiment gĂ©nĂ©ral, que cette douleur nâest que celle dâune Vierge au pied de la croix ; quâelle est unie, monotone, sans inĂ©galitĂ©s, sans passages ; que câest une vessie soufflĂ©e ; que si lâon appliquait un peu fortement les mains sur ses joues, elle ferait la plus belle explosion. La douleur donne de la bouffissure, mais non jusque-lĂ . Câest une infiltration aqueuse la plus complĂšte. [497]
Buste en terre cuite.
Je ne sais de qui ; mais vrai, vivant, parlant, original. Je gage quâil ressemble.
Plusieurs Dessins lavés.
Avant que dâen parler, soyons de bonne foi. Câest peut-ĂȘtre le poĂšte qui a inspirĂ© au statuaire ce dĂ©sespĂ©rĂ© dâAristĂ©e. Il nâen est rien. Le poĂšte dit simplement, Tristis ad extremi sacrum caput adstitit amnis, multa querens650. Câest un fils qui sâadresse Ă sa mĂšre dans Virgile ; dans le statuaire, câest un enragĂ© qui charge les dieux dâimprĂ©cations.
Les dessins lavĂ©s au bistre et Ă lâencre de la Chine, sont sublimes : tout Ă fait dans le goĂ»t des plus grands maĂźtres. Rien de maniĂ©rĂ©, de petit, ni de moderne, soit pour la composition, soit pour les caractĂšres, soit pour la touche. Il nây a rien de fini. Ce sont des jets de tĂȘte, mais beaux, mais grands, mais neufs et dâun pittoresque ! Un homme qui sent ne passe pas lĂ -devant, sans ĂȘtre tirĂ© par la manche. Cet artiste a de lâidĂ©e.
Mouchy.
216.
Le Repos dâun berger.
Il est assis. Il a les mains appuyĂ©es sur un bĂąton qui soutient ses bras ; le reste du corps est assez mollement jetĂ© de la droite Ă la gauche ; il regarde ; [498] il respire ; il vit. Il aperçoit au loin quelque objet qui lâintĂ©resse. Il est voluptueux dâattitude ; mais non de repos. Le repos ici a prĂ©cĂ©dĂ© la fatigue. Lâhomme qui se repose, se soulage dâun malaise ; on le voit sur son visage, dans lâaffaissement, lâabandon de ses membres. Et ces caractĂšres manquent Ă ce berger. Je dirai de celui-ci et de celui qui a fait lâlnnocence : « Pourquoi avoir Ă©crit votre intention au bas de votre figure ? Câest une sottise. Avez-vous craint que nous ignorassions que vous nâavez rien entendu Ă ce que vous faisiez ? Falconet a-t-il eu besoin de graver au pied de son AmitiĂ© : lâAmitiĂ©. Eh laissez Ă notre imagination le soin de baptiser vos ouvrages. Elle sâen acquittera bien. HĂątez-vous donc dâeffacer ces ridicules inscriptions. » Je lâai revue, cette Innocence prĂ©tendue. Elle a la tĂȘte penchĂ©e vers la droite, et la gorge nue de ce cĂŽtĂ©. Si vous la considĂ©rez quelque temps, vous croirez quâelle sourit en elle-mĂȘme de lâimpression que cette gorge a faite sur quelquâun qui la regarde furtivement et dont elle peut ignorer la prĂ©sence, et quâelle dit en elle-mĂȘme : « Cela vous plaĂźt ! » Je le crois bien ; aussi nâest-il pas mal ce tĂ©ton. Quant Ă la tĂȘte du berger de repos, câest la copie assez fidĂšle de la premiĂšre figure quâon trouve Ă gauche aux Tuileries, en entrant par le pont Royal651.
Deux Enfants destinés pour une chapelle.
Cela des enfants ; ce sont deux gros boudins Ă©tranglĂ©s par le bout pour y pratiquer une tĂȘte. [499]
Deux Médaillons.
Je ne les ai point vus. Dieu merci.
Lorsque Mouchy demanda Ă Pigalle sa niĂšce en mariage ; il lui mit un Ă©bauchoir Ă la main, et lui prĂ©sentant de la terre glaise, il lui dit, Ă©cris-moi lĂ ta demande. Falconet en aurait fait autant ; seulement il aurait dit, Ăcrivez. Mouchy disait Ă un jeune Suisse de ses amis, pourquoi ne te fais-tu pas recevoir652. Diable, lui rĂ©pondit le Suisse ; tu en parles bien Ă ton aise. Je nâai point dâoncle, moi.
Francin.
218.
Un Christ Ă la colonne.
Il attend la fessĂ©e. Figure commune, plate de caractĂšre et dâexpression ; sans aucun mĂ©rite qui la distingue. Morceau de rĂ©ception, morceau dâexclusion.
Fin des sculpteurs. [500]
Les graveurs
Cochin.
219.
Plusieurs dessins allégoriques, sur les rÚgnes des rois de France.
Jâaime Cochin, mais jâaime plus la vĂ©ritĂ©653. Les dessins de Cochin sont de trĂšs bons tableaux dâhistoire, bien composĂ©s, bien dessinĂ©s, figures bien groupĂ©es, costume rigoureusement observĂ© et dans les armes, et dans les vĂȘtements et dans les caractĂšres. Mais il nây a point dâair entre les figures, point de plans. Sa composition nâa que lâĂ©paisseur du papier. Câest comme les plantes quâun botaniste met Ă sĂ©cher dans un livre ; elles sont aplaties, collĂ©es les unes sur les autres. Il ne sait pas peindre ; la magie de la lumiĂšre et des ombres lui est inconnue ; rien nâavance, rien ne recule ; et puis comparĂ© Ă Bouchardon, Ă dâautres grands dessinateurs, je trouve quâil emploie trop de crayon, ce qui ĂŽte Ă son faire de la facilitĂ©, sans lui donner plus de force. Je ne saurais mâempĂȘcher dâinsister sur un autre dĂ©faut qui nâest pas celui de lâartiste. Câest que la barbarie et le mauvais goĂ»t des vĂȘtements donnent Ă ces compositions, un aspect, bas, ignoble, un faux air de bambochade. Il faudrait un gĂ©nie rare, un talent extraordinaire, une force dâexpression peu commune, une grande maniĂšre de traiter de plats vĂȘtements, pour conserver aux actions de la dignitĂ©. Un de ses meilleurs dessins est celui oĂč le fougueux Bernard entraĂźne Ă la croisade son [501] monarque en dĂ©pit du sage Suger. Le monarque a lâĂ©pĂ©e nue Ă la main. Bernard lâa saisi par cette main armĂ©e. Suger le tient de lâautre, parle, reprĂ©sente, prie, sollicite et sollicite en vain. Le moine est trĂšs impĂ©rieux, trĂšs beau. LâabbĂ© trĂšs affligĂ©, trĂšs suppliant. Autre vice de ces compositions, câest quâil y a trop dâidĂ©es, trop de poĂ©sie, de lâallĂ©gorie fourrĂ©e partout, gĂątant tout, brouillant tout, une obscuritĂ© presque Ă lâĂ©preuve des lĂ©gendes. Je ne mây ferai jamais. Jamais je ne cesserai de regarder lâallĂ©gorie comme la ressource dâune tĂȘte stĂ©rile, faible, incapable de tirer parti de la rĂ©alitĂ© et appelant lâhiĂ©roglyphe Ă son secours ; dâoĂč rĂ©sulte un galimatias de personnes vraies et dâĂȘtres imaginaires qui me choque, compositions dignes des temps gothiques et non des nĂŽtres. Quelle folie que de chercher Ă caractĂ©riser autour dâun fait, dâun instant individuel, lâintervalle dâun rĂšgne. Et rends-moi bien cet instant ; laisse lĂ tous tes monstres symboliques ; surtout donne de la profondeur Ă ta scĂšne ; que tes figures ne soient pas Ă mes yeux autant de cartons dĂ©coupĂ©s, et tu seras simple, clair ; grand et beau. Avec tout cela, les dessins de Cochin sont faits avec un esprit infini ; dâun goĂ»t exquis ; il y a de la verve, du tact, du ragoĂ»t, du caractĂšre, de lâexpression ; cependant arrangĂ©s de pratique. Il compte pour rien la nature. Cela est de son Ăąge. Il lâa tant vue quâil croit sĂ©rieusement, comme son ami Boucher, quâil nâa plus rien Ă y voir. Et enragĂ©es bĂȘtes que vous ĂȘtes, je ne lâexige pas de vous, pour faire un nez, une bouche, un Ćil, mais bien pour saisir, dans lâaction dâune figure, cette loi de sympathie qui dispose de toutes ses parties, et qui en dispose d une maniĂšre, qui sera toujours nouvelle pour lâartiste, eĂ»t-il Ă©tĂ© douĂ© de la plus incroyable imagination et eĂ»t-il par-devers lui mille ans dâĂ©tudes. [502]
Un Dessin reprĂ©sentant une Ă©cole du modĂšle, autour duquel les Ă©lĂšves travaillent pour le prix de lâexpression.
Cette figure Ă©levĂ©e sur lâestrade, joue bien la dignitĂ© ; ces Ă©lĂšves sont trĂšs bien posĂ©s ; mais lâĂ©cole nâa pas un pouce de profondeur. Il faut ĂȘtre bien maladroit pour ne savoir pas Ă©tendre sa scĂšne, avec une estrade, une figure, des rangs de bancs concentriques, et des Ă©lĂšves dispersĂ©s sur ces bancs. Il nây a point ici de sortilĂšge ; ce nâest quâune affaire linĂ©aire et de perspective. Cela me dĂ©pite. Cochin est paresseux, et compte trop sur sa facilitĂ©.
Le Bas et Cochin.
221.
Deux estampes de la 4e suite des Ports de France, peints par Vernet.
Gravures mĂ©diocres, faites en commun par deux habiles gens dont lâun aime trop lâargent, et lâautre trop le plaisir. Ce nâest pas seulement Ă Vernet, câest Ă eux-mĂȘmes que ces artistes sont infĂ©rieurs ; lâun a fait les figures par-dessous jambe, et Le Bas, les ciels. [503]
Wille.
222.
LâInstruction paternelle, dâaprĂšs Terburg654
LâObservateur distrait, dâaprĂšs MiĂ©ris
Il faut saisir tout ce qui sortira du burin de celui-ci. Il est habile et travaille dâaprĂšs habile. Il a excellĂ© dans de grands morceaux, et il est prĂ©cieux dans les petits sujets. Avec tout cela, les graveurs se multiplient Ă lâinfini, et la gravure sâen va. Wille, burin net, et dâune sĂ»retĂ© propre Ă lâartiste ; la tĂȘte de lâObservateur prĂ©cieusement finie et bien dans lâeffet.
Flipart.
224.
Le Paralytique, dâaprĂšs Greuze. Et la Jeune fille qui pleure son oiseau, dâaprĂšs le mĂȘme.
Celui qui ne connaĂźtra ces deux morceaux que dâaprĂšs la gravure, sera bien loin de compte. Le Paralytique est sec, dur et noir. La Jeune fille a perdu sa finesse et sa grĂące ; elle a un Ćil pochĂ©. Et cette guirlande qui [504] lâencadre, lâalourdit. Le Paralytique, estampe charbonnĂ©e, caractĂšres manquĂ©s, rien de lâeffet du tableau ; poncif noir Ă©talĂ© sur un morceau de fer-blanc.
Lempereur.
226.
Le Portrait de Mr Watelet.
LâApothĂ©ose de Mr du Belloy.
Je ne connais pas le Portrait de Mr Watelet ; quant Ă lâApothĂ©ose de Mr du Belloy, tant que de Voltaire nâaura pas vingt statues en bronze et autant en marbre, il faut que jâignore cette impertinence. Câest un mĂ©daillon prĂ©sentĂ© au gĂ©nie de la poĂ©sie, pour ĂȘtre attachĂ© Ă la pyramide de lâimmortalitĂ©. Attache, attache, tant que tu voudras, pauvre gĂ©nie, si vilement employĂ© ; je te rĂ©ponds que le clou manquera, et que le mĂ©daillon tombera dans la boue. Une apothĂ©ose ! et pourquoi, pour une mauvaise tragĂ©die, sur un des plus beaux sujets, et des plus fĂ©conds, dâun style boursouflĂ© et barbare, morte Ă nâen jamais revenir. Cela fait hausser les Ă©paules. On dit le Watelet assez bien. Pour le Du Belloy, mauvais de tout point. Jâen suis bien aise. [505]
Moitte.
228.
Le Portrait de Duhamel du Monceau.
Celui Ă qui Maupertuis disait, convenez quâexceptĂ© vous, tous les physiciens de lâAcadĂ©mie ne sont que des sots, et qui rĂ©pondait ingĂ©nument Ă Maupertuis, je sais bien, monsieur, que la politesse excepte toujours celui Ă qui lâon parle. Ce Duhamel a inventĂ© une infinitĂ© de machines qui ne servent Ă rien, Ă©crit et traduit une infinitĂ© de livres sur lâagriculture quâon ne connaĂźt plus, fait toute sa vie des expĂ©riences dont on attend encore quelque rĂ©sultat utile ; câest un chien qui suit Ă vue, le gibier que les chiens qui ont du nez font lever, qui le fait abandonner aux autres, et qui ne le prend jamais. Au reste, son portrait est dâun burin moelleux et qui sait donner aux chairs de la souplesse.
Mellini.
229.
Un portrait Ă moi inconnu. [506]
Beauvarlet.
230.
Mr le comte dâArtois et Madame. DâaprĂšs Drouais.
Autres morceaux Ă moi inconnus.
Pour ses dessins de Mercure et dâAglaure, et de la FĂȘte de campagne, lâun dâaprĂšs La Hyre, et lâautre dâaprĂšs Teniers, tous les deux destinĂ©s pour le burin, ils sont faciles et bien.
Aliamet et Strange.
232.
Lorsquâun Ancien port de GĂȘnes, dâaprĂšs Berghem ; un Abraham rĂ©pudiant Agar, et un Esther devant AssuĂ©rus, dâaprĂšs le Guerchin ; une Vierge avec son enfant ; un Amour endormi, dâaprĂšs le Guide ; ne font pas sensation, ils doivent ĂȘtre bien mĂ©diocres. Il faut avouer aussi quâĂ cĂŽtĂ© de la peinture, le rĂŽle de la gravure est bien froid ; on la laisse toute seule dans les embrasures des croisĂ©es, oĂč il est dâusage de la relĂ©guer. [507]
Demarteau.
235.
Je me suis expliquĂ© ailleurs sur lâallĂ©gorie de Cochin relative Ă la vie et Ă la mort de Mr le dauphin.
La Justice protĂ©geant les Arts, Notre Seigneur au tombeau, Sainte Catherine, les deux premiers dâaprĂšs le Caravage, le second dâaprĂšs le Cortone, tous les trois dessinĂ©s par Cochin et gravĂ©s par Demarteau, sont Ă sây tromper. Ce sont de vrais dessins au crayon. La belle, lâutile invention que cette maniĂšre de graver.
Le Groupe dâenfants, la TĂȘte de femme, les Deux petites tĂȘtes, la Femme qui dort avec son enfant, gravĂ©s au crayon, mais Ă plusieurs crayons sont dâun effet vraiment surprenant. [508]
Jâen dis autant de lâAcadĂ©mie du satyre Marsyas, dâaprĂšs Carle Vanloo. Les deux Enfants en lâair, sortant de dessous un lambeau de draperie sont dâune finesse et dâune lĂ©gĂšretĂ© Ă©tonnantes ; cette Femme qui regarde ironiquement par-dessus son Ă©paule est dâune grĂące et dâune expression peu communes. Je loue Boucher, quand il le mĂ©rite. Et fin des graveurs et du Salon de 1767.
Dieu soit bĂ©ni, jâĂ©tais las de louer et de blĂąmer. Il ne me reste plus quâĂ vous faire lâhistoire de la distribution des prix de cette annĂ©e, de lâinjustice et de la honte de lâAcadĂ©mie et du ressentiment et de la vengeance des Ă©lĂšves. Ce sera pour le feuillet suivant, le seul que je voudrais quâon publiĂąt, et quâon affichĂąt Ă la porte de lâAcadĂ©mie et dans tous les carrefours, afin quâun pareil Ă©vĂ©nement nâeĂ»t jamais lieu. En attendant ce feuillet, permettez pour le soulagement de ma conscience tourmentĂ©e de remords, que je rĂ©clame ici contre tout ce que jâai dit soit en bien soit en mal. Je ne rĂ©ponds que dâune chose, câest de nâavoir Ă©coutĂ© dans aucun endroit ni lâamitiĂ© ni la haine. Mais quand je pense que jâai moins employĂ© de temps Ă examiner deux cents morceaux, quâil nâen faudrait accorder Ă trois ou quatre, pour en bien juger ; quand jâapprĂ©cie scrupuleusement la petite dose de mon expĂ©rience et de mes lumiĂšres, avec la tĂ©mĂ©ritĂ© dont je prononce ; et surtout lorsque je vois que moins ignorant dâun Salon Ă un autre, je suis plus rĂ©servĂ©, plus timide, et que je prĂ©sume avec raison quâil ne me manque peut-ĂȘtre que dâavoir vu davantage, pour ĂȘtre plus juste, je me frappe la poitrine, et je demande pardon Ă Dieu, aux hommes, et Ă vous, mon pĂšre, et de mes critiques hasardĂ©es, et de mes Ă©loges inconsidĂ©rĂ©s.
[529]
De la ManiĂšre
Sujet difficile, trop difficile peut-ĂȘtre pour celui qui nâen sait pas plus que moi ; matiĂšre Ă rĂ©flexions fines et profondes, qui demande une grande Ă©tendue de connaissances, et surtout une libertĂ© dâesprit que je nâai pas. Depuis la perte de notre ami commun655, mon Ăąme a beau sâagiter ; elle reste enveloppĂ©e de tĂ©nĂšbres au milieu desquelles une longue suite de scĂšnes douloureuses se renouvellent. Au moment oĂč je vous parle, je suis Ă cĂŽtĂ© de son lit, je le vois, jâentends sa plainte, je touche ses genoux froids ; je pense quâun jour... Ah, Grimm, dispensez-moi dâĂ©crire, ou du moins laissez-moi pleurer un moment.
La maniĂšre est un vice commun Ă tous les beaux-arts. Ses sources sont plus secrĂštes encore que celles de la beautĂ©. Elle a je ne sais quoi dâoriginal qui sĂ©duit les enfants, qui frappe la multitude et qui corrompt quelquefois toute une nation ; mais elle est plus insupportable Ă lâhomme de goĂ»t que la laideur ; car la laideur est naturelle et nâannonce par elle-mĂȘme aucune prĂ©tention ridicule, aucun travers dâesprit.
Un sauvage maniĂ©rĂ©, un paysan, un pĂątre, un artisan maniĂ©rĂ©s sont des espĂšces de monstres quâon nâimagine pas [en nature ; cependant ils peuvent lâĂȘtre en imitation. La maniĂšre est dans les arts ce quâest la corruption des mĆurs chez un peuple.]656
Il me semblerait donc premiĂšrement que la maniĂšre soit dans les mĆurs, soit dans le discours, soit dans les arts, est un vice de sociĂ©tĂ© policĂ©e.
A lâorigine des sociĂ©tĂ©s, on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mĆurs agrestes ; mais ces choses tendent dâun mĂȘme pas Ă la perfection, jusquâĂ ce que le grand goĂ»t naisse. Mais ce grand goĂ»t est comme le [530] tranchant dâun rasoir sur lequel il est difficile de se tenir. BientĂŽt les mĆurs se dĂ©pravent ; lâempire de la raison sâĂ©tend ; le discours devient Ă©pigrammatique, ingĂ©nieux, laconique, sentencieux ; les arts se corrompent par le raffinement. On trouve les anciennes routes occupĂ©es par des modĂšles sublimes quâon dĂ©sespĂšre dâĂ©galer. On Ă©crit des poĂ©tiques. On imagine de nouveaux genres. On devient singulier, bizarre, maniĂ©rĂ©. DâoĂč il paraĂźt que la maniĂšre est un vice dâune sociĂ©tĂ© policĂ©e oĂč le bon goĂ»t tend Ă la dĂ©cadence.
Lorsque le bon goĂ»t a Ă©tĂ© portĂ© chez une nation Ă son plus haut point de perfection, on dispute sur le mĂ©rite des Anciens quâon lit moins que jamais. La petite portion du peuple qui mĂ©dite, qui rĂ©flĂ©chit, qui pense, qui prend pour unique mesure de son estime, le vrai, le bon, lâutile ; pour trancher le mot, les philosophes dĂ©daignent les fictions, la poĂ©sie, lâharmonie, lâantiquitĂ©. Ceux qui sentent, qui sont frappĂ©s dâune belle image, qui ont une oreille fine et dĂ©licate crient au blasphĂšme, Ă lâimpiĂ©tĂ©. Plus on mĂ©prise leur idole, plus ils sâinclinent devant elle. Sâil se rencontre alors quelque homme original, dâun esprit subtil, discutant, analysant, dĂ©composant, corrompant la poĂ©sie par la philosophie, et la philosophie par quelques bluettes de poĂ©sie ; il naĂźt une maniĂšre qui entraĂźne la nation. De lĂ une foule dâinsipides imitateurs dâun modĂšle bizarre, imitateurs dont on pourrait dire, comme le mĂ©decin Procope disait, Eux, bossus ! vous vous moquez ; ils ne sont que mal faits.
Ces copistes dâun modĂšle bizarre sont insipides, parce que leur bizarrerie est dâemprunt ; leur vice ne leur appartient pas. Ce sont des singes de SĂ©nĂšque, de Fontenelle et de Boucher.
Le mot maniĂšre se prend en bonne et en mauvaise part, mais presque toujours en mauvaise part, quand il est seul. On dit : « avoir de la maniĂšre », « ĂȘtre maniĂ©rĂ© », et câest un vice. Mais on dit aussi, sa maniĂšre est grande ; câest la maniĂšre du Poussin, de Le Sueur, du Guide, de RaphaĂ«l, des Carrache. [531]
Je ne cite ici que des peintres ; mais la maniÚre a lieu dans tous les genres, en sculpture, en musique, en littérature.
Il y a un modĂšle primitif qui nâest point en nature et qui nâest que vaguement, confusĂ©ment dans lâentendement de lâartiste. Il y a entre lâĂȘtre de nature le plus parfait et ce modĂšle primitif et vague, une latitude sur laquelle les artistes se dispersent. De lĂ les diffĂ©rentes maniĂšres propres aux diverses Ă©coles, et Ă quelques maĂźtres distinguĂ©s de la mĂȘme Ă©cole, maniĂšres de dessiner, dâĂ©clairer, de colorier, de draper, dâordonner, dâexprimer. Toutes sont bonnes ; toutes sont plus ou moins voisines du modĂšle idĂ©al. La VĂ©nus MĂ©dicis est belle ; la statue du Pygmalion de Falconet est belle. Il semble seulement que ce soient deux espĂšces diverses de belle femme.
Jâaime mieux la belle femme des Anciens que la belle femme des modernes, parce quâelle est plus femme. Car quâest-ce que la femme ? Le premier domicile de lâhomme. Faites donc que jâaperçoive ce caractĂšre dans la largeur des hanches et des reins. Si vous cherchez lâĂ©lĂ©gance, le svelte aux dĂ©pens de ce caractĂšre ; votre Ă©lĂ©gance sera fausse ; vous serez maniĂ©rĂ©.
Il y a une maniĂšre nationale dont il est difficile de se dĂ©partir. On est tentĂ© de prendre pour la belle nature celle quâon a toujours vue. Cependant le modĂšle primitif nâest dâaucun siĂšcle, dâaucun pays. Plus la maniĂšre nationale sâen rapprochera, moins elle sera vicieuse. [Au lieu de me montrer le premier domicile de lâhomme, vous me montrez celui du plaisir.]657
Quâest-ce qui a gĂątĂ© presque toutes les compositions de Rubens, si ce nâest cette vilaine et matĂ©rielle nature flamande quâil a imitĂ©e ? Dans des sujets flamands, peut-ĂȘtre serait-elle moins rĂ©prĂ©hensible ; peut-ĂȘtre, la constitution lĂąche, molle et replĂšte Ă©tant bien dâun SilĂšne, dâune bacchante [532] et dâautres ĂȘtres crapuleux, conviendrait-elle tout Ă fait dans une bacchanale.
Câest que toute incorrection nâest pas vicieuse ; câest quâil y a des difformitĂ©s dâĂąge et de condition. Lâenfant est une masse de chair non dĂ©veloppĂ©e ; le vieillard est dĂ©charnĂ©, sec et voĂ»tĂ© ; il y a des incorrections locales ; le Chinois a les yeux petits et obliques ; la Flamande ses grosses fesses et ses lourdes mamelles ; le nĂšgre son nez Ă©patĂ©, ses grosses lĂšvres et ses cheveux crĂ©pus. Câest en sâassujettissant Ă ces incorrections quâon Ă©viterait la maniĂšre, loin dây tomber.
Si la maniÚre est une affectation, quelle est la partie de la peinture qui ne puisse pécher par ce défaut.
Le dessin ? Mais il y en a qui dessinent rond ; il y en a qui dessinent carrĂ©. Les uns font leurs figures longues et sveltes ; dâautres les font courtes et lourdes. Ou les parties sont trop ressenties, ou elles ne le sont point du tout. Celui qui a Ă©tudiĂ© lâĂ©corchĂ© voit et rend toujours le dessous de la peau. Certains artistes stĂ©riles nâont quâun petit nombre de positions de corps, quâun pied, une main, un bras, un dos, une jambe, une tĂȘte quâon retrouve partout. Ici, je reconnais lâesclave de la nature ; lĂ , lâesclave de lâantique.
Le clair-obscur ? Mais quâest-ce que cette affectation de rassembler toute la lumiĂšre sur un seul objet et de jeter le reste de la composition dans lâombre ? Il semble que ces artistes nâont jamais rien vu que par un trou. Dâautres Ă©tendront davantage leurs lumiĂšres et leurs ombres, mais ils retombent sans cesse dans la mĂȘme distribution. Leur soleil est immobile. Si vous avez jamais observĂ© les petits ronds Ă©clairĂ©s de la lumiĂšre rĂ©flĂ©chie [533] dâun canal au plafond dâune galerie, vous aurez une juste idĂ©e du papillotage.
La couleur ? Mais le soleil de lâart nâĂ©tant pas le mĂȘme que le soleil de la nature ; la lumiĂšre du peintre, celle du ciel ; la chair de la palette, la mienne ; lâĆil dâun artiste, celui dâun autre, comment nây aurait-il point de maniĂšre dans la couleur ? Comment lâun ne serait-il pas trop Ă©clatant ; lâautre trop gris ; un troisiĂšme tout Ă fait terne ou sombre ; comment nây aura-t-il pas un vice de technique rĂ©sultant des faux mĂ©langes ? un vice de lâĂ©cole ou du maĂźtre ? un vice de lâorgane, si les diffĂ©rentes couleurs ne lâaffectent pas proportionnellement.
Lâexpression ? Mais câest elle quâon accuse principalement dâĂȘtre maniĂ©rĂ©e. En effet lâexpression est maniĂ©rĂ©e en cent façons diverses. Il y a dans lâart, comme dans la sociĂ©tĂ©, les fausses grĂąces, la minauderie, lâaffĂ©terie, le prĂ©cieux, lâignoble, la fausse dignitĂ© ou la morgue, la fausse gravitĂ© ou la pĂ©danterie, la fausse douleur, la fausse piĂ©tĂ© ; on fait grimacer tous les vices, toutes les vertus, toutes les passions. Ces grimaces sont quelquefois dans la nature, mais elles dĂ©plaisent toujours dans lâimitation. Nous exigeons quâon soit homme, mĂȘme au milieu des plus violents supplices.
Il est rare quâun ĂȘtre qui nâest pas tout entier Ă son action ne soit pas maniĂ©rĂ©.
Tout personnage qui semble vous dire, voyez comme je pleure bien, comme je me fùche bien, comme je supplie bien, est faux et maniéré.
Tout personnage qui sâĂ©carte des justes convenances de son Ă©tat ou de son caractĂšre, un magistrat Ă©lĂ©gant, une femme qui se dĂ©sole et qui [534] cadence ses bras, un homme qui marche et qui fait la belle jambe est faux et maniĂ©rĂ©.
Jâai dit quelque part que le cĂ©lĂšbre Marcel maniĂ©rait ses Ă©lĂšves et je ne mâen dĂ©dis pas. Les mouvements souples, gracieux, dĂ©licats quâil donnait aux membres, Ă©cartaient lâanimal des actions simples et rĂ©elles de la nature, auxquelles il substituait des attitudes de convention quâil entendait mieux que personne au monde. Mais Marcel ne savait rien de lâallure franche du sauvage. Mais Ă Constantinople, ayant Ă montrer Ă marcher, Ă se prĂ©senter, Ă danser Ă un Turc, Marcel se serait fait dâautres rĂšgles. Quâon prĂ©tende que son Ă©lĂšve exĂ©cutait Ă merveille la singerie française du respect, jây consentirai ; mais que cet Ă©lĂšve sĂ»t mieux quâun autre se dĂ©soler de la mort ou de lâinfidĂ©litĂ© dâune maĂźtresse, se jeter aux pieds dâun pĂšre irritĂ©, je nâen crois rien. Tout lâart de Marcel se rĂ©duisait Ă la science dâun certain nombre dâĂ©volutions de sociĂ©tĂ©. Il nâen savait pas assez pour former mĂȘme un mĂ©diocre acteur ; et le plus insipide modĂšle quâun artiste eĂ»t pu choisir, câeĂ»t Ă©tĂ© son Ă©lĂšve.
Puisquâil y a des groupes de commande, des masses de convention, des attitudes parasites, une distribution asservie au technique, souvent en dĂ©pit de la nature du sujet, de faux contrastes entre les figures, des contrastes tout aussi faux entre les membres dâune figure ; il y a donc de la maniĂšre dans la composition, dans lâordonnance dâun tableau.
RĂ©flĂ©chissez-y, et vous concevrez que le pauvre, le mesquin, le petit, le maniĂ©rĂ© a lieu mĂȘme dans la draperie.
Lâimitation rigoureuse de nature rendra lâart pauvre, petit, mesquin, mais jamais faux ou maniĂ©rĂ©.
Câest de lâimitation de nature soit exagĂ©rĂ©e soit embellie que sortiront le beau et le vrai, le maniĂ©rĂ© et le faux ; parce quâalors lâartiste est abandonnĂ© Ă sa propre imagination. Il reste sans aucun modĂšle prĂ©cis.
Tout ce qui est romanesque est faux et maniĂ©rĂ©. Mais toute nature exagĂ©rĂ©e, agrandie, embellie au-delĂ de ce quâelle nous prĂ©sente dans les [535] individus les plus parfaits, nâest-elle pas romanesque ? non. Quelle diffĂ©rence mettez-vous donc entre le romanesque et lâexagĂ©rĂ©. Voyez-le dans le prĂ©ambule de ce Salon.
La diffĂ©rence de lâIliade Ă un roman est celle de ce monde tel quâil est, Ă un monde tout semblable mais oĂč les ĂȘtres et par consĂ©quent tous les phĂ©nomĂšnes physiques et moraux seraient beaucoup plus grands ; moyen sĂ»r dâexciter lâadmiration dâun pygmĂ©e tel que moi.
Mais je me lasse ; je mâennuie moi-mĂȘme, et je finis de peur de vous ennuyer aussi. Je ne suis pas autrement satisfait de ce morceau, que je brĂ»lerais, si ce nâĂ©tait sous peine de le refaire.
A demain, le reste ; et je suis débarrassé de vous, et vous de moi.
[539]
Les Deux académies
Mon ami, faisons toujours des contes. Tandis quâon fait un conte, on est gai ; on ne songe Ă rien de fĂącheux. Le temps se passe, et le conte de la vie sâachĂšve sans quâon sâen aperçoive.
Jâavais deux Anglais Ă promener. Ils sâen sont retournĂ©s aprĂšs avoir tout vu ; et je trouve quâils me manquent beaucoup. Ceux-lĂ nâĂ©taient pas enthousiastes de leur pays. Ils remarquaient que notre langue sâĂ©tait perfectionnĂ©e, tandis que la leur Ă©tait restĂ©e presque barbare. Câest, leur dis-je, que personne ne se mĂȘle de la vĂŽtre, et que nous avons quarante oies qui gardent le Capitole ; comparaison qui leur parut dâautant plus juste quâainsi que les oies romaines, les nĂŽtres gardent le Capitole et ne le dĂ©fendent pas.
Les quarante oies viennent de couronner une mauvaise piĂšce dâun petit Sabatin Langeac658, piĂšce plus jeune encore que lâauteur, piĂšce dont on fait honneur Ă Marmontel qui pourrait dire comme le paysan de Mme de SĂ©vignĂ© accusĂ© par une fille de lui avoir fait un enfant, Je ne lâai pas fait, mais il est vrai que je nây ai pas nui ; piĂšce que Marmontel a lue Ă lâassemblĂ©e publique, sans que la sĂ©duction de sa dĂ©clamation en ait pu dĂ©rober la pauvretĂ© ; piĂšce qui a ĂŽtĂ© le prix Ă un certain Mr de RulhiĂšre qui avait envoyĂ© au concours une excellente satire Sur lâinutilitĂ© des disputes, excellente pour le ton et pour les choses, et quâon a cru devoir exclure pour cause de personnalitĂ©s. Et tout cela nâest pas un conte, ni ce qui suit non plus. [540]
Ce jugement des oies a donnĂ© lieu Ă une scĂšne assez vive entre Marmontel et un jeune poĂšte appelĂ© Chamfort dâune figure trĂšs aimable, avec assez de talent, les plus belles apparences de modestie, et la suffisance la mieux conditionnĂ©e. Câest un petit ballon dont une piqĂ»re dâĂ©pingle fait sortir un vent violent. Voici le dĂ©but du petit ballon.
Chamfort. Il faut, messieurs, que la piÚce que vous avez préférée soit excellente.
Marmontel. Et pourquoi cela.
Chamfort. Câest quâelle vaut mieux que celle de La Harpe.
Marmontel. Elle pourrait valoir mieux que celle que vous citez et ne valoir pas grand-chose.
Chamfort. Mais jâai vu celle-ci.
Marmontel. Et vous lâavez trouvĂ©e bonne.
Chamfort. TrĂšs bonne.
Marmontel. Câest que vous ne vous y connaissez pas.
Chamfort. Mais si celle de La Harpe est mauvaise, et si pourtant elle est meilleure que celle du petit Sabatin celle-ci est donc détestable.
Marmontel. Cela se peut.
Chamfort. Et pourquoi couronner une piÚce détestable.
Marmontel. Et pourquoi nâavoir pas fait cette question lĂ , quand on a couronnĂ© la vĂŽtre. Etc., etc.
Câest ainsi que Marmontel fouettait le petit ballon Chamfort, tandis que de son cĂŽtĂ© le public nâĂ©pargnait pas le derriĂšre de lâAcadĂ©mie.
VoilĂ lâhistoire de la honte de lâAcadĂ©mie française ; et voici lâhistoire de la honte de lâAcadĂ©mie de peinture.
Vous savez que nous avons ici une Ă©cole de peinture, de sculpture et dâarchitecture dont les places sont au concours, comme devraient y ĂȘtre toutes celles de la nation, si lâon Ă©tait aussi curieux dâavoir de grands magistrats que lâon est curieux dâavoir de grands artistes. On demeure trois ans dans cette Ă©cole. On y est logĂ©, nourri, chauffĂ©, Ă©clairĂ©, instruit et gratifiĂ© de trois cents livres tous les ans. Quand on a fini son triennat, on [541] passe Ă Rome oĂč nous avons une autre Ă©cole. Les Ă©lĂšves y jouissent des mĂȘmes prĂ©rogatives quâĂ Paris, et ils y ont cent francs de plus par an. Il sort tous les ans de lâĂ©cole de Paris, trois Ă©lĂšves qui vont Ă lâĂ©cole de Rome et qui font place ici Ă trois nouveaux entrants. Songez, mon ami, de quelle importance sont ces places pour des enfants dont communĂ©ment les parents sont pauvres, qui ont beaucoup dĂ©pensĂ© Ă ces pauvres parents, qui ont travaillĂ© de longues annĂ©es, et Ă qui lâon fait une injustice certes trĂšs criminelle, lorsque câest la partialitĂ© des juges et non le mĂ©rite des concurrents qui dispose de ces places.
Tout Ă©lĂšve, fort ou faible, peut mettre au prix. LâAcadĂ©mie donne le sujet. Cette annĂ©e, câĂ©tait le triomphe de David aprĂšs la dĂ©faite du Philistin Goliath. Chaque Ă©lĂšve fait son esquisse au bas de laquelle il Ă©crit son nom. Le premier jugement de lâAcadĂ©mie consiste Ă choisir entre ces esquisses, celles qui sont dignes de concourir. Elles se rĂ©duisent ordinairement Ă sept ou huit. Les jeunes auteurs de ces esquisses, peintres ou sculpteurs, sont obligĂ©s de conformer leurs tableaux ou bas-reliefs aux esquisses sur lesquelles ils ont Ă©tĂ© admis. Alors on les renferme chacun sĂ©parĂ©ment, et ils travaillent Ă leurs morceaux. Ces morceaux faits, sont exposĂ©s au public pendant plusieurs jours et lâAcadĂ©mie adjuge le prix ou lâentrĂ©e Ă la pension, le samedi qui suit le jour de la St-Louis.
Ce jour la place du Louvre est couverte dâartistes, dâĂ©lĂšves et de citoyens de tous les ordres. On y attend en silence la nomination de lâAcadĂ©mie.
Le prix de peinture fut accordĂ© Ă un jeune homme appelĂ© Vincent. [542] AussitĂŽt, il se fit un bruit dâacclamations et dâapplaudissements. Le mĂ©rite en effet avait Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©. Le vainqueur Ă©levĂ© sur les Ă©paules de ses camarades fut promenĂ© tout autour de la place ; et aprĂšs avoir joui des honneurs de cette espĂšce dâovation, il fut dĂ©posĂ© Ă la pension. Câest une cĂ©rĂ©monie dâusage qui me plaĂźt.
Cela fait, on attendit en silence la nomination du prix de sculpture. Il y avait trois bas-reliefs de la premiĂšre force. Les jeunes Ă©lĂšves qui les avaient faits et qui ne doutaient point que le prix nâallĂąt Ă lâun dâeux, se disaient amicalement, Jâai fait une assez bonne chose, mais tu en as fait une belle ; et si tu as le prix, je mâen consolerai. Eh bien, mon ami, ils en ont Ă©tĂ© privĂ©s tous les trois. La cabale lâa adjugĂ© Ă un nommĂ© Moitte Ă©lĂšve de Pigalle. Notre ami Pigalle et son ami Lemoyne se sont un peu dĂ©shonorĂ©s. Pigalle disait Ă Lemoyne : Si lâon ne couronne pas mon Ă©lĂšve, je quitterai lâAcadĂ©mie, et Lemoyne nâa jamais eu le courage de lui rĂ©pondre : Sâil faut que lâAcadĂ©mie fasse une injustice pour vous conserver, il y aura de lâhonneur pour elle Ă vous perdre. Mais revenons Ă nos assistants sur la place du Louvre.
CâĂ©tait une consternation muette. LâĂ©lĂšve appelĂ© Millot, Ă qui le public, la partie saine de lâAcadĂ©mie, et ses camarades avaient dĂ©fĂ©rĂ© le prix, se trouva mal. Alors il sâĂ©leva un murmure, puis des cris, des invectives, des huĂ©es, de la fureur. Ce fut un tumulte effroyable. Le premier qui se prĂ©senta pour sortir, ce fut le bel abbĂ© Pommier, conseiller au Parlement et membre honoraire de lâAcadĂ©mie. La porte Ă©tait obsĂ©dĂ©e. Il demanda quâon lui fĂźt passage. La foule sâouvrit, et tandis quâil la traversait, on lui [543] criait, passe, f... Ăąne. LâĂ©lĂšve injustement couronnĂ© parut ensuite. Les plus Ă©chauffĂ©s des jeunes Ă©lĂšves sâattachent Ă ses vĂȘtements, et lui disent, croĂ»te, croĂ»te, abominable, infĂąme croĂ»te, tu nâentreras pas ; nous tâassommerons plutĂŽt. Et puis câĂ©tait un redoublement de cris et de huĂ©es Ă ne pas sâentendre. Le Moitte, tremblant, dĂ©concertĂ©, disait, Messieurs, ce nâest pas moi ; câest lâAcadĂ©mie ; et on lui rĂ©pondait, Si tu nâes pas un indigne, comme ceux qui tâont nommĂ©, remonte et va leur dire que tu ne veux pas entrer. Il sâĂ©leva dans ces entrefaites une voix qui criait, Mettons-le Ă quatre pattes, et promenons-le autour de la place avec Millot sur son dos, et peu sâen fallut que cela ne sâexĂ©cutĂąt. Cependant les acadĂ©miciens qui sâattendaient Ă ĂȘtre sifflĂ©s, honnis, bafouĂ©s, nâosaient se montrer. Ils ne se trompaient pas. Ils le furent en effet avec le plus grand Ă©clat possible. Cochin avait beau-crier, que les mĂ©contents viennent sâinscrire chez moi, on ne lâĂ©coutait pas, on sifflait, on honnissait, on bafouait. Pigalle le chapeau sur la tĂȘte et de son ton rustre, que vous lui connaissez, sâadressa Ă un particulier quâil prit pour un artiste et qui ne lâĂ©tait pas, et lui demanda, sâil Ă©tait en Ă©tat de juger mieux que lui. Ce particulier enfonçant son chapeau sur sa tĂȘte, lui rĂ©pondit, quâil ne sâentendait point en bas-reliefs, mais quâil se connaissait en insolents et quâil en Ă©tait un. Vous croyez peut-ĂȘtre que la nuit survint et que tout sâapaisa. Pas tout Ă fait.
Les Ă©lĂšves indignĂ©s sâattroupĂšrent et concertĂšrent pour le jour prochain dâassemblĂ©e, une avanie nouvelle. Ils sâinformĂšrent exactement qui est-ce qui avait votĂ© pour Millot, qui est-ce qui avait votĂ© pour Moitte, et sâassemblĂšrent tous le samedi suivant, sur la place du Louvre, avec tous les instruments dâun charivari, et bonne rĂ©solution de les employer. Mais ce projet ne tint pas contre la crainte du guet et du ChĂątelet. Ils se contentĂšrent de former deux files entre lesquelles tous leurs maĂźtres seraient obligĂ©s de passer. Boucher, Dumont, Vanloo et quelques autres dĂ©fenseurs du mĂ©rite se prĂ©sentĂšrent les premiers, et les voilĂ entourĂ©s, accueillis, embrassĂ©s, applaudis. Arrive Pigalle, et lorsquâil est engagĂ© entre les files, on crie, du dos ; il se fait de droite et de gauche un demi-tour de conversion, et [544] Pigalle passe entre deux longues rangĂ©es de dos. MĂȘme salut et mĂȘmes honneurs, Ă Cochin, Ă Mr et Made Vien et aux autres.
Les acadĂ©miciens ont fait casser tous les bas-reliefs, afin quâil ne restĂąt aucune preuve de leur injustice. Vous ne serez peut-ĂȘtre pas fĂąchĂ© de connaĂźtre celui de Millot et je vais vous le dĂ©crire.
A droite, ce sont trois grands Philistins, bien contrits, bien humiliĂ©s, lâun les bras liĂ©s sur le dos ; un jeune IsraĂ©lite est occupĂ© Ă lier les bras des deux autres. Ensuite, David est portĂ© sur son char par des femmes dont une prosternĂ©e embrasse ses jambes, dâautres lâĂ©lĂšvent, une troisiĂšme sur le fond le couronne. Son char est attelĂ© de deux chevaux fougueux. A la tĂȘte de ces chevaux, un Ă©cuyer les contient par la bride et se dispose Ă remettre les rĂȘnes au triomphateur. Sur le devant un vigoureux IsraĂ©lite, tout nu, enfonce sa pique dans la tĂȘte de Goliath quâon voit Ă©norme, renversĂ©e, effroyable, les cheveux Ă©pars sur la terre. Plus loin, Ă gauche, ce sont des femmes qui dansent, qui chantent, qui accordent leurs instruments. Parmi celles qui dansent, il y a une espĂšce de bacchante frappant du tambour, dĂ©ployĂ©e avec une lĂ©gĂšretĂ© et une grĂące infinie, jambes et bras en lâair. Elle a la tĂȘte tournĂ©e vers le spectateur qui la voit du reste par le dos ; sur le devant, une autre danseuse qui tient son enfant par la main. Lâenfant danse aussi, mais il a les yeux attachĂ©s sur lâhorrible tĂȘte et son action est mĂȘlĂ©e de terreur et de joie. Sur le fond, des hommes, des femmes, la bouche ouverte, les bras levĂ©s, et en acclamations.
Ils ont dit que ce nâĂ©tait pas lĂ le sujet ; et on leur a rĂ©pondu quâils reprochaient Ă lâĂ©lĂšve dâavoir eu du gĂ©nie. Ils ont repris le char qui nâest pas mĂȘme une licence. Cochin plus adroit mâa Ă©crit que chacun jugeait par ses yeux et que lâouvrage quâil avait couronnĂ© lui montrait plus de [545] talent ; discours dâun homme sans goĂ»t, et de peu de bonne foi. Dâautres ont avouĂ© que le bas-relief de Millot Ă©tait excellent Ă la vĂ©ritĂ©, mais que Moitte Ă©tait plus habile, et on leur a demandĂ© Ă quoi bon le concours si lâon jugeait la personne et non lâouvrage.
Mais Ă©coutez une singuliĂšre rencontre de circonstances ; câest quâau moment mĂȘme oĂč ce pauvre Millot venait dâĂȘtre dĂ©pouillĂ© par lâAcadĂ©mie, Falconet mâĂ©crivait, jâai vu chez Lemoyne un Ă©lĂšve appelĂ© Millot qui mâa paru avoir du talent et de lâhonnĂȘtetĂ© ; tĂąchez de me lâenvoyer ; je vous laisse le maĂźtre des conditions. Je cours chez Lemoyne. Je lui fais part de ma commission. Lemoyne lĂšve les mains au ciel et sâĂ©crie, La providence, la providence ! et moi dâun ton bourru, je reprends : La providence, la providence ; est-ce que tu crois quâelle est faite pour rĂ©parer vos sottises ! Millot survint. Je lâinvitai Ă me venir voir. Le lendemain il Ă©tait chez moi. Ce jeune homme Ă©tait pĂąle, dĂ©fait, comme aprĂšs une longue maladie. Il avait les yeux rouges et gonflĂ©s, et il me disait dâun ton Ă me dĂ©chirer ; ah, monsieur, aprĂšs avoir Ă©tĂ© Ă charge Ă mes pauvres parents, pendant dix-sept ans ! au moment oĂč jâespĂ©rais ! aprĂšs avoir travaillĂ© dix-sept ans depuis la pointe du jour jusquâĂ la nuit. Je suis perdu. Encore si jâavais espĂ©rance de gagner le prix lâan prochain ; mais il y a lĂ un Stouf, un Foucou ! Ce sont les noms de ses deux concurrents de cette annĂ©e. Je [546] lui proposai le voyage de Russie. Il me demanda le reste de la journĂ©e pour en dĂ©libĂ©rer avec lui-mĂȘme et ses amis. Il revint il y a quelques jours et voici sa rĂ©ponse. Monsieur, on ne saurait ĂȘtre plus sensible Ă vos offres. Jâen connais tout lâavantage. Mais on ne suit pas notre talent par intĂ©rĂȘt. Il faut prĂ©senter Ă lâAcadĂ©mie lâoccasion de rĂ©parer son injustice, aller Ă Rome ou mourir. Et voilĂ , mon ami, comme on dĂ©courage, comme on dĂ©sole le mĂ©rite ; comme on se dĂ©shonore soi-mĂȘme et son corps ; comme on fait le malheur dâun Ă©lĂšve et le malheur dâun autre Ă qui ses camarades jetteront au nez, sept ans de suite, la honte de sa rĂ©ception, et comme il y a quelquefois du sang rĂ©pandu.
LâAcadĂ©mie inclinait Ă dĂ©cimer les Ă©lĂšves. Boucher, doyen de lâAcadĂ©mie, refusa dâassister Ă cette dĂ©libĂ©ration. Vanloo, chef de lâĂcole, reprĂ©senta quâils Ă©taient tous innocents ou coupables ; que leur code nâĂ©tait pas militaire et quâil ne rĂ©pondait pas des suites. En effet, si ce projet avait passĂ©, les dĂ©cimĂ©s Ă©taient bien rĂ©solus de cribler Cochin de coups dâĂ©pĂ©e. Cochin plus en faveur, plus enviĂ© et plus haĂŻ, a supportĂ© la plus forte part de lâindignation des Ă©lĂšves et du blĂąme gĂ©nĂ©ral. JâĂ©crivais Ă celui-ci il y a quelques jours ; eh bien, vous avez donc Ă©tĂ© bien bernĂ©s par vos Ă©lĂšves ; il est possible quâils aient tort ; mais il y a cent Ă parier contre un quâils ont raison. Ces enfants-lĂ ont des yeux ; et ce serait la premiĂšre fois quâils se seraient trompĂ©s. A peine les prix sont-ils exposĂ©s quâils sont jugĂ©s et bien jugĂ©s par les Ă©lĂšves. Ils disent, voilĂ le meilleur ; et câest le meilleur.
Jâai appris Ă cette occasion un trait singulier de Falconet. Il a un fils nĂ© avec lâĂ©toffe dâun habile homme, mais Ă qui il a malheureusement appris Ă aimer le repos et Ă mĂ©priser la gloire. Le jeune Falconet avait concouru ; les prix Ă©taient exposĂ©s, et le sien nâĂ©tait pas bon. Son pĂšre le prit par la main et le conduisit au Salon, et lui dit, tiens, vois, et juge-toi [547] toi-mĂȘme. Lâenfant avait la tĂȘte baissĂ©e et restait immobile. Alors le pĂšre se tournant vers les acadĂ©miciens ses confrĂšres, leur dit ; il a fait un sot ouvrage et il nâa pas le courage de le retirer. Ce nâest pas lui, messieurs, qui lâemporte ; câest moi. Puis il mit le tableau de son fils sous son bras et sâen alla. Ah si ce Brutus-lĂ qui juge son fils si sĂ©vĂšrement, qui estime le talent de Pigalle mais qui nâaime pas lâhomme, avait Ă©tĂ© prĂ©sent Ă la sĂ©ance de lâAcadĂ©mie, lorsquâon y prononça sur les prix !
Moitte honteux de son élection a été un mois entier sans entrer à la pension ; et il a bien fait de laisser à la haine de ses camarades le temps de tomber.
Je serais au dĂ©sespoir quâon publiĂąt une ligne de ce que je vous Ă©cris, exceptĂ© ce dernier morceau que je voudrais quâon imprimĂąt et quâon affichĂąt Ă la porte de lâAcadĂ©mie et aux coins des rues.
Nâallez pas infĂ©rer de cette histoire que si la vĂ©nalitĂ© des charges est mauvaise, le concours ne vaut guĂšre mieux, et que tout est bien comme il est. Moitte est un bon Ă©lĂšve ; et si le concours est sujet Ă lâerreur et Ă lâinjustice, ce nâest jamais au point dâexclure lâhomme de gĂ©nie et de donner la prĂ©fĂ©rence Ă un sot dĂ©cidĂ©, sur un habile homme. Il y a une pudeur qui retient.
Et Dieu soit louĂ©, mâen voilĂ sorti ; et vous, quand aurez-vous le bonheur dâen dire autant ? quand serez-vous remis du dĂ©sordre que cet aimable, doux, honnĂȘte, et timide prince de Saxe-Gotha a jetĂ© dans votre commerce ?
Notes
Notion empruntĂ©e Ă Hogarth (The Analysis of Beauty, Londres, 1753), un texte que Diderot avait dĂ©couvert Ă lâoccasion du Salon de 1765. Diderot introduit la ligne avant le modĂšle : il va ensuite conjoindre les deux notions, et ainsi coordonner lâapproche matĂ©rialiste par lâexĂ©cution technique de la ligne avec lâapproche idĂ©aliste platonicienne par la conception du modĂšle.
Le baron dâHolbach, chez qui Diderot et Grimm dĂźnaient rĂ©guliĂšrement, possĂ©dait une importante collection de gravures. Le catalogue de cette collection, publiĂ© en 1789, est accessible dans les collections numĂ©risĂ©es de lâINHA : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/19853.
Pierre-François Guyot Desfontaines, journaliste et abbĂ©, critique acerbe des tragĂ©dies de Voltaire, avait publiĂ© une traduction en prose de Virgile, ornĂ©e de gravures (Paris, Quillau, 1743). Paul JĂ©rĂ©mie BitaubĂ©, pasteur calviniste, nĂ© Ă KĆnigsberg, avait entrepris dĂšs 1760 de traduire lâIliade (Berlin, Pitra, 1762). Son Iliade et la faveur de FrĂ©dĂ©ric II, lui vaut dâĂȘtre Ă©lu membre de lâAcadĂ©mie royale de Berlin en 1766, mais il rĂ©side essentiellement Ă Paris, oĂč il publie lâOdyssĂ©e (Paris, Lamy, 1785) : il y traversera la RĂ©volution, privĂ© de sa pension berlinoiseâŠ
Jean-Baptiste Marie Pierre, peintre dâhistoire vivement critiquĂ© dans les Salons prĂ©cĂ©dents par Diderot, mais aussi par les autres critiques, avait quasiment renoncĂ© Ă peindre pour se lancer dans une carriĂšre administrative.
François Boucher (1703-1770), peintre de genre, et peintre prolifique (trop, selon Diderot), au faĂźte de sa gloire, nâa plus guĂšre besoin du Salon pour vendreâŠ
Maurice Quentin de La Tour, aquarelliste et portraitiste, était trÚs apprécié de Diderot.
Jean-Jacques Bachelier, inventeur dâun nouveau procĂ©dĂ© de peinture, Ă la cire, qui renouait avec une technique antique perdue, avait Ă©tĂ© violemment critiquĂ© par Diderot dans le Salon de 1765. En 1767, il Ă©tait absorbĂ© par lâouverture dâune Ă©cole gratuite de dessin pour les artisans.
Greuze, qui nâĂ©tait quâagréé, ne fut pas autorisĂ© Ă exposer au Salon de 1767, car il nâavait toujours pas remis son morceau de rĂ©ception. Il le fera en 1769, en exposant le Septime SĂ©vĂšre et Caracalla.
Boucher occupait de hautes fonctions : Inspecteur de la Manufacture des Gobelins en 1755, et surtout Premier peintre du roi en 1765 (succĂ©dant Ă Carle Vanloo), alors la distinction et la charge la plus prestigieuse pour un peintre en France. Cependant la peinture rococo de Boucher, qui reprĂ©sentait lâavant-garde dans les annĂ©es 1740, commençait Ă ĂȘtre concurrencĂ©e par le courant nĂ©o-classique (Vien).
Claude Joseph Vernet (1714-1789), peintre de paysages, de marines et de tempĂȘtes, une des peintres favoris de Diderot.
Francesco Giuseppe Casanova (1727-1803), frÚre cadet de Giacomo Casanova, le célÚbre séducteur vénitien, était peintre de batailles.
Philippe-Jacques de Loutherbourg (1740-1812), représente la nouvelle génération des paysagistes, aprÚs Vernet, auquel Diderot le compare dans le Salon de 1767.
Cette vente avait eu lieu quelques mois plus tĂŽt, le 30 mars 1767. Le catalogue de la collection, publiĂ© Ă lâoccasion de la vente, est accessible dans les collections numĂ©risĂ©es de lâINHA : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/17961.
« 288. La Vue dâun agrĂ©able Port de mer, avec architecture, paysage, beaucoup de figures. Tableau peint Ă Rome en 1750, sur toile de 2 pieds 6 pouces de haut, sur 3 pieds, 7 pouces de large. » (Catalogue raisonnĂ© des tableaux⊠aprĂšs le dĂ©cĂšs de M. Julienne, 1767, p. 110) Diderot, grand admirateur de Vernet, sâest sans doute procurĂ© la gravure rĂ©alisĂ©e par Jean DaullĂ© en 1760 dâaprĂšs ce tableau, sous le titre DiffĂ©rents travaux dâun port de mer. (Notice #021107)
« Brocanteur, s. m. Terme en usage parmi les Peintres & les Curieux de Paris. Elegantioris suppellectilis negociator. Câest celui qui achete & revend des tableaux, des mĂ©dailles & autres curiositez, & qui par ce commĂšrce gagne sa vie. Câest un des plus habiles & des plus fins brocanteurs de Paris. » (TrĂ©voux, 1738) Un marchand dâart, au dix-huitiĂšme siĂšcle, est un brocanteur, sans connotation dĂ©prĂ©ciative.
Antonio Allegri da Correggio (= du village de Correggio), dit en français Le CorrĂšge (1489-1534), Ă part un voyage Ă Rome, avait vĂ©cu repliĂ© dans sa province de Parme : le cardinal auquel Diderot fait allusion est sans doute Alexandre FarnĂšse le jeune, qui succĂšde prĂ©cisĂ©ment Ă son grand-pĂšre du mĂȘme nom en 1534, comme Ă©vĂȘque de Parme. Alexandre FarnĂšse lâAncien, venait en effet dâĂȘtre Ă©lu pape sous le nom de Paul III et lâavait immĂ©diatement fait cardinal⊠Mais le rĂ©cit de la mort du CorrĂšge est un peu diffĂ©rent chez Vasari : « On raconte quâayant reçu Ă Parme un paiement de soixante Ă©cus dont il avait besoin Ă Correggio, il se mit en chemin avec lâargent, Ă pied, par une grade chaleur. ĂchauffĂ© par le soleil, et ayant bu de lâeau pour se rafraĂźchir, il sâalita avec une forte fiĂšvre et ne se releva plus, car la mort survint. » (Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres [1550, 1568], Ă©d. et trad. Chastel, Berger-Levrault, 1983, 1989, V, 75) Montesquieu, dans la PrĂ©face de LâEsprit des lois, rapporte le mot du CorrĂšge, soupirant devant la Madonne Sixtine de son prĂ©dĂ©cesseur RaphaĂ«l : « Anch'io, sono pittore ! » (Moi aussi, je suis peintre !) Le modeste CorrĂšge Ă©tait considĂ©rĂ© au XVIIIe siĂšcle comme un des plus importants peintres de la Renaissance italienneâŠ
La gĂąche est la piĂšce mĂ©tallique fixĂ©e sur le mur ou lâencadrement de la porte, dans laquelle le penne du verrou de la porte vient se loger, permettant de la maintenir fermĂ©e. Diderot, qui est lâauteur du trĂšs technique article *GĂąche de lâEncyclopĂ©die, Ă©crit (en reprenant ici TrĂ©voux) : « on appelle particulierement gache le morceau de fer sous lequel passe le pĂȘne de la serrure, & qui tient la porte fermĂ©e ». La gĂąche est une piĂšce de ferronnerie modeste certes, mais un Ă©lĂ©ment de sĂ©curitĂ© dĂ©cisifâŠ
Les rapports de Greuze avec la critique Ă©taient orageux. Dans le Salon de 1765, Ă la fin de lâarticle consacrĂ© Ă La Jeune fille qui pleure son oiseau mort, Diderot rapporte lâanecdote suivante (quâil a sans doute un peu arrangĂ©eâŠ) : « Lorsque le Salon fut tapissĂ©, on en fit les premiers honneurs Ă M. de Marigny. Poisson MĂ©cene sây rendit avec le cortĂšge des artistes favoris quâil admet Ă sa table ; les autres sây trouvĂšrent : il alla, il regarda, il approuva, il dĂ©daigna ; la Pleureuse de Greuze lâarrĂȘta et le surprit. Cela est beau, dit-il Ă lâartiste, qui lui rĂ©pondit : Monsieur, je le sais ; on me loue de reste ; mais je manque dâouvrage. â Câest, lui rĂ©pondit Vernet, que vous avez une nuĂ©e dâennemis, et parmi ces ennemis, un quidam qui a lâair de vous aimer Ă la folie, et qui vous perdra. â Et qui est ce quidam ? lui demanda Greuze. â Câest vous, lui rĂ©pondit Vernet. » (DPV XIV 184)
Dans le Salon de 1765, Diderot a racontĂ© comment, Ă lâinstigation de Marigny et de Watelet, Alexandre Roslin, peintre acadĂ©mique, a Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© au gĂ©nial Greuze pour le portrait de la famille de la Reochefoucault, qui Ă©tait une grosse commande (DPV XIV 141-2).
Le mot nâest pas dans le dictionnaire de TrĂ©voux, qui donne cependant « Bamboches, s. f. Petites figures en forme de Marionettes ausquelles on fait reprĂ©senter des Ballets, ou des CommĂ©dies. [âŠ] Ce mot vient de lâItalien. On appelle aussi une femme de petite taille, une bamboche. » Le peintre Pieter van Laer, qui Ă©tait de petite taille, avait Ă©tĂ© surnommĂ© Il Bamboccio : il avait mis Ă la mode Ă Rome ses scĂšnes rustiques animĂ©es de personnages gouailleurs et caricaturaux. Une bambocciata, ou bambochade, fut dâabord un tableau Ă la maniĂšre du Bamboccio (17e siĂšcle) ; le mot est attestĂ© en français Ă partir de 1747. Diderot lâemploie trois fois dans le Salon de 1767.
Diderot simplifie et dĂ©forme les titres dâune sĂ©rie de quatre dessus-de-portes commandĂ©s par Guillaume Mazade de Saint-Bresson, TrĂ©sorier du Languedoc, Ă LagrenĂ©e, et exposĂ©s au Salon de 1767. La sĂ©rie reprĂ©sente « Les Quatre Ătats » : la VĂ©ritĂ© comme la Religion peuvent dĂ©signer Le ClergĂ© ou la Religion qui converse avec la VĂ©ritĂ©, la Justice dĂ©signe La Magistrature reprĂ©sentĂ©e par la Justice que lâInnocence dĂ©sarme (#001016) ; reste la Vertu, qui ne correspond exactement ni au Tiers-Etat ou lâAgriculture et le Commerce qui amĂšnent lâAbondance (#001011), ni Ă LâĂpĂ©e ou Bellone prĂ©sentant Ă Mars les rĂȘnes de ses chevaux (#001013).
Alors que les Etrusques assiĂ©geaient Rome, Mucius Scaevola se rendit volontairement Ă leur gĂ©nĂ©ral Porsenna, mit sa main droite sur un brasero et la laissa brĂ»ler, comme tĂ©moignage de la bravoure romaine. Les Ătrusques impressionnĂ©s levĂšrent le camp. (Tite-Live, Histoire romaine, livre II, chapitre 12) La scĂšne Ă©tait rĂ©guliĂšrement portĂ©e Ă la peinture : voir le tableau de Le Brun Ă MĂącon (#002267, 1643-1645), celui de Dumont le Romain Ă Besançon (#001105, Salon de 1745), celui de Tiepolo Ă WĂŒrzburg (#004359, 1750-1753), lâesquisse de Boucher Ă Austin (#003388, 1727-1729).
Ce peuple : les Romains. Leurs hĂ©ros font peut-ĂȘtre des choses dĂ©goĂ»tantes, mais lâidĂ©e de belle nature vient dâeux⊠Diderot fait-il allusion Ă Horace ?
Glissement : Diderot revient à ses contemporains qui font les dégoûtés devant Mucius ScÊvola.
Quâelle est : quâelle existe.
Diderot ne nomme pas cet artiste : est-ce Falconet, avec qui il a dĂ©jĂ discutĂ© de ces questions dans Le pour et le contre ou Lettres sur la postĂ©ritĂ©. Les lettres avaient Ă©tĂ© Ă©changĂ©es durant lâannĂ©e 1766 et Falconet, qui Ă©tait Ă Saint-PĂ©tersbourg, en avait fait faire une copie au printemps 1767, pour une publication en Russie. Diderot nây Ă©tait pas favorable et le projet nâaboutit pas. Diderot reçoit la copie de Falconet en septembre 1767 (câest-Ă -dire au moment oĂč il visite le Salon et commence Ă en rĂ©diger le compte-rendu). Il ne procĂ©da pas Ă la rĂ©vision promise du texte et refusa constamment sa publication. (Voir Emita Hill, DPV XV xxiv-xxvi).
Hoche du nez : fasse la moue, manifeste son mépris.
Noter le masculin : le technique est la grande catĂ©gorie qui, dans le Salon de 1767, va sâopposer Ă lâidĂ©al. Le technique, ou le faire, câest la maĂźtrise technique de la peinture : bien dessiner les figures, les ordonner dans lâespace dans les rĂšgles de la composition classique, produire des couleurs au plus prĂšs de ce quâon voit dans la rĂ©alitĂ©.
Contrairement au technique, qui est le domaine spĂ©cifique du peintre, lâidĂ©al est commun Ă tous les arts de la reprĂ©sentation : le « poĂšte » Diderot est donc au moins autant expert en idĂ©al que nâimporte quel peintre.
Allusion à la célÚbre parabole de la chimÚre de Zeuxis : Zeuxis devant peindre HélÚne de Troie, la plus belle femme ayant jamais existé, fit venir toutes les plus belles filles de Crotone, et copia la,plus belle partie du corps de chacune : il composa ainsi une chimÚre de beauté idéale (la chimÚre est un monstre mythologique, mi-lion, mi-chÚvre, mi-serpent). Voir Cicéron, De inventione, II, 1-3.
Ce terme de portrait va jouer un rĂŽle essentiel dans le PrĂ©ambule du Salon de 1767. Au delĂ du genre pictural du portrait, il dĂ©signe lâimage concrĂšte, matĂ©rielle, singuliĂšre, par diffĂ©rence avec lâimage virtuelle du modĂšle idĂ©al. A la limite, tout ce quâon peut voir dans la rĂ©alitĂ© est portrait.
le fantÎme et non la chose (Note de Diderot, qui résume Platon, La République, livre X, 598b)
FantĂŽme traduit ici le grec ÏÎŹÎœÏαÏΌα. Comme en grec, dans la langue française classique fantĂŽme a un double sens, celui dâapparition, de spectre, mais aussi celui dâimage, de reprĂ©sentation, sans connotation onirique ou fantasmatique particuliĂšre.
Néologisme de Diderot : une ligne portraitique, une ligne qui aurait fait un portrait.
Phidias, le plus grand sculpteur de lâAthĂšnes du Ve siĂšcle, avait notamment rĂ©alisĂ© la statue chrysĂ©lĂ©phantine (en ivoire et en or) dâAthĂ©na pour le ParthĂ©non. Diderot passe du peintre au sculpteur parce que son interlocuteur imaginaire est toujours FalconetâŠ
Vous nâĂȘtes quâau 3e rang, aprĂšs la belle femme et la beautĂ©. (Note de Diderot dâaprĂšs Platon, La RĂ©publique, 597e. Platon Ă©crivait, comparant le : « Et le peintre, le nommerons-nous lâouvrier et le crĂ©ateur de cet objet [=le lit du menuisier]. â Nullement. Quâest-il donc, dis-moi, par rapport au lit ? â Il me semble que le nom qui lui conviendrait le mieux est celui dâimitateur de ce dont les deux autres sont les ouvriers. â Soit. Tu appelles donc imitateur lâauteur dâune production Ă©loignĂ©e de la nature de trois degrĂ©s. â Parfaitement, dit-il. â Donc le faiseur de tragĂ©dies, sâil est un imitateur, sera par nature Ă©loignĂ© de trois degrĂ©s du roi et de la vĂ©ritĂ©, comme aussi tous les autres imitateurs. » (trad. R. Baccou, GF, p. 362). Platon compare deux exemples : le peintre reprĂ©sentant le lit exĂ©cutĂ© par le menuisier Ă partir dâun lit « qui existe dans la nature des choses » et le dramaturge forgeant un roi de tragĂ©die Ă partir dâune histoire vraie. Peintre-Menuisier-Nature // PoĂšte-Personnage-VĂ©ritĂ©.)
Commentaire de Grimm.
Pique contre Falconet, qui avait la contradiction facile et acerbeâŠ
Comprendre : sâil lâon peut dire Ă propos de la plus petite partie de lâĆuvre dâart, et la mieux choisie, quâelle a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©e Ă partir dâun modĂšle qui Ă©tait dĂ©jĂ une reprĂ©sentation, un portrait, et non la vĂ©ritĂ© mĂȘme.
Comprendre : mĂȘme si je ne savais pas rĂ©pondre techniquement Ă votre question.
Pour un Ćil qui serait capable de voir le dĂ©tail des choses comme au microscope, mĂȘme un ongle, mĂȘme un cheveu nâest jamais un ongle idĂ©al, un cheveu idĂ©al, mais lâongle et le cheveu dâune personne particuliĂšre, dans une situation particuliĂšre. Ce sont donc des portraits. Diderot va sâen expliquer plus loin : le corps confrontĂ© aux alĂ©as de la vie se dĂ©forme toujours, ne serait-ce que de façon microscopique. Cette idĂ©e avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e au dĂ©but des Essais sur la peinture, DPV XIV 343-4.
La chose en question nâest donc jamais un modĂšle premier, une belle nature, mais toujours dĂ©jĂ une copie, un ÏÎŹÎœÏαÏΌα, une reprĂ©sentation. Cette chose est interposĂ©e entre le modĂšle premier et « votre copie », la peinture rĂ©alisĂ©e, qui est en fait une copie de copie. Cette chose fait Ă©cran : Diderot thĂ©orise ici le dispositif de la reprĂ©sentation comme dispositif dâĂ©cran.
Observation dĂ©signe ici ce qui ne peut justement pas ĂȘtre observĂ© visuellement, expĂ©rimentalement, et doit ĂȘtre reconstituĂ© par une expĂ©rience de pensĂ©e. Dans lâarticle Observation de lâEncyclopĂ©die, qui est probablement du mĂ©decin MĂ©nuret, le premier exemple dĂ©veloppĂ© est celui de la mineâŠ
Notion de nature : notion de philosophie naturelle, qui était le terme, depuis Galilée, pour désigner la physique et la science en général.
Tout visage est dissymétrique.
Miroir grossissant.
N.B. A lâĂcole, une fois la semaine, les Ă©lĂšves sâassemblent, un dâeux sert de modĂšle. Son camarade le pose, et lâenveloppe ensuite dâune piĂšce dâĂ©toffe blanche, la drapant le mieux quâil peut. Et câest lĂ ce quâon appelle faire la caricature. (Note de Diderot. Le mot caricature, qui vient de lâitalien caricare, charger, nâest entrĂ© que depuis peu dans la langue, et nâest pas encore attestĂ© dans le Dictionnaire de TrĂ©voux. Câest pourquoi Diderot juge une explication nĂ©cessaire. Ici, visiblement, la caricature nâengage ni dĂ©formation, ni grotesque. Le modĂšle est enveloppĂ©, chargĂ©, dâun drap. Le cours donnĂ© par Vernet, est un cours de drapĂ©, pour travailler le pli. Vernet a le grade dâAcadĂ©micien depuis 1753, et de Conseiller depuis 1767, mais nâest pas Professeur en titre.)
Subsistant : qui existe dans la réalité matérielle.
Image traduit ici le ÏÎŹÎœÏαÏΌα platonicien, que Diderot va ensuite diffĂ©rencier en « copie », lâimage subsistante, et en « imagination », lâimage virtuelle, imaginĂ©e.
Lâattitude de Diderot vis-Ă -vis de la mĂ©taphysique est ambivalente. Le terme peut dĂ©signer la vieille philosophie scolastique, incomprĂ©hensible. Dans Le RĂȘve de DâAlembert, Diderot se moque du « galimatias mĂ©taphysico-thĂ©ologique ». Et dans le Salon de 1765 il opposait dĂ©jĂ au « galimatias mĂ©taphysique » des thĂ©ologiens les tableaux dâhistoire religieuse, qui parlent aux yeux (DPV XIV 245). Mais la mĂ©taphysique, câest aussi la thĂ©orie au sens le plus noble du terme, et Diderot, en matiĂšre dâart, se pique de mĂ©taphysique : « VoilĂ , mon ami, un Ă©chantillon de la mĂ©taphysique du dessin ; et il nây a ni science, ni art qui nâait la sienne, Ă laquelle le gĂ©nie sâassujettit, par instinct, sans le savoir. Par instinct ! O la belle occasion de mĂ©taphysiquer encore ! » (Salon de 1765, DPV XIV 129)
Nouvelle référence, plus précise, à la chimÚre de Zeuxis.
Comprendre : Et sâil nây avait pas eu dâart antique avant toi ? On touche ici Ă la querelle des Anciens et des Modernes, dans laquelle Diderot nâa jamais pris de parti tranchĂ©.
Lâimage virtuelle du modĂšle idĂ©al, qui nâexiste que dans lâimagination.
Câest-Ă -dire, qui nâait Ă©tĂ© dĂ©formĂ©e. Le travail de la nature est un travail de dĂ©formation perpĂ©tuelle de ses propres modĂšles.
Observation et expĂ©rience, câest-Ă -dire analyse critique et expĂ©rimentation, pratique et mĂ©taphysique.
Comparaison implicite de la crĂ©ation picturale Ă un sacrement : « Les Sacremens qui impriment un caractĂšre sont le BaptĂȘme, la Confirmation et lâOrdre » (Dictionnaire de TrĂ©voux, article CaractĂšre).
Irréductible à , qui échappe à .
Ici au sens de prudente, prĂ©cautionneuse. Le terme sâemploie dâhabitude pĂ©jorativement : sans courage, couard.
La ligne vraie est la ligne de beauté théorisée par Hogarth dans The Analysis of Beauty.
Agasias dâĂphĂšse, sculpteur hellĂ©nistique (1er siĂšcle avant JĂ©sus-Christ), auteur supposĂ© du Gaulois blessĂ© (#010267) et du Gladiateur BorghĂšse (#011269). Ce dernier est reproduit dans lâEncyclopĂ©die pour ses proportions parfaites (#011270).
Pierre Puget, un des plus importants sculpteurs français du XVIIe siĂšcle, nĂ© et mort Ă Marseille, auteur notamment dâun Milon de Crotone (#006255) dont une version est visible sur le Cours HonorĂ© dâEstienne dâOrves Ă cĂŽtĂ© du Vieux-Port de Marseille.
Jean-Baptiste Pigalle, sculpteur, né en 1714 comme Diderot. Diderot a fait son éloge et évoqué son Mercure attachant sa talonniÚre (#001836) et son Monument à Louis XV (#004516) dans le Salon de 1765. Pigalle fera le buste en bronze de Diderot en 1777.
Diderot parodie ici les trois genres dramatiques hĂ©ritĂ©s de lâantiquitĂ© : au-dessus de nous, la tragĂ©die ; Ă notre niveau, la comĂ©die ; au-dessous de nous, la farce. ProcĂ©dant par dĂ©formation , et non pas catĂ©gories, il place le modĂšle idĂ©al non en premier, mais au centre : la tragĂ©die devient le chimĂ©rique ; la farce, le mensonge, tandis que le centre est le lieu du renouvellement incessant des genres : pour Diderot, le drame bourgeois.
La recherche du modĂšle idĂ©al sâinscrit dans un processus de perfectionnement continu : il faut toujours rompre avec la tradition. Ici, le texte prend un tournant dĂ©cisif : le modĂšle idĂ©al sâhistoricise et se politise.
« Je me contenteray de rapporter icy ce que disoit un Peintre moderne, qui avoit beaucoup pĂ©nĂ©trĂ© dans la connoissance de lâAntique, câest le fameux Poussin : RaphaĂ«l, disoit-il, est un Ange comparĂ© aux autres Peintres ; câest un Asne comparĂ© aux Auteurs des Antiques. » (Roger de Piles, AbrĂ©gĂ© de la vie des peintres, 1699, livre I, chap. 5 « De lâAntique », repris dans les ĂlĂ©ments de peinture pratique, Jombert, 1766, 2e partie, chap. 5, p. 379. Lâanecdote se trouve Ă©galement dans les Recherches sur les beautĂ©s de la peinture de Webb, qui lâa prise Ă de De Piles, et Diderot la cite dans son compte-rendu de lâouvrage pour la Correspondance littĂ©raire du 15 janvier 1763, oĂč lâange devient un aigle (DPV XIII 314).
« PhĂ©nomĂšne, s. m., PhĂŠnomena. Effet apparent dans le ciel, ou sur la terre, quâon dĂ©couvre par lâobservation des astres, ou par les expĂ©riences physiques, & dont la cause nâest pas Ă©vidente. » (TrĂ©voux) Le mot est rare et rĂ©servĂ© en principe Ă la physique. Les partisans de lâantique regardent les Ćuvres des Anciens comme des phĂ©nomĂšnes de physique dont ils ne comprennent pas la cause.
Le Gladiateur BorghĂšse dâAgasias, que NapolĂ©on a fait entrer au Louvre en 1808, Ă©tait Ă lâĂ©poque de Diderot dans la collection BorghĂšse Ă Rome. Mais il en existait des copies, comme celle en terre cuite exĂ©cutĂ©e par Nicolas Coustou en 1683 lors de son sĂ©jour Ă Rome, actuellement au Louvre (RF 198), ou celle en bronze actuellement installĂ©e au Bosquet de la Reine Ă Versailles, sans parler des gravures. Imaginer Pigalle et Agasias Ă Paris devant le Gladiateur BorghĂšse suppose de les imaginer devant une copieâŠ
Non pas mĂȘme le Gladiateur original, mais son crĂ©ateur : il ne sâagirait plus alors de copie, mais dâĂ©mulation entre trois artistes crĂ©ant simultanĂ©ment.
RĂšgle, ou canon : « PolyclĂšte de Sicyone, disciple d'AgĂ©ladas, a fait le [âŠ] Doryphore, figure dâenfant pleine de vigueur, et nommĂ©e Canon par les artistes, qui en Ă©tudient le dessin comme une sorte de loi ; de sorte que, seul entre tous, il passe pour avoir fait lâart mĂȘme dans une oeuvre dâart. » (Pline lâAncien, Histoire naturelle, XXXIV, 19, 6 ; voir #019752).
DĂ©but de la critique de la ChimĂšre de Zeuxis : Diderot dĂ©construit la notion de belle nature en montrant quâelle repose sur un paradoxe originaire (le mot paradoxe sera prononcĂ© quelques lignes plus loin). Il faut connaĂźtre dâavance la belle nature pour pouvoir la crĂ©er.
Diderot Ă©crit ironiquement « ligne de foi » au lieu de ligne de beautĂ©, ou ligne vraie : la beautĂ© serait un article de foi, une sorte de prescience divine que lâartiste aurait en lui dâemblĂ©e, au lieu du produit dâune longue recherche, comme Diderot cherche Ă le dĂ©montrer.
Reprise et radicalisation de lâopposition entre ce qui est au-dessus et ce qui est en dessous du modĂšle, ici simplement renvoyĂ©s dos Ă dos, comme dĂ©pourvus dâidĂ©al. Mesquin signifie, au propre, avare. Mais « Mesquin, se dit figurĂ©ment en plusieurs Arts, comme en Architecture, Sculpture, Peinture, &c, de tout ce qui est pauvre, de mauvais air, ou de mauvais goĂ»t, oĂč il semble quâon a voulu plaindre la dĂ©pense, lâĂ©toffe ou le travail. Sordidus, ineptus, abjectus. On dit, Cela est mesquin. » (TrĂ©voux) Diderot lâemploie gĂ©nĂ©ralement pour dĂ©signer le manque de noblesse, le caractĂšre commun pour une composition (allĂ©gorique, historique) qui prĂ©tend Ă la grande maniĂšre, au grand genre.
Il nây a donc pas de ligne vraie absolue, de belle nature en soi : chaque culture, chaque Ă©poque Ă©labore son modĂšle idĂ©al. Le modĂšle idĂ©al est dĂ©sormais pensĂ© par rapport Ă un milieu (social, politique, culturel).
Ici Diderot semble prendre le parti des Anciens contre les Modernes, et se faire lâĂ©cho des plaidoyers enflammĂ©s de Winckelmann pour la statuaire grecque. Mais « chefs-dâĆuvre » doit se comprendre avec une distance ironique : si on pose dâemblĂ©e « les chefs-dâĆuvre des Anciens » comme des chefs-dâĆuvre absolus et indĂ©passables, tout ce qui suit ne pourra jamais ĂȘtre que lâhistoire dâune longue dĂ©cadence. Câest la thĂšse de Winckelmann. Mais les dĂ©veloppements relativistes de Diderot qui prĂ©cĂ©dent et suivent cette phrase attestent que ce nâest pas la sienne.
Câest le principe de continuitĂ© de la philosophie naturelle. Natura non facit saltus, la nature ne fait pas de saut, Ă©crit Leibniz (PrĂ©face des Nouveaux Essais sur lâEntendement humain [1704], GF, p. 40). La formule est reprise par LinnĂ© dans sa Philosophia botanica, Vienne, J. Th. Trattner, 1755, §77, p. 27.
David Garrick, lâun des plus importants acteurs anglais du XVIIIe siĂšcle, interprĂšte de Shakespeare et directeur pendant 30 ans du théùtre de Drury Lane Ă Londres. Diderot lâadmirait beaucoup et le cite en exemple dĂšs 1758 (Lettre Ă Mme Riccoboni). La premiĂšre Ă©bauche du Paradoxe sur le comĂ©dien, en 1769, sâintitule Observations sur un ouvrage intitulĂ© : Garrick ou les acteurs anglais. Le dialogue qui suit, entre Garrick et lâaimable chevalier de Chastellux, est repris dans le Paradoxe.
Excursion : digression.
Il sâagit donc de faire une nation : la production du modĂšle idĂ©al nâest ni lâaffaire individuelle dâun artiste, ni une simple question dâesthĂ©tique ; elle engage, politiquement, nationalement, le destin dâun peuple. La nation quâon fait, est une nation quâon prĂ©tend modeler sur un modĂšle extĂ©rieur, i. e. le modĂšle antique.
Sobriquet que Diderot a donnĂ© Ă son ami Grimm au dĂ©but du Salon de 1765. Grimm lâexplique alors ainsi : « Moi, honnĂȘte faiseur de feuilles, jâai reçu du philosophe, pour Ă©trennes, une enseigne reprĂ©sentant un houx, avec lâinscription au-dessus, en demi-cercle : Au Houx toujours vert ; et en bas, lâĂ©pigraphe ondoyante : Semper frondescit. » (il fait toujours des feuilles).
Les lecteurs de la Correspondance littĂ©raire sont censĂ©s garder pour eux les jugements de Diderot, et ne surtout pas les divulguer aux artistes : câest la condition de la sincĂ©ritĂ© de ses critiques comme de ses Ă©loges.
Diderot Ă©numĂšre les arguments que Grimm devra avancer pour obtenir le « serment solennel de rĂ©ticence ». Tout ce jeu est Ă©videmment factice : Diderot feint de sâadresser au seul Grimm, mais sait trĂšs bien que les abonnĂ©s liront ce quâil est en train dâĂ©crire. Il construit ainsi, par cette adresse indirecte, un dispositif dâeffraction Ă©nonciative : le lecteur accĂšde, par effraction, Ă ce quâil ne devrait pas lire, et lira ensuite des jugements censĂ©s rester secrets.
« Race irritable des devins. » (Horace, ĂpĂźtres, II, ii, v. 102) Les devins dĂ©signent ironiquement les artistes.
RĂ©fĂ©rence Ă la comĂ©die dâAristophane, Les GuĂȘpes, qui est une satire du fonctionnement des tribunaux athĂ©niens. Les guĂȘpes, se sont les citoyens jurĂ©s qui assaillent de leur aiguillon leurs victimes, les accusĂ©s.
Câest comme un service que Grimm avait demandĂ© Ă Diderot, Ă la fin de lâĂ©tĂ© 1759, de rĂ©diger pour la Correspondance littĂ©raire le compte rendu des Salons.
Grimm est alors en visite chez cette princesse, Ă qui Diderot a dĂ©diĂ© Le PĂšre de famille. Voir lâĂpĂźtre Ă son altesse sĂ©rĂ©nissime Madame la Princesse de Nassau Saarbruck, qui ouvre lâĂ©dition de 1758 du PĂšre de famille, DPV X 180-189. En 1765, la princesse de passage Ă Paris accorde Ă Grimm et Ă Diderot une matinĂ©e charmante, quâil raconte dans la lettre Ă Sophie Volland du 25 juillet (CFL V 896).
Dans la lettre suivante, oĂč il commencera les descriptions du Salon de 1767, Diderot dĂ©butera par les peintures de Michel Vanloo. Vanloo est un peintre beaucoup trop sage et acadĂ©mique : il faudra lâĂ©pousseter !
A la fin du 1er § des Annales, Tacite annonce quâil passera vite sur la fin dâAuguste et quâil racontera TibĂšre « sans colĂšre ni passion, dont je garde les motifs loin de moi ».
Diderot se plaint réguliÚrement que Grimm le presse de rendre ses pages.
Fils dâun pasteur luthĂ©rien, Grimm Ă©tait, pour les Français, hĂ©rĂ©tique. La remarque de Diderot, athĂ©e, ne manque pas de sel. MĂȘme comique, la théùtralisation de lâentrĂ©e dans lâespace du Salon solennise sa dimension nationale et politique.
« Selle, est aussi un terme de Sculpture, qui leur sert pour modeler. Câest un pied, une table de bois quarrĂ©e, sur laquelle on pose les modĂšles pour les travailler. Tabula, tabulatum Sculptorum. On lâappelle autrement chevalet. Pour modeler ou faire des figures de terre, il nâest pas besoin de plusieurs outils. On la terre sur une selle ou chevalet, & câest avec les mains que lâon commence Ă travailler, & quâon avance davantage la besogne. FĂ©lib[ien] » (Dictionnaire de TrĂ©voux, 1738-1742)
« Ebauchoirs, outils de Sculptureâ ; ce sont de petits morceaux de bois ou de buis, qui ont environ sept Ă huit pouces de long ; ils vont en sâarrondissant par lâun des bouts, & par lâautre ils sont plats & Ă onglets. Il y en a qui sont unis par le bout, qui est onglet, & ils servent Ă polir lâouvrage ; les autres ont des ondes ou dents. On les appelle Ă©bauchoirs bretelĂ©s ; ils servent Ă breter la terre. Voyez les Planches de Sculpture. » (EncyclopĂ©die, V, 213b, 1755 et Tome VIII des Planches (vol. 29), « Sculpture en tous genres », #021112 et plus spĂ©cifiquement Planche 3, « DiffĂ©rens Ă©bauchoirs de buis ou dâivoire », qui ressemblent Ă des spatules)
Voir #021115. Diderot ne connaissait ce tableau quâindirectement, soit par la gravure de Poletnich (#021116), soit par la copie que Michel Vanloo en avait fait (#021117).
« Quos ego⊠» : cĂ©lĂšbre formule de Virgile (ĂnĂ©ide, I, 135) annonçant la fin de la tempĂȘte : Neptune en colĂšre sâinterrompt au milieu de sa phrase et, dâun coup, met fin Ă lâagitation des flots. La reprĂ©sentation en peinture de ce changement Ă vue Ă©tait rĂ©putĂ©e impossible, plusieurs artistes ont relevĂ© le dĂ©fi. Le plus cĂ©lĂšbre est Rubens (#000860), dont Diderot verra le tableau Ă Dresde (PensĂ©es dĂ©tachĂ©es sur la peinture, derniĂšre page, Ver IV 1058).
Comprendre : Nâaimeriez vous pas mieux la tĂȘte de la Sculpture si elle Ă©tait coiffĂ©e Ă la va-vite, si elle Ă©tait un peu dĂ©rangĂ©e dans sa coiffure.
Le drapĂ© de son vĂȘtement un peu flottant, en mouvement.
Le Palais-Royal abritait, Ă Paris en face du Louvre, la collection de peintures du duc dâOrlĂ©ans, une des plus importantes collections de France. Diderot y avait ses entrĂ©es. La collection abritait notamment un Jules II de RaphaĂ«l (connu par la gravure, #021120), copie de celui actuellement conservĂ© Ă la National Gallery de Londres (#021119).
Voir le tableau du chĂąteau de Breteuil, qui est peut-ĂȘtre une copie (#021121), et la rĂ©duction ovale, qui est originale (#021122).
Diderot réitÚrera cette boutade à propos de Cochin. Voir DPV XVI 500.
RĂ©plique du Jardinier et son seigneur, opĂ©ra comique en un acte de Sedaine, musique de Philidor, reprĂ©sentĂ© le 18 fĂ©vrier 1761 au Théùtre de la Foire Saint-Germain, Ă Paris. A la scĂšne 7, le Seigneur qui arrive avec sa suite et ses chiens, ignore absolument M. Simon et nâa dâyeux que pour la jolie Fanchette : « M. Simon. Monseigneur, je suis⊠à part. Il ne me voit pas. [âŠ] Le Seigneur appercevant Fanchette. VoilĂ une jolie fille ! Fanchette. Ma mere, il nous regarde. Mme Simon. Restez lĂ . (Elle rajuste le fichu de sa fille.) M. Simon, Ă part. Il ne me reconnoĂźt pas. Le Seigneur. Mes chevaux sont-ils arrivĂ©s ? Le Valet. Ils sont Ă la Ferme. Le Seigneur, Ă lâun de ses gens, en regardant Fanchette. Elle est jolie ! M. Simon, Ă part. Il ne mâa jamais vĂ» sans perruque. Ă sa femme. Riez, vous, sotte, plutĂŽt que dâaller⊠au Seigneur. Monseigneur, je vous⊠Le Seigneur, Ă ses gens. Amenez les Chevaux. »
Augustin de Saint-Aubin, quand il grava le portrait de Diderot dâaprĂšs le tableau de Vanloo, sâefforça de corriger cela. Il lui fit un vĂȘtement plus simple et un front plus dĂ©gagĂ©, la figure dâun intellectuel plutĂŽt que dâun courtisan. Voir #011121.
Dans la lettre Ă Sophie Volland du 11 octobre 1767, Diderot Ă©crit : « Je nâai point encore vu les Vanloo, mais je les verrai demain. Michel mâa envoyĂ© le beau portrait quâil a fait de moi ; il est arrivĂ©, au grand Ă©tonnement de Mme Dideot qui le croyait destinĂ© Ă quelquâun ou quelquâune. Je lâai placĂ© au-dessus du clavecin de ma petite bonne [= de sa fille AngĂ©lique]. Je lâaimerais bien autant ailleurs. Mme Diderot prĂ©tend quâon mâa donnĂ© lâair dâune vieille coquette qui fait le petit bec et qui a encore des prĂ©tentions. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette critique. Quoi quâil en soit, câest une marque dâamitiĂ© de la part dâun excellent homme, qui doit mâĂȘtre et qui me sera toujours prĂ©cieuse. » (CFL VII 607) Lâexpression « vieille coquette », qui serait de Mme Diderot et se retrouve Ă lâidentique, permet de supposer que le texte du Salon a Ă©tĂ© Ă©crit Ă peu prĂšs en mĂȘme temps.
Enea. E pur a tanto sdegno | non hai ragion di condannarmi. Didone. Indegno. | Non ha ragione, ingrato, | un core abbandonato | da chi giurogli fĂ© ? (ĂnĂ©e. Et pourtant, tu nâas aucune raison de me condamner Ă un tel dĂ©dain. Didon. N'y a-t-il pas une raison, ingrat, pour un cĆur abandonnĂ© par celui qui mâavait jurĂ© sa foi ?) Vers de la Didone abbandonata de MĂ©tastase (1724), qui fut mise en musique par plus de 50 compositeurs jusquâen 1823, en Italie, en Allemagne, Ă Londres (mais pas Ă Paris). Le texte est rĂ©guliĂšrement imprimĂ©, et les partitions circulent, pour permettre au public de jouer les airs en sâaccompagnant au clavecin. Diderot aimait beaucoup la musique, et sa fille Ă©tait bonne claveciniste.
Diderot interpelle son portrait.
Câest-Ă -dire un orateur romain, dans le genre nĂ©o-classique noble. Plus loin dans le Salon, Diderot Ă©voquera ses sĂ©ances de pose avec Mme Therbouche, qui lâa peint Ă lâantique : « Ses autres portraits sont faibles, froids, sans autre mĂ©rite que celui de la ressemblance, exceptĂ© le mien qui ressemble, oĂč je suis nu jusquâĂ la ceinture et qui pour la fiertĂ©, les chairs, le faire est fort au-dessus de Roslin et dâaucun portraitiste de lâAcadĂ©mie. Je lâai placĂ© vis-Ă -vis celui de Vanloo Ă qui il jouait un mauvais tour. Il Ă©tait si frappant que ma fille me disait quâelle lâaurait baisĂ© cent fois pendant mon absence, si elle nâavait pas craint de le gĂąter. La poitrine Ă©tait peinte trĂšs chaudement, avec des passages, et des mĂ©plats tout Ă fait vrais. Lorsque la tĂȘte fut faite, il Ă©tait question du cou, et le haut de mon vĂȘtement le cachait, ce qui dĂ©pitait un peu lâartiste. Pour faire cesser ce dĂ©pit, je passai derriĂšre un rideau ; je me dĂ©shabillai, et je parus devant elle, en modĂšle dâacadĂ©mie. Je nâaurais pas osĂ© vous le proposer, me dit-elle ; mais vous avez bien fait et je vous en remercie. JâĂ©tais nu, mais tout nu. Elle me peignait, et nous causions avec une simplicitĂ© et une innocence digne des premiers siĂšcles. » (DPV XVI 375) Ce portrait est perdu mais a Ă©tĂ© portĂ© Ă la gravure : voir #006254.
Greuze avait dessinĂ© une tĂȘte de Diderot de profil Ă la pierre noire en 1766. Voir #002896. Ce dessin fut immĂ©diatement gravĂ© par Augustin de Saint-Aubin (#021123), et cette gravure ensuite recopiĂ©e par de nombreux graveurs.
Allusion Ă une anecdote qui courait Ă lâĂ©poque, et que Diderot rapportait dĂ©jĂ dans la lettre Ă Sophie Volland du 5 septembre 1762. Le docteur Gatti revient dâItalie, la conversation roule sur le carnaval de Venise : « et le moyen de ne pas sâarrĂȘter dans un endroit oĂč le carnaval dure six mois, oĂč les moines mĂȘme vont en masque et en domino, et oĂč sur une mĂȘme place, on voit dâun cĂŽtĂ© sur de strĂ©teaux des histrions qui jouent des farces gaies mais dâune licence effrĂ©nĂ©e, et de lâautre cĂŽtĂ©, sur dâautres trĂ©teaux, des prĂȘtres qui jouent des farces dâune autre couleur, et sâĂ©crient : âMessieurs, laissez lĂ ces misĂ©rables ; ce Polichinelle qui vous assemble lĂ nâest quâun sotâ ; et en montrant le crucifix : âLe vrai Polichinelle,le grand Polichinelle, le voilĂ .â » (CFL V 739) Grimm reprend plus loin lâanecdote dans son commentaire.
Le portrait de Garand est perdu, mais la gravure commandée par Grimm nous est parvenue : voir #006253.
Grimm voudrait quelques lignes de Diderot Ă inscrire en dessous de la gravure. LâabbĂ© Le Monnier aurait rĂ©digĂ© le distique suivant : « Il eut de grands amis et de petits jaloux ; Le soleil plaĂźt Ă lâaigle et blesse les hiboux. » (Grimm, Correspondance littĂ©raire, mai 1771). Mais sur la gravure conservĂ©e Ă Langres le cartouche est vide.
Michel Vanloo avait obtenu par Rigaud dâĂȘtre nommĂ© premier peintre du roi dâEspagne, Philippe V. Il tenait de lĂ sa fortune, et câest lĂ aussi quâil la perditâŠ
Diderot avait Ă©crit : saisissent-elle. La Correspondance littĂ©raire corrige : Dites-moi je vous prie pourquoi le rĂ©cit de ces actions nous saisitâŠ
Francis Hutcheson Ă©tait lâauteur des Recherches sur lâorigine de nos idĂ©es de beautĂ© et de vertu (Londres, 1725). Diderot le commente abondamment dans le TraitĂ© sur le beau (Ă©crit sans doute Ă lâoccasion de la traduction française de Hutcheson, Amsterdam, 1749), qui deviendra lâarticle Beau de lâEncyclopĂ©die (1752).
ElĂšve de Hutcheson, Adam Smith se prĂ©occupa de philosophie morale avant de devenir le thĂ©oricien du libĂ©ralisme Ă©conomique. Son premier ouvrage consĂ©quent est The Theory of moral sentiments (Londres, 1759), en français MĂ©taphysique de lâĂąme, ou ThĂ©orie des sentiments moraux (Paris, Briasson, 1764).
Hutcheson, inspirĂ© par Hume, avait imaginĂ© un sixiĂšme sens, ou sens moral, qui porterait lâhomme, instinctivement, Ă prĂ©fĂ©rer lâutile. Sur ce sens moral, Smith est moins catĂ©gorique que ne lâĂ©crit Diderot : « Quel que soit le fondement que nous supposons Ă nos facultĂ©s morales, quâil sâagisse dâune certaine modification de la raison, dâun instinct originel appelĂ© sens moral, ou dâun autre principe de notre nature, on ne peut douter que ces facultĂ©s morales nous ont Ă©tĂ© donnĂ©es pour diriger notre conduite dans cette vie. (Ă©d. PUF, 2014, 3e partie, chap. 5, p. 229-239)
Ces fibres sont les nerfs, que Diderot, dans Le RĂȘve de DâAlembert, se reprĂ©sente comme des cordes sensibles.
François Jean de Beauvoir, marquis de Chastellux (1734-1788), petit-fils du chancelier dâAguesseau, avait publiĂ© en 1754 une lettre contre les thĂ©ories musicales de Rousseau, et en 1765 un Essai sur lâunion de la poĂ©sie et de la musique (La Haye et Paris, Merlin, 1765). Il traduira en 1773 lâEssai sur lâopĂ©ra dâAlgarotti. Diderot apprĂ©ciait sa sociĂ©tĂ©, comme en tĂ©moigne la lettre Ă Sophie Volland du 28 aoĂ»t 1768 (CFL VII 724).
John Wilkes (1725-1797), Ă©lu Ă la Chambre des Communes en 1757, fonde aprĂšs la dĂ©mission de William Pitt, dont il Ă©tait partisan, le journal The North Briton. Son radicalisme whig lui vaut briĂšvement la prison en 1763. il sâexile alors en France, et rentre Ă Londres juste avant les Ă©lections de 1768, oĂč il est réélu. Diderot a dĂ» rencontrer Wilkes chez dâHolbach dĂšs 1763 et mentionne Wilkes, en mĂȘme temps que Chastellux, dans une lettre Ă Sophie Volland du 4 octobre 1767 : « VoilĂ presque toute la sociĂ©tĂ© que vous connaissez presque aussi bien que moi. » (CFL VII 596)
« Combien la réalité est vide ! » Fin du premier vers de la premiÚre Satire de Perse.
Contresens loufoque sur la formule latine prĂ©cĂ©dente. Le rĂ©bus : le bon mot, la plaisanterie de Chastellux. Dans la Correspondance littĂ©raire, Grimm ajoute : « RĂ©bus, pointe, jeu de mots, tout cela est de la mĂȘme famille. »
Faiseurs de pointes.
« Escritoire, s. f. EspĂšce dâĂ©tui oĂč lâon serre les choses nĂ©cessaires Ă Ă©crire, & particuliĂšrement le ganif, les plumes, lâencre & la poudre. Theca calamaria. Il y a de grandes Ă©critoires de cabinet, de petites Ă©critoires pour la poche. Les Ă©coliers se battent Ă coups dâĂ©critoire. Les Nobles appellent par mĂ©pris les gens de robe, des gens dâĂ©critoire. » (TrĂ©voux. Le ganif, ou canif, est un petit couteau pour tailler les plumes.)
« Charge, en terme de Peinture, câest une reprĂ©sentation exagĂ©rĂ©e de quelque personne, que le Peintre fait pour se rĂ©jouĂŻr, & Ă laquelle il conserve de la ressemblance en ridicule. Il nâest pas nĂ©cessaire que le peintre ait toĂ»jours intention de se divertir pour quâon puisse dire quâune chose est chargĂ©e. Res aliqua per picturam exagerata. » (TrĂ©voux) Une charge est une caricature.
« Glacis. Terme de peinture. Les glacis se font avec des couleurs transparentes qui ont peu de corps. ; on les passe en frottant lĂ©gĂšrement avec une brosse sur un ouvrage peint de couleurs encore plus claires : les glacis servent Ă unir les couleurs ensemble, & Ă les mettre en harmonie. » (TrĂ©voux) Diderot suggĂšre ici que le tableau original Ă©tait complĂštement disparate, et quâun glacis lui a Ă©tĂ© apposĂ© pour lâharmoniser artificiellement.
La SoirĂ©e des boulevards, « comĂ©die en un acte avec des scĂšnes Ă©pisodiques, donnĂ©e au Théùtre Italien par M. Favart, & plusieurs autres Auteurs, le 14 novembre 1758. Elle a eu beaucoup de succĂšs, & on y ajouta des scĂšnes nouvelles, le 9 Mai 1760, lors de lâouverture que ces ComĂ©diens firent du Théùtre quâils avoient louĂ© sur le rempart, pendant quâon travailloit au leur. » Diderot aurait confondu avec La Guinguette, donnĂ©e en 1750 au mĂȘme théùtre par le danseur Jean-Baptiste François Dehesse : Gabriel de Saint-Aubin lâa reprĂ©sentĂ©e Ă la gouache, son tableau a Ă©tĂ© gravĂ© par Basan.
« Nolite dare sanctum canibus, neque mittatis margaritas vestras ante porcos⊠», Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacrĂ©, ne jetez pas vos perles devant les porcs (Matthieu 7, 6). Comparer avec Asinus ad lyram Ă lâarticle Bachelier, DPV XVI 171.
Les objets allégoriques disposés sur le tapis au premier plan à droite devant les deux putti que Diderot désigne, par dédain, comme des « marmots ».
Diderot reprend une idĂ©e exposĂ©e dans les Essais sur la peinture : « Ce contraste dâĂ©tude, dâacadĂ©mie, dâĂ©cole, de technique, est faux. Ce nâest plus une action qui se passe en nature, câest une action apprĂȘtĂ©e, compassĂ©e, qui se joue sur la toile. Le tableau nâest plus une rue, une place publique, un temple ; câest une théùtre. » (« Paragraphe sur la composition oĂč jâespĂšre que jâen parlerai », DPV XIV 388)
Jacques Callot (1592-1635), dessinateur et graveur lorrain. La sĂ©rie des Balli di Sfessania met en scĂšne les personnages de la commedia dellâarte. Dans la collection de gravures du baron dâHolbach, quâil Ă©voque dans le prĂ©ambule du Salon de 1767, Diderot avait pu voir plus sieurs centaines de gravures de Callot.
Coloriées.
Sur les quais de la Seine, et plus particuliĂšrement au pont Notre-Dame.
Trois condamnés au supplice de la roue.
« Conciergerie, signifie aussi la geole, la prison qui est dans un palais. Carcer. On a amenĂ© ce prisonnier Ă la Conciergerie ; câest-Ă -dire, aux prisons royales du Parlement de Paris. » (TrĂ©voux)
Ils ressemblent à des galériens en train de ramer.
« Touche, Toucher, (Peinture.) lorsquâun peintre a suffisamment empĂątĂ© & fondu les couleurs quâil a cru convenables pour reprĂ©senter les objets quâil sâest proposĂ© dâimiter, il en applique encore dâun seul coup de pinceau, qui acheve de caractĂ©riser ces objets, & ces coups de pinceau sâappellent toucher. On dit touches lĂ©geres, touches faciles ; telles parties sont bien touchĂ©es, finement touchĂ©es ; pour exĂ©cuter telle chose il faut savoir toucher le pinceau, ou avoir de la touche de pinceau, &c. » (EncyclopĂ©die, XVI, 1765, 445a). DâaprĂšs le TrĂ©voux, touche en peinture « se dit particuliĂšrement des feuilles des arbres peints ».
Jacques Fabien Gautier dâAgoty (1711-1786), peintre et graveur dâanatomie, publie en 1746 une Myologie complete en couleur et grandeur naturelle, composĂ©e de lâEssai et de la Suite de lâEssai dâanatomie en tableaux imprimĂ©s. Il avait perfectionnĂ© pour ce faire le procĂ©dĂ© dâimpression en couleur inventĂ© par Le Blond, et sâen explique en 1753 dans les Observations sur la peinture et sur les tableaux anciens et modernes, dĂ©diĂ©es Ă M. de VandiĂšre, [âŠ] par M. Gautier, inventeur de lâArt de faire les Tableaux sous Presse. Le mĂ©pris de Diderot est de principe : « Rien nâest plus contraire au progrĂšs des connaissances, que le mystĂšre. [Câest un des principaux caractĂšres de la petitesse dâesprit.] Nous en serions encore Ă la recherche des arts les plus simples et les plus importants, si ceux qui les ont dĂ©couverts en avaient toujours fait des secrets. » (LâHistoire et le secret de la peinture en cire, 1755, DPV IX 133)
Allusion Ă la plaisanterie du fils de Vernet, au dĂ©but de lâarticle HallĂ©.
La monarchie polonaise Ă©tait parfois caractĂ©risĂ©e comme rĂ©publique nobiliaire : câest la DiĂšte polonaise qui dĂ©tenait le vĂ©ritable pouvoir.
Jean III Sobieski (1629-1696), hĂ©ros national polonais, sâĂ©tait notamment illustrĂ© par sa victoire contre les Turcs devant Vienne en 1683. Grimm essaye-t-il de rattraper la critique incendiaire de Grimm, ou ce rattrapage est-il lui-mĂȘme ironique ? Le cardinal de Polignac faisait en effet courir un rĂ©cit grotesque de la mort de Jean Sobieski dans son chĂąteau de Wilanow : « Le cardinal de Polignac disoit que, lorsque le grand Sobieski mourut, il Ă©toit sur le bord de son lit, la reine dâun cĂŽtĂ© et lâabbĂ© de Polignac dâun autre ; quâil tomba dâapoplexie et se laissa couler Ă terre ; que la reine, ne pouvant soutenir ce spectacle, sâen alla ; que, lui, alla appeler du monde ; que, soudain, arriva un aumĂŽnier qui sâenivroit, sâapprocha du Roi et se prĂ©cipita sur sa panse et sâĂ©cria : « Nomen meum, sicut deum effusum » ; quâentra un jĂ©suite nommĂ© le P. Rota qui, ayant vu un crucifix dâor, oĂč il y avoit de la vraie croix, pendu au cou du Roi, dit : « Eh, mon Dieu, voilĂ qui lâĂ©trangle », coupa le cordon et mis le crucifix dans sa poche ; que le jĂ©suite et lâaumĂŽnier sâaccablĂšrent dâinjures, le jĂ©suite ayant accusĂ© lâaumĂŽnier dâĂȘtre ivre ; que, comme il fallut donner un lavement au Roi, lâapothicaire, qui Ă©toit ivre, ne put jamais placer la canule et alla Ă gauche, ce qui rĂ©veilla le Roi, qui se mit Ă lâappeler fils de p⊠» (Montesquieu, SpicilĂšge, 471-472 ; PlĂ©iade, p. 1352-1353)
Ici, lâironie est Ă©vidente.
Denis de Paris, premier Ă©vĂȘque de LutĂšce, serait selon les premiĂšres lĂ©gendes venu dâItalie en 245 de notre Ăšre, avec six compagnons pour Ă©vangĂ©liser la Gaule. Il aurait Ă©tĂ© martyrisĂ© en 250 Ă Montmartre. Il est Ă partir du VIIIe siĂšcle confondu avec Denys lâArĂ©opagite, Ă©voquĂ© dans les Actes des apĂŽtres, et premier Ă©vĂȘque dâAthĂšnes aprĂšs avoir rencontrĂ© saint Paul. Dans la LĂ©gende dorĂ©e de Jacques de Voragine (13e siĂšcle), on lit : « Saint ClĂ©ment, qui fut le chef de lâĂglise, le fit partir quelques temps aprĂšs pour la France, en lui associant Rustique et EleuthĂšre. Il fut envoyĂ© Ă Paris oĂč il convertit beaucoup de personnes Ă la foi, y Ă©leva plusieurs Ă©glises et y plaça des clercs de diffĂ©rents ordres. » (GF, II, 276)
Plus prĂ©cisĂ©ment, Rustique et EleuthĂšre, avec qui Denis sera dĂ©capitĂ©. Dans la tradition iconographique, saint Denis est reprĂ©sentĂ© dĂ©capitĂ©, ou portant sa tĂȘte dĂ©capitĂ©e.
Diderot tente ici de mettre en Ćuvre concrĂštement la notion de ligne de beautĂ© dĂ©veloppĂ©e par Hogarth dans The Analysis of Beauty. Voir #015156. Cependant chez Hogarth, la ligne serpentine caractĂ©rise essentiellement le contour des objets, plutĂŽt que la composition gĂ©nĂ©rale. La thĂ©orie de la figura serpentinata remonte au maniĂ©risme italien de la fin de la Renaissance (Giovanni Paolo Lomazzo, Trattato dellâarte della pittura, Milan, Pontio, 1585) et est introduite en France au XVIIe siĂšcle par la traduction et lâadaptation des traitĂ©s italiens (Jean Pol Lomazzo, TraictĂ© de la proportion naturelle et artificielle des choses, trad. Hilaire Pader, Toulouse, Colomiez, 1649) : « Mais parce quâil y a deux sortes de Pyramides, lâune droite comme celle qui est Ă Sainct Pierre de Rome qui sâappelle la pyramide de Iule Cesar & lâautre de figure de flamme de feu, qui est celle que Michel Ange appelle serpentĂ©e, le Peintre doit accompagner cette forme Pyramidale, avec la forme serpentĂ©e, qui represente la tortuositĂ© dâun couleuvre vivant lorsquâil chemine, qui est la propre forme de la flamme du feu qui ondoye. Cela veut dire que la figure doit reprĂ©senter la forme de la lettre S. droite ou renversĂ©e, comme est celle ici .âĄ. parce quâalors elle aura sa beautĂ©. Et non seulement il ne doit pas observer cette forme au tout, mais en chacune des parties⊠» (Livre I, p. 5) Lomazzo raisonne par figures et par formes, plutĂŽt que par chemin et ligne de composition abstraite. Hogarth se rĂ©clame de Lomazzo dans la PrĂ©face de The Analysis of Beauty, mais nullement de Du Fresnoy comme on le lit parfois : il fustige au contraire Du Fresnoy qui nâa rien compris Ă Lomazzo ! Hogarth dĂ©veloppe explicitement sa thĂ©orie contre Du Fresnoy, De Piles, et plus gĂ©nĂ©ralement lâĂ©cole française du « tout-ensemble ».
Reprendre : faire la critique.
« Le mot dâApĂŽtre dans son origine ne signifie autre chose que dĂ©lĂ©guĂ© ou envoyĂ©, on le trouve dans Herodote en ce sens, qui est le sens naturel de ce mot. Il est appliquĂ© dans le Nouveau Testament Ă diverses sortes dâEnvoyez, premiĂšrement aux douze disciples de J.C. qui sont appellez ApĂŽtres par excellence. [âŠ] En second lieu, le nom dâApĂŽtre se prend pour de simples Envoyez des Eglises [âŠ]. En troisiĂšme lieu, on donnoit le nom dâApĂŽtres Ă ceux que els Eglises envoyoient porter des aumĂŽnes aux FidĂšles des autres Eglises. [âŠ] ApĂŽtre, est aussi celui qui a le premier plantĂ© la foi en quelque endroit. S. Denys de Corinthe est lâApĂŽtre de la France. S. François Xavier est lâApĂŽtre des Indes. » (TrĂ©voux, qui confond ici Denys de Corinthe, Ă©vĂȘque de Corinthe au IIe siĂšcle, avec Denis de Paris)
Câest-Ă -dire disposĂ©.
La scÚne picturale représente un récit ou un discours : ici, les paroles de saint Denis.
Le faire, ou le technique, qui consiste dans lâexĂ©cution Ă la peinture, sâoppose Ă lâexpression, qui relĂšve de la rhĂ©torique, câest-Ă -dire du texte.
Toucher se dit dâabord pour toucher dâun instrument, en jouer, et de lĂ pour tous les autres arts. Il est ici synonyme de peindre, mais toujours pris positivement : peindre de façon expressive, sensible, efficace.
Je nâai pas trouvĂ© cette expression, qui apparaĂźt une quinzaine de fois dans les Salons, dans les dictionnaires : dâaprĂšs les contextes, « dâhumeur » signifie avec verve, avec force, de façon expressive.
Figure, dans la langue classique, désigne le corps tout entier, et non le seul visage.
De fait, Vien sâest sans doute inspirĂ© pour sa composition du Saint Paul prĂȘchant sur lâArĂ©opage de RaphaĂ«l gravĂ© par Marcantonio Raimondi (#021135), et de LâĂcole dâAthĂšnes (#011228, voir notamment le groupe des jeunes disciples en haut Ă droite), Ă©galement gravĂ©e. Une tapisserie du Saint Paul sur lâArĂ©opage de RaphaĂ«l se trouvait alors dans la Grande Galerie du Louvre (voir celle de Madrid, #021173).
En peinture : dans la grande maniĂšre, noblement.
Les jeunes assistants de lâapĂŽtre.
Ils font groupe (dans les rÚgles de la composition classique à la française).
Dans la composition classique, on distingue masse et groupe. Diderot y revient plus loin, p. 108.
« Bluter, v. act. SĂ©parer la farine dâavec le son en la passant par un bluteau. » (TrĂ©voux) Le bluteau est un grand tamis, quâon ne peut manipuler quâavec les bras grands Ă©cartĂ©s.
« Un coup fourrĂ©, un coup quâon porte avec furie & sans se mettre en garde, ensorte quâon en reçoit un autre en mĂȘme tems. » (TrĂ©voux)
La comparaison de Vien avec le Dominiquin vient de lâarticle du Mercure de France de septembre 1767 : « Enfin, nous avons entendu comparer la grande maniĂšre de M. Vien, dans cet ouvrage, au cĂ©lĂšbre Dominicain. » Elle sera reprise dans le Journal encyclopĂ©dique le 1er dĂ©cembre. Voir par exemple La PrĂ©sentation de la Vierge au Temple de Savona, #021174.
Voir par exemple la PrĂ©dication de Raymond DiocrĂšs, #003884, Ă©voquĂ©e dans le Salon de 1761 (VER IV 211) ; on peut penser aussi Ă St Gervais & Protais devant Astasius refusent de sacrifier Ă Jupiter, alors Ă lâĂ©glise Saint-Gervais de Paris, tableau Ă©voquĂ© dans le Salon de 1763 (#001005, VER IV 262). La PrĂ©dication de saint Paul Ă ĂphĂšse, qui se trouvait Ă Notre-Dame (#007090), nâest en revanche jamais Ă©voquĂ©e explicitement par Diderot dans les Salons.
« Piquant, se dit figurĂ©ment en choses morales, tant de ce qui plaĂźt Ă lâesprit, delectare, que ce qui le choque & lâoffense. Offendere. Cette beautĂ© a quelque chose de piquant qui la fait aimer de tout le monde. Movere. » (TrĂ©voux) Il faut bien dire que le sens nâest pas trĂšs clair, le sens figurĂ© tendant Ă renverser positivement le sens propre, qui Ă©tait franchement nĂ©gatif (« qui offense, qui blesse par sa pointe aiguĂ« »). Lâeffet piquant est lâeffet dâune pointe qui pique, agrĂ©ablement ou dĂ©sagrĂ©ablement : ici, la pointe plaĂźt immĂ©diatement Ă lâesprit, mais ce plaisir ne dure pas.
Un faiseur est ici un peintre dont le point fort est le faire, le technique.
LâĂ©glise Saint-Roch, au croisement de la rue Saint-HonorĂ© et de la rue Saint-Roch, Ă deux pas du Louvre et du Palais-Royal Ă©tait lâĂ©glise de la paroisse de Diderot. Il y a Ă©tĂ© inhumĂ©. Le curĂ© de Saint-Roch y avait entrepris de gros travaux et commandĂ© notamment La PrĂ©dication de saint Denis Ă Vien et Le Miracle des Ardents Ă Doyen, exposĂ©s cĂŽte Ă cĂŽte au Salon de 1767, puis accrochĂ©s face Ă face dans lâĂ©glise, oĂč ils se trouvent toujours.
« limpide et pur, il coule tout comme un fleuve » (Horace, ĂpĂźtres, II, 2, 120). Horace fait lâĂ©loge du poĂšte exigeant qui sâastreint aux rĂšgles, qui legitimum cupiet fecisse poema. Horace nâĂ©voque pas particuliĂšrement TĂ©rence. Diderot en revanche avait Ă©crit pour la Gazette littĂ©raire de lâEurope du 15 juillet 1765 un article « Sur TĂ©rence », oĂč il sâappuyait sur lâĂ©loge quâen fait Horace. TĂ©rence a le mĂȘme type de qualitĂ©s et de dĂ©fauts que Vien : « Terence a peu de verve [âŠ]. Il porte dans son sein une muse plus tranquille et plus douce [que celle de MoliĂšre]. Câest sans doute un don prĂ©cieux que celui qui lui manque. [âŠ] Mais rien nâest plus rare quâun homme douĂ© dâun tact si exquis. » (DPV XIII 457-9)
Horace fait lâĂ©loge ambigu de Lucilius, le fondateur du genre de la satire. Lucilius Ă©crivait beaucoup et vite, trop vite peut-ĂȘtre. Le vers que cite Diderot peut se lire se deux maniĂšres (en fait Ă©quivalentes), selon quâon donne Ă tollere le sens de recueillir ou dâĂŽter. « Bourbeux quand il coulait, on aurait voulu en ĂŽter⊠»
Virgile est le poĂšte classique, contemporain dâHorace au dĂ©but du rĂšgne dâAuguste ; le latin de LucrĂšce, au dĂ©but du 1er siĂšcle avant JĂ©sus-Christ, trois gĂ©nĂ©rations plus tĂŽt, est rĂ©putĂ© plus lourd, moins harmonieux. Voir Jacqueline Hellegouarcâh, « Style et mĂ©trique dans lâĆuvre de LucrĂšce. Quelques observations », Vita latina, 1993, 130-131, p. 7-17. (Lâarticle compare les hexamĂštres de LucrĂšce Ă ceux de Virgile.)
Tous ces termes sont Ă peu prĂšs synonymes. On trouve la mĂȘme critique chez Bachaumont dans les MĂ©moires secrets, et dans le Journal encyclopĂ©dique du 1er dĂ©cembre.
Le christianisme, par rapport Ă la religion gallo-romaine alors pratiquĂ©e en Gaule, avec ses multiples dieux, leurs prĂȘtres et leur culte. Denis est censĂ© venir Ă LutĂšce en 285. La ville se christianise progressivement au IVe siĂšcle, et change peu Ă peu de nom : Paris est chrĂ©tienne quand Clovis en fait sa capitale en 508.
Le « choix de lâinstant » commande la composition de la scĂšne. Voir dans lâEncyclopĂ©die *Composition en Peinture (1753, III, 772a).
Mettre la corde au cou des statues pour les faire tomber. Par ailleurs, on met la corde au cou dâun condamnĂ©, pour le pendreâŠ
« Satellite, s. m. Celui qui accompagne un autre pour sa sĂ»retĂ©, ou pour exĂ©cuter ses commandemens. [âŠ] On le prend dâordinaire en mauvaise part pour un Archer, un Poussecu, ou quelque mauvais garnement qui sert aux captures, ou Ă faire de mauvais traitemens Ă quelquâun. Il est venu un Exempt avec plusieurs Satellites faire perquisition en cette maison. » (TrĂ©voux)
Nouvellement convertis.
« Les femmes acceptent aisĂ©ment les idĂ©es nouvelles car elles sont ignorantes ; elles les rĂ©pandent facilement, parce quâelles sont lĂ©gĂšres ; elles les soutiennent longtemps, parce quâelles sont tĂȘtues. » (trad. de Joseph-Alexandre de SĂ©gur) Diderot reprendra cette formule de saint JĂ©rĂŽme dans son essai Sur les femmes (CFL X 39).
Bachaumont dans les MĂ©moires secrets rapporte que Doyen avait dâabord Ă©tĂ© pressenti pour la PrĂ©dication de saint Denis, et il imagine, dans le mĂȘme esprit que Diderot, le tableau que Doyen aurait pu faire : « Voici comme il en aurait tirĂ© parti. Il aurait figurĂ© les paĂŻens en dĂ©sordre, brisant leurs idoles Ă la voic de lâapĂŽtre. Jugez du mouvement, de la vigueur dont cette idĂ©e animait tout un peuple ! Quelle variĂ©tĂ© succĂ©dait Ă la monotonie que M. Vien nâa pu Ă©viter dans cette scĂšne tranquille oĂč lâon nâaperçoit presque que des bras en lâair ! On voit avec regret Ă©chouer cet artiste, qui donnait les plus belles espĂ©rances. Il manque de la premiĂšre qualitĂ© du peintre dâhistoire, comme du vrai poĂšte : il nâa point dâinvention. » (Les Salons des MĂ©moires secrets, Ă©d. Bernadette Fort, ensb-a, 1999, p. 36) Une esquisse de Doyen pour le Saint Denis est conservĂ©e Ă NĂźmes (#007064).
LittĂ©ralement : « Dans la partie gauche de la poitrine rien ne bat chez le jeune Arcadien » (JuvĂ©nal, Satires, VII, 159-160). JuvĂ©nal se moque du paysan lourdaud, Ă©lĂšve dâun professeur de dĂ©clamation mal payĂ© qui nâavait aucune chance de lui transmettre les Ă©motions fortes des grands textes littĂ©raires, de lui faire battre le cĆur Ă ces Ă©motions. Chez JuvĂ©nal le gĂ©nie nâest pas en cause, mais un systĂšme Ă©ducatif dysfonctionnelâŠ
« Sans colĂšre ni passion », fragment de lâĂ©pigraphe tirĂ©e du dĂ©but des Annales de Tacite qui concluait le prĂ©ambule du Salon et ouvrait la description des peintures.
Se dit normalement dâun vers, qui est bien rythmĂ©. En transposant de la poĂ©sie Ă la peinture, il faut sans doute comprendre ici que le mouvement de lâange est harmonieux.
« Ajuster, signifie aussi, Orner, embellir, parer. [âŠ] Cette femme veut aller au bal, elle est lĂ haut Ă sâajuster. » (TrĂ©voux) LâĂ©loge de Diderot porte ici sur le drapĂ© du vĂȘtement de la Religion.
« Aube, VĂȘtement de toile blanche qui descend jusquâaux pieds, dont se revĂȘtent les PrĂȘtres, Diacres & Soudiacres, & quelquefois aussi les Clercs qui servent Ă lâAutel. Alba. » (TrĂ©voux)
« Module, subst. masc. Mesure arbitraire Ă chaque Architecte, ou grandeur dĂ©terminĂ©e pour rĂ©gler les proportions des colonnes, & la symĂ©trie ou la distribution de lâĂ©difice. Modulus, columnĂŠ semidiametrum, vel diametrum. Ils prennent dâordinaire pour module le bas, ou le diamĂštre infĂ©rieur de la colonne. » Diderot, qui emploie ce terme pour la 1Ăšre fois dans les Salons, transpose de lâarchitecture Ă la composition en peinture : le module devient une sorte dâunitĂ© de mesure de la maniĂšre, du style du peintre. Plus loin, Diderot parlera du « module de RaphaĂ«l » : câest le trĂšs grand genre, la grande maniĂšre, Ă laquelle il faudra du coup proportionner les figures. Ici, il sâagit de justifier lâimmobilitĂ© de la scĂšne de Vien : quand le module est grand, quand on fait dans le grandiose, trĂšs peu de mouvement est nĂ©cessaire.
Le parallĂšle entre physique et morale indique que Diderot joue sur le mot masse, qui est un terme de physique (une masse pĂšse), mais aussi de composition en peinture : dans un tableau, une masse est un ensemble de figures peu coordonnĂ©es, par opposition au groupe, dans lequel toutes les figures concourent Ă une mĂȘme action. Diderot y reviendra plus loin. Il justifie ici la quasi absence de mouvement dans la composition de Vien par le principe physique dâinertieâŠ
Les Patagons étaient réputés un peuple de géants vivant en Amérique du sud, « prÚs du détroit de Magellan & de la mer du Brésil » (Trévoux).
Peut-ĂȘtre La Mort dâAnanie, que Diderot avait pu connaĂźtre par la tapisserie du Louvre. Voir #001589.
Le module de Raphaël : sa grande maniÚre. Voir plus haut la note sur le « module plus exagéré ».
Nouvelle métaphore de physique : la quantité de mouvement est la masse multipliée par la vitesse.
La victoire de Sparte contre AthĂšnes en -404 consacra lâidĂ©e dâune supĂ©rioritĂ© morale de Sparte, ou LacĂ©dĂ©mone, dont les mĆurs austĂšres avaient favorisĂ© lâhĂ©roĂŻsme militaire, sur AthĂšnes, oĂč la culture des arts et la douceur de vivre avaient prĂ©cipitĂ© dĂ©cadence et corruption. A Sparte, on parlait peu : lâexpression « laconique » vient de Laconie, qui est la rĂ©gion de Sparte. « Jâavoue quâon alloit chercher Ă AthĂšnes & dans les autres villes de Grece des rhĂ©toriciens, des peintres & des sculpteurs, mais on trouvoit Ă LacĂ©dĂ©mone des lĂ©gislateurs, des magistrats & des gĂ©nĂ©raux dâarmĂ©es. A Athenes on apprenoit Ă bien dire, & Ă Sparte Ă bien faire ; lĂ Ă se dĂ©mĂȘler dâun argument sophistique, & Ă rabattre la subtilitĂ© des mots captieusement entrelacĂ©s ; ici Ă se dĂ©mĂȘler des appas de la voluptĂ©, & Ă rabattre dâun grand courage les menaces de la fortune & de la mort. Ceux-lĂ , dit joliment lĂ Monta[i]gne, sâembesognoient aprĂšs les paroles, ceux-ci aprĂšs les choses. Envoyez-nous vos enfans, Ă©crivoit AgĂ©silaĂŒs Ă XĂ©nophon, non pas pour Ă©tudier auprĂšs de nous la dialectique, mais pour apprendre une plus belle science, câest dâobĂ©ir & de commander. » (Jaucourt, article LacĂ©dĂ©mone de lâEncyclopĂ©die, V, 158b, 1765)
« Stature, s. f. Taille dâun homme, sa hauteur, sa grosseur. » (TrĂ©voux, qui ne mentionne pas de sens figurĂ© pour le mot). A la stature des hommes correspond le module du peintre.
LâArĂ©opage Ă©tait le plus ancien et le plus vĂ©nĂ©rable tribunal dâAthĂšnes, rĂ©putĂ© avoir jugĂ© Oreste aprĂšs le meurtre dâAgamemnon et stoppĂ© le cycle infernal de la vengeance des Erinyes. Câest sur la colline de lâArĂ©opage, Ă lâĂ©poque romaine, que saint Paul venu prĂȘcher Ă AthĂšnes, convertit Denis, dit Denis lâArĂ©opagite.
Par nature, la sculpture est du grand genre.
Câest-Ă -dire aux petites masses.
Il nây a pas de raison de corriger grave en grand comme le font les Ă©ditions modernes. Un grave personnage relĂšve dâun grand module, ou dâun module exagĂ©rĂ©.
« SĂ©millant, ante, adj. Qui est remuant, Ă©veillĂ©, qui ne se peut tenir en place.Acer, alacer, irrequietus. Il ne se dit guĂšre que des enfans qui sont toujours en action, qui font quelque petite malice. Ce nâest pas un mauvais signe quand les enfans sont semillans, câest une marque dâesprit, ou de cĆur. Ce mot est bas & populaire. » (TrĂ©voux)
Les mĂ©topes du temple de Zeus Ă Olympie reprĂ©sentaient les douze travaux dâHercule. Mais elles sont trĂšs abĂźmĂ©es et le site archĂ©ologique dâOlympie venait tout juste dâĂȘtre redĂ©couvert par Richard Chandler, en 1766. La frise ionienne de lâHĂ©phaisteion Ă AthĂšnes reprĂ©sentait Ă©galement les travaux dâHercule : mais le temple Ă©tait au 18e siĂšcle encore une Ă©glise. Plus vraisemblablement Diderot sâinspire ici des ruines soit archĂ©ologiques, soit imaginaires vues en peinture et en gravure. Le thĂšme de la perfection dâHercule, immobile et pourtant puissant, fait songer Ă la cĂ©lĂšbre description du torse du BelvĂ©dĂšre par Winckelmann avec laquelle il semble avoir voulu rivaliser ici (voir #013426, la traduction de 1766).
Hercule et AntĂ©e dans le style grec classique (dont sâinspire le nĂ©o-classicisme de Vien), aprĂšs la version maniĂ©riste et baroque (de Doyen).
Hercule et le lion de Némée.
LâidĂ©e de filiation vient dâHĂ©rodote et est reprise par Diodore de Sicile : « Nous dirons un mot ici des anciens Grecs qui, ayant excellĂ© en sagesse et en lumiĂšres, ont entrepris le voyage dâĂgypte pour s'instruire des lois et des mĆurs de cette nation. [âŠ] Toutes les statues que DĂ©dale a faites en GrĂšce sont du mĂȘme goĂ»t que celles quâil avait vues en Ăgypte. [âŠ] Les plus fameux des anciens sculpteurs de la GrĂšce ont Ă©tĂ© Ă©levĂ©s dans leurs Ă©coles. Tels sont TĂ©lĂ©clĂšs et ThĂ©odore, fils de Rhoecus, qui ont fait la statue dâApollon Pythien qui est Ă Samos [âŠ]. Cet ouvrage qui est fait suivant l'art des Ăgyptiens cĂšde peu aux chefs-d'Ćuvre de l'Ăgypte mĂȘme. » (Histoire universelle, I, 1, 2, §36) Mais nulle idĂ©e de froideur ici, câest au contraire la perfection du modĂšle Ă©gyptien qui est vantĂ©e. Quant Ă Winckelmann, il ne raisonne pas en termes de filiation, mais de parallĂšle : « Les premiers traits des Figures chez les Grecs, Ă©toient simples, & pour la plupart des lignes droites ; & il est probable que lâart a eu la mĂȘme simplicitĂ© dans son origine chez les Egyptiens, les Etrusques & les Grecs. » (Histoire de lâartâŠ, 1766, I, 6) La raideur et la stylisation nâest pas un trait stylistique de lâart Ă©gyptien qui serait passĂ© en GrĂšce ; elle est la marque du commencement de lâart, aussi bien en Egypte quâen GrĂšce.
Lâexpression manifeste lâidĂ©e, lâidĂ©al de lâartiste, tandis que lâexĂ©cution et le dessin relĂšvent du technique, du faire.
Tout autrement : comprendre, beaucoup mieux.
Diderot a commencĂ© par brosser le tableau dâun progrĂšs continu, mais dans lâexĂ©cution seulement : un progrĂšs technique donc. Mais câest pour constater aussitĂŽt des disparitĂ©s, des retours en arriĂšre. Le perfectionnement technique entre en conflit avec lâĂ©laboration de lâidĂ©al, qui suppose du gĂ©nie et relĂšve dâune temporalitĂ© diffĂ©rente, discontinue.
Cette question ne relĂšve plus du faire, de lâexĂ©cution. CaractĂ©riser, câest un problĂšme dâexpression, et donc dâidĂ©al.
En ce cas, pas dâinvention, mais la simple copie du modĂšle.
Zeus, tombĂ© amoureux du jeune berger GanymĂšde, se changea en aigle pour lâenlever dans lâOlympe et en faire lâĂ©chanson des dieux.
« Rappeler par » sâoppose à « montrer comment ». Lâancienne peinture hagiographique, ici dĂ©prĂ©ciĂ©e, rappelle le texte quâil sâagit dâenseigner au peuple ; elle transmet un contenu. La nouvelle peinture, quant Ă elle, a une ambition esthĂ©tique : elle montre comment lâaction se fait, et elle demande Ă son public dâĂ©valuer ce comment. Câest en quelque sorte une peinture au second degrĂ©.
Diderot ne dit plus technique, faire, exĂ©cution, mais maniĂšre, qui tend Ă devenir une forme dâexpression. La maniĂšre court-circuite la diffĂ©renciation entre exĂ©cution et expression.
« Portique, s. m. (Archit.) espece de galerie avec arcades sans fermeture mobile, oĂč lâon se promene Ă couvert, qui est ordinairement voĂ»tĂ©e & publique [âŠ]. Les plus cĂ©lebres portiques de lâantiquitĂ© sont ceux du temple de Salomon, qui formoient lâatrium, & qui environnoient le sanctuaire ; celui dâAthĂšnes, bĂąti pour le plaisir du peuple, & oĂč sâentretenoient les philosophes ; ce qui donna occasion aux disciples de ZĂ©non de sâappeller StoĂŻques, du grec ÏÏÎżáœ°, portique » (EncyclopĂ©die, XIII, 150a, 1765, article de Jaucourt)
« *CĂ©ramique, s. m. (Hist. Anc.) Il y avoit dans Athenes deux lieux cĂ©lebres qui portoient ce nom, qui signifie en Grec tuileries. Lâun sâappelloit le cĂ©ramique du dedans ; câĂ©toit une partie de la ville, ornĂ©e de portiques, & une des principales promenades. Lâautre, le cĂ©ramique du dehors ; câĂ©toit un faubourg oĂč lâon faisoit des tuiles, & oĂč Platon avoit son acadĂ©mie. Meursius prĂ©tend que ce dernier Ă©toit aussi le lieu de la sĂ©pulture de ceux qui Ă©toient morts pour la patrie ; quâon y faisoit des oraisons funebres Ă leurs loĂŒanges, & quâon leur y Ă©levoit des statues ; au lieu que le premier Ă©toit un quartier de la ville bĂąti de briques ou de tuiles ; ce qui le fit appeller cĂ©ramique, habitĂ© par les courtisanes. » (EncyclopĂ©die, II, 832b, 1752. LâastĂ©risque indique que lâarticle est de Diderot)
Ferdinando Galiani, Ă©conomiste napolitain, Ă©tait un familier du baron dâHolbach, que Diderot frĂ©quentait Ă©galement. TrĂšs spirituel, il faisait la joie des invitĂ©s. Son Ćuvre la plus cĂ©lĂšbre est les Dialogues sur le commerce des blĂ©s, publiĂ©s en 1770 : câest Diderot qui Ă©tablit le texte dĂ©finitif Ă partir du manuscrit que Galiani lui laissa en 1769, lorsquâil quitta Paris pour retourner Ă Naples. Ecrits Ă propos de lâĂ©dit de 1764 qui, Ă lâinstigation des physiocrates, libĂ©ralisait lâexportation du blĂ© français, les Dialogues adoptent une position nuancĂ©e vis-Ă -vis de cette rĂ©forme, et constituent un traitĂ© dâĂ©conomie original et profond.
Diderot Ă©crit « dont on nâavait », corrigĂ© dans la Correspondance littĂ©raire et les copies ultĂ©rieures en « dont on avait », qui est plus cohĂ©rent avec la phrase suivante.
Le Petit-Pont franchit le petit bras de la Seine depuis la rue Saint-Jacques et le quai Saint-Michel, jusquâĂ lâĂźle de la CitĂ© et au quai du MarchĂ©-Neuf, qui prolonge le quai des OrfĂšvres. Pour aller sur la rive droite, on emprunte, dans le prolongement, la rue de la CitĂ© et on traverse le Grand-Pont, aujourdâhui Pont au Change. IncendiĂ© en 1718, il fut reconstruit en 1719 en pierre, en dos dâĂąne avec trois arches, et la construction dâhabitations y fut interdite. En 1853, il sera remplacĂ© par un pont plus large, en une seule arche. La boĂźte quâĂ©voque Diderot renfermait apparemment une Vierge Noire.
Approcher : faire ressembler.
« Magot, (Hist. Nat.) Voyez Singe. Magot, s. m. (Grammaire.) figures en terre, en plĂątre, en cuivre, en porcelaine, ramassĂ©es, contrefaites, bisarres, que nous regardons comme reprĂ©sentant des Chinois ou des Indiens. Nos appartemens en sont dĂ©corĂ©s. Ce sont des colifichets prĂ©tieux dont la nation sâest entĂȘtĂ©e ; ils ont chassĂ© de nos appartemens des ornemens dâun goĂ»t beaucoup meilleur. Ce regne est celui des magots. » (EncyclopĂ©die, IX, 861b, 1765) Plus spĂ©cifiquement, les magots dĂ©signent, de la façon la plus mĂ©prisante et pĂ©jorative, toute statuette destinĂ©e Ă un culte idolĂątre.
Le peintre imagine ses figures avant de les peindre : imaginer dĂ©signe ici le travail de conception de lâidĂ©e.
Diderot glisse du peintre imaginant son tableau Ă lâacteur incarnant son rĂŽle : thĂ©orie du jeu théùtral et thĂ©orie de la composition picturale sont pour lui Ă©quivalentes. Ici se prĂ©pare la thĂšse du « sens froid » de lâacteur, qui sera dĂ©veloppĂ©e dans le Paradoxe sur le comĂ©dien.
Le prince Dimitri AlexeĂŻevitch Galitzine (1738-1803), ambassadeur de Russie Ă Paris, de 1763 Ă 1765, frĂ©quente les philosophes et se lie dâamitiĂ© avec Diderot. AprĂšs son mariage en 1768, il demandera Ă Diderot et Ă ses amis de trouver un subterfuge pour rĂ©cupĂ©rer les portraits de lui quâil avait laissĂ© chez sa maĂźtresse, Mlle Dornet. Diderot en a racontĂ© lâhistoire (et lâĂ©checâŠ) dans Mystification, ou lâhistoire des portraits. Lors de son voyage Ă Saint-Petersbourg en 1773, Diderot sâarrĂȘte en Hollande chez Galitzine, devenu entre temps ambassadeur Ă La Haye. Diderot rapporte Ă©galement sa conversation avec Galitzine dans une lettre Ă Sophie Volland de septembre 1767.
Il nây a pas dâentrĂ©e Groupe dans lâEncyclopĂ©die, mais il y a une entrĂ©e Masse qui concerne la peinture.« Masse de lumiĂšre, se dit en Peinture, de la rĂ©union de plusieurs lumieres particulieres qui nâen font quâune. Masse dâombres est de mĂȘme la rĂ©union de plusieurs petites ombres. Voyez Clair-obscur, Large, Peindre-large. On dit, de belles masses, de grandes masses ; jamais les objets ne font de beaux, de grands effets dans un tableau, sâils ne sont compris sous de grandes masses de lumiere & dâombres. »Dans le TrĂ©voux : « Agrouper, Grouper, v. act. Lâun & lâautre se dit en termes de Peinture, & signifie, mettre plusieurs corps en un peloton, accoupler & ramasser plusieurs corps ensemble. Conglobare. Il faut que les membres soient agroupez de mĂȘme que les figures. FĂ©lib[ien] » Comme on va bientĂŽt le voir, Diderot thĂ©orise ces notions Ă partir de la confĂ©rence de Le Brun sur le tableau de La Manne de Poussin (5 nov. 1667). FĂ©libien avait publiĂ© les ConfĂ©rences de lâAcadĂ©mie royale de peinture en 1668 et Diderot avait eu entre les mains lâĂ©dition de Londres, Mortier, 1705. Cette confĂ©rence a jouĂ© un rĂŽle dĂ©cisif pour Diderot, car elle contient, outre une analyse des groupes, les germes dâune thĂ©orie de lâinstant prĂ©gnant.
Dans la confĂ©rence de Le Brun, on lit dâabord cette dĂ©finition globale : « Que la disposition des figures qui comprend le sujet doit ĂȘtre composĂ©e de parties, de groupes et de contrastes. Les parties partagent la vue, les groupes lâarrĂȘtent et lient le sujet. Et pour le contraste, câest lui qui donne le mouvement au sujet. » Il commence alors par dĂ©gager les deux parties de La Manne : « Les deux parties de ce tableau, qui sont Ă droite et Ă gauche, forment deux groupes de figures qui laissent le milieu ouvert et libre Ă la vue pour dĂ©couvrir plus avant MoĂŻse et Aaron. » Le groupe est dĂ©fini ensuite plus prĂ©cisĂ©ment par la liaison : « Que les groupes sont formĂ©s de lâassemblage de plusieurs figures jointes les unes aux autres qui ne sĂ©parent point le sujet principal, mais au contraire qui servent Ă lier et Ă arrĂȘter la vue, en sorte quâelle nâest pas toujours errante dans une grande Ă©tendue de pays. Que pour cela lorsquâun groupe est composĂ© de plus de deux figures, il faut considĂ©rer la plus apparente comme la principale partie du groupe ; et quant aux autres qui lâaccompagnent, on peut dire que les unes en sont comme le lien et les autres comme les supports. » le Brun dĂ©gage ensuite les diffĂ©rents groupes et leur systĂšme de liaison interne, puis passe aux contraste entre groupes. Enfin, il ramĂšne lâanalyse des groupes aux principes poĂ©tiques dâorganisation du rĂ©cit aristotĂ©licien : « Câest pourquoi lâon voit que ces groupes de figures qui font diverses actions, sont comme autant dâĂ©pisodes qui servent Ă ce que lâon nomme pĂ©ripĂ©ties, et de moyens pour faire connaĂźtre le changement arrivĂ© aux IsraĂ©lites quand ils sortent dâune extrĂȘme misĂšre, et quâils rentrent dans un Ă©tat plus heureux. »
Les revues de la maison du Roy, revues militaires prĂ©sidĂ©es par le roi, se faisaient au dix-huitiĂšme siĂšcle soit au Trou dâEnfer (Ă Marly-le-Roi), soit Ă la plaine des Sablons (Ă Neuilly-sur-Seine, non loin de la porte Maillot). La maison militaire du roi se composait de compagnies des gardes du corps, de mousquetaires, de chevau-lĂ©gers, dâune compagnie de gendarmes, de Cent-Suisses.
Les badauds ne sont pas liés entre eux par une action collective : il font masse mais ils ne groupent pas.
« Tumulte, s. m. Confusion causĂ©e par une multitude de gens ; dĂ©sordre, trouble. Tumultus, confusio, tumultuatio. Cette nouvelle causa un grand tumulte dans lâassemblĂ©e. Il se fit un tumulte, une Ă©motion populaire.Exciter le tumulte. » (TrĂ©voux) Comme en latin, le mot a une forte connotation politique : par le tumulte, la foule manifeste une rĂ©action, une revendication sociale ou politique.
Les personnages.
Le choix du moment du récit qui sera représenté.
Son module : son niveau dâexagĂ©ration par rapport au rĂ©el. Sa nature : le genre ou le sous-genre auquel le sujet appartient.
Glissement dâune progression individuelle (du peintre dĂ©butant au peintre chevronnĂ©) vers une Ă©volution historique (de la peinture classique Ă la peinture maniĂ©riste).
DĂ©clamation est pris ici pĂ©jorativement, comme un exercice dâĂ©cole, purement formel, qui sâoppose Ă la vĂ©ritable Ă©loquence, que motive une cause rĂ©elle et importante Ă dĂ©fendre.
Comparer avec le grand rouleau de Jacques le Fataliste, que Diderot a sans doute commencé à rédiger.
Stanislas-Auguste Poniatowski, Ă©lu roi de Pologne et Lituanie en 1764. En 1765, il demanda Ă Mme Geoffrin de se rapprocher de Boucher, LagrenĂ©e, Vien et HallĂ© pour leur commander des toiles destinĂ©es Ă orner la Chambre des Seigneurs du chĂąteau de Varsovie. Chaque toile devait illustrer une vertu : CĂ©sar devant la statue dâAlexandre devait reprĂ©senter lâidĂ©e dâĂ©mulation.
Les MiscellanĂ©es dĂ©signent un volume de mĂ©langes, un recueil de textes hĂ©tĂ©roclites. Fatales : qui annoncent leur destin. Lâexpression est, Ă dessein, aussi hĂ©tĂ©roclite que ce quâelle dĂ©signeâŠ
TimorĂ©, pleutre. Diderot dĂ©signe ici Grimm, qui apparemment lui a dâabord demandĂ©, pour des raisons diplomatiques, de ne pas critiquer des tableaux relevant dâune commande royale.
Diderot.
Grimm venait de publier dans la Correspondance littĂ©raire une vive critique de lâOrdre naturel et essentiel des sociĂ©tĂ©s politiques, du physiocrate Mercier de la RiviĂšre, un traitĂ© dont les termes clefs sont lâordre et lâĂ©vidence. Diderot (comme son ami Galiani) Ă©tait plus nuancĂ©âŠ
Montesquieu, auteur de LâEsprit des lois, mort en 1755 alors que lâEncyclopĂ©die Ă©tait dans la tourmente. Diderot se rendit Ă son enterrement. DâAlembert publia un Ă©loge de Montesquieu en tĂȘte du tome V.
RĂ©fĂ©rence platonicienne. Seul le cordonnier maĂźtrise la compĂ©tence technique de la cordonnerie ; mais tous les citoyens participent aux dĂ©cisions politiques, qui ne relĂšvent donc pas dâune compĂ©tence technique. (La RĂ©publique, II, 369b-370a)
Nicolas Baudeau (1730-1792), fondateur du journal des physiocrates, les ĂphĂ©mĂ©rides du citoyen. Il a publiĂ© notamment IdĂ©e dâune souscription patriotique, en faveur de lâagriculture, du commerce, et des arts, Amsterdam, Hochereau le jeune, 1765 ; Exposition de la loi naturelle, Amsterdam et Paris, Lacombe, 1767 ; PremiĂšre Introduction Ă la philosophie Ă©conomique, ou Analyse des Ătats policĂ©s, par un disciple de lâAmi des hommes (=Mirabeau), Paris, Didot, 1771.
Pierre-Paul Lemercier de La RiviĂšre (1719-1801), intendant de la Martinique et physiocrate, auteur de Lâordre naturel et essentiel des sociĂ©tĂ©s politiques, Londres, Nourse, 1767.
Pierre Samuel Dupont de Nemours (1739-1817), physiocrate et fondateur dâune des plus importantes dynasties industrielles amĂ©ricaines, est lâauteur en 1764 dâun mĂ©moire De lâexportation et de lâimportation des grains, et publie lâouvrage de Quesnay, Physiocratie, ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, Leyde et Paris, Merlin, 1768.
« Bougre, esse, subst. m. & f. Sodomite ; non conformiste en amour. Sodomita. Quelques-uns prĂ©tendent que ce mot vient des Bulgares, qui Ă©toient fort attachez Ă lâamour des garçons, & que les vieux Auteurs appellent Bougres, comme leur pays Bougrie, pour Bulgarie. Dâautres, parce quâon brĂ»loit les coupables du crime de non-conformitĂ©, de mĂȘme que les HĂ©rĂ©tiques quâon appelloit Bougres. »(TrĂ©voux) La bisexualitĂ© frĂ©nĂ©tique de Jules CĂ©sar Ă©tait lĂ©gendaireâŠ
« On appelle aussi, fesse-Matthieu, un homme qui prĂȘte Ă gros intĂ©rĂȘt, & quâon ne veut pas nommer ouvertement usurier. Câest un terme quâon a dit par corruption, au lieu de dire, il fait le S. Matthieu, ou ce que S. Matthieu faisoit avant sa conversion : car on tient quâil Ă©toit usurier. » (TrĂ©voux, article Fesse) Autrement dit : un grigou.
Un homme ennuyeux.
Un sale gosse.
La composition pyramidale, qui consiste Ă disposer les figures du tableau de façon quâelles forment une pyramide, est la composition classique. Diderot se moque rĂ©guliĂšrement de cet artifice formel. Ainsi Ă propos de Loutherbourg dans le Salon de 1765 : « VoilĂ ce que produit lâaffectation outrĂ©e et mal entendue de pyramider, quand elle est sĂ©parĂ©e de lâintelligence des plans. [âŠ] Monsieur Loutherbourg, quand on a dit que pour plaire Ă lâĆil il fallait quâune composition pyramidĂąt, ce nâest pas par deux lignes droites qui allassent concourir en un point et former le sommet dâun triangle isocĂšle ou scalĂšne ; câest par une ligne serpentante qui se promenĂąt sur diffĂ©rents objets, et dont les inflexions, aprĂšs avoir atteint, en rasant, la cime de lâobjet le plus Ă©levĂ© de la composition, sâen allĂąt en descendant par dâautres inflexions, raser la cime des autres objets ; encore cette rĂšgle souffre-t-elle autant dâexceptions quâil y a de scĂšnes diffĂ©rentes en nature. » (DPV XIV 219)
Si on ne sait que ça, on peut aller se faireâŠ
MaĂźtre Vien est ici une interpellation ironique et condescendante, comme si Vien nâĂ©tait quâun maĂźtre artisan, ayant la maĂźtrise technique de son mĂ©tier. Diderot, le grand poĂšte, lui donne une petite leçonâŠ
Sur la statue dâAlexandre.
Par mille statues antiques.
Sans copier un modĂšle. Du coup, on ne reconnaĂźt pas spontanĂ©ment Jules CĂ©sar. Diderot fait peut-ĂȘtre allusion ici au buste de CĂ©sar en ardoise, dit CĂ©sar vert, que FrĂ©dĂ©ric II venait dâacheter Ă Paris, Ă lâoccasion de la vente du Cabinet de M. d e Julienne. Voir #021183.
Un cicerone est un guide touristiqueâŠ
« Episodique, adj. m. & f. Episodicus. Aristote appelle fĂąble Ă©pisodique, une action chargĂ©e dâincidens superflus, & dont les Ă©pisodes ne sont point nĂ©cessairement, ni vraisemblablement liez les uns avec autres. Il les condamne comme dĂ©fectueuses. Le P. le B. Nos premiers PoĂštes françois composoient des piĂšces Ă©pisodiques. Pour remplir chaque Acte, ils prenoient des actions diffĂ©rentes dâun HĂ©ros, qui nâavoient aucune liaison entre elles. Id. Comment a-t-il pu croire que les Dieux nâĂ©toient que des personnages Ă©pisodiques dans le PoĂ«me Ă©pique ? M. Dacier. » (TrĂ©voux)
« Rade, s. f. Lieu dâancrage Ă quelque distance de la cĂŽte, Ă lâabri des vents, oĂč les vaisseaux trouvent fond, & oĂč ils mouillent ordinairement en attendant le vent, ou la marĂ©e propre pour entrer dans les ports, ou pour faire voile. » (TrĂ©voux) Quand un vaisseau est en rade, ses voiles ne sont pas dĂ©ployĂ©esâŠ
DĂ©tail sans rapport avec lâaction principale. Voir plus haut, le bavard Ă©pisodique.
« On dit en peinture une touche spirituelle, pour signifier des coups de pinceau fiers, hardis, placĂ©s Ă propos et avec franchise, pour exprimer le caractĂšre des objets, et donner de lâĂąme et de la vie aux figures. » (Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure de Dom PernĂ©ty, Paris, Bauche, 1757) DĂ©but dâun dialogue imaginaire entre le poĂšte, qui critique lâabsence dâidĂ©e, le dĂ©faut dâidĂ©al, et lâartiste, qui dĂ©fend les qualitĂ©s techniques du tableau de Vien.
Ces vĂȘtements.
Touché : peint, et plus loin touche : coup de pinceau.
Qui veut gagner le prix de Rome. LâĂ©lĂšve de lâAcadĂ©mie royale de peinture et de sculpture qui gagnait le prix recevait en principe une pension du roi pour faire le voyage dâItalie et sĂ©journer Ă la Villa MĂ©dicis, que la France possĂ©dait (et possĂšde toujours) Ă Rome.
Diderot récapitule les tableaux commandés par le roi de Pologne et exposés au Salon.
« BrassiĂšres, s. f. plur. Chemisette de femme qui sert Ă couvrir les bras & le haut du corps. Brachialia. On dit proverbialement quâune personne est en brassiĂšres ; pour dire, quâelle est contrainte, quâelle nâa pas la libre disposition dâagir, de sortir, parce quâon ne sort guĂšre avec des brassiĂšres. » (TrĂ©voux)
Mme Geoffrin.
Lâhomme de goĂ»t, le littĂ©rateur, le poĂšte rĂ©clament une idĂ©eâŠ
« Chape, s. f. Ornement dâEglise que portent ordinairement les Chantres & Souchantres, quand on officie solennellement. Les EvĂȘques & les autres Officians en portent aussi. Elle sâĂ©tend depuis les Ă©paules jusquâaux talons, & sâagraffe par devant. » (TrĂ©voux)
« Manequin, en terme de Peinture, se dit dâune StatuĂ« qui est ordinairement de cire, & quelquefois de bois, de laquelle les jointures sont faites dâune maniĂšre Ă pouvoir lui donner telle attitude quâon dĂ©sire, & disposer des draperies, & les ployer comme lâon veut. Simulacrum in omnem habitum versatile. » (TrĂ©voux)
On opposait, depuis le XVIIe siĂšcle, les coloristes, de lâĂ©cole de Rubens, aux partisans du dessin, de lâĂ©cole de Poussin.
Allusion ironique Ă la formule de saint Paul, « la lettre tue, mais lâesprit vivifie » (2 Corinthiens 3:6).
Le tableau sera dans une sacristie, mais le saint est censĂ© ĂȘtre dans son cabinet, ou son oratoire.
Ne crois pas trop Ă la couleur (Virgile, Bucoliques, II, 17)
AndrĂ© Morellet, encyclopĂ©diste, apĂŽtre de la tolĂ©rance religieuse, auteur notamment des articles « FatalitĂ© », « Injures », « Fils de Dieu », « Foi », « Fondamentaux (Articles) », « Gomaristes ». Lorsque lâEncyclopĂ©die est interdite en 1759, Morellet prend parti pour elle dans un pamphlet qui lui vaut deux mois de Bastille. Il vulgarise les principes de lâinoculation (ancĂȘtre du vaccin) en 1763. En 1766, il traduira le traitĂ© Des dĂ©lits et des peines de Beccaria.
Marmontel avait Ă©tĂ© Ă©lu Ă lâAcadĂ©mie française le 24 novembre 1763. ProtĂ©gĂ© de Mme de Pompadour, il dĂ©fendra la tolĂ©rance religieuse dans le BĂ©lisaire de 1767.
NĂ© en 1735, Naigeon a 30 ans. Il sera le lĂ©gataire des Ćuvres de Diderot Ă la mort du philosophe.
Ce fĂ©minin nâexiste pas et donne un air de farce Ă lâensemble. « PalefrĂ©nier, s. m. Valet qui panse les chevaux chez les Ăcuyers et grands Seigneurs. Car dans les HĂŽtelleries et Ă la campagne on les appelleValets dâĂ©table. Agaso, bipocomus. Ce mot vient dâun vieux mot palefroi, qui signifioit autrefois un cheval. » (TrĂ©voux) Bellone est la dĂ©esse de la guerre, sĆur ou compagne de Mars.
Morveux, euse, adj. Qui a de la morve qui lui pend au nez. Mucosus. Et on appelle aussi les enfants pas mépris, de petits morveux. On appelle aussi des chevaux morveux. »
HomĂšre, Iliade, V, 860, 867 et 356.
Voir dans le Cycle de Marie de MĂ©dicis, ouvert au public au palais du Luxembourg depuis 1750, Marie de MĂ©dicis en Bellone (#016630) et surtout LâApothĂ©ose de Henri IV et la proclamation de la rĂ©gence de la reine (#000871) : la femme nue et ailĂ©e au premier plan au centre, posant un pied sur un bouclier, tenant un trophĂ©e dâarmes et sâarrachant les cheveux, pourrait avoir Ă©tĂ© interprĂ©tĂ©e par Diderot comme une Bellone enchaĂźnĂ©e⊠il sâagit en fait plutĂŽt dâune Victoire.
Sainte GeneviĂšve, patronne de Paris, est supposĂ©e ĂȘtre nĂ©e Ă Nanterre au Ve siĂšcle⊠Le clou du Salon de 1767 Ă©tait les deux tableaux destinĂ©s Ă lâĂ©glise Saint-Roch, le Saint Denis de Vien, et Le Miracle des Ardents de Doyen, dont la protagoniste Ă©tait sainte GeneviĂšve.
LagrenĂ©e est un maĂźtre Ă Ă©crire : il a une belle Ă©criture, mais il nâa rien Ă dire avec cela.
« Logogriphe, s. m. Sorte de symbole en paroles Ă©nigmatiques, petite Ă©nigme quâon propose Ă deviner Ă des Ă©coliers pour leur rĂ©veiller lâesprit. Logogriphus. Il consiste en quelque allusion Ă©quivoque, ou mutilation de mots, qui fait que le sens littĂ©ral diffĂšre de la chose signifiĂ©e, en sorte quâil tient le milieu entre le rĂ©bus & la vraie Ă©nigme, ou lâemblĂšme. » (TrĂ©voux)
Rabelais, Pantagruel, chap. 19, « Comment Panurge feist quinaud lâAngloys qui arguoit par signe ».
« Belistre, s. m. Gueux qui mendie par fainĂ©antise, & qui pourrait bien gagner sa vie. Il se dit quelquefois par extension des coquins qui nâont ni bien, ni honneur. [âŠ] Ărasme le dĂ©rive du Grec ÎČλίÏÎżÎč, en Latin blitum, espĂšce dâherbe fort inutile qui nâa aucune saveur, dâoĂč la mĂ©taphore a Ă©tĂ© tirĂ©e Ă un stupide & Ă un lourdeau, Ă un bĂ©litre, quâon appelle aussi un vaut-rien. Ce mot vient du Grec ÎČλίÏÏ ÏÎč, qui signifie un rien. De lĂ est venu le mot Blitri, dont on se sert dans lâEcole [= chez les philosophes scolastiques] pour dĂ©signer un homme sans nom. Nous disons en François un quidam. » (TrĂ©voux)
Les quatre dessus de portes reprĂ©sentant les quatre Ă©tats Ă©taient une commande de Guillaume Mazade de Saint-Bresson, TrĂ©sorier du Languedoc. Comme Bachaumont le fait remarquer dans les MĂ©moires secrets, « On nâa jamais connu que trois Ă©tats en France ; il a plu Ă M. LagrenĂ©e dâen faire un quatriĂšme de la magistrature, quoiquâelle ait toujours fait corps avec le Tiers-Ătat. » (Ă©d. B. Fort, Ă©nsb-a, 1999, p.40) Sans doute tout simplement y avait-il quatre portes Ă garnirâŠ
LâallĂ©gorie homo bulla, figurĂ©e par un enfant soufflant des bulles de savon, symbolise traditionnellement la briĂšvetĂ© de la vie, Ă laquelle aucun homme, semblable Ă une bulle, ne peut Ă©chapper (#001239). Diderot a dĂ©tournĂ© ce motif dans Les Bijoux indiscrets, dans lâĂ©pisode du rĂȘve de Mangogul, qui est illustrĂ© (#001288) : les bulles soufflĂ©es par lâorateur en chaire signifient lâĂ©loquence vaine. Mais ce nâest jamais lâemblĂšme du superstitieuxâŠ
DĂŒrer a dessinĂ© VĂ©nus et Cupidon voleur, oĂč Cupidon sâenfuit environnĂ© dâun essaim dâabeilles dont il a tentĂ© de voler le miel (#004982). Ce motif se retrouve dans les EmblĂšmes dâAlciat, sous le titre Dulcia quandoque amara fieri, quand le doux devient amer (#004847). Ce nâest nullement une allĂ©gorie de la mĂ©chancetĂ©, mais plutĂŽt des vicissitudes de lâamour.
Le dieu ibis est le dieu Ă©gyptien Thot, inventeur de lâĂ©criture. Voir au livre IX des Fables de La Fontaine, Le Statuaire et la statue de Jupiter (#009002).
Un soliveau est une petite solive, ou planche de plancher. Pour se moquer de la soumission aveugle et stupide au pouvoir, La Fontaine avait imaginĂ©, dans Les Grenouilles qui demandent un roi, que Jupiter envoyait aux grenouilles un soliveau dans leur mare. Les grenouilles finissent pas se plaindre de lâinertie du soliveau ; il leur envoie alors une grue qui les dĂ©vore⊠(#008861).
Câest le jeu du bonneteau, dans la version peinte par JĂ©rĂŽme Bosch (#011545), que Diderot pouvait connaĂźtre par la gravure (#021487).
Il nây a pas dâaile visible sur la tĂȘte de Mercure, dans le tableau rĂ©putĂ© ĂȘtre celui exposĂ© au Salon de 1765 (#001011), ni dans lâesquisse prĂ©paratoire (#017140).
« Galimathias, s. m. Discours obscur & embrouillĂ©, oĂč on ne comprend rien, oĂč les paroles sont mises confusĂ©ment & sans ordre, & oĂč il nây a rien de naturel. Congeries verborum indigesta, volubilitas inanis, sermonis obscuritas. Le galimathias renferme une obscuritĂ© profonde, & nâa de soi-mĂȘme nul sens raisonnable ; ce ne sont que tĂ©nĂšbres de tous cĂŽtĂ©s. Bouh[ours]. Lucien a fait un Dialogue contre ceux qui parlent un langage quâon nâentend point, ou comme nous disons, qui parlent PhĆbus & galimathias. Abl. Vous me faites-lĂ un galimathias oĂč je nâentends rien. Mol. Cela est un pur galimathias. » (TrĂ©voux) Dans Le RĂȘve de DâAlembert, au moment de dĂ©crire le rĂȘve proprement dit, Diderot Ă©crit : « Cela avait tout lâair du dĂ©lire. CâĂ©tait, en commençant, un galimatias de cordes vibrantes et de fibres sensibles. »
« La demi-teinte est un mĂ©nagement de lumiĂšre par raport au clair-obscur, ou un ton moyen entre la lumiĂšre & lâombre ; car sâil y a cinq tons ou degrez de clair-obscur, le second ou le troisiĂšme qui suivent la grande lumiĂšre seront appellez demi-teinte. » (TrĂ©voux, article Teinte)
« DĂ©couppĂ©, en termes de Blason, se dit des figures sans nombre dont un Ă©cu est semĂ©, qui sont faites comme des tierces feuilles renversĂ©es, & qui ont la queue montante en haut, ce qui ressemble aux dĂ©coupures sur le velours, ou sur le satin ; câest la mĂȘme chose que mouchetĂ©, ou plumetĂ©, ou papellonĂ©. Papillionatus. On le dit aussi des lambrequins qui sont taillĂ©s en feuilles dâacanthe. » (TrĂ©voux)
« Avant que de quitter cet article qui regarde lâharmonie dans le coloris, je dirai que les glacis sont un trĂšs-puissant moyen pour arriver Ă cette suavitĂ© de couleurs si nĂ©cessaire pour lâexpression du Vrai. Peu de gens les entendent : parce quâon en acquiere [sic] ordinairement la connoissance, que par une longue experience, accompagnĂ©e dâun bon jugement. Trop heureux celui qui en voyant les ouvrages des grands MaĂźtres, a les talents de pĂ©nĂ©tration Ă cet Ă©gard. Je dirai encore pour instruire les amateurs de Peinture qui nâont point de pratique en cet Art, que les glacis se font avec des couleurs transparentes ou diaphanes, & qui par consequent ont peu de corps, lesquelles se passent en frottant legerement avec une brosse sur un ouvrage peint de couleurs plus claires que celles quâon fait passer par-dessus, pour leur donner une suavitĂ© qui les mette en harmonie avec dâautres qui leur sont voisines.AprĂšs avoir parlĂ© de lâunion des couleurs, il est bon de parler de leur opposition⊠» (Roger de Piles, Cours de peinture par principe, 1708, « Du coloris », p. 338-339)
Voir la description de la Suzanne de Vanloo dans le Salon de 1765.
Il sâagit de la Suzanne de Giuseppe Cesari, dit le Chevalier dâArpin, alors conservĂ©e dans la Galerie du Palais-Royal (#014624).
Lâintention du peintre nâest pas «lâintention Ă©vidente », qui est lâintention de Suzanne, Ă©voquĂ©e par Diderot dans son commentaire de la Suzanne de LagrenĂ©e. Lâintention Ă©vidente est morale et chaste, quand lâintention du peintre est, peut-ĂȘtre, libertine.
Câest le principe du quatriĂšme mur, exposĂ© par Diderot dans le discours De la poĂ©sie dramatique, chap.11 « De lâintĂ©rĂȘt » (Ver IV 1306, 1308 et surtout 1310).
« Trousser, v. act ; Relever, replier, mettre plus haut. Cogere, recolligere, substringere, recingere. On trouĂe les habits longs, les jupes, peur des crottes, de peut quâon ne marche dessus. On trouĂe ses bas, ses chausses, quand ils sont avalez. » (TrĂ©voux)
Une copie en marbre du bronze supposĂ© de ClĂ©omĂšne dâAthĂšnes se trouve Ă Florence aux Offices (#018638). Les Proportions de la VĂ©nus de MĂ©dicis avaient Ă©tĂ© imprimĂ©es au volume III des planches de lâEncyclopĂ©die en 1763 (#018639).
Câest-Ă -dire une femme dont on surprend la nuditĂ© malgrĂ© elle, sans quâelle le sache, sans quâelle lâait prĂ©mĂ©ditĂ©.
Saint-Simon dĂ©crit ainsi la maĂźtresse du RĂ©gent : « Mme de Sabran [âŠ] sâĂ©tait Ă©chappĂ©e de sa mĂšre pour Ă©pouser un homme dâun grand nom, mais sans bien et sans mĂ©rite, qui la mĂźt en libertĂ©. Il nây avait rien de si beau quâelle, de plus rĂ©gulier, de plus agrĂ©able, de plus touchant, de plus grand air et de plus noble, sans aucune affectation. L'air et les maniĂšres simples et naturelles, laissant penser qu'elle ignorait sa beautĂ© et sa taille, qui Ă©tait grande et la plus belle du monde, et quand il lui plaisait, modeste Ă tromper. Avec beaucoup dâesprit, elle Ă©tait insinuante, plaisante robine, dĂ©bauchĂ©e, point mĂ©chante, charmante surtout Ă table. » (MĂ©moires, Ă©d. Boislile, t. 33, p. 88) NĂ©e en 1695, Madeleine Louise Charlotte de Foix Ă©pouse le comte de Sabran en 1714 et dĂ©cĂšde le 31 mars 1768 Ă Paris, Ă lâĂąge de 72 ans. Voir le portrait de la comtesse de Sabran Ă 29 ans, par Jean-Baptiste Vanloo (#021492).
Calligraphes. Louis Rossignol (1694-1739) est mentionnĂ© Ă lâarticle MaĂźtres Ă©crivains de lâEncyclopĂ©die : « Ă©leve de Sauvage, a Ă©tĂ© le peintre de lâĂ©criture. Cet artiste Ă©toit nĂ© avec un goĂ»t dĂ©cidĂ© pour cet art, aussi lâa-t-il exĂ©cutĂ© avec la plus grande perfection sans sortir de la belle simplicitĂ©. Il a su, en suivant le principe dâAllais, Ă©viter ses dĂ©fauts, & donner Ă tout ce quâil traçoit une grace frappante. DĂšs lâĂąge de 15 ans il commença Ă acquĂ©rir une rĂ©putation qui sâest beaucoup accrue par les progrĂšs rapides quâil a fait dans son art. Sa classe Ă©toit des plus brillantes & des plus nombreuses ; il la conduisoit avec un ordre & une rĂ©gularitĂ© unique. Son habiletĂ© lui a mĂ©ritĂ© lâhonneur dâĂȘtre choisi pour enseigner Ă Ă©crire Ă M. le duc dâOrlĂ©ans, actuellement vivant. » (EncyclopĂ©die, IX, 1765, 908b) HonorĂ© SĂ©bastien Roillet (1699-1767), nĂ© Ă ChĂąlons-en-Champagne, monte Ă Paris pour devenir maĂźtre Ă©crivain et suit lâenseignement de Rossignol.
Diderot sâidentifie ainsi indirectement aux vieillards face Ă Suzanne.
La DĂ©fense de mon oncle est un pamphlet de Voltaire, qui rĂ©pond Ă une brochure critiquant sa Philosophie de lâhistoire. Voltaire prĂ©tend ĂȘtre le neveu de lâabbĂ© Bazin, auteur supposĂ© de La Philosophie de lâhistoire. Sous couvert de dĂ©fendre la pudeur et la chastetĂ© de lâabbĂ© Bazin, le chapitre 2, « Lâapologie des dames de Babylone », Ă©voque la prostitution sacrĂ©e ; le chapitre 4, les dĂ©bauches de CĂ©sar, le chapitre 5, « De la sodomie », la pĂ©dĂ©rastie des Perses et de lĂ celle des JĂ©suites, et ainsi de suiteâŠ
Sophie Volland, grande lectrice de Montaigne.
« RĂ©mouleur, s. m. (Coutellerie.) celui qui repasse & refait la pointe ou le tranchant Ă quelque instrument, sur une meule tournante. Quoique tous les Couteliers soient des remouleurs, il ne se dit guere que de ce quâon appelle plus communĂ©ment des gagne-petits. TrĂ©voux. (D. J.) (EncyclopĂ©die, XIV, 1765, 98b, le chevalier De Jaucourt reprend la dĂ©finition du TrĂ©voux) Le sujet avait dâabord Ă©tĂ© un sujet de comĂ©die pour la Foire : Le RĂ©mouleur dâAmour fut jouĂ© Ă la Foire Saint-Germain en 1722, avec des marionnettes.
Le Pont Notre-Dame, depuis la rive droite de la Seine, au niveau de lâĂźle de la CitĂ©, reliait le quai de Gesvre au quai de la Corse. Câest alors le plus ancien pont de Paris, hĂ©rissĂ© de maisons insalubres, que le roi ordonne de dĂ©truire par lettre patente en 1769. Elles subsisteront jusquâen 1786 (#019760). Sur le pont Ă©taient installĂ©s des marchands de croĂ»tes. Les dessus-de-porte du Pont Notre-Dame Ă©taient des tableaux Ă bas prix exĂ©cutĂ©s par des barbouilleurs.
Diderot nous livre-t-il ici un souvenir dâenfance ? Son pĂšre Ă©tait coutelier, et il avait un frĂšre et une sĆur.
Diderot a traité Lagrenée de bélßtre lors de la description du Clergé, ou la Religion qui converse avec la Vérité.
« Ragoust, se dit aussi des choses qui renouvellent dâautres dĂ©sirs que ceux de lâappĂ©tit. Raffinement de la voluptĂ©, plaisir, sentiment qui pique lâesprit, qui excite les passions affoiblies. Irritamentum gulĂŠ, animi, voluptatis. Câest un ragoĂ»t pour les personnes vaines de faire entendre quâon les choisit pour leur faire confidence. Bell. De quel ragoĂ»t peuvent ĂȘtre les grands noms et les biens de la fortune dans un commerce oĂč lâon ne cherche que les richesses de la nature ? Dac[ier]. Il vous faut donc le ragoĂ»t dâun galant ? Mol[iĂšre] » (TrĂ©voux. La rĂ©fĂ©rence Ă MoliĂšre paraphrase une rĂ©plique de Sganarelle ou le cocu imaginaire, scĂšne 6)
On passe du ragoĂ»t au goĂ»tâŠ
« Mesquin se dit figurĂ©ment en plusieurs Arts, comme en Architecture, Sculpture, Peinture, &c, de tout ce qui est pauvre, de mauvais air, ou de mauvais goĂ»t, oĂč il semble quâon a voulu plaindre la dĂ©pense, lâĂ©toffe ou le travail. Sordidus, ineptus, abjectus. On dit, cela est mesquin. » (TrĂ©voux)
« Maussade, ad. m. & f. Qui est dĂ©goĂ»tant & dĂ©sagrĂ©able. Insulsus, injucindus, sordidus, spurcus. Il se dit tant de ceux qui sont malpropres en habits, que de ceux qui sont laids de corps & de visage, & de ceux qui sont dâhumeur grossiĂšre & incivile, tant dans leurs paroles que dans leurs actions. Les HarangĂšres sont fort maussades en leurs paroles. Les PĂ©dans sont fort mauĂades en leurs vĂ©temens. Ce Juge est maussade & rĂ©barbatif envers les parties. Ce mot estun composĂ© de sade, vieux mot François qui signifioit propre, net, gentil, & vient du latin malesada. Il est bas. » (TrĂ©voux)
Ce sont les deux rĂ©gicides quâa connu lâhistoire de France, dont le souvenir avait Ă©tĂ© rĂ©activĂ© par lâattentat de Damiens contre Louis XV en 1757. Greuze, cĂ©lĂšbre pour sa peinture de genre, prĂ©sentera exceptionnellement un tableau dâhistoire en 1769 pour sa rĂ©ception Ă lâAcadĂ©mie. MĂ©ditait-il en 1767 de peindre la meurtre de Henri III par Jacques ClĂ©ment ou celui de Henri IV par Ravaillac ? Ce sera finalement Septime SĂ©vĂšre et Caracalla, qui est lâhistoire dâun rĂ©gicide manquĂ©, et ne bĂ©nificiera dâaucune indulgence : Greuze sera reçu, mais comme peintre de genre, et ne le pardonnera jamais Ă lâAcadĂ©mie.
En 1722, alors que Voltaire prĂ©parait la dĂ©dicace Ă Louis XV de sa Henriade, le rĂ©gent lui signifia le refus du roi, il nâobtint pas le privilĂšge et dut faire publier clandestinement sa premiĂšre Ă©dition Ă Rouen en 1723.
Dans ses Observations sur la sculpture et sur Bouchardon, Ă©crites pour la Correspondance littĂ©raire en mars 1763, Diderot Ă©crivait, Ă propos dâun Amour qui se fait un arc de la massue dâHercule : « je nâaime pas lâAmour si longtemps Ă ce travail manuel ; et puis, je suis un peu de lâavis de notre ingĂ©nieur, M. Le Romain, sur ces longues ailes avec lesquelles on ne saurait voler quand elles auraient encore dix pieds dâenvergure. » (DPV XIII 330) Jean Baptiste PierreLe Romain, ingĂ©nieur en chef de lâĂźle de Grenade aux Antilles, a signĂ© 67 articles dans lâEncyclopĂ©die, dâabord dâhistoire naturelle, puis plus Ă©conomiques et politiques (NĂšgres, Sucre, Sucrerie, Taffia).
« Les PoĂ«tes peignent le Dieu du Sommeil couchĂ© sur des gerbes de pavots. Ils disent quâil jette ses pavots sur quelquâun, quand il le veut faire dormir. » (TrĂ©voux, article Pavot)
« Lanugineux, adj. (Gramm. & Botan.) qui est velu & couvert dâun duvet semblable Ă la laine. On dit de quelques plantes quâelles ont la feuille lanugineuse. » (EncyclopĂ©die, IX, 1765, 278b. Le terme nâest pas dans TrĂ©voux.)
« Enluminer, se dit aussi figurĂ©ment & bassement de ceux qui Ă force de boire se rougissent le visage. Sâenluminer la trogne. » (TrĂ©voux)
Diderot avait dâabord Ă©crit : « le pĂšre des hommes et des dieux ».
HomĂšre, Iliade, XIV, 341-359.
« En Peinture on appelle couleur rompuĂ«, celle qui est diminuĂ©e & corrompuĂ« par le mĂ©lange dâune autre. Color refractus. »
« Empaster, en terme de Peinture, signifie, Mettre des couleurs grassement & avec libertĂ© ; Mettre plusieurs couches de couleurs, ensorte quâelles en paroissent Ă©paisses. Densare, saturare, inducere. Tableau bien empĂątĂ© de couleurs, bien nourri de couleurs. On le dit aussi quand on met des couleurs chacune Ă leur place, sans les noyer ensemble. Cette tĂȘte nâest point peinte, elle nâest quâempĂątĂ©e. » (TrĂ©voux) Bien empĂątĂ© se comprend donc ici Ă peu prĂšs comme saturĂ© de couleur.
Voir Iliade, I, 528-530. Dans les Mémoires secrets, Bachaumont écrit : « Jupiter et Junon sur le mont Ida, endormis par Morphée était sans doute encore un sujet trop sublime pour ce peintre. Le sommeil y est trÚs bien caractérisé, mais la grandeur et la majesté du dieu du tonnerre ne se reconnaissent point dans ce maßtre des dieux. Pour puiser de pareils sujets dans HomÚre, il faudrait se sentir son génie. » (éd. B. Fort, énsb-a, 1999, p.40)
Diderot joue avec le dernier vers du refrain de la comptine Promenons-nous dans les bois, composĂ©e vraisemblablement au XVIIe siĂšcle : « Loup, y es-tu ? Que fais-tu ? Mâentends-tu ? »
« Il Ă©toit le dieu des voyageurs, des marchands, & mĂȘme des filous, Ă ce que dit le mĂȘme Lucien, qui a rassemblĂ© dans un de ses dialogues, plusieurs traits de filouteries de ce dieu. » (EncyclopĂ©die, article Mercure, Mythol., X, 1765, 376b)
Diderot a dû discuter de ce tableau avec le sculpteur Jean-Baptiste Lemoyne, à qui il rendait souvent visite dans son atelier. Il raconte, dans les Pensées détachées, une séance de pose, alors que Lemoyne réalisait son buste.
Depuis la fin du XVIe siĂšcle, la production de faĂŻence sâĂ©tait dĂ©veloppĂ©e Ă Nevers ; elle sâindustrialise au milieu du XVIIIe siĂšcle, avec une diffusion mondiale. Lâarticle Nevers de lâEncyclopĂ©die mentionne laconiquement que « son principal commerce consiste en verrerie & en fayance » (XI, 1765, 113b) Lâarticle Fayence mentionne la « composition pour la fayence ordinaire, telle que celle de Nevers » (VI, 1756, 456a).
Autre espoir de la grande Rome (Virgile, ĂnĂ©ide, XII, 167, Ă propos dâAscagne, fils dâĂnĂ©e)
Arioste, Roland furieux, chant 24, st. 6. La victime nâest pas un capucin, mais un berger.
MoliĂšre, LâĂtourdit, II, 5.
Virgile, ĂnĂ©ide, I, 131 (Neptune sort la tĂȘte des flots et calme la tempĂȘte).
Câest Baudouin qui rĂ©alisera le projet de Diderot, et lâexposera au Salon de 1769 (#001227).
LucrĂšce, De rerum nature, I, 29-40. Diderot traduit ensuite.
Ce sont les premiers vers du De rerum natura.
Horace , ĂpĂźtres, II, 1, 211-213.
Omis par Diderot, rĂ©tabli dans la copie de LĂ©ningrad et lâĂ©dition de Naigeon.
« Avec des larmes toujours abondantes et toujours prĂȘtes, dans sa position, attendant seulement quâelle leur commande de couler » (JuvĂ©nal, Satires, VI, 273-275).
DĂ©lire poĂ©tique. Oestrum poeticum ephemericum est le titre dâun recueil de poĂ©sie religieuse mystique dâun thĂ©ologien jĂ©suite, Genesius Golt (LĂ©once Eggs) publiĂ© Ă Munich en 1712 Ă sa mort. Pure coĂŻncidence ?
Câest ainsi que Diderot surnomme lâhĂŽtel particulier du baron dâHolbach, oĂč les philosophes avaient coutume de se rĂ©unir.
« Bastant, ante, adj. Qui suffit, qui convient, qui contente. Quod sufficit, quod satis est. Ces vivres ne sont pas bastans pour me nourrir. Ces raisons ne sont pas bastantes pour me persuader. Cette caution nâest pas bastante pour me contenter. Cela ne se dit guĂšre que dans le stile comique & familier. »
Lâhistoire de Saint Michel terrassant les anges rebelles constitue le noyau du poĂšme Ă©pique de Milton, Paradise lost (1667). Une traduction par DuprĂ© de Saint-Maur avait Ă©tĂ© publiĂ©e en 1729 et rééditĂ©e rĂ©guliĂšrement (1730, 1736, 1740, 1743, 1748). Une nouvelle traduction, par Louis Racine, paraĂźt en 1755, rééditĂ©e en 1765. A propos de Vernet, Diderot Ă©crit dans le Salon de 1763 : « Il a rendu en couleur les tĂ©nĂšbres visibles et palpables de Milton. » (DPV XIII 388) et dans le Salon de 1765, Ă propos de lâange du Saint JĂ©rĂŽme de Deshays, « il a les ailes Ă©bouriffĂ©es, dĂ©chirĂ©es, mises Ă lâenvers, une dâune couleur et lâautre dâune autre, et lâon dirait dâun ange de Milton que le diable aurait malmenĂ© » (DPV XIV 95).
RaphaĂ«l a peint un Saint Michel terrassant le dĂ©mon en 1518, sur commande du pape LĂ©on X pour lâoffrir Ă François 1er. Le tableau Ă©tait dans la collection royale, et visible Ă lâĂ©poque de Diderot au Palais du Luxembourg, dans la partie du Cabinet du Roi ouverte au public. Il est actuellement conservĂ© au Louvre (#016347). La tournure de Diderot, Ă lâirrĂ©el, suggĂšre cependant quâil ne le connaissait pas encore. Diderot est plus affirmatif dans le Salon de 1771, face Ă une rĂ©cidive de Belle : « Il faut ĂȘtre bien hardi pour faire ce sujet aprĂšs RaphaĂ«l. »
Un Saint Michel terrassant les anges rebelles peint par Rubens est conservé aux musées royaux des beaux-arts de Bruxelles (#016131), un autre à Madrid, musée Thyssen-Bornemisza (#021503). Voir surtout la Chute des anges rebelles de Munich (#021504).
Guido Reni a peint un Saint Michel Archange terrassant le dĂ©mon, actuellement conservĂ© en lâĂ©glise Santa Maria della Concezione dei Capuccini, Ă Rome (#021505). Pas de Titien connu sur ce thĂšme.
Gustav Philip, comte de Creutz (1731-1785), ambassadeur de SuĂšde Ă Madrid depuis 1762, avait Ă©tĂ© nommĂ© ministre plĂ©nipotentiaire en France en 1766. Il sâĂ©tait liĂ© dâamitiĂ© avec Choiseul et frĂ©quentait les philosophes. Diderot dĂ©crit plus loin le VĂ©nus et Adonis de Taraval, que le comte avait â malencontreusement selon Diderot â achetĂ©. (#021506)
Regarder les hommes comme des personnages de farce.
Humeur est pris ici au sens de mauvaise humeur. « On dit, dâUn homme capricieux & dâhumeur inegale, que Câest un homme dâhumeur : Et au contraire, on dit, dâUn homme complaisant & commode dans la societĂ© civile, que Câest un homme qui nâa point dâhumeur. » (Dictionnaire de lâAcadĂ©mie, Ă partir de lâĂ©d. de 1718)
En 1766, Bachelier avait ouvert une Ăcole gratuite de dessin pour les artisans, ancĂȘtre de lâĂcole nationale supĂ©rieure des arts dĂ©coratifs, situĂ©e aujourdâhui rue dâUlm Ă Paris. Lâobjectif de cette Ă©cole Ă©tait la valorisation des mĂ©tiers dâartisanat mobilisant le dessin : on sortait dâun systĂšme de carriĂšres hĂ©rĂ©ditaires pour privilĂ©gier lâenseignement et le concours.
Inutile de ramener Bachelier vers la crĂ©ation artistique : il y a dĂ©jĂ bien assez dâartistes sans talent qui courent aprĂšs une gloire et une postĂ©ritĂ© quâils nâobtiendront jamais. Bachelier finalement a eu la sagesse de courir aprĂšs une gloire Ă sa portĂ©eâŠ
« Trencher, se dit encore ironiquement des fanfarons, de ceux qui affectent de paroĂźtre plus quâils ne sont. Il trenche du grand Seigneur, pour dire, il fait le grand Seigneur. Il trenche de lâhabile homme. Trencher du Souverain. Vaug[elas]. Gerere se pro Rege, &c. » (TrĂ©voux) Le poĂšte, donc, fanfaronne et faisant le philosophe.
Câest-Ă -dire dâun problĂšme de gĂ©omĂ©trie impossible Ă rĂ©soudre.
Diderot se rĂ©fĂšre aux Lettres sur la postĂ©ritĂ©, Ă©changĂ©es avec le cĂ©lĂšbre sculpteur de dĂ©cembre 1765 Ă fĂ©vrier 1767. Falconet et Diderot y avaient rivalisĂ© dâĂ©rudition latine.
LâĂąne et la lyre, formule de Varron, puis fable de PhĂšdre (VI, 14), adage dâĂrasme, fable de Florian⊠Comparer avec margaritas ante porcos Ă lâarticle HallĂ©, DPV XVI 90.
Chùteau construit à Meudon pour Mme de Pompadour. Louis XV avait acheté le terrain en 1748, les travaux sont achevés en 1750. La Pompadour revend le chùteau à Louis XV en 1757 ; celui-ci fait construire deux ailes en retour en rez-de-chaussée en 1767. Les Chardin étaient destinés à ces nouveaux appartements. A la révolution, le chùteau est transformé en caserne, ruiné, puis démantelé. En 1826, la propriété devient un lotissement.
La verve, câest-Ă -dire lâĂ©motion, voire la fureur poĂ©tique, est en principe rĂ©servĂ©e Ă la peinture dâhistoireâŠ
« Timbale, s. m. Tambour dont se servent quelques rĂ©gimens de cavalerie, dont la quaisse est dâairain. Tympanum. » (TrĂ©voux). Voir le dĂ©tail de #007029. Une premiĂšre timbale est posĂ©e Ă plat sur la table, la seconde est dressĂ©e derriĂšre.
La nature morte en principe est hors-temps. Elle vise pourtant toujours le temps. Traditionnellement, elle le fait comme allĂ©gorie des vicissitudes du temps qui passe : câest la VanitĂ©. Diderot introduit encor eun autre rapport au temps, technique cette fois : le peintre programme le vieillissement de sa peinture dans le temps. RĂ©introduire le temps dans la peinture inanimĂ©e la met de niveau avec la peinture dâhistoire.
Diderot avait dĂ©jĂ pris en exemple le pastelliste Maurice Quentin de La Tour (1704-1788) dans les Essais sur la peinture : « Les fruits, les fleurs changent sous le regard attentif de La Tour et de Bachelier ; [comprendre que pour eux mĂȘme les fruits et les fleurs changent] quel supplice nâest donc pas pour eux le visage de lâhomme » (DPV XIV 357).
Comme Diderot lâexplique ci-aprĂšs, lâallĂ©gorie du temps est gĂ©nĂ©ralement figurĂ©e comme un dieu Saturne avec de grandes ailes et une faux. Voir par exemple cette gravure de Cochin dâaprĂšs Coypel : #020176.
Cette distinction est rĂ©volutionnaire : Diderot oppose lâancien rĂ©gime discursif de lâimage, pensĂ©e pour ĂȘtre lue, pour quâon en parle, Ă un nouveau rĂ©gime, proprement visuel. Il nây a pas de mots pour Chardin, tout passe par lâĆil.
Contrairement Ă la peinture dâhistoire, qui nĂ©cessite une culture prĂ©alable pour ĂȘtre dĂ©chiffrĂ©e, la peinture de Chardin est immĂ©diatement accessible Ă tous. Elle est dĂ©mocratique.
Noter le glissement de « devant » à « dans » : Diderot entre dans la peinture.
De ses ouvrages : de ses peintures.
Tapis vert : dans le dictionnaire de TrĂ©voux, dĂ©signe le gazon dâune pelouse. Dans la langue plus moderne, piĂšce de drap vert qui recouvre une table de travail, une table de confĂ©rence. De lĂ , par mĂ©tonymie, table autour de laquelle se tient une rĂ©union de personnes qui dĂ©libĂšrent, qui traitent une affaire. De lĂ , table de jeu.
Se comprend ici non seulement littéralement, mais au moral.
Les physiocrates.
La musique italienne et la musique française. Souvenir de la Querelle des Bouffons qui avait Ă©clatĂ© en 1752 Ă lâoccasion de la reprĂ©sentation de La Serva Padrona de PergolĂšse Ă Paris.
Câest-Ă -dire aprĂšs avoir beaucoup bu.
Cicerone : au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle, dĂ©signe ironiquement le guide qui conduit les premiers touristes venus faire leur tour dâItalie. Ces guides nâĂ©taient pas avares de rhĂ©torique, Ă la maniĂšre de CicĂ©ron ! De lĂ , faire le cicerone : jouer le guide, tenir lieu de guide.
Par mĂ©tonymie, sa canne Ă pĂȘche.
Voiture : charrette.
Incident : événement, circonstance. Ici : détail.
A la bonne heure : heureusement, encore heureux ! Lâexclamation est ironiqueâŠ
Piquant : qui frappe lâesprit. Lâadjectif Ă©tait originellement pris nĂ©gativement (piquant au sens de choquant), mais prend au XVIIIe siĂšcle un sens trĂšs positif : qui plaĂźt, qui sĂ©duit.
Un plaisant est quelquâun qui affecte de faire rire, mais qui en fait ne fait pas rire du tout. LâabbĂ© est un mauvais plaisant, sa plaisanterie est complĂštement ratĂ©e puisque ce quâil dĂ©crit devant lui est prĂ©cisĂ©ment le tableau que Vernet a peint et exposĂ© au Salon. Mais cela, bien sĂ»r, il ne peut pas le savoirâŠ
Sentir : exercer lâaction des sens ; toucher, voir, goĂ»ter, flairer, entendre. [âŠ] Se dit aussi de la persuasion intĂ©rieure, de la conviction oĂč on est. [âŠ] Se dit pour connaĂźtre, sâapercevoir. (Dictionnaire de TrĂ©voux)
Reprendre : critiquer.
A lâarticle PoĂšte, le dictionnaire de TrĂ©voux donne cet exemple : « Pour ĂȘtre PoĂšte, ce nâest pas assez de faire des vers ; il faut encore unventer & ĂȘtre fertile en fictions. Les PoĂštes prĂ©fĂšrent la fable quand elle est agrĂ©able, Ă la vĂ©ritĂ© quand elle est sĂšche et stĂ©rile. Saint Evremont. »
La cause productrice, ou cause efficicente, est le troisiĂšme type de cause selon Aristote, celle qui produit le mouvement et le changement. Voir Physique, II, 3, 4. Aristote donne comme exemples un conseil suivi dâune action, ou un pĂšre qui a des enfants. Mais ici le terme est pris absolument : lâĂ©nergie de la cause productrice est lâĂ©nergie de lâunivers en mouvement.
Son Ćuvre : lâĆuvre de la cause productrice.
Sur la pyramide, qui a aussi un sens technique en peinture, voir le Salon de 1765, article Casanove, n°95, p. 371, article Loutherbourg, n°134, p. 401 ; Salon de 1767, article Vien, César débarquant à Cadix, p. 549 ; article Robert, Cuisine italienne, p. 713.
Incliner à : pencher pour, désirer.
Mettre un peu moins dâĂ©conomie : faire plus dâexercice physique.
Exclamation indignée : comment pouvez-vous dire une chose pareille ?
Utpictura18, notices A5503, B7957, B7964.
Voir lâhistoire de Zeuxis peignant HĂ©lĂšne de Troie pour les habitants de Crotone, telle quâelle est rapportĂ©e par exemple par CicĂ©ron, De inventione, II, 1-3.
A lâapplication : appliquez, transposez, tirez les consĂ©quences de ce que vous venez de dire (non pour une application pratique, mais au contraire pour dĂ©gager un principe gĂ©nĂ©ral).
Boisseau : mesure pour le blé. De là , par métonymie, gobelet servant à mesurer, et simplement un gobelet.
La mĂȘme faceâŠ
PipĂ©, Ă©e, part. & adj. Une carte pipĂ©e, est une carte fausse, marquĂ©e, cachĂ©e, ou escamotĂ©e. Des dĂ©s pipez, sont des dĂ©s faux, ou chargĂ©s de plombs [pour tomber toujours sur la mĂȘme face]. (TrĂ©voux)
Comparez avec ces rĂ©flexions du baron dâHolbach, chez qui Diderot dĂźnait rĂ©guliĂšrement : « Les molĂ©cules de la matiĂšre peuvent ĂȘtre comparĂ©es Ă des dĂ©s pipĂ©s, câest-Ă -dire qui produisent toujours certains effets dĂ©terminĂ©s ; ces molĂ©cules Ă©tant essentiellement variĂ©es par elles-mĂȘmes et par leurs combinaisons, elles sont pipĂ©es, pour ainsi dire, dâune infinitĂ© de combinaisons diffĂ©rentes. La tĂȘte dâHomĂšre ou la tĂȘte de Virgile nâont Ă©tĂ© que des assemblages de molĂ©cules, ou, si lâon veut de dĂ©s pipĂ©s par la nature, câest-Ă -dire des ĂȘtres combinĂ©s et Ă©laborĂ©s de maniĂšre Ă produire lâIliade ou lâĂnĂ©ide. » (DâHolbach, SystĂšme de la nature, Ă©d. 1770, II, 5, in Ćuvres philosophiques complĂštes, Alive, 1999, p. 488, note 75)
DerriĂšre lâapologue de la machine RaphaĂ«l, Diderot vise une pratique propre aux peintres des petits genres (dont le paysage fait partie) qui vendent leurs tableaux moins cher, et doivent en consĂ©quence en produire beaucoup pour vivre : les tableaux sont exĂ©cutĂ©s en sĂ©rie, et une mĂȘme composition est rĂ©utilisĂ©e pour plusieurs commanditaires, parfois Ă des annĂ©es dâintervalle. La singularitĂ© inimitable de chaque piĂšce unique de RaphaĂ«l est un modĂšle qui ne correspond pas Ă la pratique de Vernet, si gĂ©nial Vernet soit-il. A cette pratique sĂ©rielle, il faut ajouter celle de la reproduction des Ćuvres Ă la gravure, dont le marchĂ© est en pleine expansionâŠ
Ici, sous le nom de RaphaĂ«l, la machine Ă tableaux dĂ©signe Dieu lui-mĂȘme, dont lâabbĂ© veut Ă tout prix faire admirer Ă Diderot les merveilles dans la nature.
Dans la nature, les sites qui produisent lâeffet sublime dont Diderot nous communique lâexpĂ©rience ici ne sont pas si communsâŠ
par une pente naturelle et presque invincible : malgré tous nos efforts pour penser le contraire.
Nous ne pouvons pas nous empĂȘcher dâattribuer Ă Dieu la beautĂ© de ces sites naturels. exceptionnels Diderot joue peut-ĂȘtre sur le sens de « dessein », qui dĂ©signe le projet divin, ou le dessin du peintre (qui sâĂ©crit indiffĂ©remment dessein au XVIIIe siĂšcle).
Imaginez une infinitĂ© de machines Ă copier la nature. Si Dieu est lâauteur des sites exceptionnels que nous admirons ici, il est aussi lâauteur de toutes choses dans la nature. Du coup, il nây a plus rien dâexceptionnel, mais seulement des phĂ©nomĂšnes naturels qui sâenchaĂźnent nĂ©cessairement.
On ne peut donc pas Ă©valuer la nature comme on Ă©value une Ćuvre dâart. Le jugement nâa plus de sens.
Lâhabitant de Saturne est habituĂ© Ă lâatmosphĂšre de Saturne et ne survivrait pas Ă lâatmosphĂšre de la Terre, qui nous paraĂźt Ă nous la seule respirable.
« Au retour du printemps, quand la neige fondue coule des montagnes et que le terreau amolli se disperse dans le vent⊠» (Géorgiques, I, 43-44).
Ce fragment ne figure par dans le manuscrit autographe, qui lâappelle ici par le signe â .
Ne faisons pas les importants. Diderot a dĂ©jĂ utilisĂ© cette expression Ă la fin de lâarticle Bachelier : « Le poĂšte veut trancher du philosophe. » (DPV XVI 171)
Horace, Satires, II, 6, v. 60.
Diderot a corrigĂ© dĂ©solĂ© en dĂ©sespĂ©rĂ©. Dans le manuscrit de Leningrad, peut-ĂȘtre est placĂ© juste avant hasardez-vous, ce qui est plus correct syntaxiquement.
« Quoi, Priam, est-ce ici la rĂ©compense de la gloire ? » (Virgile, ĂnĂ©ide, I, 462)
Maxime 99 de la premiÚre édition (1665), supprimée ensuite.
Continuez Ă lire.
Bedmar (1625-1685), ambassadeur dâEspagne Ă Venise, essaya de livrer la citĂ© aux Espagnols. Cette histoire a Ă©tĂ© portĂ©e Ă la scĂšne par Thomas Otway dans sa Venise sauvĂ©e. Diderot lâĂ©voque dans le 3e entretien sur Le Fils naturel (DPV X 132) et Ă lâarticle Laideur de lâEncyclopĂ©die.
Thomas Corneille, Le Comte dâEssex, V, 8.
« Si tu veux que je pleure, il te faut dâabord souffrir toi » (Horace, Art poĂ©tique, 102-103).
Allusion Ă lâexĂ©cution de Lally-Tollendal, place de GrĂšves, Ă laquelle on pouvait assister depuis le quai Pelletier.
« On est suspendu Ă la bouche de celui qui parle ». Diderot forge peut-ĂȘtre la formule Ă partir de ce vers de Virgile, lorsque ĂnĂ©e comprend que la parole de son fils Iule rĂ©alise la prophĂ©tie des tables mangĂ©es : « primamque loquentis ab ore eripuit pater », littĂ©ralement, et le pĂšre arracha la premiĂšre (parole) Ă la bouche de celui qui parlait, câest-Ă -dire, et aussitĂŽt son pĂšre le prit au mot. (ĂnĂ©ide, VII, 118-119)
Ce fragment ne figure pas dans le manuscrit autographe, mais il est appelé ici par trois astérisques.
Personnage de La Métromanie de Piron.
HomÚre, Iliade, XX, 61-65, cité par Longin, Traité du sublime, trad. Boileau, ch. VII.
Ce fragment ne figure pas dans le manuscrit, mais y est appelé par un #.
Lâaccentuation est la pĂ©piniĂšre de la mĂ©lodie, formule de Martianus Capella que Diderot cite et traduit dans Le Neveu de Rameau. Rousseau lâavait Ă©voquĂ©e Ă lâarticle Accent de son Dictionnaire de musique, en lâattribuant par erreur Ă Denys dâHalicarnasse.
Diderot avait dâabord Ă©crit teindre.
Les Cieux racontent la gloire de Dieu.
Indignor quandoque bonus dormitat Homerus, je mâindigne quand ce brave HomĂšre se met Ă sommeiller. (Horace, Art poĂ©tique, 359)
Allusion Ă la formule dâHorace, ex ungue leonem (Satires, I, 4, 61), câest Ă sa griffe quâon reconnaĂźt un lion.
Nec mortale sonans, et sa voix nâĂ©tait plus dâune mortelle (ĂnĂ©ide, VI, 50).
Il cache quelque chose dâinexprimable en une fibre secrĂšte (Perse, Satires, V, 29).
Diderot abrĂšge : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei ! » (ĂpĂźtre aux Romains 11, 33), O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu.
« Chaumer, v. act. Couper ou arracher le chaume, & le mettre en botte pour servir Ă couvrir des maisons, les murailles de bauge. Stipulas colligere, secare. » (TrĂ©voux) Lorsque la moisson Ă©tait terminĂ©e, les paysans pauvres Ă©taient autorisĂ©s Ă glaner, et sans doute Ă©galement Ă chaumer. Le Dictionnaire de lâAcadĂ©mie se fait lâĂ©cho des conflits qui en rĂ©sultaient : « Chaumer, v. act. Couper, arracher du chaume. Elle est allĂ©e chaumer. Je ne veux pas quâelle chaume mon champ, dans mon champ. » (Ă©d. de 1694)
Le Purgatoire est un trĂšs bon moyen pour lâĂglise de rĂ©colter lâargent des fidĂšles, et donc de faire bouillir la marmiteâŠ
Le manuscrit autographe ne renvoie pas Ă ce fragment, qui figure dans les copies de LĂ©ningrad, du fonds Vandeul et dans lâĂ©dition Naigeon de 1798.
Il ne sâagit pas en fait du Bal de Regnard, mais de lâAmphitryon de MoliĂšre (II, 2).
Michel-Philippe Bouvart (1717-1787), mĂ©decin Ă Chartres puis Ă Paris, membre de lâAcadĂ©mie royale des sciences depuis 1743, Ă©tait un ennemi dĂ©clarĂ© de Tronchin et de Bordeu, qui avaient la faveur des EncyclopĂ©distes. Tronchin a rĂ©digĂ© lâarticle Inoculation, Bordeu lâarticle Crise. Bordeu est le mĂ©decin de DâAlembert dans Le RĂȘve de DâAlembert ; Diderot ainsi que son pĂšre ont consultĂ© chez Tronchin.
Diderot décrit-il un portrait peint par Perronneau, ou par Roslin ? Il se ravise plus loin, mais sa description ressemble fort au Perronneau vendu chez Artcurial en février 2022. Voir #021508.
Cette phrase nâest pas dans le manuscrit autographe.
La Neuvaine de CythĂšne, poĂšme galant composĂ© par Marmontel en 1765, ne sera publiĂ©e quâen 1819. A des filles : Ă des prostituĂ©es.
Diderot nâavait que mĂ©pris pour Lucain, poĂšte officiel de NĂ©ron, compromis donc avec lâassassin de SĂ©nĂšque. Lâauteur de la Pharsale est comparĂ© Ă Demachy, qui ne souffre pas la comparaison avec Hubert Robert, le Virgile de la poĂ©tique des ruines.
Allusion aux Bergers dâArcadie de Poussin (#000973). Diderot nâa probablement pas vu la tableau, qui Ă©tait conservĂ© dans la partie privĂ©e du Cabinet du roi. Mais il le connaissait sans doute par la gravure de Picart (#021513).
Joseph Caillot (1733-1816), comĂ©dien au Théùtre-Italien depuis 1760 et excellent chanteur. Grimm Ă©voque Caillot rĂ©guliĂšrement, et avec Ă©loge, dans la Correspondance littĂ©raire : en janvier 1769, il dĂ©fiera Garrick de lâĂ©galer.
Le sophisme post hoc, ergo propter hoc, aprĂšs cela donc Ă cause de cela, est stigmatisĂ© Ă plusieurs reprises dans lâEncyclopĂ©die : voir les articles Imagination des femmes enceintes, Lienterie, Observations thĂ©rapeutiques.
Diderot joue avec les conventions du genre : pour une peinture dâhistoire, le discours de la protagoniste est le support attendu de la scĂšne.
« On appelle en terme de Peinture & dâOpĂ©ra ; gloire, un Ciel ouvert & lumineux, ou une reprĂ©sentation imparfaite de la gloire cĂ©leste. Mignard a peint au Val de GrĂące une gloire. » (TrĂ©voux, repris presque mot pour mot dans lâEncyclopĂ©die)
« La plĂ»part des Juifs & des auteurs ChrĂ©tiens disent que cherubin signifie comme des enfans ; che en HĂ©breu signifiant comme, & rub, un enfant, un jeune garçon. Aussi est-ce la figure que leur donnent les Peintres modernes qui les reprĂ©sentent par de jeunes tĂȘtes ailĂ©es, & quelquefois de couleur de feu, pour marquer lâamour divin dont les chĂ©rubins sont embrasĂ©s. » (EncyclopĂ©die, art. de Mallet) Il faut comprendre ici « deux groupes dâanges et de chĂ©rubins » comme « deux groupes dâanges sous la figure de chĂ©rubins ».
Sainte GeneviÚve serait née à Nanterre vers 420. Une houlette est un bùton de berger.
Le terme fabrique dĂ©signe nâimporte quelle construction.
« On appelle le local, ce qui concerne la disposition des lieux. » (EncyclopĂ©die, Boucher dâArgis)
« PiĂ©d-droit ; Terme dâArchitecture ; câest la partie du trumeau ou jambage dâune porte ou dâune croisĂ©e qui comprend le bandeau, ou chambranle, le tableau, la feuillure, lâembrasure & lâĂ©coinçon. On donne aussi ce nom Ă chaque pierre, dont le piĂ©d-droit est composĂ©. Tous les piĂ©ds-droits, jambages & dosserets, sont appellez ParastatĂŠ ou OrthostatĂŠ par Vitruve. Daviler. » (TrĂ©voux) Le piĂ©droit est donc, grosso modo, lâembrasure de la porte.
Sous couvert dâune description objective, Diderot fait sentir que lâarchitecture imaginĂ©e par Doyen est trop compliquĂ©e et contre-intuitive pour le spectateur. Il le dira explicitement plus loin.
Un malade que sa fiĂšvre rend fou.
⊠dans lâattente dâune lueur dâespoir.
« Coutil. Quelques uns disent Coutis, s.m. Toile faite de fil fort dĂ©liĂ©, & fort pressĂ©e, qui sert Ă faire des tentes, Ă enfermer de la plume pour faire des lits, des traversins & des oreillets, parce quâelle est extrĂȘmement forte & serrĂ©e. » (TrĂ©voux)
Les deux ressorts de la tragédie selon Aristote.
« Lousche, se dit figurĂ©ment en Grammaire. Cette phrase, cette construction est louche, câest-Ă -dire, nâest pas bien nette, bien juste. Une expression louche, est celle dont le sens littĂ©ral est double & ambigu. » (TrĂ©voux)
Elle nâa pas lâair trop lourde.
« ManiĂ©rĂ©, adj. m. Terme de Peinture qui se dit dâun Peintre qui nâĂ©tudie ni lâantique ni la nature, mais qui ne suit que son gĂ©nie. » (TrĂ©voux)
Sainte GeneviĂšve flottant dans les airs est semblable Ă la Vierge enlevĂ©e au Ciel aprĂšs sa mort. Voir lâAssomption en grisaille du musĂ©e des beaux-arts de MontrĂ©al, #021933.
En verre soufflé. La métaphore du verre est explicite plus loin (« ses bras sont de verre colorié »).
« Les Bouchers soufflent la viande pour la faire enfler. » (Trévoux)
Qui forment un groupe, par leur intéraction.
Il existe plusieurs versions du Saint Charles BorromĂ©e administrant les pestifĂ©rĂ©s de Milan, de Mignard (1650) : Ă la cathĂ©drale Saint-Ătienne de Limoges, au musĂ©e des beaux-arts de Narbonne (#021934) ; un modello est conservĂ© au Havre. Mignard a Ă©galement peint une Peste dâĂgine, tableau perdu mais gravĂ© par G. Audran (#021936).
Virgile, ĂnĂ©ide, VI, v. 743 (lors de la descente dâĂnĂ©e aux Enfers), chacun dâentre nous subit ses mĂąnes. Pour Virgile : chacun est habitĂ© par les fantĂŽmes de ses ancĂȘtres. Mais ici, mĂ©taphoriquement : chaque artiste est influencĂ©i par les modĂšles quâil a vus et qui lâont inspirĂ©. Cette formule se retrouve dans Le Neveu de Rameau, auquel Diderot fait ici discrĂštement allusion.
Local, toujours au sens de disposition des lieux.
Ne laissent-ils pas voir, Ă trop faire les entendus, quâils nây comprennent rien ? Diderot cite approximativement TĂ©rence, LâAndrienne, v. 17. Il a dĂ©jĂ citĂ© ce vers au Salon de 1763, Ă propos des critiques entendues sur le Paralytique de Greuze (DPV XIII 397).
EnchaĂźnĂ©s par lâĂ©ternelle blessure de lâamour : Diderot cite approximativement LucrĂšce, De rerum natura, I, 34. Il a citĂ© plus haut et plus longuement tout le passage oĂč LucrĂšce dĂ©crit Mars dans les bras de VĂ©nus : voir DPV XVI 155.
Mais comme toute mĂ©daille a son revers. Voir Montaigne, Essais, III, 11, « Des boiteux », Ă©d. Naya, Folio, p. 361. Montaigne Ă©crit : « Il est rien si souple et erratique que notre entendement : Câest le soulier de Theramenez : bon Ă tous pieds. Et il est double et divers, et les matiĂšres doubles, et diverses. »
Comme un fondateur (qui crĂ©e son modĂšle) et non comme un interprĂšte (qui copie le modĂšle dâautrui). Diderot pourrait dĂ©tourner une formule du Code justinien : Tam conditor quam interpres legum solus imperator, lâempereur est le seul auteur et interprĂšte des lois (I, 14, 12, 5).
Martial, Ăpigrammes, IX, 59, v. 11.
Horace, Satires, II, 3, v. 21.
Horace, Satires, II, 3, v. 23.
Comparer avec le dĂ©but de lâarticle Jouissance de lâEncyclopĂ©die, qui est de Diderot : « A qui sont ces magnifiques palais ? qui est-ce qui a plantĂ© ces jardins immenses ? câest le souverain : qui est-ce qui en jouit ? câest moi. Mais laissons ces palais magnifiques que le souverain a construits pour dâautres que lui, ces jardins enchanteurs oĂč il ne se promene jamais » (VIII, 889, publiĂ© en 1765).Voir Ă©galement lâallĂ©gorie du chĂąteau dans Jacques le Fataliste : « En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pu faire le tour du globe sans dĂ©parler un moment et sans sâaccorder, ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de sâacheminer⊠â OĂč ? â OĂč ? Lecteur, vous ĂȘtes dâune curiositĂ© bien incommode ! Et que diable cela vous fait-il ? Quand je vous aurai dit que câest Ă Pontoise ou Ă Saint-Germain, Ă Notre-Dame de Lorette ou Ă Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancĂ© ? Si vous insistez, je vous dirai quâils sâacheminĂšrent vers⊠oui, pourquoi pas⊠vers un chĂąteau immense, au frontispice duquel on lisait : âJe nâappartiens Ă personne et jâappartiens Ă tout le monde. Vous y Ă©tiez avant que dây entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez.â â EntrĂšrent-ils dans ce chĂąteau ? â Non, car lâinscription Ă©tait fausse, ou ils y Ă©taient avant que dây entrer. â Mais du moins ils en sortirent ? â Non, car lâinscription Ă©tait fausse, ou ils y Ă©taient encore quand ils en furent sortis. » (DPV XXIIII 42-43)
Fond dâinertie : le terme est repris plus loin, « disette dâinertie ». Il ne se trouve ni dans FuretiĂšre, ni dans le dictionnaire de TrĂ©voux car câest un terme de physique, qui nâest pas du langage commun. Dans lâEncyclopĂ©die, Inertie renvoie à « Force dâinertie, est la propriĂ©tĂ© qui est commune Ă tous les corps de rester dans leur Ă©tat, soit de repos ou de mouvement, Ă moins que quelque cause Ă©trangere ne les en fasse changer. » Le concept dââinertie permet de dĂ©truire lâillusion dâune Ă©nergie propre au corps en mouvement : « Nous sommes fort enclins Ă croire quâil y a dans un corps en mouvement un effort ou Ă©nergie, qui nâest point dans un corps en repos » ; or « un corps en repos nâa pas moins une force rĂ©elle pour conserver son Ă©tat, quâun corps en mouvement, quelque idĂ©e quâon attache au mot force ». (VII 110b, 1757)
Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805), indianiste et traducteur, embarque pour lâInde et parcourt le pays de 1755 Ă 1762 Ă la recherche des Ă©crits de Zoroastre. En 1771 il publiera une traduction des livres sacrĂ©s du Zend-Avesta. La langue sacrĂ©e du brame : jeu de mots. Brame est dâabord une dĂ©formation pour bramine, ou brahmane, qui dĂ©signe un membre de la caste sacerdotale en Inde, prĂ©posĂ© Ă la lecture des textes sacrĂ©s. Mais bramer exprime aussi le cri du cerf. Le cerf poursuivi par les chasseurs brame.
Moncacht-ApĂ©, explorateur indien de la tribu Yazoo, dans le delta du Mississipi, fut peut-ĂȘtre le premier Ă avoir, au dĂ©but des annĂ©es 1700, traversĂ© le continent nord-amĂ©ricain. Il raconta son voyage Ă Antoine-Simon Le Page du Pratz, qui se trouvait en Louisiane depuis 1718 et publia Ă son retour en France un MĂ©moire sur la Louisiane, par Ă©pisodes, de 1751 Ă 1753, qui incluait le rĂ©cit de Moncacht-ApĂ©. Moncacht-ApĂ© est citĂ©, dâaprĂšs la réédition de Le Page de 1758, t. 3, dans le Discours prĂ©liminaire de la Description de lâItalie de Richard, p. v-vj, que Diderot Ă©voquera plus loin. Ses propos, citĂ©s par Richard dâaprĂšs Le Page, sont ceux que Diderot rapporte ci-aprĂšs.
Câest-Ă -dire sans la perruque quâon porte Ă la Cour.
Le duc de Choiseul (1719-1785) fut le principal ministre dâĂtat de Louis XV de 1758 Ă 1771. Son pouvoir, contestĂ© aprĂšs la mort de Mme de Pompadour en 1764, est en net dĂ©clin au moment oĂč Diderot Ă©crit ces lignes. Habile politicien, Choiseul avait su sâattirer lâadmiration de Voltaire et mĂȘme le mĂ©nagement des encyclopĂ©distes. Le pĂšre dâHubert Robert travaillait pour un autre Choiseul. Est-ce ce qui dĂ©termina celui-ci, quand il fut nommĂ© ambassadeur de France en Italie, Ă emmener le jeune peintre avec lui Ă Rome en 1754 ?
« Imbecille, adj. m. & f. & s. Qui est faible et sans vigueur » (TrĂ©voux). Ce nâest que dans un second temps quâimbĂ©cile signifie idiot, sot, innocent. Ici lâimbĂ©cile, sans Ă©nergie, sâoppose au voyageur, qui dĂ©borde dâĂ©nergie.
Description historique et critique de lâItalie, ou Nouveaux mĂ©moires sur lâĂtat actuel de son Gouvernement, des Sciences, des Arts, du Commerce, de la Population & de lâHistoire naturelle, par M. lâAbbĂ© Richard, Dijon, François Des Ventes, et Paris, Michel Lambert, 1766. Lâavertissement liminaire commence ainsi : « Depuis que lâon parcourt lâItalie & que lâon fait des relations de ce que lâon y a vĂ», il est Ă©tonnant quâon nâen ait pas encore une description assez mĂ©thodique & assez Ă©tendue pour ĂȘtre dâune utilitĂ© rĂ©elle aux voyageurs, & en donner une juste idĂ©e Ă ceux qui ne peuvent pas voyager. » Ce guide de lâItalie contenait des descriptions de peinture : Diderot est trĂšs sĂ©vĂšre Ă leur sujet (lettre Ă Falconet du 2 mai 1773).
JĂ©rĂŽme Richard (1720-1788) Ă©tait chanoine Ă VĂ©zelay. Le titre « dom » ne prend pas de majuscule en principe. Diderot lâaccorde ironiquement Ă lâabbĂ©âŠ
Passe : tombe dans lâoubli.
Tu te traduis Ă : tu te fais toi-mĂȘme comparaĂźtre au tribunal de.
Amoncelé : écroulé.
Selon Richard, la dĂ©votion des Italiens serait purement formelle : trĂšs cĂ©rĂ©monieuse dans les Ă©glises, nulle aussitĂŽt quâils en sortent.
Des confrĂ©ries dĂ©votes. LâabbĂ© Richard Ă©crit plus prudemment : « Il y a certaines sociĂ©tĂ©s dâhommes privilĂ©giĂ©s qui se sont sĂ©parĂ©s de bonne heure de la contagion du siĂšcle, & qui vivent dans toute la perfection du christianisme. LâextĂ©rieur vertueux & austĂ©re de ces hommes choisis, leur ferveur dans la priere, leur dĂ©sintĂ©ressement, leur modestie, leur charitĂ©, leur humilitĂ©, font un spectacle touchant dans lâordre de la religion. Ces hommes, en vivant ainsi, font une ample provision de mĂ©rites. Ceux qui veulent tirer parti de leur vertu, (probablement Ă leur insçû), regardent leurs bonnes Ćuvres & leurs prieres comme un tresor commun dont ils peuvent faire part Ă ceux auxquels ils jugent Ă propos de les appliquer. Cette prĂ©tendue communication de mĂ©rites qui se fait gratuitement & sans aucune coopĂ©ration de la part des pĂ©cheurs, est leur grande sauvegarde, le moyen le plus aisĂ© de salut & le plus certain que lâon ait imaginĂ© pour eux, & en mĂȘme-tems la source inĂ©puisable des richesses dont regorgent ceux qui, les premiers, ont osĂ© mettre en avant ces maximes singulieres. » (p. xl-xli).
Sur les fonds : pas dâimpĂŽt sur le revenu, les taxes sont fonciĂšres.
« La population des Ă©tats du roi de Sardaigne est aussi forte que dans aucune autre contrĂ©e de lâEurope, quelque peuplĂ©e quâon puisse lâimaginer ; et câest sans doute ce qui a donnĂ© lieu Ă ce proverbe connu, que les Ă©tats de ce Prince en Italie ne font quâune seule ville. Les villages & les hameaux y sont trĂšs-multipliĂ©s, & habitĂ©s par un peuple de cultivateurs industrieux, qui ne laissent pas la moindre partie de terrein sans en tirer quelque profit⊠» (Richard, Description de lâItalie, I, 83, note a)
Note. A Genes.
« Je remarque que le doge doit ĂȘtre nĂ© en lĂ©gitime mariage, parce que plusieurs nobles gĂ©nois nâont pas cet avantage ; le pere dâun fils naturel le fait adopter dans sa famille par lâautoritĂ© du sĂ©nat, qui lui assigne la portion de biens dont il doit hĂ©riter ; & quand ce fils naturel vient Ă se marier, sâil Ă©pouse une noble GĂ©noise, alors ses enfans peuvent ĂȘtre Ă©levĂ©s Ă la dignitĂ© de doge. La rĂ©publique autorise cet usage pour conserver les maisons. » (Richard, Description de lâItalie, I, 115, note a)
Note. A Bologne.
« Plusieurs Bolonnois de familles patriciennes ont substituĂ© leurs biens, Ă dĂ©faut dâhĂ©ritiers en ligne directe, Ă la rĂ©publique, Ă la charge de choisir un sujet parmi les enfans Ă©levĂ©s dans ces conservatoires, qui doit porter leur nom & leurs armes, & quâils adoptent, en consĂ©quence du choix qui en sera fait par les loix Ă©tablies. Le testament est dĂ©posĂ© dans les archives de la ville aprĂšs la mort du testateur ; & dĂšs quâil y a lieu Ă lâexĂ©cution, les sĂ©nateurs choisissent un des Ă©leves, qui alors prend le nom & les armes de la famille dans laquelle il est adoptĂ©, & jouit de tous les privilĂ©ges de la noblesse. On conserve Ă ces enfans les palais, les meubles & les tableaux des testateurs. On les choisit ordinairement Ă lâĂąge de seize ans⊠» (Richard, Description de lâItalie, II, 137)
Un lecteur fictif sâimpatiente de cette digression qui retarde le moment oĂč il doit ĂȘtre question des Ćuvres dâHubert Robert exposĂ©es au Salon de 1767.
Doucement, de grĂące.
Le sculpteur bruxellois François Duquesnoy (1597-1643), rival du Bernin, exécuta notamment un Saint André devant sa croix à Saint-Pierre de Rome (#021894) et restaura un Adonis antique pour le cardinal Mazarin (#021895).
Phidias, le plus grand sculpteur grec de lâAthĂšnes classique (490-430 avant J.-C.), aurait rĂ©alisĂ© en 436 Ă Olympie la statue chrysĂ©lĂ©phantine (en ivoire et en or) monumentale de Zeus assis sur son trĂŽne, 3e merveille du monde. Voir Utpictura18, notice #015476.
Quelque chose dâultĂ©rieur Ă [la] nature : un modĂšle idĂ©al.
Ce tableau est perdu.
MĂ©taphoriquement sâentend : jâavais critiquĂ© comme indigne du Salon.
Le tableau de Lagrenée destiné au grand salon du chùteau royal à Varsovie (voir notice #001020).
Sur le mur du Salon carré du Louvre.
Faire : style, maniĂšre du peintre.
Diderot Ă©voque ici un tableau (perdu) de Timanthe ; il a pris cet exemple chez Webb, dont il a rendu compte de lâouvrage en 1765 pour la Correspondance littĂ©raire : « Un artiste Grec avoit Ă reprĂ©senter un combat naval sur le Nile, il falloit indiquer le lieu de la scĂšne ; pour cela il peignit sur le rivage un Ăąne qui paissoit, & Ă peu de distance au-dessous un crocodile blotti & prĂȘt Ă sâĂ©lancer sur sa proie. [âŠ] On a attribuĂ© Ă Timanthe la mĂȘme sagacitĂ© & la mĂȘme simplicitĂ© dâinvention : pour donner lâidĂ©e de la taille Ă©norme dâun cyclope endormi quâil avoit peint en petit, il avoit placĂ© autour de lui des satyres qui mesuroient son pouce avec un tyrse. Câest ce tableau qui donna lieu Ă cette remarque de Pline, que dans tous les ouvrages de ce Peintre, il y a toujours plus Ă entendre quâil nâa exprimĂ©, & que, quoique lâart y soit portĂ© Ă son comble, le gĂ©nie y paroĂźt encore au-dessus de lâart. » (Daniel Webb, Recherches sur les beautĂ©s de la peinture et sur le mĂ©rite des plus celĂ©bres Peintres anciens et modernes, traduit par M. B***, Paris, Briasson, 1765, p. 222-223). Le tableau de Timanthe a Ă©tĂ© imitĂ© par Giulio Romano sur une fresque de la Villa Madame Ă Rome. Voir la notice #019758.
Grand en taille, petit en valeurâŠ
Jeter signifie ici simplement tracer dâun bout Ă lâautre.
Fabrique est un terme technique, du vocabulaire des peintres. Dans lâEncyclopĂ©die, ce terme est dĂ©fini de la façon suivante : « Tous les bĂątiments dont cet art [= la peinture] offre la reprĂ©sentation : ce mot rĂ©unit donc par sa signification, les palais ainsi que les cabanes. » Lâarticle Fabrique de lâEncyclopĂ©die prend ensuite pour exemple la peinture des ruines (VI, 551b).
Jeter lâĆil sur : comparer avec. Robert a jetĂ© un pont sur la toile ; le spectateur est invitĂ© Ă jeter lâĆil sur Vernet pour comparer. Joseph Vernet est pour Diderot le meilleur peintre de paysages du moment : nĂ© en 1714, il avait 53 ans en 1767, quand Hubert Robert, nĂ© en 1733, nâen avait que 34.
Equivoque : qui peut avoir plusieurs significations, et de lĂ , difficile Ă comprendre. Diderot tire apparemment le sens dâĂ©quivoque vers « difficile Ă Ă©valuer ».
La fatigue, câest-Ă -dire lâeffort du peintre pour arriver Ă cet effet.
Allusion au problĂšme des couleurs qui, lorsquâelles sont juxtaposĂ©es sur la toile, peuvent jurer lâune avec lâautre et blesser lâĆil. Cela nâarrive jamais dans la nature. Voir dans les Essais sur la peinture, « Mes petites idĂ©es sur la couleur », DPV XIV 350-357, et les dĂ©veloppements sur la magie de Chardin : « Câest celui-lĂ qui ne connaĂźt guĂšre de couleurs amies, de couleurs ennemies », DPV XIV 117.
Virgile, GĂ©orgiques, IV, v. 221-226. Diderot traduit au paragraphe suivant. Il avait dĂ©jĂ citĂ© les GĂ©orgiques Ă lâoccasion du 2e site de la Promenade Vernet.
Virgile, ĂnĂ©ide, VI, v. 726-727.
Le dictionnaire de FuretiĂšre dĂ©finit ainsi Cintrer : « Commencer Ă faire les voutes, ou Ă mettre la charpente sur laquelle on les construit. Cette Eglise est dĂȘja fort Ă©levĂ©e, on est prest Ă cintrer. » Mais ici lâarche du pont nâest pas en construction ; elle est ruinĂ©e : les poutres et la passerelle de bois qui ont Ă©tĂ© apposĂ©es aux ruines du pont constituent une rĂ©paration de fortuneâŠ
Diderot introduit la description du second tableau, qui fait pendant au premier. Un tableau a Ă©tĂ© rĂ©cemment identifiĂ© Ă dĂ©crit par Diderot, mais il ne comporte pas dâobĂ©lisque. On peut cependant comparer avec une variante inversĂ©e, peinte par Robert en 1768 : voir #011839.
Art est pris ici pĂ©jorativement : une copie de lâart, câest une copie techniquement rĂ©ussie de la nature, mais sans idĂ©al. Robert a dĂ©ployĂ© sa virtuositĂ© technique, mais il nâa rien créé : il nây a pas dâidĂ©e, pas de sujet.
Perdu.
Ce tableau nâa pas Ă©tĂ© identifiĂ©, mais plusieurs tableaux proches sont visibles dans les collections publiques. Voir les notices #008033, #011831, #020481.
Câest-Ă -dire : qui a commandĂ©, ou qui a achetĂ© ce tableau (dont « ces ruines » sont la mĂ©tonymie). Le dĂ©veloppement qui suit sur la propriĂ©tĂ©, opposĂ©e Ă la jouissance, reprend le thĂšme de lâarticle Jouissance de lâEncyclopĂ©die, qui inspirait dĂ©jĂ les premiĂšres lignes de lâarticle Robert.
Admirer, dans le dictionnaire de FuretiĂšre, câest « Regarder avec estonnement quelque chose de surprenant, ou dont on ignore les causes. » Comprendre ici : regarder sans comprendre.
⊠et jâose comparer, mesurer mon corps, Ă la loi gĂ©nĂ©rale de dĂ©composition, dâusure de la matiĂšre, Ă laquelle le bronze des statues lui-mĂȘme est soumis.
Grimm.
Sophie Volland.
Préoccupée.
Diderot sâadresse Ă la voix de sa conscience.
A comparer avec lâexclamation de Constance Ă Dorval : « Jâen appelle Ă votre cĆur, interrogez-le, et il vous dira que lâhomme de bien est dans la sociĂ©tĂ©, et quâil nây a que le mĂ©chant qui soit seul. » (Le Fils naturel, IV, 3, 1757, DPV X 62). Cette derniĂšre formule avait provoquĂ© la rupture avec Rousseau.
Celui qui ignore les passions.
Lâeffet de profondeur est rendu, de sorte quâon a lâimpression de traverser lâĂ©paisseur de lâair pour aller jusquâau fond du tableau.
⊠et la lumiĂšre est chargĂ©e âŠ
On ne sait pas oĂč se trouve actuellement ce tableau, pour lequel nous disposons dâune photographie. Voir notice #019753.
Non identifiée.
Un pilastre est une colonne carrée. Entre les petites colonnes rondes de la balustrade sont intercalés à intervalles réguliers des pilastres plus massifs et un peu plus hauts.
Petit canal en pente.
Petit bassin en longueur, oĂč les animaux viennent boire. Mangeoire.
Comparer avec ce que Daubenton Ă©crit de la description en Histoire naturelle, dans lâEncyclopĂ©die : « Les descriptions nâauroient point de limites, si on les Ă©tendoit indistinctement Ă tous les ĂȘtres de la nature, Ă toutes les variĂ©tĂ©s de leurs formes, & Ă tous les dĂ©tails de leur conformation ou de leur organisation. Un livre qui contiendroit tant & de si longues descriptions, loin de nous donner des idĂ©es claires & distinctes des corps qui couvrent la terre & de ceux qui la composent, ne prĂ©senteroit Ă lâesprit que des figures informes & gigantesques dispersĂ©es sans ordre & tracĂ©es sans proportion : les plus grands efforts de lâimagination ne suffiroient pas pour les appercevoir, & lâattention la plus profonde nây feroit concevoir aucun arrangement. Tel seroit un tas Ă©norme & confus formĂ© par les dĂ©bris dâune multitude de machines ; on nây reconnoĂźtroit que des parties dĂ©tachĂ©es, sans en voir les rapports & lâassemblage. » (IV, 878)
Dans la chimie cartĂ©sienne, la trituration est la rĂ©duction dâun corps solide Ă ses composants Ă©lĂ©mentaires, par exemple lors de la digestion.
Membre de lâAcadĂ©mie des sciences depuis 1708 jusquâĂ sa mort en 1757, RĂ©aumur sâest intĂ©ressĂ© Ă la physique et Ă lâhistoire naturelle. Il a travaillĂ© notamment sur la production de lâacier et de la porcelaine. A sa mort, il laissait Ă lâAcadĂ©mie des sciences un recueil de plus de 150 planches dĂ©crivant les arts et mĂ©tiers, que Diderot et DâAlembert furent accusĂ©s dâavoir plagiĂ© pour lâEncyclopĂ©die. Il y eut un procĂšs, lâaccusation fut abandonnĂ©e, les AcadĂ©miciens prĂ©fĂ©rĂšrent prendre de vitesse les EncyclopĂ©distes en essayant de publier avant eux leurs volumes de planches, qui avaient tant tardĂ©.
RĂ©aumur, MĂ©moires pour servir Ă lâhistoire des insectes, Paris, de lâImprimerie royale, 1734, 6 vol.
En français moderne, verve a un sens affaibli : avoir de la verve, câest ĂȘtre spirituel, enjouĂ© et plaisant dans la conversation. Da,ns la langue classique le mot avait un sens beaucoup plus fort. Dans le dictionnaire de FuretiĂšre, Verve est dĂ©fini de la façon suivante : « Certaine fureur ou Ă©motion dâesprit qui reveille le genie des PoĂ«tes, des Peintres, des Musiciens, & des gens qui travaillent dâimagination. » La verve, câest lâimagination crĂ©atrice, câest le gĂ©nie du poĂšte, et ici du peintre.
En français moderne, compassĂ© nâa plus que le sens moral de raide et affectĂ©. Dans la langue classique, compassĂ© pouvait ĂȘtre utilisĂ© comme participe passĂ© du verbe compasser, mesurer avec un compas. Le terme peut mĂȘme ĂȘtre pris positivement. « Le dessin de ce bĂątiment est bien compassĂ© » : le bĂątiment a Ă©tĂ© dessinĂ© en utilisant la rĂšgle et le compas, en prenant des mesures exactes, en respectant rigoureusement les rĂšgles de la perspective. Ici, le sens est pĂ©jorarif : Robert a travaillĂ© comme un Ă©lĂšve bien appliquĂ©, sans gĂ©nie.
On ne comprend pas ce que ces personnages viennent faire lĂ .
Métonymie : un vert pisseux..
Les tableaux de paysages quâon vendait Ă Paris dans les boutiques du pont Notre-Dame ou aux expositions de lâAcadĂ©mie de Saint-Luc, la vieille acadĂ©mie qui existait avant lâAcadĂ©mie royale et survĂ©cut jusquâen 1777.
LâimpĂ©ratif introduit la description proprement dite.
Quelques groupes de figures, câest-Ă -dire de personnages.
Pour Diderot, et notamment Ă partir du Salon de 1767, technique et idĂ©al sont les deux qualitĂ©s opposĂ©es et complĂ©mentaires du bon peintre, qui doit allier la compĂ©tence pratique pour dessiner (le technique) au gĂ©nie crĂ©ateur pour concevoir son sujet (lâidĂ©al).
On reste Ă lâentrĂ©e, on nâentre pas.
Du faire = dont lâexĂ©cution technique estâŠ
Littéralement : O que de vanité (inane) dans les affaires des hommes (in rebus). Diderot, corrigeant en 1771 les épreuves de la traduction de Le Monnier, proposera la traduction suivante : « O souci des hommes ! Î vanité de leurs projets ! » (Perse, Satires, I, 1 et DPV XII 236)
Antoine Watteau (1684-1721), originaire de Valenciennes, vint trĂšs tĂŽt sâinstaller Ă Paris, mais ne fit jamais le voyage de Rome.
FermĂ©e parâŠ
Saveurs dĂ©signerait, Ă Langres, les fines herbes. Mais on nâĂ©pluche pas les herbes⊠Faut-il lire plutĂŽt raves au lieu de saveurs ?
Horace, Satires, VII, 95-98. La traduction quâon fait suivre ici est inscrite sur le manuscrit en marge du texte latin.
Diderot fait rĂ©fĂ©rence Ă Barbe-bleue, le conte de Perrault, et Ă lâHistoire de Richard-sans-peur, duc de Normandie, fils de Robert le Diable, roman de la BibliothĂšque Bleue. La BibliothĂšque Bleue publiait des contes et romans populaires vendus ensuite par les colporteurs.
« A-Plomb, sorte de terme qui sert Ă dĂ©signer la situation verticale & perpendiculaire Ă lâhorison. (V. Horison & Vertical.) Un fil Ă plomb quâon laisse pendre librement, se met toĂ»jours dans une situation verticale. Câest de-lĂ quâest venu cette dĂ©nomination. » (EncyclopĂ©die, I, 1751, 527a, article de DâAlembert)
Diderot avait Ă©voquĂ© la question de lâesquisse Ă propos de lâesquisse de La MĂšre bien-aimĂ©e de Greuze, n°123 du livret du Salon de 1765. Il y faisait dĂ©jĂ la comparaison avec la musique.
Note : Au divin Auguste, au divin Neron.
A Jupiter conservateur, qui lâa prĂ©servĂ© du danger, Sylla.
AprĂšs avoir Ă©gorgĂ© trois millions dâhommes, PompĂ©e.
Pompée est, avec son adversaire César, responsable de la guerre civile qui a mis fin à la république romaine aprÚs avoir ensanglanté tout le bassin méditerranéen (49-45 av. JC).
Sylla et Marius avaient plongĂ© Rome dans la guerre civile. Sylla lâemporta et organisa en 82 av. JC une sanglante proscription pour Ă©liminer ses adversaires. Il se fit nommer dictateur dans la foulĂ©e. Le temple de Jupiter Capitolin, un des plus vĂ©nĂ©rables temples de Rome, avait brĂ»lĂ© en 83. Sylla annonça sa reconstruction Ă grands frais. Selon Pline, il aurait fait importer de GrĂšce les colonnes corinthiennes de marbre blanc qui Ă©taient destinĂ©es Ă lâOlympiĂ©ion dâAthĂšnes. Les travaux durĂšrenr en fait jusquâen 69, bien aprĂšs la mort de SyllaâŠ
A comparer avec ce que Diderot Ă©crira dans lâHistoire des deux Indes : « Mais combien il y aurait peu de ces monuments si lâon nâen eĂ»t Ă©levĂ© quâaux princes qui les mĂ©ritaient ? Si lâon abattait tous les autres, combien en resterait-il ? Si la vĂ©ritĂ© avait dictĂ© les inscriptions dont ils sont environnĂ©es, quây lirait-on ? âA NĂ©ron, aprĂšs avoir assassinĂ© sa mĂšre, tuĂ© sa femme, Ă©gorgĂ© son instituteur, et trempĂ© ses mains dans le sang des citoyens les plus dignes.â Vous frĂ©missez dâhorreur. Eh ! viles nations, que ne mâest-il permis de substituer les vĂ©ritables inscriptions Ă celles dont vous avez dĂ©corĂ© les monuments de vos souverains. On nây lirait pas les mĂȘmes forfaits : mais on y en lirait dâautres ; et vous frĂ©miriez encore. JâĂ©crirais ici, comme autrefois sur la colonne de PompĂ©e. âA PompĂ©e, aprĂšs avoir massacrĂ© trois millions dâhommes.â » (Histoire des deux Indes, III, 5, 3)
De leur genre : du genre de la peinture de ruines, qui nâest pas tout Ă fait de la peinture dâhistoire.
Superbes au sens du latin superbus, littéralement orgueilleuses : grandioses, et un peu intimidantes.
Si croquées : réduites à si peu de traits.
Lâesquisse nâa pas Ă©tĂ© identifiĂ©e, mais on peut la rapprocher de lâIntĂ©rieur du ColisĂ©e peint par Hubert Robert en 1759 et conservĂ© au Louvre (#020616).
RĂ©fĂ©rence au roman de lâabbĂ© PrĂ©vost, Le Philosophe anglais ou lâhistoire de M. Cleveland, publiĂ© en 7 tomes de 1731 Ă 1739. Cleveland, fils naturel de Cromwell, est condamnĂ© Ă la solitude et Ă lâexil pour Ă©chapper aux vellĂ©itĂ©s meurtriĂšres de son pĂšre. Diderot dĂ©testait ce roman. Dans Jacques le Fataliste, le narrateur se demande sâil pourrait enrichir de circonstances plus romanesques lââĂ©pisode du conciliabule des chirurgiens autour du genou blessĂ© de Jacques, mais il se reprend aussitĂŽt : « Jâaurais bien su appeler quelquâun Ă son secours, ce quelquâun-lĂ aurait Ă©tĂ© un soldat de sa compagnie ; mais cela aurait puĂ© le Cleveland Ă infecter. »
La BergĂšre des Alpes est un des Contes moraux de Marmontel (La Haye ou Amsterdam, 1761). Vernet en tire un tableau, exposĂ© au Salon de 1763 (#000770). AdaptĂ©e en pastorale pour lâopĂ©ra, La BergĂšre des Alpes est jouĂ©e Ă lâHĂŽtel de Bourgogne en 1766.
Diderot dĂ©gage ici le dispositif dâĂ©cran sur lequel repose tout le systĂšme de la perspective linĂ©aire depuis Alberti. Ce dispositif ne sert pas seulement Ă construire la perspective : il est reflĂ©tĂ©, mis en abyme dans la peinture mĂȘme.
Comprendre : Ă la Foire Saint-Ovide (le texte est dâailleurs corrigĂ© dans les copies de Leningrad et Naigeon). Depuis 1665, les Capucines de la place VendĂŽme organisaient une fĂȘte de Saint-Ovide le 31 aoĂ»t en lâhonneur du saint, dont le pape leur avait confiĂ© les reliques. Cette fĂȘte Ă©tait suivie pendant huit jours dâune foire, qui attirait de nombreux marchands et mĂȘme des spectacles. La foire devint trĂšs active dans la deuxiĂšme moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle, et les tentes foraines furent remplacĂ©es en 1764 par des loges en bois, qui occupaient toute la place. Diderot fait probablement allusion ici aux figurines pieuses quâon vendait Ă la foire.
VerrĂšs, homme politique romain cupide et corrompu de la fin de la RĂ©publique, avait fait fortune en pillant la Sicile dont il Ă©tait le proconsul. Le jeune CicĂ©ron se fit un nom en lâattaquant en justice.
Diderot paraphrase deux vers dâHomĂšre, Iliade, I, 33-34.
Le développement suivant ne figure pas dans le manuscrit autographe, mais a été ajouté dans toutes les copies ultérieures.
« De mes feux mal Ă©teint jâai reconnu la trace » (ĂnĂ©ide, IV, 21). Racine, dans Andromaque, traduit ainsi ces vers de lâĂnĂ©ide par lesquels Didon avouait Ă sa sĆur son amour pour ĂnĂ©e.
Retour au manuscrit autographe.
Bassines de cuivre, oĂč lâon faisait la lessive.
Baquet.
Pierre-Antoine Demachy, autre peintre de ruines.
Note. Nos enfants ont le nez du rhinocĂ©ros. (Martial, Ăpigrammes, I, IV, v. 6)
Si Mme Therbouche a obtenu cette commande, câest par protection.
DĂ©but dâune addition qui ne figure pas dans le manuscrit original.
Fin de lâaddition.
Note. Par un crime, jugez des autres. (La formule vient dâun vers de Virgile, ĂnĂ©ide, II, 65 : Accipe nunc Danaum insidias et crimine ab uno disce omnes. Le berger Sinon est amenĂ© devant les Troyens et va les persuader de faire entrer le Cheval dans lâenceinte de Troie. ĂnĂ©e, qui raconte la chose Ă Didon, lui dit, Entends maintenant les ruses des Grecs et Ă partir dâun crime apprends Ă les connaĂźtre tous.)
Note. Lorsque la misĂšre est au logis, il est difficile aux talents de percer, et la tĂąche est bien plus dure Ă Rome quâailleurs. (JuvĂ©nal, Satires, III, v. 164-165)
Note. Le Clerc de Montmercy est poĂšte, philosophe, avocat, gĂ©omĂštre, botaniste, physicien, mĂ©decin, anatomiste ; il sait tout ce quâon peut apprendre ; il meurt de faim, mais il est savant.
Peut-ĂȘtre lâacteur Jean Vander Eycken, qui faisait partie dâune troupe flamande dirigĂ©e par Vitzthumb, donnant des opĂ©ras-comiques et des comĂ©dies. La pantomime y occupait une place centrale. (Jean-Philippe Van Aelbrouck, Les ComĂ©diens itinĂ©rants Ă Bruxelles au XVIIIe siĂšcle, UniversitĂ© de Bruxelles, 2020, p. 129, 209)
Quinault, Armide, II, 4.
Voltaire, La Henriade, IX, v. 221-226.
Guillaume Amfrye, abbĂ© de Chaulieu, ĂpĂźtre Ă M. le chevalier de Bouillon, 1713.
Note. Plus un homme est pauvre, plus il lâĂ©crase. (Horace, Satires, I, 2, v. 15)
Les boĂźtes, chĂąssis ou armoires de Sainte-Reine Ă©taient de petits autels portatifs que les fidĂšles et les pĂšlerins acquĂ©raient en signe de dĂ©votion, Ă lâoccasion des pĂ©lerinages Ă la source miraculeuse de Grignon, en Bourgogne, supposĂ©e avoir jailli Ă lâendroit oĂč la sainte avait Ă©tĂ© dĂ©capitĂ©e. Elles Ă©taient fabriquĂ©es Ă Alise-Sainte-Reine, Grignon et Flavigny et reprĂ©sentaient le martyre de la sainte ; quelques spĂ©cimens sont conservĂ©s au musĂ©e de la Vie bourguignonne de Dijon. Voir #021937.
Actes des apĂŽtres, 9, 4 ; 22, 7 ; 26, 14.
Câest-Ă -dire pour les Planches de lâEncylopĂ©die. Lâatelier de menuiserie figure Ă la planche II du tome VII des Planches, section « Menuisier en bĂątimens », voir #021938. Ce volume sera publiĂ© en 1769.
Note. Donnez une obole à Bélisaire.
Horace, Art poétique, v. 330-332.
Apelle.
Boileau, Art poétique, I, v. 111-112.
Citation approximative de La Pharsale de Lucain, V, v. 289-290.
O trois et quatre fois heureux ceux Ă qui sous les yeux de leurs pĂšres Il a Ă©tĂ© donnĂ© de tomber sous les murailles de Troie (ĂnĂ©ide, I, v. 94-96).
Câest lâapparition de VĂ©nus Ă ĂnĂ©e et Achate sur le chemin de Carthage, ĂnĂ©ide, I, 403-405.
Le Tasse, Jérusalem délivrée, IV, 28.
Il sâagit en fait de la magicienne Alcine, au chant VII du Roland furieux (st. 11-16).
Addition au manuscrit original.
Ovide, Métamorphoses, I, v. 13-14.
LucrĂšce, De Rerum natura, I, v. 64.
HomĂšre, Iliade, IV, v. 442-443.
ĂnĂ©ide, IV, v. 176-177.
Livre de la Sagesse, XVIII, 16.
Fin de lâaddition.
Diderot prenait-il des notes sur un carnet, ou annotait-il un, voire plusieurs livrets ?
Le Sacrifice à Lystra de Raphaël.
Marie-ThĂ©rĂšse dâAutriche.
Diderot Ă©voque ici le mausolĂ©e du marĂ©chal de Saxe, dont il avait vu le modĂšle en plĂątre dans lâatelier de Pigalle en 1756, et rendu compte dans la Correspondance littĂ©raire la mĂȘme annĂ©e (DPV XIII 22-25). Le mausolĂ©e sera Ă©rigĂ© en 1776. Voir #001340.
Racine, Le Plaideurs, I, 1, v. 11
Du mépris de la gloire.
Comment gagner son pain.
Falconet.
« Camus, use, adj. Quelques-uns disent camard, arde. Qui a le nez petit, creux, & enfoncĂ© du cĂŽtĂ© du front. [âŠ] On dit proverbialement quâun homme est bien camus, quâon la rendu bien camus, pour dire, quâil a Ă©tĂ© bien trompĂ©, quâil est dĂ©chu de ses prĂ©tentions, quâil est bien honteux. » (TrĂ©voux)
Virgile, Géorgiques, IV, v. 319-320.
Comprendre : pourquoi ne demandes-tu pas à devenir académicien (en présentant un morceau de réception).
Diderot reprend la formule utilisée pour son portrait par Louis-Michel Vanloo. Voir DPV XVI 81.
La gravure de Johann Georg Wille dâaprĂšs le tableau de Gerard ter Borch est datĂ©e de 1765.
Damilaville., mort le 13 décembre 1768.
Addition des versions Naigeon et de Léningrad.
Addition de lâĂ©dition Naigeon et de la copie de Leningrad.
PiĂšce, au sens de morceau littĂ©raire. LâabbĂ© de Langeac avait composĂ© une lettre en vers : Lettre dâun fils parvenu Ă son pĂšre laboureur, Paris, Veuve Regnard, 1768. Est-il apparentĂ© Ă Mme de Langeac, primitivement Mme Sabatin, maĂźtresse de M. de Saint-Florentin, ministre de Louis XV, dont le buste par Lemoyne Ă©tait exposĂ© au Salon de 1767 ? Au ton de Diderot, on peut supposer que ce nom de Langeac, quâil quitte aussitĂŽt pour Sabatin, constitue une toute rĂ©cente façadeâŠ