[55]
Le Salon de 1767 adressé à mon ami Mr Grimm
Ne vous attendez pas, mon ami, que je sois aussi riche, aussi varié, aussi sage, aussi fou, aussi fécond cette fois que j’ai pu l’être aux Salons précédents. Tout s’épuise. Les artistes varieront leurs compositions à l’infini ; mais les règles de l’art, ses principes et leurs applications resteront bornés. Peut-être avec de nouvelles connaissances acquises, d’autres secours, le choix d’une forme originale, réussirais-je à conserver le charme de l’intérêt à une matière usée. Mais je n’ai rien acquis ; j’ai perdu Falconet, et la forme originale dépend d’un moment qui n’est pas venu. Supposez-moi de retour d’un voyage d’Italie, et l’imagination pleine des chefs-d’œuvre que la peinture ancienne a produits dans cette contrée. Faites que les ouvrages des écoles flamandes et françaises me soient familiers. Obtenez des personnes opulentes auxquelles vous destinez mes cahiers, l’ordre ou la permission de faire prendre des esquisses de tous les morceaux dont j’aurai à les entretenir ; et je vous réponds d’un Salon tout nouveau. Les artistes des siècles passés mieux connus, je rapporterais la manière et [56] le faire d’un moderne, au faire et à la manière de quelque ancien la plus analogue à la sienne, et vous auriez tout de suite une idée plus précise de la couleur, du style, et du clair-obscur. S’il y avait une ordonnance, des incidents, une figure, une tête, un caractère, une expression empruntée de Raphael, des Carraches, du Titien ou d’un autre, je reconnaîtrais le plagiat, et je vous le dénoncerais. Une esquisse, je ne dis pas faite avec esprit, ce qui serait mieux pourtant, mais un simple croquis suffirait pour vous indiquer la disposition générale, les lumières, les ombres, la position des figures, leur action, les masses, les groupes, cette ligne de liaison1 qui serpente et enchaîne les différentes parties de la composition ; vous liriez ma description, et vous auriez ce croquis sous les yeux ; il m’épargnerait beaucoup de mots, et vous entendriez davantage. Nous retirerons encore quelquefois des greniers de notre ami 2 ces immenses portefeuilles d’estampes abandonnés aux rats, et nous les feuilletterons ; mais qu’est-ce qu’une estampe en comparaison d’un tableau ? Connaît-on Virgile, Homere, quand on a lu Desfontaines ou Bitaubé3. Pour ce voyage d’Italie si souvent projeté, il ne se fera jamais. Jamais, mon ami, nous ne nous embrasserons dans cette demeure antique, silencieuse et sacrée, où les hommes sont venus tant de fois accuser leurs erreurs ou exposer leurs besoins, sous ce Pantheon, sous ces voûtes obscures où nos âmes devaient s’ouvrir sans réserve, et verser toutes ces pensées retenues, tous ces sentiments secrets, toutes ces actions dérobées, tous ces plaisirs cachés, toutes ces peines dévorées, tous ces mystères de notre vie dont l’honnêteté scrupuleuse interdit la confidence, [57] à l’amitié même la plus intime et la moins réservée. Eh bien, mon ami, nous mourrons donc sans nous être parfaitement connus ; et vous n’aurez point obtenu de moi toute la justice que vous méritiez. Consolez-vous ; j’aurais été vrai ; et j’y aurais peut-être autant perdu que vous y auriez gagné. Combien de côtés en moi que je craindrais de montrer tout nus. Encore une fois, consolez-vous ; il est plus doux d’estimer infiniment son ami que d’être infiniment estimé. Une autre raison de la pauvreté de ce Salon-ci, c’est que plusieurs artistes de réputation ne sont plus, et que d’autres dont les bonnes et les mauvaises qualités m’auraient fourni une récolte abondante d’observations ne s’y sont pas montrés cette année. Il n’y avait rien ni de Pierre4, ni de Boucher5, ni de La Tour6, ni de Bachelier7 ni de Greuze8. Ils ont dit pour leurs raisons qu’ils étaient las de s’exposer aux bêtes et d’être déchirés. Quoi, Mr Boucher, vous à qui les progrès et la durée de l’art devraient être spécialement à cœur9, en qualité de premier peintre du roi ; c’est au moment où vous obtenez ce titre que vous donnez la première atteinte à une des plus utiles institutions, et cela par la crainte d’entendre une vérité dure ? Vous n’avez pas conçu quelle pouvait être la suite de votre exemple ! Si les grands maîtres se retirent, les subalternes se retireront, ne fût-ce que pour se donner un air de grands maîtres ; bientôt les murs du Louvre seront tout nus, ou ne seront couverts que du barbouillage de polissons qui ne s’exposeront que parce qu’ils n’ont rien à perdre à se laisser voir ; et cette lutte annuelle et publique des artistes [58] venant à cesser, l’art s’acheminera rapidement à sa décadence. Mais à cette considération, la plus importante, il s’en joint une autre qui n’est pas à négliger. Voici comment raisonnent la plupart des hommes opulents qui occupent les grands artistes. La somme que je vais mettre en dessins de Boucher, tableaux de Vernet10, de Casanove11, de Loutherbourg12 est placée au plus haut intérêt. Je jouirai toute ma vie, de la vue d’un excellent morceau. L’artiste mourra ; et mes enfants ou moi, nous retirerons de ce morceau, vingt fois le prix de son premier achat. Et c’est très bien raisonné ; et les héritiers voient sans chagrin un pareil emploi de la richesse qu’ils convoitent. Le cabinet de Mr de Julienne a rendu à la vente13, beaucoup au-delà de ce qu’il avait coûté. J’ai à présent sous mes yeux, un paysage que Vernet fit à Rome14 pour un habit, veste et culotte, et qui vient d’être acheté mille écus. Quel rapport y a-t-il entre le salaire qu’on accordait aux maîtres anciens, et la valeur que nous mettons à leurs ouvrages ? Ils ont donné pour un morceau de pain telle composition que nous offririons inutilement de couvrir d’or. Le brocanteur15 ne vous lâchera pas un tableau du Corrège pour un sac d’argent dix fois aussi lourd que le sac de liards sous lequel un infâme cardinal le fit mourir. Mais à quoi cela revient-il, me direz-vous ? qu’est-ce [que] l’histoire du Correge16, et la vente des tableaux de Mr de Julienne ont de commun avec l’exposition publique et le Salon. Vous allez l’entendre. L’homme habile à qui l’homme riche [59] demande un morceau qu’il puisse laisser à son enfant, à son héritier comme un effet précieux, ne sera plus arrêté par mon jugement, par le vôtre ; par le respect qu’il se portera à lui-même ; par la crainte de perdre sa réputation ; ce n’est plus pour la nation, c’est pour un particulier qu’il travaillera ; et vous n’en obtiendrez qu’un ouvrage médiocre et de nulle valeur. On ne saurait trop opposer de barrières à la paresse, à l’avidité, à l’infidélité ; et la censure publique est une des plus puissantes. Ce serrurier qui avait femme et enfants, qui n’avait ni vêtement ni pain à leur donner, et qu’on ne put jamais résoudre, à quelque prix que ce fût, à faire une mauvaise gâche17, fut un enthousiaste très rare. Je voudrais donc que Mr le Directeur des académies obtint un ordre du roi qui enjoignit, sous peine d’être exclu, à tout artiste, d’envoyer au Salon, deux morceaux au moins, au peintre deux tableaux ; au sculpteur, une statue ou deux modèles. Mais ces gens qui se moquent de la gloire de la nation, des progrès et de la durée de l’art, de l’instruction et de l’amusement publics, n’entendent rien à leur propre intérêt. Combien de tableaux seraient demeurés des années entières dans l’ombre de l’atelier, s’ils n’avaient point été exposés ? Tel particulier va promener au Salon son désœuvrement et son ennui qui y prend ou reconnaît en lui le goût de la peinture. Tel autre qui en a le goût, et n’y était allé chercher qu’un quart d’heure d’amusement, y laisse une somme de deux mille écus. Tel artiste médiocre s’annonce en un instant à toute la ville pour un habile homme. C’est là que cette si belle chienne d’Oudri qui décore à droite notre synagogue attendait le baron notre ami18. [60] Jusqu’à lui, personne ne l’avait regardée. Personne n’en avait senti le mérite ; et l’artiste était désolé. Mais, mon ami, ne nous refusons pas au récit des procédés honnêtes. Cela vaut encore mieux que la critique ou l’éloge d’un tableau. Le baron voit cette chienne, l’achète, et à l’instant voilà tous ces dédaigneux amateurs furieux et jaloux. On vient ; on l’obsède ; on lui propose deux fois le prix de son tableau. Le baron va trouver l’artiste et lui demande la permission de céder sa chienne, à son profit. Non, monsieur. Non, lui dit l’artiste. Je suis trop heureux que mon meilleur ouvrage reste à un homme qui en connaît le prix. Je ne consens à rien. Je n’accepterai rien ; et ma chienne vous restera. Ah, mon ami, la maudite race que celle des amateurs19. Il faut que je m’en explique et que je me soulage, puisque j’en ai l’occasion. Elle commence à s’éteindre ici, où elle n’a que trop duré et fait trop de mal. Ce sont ces gens-là qui décident à tort et à travers des réputations ; qui ont pensé faire mourir Greuze de douleur et de faim20 ; qui ont des galeries qui ne leur coûtent guère ; des lumières ou plutôt des prétentions qui ne leur coûtent rien ; qui s’interposent entre l’homme opulent et l’artiste indigent ; qui font payer au talent la protection qu’ils lui accordent ; qui lui ouvrent ou ferment les portes ; qui se servent du besoin qu’il en a pour disposer de son temps ; qui le mettent à contribution ; qui lui arrachent à vil prix ses meilleures productions ; qui sont à l’affût, embusqués derrière son chevalet ; qui l’ont condamné secrètement [61] à la mendicité, pour le tenir esclave et dépendant ; qui prêchent sans cesse sa modicité de fortune comme un aiguillon nécessaire à l’artiste et à l’homme de lettres, parce que si la fortune se réunissait une fois aux talents, et aux lumières, ils ne seraient plus rien ; qui décrient et ruinent le peintre et le statuaire, s’il a de la hauteur et qu’il dédaigne leur protection ou leur conseil ; qui le gênent, le troublent dans son atelier par l’importunité de leur présence et l’ineptie de leurs conseils ; qui le découragent, qui l’éteignent, et qui le tiennent, tant qu’ils peuvent dans la cruelle alternative de sacrifier ou son génie, ou son élévation, ou sa fortune. J’en ai entendu, moi qui vous parle, un de ces hommes, le dos appuyé contre la cheminée de l’artiste, le condamner impudemment, lui et tous ses semblables, au travail et à l’indigence ; et croire par la plus malhonnête compassion réparer les propos les plus malhonnêtes, en promettant l’aumône aux enfants de l’artiste qui l’écoutait. Je me tus et je me reprocherai toute ma vie mon silence et ma patience. Ce seul inconvénient suffirait pour hâter la décadence de l’art, surtout lorsque l’on considère que l’acharnement de ces amateurs contre les grands artistes va quelquefois jusqu’à procurer aux artistes médiocres, le profit et l’honneur des ouvrages publics21. Mais comment voulez-vous que le talent résiste et que l’art se conserve, si vous joignez à cette épidémie vermineuse, la multitude de sujets perdus pour les lettres et pour les arts, par la juste répugnance des parents à abandonner leurs enfants à un état qui les menace d’indigence. L’art demande une certaine éducation ; et il n’y a que les citoyens qui sont pauvres, qui n’ont presque aucune ressource, qui manquent de toute perspective qui permettent à leurs enfants de prendre le crayon. Nos plus grands artistes sont sortis des plus basses conditions. Il faut entendre les cris d’une famille honnête, [62] lorsqu’un enfant entraîné par son goût se met à dessiner ou à faire des vers. Demandez à un père dont le fils donne dans l’un ou l’autre de ces travers , que fait votre fils ? ce qu’il fait ? il est perdu ; il dessine ; il fait des vers. N’oubliez pas parmi les obstacles à la perfection et à la durée des beaux-arts, je ne dis pas la richesse d’un peuple, mais ce luxe qui dégrade les grands talents, en les assujettissant à de petits ouvrages, et les grands sujets en les réduisant à la bambochade22 ; et pour vous en convaincre, voyez la Vérité, la Vertu, la Justice, la Religion ajustées par Lagrenée pour le boudoir d’un financier23. Ajoutez à ces causes la dépravation des mœurs, ce goût effréné de galanterie universelle qui ne peut supporter que les images du vice et qui condamnerait un artiste moderne à la mendicité, au milieu de cent chefs-d’œuvre dont les sujets auraient été empruntés de l’histoire grecque ou romaine. On lui dira, oui, cela est beau ; mais cela est triste ; un homme qui tient sa main sur un brasier ardent, des chairs qui se consument, du sang qui dégoutte24 ; ah fi, cela fait horreur ; qui voulez-vous qui regarde cela. Cependant on n’en parle pas moins chez ce peuple25 de l’imitation de la belle nature ; et ces gens26 qui parlent sans cesse de l’imitation de la belle nature, croient de bonne foi qu’il y a une belle nature subsistante, qu’elle est27, qu’on la voit, quand on veut, et qu’il n’y a qu’à la [63] copier. Si vous leur disiez que c’est un être tout à fait idéal, ils ouvriraient de grands yeux, ou ils vous riraient au nez ; et ces derniers seraient peut-être des artistes, plus imbéciles que les premiers, en ce qu’ils n’entendraient pas davantage qu’eux, et qu’ils feraient les entendus. Dussiez-vous, mon ami, me comparer à ces chiens de chasse, mal disciplinés qui courent indistinctement tout le gibier qui se lève devant eux ; puisque le propos en est jeté, il faut que je le suive et que je me mette aux prises avec un de nos artistes les plus éclairés28. Que cet artiste ironique hoche du nez29, quand je me mêlerai du technique30 de son métier ; à la bonne heure ; mais s’il me contredit, quand il s’agira de l’idéal de son art, il pourrait bien me donner ma revanche31. Je demanderai donc à cet artiste, si vous aviez choisi pour modèle la plus belle femme que vous connussiez, et que vous eussiez rendu avec le plus grand scrupule tous les charmes de son visage, croiriez-vous avoir représenté la beauté32. Si vous me répondez que oui ; le dernier de vos élèves vous démentira, et vous dira que vous avez fait un portrait33. Mais s’il y a un portrait du visage ; il y a un portrait de l’œil ; il y a un portrait du cou, de la gorge, du ventre, du pied, de la main, de l’orteil, de l’ongle ; car qu’est-ce [64] qu’un portrait, sinon la représentation d’un être quelconque individuel ? Et si vous ne reconnaissez pas aussi promptement, aussi sûrement, à des caractères aussi certains l’ongle portrait que le visage portrait ; ce n’est pas que la chose ne soit ; c’est que vous l’avez moins étudiée ; c’est qu’elle offre moins d’étendue ; c’est que ses caractères d’individualité sont plus petits, plus légers et plus fugitifs. Mais vous m’en imposez ; vous vous en imposez à vous-même, et vous en savez plus que vous ne dites. Vous avez senti la différence de l’idée générale et de la chose individuelle, jusque dans les moindres parties, puisque vous n’oseriez pas m’assurer depuis le moment où vous prîtes le pinceau, jusqu’à ce jour, de vous être assujetti à l’imitation rigoureuse d’un cheveu. Vous y avez ajouté ; vous en avez supprimé ; sans quoi vous n’eussiez pas fait une image première, une copie de la vérité, mais un portrait ou une copie de copie, *φαντάσματος, οὐκ ἀληθείας, et vous n’auriez été qu’au troisième rang, puisque entre la vérité et votre ouvrage, il y aurait eu la vérité ; ou le prototype, son fantôme34 subsistant qui vous sert de modèle, et la copie que vous faites de cette ombre mal terminée, de ce fantôme. Votre ligne n’eût pas été la véritable ligne, la ligne de [65] beauté, la ligne idéale, mais une ligne quelconque altérée, déformée, portraitique35, individuelle ; et Phidias36 aurait dit de vous, *τρίτος ἐστὶ ἀπὸ τῆς καλῆς γύναικος καὶ ἀληθείας. Il y a entre la vérité et son image, la belle femme individuelle qu’il a choisie pour modèle.
37Pour saisir cette théorie très abstraite, il faut remarquer que ce que notre Platon moderne appelle ici l’idée générale, le Platon ancien l’appelait la vérité ou le premier type. Ce type, cette vérité existait, suivant lui, dans l’entendement de Dieu, et les fantasmata, les formes, ce que notre philosophe appelle la chose individuelle, étaient autant d’émanations de ces premiers types, de ces vérités existantes dans l’entendement de Dieu. Ainsi la vérité, le type, l’idée générale de la beauté n’existe pas dans la nature ; le Platon ancien vous dira qu’elle existe dans l’entendement divin, le Platon moderne, que c’est un être idéal. La belle femme individuelle qui existe, que vous rencontrez aux spectacles, dans les assemblées, à la promenade, n’est qu’une émanation de l’idée générale, de ce que Platon appelait vérité. Ainsi chaque objet existant a son type, sa vérité ou son idée générale. Or notre philosophe prétend que c’est jusqu’à cette idée générale, jusqu’à cette vérité qu’il faut que le peintre s’élève dans ses productions, sans quoi il ne serait que le copiste de la chose individuelle, un portraitiste, et son tableau ne serait qu’une chose du troisième rang, après la vérité ou l’idée générale et la chose individuelle qui en est une émanation ou une copie ; son tableau ne serait alors qu’une copie de cette copie.
Mais, me dira l’artiste qui réfléchit avant que de contredire38, où est donc le vrai modèle, s’il n’existe ni en tout ni en partie dans la nature ; et si l’on peut dire de la plus petite et du meilleur choix, φαντάσματος, οὐκ ἀληθείας39. A cela, je répliquerai, et quand je ne pourrais pas vous l’apprendre40, en auriez-vous moins senti la vérité de ce que je vous ai dit ? En serait-il moins vrai que pour un œil microscopique l’imitation rigoureuse d’un ongle, d’un cheveu ne fût un portrait41. Mais je vais vous montrer que vous avez cet œil et que vous vous en servez sans cesse. Ne convenez-vous pas que tout être, surtout animé, a ses fonctions, ses passions, déterminées dans la vie, et qu’avec l’exercice et le temps, ces fonctions ont dû répandre sur toute son organisation, une altération si marquée quelquefois qu’elle ferait deviner la fonction ? ne convenez-vous pas que cette altération n’affecte pas seulement la masse générale, mais qu’il est impossible qu’elle affecte la masse [66] générale, sans affecter chaque partie prise séparément ? ne convenez-vous pas que quand vous avez rendu fidèlement et l’altération propre à la masse et l’altération conséquente de chacune de ses parties, vous avez fait le portrait ? Il y a donc une chose qui n’est pas celle que vous avez peinte, et une chose que vous avez peinte qui est entre le modèle premier et votre copie42… Mais où est le modèle premier ?… Un moment, de grâce, et nous y viendrons peut-être. Ne convenez-vous pas encore que les parties molles intérieures de l’animal, les premières développées, disposent de la forme des parties dures ? ne convenez-vous pas que cette influence est générale sur tout le système ? ne convenez-vous qu’indépendamment des fonctions journalières et habituelles qui auraient bientôt gâté ce que nature aurait supérieurement fait, il est impossible d’imaginer entre tant de causes qui agissent et réagissent dans la formation, le développement, l’accroissement d’une machine aussi compliquée, un équilibre si rigoureux et si continu que rien n’eût péché d’aucun côté ni par excès ni par défaut ? Convenez que si vous n’êtes pas frappé de ces observations43, c’est que vous n’avez pas la première teinture d’anatomie, de physiologie, la première [67] notion de nature44. Convenez du moins que sur cette multitude de têtes dont les allées de nos jardins fourmillent un beau jour, vous n’en trouverez pas une dont un des profils ressemble à l’autre profil, pas une dont un des côtés de la bouche ne diffère sensiblement de l’autre côté45, pas une qui vue dans un miroir concave46 ait un seul point pareil à un autre point. Convenez qu’il parlait en grand artiste et en homme de sens, ce Vernet lorsqu’il disait aux élèves de l’École occupés de la caricature*, oui, ces plis sont grands, larges et beaux, mais songez que vous ne les reverrez plus. Convenez donc qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir ni un animal entier subsistant47, ni aucune partie d’un animal subsistant que vous puissiez prendre à la rigueur pour modèle premier. Convenez donc que ce modèle est purement idéal, et qu’il n’est emprunté directement d’aucune image48 individuelle de nature dont la copie vous soit restée dans l’imagination, et que vous puissiez appeler derechef, arrêter sous vos yeux, et copier servilement, à moins que vous ne veuillez vous faire portraitiste. Convenez donc que, quand vous faites beau, vous ne faites rien de ce qui est, rien même de ce qui [68] puisse être. Convenez donc que la différence du portraitiste et de vous, homme de génie, consiste essentiellement, en ce que le portraitiste rend fidèlement nature comme elle est, et se fixe par goût au troisième rang, et que vous qui cherchez la vérité, le premier modèle, votre effort continu est de vous élever au second… Vous m’embarrassez ; tout cela n’est que de la métaphysique… Eh grosse bête, est-ce que ton art n’a pas sa métaphysique49 ? Est-ce que cette métaphysique qui a pour objet la nature, la belle nature, la vérité, le premier modèle auquel tu te conformes sous peine de n’être qu’un portraitiste, n’est pas la plus sublime métaphysique ? Laisse là ce reproche que les sots qui ne pensent point, font aux hommes profonds qui pensent… Tenez, sans m’alambiquer tant l’esprit ; quand je veux faire une statue de belle femme ; j’en fais déshabiller un grand nombre ; toutes m’offrent de belles parties et des parties difformes ; je prends de chacune ce qu’elles ont de beau50… Eh à quoi le reconnais-tu ?… Mais à la conformité avec l’antique que j’ai beaucoup étudié ?… Et si l’antique n’était pas51, comment t’y prendrais-tu ? Tu ne me réponds pas. Écoute-moi donc, car je vais tâcher de t’expliquer comment les Anciens qui n’avaient pas d’antiques, s’y sont pris, comment tu es devenu ce que tu es, et la raison d’une routine bonne ou mauvaise que tu suis sans en avoir jamais recherché l’origine. Si ce que je te disais tout à l’heure est vrai, le modèle le plus beau, le plus parfait d’un homme ou d’une femme serait un homme ou une femme qui serait supérieurement propre à toutes les fonctions de la vie, et qui serait parvenue à l’âge du plus entier développement, sans en avoir exercé aucune. Mais comme la nature ne nous montre nulle part ce modèle [69] ni total ni partiel ; comme elle produit tous ses ouvrages viciés ; comme les plus parfaits qui sortent de son atelier ont été assujettis à des conditions, des travaux, des fonctions, des besoins qui les ont encore déformés. Comme par la seule nécessité sauvage de se conserver et de se reproduire, ils se sont éloignés de plus en plus de la vérité, du modèle premier, de l’image intellectuelle52, en sorte qu’il n’y a point, qu’il n’y eut jamais et qu’il ne put jamais y avoir ni un tout, ni par conséquent une seule partie d’un tout qui n’ait souffert53 ; sais-tu, mon ami, ce que tes plus anciens prédécesseurs ont fait. Par une longue observation, par une expérience consommée54, par un tact exquis, par un goût, un instinct, une sorte d’inspiration donnée à quelques rares génies, peut-être par un projet naturel à un idolâtre d’élever l’homme au-dessus de sa condition et de lui imprimer un caractère divin55, un caractère exclusif de56 toutes les contentions de notre vie chétive, pauvre, mesquine et misérable, ils ont commencé par sentir les grandes altérations, les difformités les plus grossières, les grandes souffrances. Voilà le premier pas qui n’a proprement réformé que la masse générale du système animal ou quelques-unes de ses portions principales. Avec le temps, par une marche lente et pusillanime57, par un long et pénible tâtonnement, par une notion sourde, secrète d’analogie, acquise par une infinité d’observations successives dont la mémoire s’éteint et dont l’effet reste, la réforme s’est étendue à de moindres parties, de celles-ci à de moindres encore, et de ces [70] dernières aux plus petites, à l’ongle, à la paupière, aux cils, aux cheveux, effaçant sans relâche et avec une circonspection étonnante les altérations et difformités de nature viciée ou dans son origine, ou par les nécessités de sa condition, s’éloignant sans cesse du portrait, de la ligne fausse, pour s’élever au vrai modèle idéal de la beauté, à la ligne vraie58 ; ligne vraie, modèle idéal de beauté qui n’exista nulle part que dans la tête des Agasias59, des Raphaël, des Poussin, des Puget60, des Pigalle61, des Falconet ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie dont les artistes subalternes ne puisent des notions incorrectes, plus ou moins approchées que dans l’antique ou dans leurs ouvrages ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie que ces grands maîtres ne peuvent inspirer à leurs élèves aussi rigoureusement qu’ils la conçoivent ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie au-dessus de laquelle ils peuvent s’élancer en se jouant, pour produire le chimérique, le sphinx, le centaure, l’hippogriffe, le faune, et toutes les natures mêlées ; au-dessous de laquelle ils peuvent descendre pour produire les différents portraits de la vie, la charge, le monstre, le grotesque, selon la dose de mensonge qu’exige leur composition et l’effet qu’ils ont à produire62, en sorte que c’est presque une question vide de sens que de chercher jusqu’où il faut se tenir approché ou éloigné du modèle idéal de la beauté, de la ligne vraie ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie non traditionnelle63 qui s’évanouit presque avec l’homme [71] de génie, qui forme pendant un temps l’esprit, le caractère, le goût des ouvrages d’un peuple, d’un siècle, d’une école ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie dont l’homme de génie aura la notion la plus correcte selon le climat, le gouvernement, les lois, les circonstances qui l’auront vu naître ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie qui se corrompt, qui se perd et qui ne se retrouverait peut-être parfaitement chez un peuple que par le retour à l’état de barbarie ; car c’est la seule condition où les hommes convaincus de leur ignorance puissent se résoudre à la lenteur du tâtonnement ; les autres restent médiocres précisément parce qu’ils naissent, pour ainsi dire, savants. Serviles, et presque stupides imitateurs de ceux qui les ont précédés, ils étudient la nature comme parfaite, et non comme perfectible ; ils la cherchent non pour approcher du modèle idéal et de la ligne vraie, mais pour approcher de plus près de la copie de ceux qui l’ont possédée. C’est du plus habile d’entre eux que le Poussin a dit qu’il était une aigle en comparaison des modernes, et un âne en comparaison des Anciens64. Les imitateurs scrupuleux de l’antique ont sans cesse les yeux attachés sur le phénomène, mais aucun d’eux n’en a la raison65. Ils restent d’abord un peu au-dessous de leur modèle ; peu à peu ils s’en écartent davantage ; du quatrième degré de portraitiste, de copiste, ils se ravalent au centième. Mais, me direz-vous, il est donc impossible à nos artistes d’égaler jamais les Anciens. Je le pense, du moins en suivant la route qu’ils tiennent ; en n’étudiant la nature, en ne la recherchant, en ne la trouvant belle que d’après des copies antiques, quelque sublimes qu’elles soient et quelque fidèle que puisse être l’image qu’ils en ont. Réformer la nature sur l’antique, c’est [72] suivre la route inverse des Anciens qui n’en avaient point ; c’est toujours travailler d’après une copie. Et puis, mon ami, croyez-vous qu’il n’y ait aucune différence entre être de l’école primitive et du secret, partager l’esprit national, être animé de la chaleur, et pénétré des vues, des procédés, des moyens de ceux qui ont fait la chose, et voir simplement la chose faite ? Croyez-vous qu’il n’y ait aucune différence entre Pigalle et Falconet à Paris, devant le Gladiateur66, et Pigalle et Falconet dans Athènes et devant Agasias67. C’est un vieux conte, mon ami, que pour former cette statue, vraie ou imaginaire, que les Anciens appelaient la règle68 et que j’appelle le modèle idéal ou la ligne vraie, ils aient parcouru la nature, empruntant d’elle, dans une infinité d’individus, les plus belles parties dont ils composèrent un tout. Comment est-ce qu’ils auraient reconnu la beauté de ces parties69 ? De celles surtout qui rarement exposées à nos yeux, telles que le ventre, le haut des reins, l’articulation des cuisses ou des bras, où le poco più et le poco meno sont sentis par un si petit nombre d’artistes, ne tiennent pas le nom de belles de l’opinion populaire que l’artiste trouve établie en naissant et qui décide son jugement ? Entre la beauté d’une forme et sa difformité, il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu ; comment avaient-ils acquis ce tact, qu’il faut avoir avant que de rechercher les formes les plus belles éparses, pour en composer un tout, voilà ce dont il s’agit. Et quand ils eurent rencontré ces formes, par quel moyen incompréhensible les réunirent-ils ? Qui est-ce qui leur inspira la véritable échelle à laquelle il fallait [73] les réduire ? Avancer un pareil paradoxe, n’est-ce pas prétendre que ces artistes avaient la connaissance la plus profonde de la beauté, étaient remontés à son vrai modèle idéal, à la ligne de foi70, avant que d’avoir fait une seule belle chose. Je vous déclare donc que cette marche est impossible, absurde. Je vous déclare que, s’ils avaient possédé le modèle idéal, la ligne vraie dans leur imagination, ils n’auraient trouvé aucune partie qui les eût contentés à la rigueur. Je vous déclare qu’ils n’auraient été que portraitistes de celle qu’ils auraient servilement copiée. Je vous déclare que ce n’est point à l’aide d’une infinité de petits portraits isolés, qu’on s’élève au modèle original et premier ni de la partie, ni de l’ensemble et du tout ; qu’ils ont suivi une autre voie, et que celle que je viens de prescrire est celle de l’esprit humain dans toutes ses recherches. Je ne nie pas qu’une nature grossièrement viciée ne leur ait inspiré la première pensée de réforme, et qu’ils n’aient longtemps pris pour parfaites des natures dont ils n’étaient pas en état de sentir le vice léger ; à moins qu’un génie rare et violent, ne se soit élancé tout à coup du troisième rang où il tâtonnait avec la foule, au second. Mais je prétends que ce génie s’est fait attendre et qu’il n’a pu faire lui seul, ce qui est l’ouvrage du temps, et d’une nation entière. Je prétends que c’est dans cet intervalle du troisième rang, du rang de portraitiste de la plus belle nature subsistante soit en tout, soit en partie que sont renfermées toutes les manières possibles de faire, avec éloge et succès, toutes les nuances imperceptibles du bien, du mieux et de l’excellent. Je prétends que tout ce qui est au-dessus est chimérique et que tout ce qui est au-dessous est pauvre, mesquin, vicieux71. Je prétends que sans recourir aux notions que je viens d’établir, on prononcera éternellement les mots d’exagération, de pauvre nature, de nature mesquine, sans en avoir d’idées nettes. Je prétends que [74] la raison principale pour laquelle les arts n’ont pu dans aucun siècle, chez aucune nation atteindre au degré de perfection qu’ils ont eue chez les Grecs ; c’est que c’est le seul endroit connu de la terre où ils ont été soumis au tâtonnement ; c’est que, grâce aux modèles qu’ils nous ont laissés, nous n’avons jamais pu, comme eux, arriver successivement et lentement à la beauté de ces modèles ; c’est que nous nous en sommes rendus plus ou moins servilement imitateurs, portraitistes, et que nous n’avons jamais eu que d’emprunt, sourdement, obscurément le modèle idéal, la ligne vraie ; c’est que si ces modèles avaient été anéantis, il y a tout à présumer qu’obligés comme eux à nous traîner d’après une nature difforme, imparfaite, viciée, nous serions arrivés comme eux à un modèle original et premier, à une ligne vraie qui aurait été bien plus nôtre72, qu’elle ne l’est et ne peut l’être ; et pour trancher le mot, c’est que les chefs-d’œuvre des Anciens me semblent faits pour attester à jamais la sublimité des artistes passés, et perpétuer à toute éternité la médiocrité des artistes à venir73. J’en suis fâché. Mais il faut que les lois inviolables de nature s’exécutent ; c’est que nature ne fait rien par saut74, et que cela n’est pas moins vrai dans les arts que dans l’univers. Quelques conséquences que vous tirerez bien de là, sans que je m’en mêle, c’est l’impossibilité confirmée par l’expérience de tous les temps et de tous les peuples, que les beaux-arts aient chez un même peuple, [75] plusieurs beaux siècles ; c’est que ces principes s’étendent également à l’éloquence, à la poésie et peut-être aux langues.
Le célèbre Garrick75 disait au chevalier de Chatelux ; Quelque sensible que nature ait pu vous former, si vous ne jouez que d’après vous-même, ou la nature subsistante la plus parfaite que vous connaissiez, vous ne serez que médiocre… Médiocre ! et pourquoi cela ?… C’est qu’il y a pour vous, pour moi, pour le spectateur, tel homme idéal possible qui dans la position donnée, serait bien autrement affecté que vous. Voilà l’être imaginaire que vous devez prendre pour modèle. Plus fortement vous l’aurez conçu, plus vous serez grand, rare, merveilleux et sublime.… Vous n’êtes donc jamais vous ?… Je m’en garde bien. Ni moi, monsieur le chevalier, ni rien que je connaisse précisément autour de moi. Lorsque je m’arrache les entrailles, lorsque je pousse des cris inhumains ; ce ne sont pas mes entrailles, ce ne sont pas mes cris, ce sont les entrailles, ce sont les cris d’un autre que j’ai conçu et qui n’existe pas… Or il n’y a, mon ami, aucune espèce de poète à qui la leçon de Garrick ne convienne. Son propos bien réfléchi, bien [76] approfondi, contient le secundus a natura et le tertius ab idea de Platon, le germe et la preuve de tout ce que j’ai dit. C’est que les modèles, les grands modèles, si utiles aux hommes médiocres, nuisent beaucoup aux hommes de génie. Après cette excursion76 à laquelle, vraie ou fausse, peu d’autres que vous seront tentés de donner toute l’attention qu’elle mérite, parce que peu saisiront la différence d’une nation qu’on fait ou qui se fait d’elle-même77, je passe au Salon, ou aux différentes productions que nos artistes y ont exposées cette année. Je vous ai prévenu sur ma stérilité, ou plutôt sur l’état d’épuisement où les Salons précédents m’ont réduit. Mais ce que vous perdrez du côté des écarts, des vues, des principes, des réflexions, je tâcherai de vous le rendre par l’exactitude des descriptions et l’équité des jugements. Entrons donc dans ce sanctuaire. Regardons ; regardons longtemps ; sentons et jugeons. Surtout, mon ami, comme il faut que je me taise ou que je parle selon la franchise de mon caractère, monsieur le maître de la boutique du Houx toujours vert78, obtenez de vos pratiques le serment solennel de la réticence79. Je ne veux contrister personne, ni l’être à mon tour. Je ne veux pas ajouter à la nuée de mes ennemis, une nuée de surnuméraires. Dites80 que les artistes s’irritent facilement, Genus irritabile vatum81. Dites que dans leur colère ils sont plus violents et plus dangereux que les guêpes. Dites que je ne veux pas être exposé [77] aux guêpes82. Dites que je manquerais à l’amitié et à la confiance de la plupart d’entre eux. Dites que ces papiers me donneraient un air de méchanceté, de fausseté, de noirceur et d’ingratitude. Dites que les préjugés nationaux n’étant pas plus respectés dans mes lignes que les mauvaises manières de peindre, les vices des grands que les défauts des artistes, les extravagances de la société que celle de l’Académie, il y a de quoi perdre cent hommes mieux épaulés que moi. Dites que, s’il arrivait qu’un petit service qui vous est rendu par l’amitié83 devînt pour moi la source de quelque grand chagrin, vous ne vous en consoleriez jamais. Dites que, tout inconvénient à part, il faut être fidèle au pacte qu’on a consenti. Présentez mon très humble respect à Mme la princesse de Nassau-Saarbrück84, et envoyez-lui toujours des papiers qui l’amusent. La prochaine fois, mon ami, nous époussetterons Michel Vanloo85.
Sine ira et studio quorum causas procul habeo.
Tacit86.
Voici mes critiques et mes éloges. Je loue, je blâme d’après ma sensation particulière qui ne fait pas loi. Dieu ne demanderait de nous que la sincérité avec nous-mêmes. Les artistes voudront bien n’être pas plus exigeants. On a bientôt dit, cela est beau ; cela est mauvais ; mais la raison du plaisir [78] ou du dégoût se fait quelquefois attendre, et je suis commandé par un diable d’homme qui ne lui donne pas le temps de venir87. Priez Dieu pour la conversion de cet homme-là88 ; et le front incliné devant la porte du Salon, faites amende honorable à l’Académie des jugements inconsidérés que je vais porter.
Michel Vanloo
Ce n’est pas Carle. Carle est mort. Il y a de Michel deux ovales représentant l’un la Peinture, l’autre la Sculpture. Ils ont chacun 3 pieds 8 pouces de large, sur 3 pieds, 1 pouce de haut.
La Sculpture est assise. On la voit de face, la tête coiffée à la romaine, le regard assuré, le bras droit retourné et le dos de la main appuyé sur la hanche ; l’autre bras posé sur la selle à modeler89, l’ébauchoir à la main90. Il y a sur la selle un buste commencé.
Pourquoi ce caractère de majesté ? Pourquoi ce bras sur la hanche ? Cette attitude d’atelier cadre-t-elle bien avec l’air de noblesse ? Supprimez la selle, l’ébauchoir et le buste, et vous prendrez la figure symbolique d’un art, pour une impératrice.
« Mais elle impose. » — D’accord. — « Mais ce bras retourné et ce poignet appuyé sur la hanche donne de la noblesse et marque le repos. » — Donne de la noblesse, si vous voulez. Marque le repos, certainement. — « Mais cent fois le jour, l’artiste prend cette position, soit que la lassitude suspende son travail, soit qu’il s’en éloigne pour en juger l’effet. » — Ce [79] que vous dites, je l’ai vu. Que s’ensuit-il ? En est-il moins vrai que tout symbole doit avoir un caractère propre et distinctif ? que si vous approuvez cette Sculpture impératrice, vous blâmerez du moins cette Peinture bourgeoise qui lui fait pendant ? — « Cette première est de bonne couleur. » — Peut-être un peu sale. — « Très bien drapée, d’une grande correction de dessin, d’un assez bon effet. » — Passons, passons ; mais n’oublions pas que l’artiste qui traite ces sortes de sujets s’en tient à l’imitation de nature ou se jette dans l’emblème, et que ce dernier parti lui impose la nécessité de trouver une expression de génie, une physionomie unique, originale et d’état, l’image énergique et forte d’une qualité individuelle. Voyez cette foule d’esprits incoercibles et véloces sortis de la tête de Bouchardon et accourants à la voix d’Ulisse qui évoque l’ombre de Tirésias91. Voyez ces naïades abandonnées, molles et fluantes de Jean Goujon. Les eaux de la fontaine des Innocents ne coulent pas mieux92. Les symboles serpentent comme elles. Voyez un certain Amour de Van Dyck93. C’est un enfant. Mais quel enfant ! C’est le maître des hommes. C’est le maître des dieux. On dirait qu’il brave le ciel et qu’il menace la terre. C’est le quos ego du poète rendu pour la première fois94.
[80] Et puis, je vous le demande, n’aimeriez-vous pas mieux cette tête coiffée d’humeur95, sa draperie lâche96 et moins arrangée, et son regard attaché sur le buste ?
La Peinture de Michel est assise devant son chevalet ; on la voit de profil. Elle a la palette et le pinceau à la main. Elle travaille. Elle est commune d’expression. Rien de cette chaleur du génie qui crée. Elle est grise. Elle est fade. La touche en est molle, molle, molle.
Après ces deux morceaux viennent des portraits sans nombre à les compter tous ; quelques portraits, à ne compter que les bons.
Celui du Cardinal de Choiseul97 est sage, ressemblant, bien assis, bien de chair, on ne saurait mieux posé ni mieux habillé. C’est la nature et la vérité même. Ce sont ces vêtements-là qui n’ont pas été mannequinés. Plus on a de goût et de vrai goût, plus on regarde ce cardinal. Il rappelle ces cardinaux et ces papes de Jules Romain, de Raphaël et de Vandick qu’on voit dans les premières pièces du Palais-Royal98. Sa fourrure n’est pas autrement chez le fourreur.
[81] L’Abbé de Breteuil99, tout aussi ressemblant, plus éclatant de couleur, mais moins vigoureux, moins sage, moins harmonieux. Du reste l’air facile et dégagé d’un abbé grand seigneur et paillard.
Monsieur Diderot100. Moi. J’aime Michel ; mais j’aime encore mieux la vérité101. Assez ressemblant. Il peut dire à ceux qui ne le reconnaissent pas, comme le fermier de l’opéra-comique, c’est qu’il ne m’a jamais vu sans perruque102. Très vivant. C’est sa douceur, avec sa vivacité. Mais trop jeune, tête trop petite. Joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur. Rien de la sagesse de couleur du Cardinal de Choiseul. Et puis un luxe de vêtement à ruiner le pauvre littérateur103, si le receveur de la capitation vient à l’imposer sur sa robe de chambre. L’écritoire, les livres, les accessoires aussi bien qu’il est possible, quand on a voulu la couleur brillante et qu’on veut être harmonieux. Pétillant de près, vigoureux de loin, surtout les chairs. Du reste de belles mains, bien modelées, excepté la gauche qui n’est pas dessinée. On le voit de face. Il a la tête nue. Son toupet gris avec sa mignardise lui donne l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable104. La position, d’un secrétaire d’État et non d’un philosophe. La fausseté du premier moment a influé sur tout le reste. C’est cette folle de Made Vanloo qui venait jaser avec lui, tandis qu’on le peignait, qui lui a donné cet air-là et qui a tout gâté. [82] Si elle s’était mise à son clavecin et qu’elle eût préludé ou chanté, Non ha ragione, ingrato, un core abbandonato105, ou quelque autre morceau du même genre, le philosophe sensible eût pris un tout autre caractère, et le portrait s’en serait ressenti. Ou mieux encore, il fallait le laisser seul et l’abandonner à sa rêverie. Alors sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête fortement occupée se serait peint sur son visage, et Michel eût fait une belle chose. Mon joli philosophe106, vous me serez à jamais un témoignage précieux de l’amitié d’un artiste, excellent artiste, plus excellent homme. Mais que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ? Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. Mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J’avais un grand front, des yeux très vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur107, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps. Sans l’exagération de tous les traits dans la gravure qu’on a faite d’après le crayon de Greuze108, je serais infiniment mieux. J’ai un masque qui trompe l’artiste, soit qu’il [83] y ait trop de choses fondues ensemble, soit que les impressions de mon âme se succédant très rapidement et se peignant toutes sur mon visage, l’œil du peintre ne me retrouvant pas le même d’un instant à l’autre, sa tâche devienne beaucoup plus difficile qu’il ne la croyait. Je n’ai jamais été bien fait que par un pauvre diable appelé Garant, qui m’attrapa, comme il arrive à un sot qui dit un bon mot. Celui qui voit mon portrait par Garand, me voit. Ecco il vero Polichinello109. Mr Grimm l’a fait graver110 ; mais il ne le communique pas. Il attend toujours une inscription111 qu’il n’aura que quand j’aurai produit quelque chose qui m’immortalise. [84] « Et quand l’aura-t-il ? » — Quand ? demain peut-être. Et qui sait ce que je puis ! Je n’ai pas la conscience d’avoir encore employé la moitié de mes forces. Jusqu’à présent, je n’ai que baguenaudé. J’oubliais parmi les bons portraits de moi, le buste de Mlle Collot ; surtout le dernier qui appartient à Mr Grimm, mon ami. Il est bien. Il est très bien. Il a pris chez lui la place d’un autre que son maître Mr Falconet avait fait et qui n’était pas bien. Lorsque Falconet eut vu le buste de son élève, il prit un marteau et cassa le sien devant elle. Cela est franc et courageux. Ce buste en tombant en morceaux sous le coup de l’artiste, mit à découvert deux belles oreilles qui s’étaient conservées entières sous une indigne perruque dont Made Geoffrin m’avait fait affubler après coup. Mr Grimm n’avait jamais pu pardonner cette perruque à Made Geoffrin. Dieu merci, les voilà réconciliés ; et ce Falconet, cet artiste si peu jaloux de sa réputation dans l’avenir, ce contempteur si déterminé de l’immortalité, cet homme si disrespectueux de la postérité, délivré du souci de lui transmettre un mauvais buste. Je dirai cependant de ce mauvais buste, qu’on y voyait les traces d’une peine d’âme secrète dont j’étais dévoré, lorsque l’artiste le fit.
[Annexe I, p. 514]
Comment se fait-il que l’artiste manque les traits grossiers d’une physionomie qu’il a sous les yeux, et fasse passer sur sa toile ou sur sa terre glaise les sentiments secrets, les impressions cachées au fond d’une âme qu’il ignore ? La Tour avait fait le portrait d’un ami. On dit à cet ami qu’on lui avait donné un teint brun qu’il n’avait pas. L’ouvrage est rapporté dans l’atelier de l’artiste, et le jour pris pour le retoucher. L’ami arrive à l’heure marquée. L’artiste prend ses crayons. Il travaille, il gâte tout ; il s’écrie : « J’ai tout gâté. Vous avez l’air d’un homme qui lutte contre le sommeil » ; et c’était en effet l’action de son modèle, qui avait passé la nuit à côté d’une parente indisposée.
Le mot, ecco il vero Pulcinella, me rappelle un conte de l’abbé Galiani. Un missionnaire ayant établi ses tréteaux sur la place de Saint-Marc à Venise, à côté d’un joueur de marionnettes, celui-ci s’attira si fort la foule par le moyen de son Polichinelle, que l’autre ne put jamais avoir un auditoire. Le pauvre missionnaire épuisa toutes les ressources de sa rhétorique pour débaucher quelques spectateurs à son heureux voisin. Enfin voyant qu’il n’y pouvait réussir, il tira un crucifix de dessous sa casaque, et s’écria d’une voix pathétique et forte : Ecco il vero Pulcinella qui tollit peccata mundi. Venite et audite verbum Domini.
[85] Made la princesse de Chimay112, Monsieur le chevalier de Fitz-James son frère, vous êtes mauvais, parfaitement mauvais ; vous êtes plats, mais parfaitement plats. Au garde-meuble. Point de nuances, point de passages, nulles teintes dans les chairs. Princesse, dites-moi, ne sentez-vous pas combien ce rideau que vous tirez est lourd. Il est difficile de dire lequel du frère et de la sœur est le plus roide et le plus froid.
Notre ami Cochin. Il est vu de profil. Si la figure était achevée, les jambes s’en iraient sur le fond. Il a le bras droit passé sur le dos d’une chaise de paille. L’attitude est bien pittoresque. Il est ressemblant. Il est fin. Il va dire une ordure ou une malice. Si l’on compare ce portrait de Vanloo avec les portraits que Cochin a faits de lui-même, on connaîtra la physionomie qu’on a et celle qu’on voudrait avoir113. Du reste, celui-ci est assez bien peint ; mais il n’approche de près ni de loin du Cardinal de Choiseul.
Les autres portraits de Michel sont si médiocres qu’on ne les croirait pas du même maître. D’où vient cette inégalité qui dans un intervalle de temps assez court touche les deux extrêmes du bon et du mauvais ? Le talent serait-il si journalier ? Y aurait-il des figures ingrates ? Je l’ignore. Ce que je sais, ce que je vois, c’est qu’il n’y a guère de physionomies plus [86] déplaisantes, plus hideuses que celle de l’oculiste Demours, et que La Tour n’a pas fait un plus beau portrait114 ; c’est à faire détourner la tête à une femme grosse, et à faire dire à une élégante, Ah l’horreur. Je crois que la santé y entre pour beaucoup.
Le Petit jeune homme en pied, habillé à l’ancienne mode d’Angleterre115, est très beau de draperie, de position naturelle et aisée, charmant par sa simplicité, son ingénuité, d’une belle palette ; satin et bottes à ravir ; étoffes qui ne sont pas plus vraies dans le magasin de soierie. Très beau morceau ; tout à fait à la manière de Vandick. Il est de 4 pieds 7 pouces de haut, sur 2 pieds 3 pouces de large.
Michel Vanloo est vraiment un artiste. Il entend la grande machine ; témoins quelques tableaux de famille où les figures sont grandes comme nature et louables par toutes les parties de la peinture. Celui-ci est l’inverse de Lagrenée. Son talent s’étend en raison de la grandeur de son cadre. Convenons toutefois qu’il ne sait pas rendre la finesse de la peau des femmes ; que pour toute cette variété de teintes que nous y voyons, il n’a que du blanc, du rouge et du gris ; et qu’il réussit mieux aux portraits d’hommes. Je l’aime, parce qu’il est simple et honnête, parce que c’est la douceur et la bienfaisance personnifiées. Personne n’a plus que lui la physionomie de son âme. Il avait un ami en Espagne116. Il prit envie à cet ami [87] d’équiper un vaisseau. Michel lui confia toute sa fortune. Le vaisseau fit naufrage ; la fortune confiée fut perdue, et l’ami noyé. Michel apprend ce désastre, et le premier mot qui lui vient à la bouche, c’est, j’ai perdu un bon ami. Cela vaut bien un bon tableau.
Mais laissons là la peinture, mon ami, et faisons un peu de morale. Pourquoi le récit de ces actions nous [saisit-il117] l’âme subitement, de la manière la plus forte et la moins réfléchie, et pourquoi laissons-nous apercevoir aux autres toute l’impression que nous en recevons ? Croire avec Hutcheson118, Smith119 et d’autres que nous ayons un sens moral120 propre à discerner le bon et le beau, c’est une vision dont la poésie peut s’accommoder, mais que la philosophie rejette. Tout est expérimental en nous. L’enfant voit de bonne heure que la politesse le rend agréable aux autres ; et il se plie à ses singeries. Dans un âge plus avancé, il saura que ces démonstrations extérieures promettent de la bienfaisance et de l’humanité. Au récit d’une grande action notre âme s’embarrasse, notre cœur s’émeut, la voix nous manque, nos larmes coulent. Quelle éloquence ! quel éloge ! On a excité notre admiration. On a mis en jeu notre sensibilité. Nous montrons cette sensibilité. C’est une si belle qualité ! Nous invitons fortement les autres à être grands. Nous y avons tant d’intérêt ! Nous aimons mieux encore réciter une belle action que la lire seuls. Les larmes qu’elle arrache de nos yeux tombent sur les feuillets froids d’un livre. Elles n’exhortent personne. Elles ne nous recommandent à personne. Il nous faut des témoins vivants. Combien de motifs secrets et compliqués dans notre blâme et nos éloges ! Le pauvre qui ramasse un louis ne voit pas tout à coup tous les avantages de sa trouvaille ; il n’en est pas moins vivement affecté. Nos habitudes sont prises de si bonne heure qu’on les appelle naturelles, innées ; mais il n’y a rien de naturel, rien d’inné que des fibres121 plus flexibles, plus roides, plus [88] ou moins mobiles, plus ou moins disposées à osciller. Est-ce un bonheur, est-ce un malheur que de sentir vivement ? Y a-t-il plus de bien que de maux dans la vie ? Sommes-nous plus malheureux par le mal qu’heureux par le bien ? toutes questions qui ne diffèrent que dans les termes ?
Ajoutez que la plupart de ces questions sont oiseuses, et qu’on néglige de faire entrer dans leur solution les véritables éléments, comme la force de l’habitude, les prestiges de l’espérance, etc. Au reste, le philosophe a raison de se moquer du sens moral des métaphysiciens anglais ; mais il n’explique pas pour cela la manière dont se fait sur nos organes l’impression d’une belle action. Outre l’imitation et l’habitude, il y a encore autre chose d’antérieur, de machinal qui se passe en nous, et qu’il faudrait savoir expliquer. Le vrai traité des sentiments moraux serait un pur traité de mécanique ; mais l’anatomie la plus perfectionnée ne nous donnera jamais cette théorie. Il faudrait pouvoir observer pendant toute la vie le jeu du cerveau, du cœur, du diaphragme, des entrailles, et avoir la vue assez subtile, assez perçante pour en apercevoir les oscillations les plus imperceptibles.
HALLÉ
Il règne ici une secte de faiseurs de pointes dont Mr le chevalier de Chastelux122 est un des premiers apôtres. Ils sont si mauvais que c’est presque un des caractères d’un bon esprit que de ne pas les entendre. Un jour Wilks123 disait au chevalier : « Chevalier, o quantum est in rebus inane124. » Le rébus est une chose bien vide125. Le fils de Vernet est un des pointus126 les plus redoutables. Il entre au Salon. Il voit deux tableaux. Il demande de qui ils sont. On lui répond de Hallé ; et il ajoute, vous-en. Allez-vous-en. Cela est aussi bien jugé que mal dit. Je vous le répète sans pointe ; Mr Hallé, si vous n’en savez pas davantage, allez-vous-en.
Minerve conduisant la Paix à l’hôtel de ville127.
Tableau de 14 pieds de large, sur 10 pieds de haut.
Énorme composition, énorme sottise. Imaginez au milieu d’une grande [89] salle, une table carrée. Sur cette table, une petite écritoire128 de cabinet, et un petit portefeuille d’académie. Autour, le prévôt des marchands, ou une monstrueuse femme grosse déguisée, tout l’échevinage, tout le gouvernement de la ville, une multitude de longs rabats, de perruques effrayantes, de volumineuses robes rouges et noires, tous ces gens debout, parce qu’ils sont honnêtes ; et tous les yeux tournés vers l’angle supérieur droit de la scène d’où Minerve descend accompagnée d’une petite Paix, que l’immensité du lieu et des autres personnages achève de rapetisser. Cette rapetissée et petite Paix laisse tomber d’une corne d’abondance, des fleurs, sur quelques génies des sciences et des arts, et sur leurs attributs.
Pour vaincre la platitude de tous ces personnages, il aurait fallu l’idéal le plus étonnant, le faire le plus merveilleux, et Mr Hallé n’a ni l’un ni l’autre. Aussi sa composition est-elle aussi maussade qu’elle pouvait l’être. C’est une véritable charge129. C’est encore une esquisse tristement coloriée. C’est un tableau à moitié peint sur lequel on a passé un glacis130. Toutes ces figures vaporeuses, vagues, soufflées ressemblent à celles que le hasard ou notre imagination ébauche dans les nuées. Il n’y a pas jusqu’à la salle et à son architecture grisâtre et nébuleuse qui ne [se] puisse prendre pour un château en l’air. Ces échevins ne sont que des sacs de laine ; ou des colosses ridicules de crème fouettée ; ou si vous l’aimez mieux, c’est comme si l’artiste avait laissé une nuit d’hiver sa toile exposée dans sa cour et qu’il eût neigé dessus toute cette composition. Cela se fondra au premier rayon de soleil ; cela se brouillera au premier coup de vent. Cela va se dissiper par pièces comme le commissaire dans la Soirée des boulevards131. [90]
On dirait que Mr le prévôt des marchands invite Minerve et la Paix à prendre du chocolat. Toutes les têtes de la même touche, et coulées dans le même creux. Les robes rouges bien symétriquement distribuées entre les robes noires. Minerve crue de ton. Génies d’un vert jaunâtre. Même couleur aux fleurs. Elles sont lourdement touchées et sans finesse. Monotonie si générale du reste, si insupportable qu’on ne saurait y tenir un peu de temps, sans avoir envie de bâiller. Autour de la Minerve, ce n’est pas un nuage, c’est une petite fumée ou vapeur gris de lin ; et les figures qu’elle soutient sont tournées, contournées, mesquines, maniérées, sans noblesse. Ces fleurettes jetées devant ces gros et lourds ventres de personnages rappellent malgré qu’on en ait le proverbe, margaritas ante porcos132. Et ces marmots à physionomie commune, mal groupés, mal dessinés, vous les appelez des génies ; ah monsieur Hallé ! vous n’en avez jamais vu. Les attributs dispersés sur le tapis133 sont sans intelligence et sans goût.
Dans ce mauvais tableau, il y a pourtant de la perspective, et les figures fuient bien du côté de la porte du fond. Il y a un autre mérite que peu d’artistes auraient eu et que beaucoup moins de spectateurs auraient senti ; c’est dans une multitude de figures, toutes debout, toutes vêtues de même, toutes rangées autour d’une table carrée, toutes les yeux attachés vers le même point de la toile, des positions naturelles, des mouvements de bras, de jambes, de têtes, de corps si variés, si simples, si imperceptibles, que tout y contraste, mais de ce contraste inspiré par l’organisation particulière de chaque individu, par sa place, par son ensemble ; de ce contraste non étudié, [91] non académique, de ce contraste de nature134. Ces vilaines figures ont je ne sais quoi de coulant, de fluant depuis la tête aux pieds qui achève par sa vérité de faire sortir le ridicule des grosses têtes, des grosses perruques, et des gros ventres. C’est la véritable action d’être fagotés comme ceux-là. Une ligne d’exagération de plus, et vous auriez eu une assemblée de figures à Calot135 qui vous auraient fait tenir les côtés de rire. Rien ne serait plus aisé, avec un peu de verve, que d’en faire une excellente chose en ce genre. Tout s’y prête.
La Force de l’union ; ou la flèche rompue par le plus jeune des enfants de Scilurus ; et le faisceau de flèches résistant à l’effort des aînés réunis136.
Belle leçon du roi des Scythes expirant ! Jamais plus belle leçon ne fut donnée ; jamais plus mauvais tableau ne fut fait. J’en suis fâché pour le roi de Pologne. Le meilleur des trois tableaux qu’il a demandés à nos artistes est médiocre. Venons à celui de Hallé.
Mais, dites-moi, je vous prie, qui est cet homme maigre, ignoble, sans expression, sans caractère, couché sous cette tente ? « C’est le roi [92] Scilurus. » Cela, c’est un roi ! c’est un roi scythe ! où est la fierté, le sens, le jugement, la raison indisciplinée de l’homme sauvage ? C’est un gueux. Et ces trois maussades, hideuses, plates figures emmaillotées dans leurs draperies jusqu’au bout du nez, pourriez-vous m’apprendre si ce sont des personnages réels de la scène, ou de mauvaises estampes enluminées137, comme nous en voyons sur nos quais138, dont ce pauvre diable a décoré le dedans de sa tente. Et vous appellerez cela la femme, les filles de Scilurus ? Et ces trois autres figures nues assises en dehors, à droite, en face de l’homme couché, sont-ce trois galériens, trois roués139, trois brigands échappés de la Conciergerie140 ? Ils sont affreux. Ils font horreur. Quelles contorsions de corps ! Quelles grimaces de visage ! Ils sont à la rame141. Qu’on couvre le faisceau de flèches, et je défie qu’on en juge autrement. Tableau détestable de tout point, de dessin, de couleur, d’effet, de composition, pauvre, sale, mou de touche142, papier barbouillé sous la presse de Gautier143. Ce n’est que du jaune et du gris. Aucune différence entre la couverture du lit, et les chairs des enfants. Les jambes des rameurs grêles à faire peur. A effacer avec la langue. Dans nos campagnes les mieux ravagées par l’intendance et la ferme ; dans la plus misérable de nos provinces, la Champagne pouilleuse ; là où l’impôt et la corvée ont exercé toute leur rage ; là où le pasteur réduit à la portion congrue n’a pas un liard à donner à ses pauvres ; à la porte de l’église ou du presbytère ; sous la chaumière où le malheureux manque de pain pour vivre et de paille pour se coucher, l’artiste aurait trouvé de meilleurs modèles. [93]
Et vous croyez qu’on aura le front d’envoyer cela à un roi. Je vous jure que si j’étais, je ne vous dis pas le ministre ; je ne vous dis pas le directeur de l’Académie ; mais pur et simple agréé, je protesterais pour l’honneur de mon corps, et de ma nation ; et je protesterais si fortement que Mr Hallé garderait ce tableau pour faire peur à ses petits-enfants, s’il en a, et qu’il en exécuterait un autre qui répondît un peu mieux au bon goût, aux intentions, de Sa Majesté polonaise.
Son mauvais tableau de la Paix est excusable par l’ingratitude du sujet, mais que dire pour excuser le Scilurus qui prête à l’art et qui est infiniment plus mauvais. Mon ami, ce pauvre Hallé s’en va tant qu’il peut144.
Si ce tableau prêtait à l’art et à toutes ses parties, on peut dire aussi que jamais sujet ne fut mieux choisi pour décorer le palais d’un roi de Pologne. Quelle leçon pour une nation qui s’est avisée de fonder sa liberté sur l’unanimité des suffrages145 ! Jean Sobieski mourant146 n’aurait pu donner à sa nation rassemblée en diète une leçon plus sublime que celle que le roi Scilurus donne à sa nombreuse famille. Mais vous savez à quoi servent les leçons, et l’on voit tous les jours combien il est aisé147 à la sagesse d’éclairer une nation sur ses vrais intérêts, et de la réunir pour le parti de la justice et de la raison.
VIEN
St Denis prêchant la foi en France148.
Tableau de 21 pieds 3 pouces de haut, sur 12 pieds 4 pouces de large. C’est pour une des chapelles de St Roch.
Le public a été partagé entre ce tableau de Vien, et celui de Doyen sur l’épidémie des Ardents, et il est certain que ce sont deux beaux tableaux ; deux grandes machines. Je vais décrire le premier. On trouvera la description de l’autre à son rang.
[94] A droite, c’est une fabrique d’architecture, la façade d’un temple ancien, avec sa plate-forme au-devant. Au-dessus de quelques marches qui conduisent à cette plate-forme, vers l’entrée du temple, on voit l’apôtre des Gaules149 prêchant. Debout derrière lui, quelques-uns de ses disciples ou prosélytes150. A ses pieds, en tournant de la droite de l’apôtre, vers la gauche du tableau, un peu sur le fond, agenouillées, assises, accroupies, quatre femmes dont l’une pleure, la seconde écoute, la troisième médite, la quatrième regarde avec joie. Celle-ci retient devant elle son enfant qu’elle embrasse du bras droit. Derrière ces femmes, debout, tout à fait sur le fond, trois vieillards dont deux conversent et semblent n’être pas d’accord. Continuant de tourner dans le même sens, une foule d’auditeurs hommes, femmes, enfants, assis, debout, prosternés, accroupis, agenouillés, faisant passer la même expression par toutes ses différentes nuances, depuis l’incertitude qui hésite, jusqu’à la persuasion qui admire ; depuis l’attention qui pèse, jusqu’à l’étonnement qui se trouble ; depuis la componction qui s’attendrit, jusqu’au repentir qui s’afflige.
Pour se faire une idée de cette foule qui occupe le côté gauche du tableau, imaginez vue par le dos, accroupie sur les dernières marches, une femme en admiration les deux bras tendus vers le saint. Derrière elle, sur une marche plus basse et un peu plus sur le fond, un homme agenouillé, écoutant, incliné et acquiesçant de la tête, des bras, des épaules et du dos. Tout à fait à gauche, deux grandes femmes debout. Celle qui est sur le devant est attentive ; l’autre est groupée avec elle par son bras droit posé sur l’épaule gauche de la première ; elle regarde ; elle montre du doigt un de ses frères, apparemment, parmi ce groupe de disciples ou de prosélytes placés debout derrière le saint. Sur un plan entre elles et les deux figures qui occupent le devant et qu’on voit par le dos, la tête et les épaules d’un vieillard étonné, prosterné, admirant. Le reste du corps de ce personnage est dérobé par un enfant vu par le dos et appartenant à l’une des deux grandes femmes qui sont debout. Derrière ces femmes, le reste des auditeurs dont on n’aperçoit que les têtes. Au centre du tableau, sur le fond, [95] dans le lointain une fabrique de pierre, fort élevée, avec différents personnages, hommes et femmes, appuyés sur le parapet et regardant ce qui se passe sur le devant. Au haut, vers le ciel, sur des nuages, la Religion assise, un voile ramené sur son visage, tenant un calice à la main. Au-dessous d’elle, les ailes déployées, un grand ange qui descend avec une couronne qu’il se propose de placer sur la tête de Denis.
Voici donc le chemin151 de cette composition, la Religion, l’ange, le saint, les femmes qui sont à ses pieds, les auditeurs qui sont sur le fond, ceux qui sont à gauche aussi sur le fond, les deux grandes figures de femmes qui sont debout, le vieillard incliné à leurs pieds, et les deux figures, l’une d’homme et l’autre de femme vues par le dos et placées tout à fait sur le devant, ce chemin descendant mollement et serpentant largement depuis la Religion jusqu’au fond de la composition à gauche où il se replie pour former circulairement et à distance, autour du saint une espèce d’enceinte qui s’interrompt à la femme placée sur le devant, les bras dirigés vers le saint, et découvre toute l’étendue intérieure de la scène ; ligne de liaison allant clairement, nettement, facilement chercher les objets principaux de la composition dont elle ne néglige que les fabriques de la droite et du fond, et les vieillards indiscrets interrompant le saint, conversant entre eux et disputant à l’écart.
Reprenons152 cette composition. L’apôtre153 est bien posé154. Il a le bras droit étendu, la tête un peu portée en avant. Il parle155. Cette tête est ferme, tranquille, simple, noble, douce, d’un caractère un peu rustique et vraiment apostolique. Voilà pour l’expression. Quant au faire156, elle est bien peinte, bien empâtée. La barbe large et touchée157 d’humeur158. La draperie ou grande aube blanche, qui tombe en plis parallèles et droits est très belle. Si elle montre moins le nu qu’on ne désirerait, c’est qu’il y a vêtement sur [96] vêtement. La figure entière159 ramasse sur elle toute la force, tout l’éclat de la lumière, et appelle la première attention. Le ton général en est peut-être un peu gris, trop égal. Le jeune homme qui est derrière le saint, sur le devant, est bien dessiné, bien peint. C’est une figure de Raphaël160 pour la pureté qui est merveilleuse, pour la noblesse et pour le caractère de tête qui est divin. Il est très fortement161 colorié. On prétend que sa draperie est un peu lourde. Cela se peut. Les autres acolytes162 se soutiennent très bien à côté de lui et pour la forme et pour la couleur.
Les femmes accroupies aux pieds du saint sont livides et découpées.
L’enfant qu’une d’elles retient en l’embrassant est de cire.
Ces deux personnages qui conversent sur le fond sont d’une couleur sale, mesquins de caractère, pauvres de draperie ; du reste assez bien ensemble163.
Les femmes de la gauche qui sont debout et qui font masse164, ont quelque chose de gêné dans leurs têtes. Leur vêtement voltige à merveille sur le nu qu’il effleure.
La femme assise sur les marches, avec ses bras tendus vers le saint, est fortement coloriée ; la touche en est belle, et sa vigueur renvoie le saint à une grande distance.
La figure d’homme agenouillé derrière cette femme n’est ni moins belle, ni moins vigoureuse, ce qui amène bien en devant.
On dit que ces deux dernières figures sont trop petites pour le saint, et surtout pour celles qui sont debout à côté d’elles ; cela se peut.
[97] On dit que la femme aux bras tendus, a le bras droit trop court, qu’elle blute165 et qu’on n’en sent pas le raccourci. Cela se peut encore.
Quant au fond, il est parfaitement d’accord avec le reste, ce qui n’est ni commun ni facile.
Cette composition est vraiment le contraste de celle de Doyen. Toutes les qualités qui manquent à l’un de ces artistes, l’autre les a ; il règne ici la plus belle harmonie de couleur, une paix, un silence, qui charment. C’est toute la magie secrète de l’art sans apprêt, sans recherche, sans effort. C’est un éloge qu’on ne peut refuser à Vien ; mais quand on tourne les yeux sur Doyen qu’on voit sombre, vigoureux, bouillant et chaud, il faut s’avouer que dans la Prédication de St Denis, tout ne se fait valoir que par une faiblesse supérieurement entendue ; faiblesse que la force de Doyen fait sortir ; mais faiblesse harmonieuse qui fait sortir à son tour toute la discordance de son antagoniste. Ce sont deux grands athlètes qui font un coup fourré166. Les deux compositions sont l’une à l’autre comme les caractères des deux hommes. Vien est large, sage comme le Dominiquin167. De belles têtes, un dessin correct, de beaux pieds, de belles mains, des draperies bien jetées, des expressions simples et naturelles ; rien de tourmenté, rien de recherché soit dans les détails soit dans l’ordonnance. C’est le plus beau repos. Plus on le regarde, plus on se plaît à le regarder. Il tient tout à la fois du Dominiquin et de Le Sueur. Le groupe de femmes qui est à gauche est très beau. Tous les caractères de tête paraissent avoir [98] été étudiés d’après le premier de ces maîtres ; et le groupe de jeunes hommes qui est à droite et de bonne couleur, est dans le goût de Le Sueur168. Vien vous enchaîne et vous laisse tout le temps de l’examiner. Doyen, d’un effet plus piquant169 pour l’œil, semble lui dire de se dépêcher, de peur que l’impression d’un objet venant à détruire l’impression d’un autre, avant que d’avoir embrassé le tout, le charme ne s’évanouisse. Vien a toutes les parties qui caractérisent un grand faiseur170. Rien n’y est négligé. Un beau fond. C’est pour de jeunes gens une source de bonnes études. Si j’étais professeur, je leur dirais, allez à St Roch171 ; regardez la Prédication de Denis. Laissez-vous-en pénétrer ; mais passez vite devant le tableau des Ardents ; c’est un jet sublime de tête que vous n’êtes pas encore en état d’imiter. Vien n’a rien fait de mieux, si ce n’est peut-être son morceau d’agrément172. Vien, comme Terence, liquidus puroque fluit simillimus amni173 ; Doyen, comme Lucilius, dum flueret lutulentus erat quod tollere velles174. C’est, si vous l’aimez mieux, Lucrèce et Virgile175. Du reste, remarquez pourtant, malgré le prestige de cette harmonie de Vien, qu’il est gris ; qu’il n’y a nulle variété dans ses carnations, et que les chairs de ses hommes et de ses femmes sont presque du même ton. Remarquez, à travers la plus grande intelligence de l’art, qu’il est sans idéal, sans verve, sans poésie, [99] sans mouvement, sans incident, sans intérêt176. Ceci n’est point une assemblée populaire ; c’est une famille, une même famille. Ce n’est point une nation à laquelle on apporte une religion nouvelle ; c’est une nation toute convertie. Quoi donc, est-ce qu’il n’y avait dans cette contrée ni magistrats, ni prêtres, ni citoyens instruits ? Que vois-je des femmes, et des enfants ? Et quoi encore, des femmes et des enfants. C’est comme à St Roch un jour de dimanche. De graves magistrats, s’ils y avaient été, auraient écouté et pesé ce que la doctrine nouvelle177 avait de conforme ou de contraire à la tranquillité publique. Je les vois debout, attentifs, les sourcils baissés, leurs têtes et leurs mentons appuyés sur leurs mains. Des prêtres, dont les dieux auraient été menacés, s’il y en avait eu, je les aurais vus furieux, et se mordant les lèvres de rage. Des citoyens instruits, tels que vous et moi, s’il y en avait eu, auraient hoché la tête de dédain, et se seraient dit d’un côté de la scène à l’autre, autres platitudes qui ne valent pas mieux que les nôtres.
Mais croyez-vous qu’avec du génie, il n’eût pas été possible d’introduire dans cette scène le plus grand mouvement, les incidents les plus violents et les plus variés ? « Dans une prédication ? »… Dans une prédication… « Sans choquer la vraisemblance ? »… Sans la choquer. Changez seulement l’instant178 et prenez le discours de Denis à sa péroraison, lorsqu’il a embrasé toute la populace de son fanatisme, lorsqu’il lui a inspiré le plus grand mépris pour ses dieux. Vous verrez le saint ardent, enflammé, transporté de zèle, encourageant ses auditeurs à briser leurs dieux et à renverser leurs autels. Vous verrez ceux-ci suivre le torrent de son éloquence [100] et de leur persuasion, mettre la corde au col à leurs divinités179, et les tirer de dessus leurs piédestaux. Vous en verrez les débris. Au milieu de ces débris, vous verrez les prêtres furieux menacer, crier, attaquer, se défendre, repousser. Vous verrez les magistrats s’interposant inutilement, leurs personnes insultées et leur autorité méprisée. Vous verrez toutes les fureurs de la superstition nouvelle se mêler à celles de la superstition ancienne. Vous verrez des femmes retenir leurs maris qui s’élanceront sur l’apôtre pour l’égorger. Vous verrez des satellites180 conduire en prison quelques néophytes181 tout fiers de souffrir. Vous verrez d’autres femmes embrasser les pieds du saint, l’entourer, et lui faire un rempart de leurs corps ; car dans ces circonstances les femmes ont bien une autre violence que les hommes. St Jerome disait aux sectaires de son temps, Adressez-vous aux femmes, si vous voulez que votre doctrine prospère ; Cito imbibunt, quia ignarae ; facile spargunt, quia leves ; diu retinent, quia obstinaces182.
Voilà la scène que j’aurais décrite, si j’avais été poète, et celle que j’aurais peinte, si j’avais été artiste183.
Vien dessine bien, peint bien, mais il ne pense, ni ne sent. Doyen serait son écolier dans l’art, mais il serait l’écolier de Doyen en poésie. Avec de la patience et du temps, le peintre des Ardents peut acquérir ce qui lui manque, l’intelligence de la perspective, la distinction des plans, les vrais effets de l’ombre et de la lumière ; car il y a cent peintres décorateurs, pour un peintre de sentiment. Mais on n’apprend jamais ce que le peintre de Denis ignore. Pauvre d’idées, il restera pauvre d’idées. [101] Sans imagination, il n’en aura jamais. Sans chaleur d’âme, toute sa vie il sera froid. Laeva in parte mamillae nil salit Arcadico juveni, rien ne bat là au jeune Arcadien184. Mais justifions notre épigraphe, sine ira et studio185, en rendant toute justice à quelques autres parties de sa composition.
L’ange qui s’élance des pieds de la Religion pour aller couronner le saint, on ne saurait plus beau. Il est d’une légèreté, d’une grâce, d’une élégance incroyables ; il a les ailes éployées ; il vole ; il ne pèse pas une once ; quoiqu’il ne soit soutenu d’aucun nuage, je ne crains pas qu’il tombe. Il est bien étendu. Je vois devant et derrière lui un grand espace. Il traverse le vague. Je le mesure du bout de son pied, jusqu’à l’extrémité de la main dont il tient la couronne. Mon œil tourne tout autour de lui. Il donne une grande profondeur à la scène. Il m’y fait discerner trois plans principaux très marqués, le plan de la Religion qu’il renvoie à une grande distance sur le fond, celui qu’il occupe, et celui de la prédication qu’il pousse en devant. D’ailleurs sa tête est belle. Il est bien drapé. Ses membres sont bien cadencés186 ; et il est merveilleux d’action et de mouvement. La Religion est moins peinte que lui ; il est moins peint que les figures inférieures ; et cette dégradation est si juste qu’on n’en est pas frappé.
Cependant la Religion n’est pas encore assez aérienne. La couleur en est un peu compacte. Du reste, bien dessinée, mieux encore ajustée187 ; rien d’équivoque dans les draperies ; elles sont parfaitement raisonnées. On voit d’où elles partent et où elles vont.
Le saint est très grand, et il le paraîtrait bien davantage, s’il avait la tête moins forte. En général les grosses têtes raccourcissent les figures. Ajoutez que vêtu d’une aube188 lâche qui ne touche point à son corps ; les plis tombant longs et droits augmentent son volume.
[102] Les tableaux de Doyen et de Vien sont exposés. Celui de Vien a le plus bel effet. Celui de Doyen paraît un peu noir ; et je vois un échafaud dressé vis-à-vis qui m’annonce qu’il le retouche.
Mon ami, lorsque vous aurez des tableaux à juger, allez les voir à la chute du jour. C’est un instant très critique. S’il y a des trous, l’affaiblissement de la lumière les fera sentir. S’il y a du papillotage, il en deviendra d’autant plus fort. Si l’harmonie est entière, elle restera.
On accuse avec moi toute la composition de Vien d’être froide, et elle l’est. Mais ceux qui font ce reproche à l’artiste, en ignorent certainement la raison. Je leur déclare que sans rien changer à sa Prédication, mais rien du tout qu’une seule et unique chose qui n’est ni de l’ordonnance, ni des incidents, ni de la position et du caractère des figures, ni de la couleur ni des ombres et de la lumière, bientôt je les mettrais dans le cas d’y demander encore plus de repos et de tranquillité. J’en appelle sur ce qui suit à ceux qui sont profonds dans la pratique et dans la partie spéculative de l’art.
Je prétends qu’il faut d’autant moins de mouvement dans une composition, tout étant égal d’ailleurs, que les personnages sont plus graves, plus grands, d’un module189 plus exagéré, d’une proportion plus forte ou prise plus au-delà de la nature commune. Cette loi s’observe au moral et au physique. C’est la loi des masses au physique190. C’est la loi des caractères au moral. Plus les masses sont considérables, plus elles ont d’inertie. Dans les scènes les plus effrayantes, si les spectateurs sont des personnages vénérables ; si je vois sur leurs fronts ridés et sur leurs têtes chauves, l’annonce de l’âge et de l’expérience ; si les femmes sont composées, grandes de formes, et de caractère de visage ; si ce sont des natures patagonnes191, je serais fort [103] étonné d’y voir beaucoup de mouvement. Les expressions, quelles qu’elles soient, les passions et le mouvement diminuent en raison de ce que les natures sont plus exagérées. Et voilà pourquoi on accuse Raphaël d’être froid, lorsqu’il est vraiment sublime ; lorsqu’en homme de génie, il proportionne les expressions, le mouvement, les passions, les actions à la nature qu’il a imaginée et choisie. Conservez aux figures de son tableau du Démoniaque192 les caractères qu’il leur a donnés ; introduisez-y plus de mouvement, et jugez si vous ne le gâtez pas. Pareillement, introduisez dans le tableau de Vien, sans rien y changer du reste, la nature, le module de Raphaël193, et dites-moi si vous n’y trouverez pas trop de mouvement. Je prescrirais donc le principe suivant à l’artiste : Si vous prenez des natures énormes, votre scène sera presque immobile. Si vous prenez des natures trop petites, votre scène sera tumultueuse, et troublée ; mais il y a un milieu entre le froid et l’extravagant ; et ce point est celui où relativement à l’action représentée, le choix de nature se combine avec le plus grand avantage possible, avec la quantité du mouvement194.
Quelle que soit la nature qu’on préfère, le mouvement s’accroît en raison inverse de l’âge, depuis l’enfant jusqu’au vieillard.
Quel que soit le module ou la proportion des figures, le mouvement suit la même raison inverse.
[104] Voilà les éléments de la composition. C’est l’ignorance de ces éléments qui a donné lieu à la diversité des jugements qu’on porte de Raphael. Ceux qui l’accusent d’être froid demandent de sa grande nature, ce qui ne convient qu’à une petite nature telle que la leur. Ils ne sont pas du pays. Ce sont des Athéniens à Lacedemone195.
Les Spartiates n’étaient pas vraisemblablement d’une autre stature196 que le reste des Grecs. Cependant il n’est personne qui sur leur caractère tranquille, ferme, immobile, grave, froid et composé, ne les imagine beaucoup plus grands. La tranquillité, la fermeté, l’immobilité, le repos conduisent donc l’imagination à la grandeur de stature. La grandeur de stature doit donc aussi la ramener à la tranquillité, à l’immobilité, au repos.
Les expressions, les passions, les actions et par conséquent les mouvements sont en raison inverse de l’expérience, et en raison directe de la faiblesse. Donc une scène où toutes les figures seront aréopagitiques197, ne saurait être troublée jusqu’à un certain point. Or telles sont la plupart des figures de Raphaël. Telles sont aussi les figures du statuaire. Le module du statuaire est communément grand ; la nature du choix de cet art est exagérée198. Aussi sa composition comporte-t-elle moins de mouvement : la mobilité convient à l’atome199 et le repos au monde. L’assemblée des dieux ne sera pas tumultueuse comme celle des hommes, ni celle des hommes faits, comme celle des enfants.
Un grave200 personnage sémillant201 est ridicule. Un petit personnage grave ne l’est pas moins.
On voit parmi des ruines antiques, au-dessus des colonnes d’un temple, une suite des travaux d’Hercule représentés en bas-relief202. L’exécution du [105] ciseau et le dessin en sont d’une pureté merveilleuse. Mais les figures sont sans mouvement, sans action, sans expression. L’Hercule de ces bas-reliefs n’est point un lutteur furieux qui étreint fortement et étouffe Antée. C’est un homme vigoureux qui écrase la poitrine à un autre, comme vous embrasseriez votre ami203. Ce n’est point un chasseur intrépide qui s’est précipité sur un lion, et qui le dépèce204 ; c’est un homme tranquille qui tient un lion entre ses jambes, comme un pâtre y tiendrait le gardien de son troupeau. On prétend que les arts ayant passé de l’Égypte en Grèce, ce froid symbolique est un reste du goût de l’hiéroglyphe. Ce qui me paraît difficile à croire205. Car à juger des progrès de l’art par la perfection de ces figures, il avait été poussé fort loin, et l’on a de l’expression longtemps avant que d’avoir de l’exécution et du dessin206. En peinture, en sculpture, en littérature, la pureté de style, la correction et l’harmonie sont les dernières choses qu’on obtient. Ce n’est qu’un long temps, une longue pratique, un travail opiniâtre, le concours d’un grand nombre d’hommes successivement appliqués qui amènent ces qualités qui ne sont pas du génie, qui l’enchaînent au contraire et qui tendent plutôt à éteindre qu’à irriter, allumer la verve. D’ailleurs cette conjecture est réfutée par les mêmes sujets tout autrement207 exécutés par des artistes antérieurs ou même contemporains208. Serait-ce que cette tranquillité du dieu, cette facilité à faire de grandes choses en caractérisaient mieux la puissance209 ? Ou ce que j’incline davantage à croire, ces morceaux n’étaient-ils que purement commémoratifs210 ? Un catéchisme d’autant plus utile aux peuples qu’on n’avait guère que ce moyen de tenir [106] présentes à leurs esprits et à leurs yeux, et de graver dans leur mémoire, les actions des dieux, la théologie du temps. Au fronton d’un temple, il ne s’agissait pas de montrer comment l’aigle avait enlevé Ganymède211, ni comment Hercule avait déchiré le lion, ou étouffé Antée ; mais de lui rappeler par212 un bas-relief hagiographe et de lui conserver le souvenir de ces faits. Si vous me dites que cette froideur d’imitation était une manière213 de ces siècles, je vous demanderai pourquoi cette manière n’était pas générale ? pourquoi la figure qu’on adorait au-dedans du temple, avait de l’expression, de la passion, du mouvement, et pourquoi celle qu’on exécutait en bas-relief au-dehors en était privée ? pourquoi ces statues qui peuplaient les jardins publics, le Portique214, le Céramique215 et autres endroits ne se recommandaient pas seulement par la correction et la pureté du dessin. Voyez. Adoptez quelques-unes de ces opinions ; ou si toutes vous déplaisent, mettez quelque chose de mieux à la place.
S’il était permis d’appliquer ici l’idée de l’abbé Galliani216 que l’histoire moderne n’est que l’histoire ancienne sous d’autres noms, je vous dirais que ces bas-reliefs si purs, si corrects n’étaient que des copies de mauvais bas-reliefs anciens dont on avait gardé217 toute la platitude, pour leur conserver la vénération des peuples. Aujourd’hui, ce n’est pas la belle Vierge des Carmes déchaux qui fait des miracles218 ; c’est cet informe morceau de [107] pierre noire qui est enfermé dans une boite près du Petit-Pont219. C’est devant cet indigne fétiche que des cierges allumés brûlent sans cesse. Adieu toute la vénération, toute la confiance de la populace, si l’on substitue à cette figure gothique un chef-d’œuvre de Pigalle ou de Falconet. Le prêtre n’aura qu’un moyen de perpétuer une portion de la superstition lucrative ; c’est d’exiger du statuaire d’approcher220 le plus près qu’il pourra, son image, de l’image ancienne. C’est une chose bien singulière que le dieu qui fait des prodiges, n’est jamais une belle chose, l’ouvrage d’un habile homme ; mais toujours quelque magot221 tel qu’on en adore sur la côte du Malabar, ou dans la chaumière du Caraïbe. Les hommes courent après les vieilles idoles et après les opinions nouvelles.
Cela vient aussi et principalement de ce que les dieux et les saints ne font des miracles que dans des temps d’ignorance et de barbarie, et que leur empire est fini lorsque celui des arts commence. Du reste, je n’ai garde de toucher à cette théorie qui me paraît non seulement très ingénieuse, mais profonde et vraie.
Je vous ai dit que le public avait été partagé sur la supériorité des tableaux de Doyen et de Vien ; mais comme presque tout le monde se connaît en poésie et que très peu de personnes se connaissent en peinture, il m’a semblé que Doyen avait eu plus d’admirateurs que Vien. Le mouvement frappe plus, que le repos. Il faut du mouvement aux enfants, et il y a beaucoup d’enfants. On sent mieux un forcené qui se déchire le flanc de ses propres mains que la simplicité, la noblesse, la vérité, la grâce d’une grande figure qui écoute en silence. Peut-être même celle-ci est-elle plus difficile à imaginer222, et imaginée, plus difficile à rendre. Ce ne sont pas les [108] morceaux de passion violente qui marquent dans l’acteur223 qui déclame le talent supérieur, ni le goût exquis dans le spectateur qui frappe des mains.
Dans un de nos entretiens nocturnes, le contraste de ces deux morceaux nous donna au prince de Gallitzin224 et à moi, occasion d’agiter quelques questions relatives à l’art, l’une desquelles eut pour objet les groupes et les masses225.
J’observai d’abord qu’on confondait à tout moment ces deux expressions, grouper et faire masse, quoique à mon avis, il y eût quelque différence.
De quelque manière que des objets inanimés soient ordonnés, je ne dirai jamais qu’ils groupent ; mais je dirai qu’ils font masse.
De quelque manière que des objets animés soient combinés avec des objets inanimés, je ne dirai jamais qu’ils groupent, mais qu’ils font masse.
De quelque manière que des objets animés soient disposés les uns à côté des autres, je ne dirai qu’ils groupent que, quand ils seront liés ensemble par quelque fonction commune.
Exemple. Dans le tableau de la Manne du Poussin226 ; ces trois figures qu’on voit à gauche dont l’une ramasse de la manne, la seconde en ramasse aussi, et la troisième debout, en goûte, occupées à des actions diverses, isolées les unes des autres, n’ayant qu’une proximité locale ne groupent point pour moi. Mais cette jeune femme assise à terre qui donne sa [109] mamelle à téter à sa vieille mère et qui console d’une main son enfant qui pleure debout devant elle de la privation d’une nourriture que nature lui a destinée et que la tendresse filiale plus forte que la tendresse maternelle détourne, groupe avec son fils et sa mère, parce qu’il y a une action commune qui lie cette figure avec les deux autres, et celles-ci avec elle.
Un groupe fait toujours masse ; mais une masse ne fait pas toujours groupe.
Dans le même tableau, cet Israélite qui ramasse d’une main, et qui en repousse un autre qui en veut au même tas de manne, groupe avec lui227.
Je remarquai que dans la composition de Doyen, où il n’y avait que quatorze figures principales, il y avait trois groupes, et que dans celle de Vien où il y en avait trente-trois et peut-être davantage, toutes étaient distribuées par masse et qu’il n’y avait proprement pas un groupe ; que dans le tableau de la Manne du Poussin, il y avait plus de cent figures, et à peine quatre groupes, et chacun de ces groupes de deux ou trois figures seulement ; que dans le jugement de Salomon du même artiste228, tout était par masse et qu’à l’exception du soldat qui tient l’enfant et qui le menace de son glaive, il n’y avait pas un groupe.
J’observai qu’à la plaine des Sablons229, un jour de revue, que la curiosité [110] badaude y rassemble cinquante mille hommes, le nombre des masses y serait infini en comparaison des groupes230 ; qu’il en serait de même à l’église, le jour de Pâques ; à la promenade, une belle soirée d’été ; au spectacle, un jour de première représentation ; dans les rues, un jour de réjouissance publique ; même au bal de l’Opéra, un jour de lundi gras ; et que pour faire naître des groupes dans ces nombreuses assemblées ; il fallait supposer quelque événement subit qui les menaçât. Si au milieu d’une représentation par exemple, le feu prend à la salle ; alors chacun songeant à son salut, le préférant ou le sacrifiant au salut d’un autre, toutes ces figures le moment précédent attentives, isolées et tranquilles s’agiteront, se précipiteront les unes sur les autres, des femmes s’évanouiront entre les bras de leurs amants ou de leurs époux, des filles secourront leurs mères, ou seront secourues par leurs pères, d’autres se précipiteront des loges dans le parterre où je vois des bras tendus pour les recevoir, il y aura des hommes tués, étouffés, foulés aux pieds, une infinité d’incidents et de groupes divers.
Tout étant égal d’ailleurs, c’est le mouvement, le tumulte231, qui engendre les groupes.
Tout étant égal d’ailleurs, les natures232 exagérées prennent moins aisément le mouvement que les natures faibles et communes.
Tout étant égal d’ailleurs, il y aura moins de mouvement et moins de groupes, dans les compositions où les natures seront exagérées.
D’où je conclus que le véritable imitateur de nature, l’artiste sage était économe de groupes, et que celui qui, sans égard au moment233 et au sujet, sans égard à son module et à sa nature234, cherchait à les multiplier dans sa composition ressemblait à un écolier de rhétorique qui met tout son discours en apostrophes et en figures ; que l’art de grouper était de la peinture perfectionnée ; que la fureur de grouper était de la peinture en décadence235, des temps, non de la véritable éloquence, mais des temps de la déclamation236 qui succèdent toujours ; qu’à l’origine de l’art le groupe devait être rare [111] dans les compositions ; et que je n’étais [pas] éloigné de croire que les sculpteurs qui groupent presque nécessairement en avaient peut-être donné la première idée aux peintres.
Si mes pensées sont justes, vous les fortifierez de raisons qui ne me viennent pas, et de conjecturales qu’elles sont vous les rendrez évidentes et démontrées. Si elles sont fausses, vous les détruirez. Vraies ou fausses, le lecteur y gagnera toujours quelque chose.
César débarquant à Cadix trouve dans le temple d’Hercule la statue d’Alexandre, et gémit d’être inconnu à l’âge où ce héros s’était déjà couvert de gloire237.
Il était écrit au livre du destin238, chapitre des peintres et des rois que trois bons peintres feraient un jour trois mauvais tableaux pour un bon roi239 ; et au chapitre suivant, des miscellanées fatales240, qu’un littérateur pusillanime241 épargnerait à ce roi la critique de ses tableaux ; qu’un philosophe242 s’en offenserait et lui dirait. Quoi ! vous n’avez pas de honte d’envoyer aux souverains la satire de l’évidence243, et vous n’osez leur envoyer la satire d’un mauvais tableau. Vous aurez le front de leur suggérer que les passions et l’intérêt particulier mènent ce monde ; que les philosophes s’occupent en vain à démontrer la vérité et à démasquer l’erreur ; que ce ne sont que des bavards inutiles et importuns, et que le métier des Montesquieus244 est [112] au-dessous du métier de cordonnier245, et vous n’oserez pas leur dire, on vous a fait un sot tableau. Mais laissons cela, et venons au César de Vien.
Non pas, s’il vous plaît. Avant de laisser cela, monsieur le philosophe, il faut répondre à votre compliment. Je n’ai pas fait la satire de l’évidence, mais j’ai pris la liberté de me moquer de ces pauvres diables de charlatans économistes qui nous ont offert depuis quelque temps le mot évidence comme une emplâtre douée d’une vertu secrète contre tous nos maux ; j’ai le malheur de croire que les mots ne guérissent de rien. Je ne dis pas aux souverains, que les passions et l’intérêt particulier doivent mener ce monde, mais je dis que tout écrivain politique qui ne fait pas entrer dans ses calculs ces deux puissants ressorts, ne connaît pas les éléments de sa science, et qu’il est plus instant de trouver des remèdes contre les passions et l’intérêt que contre l’erreur. Je ne dis pas que le philosophe Voltaire par exemple, s’occupe en vain à démontrer la vérité et à démasquer l’erreur, car je dirais une grande sottise et la révolution qu’il a produite dans les esprits d’un bout de l’Europe à l’autre déposerait contre moi ; mais je peux bien avoir dit que l’abbé Baudeau246 et M. de La Rivière247 et M. Dupont248 ne sont que des bavards inutiles et importuns. Je n’ai garde de penser que le métier de Montesquieu, le premier des métiers, soit au-dessous du métier de cordonnier, mais je crois qu’un cordonnier qui veut faire le métier de Montesquieu ne vaut pas un cordonnier faisant de bons souliers, surtout quand ce cordonnier a la sottise de croire qu’avec son bavardage inintelligible il ruinera la réputation de l’immortel Montesquieu. Vous dites que trois bons peintres ont fait trois mauvais tableaux, et que je me fais scrupule de les dénoncer au prince qui les a fait travailler. N’est-il pas vrai que si ces artistes sont bons, s’ils sont les premiers de l’Académie, ils méritent des égards ? Ils peuvent donc être comparés à ce que nous avons de mieux en philosophes.
Or si un grand prince, une grande princesse commandait à M. de Voltaire un ouvrage et que l’exécution ne répondît ni au nom de l’auteur ni au nom auguste qui l’aurait ordonné, ne croyez-vous pas qu’il serait bien naturel à moi de chercher les moyens de me dispenser de déférer cet ouvrage à celui à qui il est destiné ? Malgré cette petite répugnance, je conviens que la vérité est inflexible, que la pitié est un sentiment étranger au métier que je fais, et que je vous remets le glaive pour faire justice sévère. Retournons au tableau de Vien.
Au milieu d’une colonnade à gauche, on voit sur un piédestal un Alexandre de bronze. Cette statue imite bien le bronze ; mais elle est plate. Et puis où est la noblesse ? où est la fierté ? C’est un enfant. C’était la nature de l’Apollon du Belvédère249 qu’il fallait choisir, et je ne sais quelle nature on a prise. Fermez les yeux sur le reste de la composition, et dites-moi si vous reconnaissez là l’homme destiné à être le vainqueur et le maître du monde. Caesar à droite est debout. C’est Caesar que cela ! c’était bien un autre bougre250 que celui-ci. C’est un fesse-mathieu251, un pisse-froid252, un morveux253 dont il n’y a rien à attendre de grand. Ah, mon ami, qu’il est rare de trouver un artiste qui entre profondément dans l’esprit de son sujet. Et conséquemment nul enthousiasme, nulle idée, nulle convenance, nul effet. Ils ont des règles qui les tuent. Il faut que le tout pyramide254. Il faut une masse de lumière au centre. Il faut de grandes masses d’ombres sur les côtés. Il faut des demi-teintes sourdes, fugitives, pas noires. Il faut des figures qui contrastent. Il faut dans chaque figure de la cadence dans les membres. Il faut s’aller faire foutre, qu’on ne sait que cela255. Caesar a le bras droit étendu, l’autre tombant, les regards attendris et tournés vers le ciel. Il me semble, maître Vien256, qu’appuyé contre le piédestal, les yeux attachés sur Alexandre257 et pleins d’admiration et de regrets ; ou si vous l’aimez mieux, [113] la tête penchée, humiliée, pensive, et les bras admiratifs, il eût mieux dit ce qu’il avait à dire. La tête de César est donnée par mille antiques258 ; pourquoi en avoir fait une d’imagination259 qui n’est pas si belle et qui, sans l’inscription, rendrait le sujet inintelligible. Plus sur la droite et sur le devant, on voit un vieillard, la main droite posée sur le bras de Caesar ; l’autre dans l’action d’un homme qui parle. Que fait là cette espèce de cicerone260 ? Qui est-il ? Que dit-il ? Maître Vien, est-ce que vous n’auriez pas dû sentir que le Caesar devait être isolé, et que ce bavard épisodique261 détruit tout le sublime du moment. Sur le fond, derrière ces deux figures, quelques soldats. Plus encore vers la droite, dans le lointain, autres soldats à terre, vus par le dos ; avec un vaisseau en rade262, et voiles déployées. Ces voiles déployées font bien ; d’accord. Mais s’il vient un coup de vent de la mer, au diable, le vaisseau. A gauche, au pied de la statue, deux femmes accroupies. La plus avancée sur le devant, vue par le dos et le visage de profil. L’autre vue de profil et attentive à la scène. Elle a sur ses genoux un petit enfant qui tient une rose. La première paraît lui imposer silence. Que font là ces femmes ? Que signifie cet épisode263 du petit enfant à la rose ? Quelle stérilité ! quelle pauvreté ! Et puis cet enfant est trop mignard, trop fait, trop joli, trop petit ; c’est un enfant Jésus. Tout à fait à gauche, sur le fond, en tournant autour du piédestal, autres soldats. Autres défauts. Ou je me trompe fort, ou la main droite de Caesar est trop petite ; le pied de la femme accroupie sur le devant informe, surtout aux orteils, vilain pied de modèle ; le vêtement des cuisses de César mince et sec comme du papier bleu. Composition de tout point insignifiante. Sujet d’expression, sujet grand, où tout est froid et petit. Tableau sans aucun mérite que le technique… « Mais n’est-il pas harmonieux et d’un pinceau spirituel264 ? »… Je le veux, plus harmonieux même et plus vigoureux que le St Denis. Après. « N’est-ce [114] pas une jolie figure que Caesar ? »… Et oui, bourreau ; et c’est ce dont je me plains… « Cet ajustement265 n’est-il pas riche et bien touché266 ? Cette broderie ne fait-elle pas bien l’or ? Ce vieillard n’est-il pas bien drapé ? Sa tête n’est-elle pas belle ? Celles des soldats interposés, mieux encore ? Celle surtout qui est casquée, d’un esprit infini pour la forme et la touche ; ce piédestal, de bonne forme ? Cette architecture, grande ? Ces femmes sur le devant bien coloriées ? »… Bien coloriées ! mais ne les faudrait-il pas peintes plus fièrement, puisqu’elles sont au premier plan. Voilà les propos des artistes. Intarissables sur le technique qu’on trouve partout ; muets sur l’idéal qu’on ne trouve nulle part. Ils font cas de la chose qu’ils ont ; ils dédaignent celle qui leur manque. Cela est dans l’ordre !... « Eh bien, gens de l’Académie, c’est donc pour vous une belle chose que ce tableau ? »… Très belle ; et pour vous ?… Pour moi, ce n’est rien. C’est un morceau d’enfant. Le prix d’un écolier qui veut aller à Rome267 et qui le mérite.
La tête de Pompée présentée à César ; César au pied de la statue d’Alexandre ; la Leçon de Scilurus à ses enfants, trois morceaux268 à cogner le nez contre, à ces maudits amateurs qui mettent le génie de l’artiste en brassière269. On avait demandé à Boucher la Continence de Scipion ; mais on270 y voulait ceci ; on y voulait cela, et cela encore ; en un mot on emmaillotait si bien mon artiste qu’il a refusé de travailler. Il est excellent à entendre là-dessus. [115]
St Grégoire pape271
Tableau d’environ 9 pieds de haut, sur 5 pieds de large. Pour la sacristie de St-Louis à Versailles.
Supposez, mon ami, devant ce tableau un artiste, et un homme de goût. Le beau tableau ! dira le peintre. La pauvre chose ! dira le littérateur272. Et ils auront raison tous les deux.
Le St Grégoire est l’unique figure. Il est assis dans son fauteuil, vêtu des habits pontificaux ; la tiare sur la tête ; la chasuble sur le surplis. Il a devant lui un bureau soutenu par un ange de bronze. Il y a sur cette table, plume, encre, papier, livres. On le voit de profil. Il a le visage tranquille et tourné vers une gloire qui éclaire l’angle supérieur gauche de la toile. Il y a dans cette gloire dont la lumière tombe sur le saint, quelques têtes de chérubins.
Il est certain que la figure est on ne peut plus naturelle et simple de position et d’expression, cependant un peu fade ; qu’il règne dans cette composition un calme qui plaît ; que cette main droite est bien dessinée, bien de chair, du ton de couleur le plus vrai et sort du tableau ; et que, sans cette chape273 qui est lourde ; sans ce linge qui n’imite pas le linge, sous lequel le vent s’enfournerait inutilement pour le séparer du corps, qui n’a aucuns tons transparents, qui n’est pas soufflé, comme il devrait l’être, et [116] qu’on prendrait facilement pour une étoffe blanche épaisse ; sans tout ce vêtement qui sent un peu le mannequin274, celui qui s’en tient au technique et qui ne s’interroge pas sur le reste, peut être content… Belle tête, belle pâte, beau dessin. Bureau soutenu par un chérubin de bronze bien imité et de bon goût. Tout le tableau bien colorié… « Oui, aussi bien qu’un artiste qui ne connaît pas les glacis. Une figure n’acquiert de la vigueur qu’autant qu’on la reprend, cherchant continûment à l’approcher de nature ; comme font Greuze et Chardin. »… Mais c’est un travail long, et un dessinateur s’y résout difficilement, parce que ce technique nuit à la sévérité du dessin ; raison pour laquelle le dessin, la couleur, et le clair-obscur, vont rarement ensemble. Doyen est coloriste275 ; mais il ignore les grands effets de lumière. Si son morceau avait ce mérite, ce serait un chef-d’œuvre… « Mr l’artiste, laissons là Doyen. Nous en parlerons à son tour. Venons à ce St Grégoire qui ne vous extasie que parce que vous n’avez pas vu un certain St Bruno de Rubens qui est en la possession de Mr Vatelet. Mais moi, je l’ai vu ; et lorsque je regarde cette gloire dont la lumière éclaire le saint, ne puis-je pas vous demander : Que fait cette figure ? Quel est sur cette tête l’effet de la présence divine ? nul. Ne regarde-t-elle pas l’Esprit-Saint, aussi froidement qu’une araignée suspendue à l’angle de son oratoire ? Où est la chaleur d’âme, l’élan, le transport, l’ivresse que l’esprit vivifiant276 doit produire ? » Un autre que moi ajoutera, pourquoi ces habits pontificaux ? Le St père est chez lui, dans son oratoire, tout me l’annonce. Il semble que la convenance du vêtement et du lieu demandait un vêtement domestique. Que sa mitre, sa crosse et sa croix fussent jetées dans un [117] coin. A la bonne heure. Carle Vanloo s’est bien gardé de commettre cette faute dans l’esquisse où le même saint dicte ses homélies à son secrétaire277… Mais le tableau est pour une sacristie… « Mais lorsqu’on portera le tableau dans la sacristie, est-ce que le St entrera tout seul278 ? est-ce que son oratoire restera à la porte ? » Le littérateur aura donc raison de dire, la pauvre chose ; et l’artiste, la belle chose que ce tableau ! Et ils auront donc raison tous les deux.
Le livret annonce d’autres tableaux du même artiste, sous le même n°18. Cependant il n’y en a point. Par hasard, compterait-on parmi les ouvrages du mari, ceux de sa femme.
Lagrenée
Nimium ne crede colori279.
Il me prend envie, mon ami, de vous démontrer que, sans mentir, il est cependant bien rare que nous disions la vérité. Pour cet effet, je prends l’objet le plus simple, un beau buste antique de Socrate, d’Aristide, de Marc-Aurele ou de Trajan, et je place devant ce buste l’abbé Morellet, Marmontel et Naigeon, trois correspondants qui doivent le lendemain vous en écrire leur pensée : vous aurez trois éloges très différents ; auquel vous en tiendrez-vous ? Sera-ce au mot froid de l’abbé280 ? ou à la sentence épigrammatique, à la phrase ingénieuse de l’académicien281 ? ou à la ligne [118] brûlante du jeune homme282 ? autant d’hommes, autant de jugements. Nous sommes tous diversement organisés. Nous n’avons aucun la même dose de sensibilité. Nous nous servons tous à notre manière d’un instrument vicieux en lui-même, l’idiome qui rend toujours trop ou trop peu, et nous adressons les sons de cet instrument à cent auditeurs qui écoutent, entendent, pensent et sentent diversement. La nature nous départit à tous, par l’entremise de sens, une multitude de petits cartons sur lesquels elle a tracé le profil de la vérité. La découpure belle, rigoureuse et juste, serait celle qui suivrait le trait délié dans tous ses points et qui le partagerait en deux. La découpure de l’homme d’un grand sens, et d’un grand goût, en approche le plus. Celle de l’enthousiaste, de l’homme sensible, de l’esprit chaud, prompt, violent, admiratif, laisse beaucoup de marge en dehors du trait ; et la découpure du critique froid, malintentionné, jaloux, blesse le trait. Son ciseau conduit par l’ignorance ou la passion vacille et se porte tantôt trop en dedans, tantôt trop en dehors. Celui de l’envie taille en dedans du profil, une image qui ne ressemble à rien.
Or il ne s’agit pas ici, mon ami, d’un buste, d’une figure, mais d’une scène où il y a quelquefois quatre, cinq, huit, dix, vingt figures ; et vous croyez que mon ciseau suivra rigoureusement le contour délié de toutes ces figures, à d’autres. Cela ne se peut. Dans un moment, l’œil est louche, dans un autre les lames du ciseau sont émoussées, ou la main n’est pas sûre ; et puis jugez d’après cela de la confiance que vous devez à mes découpures ; et que cela soit dit en passant, pour l’acquit de ma conscience, et la consolation de Mr La Grenée.
Commençons par ses quatre tableaux de même grandeur représentant les quatre états, le Peuple, le Clergé, la Robe et l’Épée. Ils ont 4 pieds de haut, sur 2 pieds et demi de large. [119]
L’Épée, ou Bellone présentant à Mars les rênes de ses chevaux283.
Qu’est-ce que cela signifie ? rien, ou pas grand-chose. On voit à gauche un petit Mars de quinze ans, dont le casque rabattu, fort à propos, dérobe la physionomie mesquine. Il est renversé en arrière comme s’il avait peur de Bellone ou de ses chevaux. Il a le bras droit appuyé sur son bouclier, et l’autre porté en avant, vers les rênes qui lui sont présentées. A gauche, une grosse, lourde, massive, ignoble palefrenière284 de Bellone se renverse en sens contraire de Mars ; en sorte que les pieds de ces deux figures prolongées venant à se rencontrer, elles formeraient un grand V consonne. Belle manière de grouper ! N’eût-il pas été mieux de laisser le Mars fièrement debout, et de montrer la déesse violente s’élançant vers lui et lui présentant les rênes. Derrière Bellone sur le fond, deux chevaux de bois qui voudraient hennir, écumer de la bouche, vivre des naseaux, mais qui ne le peuvent, parce qu’ils sont d’un bois bien dur, bien poli, bien raide et bien lisse. Le morceau du reste, surtout le Mars est très vigoureux, et le tout d’une touche plus décidée que de coutume. Mais où est le caractère du dieu des batailles ? Où est celui de Bellone ? Où est la verve ? Comment reconnaître dans ce morveux285, le dieu dont le cri est comme [120] celui de dix mille hommes. Comparez ce tableau avec celui du poète qui dit : Sa tête sortait d’entre les nuées, ses yeux étaient ardents, sa bouche était entrouverte, ses chevaux soufflaient le feu de leurs narines, et le fer de sa lance perçait la nue286. Et cette Bellone, est-ce la déesse horrible qui ne respire que le sang et le carnage ; dont les dieux retiennent les bras retournés sur son dos et chargés de chaînes, qu’elle secoue sans cesse, et qui ne tombent, que quand il plaît au ciel irrité de châtier la terre. Rien n’est plus difficile à imaginer que ces sortes de figures, il faut qu’elles soient de grand caractère ; il faut qu’elles soient belles et cependant qu’elles inspirent l’effroi. Peintres modernes, abandonnez ces symboles à la fureur et au pinceau de Rubens. Il n’y a que la force de son expression et de sa couleur qui puisse les faire supporter287.
La Robe, ou la Justice que l’Innocence désarme et à qui la Prudence applaudit288.
Était-il possible d’imaginer rien de plus pauvre, de plus froid, de plus plat ? Et si l’on n’écrit pas une légende au-dessous du tableau, qui est-ce qui en entendra le sujet. Au centre, la Justice ; si vous voulez, Mr Lagrenée ; car vous ferez de cette tête jeune et gracieuse, tout ce qu’il vous plaira, une Vierge, la patronne de Nanterre289, une nymphe, une bergère, puisqu’il [121] ne s’agit que de donner des noms. On la voit de face. Elle tient de sa main gauche une balance suspendue dont les plats de niveau sont également chargés de lauriers. Un petit génie placé sur la droite, debout et sur le devant, proche d’elle, lui ôte son glaive des mains. A gauche, derrière la Justice, la Prudence étendue à terre, le corps appuyé sur le coude, son miroir à la main, considère les deux autres figures avec satisfaction ; et j’y consens, si elle se connaît en peinture ; car tout y est du plus beau faire ; mais petit de caractère, mesquin, sans jugement, sans idée. Cela parle aux yeux, mais cela ne dit pas le mot à l’esprit, ni au cœur. Si l’on pense, si l’on rêve à quelque chose, c’est à la beauté de la touche, aux draperies, aux têtes, aux pieds, aux mains, et à la froideur, à l’obscurité, à l’ineptie de la composition. Je veux que le diable m’emporte, si je comprends rien à ce génie, à ces lauriers, à cette épée. Maudit maître à écrire290, n’écriras-tu jamais une ligne qui réponde à la beauté de ton écriture.
Le Clergé, ou la Religion qui converse avec la Vérité291.
C’est pis que jamais. Autre logogriphe292 plus froid, plus impertinent, plus obscur encore que les précédents. Ces deux figures rappellent la scène de Panurge et de l’Anglais qui arguaient par signes, en Sorbonne293.
A droite, une petite Religionnette, de treize à quatorze ans, accroupie à terre, voilée, le bras gauche posé sur un livre ouvert et plus grand qu’elle, [122] l’autre bras pendant, et la main sur le genou, l’index de cette main, je crois, dirigé vers le livre. Devant elle, une Vérité, son aînée de quelques années, toute nue, sèche, blafarde, sans tétons, le corps hommasse, le bras et l’index de la main droite dirigés vers le ciel, et ce bras, dont le raccourci n’est pas assez senti, de trois ou quatre ans plus jeune que le reste de la figure ; derrière cette Vérité, un petit génie renversé sur un nuage. Eh bien, mon ami, y avez-vous jamais rien compris ? çà, mettez votre esprit à la torture, et dites-moi le sens qu’il y a là-dedans. Je gage que Lagrenée n’en sait pas là-dessus plus que nous. Et puis, qui s’est jamais avisé de montrer la Religion, la Vérité, la Justice, les êtres les plus vénérables, les êtres du monde les plus anciens, sous des symboles aussi puérils ? De bonne foi, sont-ce là leur caractère, leur expression ? Monsieur Lagrenée, si vous avez pris à tâche d’être bête, absurde, ridicule, vous y avez bien réussi. Si un élève de l’école de Raphael ou des Carraches en avait fait autant, n’en aurait-il pas eu les oreilles tirées d’un demi-pied ; et le maître ne lui aurait-il pas dit, petit bélître294, à qui donneras-tu donc de la grandeur, de la solennité, de la majesté, si tu n’en donnes pas à la Religion, à la Justice, à la Vérité. Mais me répond l’artiste, vous ne savez donc pas que ces vertus sont des dessus-de-porte, pour un receveur général des finances295. Je hausse les épaules, et je me tais, après avoir dit, à Mr de Lagrenée, un petit mot sur le genre allégorique.
Une bonne fois pour toutes, sachez, Mr de La Grenée, qu’en général le symbole est froid et qu’on ne peut lui ôter ce froid insipide, mortel, que par la simplicité, la force, la sublimité de l’idée.
Sachez qu’en général le symbole est obscur, et qu’il n’y a sorte de précautions qu’il ne faille prendre pour être clair.
Voulez-vous quelques exemples du genre allégorique qui soient ingénieux et piquants. Je les prendrai dans le style satirique et plaisant, parce que je m’ennuie d’être triste. [123]
Imaginez un enfant qui vient de souffler une grosse bulle. La bulle vole. L’enfant qui l’a soufflée, tremble, baisse la tête, il craint que la bulle ne l’écrase en tombant sur lui. Cela parle. Cela s’entend. C’est l’emblème du superstitieux296.
Imaginez un autre enfant qui s’enfuit devant un essaim d’abeilles dont il a frappé la ruche du pied et qui le poursuivent. Cela parle et cela s’entend. C’est l’emblème du méchant297.
Imaginez un atelier de sculpteur en bois. Il a le ciseau à la main. Il est devant son atelier. Il a ébauché un ibis dont on commence à discerner le bec et les pattes. Sa femme est prosternée devant l’oiseau informe, et contraint son enfant à fléchir le genou comme elle. Cela parle encore et cela s’entend, sans dire le mot298.
Imaginez un aigle qui cherche à s’élever dans les airs, et qui est arrêté dans son essor par un soliveau299. Ou si vous l’aimez mieux, imaginez, dans un pays où il y aurait une loi absurde qui défendrait d’écrire sur la finance, au bout d’un pont, un charlatan, ayant derrière lui, au bout d’une perche, une pancarte où on lirait : De par le roi et M. le contrôleur général, et devant lui une petite table avec des gobelets entre deux flambeaux ; tandis qu’un grand nombre de spectateurs s’amusent à lui voir faire ses tours ; il souffle les bougies, et au même instant tous les spectateurs mettent leurs mains sur leurs poches300.
Mr de La Grenée, sachez qu’une allégorie commune, quoique neuve, est mauvaise, et qu’une allégorie sublime, n’est bonne qu’une fois. C’est un bon mot usé, dès qu’il est redit. [124]
Le Tiers État, ou l’Agriculture et le Commerce qui amènent l’Abondance301.
Au centre, sur le fond, Mercure, le bras gauche jeté sur les épaules de l’Abondance, l’autre bras tourné vers la même figure, dans la position et l’action d’un protecteur qui la présente à l’Agriculture. Mercure tient son caducée de la main gauche ; il a aux deux côtés de sa tête deux ailes éployées, d’assez mauvais goût302. L’Abondance, sa corne sous son bras gauche, s’avance vers l’Agriculture. Il tombe de cette corne tous les signes de la richesse. A gauche du tableau, l’Agriculture, la tête couronnée d’épis, offre ses bras ouverts à Mercure et à sa compagne. Derrière l’Agriculture, c’est un enfant vu par le dos et chargé d’une gerbe qu’il emporte. Traduisons cette composition. Voilà le Commerce qui présente l’Abondance à l’Agriculture. Quel galimatias303 ! Ce même galimatias pourrait tout aussi bien être rendu par l’Abondance qui présenterait le Commerce à l’Agriculture, ou par l’Agriculture qui présenterait le Commerce à l’Abondance ; en un mot en autant de façons qu’il y a de manières de combiner trois figures. Quelle pauvreté ! quelle misère ! Attendez-vous, mon ami, à la répétition fréquente de cette exclamation ! Du reste, tableau peint à merveille. L’Agriculture est une figure charmante ; mais tout à fait charmante, et par la grâce de son contour et par l’effet de la demi-teinte304. Tout le monde accourt. On admire. Mais personne ne se demande, qu’est-ce que cela signifie. Ces [125] quatre morceaux, sont d’un pinceau moelleux ; celui de la Religion et de la Vérité est seulement, je ne puis pas dire sale, mais bien un peu gris.
Le Chaste Joseph305.
Petit tableau.
On voit à gauche la femme adultère, toute nue, assise sur le bord de sa couche ; elle est belle, très belle de visage et de toute sa personne, belles formes, belle peau, belles cuisses, belle gorge, belles chairs, beaux bras, beaux pieds, belles mains, de la jeunesse, de la fraîcheur, de la noblesse ; je ne sais, pour moi, ce qu’il fallait au fils de Jacob. Je n’en aurais pas demandé davantage, et je me suis quelquefois contenté de moins. Il est vrai que je n’ai pas l’honneur d’être le fils d’un patriarche. Joseph se sauve ; il détourne ses regards des charmes qu’on lui offre. Non, c’est l’expression qu’il devrait avoir et qu’il n’a point. Il a horreur du crime qu’on lui propose. Non, on ne sait ce qu’il sent. Il ne sent rien. La femme le retient par le haut de son vêtement. L’effort a déshabillé ce côté de sa poitrine, et le dos de la main de la femme touche à son sein. Cela est bien cela. C’est une idée voluptueuse. Mr de La Grenée, qui est-ce qui vous l’a suggérée ? Rien à dire ni pour la couleur, ni pour le dessin, ni pour le faire. Seulement la tête de cette femme est un peu découpée306. L’œil droit va lui tomber de son orbite. La partie qui attache en devant son bras gauche au tronc ou la distance de la clavicule au dessous de l’aisselle prend trop d’espace ; le bras ne se sépare pas assez là. Malgré ces petits défauts, cela est beau, très beau. [126] Mais le Joseph est un sot ; mais la femme est froide, sans passion, sans chaleur d’âme, sans feu dans ses regards, sans désir sur ses lèvres ; c’est un guet-apens qu’elle va commettre. Mon ami, tu es plein de grâces, tu peins, tu dessines à merveille ; mais tu n’as ni imagination ni esprit. Tu sais étudier la nature, mais tu ignores le cœur humain. Sans l’excellence de ton faire, tu serais au dernier rang. Encore y aurait-il bien à dire, sur ce faire. Il est gras, empâté, séduisant ; mais en sortira-t-il jamais une vérité forte ? un effet qui réponde à celui du pinceau de Rubens, de Vandick ? Fait-on de la chair vivante, animée, sans glacis307 et sans transparents ? Je l’ignore et je le demande.
La Chaste Suzanne308.
Petit tableau. Pendant du précédent.
Je ne sais, mon ami, si je ne vais pas me répéter, et si ce qui suit ne se trouve pas déjà dans un de mes Salons précédents309.
Un peintre italien avait imaginé ce sujet d’une manière très ingénieuse310. Il avait placé les deux vieillards à droite, sur le fond. La Suzanne était debout sur le devant. Pour se dérober aux regards des vieillards, elle avait porté toute sa draperie de leur côté, et restait exposée toute nue aux yeux du spectateur du tableau. Cette action de la Suzanne était si naturelle, qu’on ne s’apercevait que de réflexion, de l’intention du peintre311, et de [127] l’indécence de la figure ; si toutefois il y avait indécence. Une scène représentée sur la toile, ou sur les planches, ne suppose point de témoins312. Une femme nue n’est point indécente. C’est une femme troussée313 qui l’est. Supposez devant vous la Venus de Medicis314, et dites-moi si sa nudité vous offensera. Mais chaussez les pieds de cette Venus de deux petites mules brodées. Attachez sur son genou avec des jarretières couleur de rose un bas blanc bien tiré. Ajustez sur sa tête un bout de cornette, et vous sentirez fortement la différence du décent et de l’indécent. C’est la différence d’une femme qu’on voit315 et d’une femme qui se montre. Je crois vous avoir déjà dit tout cela. Mais n’importe.
Dans la composition de Lagrenée, les vieillards sont à gauche debout, bien beaux, bien coloriés, bien drapés, bien froids.
Tout le monde connaît ici cette belle comtesse de Sabran qui a captivé si longtemps Philippe d’Orléans, régent316. Elle avait dissipé une fortune immense ; et il y eut un temps où elle n’avait plus rien et devait à toute la terre, à son boucher, à son boulanger, à ses femmes, à ses valets, à sa couturière, à son cordonnier. Celui-ci vint un jour essayer d’en tirer quelque chose. Mon enfant, lui dit la comtesse ; il y a longtemps que je te dois, je le sais. Mais comment veux-tu que je fasse. Je suis sans le sol. Je suis toute nue et si pauvre qu’on me voit le cul ; et tout en parlant ainsi, elle troussait ses cotillons, et montrait son derrière à son cordonnier qui touché, attendri, disait en s’en allant, ma foi, cela est vrai. Le cordonnier pleurait d’un côté. Les femmes de la comtesse riaient de l’autre. C’est que la comtesse, indécente pour ses femmes, était décente, intéressante, pathétique même pour son cordonnier. [128]
Mais ce n’est pas là ce que je voulais dire… Et que vouliez-vous donc dire ?… Une autre sottise. On en dit tant, sans le savoir, qu’il faut bien avoir quelquefois la conscience de quelques-unes. Je voulais dire que dans un âge avancé la comtesse était forcée d’accepter le souper qu’on lui offrait. Elle fut invitée par le commissaire Le Comte. Elle se rendit à l’heure. Le commissaire, qui était poli, descendit pour recevoir la belle, pauvre et vieille comtesse. Elle était accompagnée d’un cavalier qui lui donna la main. Ils montent. Le commissaire les suit. La comtesse lui exposait en montant une jolie jambe, et au-dessus de cette jambe une croupe si rebondie, si bien dessinée par ses jupons, si intéressante que le commissaire succombant à la tentation, glisse doucement une main et l’applique sur cette croupe. La comtesse, grande logicienne, se retourne sans s’émouvoir, porte sa main sur le commissaire, à l’endroit où elle espérait reconnaître la cause de son insolence, et son excuse ; mais ne l’y trouvant point, elle lui détache un bon soufflet. Eh bien, mon ami, voilà comment la Suzanne de Lagrenée en aurait usé avec les vieillards, si elle avait eu la même dialectique. Je ne sais ce qu’ils lui disent ; mais je suis sûr qu’elle les aurait fort embarrassés, si elle leur eût adressé le propos d’une de nos femmes à un homme qui la reconduisait dans son équipage, et qui lui tenait, chemin faisant, un discours dont le ton ne lui paraissait pas proportionné à la chose. Monsieur, prenez-y garde. Je vais me rendre. Les vieillards sont donc froids et mauvais. Pour la Suzanne, elle est belle et très belle. Elle ne manque pas d’expression. Elle se couvre. Elle a les regards tournés vers le ciel. Elle l’appelle à son secours. Mais sa douleur et son effroi contrastent si bizarrement avec la tranquillité des vieillards que, si le sujet n’était pas connu, on aurait peine à le deviner. On prendrait tout au plus ces deux personnages pour deux parents de cette femme à qui ils sont venus indiscrètement annoncer une fâcheuse nouvelle. Du reste toujours le plus beau faire, et toujours mal employé. C’est une belle main qui [129] trace des choses insignifiantes, dans les plus beaux caractères ; un bel exemple de Rossignol ou de Roallet317.
Vous voyez, mon ami, que je deviens ordurier, comme tous les vieillards318. Il vient un temps où la liberté du ton ne pouvant plus rendre les mœurs suspectes, nous ne balançons pas à préférer l’expression cynique qui est toujours la plus simple. C’est du moins la raison que je rendais à des femmes de la grossièreté prétendue avec laquelle elles accusaient les premiers chapitres de la Défense de mon oncle, d’être écrits319. Une d’entre elles que vous connaissez bien, satisfaite ou non de ma raison, me dit, Mr n’insistez pas là-dessus davantage, car vous me feriez croire que j’ai toujours été vieille. C’est celle qui fait tous les matins son oraison dans Montagne320 et qui a appris de lui, bien ou mal à propos, à voir plus de malhonnêteté dans les choses que dans les mots.
L’Amour rémouleur321.
Tableau de 14 pouces de large, sur 11 pouces de haut.
Composition qui demandait de la finesse, de l’esprit, de la grâce, de la gentillesse, en un mot tout ce qui peut faire valoir ces bagatelles. Eh bien, elle est lourde et maussade. La scène se passe au-devant d’un paysage. Ah quel paysage ! Il est pesant ; les arbres comme on les voit aux dessus-de-porte du pont Notre-Dame322 ; nul air entre leurs troncs et leurs branches ; nulle légèreté ; nulle touche aux feuilles ; elles sont si fortement collées les unes aux autres, que le plus violent ouragan n’en enlèverait pas une. A droite, un Amour accroupi devant la meule et l’arrosant avec de l’eau qu’il [130] puise avec le creux de sa main, dans une terrine placée devant lui. Ensuite sur le même plan l’Amour rémouleur couché sur le ventre sur ce bâti de bois que les ouvriers appellent la planche, et aiguisant une de ses flèches. A côté, au-dessous de lui, sur le devant, un troisième Amour tourneur de roue, les mains appliquées à la manivelle.
Cela est infiniment moins vrai, moins intéressant, moins en mouvement que la même scène, si elle se passait dans la boutique d’un coutelier, par ses bambins, un jour de dimanche, dans l’absence du père et de la mère323. Je verrais la boutique, la forge, les soufflets, les meules, les poulies suspendues, les marteaux, les tenailles, les limes avec tous les autres outils. Je verrais un des enfants qui ferait le guet à la porte. J’en verrais un autre monté sur un escabel qui aurait mis le feu à la forge et qui martellerait sur l’enclume ; d’autres qui limeraient à l’étau, et tous ces petits bélîtres324 ébouriffés, guenilleux, me plairaient infiniment plus que ces gros Amours, froids, plats, joufflus et nus. Mais celui qui a fait le premier de ces tableaux n’aurait jamais fait le second. Il faut un tout autre talent. Ma composition serait pleine de vie, de variété et de ce que les artistes appellent ragoût325. La sienne n’en a pas une miette. Mauvais tableau. Et voilà l’effet de tous ces sujets allégoriques empruntés de la mythologie païenne. Les peintres se jettent dans cette mythologie, ils perdent le goût des événements naturels de la vie ; et il ne sort plus de leurs pinceaux que des scènes indécentes, folles, extravagantes, idéales, ou tout au moins vides d’intérêt. Car que m’importe toutes les aventures malhonnêtes de Jupiter, de Vénus, d’Hercule, d’Hébé, de Ganymède et des autres divinités de la fable. Est-ce qu’un trait comique pris dans nos mœurs, est-ce qu’un trait pathétique pris dans notre histoire ne m’attachera pas tout autrement... J’en conviens, dites-vous. [131] Pourquoi donc, ajoutez-vous, l’art se tourne-t-il si rarement de ce côté... Il y en a bien des raisons, mon ami. La première, c’est que les sujets réels sont infiniment plus difficiles à traiter, et qu’ils exigent un goût326 étonnant de vérité ; la seconde, c’est que les jeunes élèves préfèrent et doivent préférer les scènes où ils peuvent transporter les figures d’après lesquelles ils ont fait leurs premières études. La troisième, c’est que le nu est si beau dans la peinture et dans la sculpture et que le nu n’est pas dans notre costume. La quatrième, c’est que rien n’est si mesquin327, si pauvre, si maussade328, si ingrat que nos vêtements. La cinquième, c’est que ces natures mythologiques, fabuleuses, sont plus grandes et plus belles, ou pour mieux dire plus voisines des règles conventionnelles du dessin. Mais une chose qui me surprendrait, si nous n’étions pas des pelotons de contradictions, c’est qu’on accorde aux peintres une licence qu’on refuse aux poètes. Greuze exposera demain sur la toile, la mort de Henri IV, il montrera le jacobin qui enfonce le couteau dans le ventre à Henry trois329 ; et cela sans qu’on s’en formalise, et qu’on ne permettra pas au poète de rien mettre de semblable en scène330.
Jupiter et Junon sur le mont Ida, endormis par Morphée331.
Tableau de 3 pieds 9 pouces de haut, sur 3 pieds de large.
A droite, c’est un Morphée très agréablement posé sur des nuées ; [132] il déploie deux grandes ailes de chauve-souris à désespérer notre ami Mr Le Romain qui a pris les ailes en aversion332. Jupiter est assis. Morphée le touche de ses pavots333, et sa tête tombe en devant. Mais qu’est-ce que ces nuées lanugineuses334 qui le ceignent ? Sa chair est d’un jeune homme et son caractère d’un vieillard. Sa tête est d’un silène, petite, courte, enluminée335. Les artistes diront bien peinte, mais laissez-les dire. La couronne chancelle sur cette tête. Junon, sur le devant, à droite, a la main droite posée sur celle de Jupiter assoupi ; le bras gauche étendu sur ses propres cuisses, et la tête appuyée contre la poitrine de son époux. Le bras gauche de Jupiter est passé sur les reins de sa femme, et son bras droit est porté sur des nuées vraiment assez solides pour le soutenir. Quoi, c’est là cette tête majestueuse, cette fière Junon ? Vous vous moquez, Mr de La Grenée. Je la connais. Je l’ai vue cent fois chez le vieux poète. La vôtre, c’est une Hebé, c’est une vestale, c’est une Iphigenie, c’est tout ce qu’il vous plaira. Mais dites-moi s’il y a du sens à l’avoir vêtue et si modestement vêtue. Vous ne savez donc pas ce qu’elle est venue faire là ? Elle devait être nue, toute nue, vous dis-je ; sans autre ornement que la ceinture de Vénus qu’elle emprunta ce jour qu’elle avait le dessein intéressé de plaire à son époux. (Bonne leçon pour vous, époux de Paris, époux de tous les lieux du monde. Méfiez-vous de vos femmes, lorsqu’elles prendront la peine de se parer pour vous : gare la requête qui suivra.) Et vous appelez cela la jouissance du souverain des dieux, et de la première des déesses ! Et ce Jupiter-là, c’est celui qui ébranle l’Olimpe du mouvement de ses noirs sourcils ? est-ce que Morphee ne pouvait être mieux désigné que par ses ailes de nuit ? Et le lieu de la scène, où est le merveilleux et le sauvage ? où sont ces fleurs qui sortirent subitement [133] du sein de la terre, pour former un lit à la déesse, un lit voluptueux au milieu des frimas, de la glace et des torrents ? où est ce nuage d’or d’où tombaient des gouttes argentées, qui descendit sur eux et qui les enveloppa. Vous allez me faire relire l’endroit d’Homere et vous n’y gagnerez pas.
« Le dieu qui rassemble les nuages dit à son épouse ; rassurez-vous. Un nuage d’or va vous envelopper ; et le rayon le plus perçant de l’astre du jour ne vous atteindra pas. A l’instant, il336 jeta ses bras sacrés autour d’elle. La terre s’entrouvrit et se hâta de produire des fleurs. On vit descendre au-dessus de leurs têtes le nuage d’or, d’où s’échappaient des gouttes d’une rosée étincelante. Le père des hommes et des dieux enchaîné par l’Amour et vaincu par le Sommeil s’endormait ainsi sur la cime escarpée de l’Ida ; et Morphee s’en allait à tire-d’aile vers les vaisseaux des Grecs, annoncer à Neptune qui ceint la terre, que Jupiter sommeillait337. »
Le moment que l’artiste a choisi est donc celui où l’Amour et le Sommeil ont disposé de Jupiter, et je demande si l’on aperçoit dans toute sa composition le moindre vestige de cet instant d’ivresse et de volupté. O Vénus, c’est en vain que tu as prêté ta ceinture à Junon ; cet artiste la lui a bien arrachée. Je vois une jouissance dans le poète. Je ne vois ici qu’une jeune fille qui repose ou qui fait semblant de reposer sur le sein de son père... Et le faire ? oh toujours très beau ; les étoffes ici sont même plus rompues338, moins entières que dans ses autres compositions. Et cette tête de Jupiter dont j’ai très mal parlé ? Vraiment bien peinte ; c’est un Jupiter bien colorié, bien vigoureux, bien chaud, barbe bien faite, ho pour cela, bien empâté339. Mais son grand front, mais ces cheveux qui se mirent une fois à flotter sur la tête du dieu ; mais ces os saillants et larges de l’orbite qui renfermaient ses grandes paupières et ses grands yeux noirs ; mais ces joues larges et tranquilles ; mais l’ensemble majestueux et imposant de son visage, où est-il ? Dans le poète340. [134]
Mercure, Hersé, et Aglaure jalouse de sa sœur341.
Tableau de 2 pieds 2 pouces de large, sur 1 pied, 9 pouces de haut.
Hersé, à gauche, est assise. Elle a sa jambe droite étendue et posée sur le genou gauche de Mercure. On la voit de profil. Mercure, vu de face est assis devant elle, un peu plus bas et un peu plus sur le fond. Tout à fait vers la droite, Aglaure écartant un rideau, regarde d’un œil colère et jaloux le bonheur de sa sœur. Les artistes vous diront peut-être que les figures principales sont lourdes de dessin et de couleur, et sans passages de teintes. Je ne sais s’ils ont raison ; mais après m’être rappelé la nature, je me suis écrié en dépit d’eux et de leur jugement : Ô les belles chairs, les beaux pieds, les beaux bras, les belles mains, la belle peau ; la vie et l’incarnat du sang transpirent à travers ; je suis sous cette enveloppe délicate et sensible le cours imperceptible et bleuâtre des veines et des artères. Je parle d’Hersé, et de Mercure. Les chairs de l’art luttent contre les chairs de nature. Approchez votre main de la toile, et vous verrez que l’imitation est aussi forte que la réalité, et qu’elle l’emporte sur elle par la beauté des formes. On ne se lasse point de parcourir le cou, les bras, la gorge, les pieds, les mains, la tête d’Hersé. J’y porte mes lèvres, et je couvre de baisers, tous ces charmes. Ô Mercure, que fais-tu ? qu’attends-tu342 ? Tu laisses reposer cette cuisse sur la tienne, et tu ne t’en saisis pas, et tu ne la dévores pas ? et tu ne vois pas l’ivresse d’amour qui s’empare de cette jeune innocente, et tu n’ajoutes pas au désordre de son âme et de ses sens, le désordre de ses vêtements ; et tu ne t’élances pas sur elle. Dieu des filous343 !... aux traits de la passion, se joignent [135] sur le visage d’Hersé, la candeur, l’ingénuité, la douceur et la simplicité. La tête de Mercure est passionnée, attentive, fine, avec des vestiges bien marqués du caractère perfide et libertin du dieu. La chaleur point à travers les pores de ces deux figures. Oui, messieurs de l’Académie, je persiste ; c’est, à mon sens et au sentiment de Le Moine344, le plus beau faire imaginable. Je sentais toutes ces choses et j’en étais transporté, lorsque m’étant un peu éloigné du tableau, je poussai un cri de douleur, comme si j’avais été heurté d’un coup violent. C’était une incorrection, mais une si cruelle incorrection de dessin que j’éprouvai une peine mortelle de voir une des meilleures compositions du Salon gâtée par un défaut énorme. Cette jambe d’Hersé à l’extrémité de laquelle il y a un si beau pied, cette jambe étendue et posée sur le genou, sur ce si beau, si précieux genou de Mercure, est de quatre grands doigts trop longue ; en sorte que laissant ce beau pied à sa place, et raccourcissant cette jambe de son excès, il s’en manquerait beaucoup, mais beaucoup qu’elle ne tînt au corps ; défaut qui en a entraîné un autre, c’est qu’en la suivant sous la draperie, on ne sait où la rapporter. Certainement, si Mercure n’a besoin que d’une cuisse, il peut emporter celle-ci sous son bras, sans qu’Hersé puisse s’en douter. Le Mercure est très savant des bras, du cou, de la poitrine, des flancs, mais on sent qu’il a été dessiné d’après la statue de Pigalle. Le peintre lui a planté encore ici deux ailes à la tête qui ne font pas mieux qu’ailleurs. J’ai pensé ne vous rien dire d’Aglaure. C’est qu’elle est froide, plate, mesquine, raide de position, faible de couleur, nulle d’expression. Si vous pouvez pardonner à cet ouvrage ce petit nombre de défauts, couvrez-le d’or sur la parole de Le Moine. La draperie d’Aglaure est large, simple et juste. Elle dérobe en partie des jambes et des cuisses qu’on aurait grand plaisir à voir. Ce [136] rideau du fond, si je m’en souviens bien, fait assez mal, et n’imite pas trop l’étoffe de soie. Je ne sais où l’artiste a pris l’expression niaise d’Hersé ; elle n’est point du tout commune ; mais il la répétera tant dans ses compositions futures qu’elle le deviendra.
Persée, après avoir délivré Andromède.
A droite, dans des nuages, le cheval Pégase qui s’en retourne. Ces nuages qui partent de l’angle supérieur droit de la scène et du fond, s’étendent en serpentant, et descendent jusqu’à l’angle inférieur gauche où ils se boursouflent à terre en s’épaississant. Qu’est-ce que cela signifie ? A quel propos cette longue et lourde traînée nébuleuse ? Est-ce Pégase qui l’a laissée après lui ? Tout à fait à droite et sur le devant, au milieu des eaux, le rocher auquel Andromède était attachée. Au pied de ce rocher, en allant vers la gauche, un plat monstre d’un vert sale, fait et peint à la manufacture de Nevers345, la gueule béante, la tête retournée, et regardant la proie qui lui est ravie. Puis un espace de mer ou d’eaux, ternes, mates et compactes qui s’étendent autour du rocher, vers le fond, et sur la gauche. Au-dessus de ces eaux, au-dessous de Pégase, sur la traînée nébuleuse, un petit Amour tenant le bout d’une guirlande de fleurs ; fort au-dessous de cet Amour, plus sur le devant et vers la gauche, Persée, un pied sur le rivage, l’autre dans l’eau, emportant entre ses bras Andromède et l’emportant sans passion, sans chaleur, sans effort, quoiqu’il soit ou doive être amoureux, et que son Andromède bien potelée, bien grasse, bien nourrie, n’ayant rien perdu ni de ses chairs ni de son embonpoint dans sa chaîne et sur son rocher, soit très lourde et très pesante. Nul désordre qui marque la conquête. Pas le moindre trait de conformité avec un rapt après un combat. C’est un homme [137] vigoureux qui aide une femme à traverser un ruisseau. Cette Andromede nue est blanche et froide comme le marbre. A son expression, et à sa longue chevelure blonde, lisse et séparée sur le milieu de son front, c’est une Madeleine qu’il en fera, quand il voudra. Ce peintre n’a que deux ou trois têtes qui roulent dans la sienne et qu’il fourre partout. Sur le rivage, à quelque distance du groupe d’Andromède et de Persée, un second Amour tient l’autre extrémité de la guirlande de fleurs qui va serpentant par-derrière les deux amants ; en sorte qu’il semble que le projet des deux Amours soit de les enlacer. Quand je me représente ce monstre de faïence, et cette grosse, épaisse fumée qui coupe la scène en diagonale et qui s’arrondit à terre en ballons sous les pieds d’Andromède, je ne saurais m’empêcher d’en rire. Entre cet Amour et le groupe d’Andromède et de Persée, tout à fait sur le devant, il y a un petit Amour couché à terre, appuyé contre le casque et l’épée de Persée, et regardant tranquillement l’enlèvement. Tout à fait à gauche et sur le fond, la scène se termine par des arbres. Persée a encore un pied dans l’eau ; à peine est-il vainqueur du monstre, pourquoi donc son épée et son casque sont-ils à terre ? Est-ce ce petit Amour qui l’en a débarrassé ? Rien ne le dit ; et c’est une idée bien tirée par les cheveux. Il faudrait que cela fût évident, pour n’être pas absurde, ridicule. J’ai vraiment l’âme chagrine de voir un si beau faire, un moyen aussi rare, aussi précieux, si propre à de grands effets, et réduit à rien. Le meilleur emploi que cet homme pourrait faire de son talent, ce serait de peindre des têtes, en petit nombre, beaucoup de bras, de pieds et de mains, pour servir d’études aux élèves. [138]
Retour d’Ulysse et de Telemaque auprès de Penelope
Tableau de 2 pieds 3 pouces de large, sur 1 pied, 10 pouces de haut.
Si j’entreprends jamais le traité de l’art de ramper en peinture, le bel exemple d’insipidité et de contresens.
A droite, sur le fond, porté sur des nuées et renversé en arrière, un bout de Mercure. Ulysse tout nu sur le devant, se présentant à Pénélope assise au-dessus d’une estrade à laquelle on monte par quelques degrés. Il tend la main à Pénélope, et il reçoit la sienne. Sur le fond Télémaque à deux genoux devant sa mère.
De cet Ulysse si fin, si rusé, d’un caractère si connu, et dans un instant dont l’expression est si déterminée, savez-vous ce qu’il en fait ? Un rustre, ignoble, sot et niais. Mettez-lui une coquille à la main, et jetez-lui une peau de mouton sur les épaules, et vous aurez un saint Jean prêt à baptiser le Christ. Et pourquoi ce personnage est-il nu ? Je ne sais ce que Pénélope lui tracasse dans la main.
Ce Télémaque n’a pas quatre ans de moins que sa mère ; et puis, il est froid, plat, sans caractère, sans expression, sans grâce, sans noblesse, sans aucun mouvement. Et cela, c’est un fils qui revoit sa mère. C’est un enfant de bois ; il ignore le sentiment de la nature. Il n’a ni âme ni entrailles.
Pénélope vue de profil regarde au loin et montre du doigt quelque chose. Elle ne voit ni son fils ni son époux.
Et voilà ce qu’on appelle l’entrevue de trois personnes liées par les rapports les plus doux, les plus violents, les plus sacrés de la vie. C’est là un père ! c’est là un fils ! c’est là une mère ! Un fils qui a couru les plus grands [139] périls pour retrouver son père ! un père qui, après avoir exposé cent fois sa vie pendant la durée d’une guerre longue et cruelle, a été poursuivi sur les mers et sur les terres, par la colère des dieux qui s’étaient plu à mettre sa constance à toutes les épreuves possibles ; une mère, une épouse qui croyait avoir perdu son fils et son époux, et qui avait souffert, pendant leur absence, toutes les insolences d’une multitude de princes voisins. Est-ce que cette femme ne devait pas se trouver mal entre les bras de son fils et de son époux ? Est-ce que cet époux la soutenant ne devait pas me montrer la tendresse, l’intérêt, la joie dans toute leur énergie ? Est-ce que cet enfant ne devait pas tenir une des mains de sa mère, la dévorer et l’arroser de larmes ? Ce tableau, mon ami, est le sceau de la bêtise de Lagrenée, sceau que rien ne rompra jamais. Trompé par le charme de son pinceau, et par son succès dans de petits sujets tranquilles où l’imagination est secourue par cent modèles supérieurs, j’avais dit de lui, Magnae spes altera Romae346 ; je me rétracte. Que les artistes se prosternent, tant qu’ils voudront, devant son chevalet ; pour nous qui exigeons qu’une scène aussi intéressante s’adresse à notre cœur, qu’elle nous émeuve, qu’elle fasse couler nos larmes nous cracherons sur la toile… « Quoi, sur cette Peneloppe ? Sur cette figure, la plus belle peut-être qu’il y ait au Salon ? Voyez donc ce beau caractère de tête, cette noblesse ; cette belle draperie, ces beaux plis, voyez donc »… Je vois qu’en effaçant ces deux plates figures qui sont à côté d’elle ; l’asseyant sur un trépied, j’aurai d’expression, d’attitude, d’action, d’ajustement une sublime sibylle. Je vois qu’en laissant à côté d’elle, ces deux figures, mais leur donnant l’attention et le caractère qui convient au moment, vous en ferez une pythie qu’ils auront interrogée et qui leur montre du doigt [140] dans le lointain les bonnes ou mauvaises aventures qui les attendent. J’aimerais encore mieux ce sujet travesti en ridicule, à la manière flamande ; Ulysse vieux bonhomme, de retour de la campagne, en chapeau pointu sur la tête, l’épée pendue à sa boutonnière, et l’escopette accrochée sur l’épaule, Telemaque avec le tablier de garçon brasseur, et Peneloppe dans une taverne à bière, que cette froide, impertinente et absurde dignité.
Renaud et Armide347.
Petit tableau.
A gauche du tableau ou à droite du spectateur, un bout de paysage, des arbres bien verts, d’un vert bien égal, bien lourds, bien épais, on ne saurait plus mal touchés. Au pied de ces vilains arbres, un bout de roche. Sur ce bout de roche un riche coussin. Sur ce riche coussin Armide assise. Elle est triste et pensive. Elle a pressenti l’inconstance de Renaud. Un de ses bras tombe mollement sur le coussin ; l’autre est jeté sur les épaules de Renaud. Sa tête est penchée sur celle du guerrier volage. On ne la voit que de profil. Renaud est à ses genoux. On le voit de face. Sa main gauche va chercher celle d’Armide. Sa main droite s’approchant de sa poitrine, est dans la position d’un homme qui fait un serment Ses yeux sont attachés sur les yeux d’Armide. La terre autour d’eux est jonchée de roses, de jonquilles, de fleurs qui naissent et qui s’épanouissent. J’aurais mieux aimé [141] qu’elles fussent inclinées sur leur tige et commençassent à se faner. Greuze n’y aurait pas manqué. On voit aux pieds de Renaud plus vers la gauche, un jeune Amour debout, son carquois sur le dos, ses ailes déployées, son bandeau relevé, montrant à un de ses frères étendu à terre et désolé, la passion de Renaud pour Armide. Tout à fait à gauche sur le fond deux autres Amours occupés, l’un debout à soutenir le bouclier de Renaud ; l’autre juché sur un arbre, à le suspendre à des branches. Puis un autre bout de paysage, des arbres aussi monotones, aussi lourds, aussi compacts que ceux de la droite. Au-delà de ces arbres, un peu dans le lointain, une portion du palais d’Armide. J’enrage mon ami. Je crois que si ce maudit Lagrenée était là, je le battrais. Et chienne de bête, si tu n’as point d’idées que n’en vas-tu chercher chez ceux qui en ont, qui t’aiment, qui estiment ton talent et qui t’en souffleraient. Je sais bien qu’en peinture, ainsi qu’en littérature on ne tire pas grand parti d’une idée d’emprunt ; mais cela vaut encore mieux que rien. Froide, mauvaise, insignifiante composition. Renaud gros valet, joufflu, rebondi, sans grâce, sans finesse, sans expression que celle de ces drôles, de ces gros réjouis, qui rient par éclats, qui font tenir à nos fillettes les côtés de rire et qui les croquent tout en riant. Armide, à l’avenant. Terrasse froide et dure, d’un vert tranchant qui blesse la vue. Arbres et paysage détestables. Scène insipide d’opéra. C’est Pillot et Mlle Dubois. Ni esprit, ni dignité, ni passion, ni poésie, ni mensonge, ni vérité. Çà, maître Lagrenée, car je ne t’appellerai jamais autrement, place-toi devant ton propre ouvrage, et dis-moi ce que tu en penses. Est-ce là ce fier, ce terrible Renaud, cet Achille de l’armée de Godefroid, [142] ce charmant et volage guerrier du Tasse ? Est-ce là cette enchanteresse qui traversant le camp des chrétiens, y sème l’amour et la jalousie, et divise toute une armée. Homme de glace, artiste de marbre, c’est entre tes mains que la magicienne a bien perdu sa baguette. Comme elle est sage ! Comme elle est modeste ! Comme elle est bien enveloppée ! Maître Lagrenée, mais vous n’avez donc pas la moindre idée de la coquetterie, des artifices d’une femme perfide qui cherche à tromper, à séduire, à retenir, à réchauffer un amant ; vous n’avez donc jamais vu couler ces larmes de crocodile... Eh si bien moi ! Combien de fois une de ces larmes arrachées de l’œil à force de le frotter, m’en ont fait répandre de vraies, éteignirent les transports de la colère la mieux méritée, et me renchaînèrent sous des liens que je détestais. Que vous peignez mal, monsieur Lagrenée ; mais que vous êtes heureux d’ignorer tout cela. Mon ami, faites des petits saints Jean, des enfants Jésus et des Vierges ; mais croyez-moi, laissez là les Renaud, les Armide, les Médor, les Angélique et les Roland.
La Poésie et la Philosophie348
Deux petits pendants.
Ces deux petits tableaux m’appartiennent, et l’on prétend qu’ils sont très jolis. C’est aussi mon avis. [143]
L’un montre une femme couronnée de laurier, la tête et les regards tournés vers le ciel ; dans un accès de verve.
A sa droite un bout du cheval Pégase assez mal touché.
L’autre représente une femme sérieuse, pensive, en méditation, le coude posé sur un bureau, et la tête appuyée sur sa main.
Puisqu’il n’y a qu’un jugement sur ces deux morceaux, et qu’ils sont à moi, il serait dans l’ordre que j’en ignorasse ou que j’en celasse les défauts. Mais dans les arts, comme en amour, un bonheur qui n’est fondé que sur l’illusion ne saurait durer. Mes amis, faites comme moi. Voyez votre maîtresse, telle qu’elle est. Voyez vos statues, vos tableaux, vos amis, tels qu’ils sont. Et s’ils vous ont enchanté le premier jour, le charme durera. Je me souviens qu’une femme qui doutait un peu de la bonté de mes yeux me demanda son portrait que j’entamai sur-le-champ et qu’elle n’eut pas le courage de me laisser finir ; elle me ferma la bouche avec une de ses mains. Cependant je l’aimais bien. Mes deux petits tableaux sont bien coloriés, surtout la Philosophie. Ils ne manquent pas d’expression, surtout la Philosophie dont les accessoires, les livres, le bureau et le reste sont encore précieusement finis. Mais le bras droit de la Poésie dont la main gauche est très belle... — Eh bien, ce bras droit ? — A quelque incorrection qui me blesse ; et ceux de la Philosophie sont d’une servante. Et puis les deux figures, surtout celle-ci, ont un caractère domestique et commun qui ne convient guère à des natures idéales, abstraites, symboliques qui devraient être grandes, exagérées et d’un autre monde. Une femme qui compose, n’est pas la Poésie ; une femme qui médite, n’est pas la Philosophie. Outre l’action propre à l’état, il y a la physionomie… « Et ils vous plairont toujours ces petits tableaux ?… Je le crois… « Et cette amie qui vous ferma la bouche, vous plaît-elle encore ? »… Plus que jamais. [144]
Une baigneuse349.
Petit tableau.
Sur le fond, un froid, lourd, et vilain paysage, collé. Les enlumineuses du bas de la rue Saint-Jacques, à six liards la feuille, ne font ni mieux ni plus mal. A droite, sur le fond, un Amour monotone, non aveugle, mais les yeux pochés, plat, de bois, découpé. A gauche, la baigneuse assise. Elle est sortie de l’eau. Elle s’essuie. Comment une semblable figure peut-elle intéresser ? Par la beauté des formes, par la volupté de la position, par les charmes de toute la personne. Et c’est une grosse, grasse créature, sans élégance, sans attraits, lourde, épaisse ; et puis sur ses épaules, la répétition de la tête de la Suzanne et de la Madeleine du dernier Salon. Elle est ceinte d’un gros linge. Elle a les jambes croisées, et au bout de ces jambes, deux pieds rouges. Pauvre, très pauvre chose. Baigneuse à fuir. Les eaux du bain sont sur le devant. Et ces eaux peintes comme à l’ordinaire.
La tête de Pompée présentée à César350.
Tableau cintré de 9 pieds 3 pouces de haut, sur 4 pieds, 11 pouces de large. Pour Sa Majesté le roi de Pologne.
Je ne sais quel pape demanda à son camérier quel temps il faisait. Beau, lui répondit le camérier, quoiqu’il plût à verse. Mon ami, je ne veux pas, si je vais jamais à Varsovie, que Sa Majesté le roi de Pologne me prenne par une oreille et me conduisant devant ce tableau, me dise, comme [145] le St Père dit à son camérier, en le menant à la fenêtre : Vede, coglione. Que les souverains sont à plaindre ! On n’ose pas seulement leur dire qu’il pleut, quand ils veulent du beau temps.
La forme de ce tableau est ingrate, il faut en convenir. La scène se passe sur deux barques, aux environs du phare d’Alexandrie. On voit ce phare, à gauche. Plus sur le fond, du même côté, une pyramide. C’est à quelque distance du premier de ces deux édifices que les barques se sont rencontrées. Vers le milieu de celle qui est à gauche, sur le devant, un esclave basané et presque nu, tient d’une main la tête par les cheveux et le linge qui l’enveloppait ; de l’autre, il la porte en devant. Le linge est ensanglanté. L’envoyé placé un peu plus sur le fond, et vers la pointe de la barque, la tête penchée, une main rapprochée de la poitrine, et l’autre disposée à recouvrir la tête de son voile. Je ne sais si, depuis que j’ai vu cette composition, l’artiste n’a rien changé à l’action de cette figure. Caesar est debout sur l’autre barque. Son expression est mêlée de douleur et d’indignation. Une larme vraie ou fausse lui tombe de l’œil. Il interpose sa main droite entre ses regards et la tête de Pompée. La roideur de son autre bras et son poing fermé répondent fort bien à l’expression du reste de la figure. Il y a derrière Caesar, un beau jeune chevalier romain assis ; il a les yeux attachés sur la tête. Debout derrière Caesar et ce chevalier, tout à fait à droite, un vieux chef de légion regarde le même objet avec une attention, et une surprise mêlée de douleur. Dans l’autre barque, autour de l’esclave, l’artiste a placé des vases précieux et d’autres présents. Tout à fait à gauche, sur l’extrémité de la toile, dans la demi-teinte, un compagnon de Ménodote ; il est debout. Il écoute.
L’artiste a tant consulté, si changé, si tourmenté sa composition, que je ne sais plus ce qu’il en reste. Je la jugerai donc telle qu’elle était, puisque j’ignore ce qu’elle est.
Le faire est de La Grenée ; c’est-à-dire qu’en général il est beau et très [146] beau. Cette tête de Pompée qui devait être si grande, si intéressante, si pathétique, par son caractère, est petite et mesquine. Je ne lui voudrais pas la bouche béante, ce qui serait hideux. Mais je ne la lui voudrais pas fermée, parce que les muscles s’étant relâchés, elle a dû s’entrouvrir.
Lorsque j’objectais à Lagrenée la petitesse et le mesquin de cette tête, il me répondit qu’elle était plus grande que nature. Que voulez-vous obtenir d’un artiste qui croit qu’une tête grande, c’est une grosse tête ; et qui vous répond du volume, quand vous lui parlez du caractère.
L’esclave qui la présente est excellent de dessin et d’expression. Il a les regards attachés sur César dont l’indignation le pénètre d’effroi.
Il y a bien quelque embarras, quelque perplexité, mais trop peu marquée pour le mauvais accueil qu’on lui fait, sur le visage de l’envoyé qui présente la tête. Il regarde César, ce qu’il ne devrait pas. Il me semble que celui qui entend ces mots, qui est votre maître, pour avoir osé un pareil attentat, doit avoir les yeux baissés. Je lui trouve l’air hypocrite et faux. Du reste il est très bien drapé et très bien peint. On ne peut mieux.
Je n’ai rien à dire du Caesar, et c’est peut-être en dire bien du mal. Il me semble un peu guindé et raide. La larme qui coule sur sa joue est fausse. L’indignation ne pleure pas, et d’ailleurs la sienne est un peu grimacière.
Il y a certainement des beautés dans ce morceau, mais de technique, et par conséquent peu faites pour être senties, au lieu que les défauts sont frappants.
Premièrement, rien n’y répond à l’importance de la scène. Il n’y a nul intérêt. Tout est d’un caractère petit et commun. Cela est muet et froid.
Secondement, et ce vice est surtout sensible au côté droit de la composition ; le Caesar est isolé ; le jeune chevalier assis est isolé ; le vieux chef de [147] légion est isolé. Rien ne fait groupe ou masse. Ce qui rend cette partie de la scène pauvre, vide et maigre.
Troisièmement, toutes ces natures sont trop petites, trop ordinaires. Il me les fallait plus exagérées, moins comparables à moi. Ce sont de petits personnages d’aujourd’hui.
Quatrièmement, on ne pouvait mettre trop de simplicité, de silence et de repos dans cette scène. Autre raison pour en exagérer davantage les caractères. Point de milieu, ou de grandes figures et peu d’action ; ou beaucoup d’action et des figures de proportion commune. Et puis, il fallait penser que le simple est sublime ou plat.
Une observation assez générale sur La Grenée, c’est que son talent diminue en raison de l’étendue de sa toile. On a tout mis en œuvre pour l’échauffer, lui agrandir la tête, lui inspirer quelques concepts hauts. Peines perdues. Je disais à Made Geoffrin qu’un jour Roland prit un capucin par la barbe, et qu’après l’avoir bien fait tourner, il le jeta à deux milles de là où il ne tomba qu’un capucin351.
Si La Grenée avait pensé à choisir des natures moins communes ; s’il avait pensé à donner plus de profondeur à sa scène ; s’il y avait eu plus de spectateurs, plus d’incidents, plus de variété, quelques groupes ou masses, tout aurait été mieux. Mais l’étendue de la toile le permettait-elle ? On le verra à l’article de St François de Sales agonisant, peint par Du Rameau. [148]
Le Dauphin mourant, environné de sa famille. Le Duc de Bourgogne lui présente la couronne de l’immortalité352.
Tableau de 4 pieds de haut, sur 3 pieds de large ; composé et commandé par Mr le duc de La Vauguyon.
Ah, mon ami, combien de beaux pieds, de belles mains, de belles chairs, de belles draperies, de talent perdu ! Qu’on me porte cela sous les charniers des Innocents. Ce sera le plus bel ex-voto, qu’on y ait jamais suspendu.
Un grand rideau s’est levé, et l’on a vu le dauphin moribond, étendu sur son lit, le corps à demi nu.
Cette idée du dauphin derrière le rideau a fait fortune. Le dauphin a passé toute sa vie derrière un rideau, et un rideau bien épais ; c’est Thomas qui l’a dit en prose. C’est moi qui l’ait dit en vers. C’est Cochin qui l’a dit en gravure. C’est La Grenée qui le dit en peinture, d’après Mr de La Vauguyon qui lui avait appris à se tenir là.
Sa femme est assise à côté de lui, dans un fauteuil.
La France triste et pensive est debout à son chevet.
Un des enfants, avec le cordon bleu, a la tête penchée dans le giron de sa mère. [149]
Un second, avec le cordon bleu, est debout au pied du lit.
Un troisième, avec le cordon bleu, est penché sur le pied du lit.
Le petit duc de Bourgogne, tout nu, mais avec le cordon bleu, suspendu dans les airs au centre de la toile, environné de lumière, présente la couronne éternelle à son père.
Il n’y a certainement que son père qui l’aperçoive ; car son apparition ne fait pas la moindre sensation sur les autres.
Cette merveilleuse composition a été imaginée et commandée par Mr le duc de La Vauguyon.
Rare et sublime effort d’une imaginative
Qui ne le cède en rien à personne qui vive353.
On s’était d’abord adressé à Greuze. Celui-ci répondit que ce projet de tableau était fort beau, mais qu’il ne se sentait pas le talent d’en faire quelque chose. La Grenée plus avide d’argent que Greuze, et c’est beaucoup dire, et moins jaloux de gloire, s’en est chargé. Je m’en réjouis pour Greuze. Je vois que l’argent n’est pourtant pas la chose qu’il estime le plus.
Revenons au tableau. Que Mr de La Vauguyon se propose de consacrer la mémoire d’un prince qui lui fut cher, et qui lui permit, en dépit de son père, d’empoisonner le cœur et l’esprit de ses enfants, de bigoterie, de jésuitisme, de fanatisme et d’intolérance, à la bonne heure. Mais de quoi s’avise cette tête d’oison-là d’imaginer une composition et de vouloir commander à un art qu’il n’entend pas mieux que celui d’instituer un prince. Il ne se doute donc pas que rien n’est si difficile que d’ordonner une composition en général, et que la difficulté redouble, lorsqu’il s’agit d’une scène de mœurs, d’une scène de famille, d’une dernière scène de la vie, d’une scène pathétique et de grand pathétique. Il a vu tous ses personnages sur la toile aussi plats qu’il les aurait voulus sur le théâtre du monde, [150] si bonne nature et bonne fortune ne s’y fussent opposées ; et La Grenée l’a bien secondé. Mr le duc, vous avez promis à l’artiste, combien ? mille écus ? Donnez-en deux mille ; et courez vous cacher tous deux.
Il y a peu d’hommes, même parmi les gens de lettres, qui sachent ordonner un tableau. Demandez à Leprince, chargé par Mr de St Lambert, homme d’esprit, certes s’il en fut, de la composition des figures qui doivent décorer son poème des Saisons. C’est une foule d’idées fines qui ne peuvent se rendre, ou qui rendues seraient sans effet. Ce sont des demandes ou folles ou ridicules, ou incompatibles avec la beauté du technique. Cela serait passable, écrit ; détestable, peint ; et c’est ce que mes confrères ne sentent pas. Ils ont dans la tête, Ut pictura poesis erit ; et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai que Ut poesis, pictura non erit. Ce qui fait bien en peinture, fait toujours bien en poésie ; mais cela n’est pas réciproque. J’en reviens toujours au Neptune de Virgile, summa placidum caput extulit unda354. Que le plus habile artiste, s’arrêtant strictement à l’image du poète, nous montre cette tête si belle, si noble, si sublime dans l’Eneide, [151] et vous verrez son effet sur la toile. Il n’y a sur le papier ni unité de temps, ni unité de lieu, ni unité d’action. Il n’y a ni groupes déterminés, ni repos marqués, ni clair-obscur, ni magie de lumière, ni intelligence d’ombres, ni teintes, ni demi-teintes, ni perspective, ni plans. L’imagination passe rapidement d’image en image ; son œil embrasse tout à la fois. Si elle discerne des plans, elle ne les gradue ni ne les établit. Elle s’enfoncera tout à coup à des distances immenses. Tout à coup elle reviendra sur elle-même avec la même rapidité, et pressera sur vous les objets. Elle ne sait ce que c’est harmonie, cadence, balance ; elle entasse, elle confond, elle meut, elle approche, elle éloigne, elle mêle, elle colore comme il lui plaît. Il n’y a dans ses compositions ni monotonie, ni cacophonie, ni vides, du moins à la manière dont la peinture l’entend. Il n’en est pas ainsi d’un art où le moindre intervalle mal ménagé fait un trou, où une figure trop éloignée ou trop rapprochée de deux autres alourdit ou rompt une masse ; où un bout de linge chiffonné papillote ; où un faux pli casse un bras ou une jambe ; où un bout de draperie mal colorié désaccorde ; où il ne s’agit pas de dire, sa bouche était ouverte, ses cheveux se dressaient sur son front, les yeux lui sortaient de la tête, ses muscles se gonflaient sur ses joues ; c’était la fureur ; mais où il faut rendre toutes ces choses ; où il ne s’agit pas de dire, mais où il faut faire ce que le poète dit ; où tout doit être pressenti, préparé, sauvé, montré, annoncé, et cela dans la composition la plus nombreuse et la plus compliquée, la scène la plus variée et la plus tumultueuse, [152] au milieu du plus grand désordre, dans une tempête, dans le tumulte d’un incendie, dans les horreurs d’une bataille. L’étendue et la teinte de la nue ; l’étendue et la teinte de la poussière, ou de la fumée sont déterminées.
Chardin, Lagrenée, Greuze et d’autres m’ont assuré, et les artistes ne flattent point les littérateurs, que j’étais presque le seul d’entre ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile, presque comme elles étaient ordonnées dans ma tête.
Lagrenée me dit, donnez-moi un sujet pour la Paix, et je lui réponds ; montrez-moi Mars couvert de sa cuirasse, les reins ceints de son épée, sa tête belle, noble, fière, échevelée. Placez debout à son côté Vénus, mais Vénus nue, grande, divine, voluptueuse ; jetez mollement un de ses bras autour des épaules de son amant, et qu’en lui souriant d’un souris enchanteur elle lui montre, la seule pièce de son armure qui lui manque, son casque dans lequel ses pigeons ont fait leur nid. J’entends, dit le peintre ; on verra quelques brins de paille sortir de dessous la femelle ; le mâle posé sur la visière fera sentinelle ; et mon tableau sera fait355.
Greuze me dit, je voudrais bien peindre une femme toute nue, sans blesser la pudeur ; et je lui réponds, faites le modèle honnête356. Asseyez devant vous une jeune fille toute nue ; que sa pauvre dépouille soit à terre à côté d’elle et indique sa misère ; qu’elle ait la tête appuyée sur une de ses mains ; que de ses yeux baissés deux larmes coulent le long de ses belles joues ; que son expression soit celle de l’innocence, de la pudeur et de la modestie ; que sa mère soit à côté d’elle ; que de ses mains et d’une des mains de sa fille, elle se couvre le visage ; ou qu’elle se cache le visage de ses mains, et que celle de sa fille soit posée sur son épaule ; que le vêtement de cette mère annonce aussi l’extrême indigence ; et que l’artiste témoin de cette scène, attendri, touché, laisse tomber sa palette ou son crayon. Et Greuze dit, je vois mon tableau. [153]
Cela vient apparemment de ce que mon imagination s’est assujettie de longue main aux véritables règles de l’art, à force d’en regarder les productions ; que j’ai pris l’habitude d’arranger mes figures dans ma tête, comme si elles étaient sur la toile ; que peut-être je les y transporte, et que c’est sur un grand mur que je regarde, quand j’écris ; qu’il y a longtemps que, pour juger si une femme qui passe est bien ou mal ajustée, je l’imagine peinte, et que peu à peu j’ai vu des attitudes, des groupes, des passions, des expressions, du mouvement, de la profondeur, de la perspective, des plans dont l’art peut s’accommoder ; en un mot que la définition d’une imagination réglée devrait se tirer de la facilité dont le peintre peut faire un beau tableau de la chose que le littérateur a conçue.
Un troisième artiste me dit, donnez-moi un sujet d’histoire. Et je lui réponds, peignez la mort de Turenne ; consacrez à la postérité le patriotisme de Mr de St Hilaire. Placez au fond de votre tableau, les dehors d’une place assiégée. Que la partie supérieure de la fortification soit couverte d’une grande vapeur, ou fumée rougeâtre et épaisse. Que cette fumée rougeâtre et enflammée commence à inspirer la terreur. Que je voie à gauche, un groupe de quatre figures ; le maréchal mort et prêt à être emporté par ses aides de camp dont l’un porte son bras, en détournant la tête ; l’autre soutient le général par-dessous les aisselles, et montre toute sa désolation ; le troisième plus ferme, est à son action. Que le maréchal soit à demi soulevé. Que ses jambes pendent et que sa tête soit renversée [154] en arrière, échevelée. Qu’on voie à droite, Mr de St Hilaire et son fils ; Mr de St Hilaire sur le devant, son fils sur le fond. Que celui-ci tienne le bras fracassé de son père ; que ce bras soit enveloppé de la manche déchirée du vêtement ; qu’on voie à cette manche des traces de sang ; qu’on en voie des gouttes à terre ; et que le père dise à son fils, en lui montrant le maréchal mort, ce n’est pas sur moi, mon fils, qu’il faut pleurer, c’est sur la perte que la France fait par la mort de cet homme. Que le fils ait les regards attachés sur le maréchal. Ce n’est pas tout. Arrangez par-derrière ce groupe, un écuyer immobile, qui tienne la bride de la pie du maréchal ; qu’il regarde aussi son maître mort ; et qu’il tombe de grosses larmes de ses yeux. C’est fait, dit l’artiste ; qu’on me donne un crayon et que je jette bien vite sur le papier gris l’esquisse de mon tableau.
C’en est un quatrième qui a apparemment de l’amitié pour moi, qui partage mon bonheur et ma reconnaissance et qui me propose d’éterniser les marques de bonté que j’ai reçues de la grande souveraine, car c’est ainsi qu’on l’appelle, comme on appelait, il y a quelques années, le roi de Prusse, le grand roi. Et je lui réponds, élevez son buste ou sa statue sur un piédestal ; entrelacez autour de ce piédestal la corne d’abondance ; faites-en sortir tous les symboles de la richesse. Contre ce piédestal, appuyez mon épouse ; qu’elle verse des larmes de joie ; qu’un de ses bras posé sur l’épaule de son enfant, elle lui montre de l’autre notre bienfaitrice commune ; que cependant la tête et la poitrine nues, comme c’est mon usage, l’on me voie portant [155] mes mains vers une vieille lyre suspendue à la muraille. Et l’artiste ami dit, je vois à peu près mon tableau.
Et celui du Dauphin mourant ?... Encore un moment de patience, et vous serez satisfait. Il faut auparavant que je vous montre comment un poète en quatre lignes, fait succéder plusieurs instants différents, et croyant n’ordonner qu’un seul tableau, il en accumule plusieurs. Lucrèce s’adresse à Vénus et la prie d’assoupir entre ses bras le dieu des batailles, et de rendre la paix aux Romains, le loisir à Memmius ; et voici ses vers.
Effice ut interea fera mœnera militiaï
Per maria ac terras omnes sopita quiescant.
Nam tu sola potes tranquilla pace juvare
Mortales. Quoniam belli fera moenera Mavors
Armipotens regit, in gremium qui saepe tuum se
Rejicit, aeterno devinctus vulnere amoris ;
Atque ita suspiciens, tereti cervice reposta,
Pascit amore avidos, inhians in te, dea, visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore.
Hunc tu, diva, tuo recubantem corpore sancto,
Circumfusa super, suaves ex ore loquelas
Funde357.
Fais cependant, ô Vénus, que les fureurs de la guerre cessent sur les terres, sur les mers, sur l’univers entier ; car c’est toi seule qui peux donner la paix aux mortels ; car c’est sur ton sein que le terrible dieu des batailles vient respirer de ses travaux ; c’est dans tes bras qu’il se rejette et qu’il est retenu par la blessure d’un trait éternel. [156]
Lorsqu’il a reposé sa tête sur tes genoux, ses yeux avides s’attachent sur les tiens ; il te regarde ; il s’enivre ; sa bouche est entrouverte, et son âme reste comme suspendue à tes lèvres.
Dans ce moment où tes membres sacrés le soutiennent, penche-toi tendrement sur lui, et l’enveloppant de ton céleste corps, verse dans son cœur la douce persuasion. Parle, ô déesse, et que les Romains te doivent la paix et le repos.
Premier instant, premier tableau ; celui où Mars las de carnage se rejette entre les bras de Vénus.
Second instant, second tableau ; celui où la tête du dieu repose sur les genoux de la déesse, et où il puise l’ivresse dans ses regards.
Troisième instant, et troisième tableau, celui où la déesse penchée tendrement sur lui, et l’enveloppant de son céleste corps, lui parle et lui demande la paix.
Parlez, mon ami, cela n’est-il pas plus intéressant que de m’entendre dire, cette composition de La Grenée a tout l’air et toute la platitude d’un ex-voto ; draperies dures et crues ; pas une belle tête ; mettez un bonnet de laine sur la tête ignoble de ce dauphin, et vous aurez un malade de l’hôtel-Dieu ; et tous ces bambins avec leur cordon bleu, sans en excepter le revenant de l’autre monde avec son cordon bleu ; et l’inadvertance de la mère et des frères, pour ce revenant ; et le parti qu’on pouvait tirer de ce revenant pour donner à la scène un peu d’intérêt et de mouvement ; et toute cette scène qui n’en reste pas moins immobile et muette, qu’en dites-vous ? Ne voyez-vous pas que la douleur de cette femme est fausse, hypocrite, qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour pleurer et qu’elle ne fait que grimacer ; [157] que ce bout de draperie bleue qui tombe à ses pieds est tout à fait discordant ; et que cette sphère sur son pied au milieu de ces portefeuilles et de ces livres, occupe trop le milieu et déplaît.
Laissons cela, et pour nous soulager de la petitesse de cette composition vraiment digne et du personnage qui l’a commandée et des personnages qui la composent, prouvons par un dernier exemple que le plus grand tableau de poésie que je connaisse serait très ingrat pour un peintre, même de plafonds, ou de galerie. Lucrece a dit :
Aeneadum genitrix, hominum, divumque voluptas,
Alma Venus, cœli subter labentia signa,
Quae mare navigerum, quae terras frugiferentes
Concelebras358...
Mère des Romains, charme des hommes et des dieux ; de la région des cieux où les astres roulent au-dessus de ta tête, tu vois sous tes pieds les mers qui portent les navires, les terres qui donnent les moissons, et tu répands la fécondité sur elles.
Il faudrait un mur, un édifice de cent pieds de haut pour conserver à ce tableau, toute son immensité, toute sa grandeur que j’ose me flatter d’avoir sentie le premier. Croyez-vous que l’artiste puisse rendre ce dais, cette couronne de globes enflammés qui roulent autour de la tête de la déesse. Ces globes deviendront des points lumineux, comme ils sont autour de la tête d’une Vierge, dans une assomption ; et quelle comparaison entre ces globes du poète, et ces petites étoiles du peintre. Comment rendra-t-il la majesté de la déesse? Que fera-t-il de ces mers immenses qui portent les navires, et de ces contrées fécondes qui donnent les moissons ; et comment la déesse versera-t-elle sur cet espace infini la fécondité et la vie. [158]
Chaque art a ses avantages. Lorsque la peinture attaquera la poésie sur son pailler, il faudra qu’elle cède ; mais elle sera sûrement la plus forte, si la poésie s’avise de l’attaquer sur le sien.
Et voilà comment un mauvais tableau inspire quelquefois une bonne page, et comment une bonne page n’inspirera quelquefois qu’un mauvais tableau ; et comment une bonne page et un mauvais tableau vous ruineront. Du reste coupez, taillez, tranchez, rognez, et ne laissez de tout cela que ce qui vous duira.
Comptez bien, mon ami : le Dauphin mourant ; Jupiter et Junon sur l’Ida ; la tête de Pompée présentée à Caesar ; les Quatre états ; Mercure et Hersé ; Renaud et Armide ; Persée et Andromède ; le Retour d’Ulysse et de Télémaque ; la Baigneuse ; l’Amour rémouleur ; la Suzanne ; le Joseph ; la Poésie et la Philosophie ; dix-sept tableaux ; en deux ans ; sans compter ceux qui n’ont pas été exposés. Tandis que Greuze couve pendant des mois entiers la composition d’un seul, et met quelquefois un an à l’exécuter.
J’étais au Salon. Je parcourais les ouvrages de cet artiste ; lorsque j’aperçus Naigeon qui les examinait de son côte. Il haussait les épaules ; ou il détournait la tête ; ou il regardait ; et souriait ironiquement. Vous savez que Naigeon a dessiné plusieurs années à l’Académie, modelé chez Lemoyne, peint chez Vanloo, et passé, comme Socrate, de l’atelier des beaux-arts, dans l’école de la philosophie. Bon, me dis-je, à moi-même. Je cherchais une occasion de vérifier mes jugements. La voici. Je m’approche donc de Naigeon ; et lui frappant un petit coup sur l’épaule ; eh bien, lui dis-je, que pensez-vous de tout cela. [159]
Naigeon. Rien.
Diderot. Comment rien.
Naigeon. Non, rien. Rien du tout. Est-ce que cela fait penser ?
Puis il allait sans mot dire d’une des compositions de La Grenée à une autre. Ce n’était pas mon compte. Pour rompre ce silence, je lui jetai un mot sur le faire de l’artiste ; voyez comme ce genou de la dauphine est bien drapé et le nu bien annoncé. Le bout de ce lit sur le devant, n’est-il pas merveilleusement ajusté ?
Naigeon. Je me soucie bien de son genou, de son bout de lit et de tout son faire ; s’il ne m’émeut point, s’il me laisse froid comme un terme. Un peintre, vous le savez mieux que moi, c’est celui-là seul, meum qui pectus inaniter angit, Irritat, mulcet, falsis terroribus implet ut magus ; qui modo me Thebis, modo ponit Athenis359. Et vous croyez que cet homme produira ces effets terribles ou délicieux. Jamais, jamais. Voyez ce Joseph et cette Putiphar. Point d’âme, point de goût, point de vie. Où est le désordre du moment ? Où est la lasciveté ? Est-ce que je ne devrais pas lire dans les yeux de cette femme le dépit, la colère, l’indignation, le désir augmenté par le refus ? Vous voulez que je voie à Armide un caractère de vierge, à Andromède une tête de Madeleine, à Renaud l’encolure d’un jeune portefaix, au dauphin l’ignoble d’un gueux, à la dauphine la grimace d’une hypocrite, et que je n’entre pas en fureur.
Diderot. Je veux, mon cher Naigeon, que vous réserviez votre bile et votre fureur, pour les dieux, pour les prêtres, pour les tyrans, pour tous les imposteurs de ce monde.
Naigeon. J’en ai provision, et je ne puis me dispenser d’en répandre une portion bien méritée, sur des gens ennemis des littérateurs et des philosophes [160] dont ils dédaignent les jugements, et dont ils seraient longtemps les écoliers dans l’art d’imiter la nature. J’en appelle à vos réflexions mêmes sur la peinture. Je veux mourir s’il y a dans toutes ces têtes-là le premier mot de la métaphysique de leur art. Ce sont presque tous des manœuvres ; et encore quels manœuvres. Demandez à ce Lagrenée la différence d’une riche draperie, et d’une étoffe neuve, et vous verrez ce qu’il vous dira. Voyez ce Caesar, je vous jure que c’est la première fois qu’il a mis cet habit. Voyez ce vaisseau, il vient d’être lancé à l’eau ; et sa proue dorée sort de chez Guibert. Il ne sait pas que ces draperies chaudes et crues jetées sur la toile, fraîchement tirées de la chaudière font d’abord un mauvais effet, un plus mauvais avec le temps. Il ne sait pas que toute composition perd avec le temps, et que ces draperies dures ne perdant pas proportionnellement, les chairs, les fonds s’éteignent et qu’on n’aperçoit plus dans le tableau désaccordé que de grandes plaques rouges, vertes et bleues. On dit que le temps peint les beaux tableaux. Premièrement, cela ne peut s’entendre que des tableaux travaillés si franchement et si harmonieusement que l’effet du temps se réduise à ôter à toutes les couleurs leur chaleur trop éclatante et trop crue ; secondement cela ne doit s’entendre que d’un certain intervalle de temps, passé lequel toute composition rongée par l’acide de l’air s’affaiblit et s’efface. Il serait peut-être à souhaiter que l’affaiblissement fût proportionnel sur tout l’espace coloré et que du moins l’harmonie subsistât ; mais le cas le plus défavorable est celui où la vigueur des draperies reste au milieu du dépérissement général ; car cette vigueur des draperies achève de tuer le tout. Harmonie perdue, pour harmonie perdue, j’aimerais mieux que l’effet le plus violent du temps tombât sur les étoffes, et que leur entière destruction fît valoir les chairs et les autres parties essentielles qui en reprendraient par comparaison une sorte de vie. Ainsi comptez qu’aux compositions de La Grenée où les effets destructeurs de l’air et du temps produiront tout le contraire, on ne retrouvera plus [que360] des étoffes. [161]
Diderot. Fort bien. Voilà que vous commencez à vous calmer et qu’il y a plaisir à vous entendre.
Cependant mon homme incapable d’une modération qui durât quelque temps, marchait à grands pas, et jetait un mot ironique en passant, sur chacun des tableaux qu’il apercevait. Ce Renaud, disait-il, sort des mains de son perruquier et de son tailleur... Regardez les cheveux de Persee, comme ils sont bien frisés... Oh oui, il faut en convenir ce tableau du Dauphin est d’un beau faire ; mais l’accessoire est devenu le principal, et le principal, l’accessoire. C’est une bagatelle.
Diderot. Je ne vous entends pas.
Naigeon. Je veux dire que la vraie scène, c’était la scène de séparation du père, de la mère et des enfants ; scène de désolation au milieu de laquelle je n’aurais pas désapprouvé que ce petit revenant descendit du ciel, par un angle de la toile, apportant la couronne immortelle à son père.
Diderot. Vous avez raison... Est-ce que vous n’approuvez pas l’intention de cette France ou Minerve ?
Naigeon. Et cet enfant qui attache le rideau ?
Diderot. J’avoue qu’il est insoutenable.
Naigeon. O le Poussin ! ô Le Sueur ! quel trophée ces gens-là vous élèvent ! Chaque tableau qu’ils font est un laurier qu’ils placent sur vos fronts, et un regret qu’ils nous arrachent. Que vous êtes grands, éloquents, sublimes, et comme ils me le disent. Mais voyez donc tous ces bambins, comme ils sont bien peignés, bien ajustés. Est-ce à la dernière heure de leur père qu’ils assistent, ou vont-ils à la noce d’une de leurs sœurs. Où est le Testament d’Eudamidas361 ? où est cette femme assise sur les pieds du lit [162] et le dos tourné à son mari moribond et qui me désole ? où est cette fille étendue à terre, la tête penchée dans le giron de sa mère et qui me désole ? où est ce bouclier et cette épée suspendue qui m’apprennent que ce moribond est un soldat, un citoyen qui a exposé sa vie pour la patrie et répandu son sang pour elle ? O le Poussin ! ô Le Sueur ! quelle douleur, que celle de cette dauphine !
Uberibus semper lacrymis, semperque paratis
In statione sua, at expectantibus illam
Quod jubeat manare modo362.
N’est-ce pas encore une belle chose que cette Tête de Pompée présentée à Caesar. Froid, compassé, nul œstrum poeticum363. Discordance de couleurs. Bras droit de Caesar cassé. Sa cuisse droite allant je ne sais où, ou plutôt il n’en a point. Tête sans noblesse. Africain, au lieu d’être chaud et rougeâtre, sale. Draperie qui pend de la barque, mal jetée. Ornements de cette barque, lourds. Vagues de la mer, mal touchées. Mignon, petite tête, gris de couleur. Ciel dur, qui achève de désaccorder. Et toujours de la couleur dure et non rompue. Je vous le dis, mon ami, son faire est trop léché pour de grandes machines. Il ne convient qu’à de petites choses qu’on regarde de près et parties par parties. On est toujours tenté de demander où ce peintre prend-il son beau rouge, un outremer aussi brillant ? Et son jaune donc. Vous m’avouerez que cette Suzanne est une copie de celle de Vanloo. Cette figure, symbolique de l’agriculture, est tout à fait intéressante, le linge qui lui couvre une partie du bras merveilleux ; tout en est charmant, tout ; mais feuilletez le portefeuille de Cortone et [163] vous l’y retrouverez en cinquante endroits. Mon ami, sortons d’ici. Je sens que l’ennui et l’humeur me gagnent.
Nous sortîmes. Chemin faisant, il parlait tout seul, et il disait, la nature ! la nature ! quelle différence entre celui qui l’a vue chez elle, et celui qui ne l’a vue qu’en visite chez son voisin. Et voilà pourquoi Chardin, Vernet et la Tour, sont trois hommes étonnants pour moi. Et voilà pourquoi Loutherbourg, eût-il un faire aussi beau, aussi spirituel, aussi ragoûtant que Vernet, lui serait encore fort inférieur, parce qu’il n’a pas vu la nature chez elle. Tout ce qu’il fait est de réminiscence. Il copie Wouwermans et Berghem.
Diderot. Loutherbourg copie Wouwermans et Berghem !
Naigeon. Oui, oui, oui.
Là-dessus, il part comme un éclair ; il enfile la rue du Champ-Fleuri, et moi je m’en vais droit à la synagogue de la rue Royale364, rêvant à part moi sur l’importance que nous mettons à des bagatelles, tandis que... rassurez-vous. Je crains la Bastille, et je m’arrêterai là tout court. Non. Encore un mot sur La Grenée. Pourriez-vous me dire pourquoi, quand on a vu une fois les tableaux de La Grenée, on ne désire plus de les revoir. [164] Quand vous aurez répondu à cette question ; vous trouverez qu’avec quelque sévérité que je l’aie traité, j’ai été juste.
Mais quoi, me direz-vous, dans ce grand nombre de tableaux peints par Lagrenée, il n’y en a pas un beau. Non, mon ami. Ils sont tous agréables pour moi ; mais ils ne sont pas beaux. II n’y en a pas un où il n’y ait des choses de métier supérieurement faites ; pas un que je ne voulusse avoir ; mais s’il fallait ou les avoir tous ou n’en avoir aucun, j’aimerais mieux n’en avoir aucun. Jugerons-nous de l’art comme la multitude ? En jugerons-nous comme d’un métier, comme d’un talent purement mécanique ? L’appellerons-nous, la routine de bien faire des pieds et des mains, une bouche, un nez, un visage, une figure entière, même de faire sortir cette figure de la toile ? prendrons-nous les connaissances préliminaires de l’imitation de nature, pour la véritable imitation de nature ? Ou rapporterons-nous les productions du peintre, à leur vrai but ? à leur vraie raison ? Y a-t-il pour les peintres une indulgence qui n’est ni pour les poètes ni pour les musiciens ? En un mot la peinture est-elle l’art de parler aux yeux seulement ? ou celui de s’adresser au cœur et à l’esprit, de charmer l’un, d’émouvoir l’autre, par l’entremise des yeux. O mon ami, la plate chose que des vers bien ! la plate chose que de la musique bien faite ! la plate chose qu’un morceau de peinture bien fait, bien peint ! Concluez... concluez que La Grenée n’est pas le peintre, mais bien maître Lagrenée.
Diderot. Est-ce que vous n’êtes pas las de tourner autour de cet immense Salon ? Pour moi, les jambes me rentrent dans le corps ; passons sous la galerie d’Apollon, où il n’y a personne ; nous nous reposerons là tout à notre [165] aise ; et je vous confierai quelques idées qui me sont venues sur une question assez importante.
Grimm. Et quelle est cette importante question ?
Diderot. L’influence du luxe sur les beaux-arts. Vous conviendrez qu’ils ont tous merveilleusement embrouillé cette question.
Grimm. Merveilleusement.
Diderot. Ils ont vu que les beaux-arts devaient leur naissance à la richesse. Ils ont vu que la même cause qui les produisait, les fortifiait, les conduisait à la perfection, finissait par les dégrader, les abâtardir et les détruire, et ils se sont divisés en différents partis. Ceux-ci nous ont étalé les beaux-arts engendrés, perfectionnés, surprenants et en ont fait la défense du luxe que ceux-là ont attaqué par les beaux-arts abâtardis, dégradés, appauvris, avilis.
Grimm. Tandis que d’autres se sont servis du luxe et de ses suites pour décrier les beaux-arts, et ce ne sont pas les moins absurdes.
Diderot. Et dans cette nuit où ils s’entre-battaient...
Grimm. Les agresseurs et les défenseurs se sont porté des coups si égaux, qu’on ne sait de quel côté l’avantage est resté.
Diderot. C’est qu’ils n’ont connu qu’une sorte de luxe.
Grimm. Ah c’est de la politique que vous voulez faire !
Diderot. Et pourquoi non ? Supposons qu’un prince ait le bon esprit de sentir que tout vient de la terre et que tout y retourne ; qu’il accorde sa [166] faveur à l’agriculture ; et qu’il cesse d’être le père et le fauteur des grands usuriers.
Grimm. J’entends. Qu’il supprime les fermiers généraux, pour avoir des peintres, des poètes, des sculpteurs, des musiciens. Est[-ce] cela ?
Diderot. Oui, monsieur, et pour en avoir de bons, et les avoir toujours bons. Si l’agriculture est la plus favorisée des conditions ; les hommes seront entraînés où leur plus grand intérêt les poussera, et il n’y aura fantaisie, passion, préjugés, opinions qui tiennent. La terre sera la mieux cultivée qu’il est possible. Ses productions diversifiées, abondantes, multipliées amèneront la plus grande richesse ; et la plus grande richesse engendrera le plus grand luxe ; car si l’on ne mange pas l’or ; à quoi servira-t-il, si ce n’est à multiplier les jouissances, ou les moyens infinis d’être heureux, la poésie, la peinture, la sculpture, la musique, les glaces, les tapisseries, les dorures, les porcelaines et les magots. Les peintres, les poètes, les sculpteurs, les musiciens, et la foule des arts adjacents naissent de la terre. Ce sont aussi les enfants de la bonne Cérès ; et je vous réponds que partout où ils tireront leur origine de cette sorte de luxe, ils fleuriront et fleuriront à jamais.
Grimm. Vous le croyez ?
Diderot. Je fais mieux. Je le prouve. Mais auparavant permettez que je fasse une petite imprécation, et que je dise ici du fond de mon cœur : Maudit soit à jamais le premier qui rendit les charges vénales.
Grimm. Et celui qui éleva le premier l’industrie sur les ruines de l’agriculture.
Diderot. Amen. [167]
Grimm. Et celui qui, après avoir dégradé l’agriculture, embarrassa les échanges par toutes sortes d’entraves.
Diderot. Amen.
Grimm. Et celui qui créa le premier les grands exacteurs et toute leur innombrable famille.
Diderot. Amen.
Grimm. Et celui qui facilita aux souverains insensés et dissipateurs les emprunts ruineux.
Diderot. Amen.
Grimm. Et celui qui leur suggéra les moyens de rompre les liens les plus sacrés qui les unissent, par l’appât irrésistible de doubler, tripler, décupler leurs fortunes.
Diderot. Amen. Amen. Amen. Au même moment où la nation fut frappée de ces différents fléaux ; les mamelles de la mère commune se desséchèrent ; une petite portion de la nation regorgea de richesse, tandis que la portion nombreuse languit dans l’indigence.
Grimm. L’éducation fut sans vue, sans aiguillon, sans base solide, sans but général et public.
Diderot. L’argent avec lequel on put se procurer tout, devint la mesure commune de tout. Il fallut avoir de l’argent ; et quoi encore ? de l’argent. Quand on en manqua, il fallut en imposer par les apparences, et faire croire qu’on en avait.
Grimm. Et il naquit une ostentation insultante dans les uns, et une espèce d’hypocrisie épidémique de fortune dans les autres.
Diderot. C’est-à-dire une autre sorte de luxe ; et c’est celui-là qui dégrade et anéantit les beaux-arts, parce que les beaux-arts, leur progrès et leur durée demandent une opulence réelle, et que ce luxe-ci n’est que le masque fatal d’une misère presque générale qu’il accélère et qu’il aggrave. C’est sous la tyrannie de ce luxe que les talents restent enfouis, [168] ou sont égarés. C’est sous une pareille constitution que les beaux-arts n’ont que le rebut des conditions subalternes. C’est sous un ordre de choses aussi extraordinaire, aussi pervers qu’ils sont ou subordonnés à la fantaisie et aux caprices d’une poignée d’hommes riches, ennuyés, fastidieux dont le goût est aussi corrompu que les mœurs, ou abandonnés à la merci de la multitude indigente qui s’efforce par de mauvaises productions en tout genre, de se donner le crédit et le relief de la richesse. C’est dans ce siècle et sous ce règne que la nation épuisée ne forme aucune grande entreprise, aucuns grands travaux, rien qui soutienne les esprits et élève les âmes. C’est alors que les grands artistes ne naissent point, ou sont obligés de s’avilir sous peine de mourir de faim. C’est alors qu’il y a cent tableaux de chevalets, pour une grande composition, mille portraits pour un morceau d’histoire ; que les artistes médiocres pullulent et que la nation en regorge.
Grimm. Que les Belle, les Bellengé, les Voiriot, les Brenet sont assis à côté des Chardin, des Vien et des Vernet...
Diderot. Et que leurs plats ouvrages couvrent les murs d’un Salon.
Grimm. Et bénis soient les Belle, les Bellengé, les Voiriot, les Brenet, les mauvais poètes, les mauvais peintres, les mauvais statuaires, les brocanteurs, les bijoutiers et les filles de joie.
Diderot. Fort bien, mon ami, parce que ce sont ces gens-là qui nous vengent. C’est la vermine qui ronge et détruit nos vampires, et qui reverse goutte à goutte le sang dont ils nous ont épuisés.
Grimm. Et honni soit le ministre qui s’aviserait au centre d’un sol immense et fécond de créer des lois somptuaires ; d’anéantir le luxe subsistant, au lieu d’en susciter un autre des entrailles de la terre. [169]
Diderot. Et d’arrêter aux barrières les productions des arts, au lieu d’engendrer des artistes. Ce n’est pas moi qui ai marché, c’est vous qui m’avez conduit ; et s’il y a un peu de bonne logique dans ce qui précède, il s’ensuit, comme je le disais au commencement, qu’il y a deux sortes de luxe ; l’un qui naît de la richesse, et de l’aisance générale, l’autre de l’ostentation et de la misère ; et que le premier est aussi sûrement favorable à la naissance et au progrès des beaux-arts, que le second leur est nuisible ; et là-dessus, rentrons dans le Salon ; et revenons à nos Belle, à nos Bellengers et à nos Voiriots.
BELLE
36. L’Archange Michel, vainqueur des anges rebelles365.
Tableau de 9 pieds de haut, sur 6 pieds de large.
Ce tableau n’y était pas, et tant mieux pour l’artiste et pour nous. L’artiste Belle n’était pas bastant366 pour une composition de cette nature qui demande de la verve, de la chaleur, de l’imagination, de la poésie. Belle, peintre de batailles célestes rival de Milton367. Il n’a pas dans sa tête le premier trait de la figure de l’archange, ni son mouvement, ni le caractère [170] angélique, ni l’indignation fondue avec la noblesse, ni la grâce, l’élégance et la force. Il y a longtemps qu’il n’est plus, celui qui savait réunir toutes ces choses. C’est Raphael368. Et les anges rebelles, comment les aurait-il désignés ? Surtout s’il n’avait pas voulu en faire à l’imitation de Rubens369, des espèces de monstres, moitié hommes, moitié serpents, vilains, absurdes, hideux, dégoûtants. L’artiste ou le comité académique en excluant du Salon la composition de Belle a fait sagement. Il y avait déjà un assez bon nombre de mauvais tableaux, sans celui-là. Ceux qui ont été assez bêtes pour aller demander à Belle un morceau de cette importance, seront vraisemblablement assez bêtes pour admirer sa besogne. Laissons-les s’extasier en paix. Ils sont heureux, peut-être plus heureux devant le barbouillage de Belle que vous et moi devant le chef-d’œuvre du Guide ou du Titien370. C’est un mauvais rôle que celui d’ouvrir les yeux à un amant sur les défauts de sa maîtresse. Jouissons plutôt du ridicule de son ivresse. Le comte de Creutz, notre ami, se met tous les matins à genoux devant l’Adonis de Taraval371, et Denis Diderot votre ami, devant une Cleopatre de Made Therbouche. Il faut en rire… En rire, et pourquoi. Ma Cleopatre est vraiment fort belle, et je pense bien que le comte de Creutz en dit autant de son Adonis. Tous les deux amusants pour vous, nous le sommes encore, le comte et moi, l’un pour l’autre. Si nous pouvions, par un tour de tête original, voir les hommes en scène372, prendre le monde pour ce qu’il est, un théâtre, nous nous épargnerions bien des moments d’humeur373. [171]
BACHELIER
37. Psyché enlevée du rocher par les zéphirs.
Tableau de 4 pieds sur 3.
Ce tableau n’y était pas non plus, et je répéterai tant mieux pour l’artiste et pour nous.
Voilà un assez bon artiste perdu sans ressource. Il a déposé le titre et les fonctions d’académicien pour se faire maître d’école374. Il a préféré l’argent à l’honneur. Il a dédaigné la chose pour laquelle il avait du talent et s’est entêté de celle pour laquelle il n’en avait point. Ensuite, il a dit : Je veux boire, manger, dormir, avoir d’excellents vins, des vêtements de luxe, de jolies femmes ; je méprise la considération publique… Mais Mr Bachelier, le sentiment de l’immortalité !… Qu’est-ce que cela, je ne vous entends pas… Le respect de la postérité !… Le respect de ce qui n’est pas, je ne vous entends pas davantage… Mr Bachelier, vous avez raison. C’est moi qui suis un sot. On ne donne pas ces idées à ceux qui ne les ont pas. C’est une manie qui n’est pas trop rare que celle de repousser la gloire qui se présente, pour courir après celle qui nous fuit375. Le philosophe veut faire des vers, et il en fait de mauvais. Le poète veut trancher376 du philosophe, et il fait hausser les épaules à celui-ci. Le géomètre ambitionne la réputation de littérateur, et il reste médiocre. L’homme de lettres s’occupe de la quadrature du cercle377, et il sent lui-même son ridicule. Falconet veut savoir le latin comme moi378. Je veux me connaître en peinture comme lui, et de tous côtés on ne voit que l’adage Asinus ad lyram379, ou des Bachelier à l’histoire. [172]
CHARDIN
38. Deux tableaux représentant divers instruments de musique380.
Ils ont environ 4 pieds 6 pouces de large, sur 3 pieds de haut.
Ils sont destinés pour les appartements de Belle-vue381.
Commençons par dire le secret de celui-ci. Cette indiscrétion sera sans conséquence. Il place son tableau devant la nature, et il le juge mauvais, tant qu’il n’en soutient pas la présence.
Ces deux tableaux sont très bien composés. Les instruments y sont disposés avec goût. Il y a dans ce désordre qui les entasse une sorte de verve382. Les effets de l’art y sont préparés à ravir. Tout y est pour la forme et pour la couleur de la plus grande vérité. C’est là qu’on apprend comment on peut allier la vigueur avec l’harmonie. Je préfère celui où l’on voit des timbales383 ; soit que ces objets y forment de plus grandes masses, soit que la disposition en soit plus piquante. L’autre passerait pour un chef-d’œuvre sans son pendant.
Je suis sûr que, lorsque le temps aura éteint l’éclat un peu dur et cru des couleurs fraîches, ceux qui pensent que Chardin faisait encore mieux autrefois, changeront d’avis. Qu’ils aillent revoir ses ouvrages, lorsque le temps les aura peints384. J’en dis autant des Vernet, et de ceux qui préfèrent ses premiers tableaux, à ceux qui sortent de dessus sa palette.
Chardin et Vernet voient leurs ouvrages à douze ans du moment où ils peignent ; et ceux qui les jugent ont aussi peu de raison que ces jeunes artistes qui s’en vont copier servilement à Rome des tableaux faits il y a [173] cent cinquante ans ; ne soupçonnant pas l’altération que le temps a faite à la couleur, ils ne soupçonnent pas davantage qu’ils ne verraient pas les morceaux des Carraches tels qu’ils les ont sous les yeux, s’ils avaient été sur le chevalet des Carraches, tels qu’ils les voient. Mais qui est-ce qui leur apprendra à apprécier les effets du temps ? Qui est-ce qui les garantira de la tentation de faire demain de vieux tableaux du siècle passé ? Le bon sens et l’expérience.
Je n’ignore pas que les modèles de Chardin, les natures inanimées qu’il imite ne changent ni de place, ni de couleur, ni de formes, et qu’à perfection égale, un portrait de La Tour385 a plus de mérite qu’un morceau de genre de Chardin. Mais un coup de l’aile du temps386 ne laissera rien qui justifie la réputation du premier. La poussière précieuse s’en ira de-dessus la toile, moitié dispersée dans les airs, moitié attachée aux longues plumes du vieux Saturne. On parlera de La Tour ; mais on verra Chardin387.
On dit de celui-ci qu’il a un technique qui lui est propre, et qu’il se sert autant de son pouce que de son pinceau. Je ne sais ce qui en est. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai jamais connu personne qui l’ait vu travailler. Quoi qu’il en soit, ses compositions appellent indistinctement [174] l’ignorant et le connaisseur388. C’est une vigueur de couleur incroyable ; une harmonie générale, un effet piquant et vrai, de belles masses, une magie de faire à désespérer, un ragoût dans l’assortiment et l’ordonnance. Éloignez-vous, approchez-vous, même illusion. Point de confusion, point de symétrie non plus, point de papillotage. L’œil est toujours récréé, parce qu’il y a calme et repos. On s’arrête devant un Chardin, comme d’instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s’asseoir, sans presque s’en apercevoir, dans389 l’endroit qui lui offre un siège de verdure, du silence, des eaux, de l’ombre et du frais.
VERNET
J’avais écrit le nom de cet artiste au haut de ma page et j’allais vous entretenir de ses ouvrages390, lorsque je suis parti pour une campagne voisine de la mer, et renommée pour la beauté de ses sites. Là, tandis que les uns perdaient autour d’un tapis vert391 les plus belles heures du jour, les plus belles journées, leur argent et leur gaieté ; que d’autres, le fusil sur l’épaule, s’excédaient de fatigue à suivre leurs chiens à travers champs ; que quelques-uns allaient s’égarer392 dans les détours d’un parc, dont heureusement pour les jeunes compagnes de leurs erreurs, les arbres sont fort discrets ; que les graves personnages faisaient encore retentir à sept heures du soir la salle à manger, de leurs cris tumultueux sur les nouveaux principes des économistes393, [175] l’utilité ou l’inutilité de la philosophie, la religion, les mœurs, les acteurs, les actrices, le gouvernement, la préférence des deux musiques394, les beaux-arts, les lettres et autres questions importantes dont ils cherchaient toujours la solution au fond des bouteilles395, et regagnaient, enroués, chancelants, le fond de leur appartement dont ils avaient peine à retrouver la porte, et se remettaient dans un fauteuil, de la chaleur et du zèle avec lesquels ils avaient sacrifié leurs poumons, leur estomac et leur raison, pour introduire le plus bel ordre possible dans toutes les branches de l’administration ; j’allais, accompagné de l’instituteur des enfants de la maison, de ses deux élèves, de mon bâton et de mes tablettes, visiter les plus beaux sites du monde. Mon projet est de vous les décrire, et j’espère que ces tableaux en vaudront bien d’autres. Mon compagnon de promenades connaissait supérieurement la topographie du pays, les heures favorables à chaque scène champêtre, l’endroit qu’il fallait voir le matin ; celui qui recevait son intérêt et ses charmes ou du soleil levant ou du soleil couchant ; l’asile qui nous prêterait de la fraîcheur et de l’ombre pendant les heures brûlantes de la journée. C’était le cicerone396 de la contrée. Il en faisait les honneurs aux nouveaux venus ; et personne ne s’entendait mieux à ménager à son spectateur la surprise du premier coup d’œil. Nous voilà partis. Nous causons. Nous marchons. J’allais la tête baissée, selon mon usage, lorsque je me sens arrêté brusquement, et présenté au site que voici.
Ier site.
A ma droite, dans le lointain, une montagne élevait son sommet vers la nue. Dans cet instant, le hasard y avait arrêté un voyageur debout et [176] tranquille. Le bas de cette montagne nous était dérobé par la masse interposée d’un rocher. Le pied de ce rocher s’étendait en s’abaissant et en se relevant, et séparait en deux la profondeur de la scène. Tout à fait vers la droite, sur une saillie de ce rocher, j’observai deux figures que l’art n’aurait pas mieux placées pour l’effet. C’étaient deux pêcheurs. L’un assis et les jambes pendantes vers le bas du rocher tenait sa ligne397 qu’il avait jetée dans des eaux qui baignaient cet endroit. L’autre, les épaules chargées de son filet, et courbé vers le premier s’entretenait avec lui. Sur l’espèce de chaussée rocailleuse que le pied du rocher formait en se prolongeant ; dans un lieu où cette chaussée s’inclinait vers le fond, une voiture398 couverte et conduite par un paysan descendait vers un village situé au-dessous de cette chaussée. C’était encore un incident399 que l’art aurait suggéré. Mes regards rasant la crête de cette langue de rocaille, rencontraient le sommet des maisons du village, et allaient s’enfoncer et se perdre dans une campagne qui confinait avec le ciel… « Quel est celui de vos artistes, me disait mon cicerone, qui eût imaginé de rompre la continuité de cette chaussée rocailleuse par une touffe d’arbres »… Vernet, peut-être… « À la bonne heure400. Mais votre Vernet en aurait-il imaginé l’élégance et le charme ? Aurait-il pu rendre l’effet chaud et piquant401 de cette lumière, qui joue entre leurs troncs et leurs branches ?… Pourquoi non ?… « Rendre l’espace immense que votre œil découvre au-delà ? »… C’est ce qu’il a fait quelquefois. Vous ne connaissez pas cet homme ; jusqu’où les phénomènes de nature lui sont familiers. Je répondais de distraction, car mon attention était arrêtée sur une masse de roches couverte d’arbustes sauvages que la nature avait placée à l’autre extrémité du tertre rocailleux. Cette masse était pareillement masquée par un rocher antérieur qui se séparant du premier, formait un canal d’où se [177] précipitaient en torrent des eaux qui venaient sur la fin de leur chute se briser en écumant contre des pierres détachées… Eh bien, dis-je à mon cicerone, allez-vous-en au Salon, et vous verrez qu’une imagination féconde, aidée d’une étude profonde de la nature a inspiré à un de nos artistes précisément ces rochers, cette cascade et ce coin de paysage… « Et peut-être avec ce gros quartier de roche brute, et le pêcheur assis qui relève son filet, et les instruments de son métier épars à terre autour de lui, et sa femme debout, et cette femme vue par le dos »… Vous ne savez pas, l’abbé, combien vous êtes un mauvais plaisant402…… L’espace compris entre les rochers au torrent, la chaussée rocailleuse et les montagnes de la gauche formaient un lac sur les bords duquel nous nous promenions. C’est de là que nous contemplions toute cette scène merveilleuse. Cependant il s’était levé, vers la partie du ciel qu’on apercevait entre la touffe d’arbres de la partie rocailleuse et les rochers aux deux pêcheurs, un nuage léger que le vent promenait à son gré… Lors me tournant vers l’abbé ; en bonne foi, lui dis-je, croyez-vous qu’un artiste intelligent eût pu se dispenser de placer ce nuage précisément où il est. Ne voyez-vous pas qu’il établit pour nos yeux un nouveau plan, qu’il annonce un espace en deçà et en delà, qu’il recule le ciel, et qu’il fait avancer les autres objets ? Vernet aurait senti403 tout cela. Les autres, en obscurcissant leurs ciels de nuages, ne songent qu’à en rompre la monotonie. Vernet veut que les siens aient le mouvement et la magie de celui que nous voyons… « Vous avez beau dire Vernet, Vernet ; je ne quitterai point la nature pour courir après son image. Quelque sublime que soit l’homme, ce n’est pas Dieu »… D’accord ; mais, si vous aviez un peu plus fréquenté l’artiste, il vous aurait peut-être appris à voir dans la nature ce que vous n’y voyez pas. Combien de choses vous y trouveriez à reprendre404 ? combien l’art en [178] supprimerait, qui gâtent l’ensemble et nuisent à l’effet ; combien il en rapprocherait, qui doubleraient notre enchantement… « Quoi ! sérieusement vous croyez que Vernet aurait mieux à faire que d’être le copiste rigoureux de cette scène »… Je le crois… « Dites-moi donc comment il s’y prendrait pour l’embellir ? »… Je l’ignore, et si je le savais je serais plus grand poète405 et plus grand peintre que lui ; mais, si Vernet vous eût appris à mieux voir la nature, la nature de son côté vous eût appris à bien voir Vernet… « Mais Vernet ne sera toujours que Vernet, un homme »… Et par cette raison d’autant plus étonnant, et son ouvrage d’autant plus digne d’admiration. C’est sans contredit une grande chose que cet univers. Mais quand je le compare avec l’énergie de la cause productrice406, si j’avais à m’émerveiller, c’est que son œuvre407 ne soit pas plus belle et plus parfaite encore. C’est tout le contraire, lorsque je pense à la faiblesse de l’homme, à ses pauvres moyens, aux embarras et à la courte durée de sa vie, et à certaines choses qu’il a entreprises et exécutées. L’abbé, pourrait-on vous faire une question, c’est d’une montagne dont le sommet paraît toucher et soutenir le ciel, et d’une pyramide seulement de quelques lieues de base et dont la cime finirait dans les nues, laquelle vous frapperait le plus. Vous hésitez. C’est la pyramide, mon cher abbé, et la raison, c’est que rien n’étonne de la part de Dieu, auteur de la montagne ; et que la pyramide est un phénomène incroyable de la part de l’homme408.
Toute cette conversation se faisait d’une manière fort interrompue. La beauté du site nous tenait alternativement suspendus d’admiration. Je parlais sans trop m’entendre. j’étais écouté avec la même distraction. D’ailleurs les jeunes disciples de l’abbé, couraient de droite et de gauche, gravissaient sur les roches, et leur instituteur craignait toujours ou qu’ils ne s’égarassent, ou qu’ils ne se précipitassent ou qu’ils n’allassent se noyer dans l’étang. Son avis était de les laisser la prochaine fois à la maison ; mais ce n’était pas le mien. [179]
J’inclinais409 à demeurer dans cet endroit, et à y passer le reste de la journée ; mais l’abbé m’assurant que la contrée était assez riche en pareils sites, pour que nous pussions mettre un peu moins d’économie410 dans nos plaisirs, je me laissai conduire ailleurs ; mais ce ne fut pas sans retourner la tête de temps en temps.
Les enfants précédaient leur instituteur, et moi je fermais la marche. Nous allions par des sentiers étroits et tortueux, et je m’en plaignais un peu à l’abbé. Mais lui se retournant, s’arrêtant subitement devant moi et me regardant en face, me dit avec exclamation, « Monsieur, l’ouvrage de l’homme est quelquefois plus admirable que l’ouvrage de Dieu ! monsieur !411 » L’abbé, lui répondis-je, avez-vous vu l’Antinous, la Venus Medicis, la Venus aux belles fesses412, et quelques autres antiques… « Oui »… Avez-vous jamais rencontré dans la nature des figures aussi belles, aussi parfaites que celles-là413 ?… « Non. Je l’avoue. »… Vos petits élèves ne vous ont-ils jamais dit un mot qui vous ait causé plus d’admiration et de plaisir que la sentence la plus profonde de Tacite ?… « Cela est quelquefois arrivé. »… Et pourquoi cela ?… « C’est que j’y prends un grand intérêt ; c’est qu’ils m’annonçaient par ce mot une grande sensibilité d’âme, une sorte de pénétration, une justesse d’esprit au-dessus de leur âge. »… L’abbé, à l’application414. Si j’avais là un boisseau415 de dés, que je renversasse ce boisseau, et qu’ils se tournassent tous sur le même point416, ce phénomène vous étonnerait-il beaucoup ? « Beaucoup »… Et si tous ces dés étaient pipés417, le phénomène vous étonnerait-il encore ?… « Non »… L’abbé, à l’application. Ce monde n’est qu’un amas de molécules pipées en une infinité de manières diverses418. Il y a une loi de nécessité qui s’exécute sans dessein, sans effort, sans intelligence, sans progrès, sans résistance dans toutes les œuvres de Nature. Si l’on inventait une machine qui produisît des tableaux tels que ceux de Raphael, [180] ces tableaux continueraient-ils d’être beaux419… « Non »… Et la machine ?… « Lorsqu’elle serait commune, elle ne serait pas plus belle que les tableaux »… Mais d’après vos principes, Raphael n’est-il pas lui-même cette machine à tableaux420. … « Il est vrai ». Mais la machine Raphael n’a jamais été commune421. Mais les ouvrages de cette machine ne sont pas aussi communs que les feuilles de chêne. Mais par une pente naturelle et presque invincible422 nous supposons à cette machine une volonté, une intelligence, un dessein, une liberté423. Supposez Raphael éternel, immobile devant sa toile, peignant nécessairement et sans cesse. Multipliez de toutes parts ces machines imitatrices424. Faites naître les tableaux dans la nature, comme les plantes, les arbres et les fruits qui leur serviraient de modèles ; et dites-moi ce que deviendrait votre admiration. Ce bel ordre qui vous enchante dans l’univers ne peut être autre qu’il est. Vous n’en connaissez qu’un, et c’est celui que vous habitez. Vous le trouvez alternativement beau ou laid, selon que vous coexistez avec lui d’une manière agréable ou pénible. Il serait tout autre qu’il serait également beau ou laid pour ceux qui coexisteraient d’une manière agréable ou pénible avec lui425. Un habitant de Saturne transporté sur la terre sentirait ses poumons déchirés et périrait en maudissant la nature. Un habitant de la terre, transporté dans Saturne, se sentirait étouffé, suffoqué, et périrait en maudissant la nature426. J’en étais là lorsqu’un vent d’ouest balayant la campagne nous enveloppa d’un épais tourbillon de poussière. L’abbé en demeura quelque temps aveuglé. Tandis qu’il se frottait [181] les paupières, j’ajoutais, ce tourbillon qui ne vous semble qu’un chaos de molécules dispersées au hasard ; eh bien, cher abbé, ce tourbillon est tout aussi parfaitement ordonné que le monde ; et j’allais lui en donner des preuves qu’il n’était pas trop en état de goûter, lorsqu’à l’aspect d’un nouveau site, non moins admirable que le premier, ma voix coupée, mes idées confondues, je restai stupéfait et muet.
Deuxième site
C’étaient à droite des montagnes couvertes d’arbres et d’arbustes sauvages. Dans l’ombre, comme disent les voyageurs, dans la demi-teinte, comme disent les artistes. Au pied de ces montagnes, un passant que nous ne voyions que par le dos, son bâton sur l’épaule, son sac suspendu à son bâton, se hâtait vers la route même qui nous avait conduits. Il fallait qu’il fût bien pressé d’arriver, car la beauté du lieu ne l’arrêtait pas. On avait pratiqué sur la rampe de ces montagnes, une espèce de chemin assez large. Nous ordonnâmes à nos enfants de s’asseoir et de nous attendre ; et pour nous assurer qu’ils n’abuseraient point de notre absence, le plus jeune eut pour tâche deux fables de Phèdre à apprendre par cœur, et l’aîné, l’explication du premier livre des Géorgiques à préparer. Ensuite nous nous mîmes à grimper par ce chemin difficile. Vers le sommet nous aperçûmes un paysan avec une voiture couverte ; cette voiture était attelée de bœufs. Il descendait, et ses animaux se piétaient, de crainte que la voiture ne s’accélérât sur eux. Nous les laissâmes derrière nous pour nous enfoncer dans un lointain, fort au-delà des montagnes que nous avions grimpées et qui nous le dérobaient. Après une marche assez longue, nous nous trouvâmes sur une espèce de pont, une de ces fabriques de bois, hardies et telles [182] que le génie, l’intrépidité et le besoin des hommes en ont exécuté dans quelques pays montagneux. Arrêté là, je promenai mes regards autour de moi et j’éprouvai un plaisir accompagné de frémissement. Comme mon conducteur aurait joui de la violence de mon étonnement, sans la douleur d’un de ses yeux qui était resté rouge et larmoyant ! Cependant il me dit d’un ton ironique : « Et Loutherbourg, et Vernet, et Claude Lorrain ? » Devant moi, comme du sommet d’un précipice, j’apercevais les deux côtés, le milieu, toute la scène imposante que je n’avais qu’entrevue du bas des montagnes. J’avais à dos une campagne immense qui ne m’avait été annoncée que par l’habitude d’apprécier les distances entre des objets interposés. Ces arches que j’avais en face, il n’y a qu’un moment, je les avais sous mes pieds. Sous ces arches descendait à grand bruit un large torrent. Ses eaux interrompues, accélérées se hâtaient vers la plage du site la plus profonde. Je ne pouvais m’arracher à ce spectacle mêlé de plaisir et d’effroi. Cependant je traverse cette longue fabrique, et me voilà sur la cime d’une chaîne de montagnes parallèles aux premières. Si j’ai le courage de descendre celles-là, elles me conduiront au côté gauche de la scène dont j’aurai fait tout le tour. Il est vrai que j’ai peu d’espace à traverser pour éviter l’ardeur du soleil et voyager dans l’ombre ; car la lumière vient d’au-delà de la chaîne de montagnes dont j’occupe le sommet et qui forment avec celles que j’ai quittées un amphithéâtre en entonnoir dont le bord le plus éloigné, rompu, brisé est remplacé par la fabrique de bois qui unit les cimes des deux chaînes de montagnes. Je vais. Je descends ; et après une route [183] longue et pénible à travers des ronces, des épines, des plantes et des arbustes touffus, me voilà au côté gauche de la scène. Je m’avance le long de la rive du lac formé par les eaux du torrent, jusqu’au milieu de la distance qui sépare les deux chaînes, je regarde, je vois le pont de bois à une hauteur et dans un éloignement prodigieux. Je vois depuis ce pont, les eaux du torrent arrêtées dans leur cours par des espaces de terrasses naturelles ; je les vois tomber en autant de nappes qu’il y a de terrasses et former une merveilleuse cascade. Je les vois arriver à mes pieds, s’étendre et remplir un vaste bassin. Un bruit éclatant me fait regarder à ma gauche. C’est celui d’une chute d’eaux qui s’échappent d’entre des plantes et des arbustes qui couvrent le haut d’une roche voisine et qui se mêlent en tombant aux eaux stagnantes du torrent. Toutes ces masses de roches hérissées de plantes vers leurs sommets, sont tapissées à leur penchant de la mousse la plus verte et la plus douce. Plus près de moi, presque au pied des montagnes de la gauche s’ouvre une large caverne obscure. Mon imagination échauffée place à l’entrée de cette caverne une jeune fille qui en sort avec un jeune homme. Le jeune homme tient un des bras de la jeune fille sous le sien. Elle, a la tête détournée du jeune homme ; elle a couvert ses yeux de sa main libre, comme si elle craignait de revoir la lumière et de rencontrer les regards du jeune homme. Mais si ces personnages n’y étaient pas, il y avait proche de moi, sur la rive du grand bassin une femme qui se reposait avec son chien à côté d’elle. En suivant la même rive, à gauche, sur une petite plage plus élevée, un groupe d’hommes et de femmes, tel qu’un peintre intelligent l’aurait imaginé ; plus loin un paysan debout. Je le voyais de face, et il me paraissait indiquer de la main, la route à quelque habitant d’un canton éloigné. J’étais immobile ; mes regards erraient sans s’arrêter sur aucun objet ; mes bras tombaient à mes côtés. J’avais la bouche entrouverte. Mon conducteur respectait mon admiration et mon silence. Il était aussi heureux, aussi vain que s’il eût été le propriétaire ou même le créateur de ces merveilles. Je ne vous dirai point quelle fut la durée de mon enchantement. L’immobilité des êtres, la solitude du lieu, son silence [184] profond suspend le temps. Il n’y en a plus. Rien ne le mesure. L’homme devient comme éternel. Cependant par un tour de tête bizarre, comme j’en ai quelquefois, transformant tout à coup l’œuvre de nature, en une production de l’art, je m’écriai : « Que cela est beau, grand, varié, noble, sage, harmonieux, vigoureusement colorié ! Mille beautés éparses dans l’univers ont été rassemblées sur cette toile, sans confusion, sans effort, et liées par un goût exquis. C’est une vue romanesque dont on suppose la réalité quelque part. Si l’on imagine un plan vertical élevé sur la cime de ces deux chaînes de montagnes et assis sur le milieu de cette fabrique de bois, on aura au-delà de ce plan, vers le fond, toute la partie éclairée de la composition ; en deçà, vers le devant, toute sa partie obscure et de demi-teinte. On y voit les objets, nets, distincts, bien terminés. Ils ne sont privés que de la grande lumière. Rien n’est perdu pour moi, parce qu’à mesure que les ombres croissent, les objets sont plus voisins de ma vue. Et ces nuages interposés, entre le ciel et la fabrique de bois, quelle profondeur ne donnent-ils pas à la scène. Il est inouï l’espace qu’on imagine au-delà de ce pont, l’objet le plus éloigné qu’on voie. Qu’il est doux de goûter ici la fraîcheur de ces eaux, après avoir éprouvé la chaleur qui brûle ce lointain ! Que ces roches sont majestueuses ! Que ces eaux sont belles et vraies ! Comment l’artiste en a-t-il obscurci la transparence !… Jusque-là, le cher abbé avait eu la patience de me laisser dire ; mais à ce mot d’artiste, me tirant par la manche : « Est-ce que vous extravaguez ? me dit-il. » Non pas tout à fait… « Que parlez-vous de demi-teinte, de plan, de vigueur de coloris »… [185] Je substitue l’art à la nature pour en bien juger… « Si vous vous exercez souvent à ces substitutions, vous aurez de la peine à trouver de beaux tableaux »… Cela se peut. Mais convenez qu’après cette étude, le petit nombre de ceux que j’admirerai en vaudront la peine… « Il est vrai »…
Tout en causant ainsi, et en suivant la rive du lac, nous arrivâmes où nous avions laissé nos deux petits disciples. Le jour commençait à tomber ; nous ne laissions pas que d’avoir du chemin à faire jusqu’au château. Nous gagnâmes de ce côté, l’abbé faisant réciter à l’un de ses élèves ses deux fables, à l’autre son explication de Virgile, et moi, me rappelant les lieux dont je m’éloignais, et que je me proposais de vous décrire à mon retour. Ma tâche fut plutôt expédiée que celle de l’abbé. A ces vers, Vere novo, gelidus canis cum montibus humor liquitur, et Zephyro putris se gleba resolvit427, je rêvai à la différence des charmes de la peinture et de la poésie ; à la difficulté de rendre d’une langue dans une autre les endroits qu’on entend le mieux.
[428Sur ce je racontais à l’abbé que Jupiter un jour fut attaqué d’un grand mal de tête. Le père des dieux et des hommes passait les jours et les nuits le front penché sur ses deux mains et tirant de sa vaste poitrine un soupir profond. Les dieux et les hommes l’environnaient en silence ; lorsque tout à coup il se releva, poussa un grand cri et l’on vit sortir de sa tête entrouverte une déesse tout armée, toute vêtue. C’était Minerve. Tandis que les dieux dispersés dans l’Olympe célébraient la délivrance de Jupiter et la naissance de Minerve ; les hommes s’occupaient à l’admirer. Tous d’accord sur sa beauté, chacun trouvait quelque chose à redire à son vêtement. Le sauvage lui arrachait son casque et sa cuirasse, et lui ceignait les reins d’un léger cordon [186] de verdure. L’habitant de l’Archipel la voulait toute nue ; celui de l’Ausonie plus décente et plus couverte ; l’Asiatique prétendait que les longs plis d’une tunique qui moulerait ses membres, en descendant mollement jusqu’à ses pieds, auraient infiniment plus de grâce. Le bon, l’indulgent Jupiter fit essayer à sa fille ces différents vêtements, et les hommes reconnurent qu’aucun ne lui allait aussi bien que celui sous lequel elle se montra au sortir de la tête de son père. L’abbé n’eut pas grand-peine à saisir le sens de ma fable.]
Quelques endroits de différents poètes anciens nous donnèrent la torture à l’un et à l’autre, et nous convînmes de dépit que la traduction de Tacite était infiniment plus aisée que celle de Virgile. L’abbé de La Bletterie ne sera pas de cet avis. Quoi qu’il en soit, son Tacite n’en sera pas moins mauvais, ni le Virgile de Desfontaines meilleur.
Nous allions. L’abbé son œil malade couvert d’un mouchoir, et l’âme pleine de scandale de la témérité avec laquelle j’avais avancé qu’un tourbillon de poussière que le vent élève et qui nous aveugle, était tout aussi parfaitement ordonné que l’univers. Ce tourbillon lui paraissait une image passagère du chaos, suscitée fortuitement au milieu de l’œuvre merveilleux de la création. C’est ainsi qu’il s’en expliqua. Mon cher abbé, lui dis-je, oubliez pour un moment le petit gravier qui picote votre cornée, et écoutez-moi. Pourquoi l’univers vous paraît-il si bien ordonné ; c’est que tout y est enchaîné à sa place, et qu’il n’y a pas un seul être qui n’ait dans sa position, sa production, son effet, une raison suffisante ignorée ou connue ? [187] est-ce qu’il y a une exception pour le vent d’ouest ? est-ce qu’il y a une exception pour les grains de sable ? une autre pour les tourbillons ? si toutes les forces qui animaient chacune des molécules qui formaient celui qui nous a enveloppés étaient données, un géomètre vous démontrerait que celle qui est engagée entre votre œil et sa paupière est précisément à sa place… « Mais, dit l’abbé, je l’aimerais tout autant ailleurs ; je souffre, et le paysage que nous avons quitté me récréait la vue… « Et qu’est-ce que cela fait à la nature ? Est-ce qu’elle a ordonné le paysage pour vous… « Pourquoi non »… C’est que si elle a ordonné le paysage pour vous, elle aura aussi ordonné pour vous le tourbillon. Allons, mon ami. Tranchons un peu moins des importants429. Nous sommes dans la nature. Nous y sommes tantôt bien tantôt mal. Et croyez que ceux qui louent la nature d’avoir au printemps tapissé la terre de vert, couleur amie de nos yeux, sont des impertinents qui oublient que cette nature dont ils veulent retrouver en tout et partout la bienfaisance, étend en hiver sur nos campagnes une grande couverture blanche qui blesse nos yeux, nous fait tournoyer la tête et nous expose à mourir glacé. La nature est bonne et belle quand elle nous favorise. Elle est laide et méchante, quand elle nous afflige. C’est à nos efforts mêmes qu’elle doit souvent une partie de ses charmes… « Voilà des idées qui me mèneraient loin »… Cela se peut… « Et me conseilleriez-vous d’en faire le catéchisme de mes élèves »… Pourquoi non ? je vous jure que je le crois plus vrai et moins dangereux qu’un autre… « Je consulterai là-dessus leurs parents »… Leurs parents pensent bien et vous ordonneront d’apprendre à leurs enfants à penser mal… « Mais pourquoi ? [188] Quel intérêt ont-ils à ce qu’on remplisse la tête de ces pauvres petites créatures de sottises et de mensonges ? » Aucun ; mais ils sont inconséquents et pusillanimes.
Troisième site
Je commençais à ressentir de la lassitude, lorsque je me trouvai sur la rive d’une espèce d’anse de mer. Cette anse était formée à gauche par une langue de terre, un terrain escarpé, des rochers couverts d’un paysage tout à fait agreste et touffu. Ce paysage touchait d’un bout au rivage, et de l’autre aux murs d’une terrasse qui s’élevait au-dessus des eaux. Cette longue terrasse était parallèle au rivage, et s’avançait fort loin dans la mer qui délivrée à son extrémité de cette digue prenait toute son étendue. Ce site était encore embelli par un château de structure militaire et gothique. On l’apercevait au loin au bout de la terrasse. Ce château était terminé dans sa plus grande hauteur par une esplanade environnée de mâchicoulis ; une petite tourelle ronde occupait le centre de cette esplanade. Et nous distinguions très bien le long de la terrasse, et autour de l’espace compris entre la tourelle et les mâchicoulis, différentes personnes, les unes appuyées sur le parapet de la terrasse, d’autres sur le haut des mâchicoulis ; ici il y en avait qui se promenaient ; là d’arrêtés debout qui semblaient converser. M’adressant à mon conducteur, Voilà, lui dis-je, encore un assez beau coup d’œil… « Est-ce que vous ne reconnaissez pas ces lieux », me répondit-il… Non… « C’est notre château »… Vous avez raison… « Et tous ces gens-là qui prennent le frais, à la chute du jour ; ce sont nos joueurs, nos joueuses, nos politiques, et nos galants »… Cela se peut… « Tenez, voilà la vieille comtesse qui continue d’arracher les yeux à son partner sur une [189] invite qu’il n’a pas répondue. Proche le château, ce groupe pourrait bien être de nos politiques dont les vapeurs se sont apaisées et qui commencent à s’entendre et à raisonner plus sensément. Ceux qui tournent deux à deux sur l’esplanade, autour de la tourelle, sont infailliblement les jeunes gens, car il faut avoir leurs jambes pour grimper jusque-là. La jeune marquise et le petit comte en descendront les derniers, car ils ont toujours quelque caresse à se faire à la dérobée »… Nous nous étions assis ; nous nous reposions de notre côté ; et nos yeux suivant le rivage, à droite, nous voyions par le dos deux personnes, je ne sais quelles, assises et se reposant aussi dans un endroit où le terrain s’enfonçait ; plus loin des gens de mer occupés à charger ou décharger une nacelle. Dans le lointain, sur les eaux, un vaisseau à la voile ; fort au-delà, des montagnes vaporeuses et très éloignées. J’étais un peu inquiet comment nous regagnerions le château dont nous étions séparés par un espace d’eau assez considérable… Si nous suivons le rivage vers la droite, dis-je à l’abbé ; nous ferons le tour du globe avant que d’arriver au château, et c’est bien du chemin pour ce soir. Si nous le suivons vers la gauche ; arrivés à ce paysage, nous trouverons apparemment un sentier qui le traverse et qui conduit à quelque porte qui s’ouvre sur la terrasse… « Et vous voudriez bien, dit l’abbé, ne faire ni le tour du globe ni celui de l’anse »… Il est vrai. Mais cela ne se peut… « Vous vous trompez. Nous irons à ces mariniers qui nous prendront dans leur nacelle et qui nous déposeront au pied du château. » Ce qui fut dit, fut fait. Nous voilà embarqués, et vingt lorgnettes d’opéra braquées sur nous, et notre arrivée saluée par des cris de joie qui partaient de la terrasse et du sommet du château. Nous y répondîmes selon l’usage. Le ciel était serein. Le vent soufflait du rivage vers le château ; et nous fîmes le trajet en un clin d’œil. Je vous raconte simplement la chose. Dans un moment plus poétique, j’aurais déchaîné les vents, soulevé les flots, montré la petite nacelle tantôt voisine des nues, tantôt précipitée au fond des abîmes ; vous auriez frémi pour l’instituteur, ses jeunes élèves, et le vieux philosophe votre ami. J’aurais porté de la terrasse à vos oreilles, les cris des femmes éplorées. Vous auriez [190] vu sur l’esplanade du château des mains levées vers le ciel ; mais il n’y aurait pas eu un mot de vrai. Le fait est que nous n’éprouvâmes d’autre tempête que celle du premier livre de Virgile que l’un des élèves de l’abbé nous récita par cœur ; et telle fut la fin de notre première sortie ou promenade.
J’étais las ; mais j’avais vu de belles choses, respiré l’air le plus pur et fait un exercice très sain. Je soupai d’appétit, et j’eus la nuit la plus douce et la plus tranquille. Le lendemain en m’éveillant, je disais[,] voilà la vraie vie, le vrai séjour de l’homme. Tous les prestiges de la société ne purent jamais en éteindre le goût. Enchaînés dans l’enceinte étroite des villes par des occupations ennuyeuses et de tristes devoirs, si nous ne pouvons retourner dans les forêts notre premier asile, nous sacrifions une portion de notre opulence à appeler les forêts autour de nos demeures. Mais là elles ont perdu sous la main symétrique de l’art leur silence, leur innocence, leur liberté, leur majesté, leur repos. Là, nous allons contrefaire un moment le rôle du sauvage ; esclaves des usages, des passions, jouer la pantomime de l’homme de nature. Dans l’impossibilité de nous livrer aux fonctions et aux amusements de la vie champêtre, d’errer dans une campagne, de suivre un troupeau, d’habiter une chaumière, nous invitons à prix d’or et d’argent le pinceau de Vauvermans, de Berghem ou de Vernet à nous retracer les mœurs et l’histoire de nos anciens aïeux, et les murs de nos somptueuses et maussades demeures se couvrent des images d’un bonheur que nous regrettons ; et les animaux du Berghem ou de Paul Potter paissent sous nos lambris, parqués dans une riche bordure ; et les toiles d’araignée d’Ostade sont suspendues entre des crépines d’or sur un damas cramoisi ; [191] et nous sommes dévorés par l’ambition, la haine, la jalousie et l’amour ; et nous brûlons de la soif de l’honneur et de la richesse, au milieu des scènes de l’innocence et de la pauvreté, s’il est permis d’appeler pauvre, celui à qui tout appartient. Nous sommes des malheureux autour desquels le bonheur est représenté sous mille formes diverses. O rus, quando te aspiciam430, disait le poète, et c’est un souhait qui s’élève cent fois au fond de notre cœur. »
Quatrième site
J’en étais là de ma rêverie, nonchalamment étendu dans un fauteuil, laissant errer mon esprit, à son gré ; état délicieux, où l’âme est honnête sans réflexion, l’esprit juste et délicat sans effort ; où l’idée, le sentiment semble naître en nous de lui-même, comme d’un sol heureux ; mes yeux étaient attachés sur un paysage admirable, et je disais, l’abbé a raison, nos artistes n’y entendent rien, puisque le spectacle de leurs plus belles productions ne m’a jamais fait éprouver le délire que j’éprouve ; le plaisir d’être à moi, le plaisir de me reconnaître aussi bon que je le suis, le plaisir de me voir et de me complaire, le plaisir plus doux encore de m’oublier. Où suis-je dans ce moment ? Qu’est-ce qui m’environne ? Je ne le sais, je l’ignore. [192] Que me manque-t-il ? rien. Que désiré-je ? rien. S’il est un dieu, c’est ainsi qu’il est. Il jouit de lui-même. » Un bruit entendu au loin, c’était le coup de battoir d’une blanchisseuse, frappa subitement mon oreille ; et adieu mon existence divine. Mais s’il est doux d’exister à la façon de Dieu, il est aussi quelquefois assez doux d’exister à la façon des hommes. Qu’elle vienne ici seulement, qu’elle m’apparaisse, que je revoie ses grands yeux, qu’elle pose doucement sa main sur mon front, qu’elle me sourie... Que ce bouquet d’arbres vigoureux et touffus fait bien à droite ! Cette langue de terre ménagée en pointe au-devant de ces arbres et descendant par une pente facile vers la surface de ces eaux est tout à fait pittoresque. Que ces eaux qui rafraîchissent cette péninsule, en baignant sa rive, sont belles ! Ami, Vernet, prends tes crayons, et dépêche-toi d’enrichir ton portefeuille de ce groupe de femmes. L’une penchée vers la surface de l’eau, y trempe son linge. L’autre accroupie le tord. Une troisième debout en a rempli le panier qu’elle a posé sur sa tête. N’oublie pas ce jeune homme que tu vois par le dos, proche d’elles, courbé vers le fond et s’occupant du même travail. Hâte-toi, car ces figures prendront dans un instant, une autre position moins heureuse peut-être. Plus ta copie sera fidèle, plus ton tableau sera beau. Je me trompe. Tu donneras à ces femmes un peu plus de légèreté. Tu les toucheras moins lourdement. Tu affaibliras le ton jaunâtre et sec de cette terrasse. Ce pêcheur qui a jeté son filet vers la gauche, à l’endroit où les eaux prennent toute leur étendue, tu le laisseras tel qu’il est. Tu n’imagineras rien de mieux. Vois son attitude. Comme elle est vraie ! place aussi son chien à côté de lui. Quelle foule d’accessoires heureux à recueillir pour ton talent. Et ce bout de rocher qui est tout à fait à gauche, et proche de ce rocher sur le fond, ces bâtiments et ces hameaux, et entre cette fabrique, ce hameau, et la langue de terre aux blanchisseuses, ces eaux tranquilles et calmes dont la surface s’étend et se perd dans le lointain. [193] Si sur un plan correspondant à ces femmes occupées, mais à une très grande distance, tu places dans une de tes compositions, comme la nature te l’indique ici, des montagnes vaporeuses dont je n’aperçoive que le sommet, l’horizon de ta toile en sera renvoyé aussi loin que tu le voudras. Mais comment feras-tu pour rendre, je ne dis pas la forme de ces objets divers, ni même leur vraie couleur, mais la magique harmonie qui les lie... pourquoi suis-je seul ici ! pourquoi personne ne partage-t-il avec moi le charme, la beauté de ce site ! il me semble que si elle était là, dans son vêtement négligé, que je tinsse sa main, que son admiration se joignît à la mienne, j’admirerais bien davantage. Il me manque un sentiment que je cherche, et qu’elle seule peut m’inspirer. Que fait le propriétaire de ce beau lieu ? il dort. Je vous appelais, j’appelais mon amie, lorsque le cher abbé entra avec son mouchoir sur son œil. Vos tourbillons de poussière, me dit-il avec un peu d’humeur, qui sont aussi bien ordonnés que le monde, m’ont fait passer une mauvaise nuit. Ses bambins étaient à leurs devoirs, et il venait causer avec moi. L’émotion vive de l’âme laisse, même après qu’elle est passée, des traces sur le visage qu’il n’est pas difficile de reconnaître. L’abbé ne s’y méprit pas. Il devina quelque chose de ce qui s’était passé au fond de la mienne… « J’arrive à contretemps », me dit-il… Non, l’abbé… « Une autre compagnie vous rendrait peut-être en ce moment plus heureux que la mienne »… Cela se peut… « Je m’en vais donc »… Non, restez. Il resta. Il m’invita à prolonger mon séjour, et me promit autant de promenades telles que celles de la veille, de tableaux tels que celui que j’avais sous les yeux, que je lui accorderais de journées. Il était neuf heures du matin, et tout dormait encore autour de nous. Entre un assez grand nombre d’hommes aimables et de femmes charmantes que ce séjour rassemblait et qui tous s’étaient sauvés de la ville, à ce qu’ils disaient, pour jouir des agréments, du bonheur de la campagne, aucun qui eût quitté son oreiller, qui vînt respirer la première fraîcheur de l’air, entendre le premier chant des oiseaux, sentir le charme de la nature ranimée par les vapeurs de la nuit, [194] recevoir le premier parfum des fleurs, des plantes et des arbres. Ils semblaient ne s’être faits habitants des champs que pour se livrer plus sûrement et plus continûment aux ennuis de la ville. Si la compagnie de l’abbé n’était pas tout à fait celle que j’aurais choisie, je m’aimais encore mieux avec lui que seul. Un plaisir qui n’est que pour moi me touche faiblement et dure peu. C’est pour moi et pour mes amis que je lis, que je réfléchis, que j’écris, que je médite, que j’entends, que je regarde, que je sens. Dans leur absence, ma dévotion, rapporte tout à eux. Je songe sans cesse à leur bonheur. Une belle ligne me frappe-t-elle ; ils la sauront. Ai-je rencontré un beau trait, je me promets de leur en faire part. Ai-je sous les yeux quelque spectacle enchanteur, sans m’en apercevoir j’en médite le récit pour eux. Je leur ai consacré l’usage de tous mes sens et de toutes mes facultés ; et c’est peut-être la raison pour laquelle tout s’exagère, tout s’enrichit un peu dans mon imagination et dans mon discours. Ils m’en font quelquefois un reproche ; les ingrats !
L’abbé placé à côté de moi s’extasiait, à son ordinaire, sur les charmes de la nature. Il avait répété cent fois l’épithète de beau, et je remarquais que cet éloge commun s’adressait à des objets tout divers. L’abbé, lui dis-je, cette roche escarpée, vous l’appelez belle ; la forêt sourcilleuse qui la couvre, vous l’appelez belle ; ce torrent qui blanchit de son écume le rivage et qui en fait frissonner le gravier, vous l’appelez beau. Le nom de beau, vous l’accordez, à ce que je vois, à l’homme, à l’animal, à la plante, à la pierre, aux poissons, aux oiseaux, aux métaux. Cependant vous m’avouerez qu’il n’y a aucune qualité physique commune entre ces êtres. D’où vient donc ce tribut commun ?… « Je ne sais. Et vous m’y faites penser pour la première fois. »… C’est une chose toute simple. La généralité de votre panégyrique vient, cher abbé, de quelques idées ou sensations communes excitées dans votre âme par des qualités physiques absolument différentes… « J’entends, l’admiration. »… Ajoutez et le plaisir. Si vous y regardez de près, vous [195] trouverez que les objets qui causent de l’étonnement ou de l’admiration sans faire plaisir ne sont pas beaux ; et que ceux qui font plaisir, sans causer de la surprise ou de l’admiration, ne le sont pas davantage. Le spectacle de Paris en feu, vous ferait horreur. Au bout de quelque temps, vous aimeriez à vous promener sur ses cendres. Vous éprouveriez un violent supplice à voir expirer votre amie. Au bout de quelque temps, votre mélancolie vous conduirait vers sa tombe, et vous vous y asseyeriez. Il y a des sensations simples et des sensations composées ; et c’est la raison pour laquelle il n’y a de beaux que les objets de la vue et de l’ouïe. Écartez du son toute idée accessoire, et morale, et vous lui ôterez sa beauté. Arrêtez à la surface de l’œil une image ; que l’impression n’en passe ni à l’esprit ni au cœur, et elle n’aura plus rien de beau. Il y a encore une autre distinction, c’est l’objet dans la nature, et le même objet dans l’art ou l’imitation. Ce terrible incendie au milieu duquel hommes, femmes, enfants, pères, mères, frères, sœurs, amis, étrangers, concitoyens, tout périt, vous plonge dans la consternation ; vous fuyez, vous détournez vos regards, vous fermez vos oreilles aux cris. Spectateur peut-être désespéré de survivre à tant d’êtres chéris, hasarderez-vous431 votre vie. Vous chercherez à les sauver, ou à trouver dans les flammes un sort commun avec eux. Qu’on vous montre sur la toile les incidents de cette calamité, et vos yeux s’y arrêteront avec joie. Vous direz avec Ænee, En Priamus ; sunt hic etiam sua praemia laudi432… « Et je verserai des larmes »… Je n’en doute pas… « Mais puisque [196] j’ai du plaisir, qu’ai-je à pleurer ? et si je pleure, comment se fait-il que j’aie du plaisir ? »… Serait-il possible, l’abbé, que vous ne connussiez pas ces larmes-là ? vous n’avez donc jamais été vain, quand vous avez cessé d’être fort ? vous n’avez donc jamais arrêté vos regards sur celle qui venait de vous faire le plus grand sacrifice qu’une femme honnête puisse faire. Vous n’avez donc... « Pardonnez-moi, j’ai, j’ai éprouvé la chose ; mais je n’en ai jamais su la raison, et je vous la demande. »
Quelle question vous me faites là, cher abbé. Nous y serions encore demain, et tandis que nous passerions assez agréablement votre temps, vos disciples perdraient le leur… « Un mot seulement. »… Je ne saurais. Allez à votre thème et à votre version… « Un mot »… Non, non, pas une syllabe. Mais prenez mes tablettes, cherchez au verso du premier feuillet, et peut-être y trouverez-vous quelques lignes qui mettront votre esprit en train. L’abbé prit les tablettes, et tandis que je m’habillais, il lut.
La Rochefoucauld a dit que dans les plus grands malheurs des personnes qui nous sont le plus chères, il y a toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas433… « Est[-ce] cela ? », me dit l’abbé… Oui… « Mais cela ne vient guère à la chose »… Allez toujours434… Et il continua.
N’y aurait-il pas à cette idée un côté vrai et moins affligeant pour l’espèce humaine ? il est beau, il est doux de compatir aux malheureux. Il est beau, il est doux de se sacrifier pour eux. C’est à leur infortune que [197] nous devons la connaissance flatteuse de l’énergie de notre âme. Nous ne nous avouons pas aussi franchement à nous-mêmes qu’un certain chirurgien le disait à son ami, Je voudrais que vous eussiez une jambe cassée et vous verriez ce que je sais faire ; mais tout ridicule que ce souhait paraisse, il est caché au fond de tous les cœurs. Il est naturel. Il est général. Qui est-ce qui ne désirera pas sa maîtresse au milieu des flammes, s’il peut se promettre de s’y précipiter comme Alcibiade, et de la sauver entre ses bras. Nous aimons mieux voir sur la scène l’homme de bien souffrant que le méchant puni ; et sur le théâtre du monde, au contraire, le méchant puni que l’homme de bien souffrant. C’est un beau spectacle que celui de la vertu sous les grandes épreuves. Les efforts les plus terribles tournés contre elle ne nous déplaisent pas. Nous nous associons volontiers, en idée, au héros opprimé. L’homme le plus épris de la fureur de la tyrannie, laisse là le tyran et le voit tomber avec joie dans la coulisse, mort d’un coup de poignard. Le bel éloge de l’espèce humaine, que ce jugement impartial du cœur, en faveur de l’innocence. Une seule chose peut nous rapprocher du méchant, c’est la grandeur de ses vues, l’étendue de son génie, le péril de son entreprise. Alors si nous oublions sa méchanceté, pour courir son sort, si nous conjurons [198] contre Venise avec le comte de Bedmar435 ; c’est la vertu qui nous subjugue encore sous une autre face… Cher abbé, observez en passant combien l’historien éloquent peut être dangereux, et continuez... Nous allons au théâtre chercher de nous-même une estime que nous ne méritons pas, prendre bonne opinion de nous, partager l’orgueil de grandes actions que nous ne ferons jamais, ombres vaines des fameux personnages qu’on nous montre. Là, prompts à embrasser, à serrer contre notre sein la vertu menacée, nous sommes bien sûrs de triompher avec elle, ou de la lâcher quand il en sera temps. Nous la suivons jusqu’au pied de l’échafaud, mais pas plus loin ; et personne n’a mis sa tête sur le billot, à côté de celle du comte d’Essex436. Aussi le parterre est-il plein, et les lieux de la misère réelle, vides. S’il fallait sérieusement subir la destinée du malheureux mis en scène, les loges seraient désertes. Le poète, le peintre, le statuaire, le comédien sont des charlatans qui nous vendent à peu de frais la fermeté du vieil Horace, le patriotisme du vieux Caton, les plus séduisants des flatteurs.
L’abbé en était là, lorsqu’un de ses élèves entra, sautant de joie, son cahier à la main. L’abbé qui préférait de causer avec moi, à aller à son devoir ; car le devoir est une des choses les plus déplaisantes de ce monde ; c’est toujours caresser sa femme et payer ses dettes, l’abbé renvoya l’enfant, [199] et me demanda la lecture du paragraphe suivant… Lisez, l’abbé, et l’abbé lut.
Un imitateur de nature rapportera toujours son ouvrage à quelque but important. Je ne prétends point que ce soit en lui méthode, projet, réflexion, mais instinct, pente secrète, sensibilité naturelle, goût exquis et grand. Lorsqu’on présenta à de Voltaire Denis le tyran, première et dernière tragédie de Marmontel, le vieux poète dit, il ne fera jamais rien ; il n’a pas le secret… « Le génie peut-être ? »… Oui, l’abbé, le génie, et puis le bon choix des sujets, l’homme de nature opposé à l’homme civilisé ; l’homme sous l’empire du despotisme, l’homme accablé sous le joug de la tyrannie, des pères, des mères, des époux, les liens les plus sacrés, les plus doux, les plus violents, les plus généraux, les maux de la société, la loi inévitable de la fatalité, les suites des grandes passions ; il est difficile d’être fortement ému d’un péril qu’on n’éprouvera peut-être jamais. Moins la distance du personnage à moi est grande, plus l’attraction est prompte, plus l’adhésion est forte. On a dit, Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi437. Mais tu pleureras tout seul, sans que je sois tenté de mêler une larme aux tiennes, si je ne puis me substituer à ta place. Il faut que je m’accroche à l’extrémité de la corde qui te tient suspendu dans les airs, ou je ne frémirai pas… « Ah, j’entends à présent »… Quoi, l’abbé ?… « Je fais deux rôles, je suis double ; je suis Le Couvreur et je reste moi. C’est le moi Couvreur qui frémit et qui souffre, et c’est le moi tout court qui a du plaisir »… Fort bien, l’abbé ; et voilà la limite de l’imitateur de [200] nature. Si je m’oublie trop et trop longtemps, la terreur est trop forte. Si je ne m’oublie point du tout ; si je reste toujours un, elle est trop faible. C’est ce juste tempérament qui fait verser des larmes délicieuses.
On avait exposé deux tableaux qui concouraient pour un prix proposé. C’était un Saint Barthélémy sous le couteau des bourreaux. Une paysanne âgée décida les juges incertains. Celui-ci, dit la bonne femme, me fait grand plaisir ; mais cet autre me fait grand-peine. Le premier la laissait hors de la toile, le second l’y faisait entrer. Nous aimons le plaisir en personne, et la douleur en peinture.
On prétend que la présence de la chose frappe plus que son imitation ; cependant on quittera Caton expirant sur la scène, pour courir au supplice de Lally. Affaire de curiosité. Si Lally était décapité tous les jours, on resterait à Caton. Le théâtre est le mont Tarpéien, le parterre est le quai Pelletier des honnêtes gens438.
Le peuple cependant ne se lasse point d’exécutions. C’est un autre principe. L’homme du coin devient au retour le Démosthène de son quartier. Pendant huit jours, il pérore, on l’écoute, pendent ab ore loquentis439. Il est un personnage.
Si l’objet nous intéresse en nature, l’art réunira le charme de la chose, au charme de l’imitation. Si l’objet nous répugne en nature, il ne restera [201] sur la toile, dans le poème, sur le marbre, que le prestige de l’imitation. Celui donc qui se négligera sur le choix du sujet, se privera de la meilleure partie de son avantage. C’est un magicien maladroit qui casse en deux sa baguette.
Tandis que l’abbé s’amusait à causer ; ses enfants s’amusaient de leur côté à jouer. Le thème et la version avaient été faits à la hâte. Le thème était rempli de solécismes ; la version de contresens ; l’abbé en colère prononçait qu’il n’y aurait point de promenade. En effet il n’y en eut point ; et selon l’usage, les élèves et moi nous fûmes châtiés de la faute du maître ; car les enfants ne manquent guère à leurs devoirs que parce que les maîtres ne sont pas au leur. Je pris donc le parti, privé de mon cicerone et de sa galerie, de me prêter aux amusements du reste de la maison. Je jouai, je jouai mal, je fus grondé et je perdis mon argent. Je me mêlai à l’entretien de nos philosophes qui devinrent à la fin si brouillés, si bruyants que, n’étant plus d’âge propre aux promenades du parc, je pris furtivement mon chapeau et mon bâton, et m’en allai seul, à travers champs, rêvant à la très belle et très importante question qu’ils agitaient et à laquelle ils étaient arrivés de fort loin.
Il s’agissait d’abord de l’acception des mots, de la difficulté de les circonscrire, et de l’impossibilité de s’entendre sans ce préliminaire.
Tous n’étaient pas d’accord ni sur l’un ni sur l’autre point. On choisit un exemple, et ce fut le mot Vertu. On demanda qu’est-ce que la vertu, et chacun la définissant à sa mode la dispute changea d’objet, les uns prétendant que la vertu était l’habitude de conformer sa conduite à la loi ; les autres que c’était l’habitude de conformer sa conduite à l’utilité publique.
Les premiers disaient que la vertu définit l’habitude de conformer ses actions à l’utilité publique était la vertu du législateur ou du souverain, et non celle du sujet, du citoyen, du peuple ; car qui est-ce qui a des idées [202] exactes de l’utilité publique. C’est une notion si compliquée, dépendante de tant d’expérience, et de lumières que les philosophes même en disputaient entre eux. Si l’on abandonne les actions des hommes à cette règle, le vicaire de Saint-Roch qui croit son culte très essentiel au maintien de la société, tuera le philosophe, s’il n’est prévenu par celui-ci qui regarde toute institution religieuse comme contraire au bonheur de l’homme. L’ignorance et l’intérêt qui brouillent et obscurcissent tout dans les têtes humaines, montreront l’intérêt général où il n’est pas. Chacun ayant sa vertu, la vie de l’homme se remplira de crimes. Le peuple ballotté par ses passions et par ses erreurs n’aura point de mœurs : car il n’y a de mœurs que là où les lois bonnes ou mauvaises sont sacrées ; car c’est là seulement que la conduite générale est uniforme. Pourquoi n’y a-t-il et ne peut-il y avoir de mœurs dans aucune contrée de l’Europe ? C’est que la loi civile et la loi religieuse sont en contradiction avec la loi de nature. Qu’en arrive-t-il ? C’est que toutes trois enfreintes et observées alternativement, elles perdent toute sanction. On n’y est ni religieux, ni citoyen, ni homme. On n’y est que ce qui convient à l’intérêt du moment. D’ailleurs, si chacun s’institue juge compétent de la conformité de la loi avec l’utilité publique, l’effrénée liberté d’examiner, d’observer ou de fouler aux pieds les mauvaises lois conduira bientôt à l’examen, au mépris et à l’infraction des bonnes. [203]
Cinquième site
J’allais devant moi, ruminant ces objections qui me paraissaient fortes, lorsque je me trouvai entre des arbres et des rochers, lieu sacré par son silence et son obscurité. Je m’arrêtai là et je m’assis. J’avais à ma droite un phare qui s’élevait du sommet des rochers. Il allait se perdre dans la nue, et la mer en mugissant venait se briser à ses pieds. Au loin des pêcheurs et des gens de mer étaient diversement occupés. Toute l’étendue des eaux agitées s’ouvrait devant moi. Elle était couverte de bâtiments dispersés. J’en voyais s’élever au-dessus des vagues, tandis que d’autres se perdaient au-dessous ; chacun, à l’aide de ses voiles et de sa manœuvre, suivant des routes contraires, quoique poussé par un même vent ; images de l’homme et du bonheur, du philosophe et de la vérité.
Nos philosophes auraient été d’accord sur leur définition de la vertu, si la loi était toujours l’organe de l’utilité publique ; mais il s’en manquait beaucoup que cela fût et il était dur d’assujettir des hommes sensés, par respect pour une mauvaise loi, mais bien évidemment mauvaise, à l’autoriser de leur exemple et à se souiller d’actions contre lesquelles leur âme et leur conscience se révoltaient. Quoi donc, habitant de la côte du Malabar, égorgerai-je mon enfant, le pilerai-je, me frotterai-je de sa graisse pour me rendre invulnérable ? me plierai-je à toutes les extravagances des nations ? couperai-je ici les testicules à mon fils ? là foulerai-je aux pieds ma fille, pour la faire avorter ? ailleurs immolerai-je des hommes mutilés, une foule de femmes emprisonnées à ma débauche et à ma jalousie ?... Pourquoi non. Des usages aussi monstrueux ne peuvent durer ; et puis [204] s’il faut opter, être méchant homme ou bon citoyen ; puisque je suis membre d’une société, je serai bon citoyen, si je puis. Mes bonnes actions seront à moi : c’est à la loi à répondre des mauvaises. Je me soumettrai à la loi, et je réclamerai contre elle... Mais si cette réclamation prohibée par la loi même est un crime capital ?... Je me tairai ou je m’éloignerai... Socrate dira, lui : Ou je parlerai et je périrai. L’apôtre de la vérité se montrera-t-il donc moins intrépide que l’apôtre du mensonge. Le mensonge aura-t-il seul le privilège de faire des martyrs ? Pourquoi ne dirai-je pas : La loi l’ordonne, mais la loi est mauvaise. Je n’en ferai rien. Je n’en veux rien faire. J’aime mieux mourir... Mais Aristippe lui répondra : Je sais tout aussi bien que toi, ô Socrate, que la loi est mauvaise, et je ne fais pas plus de cas de la vie qu’un autre. Cependant je me soumettrai à la loi, de peur qu’en discutant de mon autorité privée les mauvaises lois, je n’encourage par mon exemple la multitude insensée à discuter les bonnes. Je ne fuirai point les cours comme toi. Je saurai me vêtir de pourpre. Je ferai ma cour aux maîtres du monde ; et peut-être en obtiendrai-je ou l’abolition de la loi mauvaise, ou la grâce de l’homme de bien qui l’aura enfreinte.
Je quittais cette question. Je la reprenais pour la quitter encore. Le [205] spectacle des eaux m’entraînait malgré moi. Je regardais. Je sentais. J’admirais. Je ne raisonnais plus. Je m’écriais, ô profondeur des mers ! et je demeurais absorbé dans diverses spéculations entre lesquelles mon esprit était balancé, sans trouver d’ancre qui me fixât. Pourquoi, me disais-je, les mots les plus généraux, les plus saints, les plus usités, loi, goût, beau, bon, vrai, usage, mœurs, vice, vertu, instinct, esprit, matière, grâce, beauté, laideur, si souvent prononcés, s’entendent-ils si peu, se définissent-ils si diversement ?... pourquoi ces mots si souvent prononcés, si peu entendus, si diversement définis, sont-ils employés avec la même précision par le philosophe, par le peuple et par les enfants. L’enfant se trompera sur la chose, mais non sur la valeur du mot. Il ne sait ce qui est vraiment beau ou laid, bon ou mauvais, vrai ou faux ; mais il sait ce qu’il veut dire tout aussi bien que moi. Il approuve, il désapprouve ; comme moi. Il a son admiration et son dédain... est-ce réflexion en moi ? est-ce habitude machinale en lui ?... mais de son habitude machinale, ou de ma réflexion, quel est le guide le plus sûr ?... Il dit, voilà ma sœur. Moi qui l’aime, j’ajoute ; petit, vous avez raison ; c’est sa taille élégante, sa démarche légère, son vêtement simple et noble, le port de sa tête, le son de sa voix, de cette voix qui fait toujours tressaillir mon cœur ... Y aurait-il dans les choses quelque analogie nécessaire à notre bonheur ?... cette analogie se reconnaîtrait-elle par l’expérience ; en aurais-je un pressentiment secret ?... serait-ce à des expériences réitérées, que je devrais cet attrait, cette répugnance qui réveillée subitement forme la rapidité de mes jugements ?... quel inépuisable fonds de recherches ?... Dans cette recherche, quel est le premier objet à connaître ?... moi... que suis-je ? qu’est-ce qu’un homme ?... un animal ?... Sans doute. Mais le chien est un animal aussi. Le loup est un animal aussi. Mais l’homme n’est ni un loup ni un chien... quelle notion précise peut-on avoir du bien et du mal, du beau et du laid, du bon et du mauvais, du vrai et du faux, sans une [206] notion préliminaire de l’homme... mais si l’homme ne se peut définir... tout est perdu... combien de philosophes, faute de ces observations si simples ont fait à l’homme la morale des loups, aussi bêtes en cela que s’ils avaient prescrit aux loups la morale de l’homme... tout être tend à son bonheur, et le bonheur d’un être ne peut être le bonheur d’un autre... la morale se renferme donc dans l’enceinte de l’espèce... qu’est-ce qu’une espèce ?... une multitude d’individus organisés de la même manière... quoi l’organisation serait la base de la morale... je le crois... mais Polipheme qui n’eut presque rien de commun dans son organisation avec les compagnons d’Ulisse, ne fut donc pas plus atroce en mangeant les compagnons d’Ulysse, que les compagnons d’Ulisse en mangeant un lièvre ou un lapin... Mais les rois, mais Dieu qui est seul de son espèce ?...
Le soleil qui touchait à son horizon disparut. La mer prit tout à coup un aspect plus sombre et plus solennel. Le crépuscule qui n’est d’abord ni le jour ni la nuit, image de nos faibles pensées, image qui avertit le philosophe de s’arrêter dans ses spéculations, avertit aussi le voyageur de ramener ses pas vers son asile. Je m’en revenais donc, et je pensais que s’il y avait une morale propre à une espèce d’animaux, et une morale propre à une autre espèce ; peut-être dans la même espèce, y avait-il une morale propre à différents individus, ou du moins à différentes conditions ou collections d’individus semblables ; et pour ne pas vous scandaliser par un exemple trop sérieux, une morale propre aux artistes ou à l’art, et que cette morale pourrait bien être le rebours de la morale usuelle. Oui, mon ami, j’ai bien [207] peur que l’homme n’allât droit au malheur par la voie qui conduit l’imitateur de nature au sublime. Se jeter dans les extrêmes, voilà la règle du poète. Garder en tout un juste milieu, voilà la règle du bonheur. Il ne faut point faire de poésie dans la vie. Les héros, les amants romanesques, les grands patriotes, les magistrats inflexibles, les apôtres de religion, les philosophes à toute outrance, tous ces rares et divins insensés font de la poésie dans la vie. De là leur malheur. Ce sont eux qui fournissent après leurs morts aux grands tableaux. Ils sont excellents à peindre. Il est d’expérience que la nature condamne au malheur celui à qui elle a départi le génie, et celle qu’elle a douée de la beauté. C’est que ce sont des êtres poétiques.
[440Je me rappelais la foule des grands hommes et des belles femmes dont la qualité qui les avait distingués du reste de leur espèce, avait fait le malheur. Je faisais en moi-même l’éloge de la médiocrité qui met également à l’abri du blâme et de l’envie ; et je me demandais pourquoi cependant personne ne voudrait perdre de sa sensibilité, et devenir médiocre. O vanité de l’homme ! Je parcourais depuis les premiers personnages de la Grèce et de Rome, jusqu’à ce vieil abbé qu’on voit dans nos promenades, vêtu de noir, tête hérissée de cheveux blancs, l’œil hagard, la main appuyée sur une petite canne, rêvant, allant, clopinant. C’est l’abbé de Gua de Malves. C’est un profond géomètre, témoin son traité des courbes du troisième et quatrième genre, et sa solution ou plutôt démonstration de la règle de Descartes sur les signes d’une équation. Cet homme, placé devant sa table, enfermé dans son cabinet, peut combiner une infinité de quantités ; il n’a pas le sens commun dans la rue. Dans la même année, il embarrassera ses revenus de délégations, [208] il perdra sa place de professeur au Collège royal, et s’exclura de l’Académie, il achèvera sa ruine par la construction d’une machine à cribler le sable, il criblera le sable et n’en séparera pas une paillette d’or ; il s’en reviendra pauvre et déshonoré ; en s’en revenant, il passera sur une planche étroite, il tombera et se cassera une jambe. Celui-ci est un imitateur sublime de nature, voyez ce qu’il sait exécuter soit avec l’ébauchoir, soit avec le crayon, soit avec le pinceau ; admirez son ouvrage étonnant ; eh bien, il n’a pas sitôt déposé l’instrument de son métier qu’il est fou. Ce poète que la sagesse paraît inspirer et dont les écrits sont remplis de sentences à graver en lettres d’or ; dans un instant il ne sait plus ce qu’il dit, ce qu’il fait, il est fou, cet orateur qui s’empare de nos âmes et de nos esprits, qui en dispose à son gré, descendu de la chaire, il n’est plus maître de lui, il est fou. Quelle différence, m’écriais-je, du génie et du sens commun ; de l’homme tranquille et de l’homme passionné. Heureux, cent fois heureux, m’écriais-je encore, Mr Baliveau441, capitoul de Toulouse ! c’est Me Baliveau qui boit bien, qui mange bien, qui digère bien, qui dort bien. C’est lui qui prend son café le matin ; qui fait la police au marché ; qui pérore dans sa petite famille, qui arrondit sa fortune, qui prêche à ses enfants la fortune, qui vend à temps son avoine et son blé, qui garde dans son cellier ses vins, jusqu’à ce que la gelée des vignes en ait amené la cherté, qui sait placer sûrement ses fonds, qui se vante de n’avoir jamais été enveloppé dans aucune faillite, qui vit ignoré et pour qui le bonheur inutilement envié d’Horace, le bonheur de mourir ignoré fut fait.]
Mr Baliveau est un homme fait pour son bonheur et pour le malheur des autres. Son neveu, Mr de L’Empirée, tout au contraire. On veut être Mr de L’Empirée à vingt ans ; et Mr Baliveau à cinquante. C’est tout juste mon âge.
J’étais encore à quelque distance du château, lorsque j’entendis sonner le souper. Je ne m’en pressai pas davantage. Je me mets quelquefois à table [209] le soir, mais il est rare que je mange. J’arrivai à temps pour recevoir quelques plaisanteries sur mes courses, et faire la chouette à deux femmes qui jouèrent les cinq à six premiers rois d’un bonheur extraordinaire. La galerie qui cherchait encore à les amuser à mes dépens, trouvait qu’avec la ressource dont j’étais dans la société, il ne fallait pas supporter plus longtemps ce goût effréné pour les montagnes et les forêts. Qu’on y perdait trop. On calcula ce que je devais à la compagnie à tant par partie ; et à tant de parties par jour. Cependant la chance tourna et les plaisants changèrent de côté. Il y a plusieurs petites observations que j’ai presque toujours faites. C’est que les spectateurs au jeu ne manquaient guère de prendre parti pour le plus fort, de se liguer avec la fortune et de quitter des joueurs excellents qui n’intéressaient pas leur jeu, pour s’attrouper autour de pitoyables joueurs qui risquaient des masses d’or. Je ne néglige point ces petits phénomènes, lorsqu’ils sont constants, parce qu’alors ils éclairent sur la nature humaine que le même ressort meut dans les grandes occasions et dans les frivoles. Rien ne ressemble tant à un homme qu’un enfant. Combien le silence est nécessaire, combien il est rarement gardé autour d’une table de jeu. Combien la plaisanterie qui trouble et contriste le perdant y est déplacée ; et combien je ne sais quelle sorte de plate commisération est plus insupportable encore. S’il est rare de trouver un homme gui sache perdre, combien il est plus rare d’en trouver un qui sache gagner. Pour des femmes, il n’y en a point. Je n’en ai jamais vu une qui contînt ni sa bonne humeur dans la prospérité, ni sa mauvaise humeur dans l’adversité. La bizarrerie [210] de certains hommes sérieusement irrités de la prédilection aveugle du sort, joueurs infidèles ou fâcheux par cette unique raison. Un certain abbé de Maginville qui dépensait fort bien vingt louis à nous donner un excellent dîner, nous volait au jeu un petit écu qu’il abandonnait le soir à ses gens. L’homme ambitionne la supériorité, même dans les plus petites choses. Jean-Jacques Rousseau qui me gagnait toujours aux échecs, me refusait un avantage qui rendît la partie plus égale… « Souffrez-vous à perdre », me disait-il. Non, lui répondais-je. Mais je me défendrais mieux et vous en auriez plus de plaisir. « Cela [se] peut, répliquait-il, laissons pourtant les choses comme elles sont. » Je ne doute point que le premier président ne voulût savoir tenir un fleuret et tirer des armes mieux que Motet, et l’abbesse de Chelles mieux danser que la Guimard. On sauve sa médiocrité ou son ignorance, par du mépris.
Il était tard quand je me retirai ; mais l’abbé me laissa dormir la grasse matinée. Il ne m’apparut que sur les dix heures, avec son bâton d’aubépine et son chapeau rabattu. Je l’attendais. Et nous voilà partis avec les deux petits compagnons de nos pèlerinages. Nous étions précédés de deux valets qui se relayaient à porter un large panier. Il y avait près d’une heure que nous marchions en silence à travers les détours d’une longue forêt qui nous dérobait à l’ardeur du soleil, lorsque tout à coup je me trouvai placé en face du paysage qui suit. Je ne vous en dis rien. Vous en jugerez.
Sixième site
Imaginez à droite la cime d’un rocher qui se perd dans la nue. Il était dans le lointain, à en juger par les objets interposés, et la manière terne et [211] grisâtre dont il était éclairé. Proche de nous, toutes les couleurs se distinguent ; au loin, elles se confondent en s’éteignant, et leur confusion produit un blanc mat. Imaginez au-devant de ce rocher et beaucoup plus voisine, une fabrique de vieilles arcades. Sur le cintre de ces arcades, une plate-forme qui conduisait à une espèce de phare. Au-delà de ce phare, à une grande distance, des monticules. Proche des arcades, mais tout à fait à notre droite, un torrent qui se précipitait d’une énorme hauteur, et dont les eaux écumeuses étaient resserrées dans la crevasse profonde d’un rocher, et brisées dans leur chute par des masses informes de pierre ; vers ces masses, quelques barques à flot ; à notre gauche, une langue de terre où des pêcheurs et autres gens étaient occupés. Sur cette langue de terre, un bout de forêt éclairée par la lumière qui venait d’au-delà. Entre ce paysage de la gauche, le rocher crevassé, et la fabrique de pierre, une échappée de mer qui s’étendait à l’infini, et sur cette mer quelques bâtiments dispersés. A droite, les eaux de la mer baignaient le pied du phare, et d’une autre longue fabrique adjacente, en retour d’équerre, qui s’enfuyait dans le lointain.
Si vous ne faites pas un effort pour vous bien représenter ce site, vous me prendrez pour un fou, lorsque je vous dirai que je poussai un cri d’admiration et que je restai immobile et stupéfait. L’abbé jouit un moment de ma surprise. Il m’avoua qu’il s’était usé sur les beautés de nature, mais qu’il était toujours neuf pour la surprise qu’elles causaient aux autres ; ce qui m’expliqua la chaleur avec laquelle les gens à cabinet y appelaient les curieux. Il me laissa pour aller à ses élèves qui étaient assis à terre, le dos appuyé contre des arbres, leurs livres épars sur l’herbe, et le couvercle du panier posé sur leurs genoux et leur servant de pupitre. A quelque distance, les valets fatigués se reposaient étendus ; et moi j’errais incertain sous quel point je m’arrêterais et verrais. O nature, que tu es grande ! O nature, que tu es imposante, majestueuse et belle ! C’est tout ce que je disais au fond de mon âme. Mais comment pourrais-je vous rendre la variété des sensations délicieuses dont ces mots répétés en cent manières diverses étaient accompagnés. On les aurait sans doute toutes lues sur mon visage. On les [212] aurait distinguées aux accents de ma voix, tantôt faibles, tantôt véhéments, tantôt coupés, tantôt continus. Quelquefois mes yeux et mes bras s’élevaient vers le ciel ; quelquefois ils retombaient à mes côtés, comme entraînés de lassitude. Je crois que je versai quelques larmes. Vous, mon ami, qui connaissez si bien l’enthousiasme et son ivresse, dites-moi quelle est la main qui s’était placée sur mon cœur, qui le serrait, qui le rendait alternativement à son ressort et suscitait dans tout mon corps ce frémissement qui se fait sentir particulièrement à la racine des cheveux qui semblent alors s’animer et se mouvoir.
Qui sait le temps que je passai dans cet état d’enchantement ? Je crois que j’y serais encore sans un bruit confus de voix qui m’appelaient. C’étaient celles de nos petits élèves et de leur instituteur. J’allai les rejoindre, à regret, et j’eus tort. Il était tard. J’étais épuisé, car toute sensation violente épuise, et je trouvai sur l’herbe des carafons de cristal remplis d’eau et de vin, avec un énorme pâté qui, sans avoir l’aspect auguste et sublime du site dont je m’étais arraché, n’était pourtant pas déplaisant à voir. O rois de la terre, quelle différence de la gaieté, de l’innocence et de la douceur de ce repas frugal et sain, et de la triste magnificence de vos banquets ! Les dieux assis à leur table, regardent aussi du haut de leurs célestes demeures, le même spectacle qui attache nos regards, du moins les poètes du paganisme n’auraient pas manqué de le dire. O sauvages habitants des forêts, hommes libres qui vivez encore dans l’état de nature et que notre approche n’a point corrompus, que vous êtes heureux, si l’habitude qui affaiblit toutes les jouissances et qui rend les privations plus amères, n’a point altéré le bonheur de votre vie.
Nous abandonnâmes les débris de notre repas aux domestiques qui nous avaient servis, et tandis que nos jeunes élèves se livraient sans contrainte aux amusements de leur âge, leur instituteur et moi, sans cesse distraits par les beautés de la nature, nous conversions moins que nous ne jetions par intervalles des propos décousus. [213]
« Mais pourquoi y a-t-il si peu d’hommes touchés des charmes de la nature ? »
C’est que la société leur a fait un goût et des beautés factices.
« Il me semble que la logique de la raison a fait bien d’autres progrès que la logique du goût. »
Aussi celle-ci est-elle si fine, si subtile, si délicate, suppose une connaissance si profonde de l’esprit et du cœur humain, de ses passions, de ses préjugés, de ses erreurs, de ses goûts, de ses terreurs que peu sont en état de l’entendre, bien moins encore en état de la trouver. Il [est] bien plus aisé de démêler le vice d’un raisonnement que la raison d’une beauté. D’ailleurs l’une est bien plus vieille que l’autre. La raison s’occupe des choses, le goût de leur manière d’être. Il faut avoir ; c’est le point important. Puis il faut avoir d’une certaine manière. D’abord une caverne, un asile, un toit, une chaumière, une maison ; ensuite une certaine maison, un certain domicile. D’abord une femme, ensuite une certaine femme. La nature demande la chose nécessaire. Il est fâcheux d’en être privé. Le goût la demande avec des qualités accessoires qui la rendent agréable.
« Combien de bizarreries, de diversités dans la recherche et le choix raffiné de ces accessoires. »
De tout temps et partout le mal engendra le bien, le bien inspira le mieux, le mieux produisit l’excellent, à l’excellent succéda le bizarre dont la famille fut innombrable... c’est qu’il y a dans l’exercice de la raison et même des sens, quelque chose de commun à tous, et quelque chose de propre à chacun ; cent têtes mal faites, pour une qui l’est bien. La chose [214] commune à tous est de l’espèce. La chose propre à chacun distingue l’individu. S’il n’y avait rien de commun les hommes disputeraient sans cesse, et n’en viendraient jamais aux mains. S’il n’y avait rien de divers, ce serait tout le contraire. La nature a distribué entre les individus de la même espèce assez de ressemblance, assez de diversité, pour faire le charme de l’entretien et aiguiser la pointe de l’émulation.
« Ce qui n’empêche pas qu’on ne s’injurie quelquefois et qu’on ne se tue. »
L’imagination et le jugement sont deux qualités communes et presque opposées. L’imagination ne crée rien. Elle imite, elle compose, combine, exagère, agrandit, rapetisse. Elle s’occupe sans cesse de ressemblances. Le jugement observe, compare, et ne cherche que des différences. Le jugement est la qualité dominante du philosophe. L’imagination, la qualité dominante du poète.
« L’esprit philosophique est-il favorable ou défavorable à la poésie, grande question presque décidée par ce peu de mots. »
Il est vrai. Plus de verve chez les peuples barbares que chez les peuples policés. Plus de verve chez les Hébreux que chez les Grecs. Plus de verve chez les Grecs que chez les Romains. Plus de verve chez les Romains que chez les Italiens et les Français. Plus de verve chez les Anglais que chez ces [215] derniers. Partout décadence de la verve et de la poésie, à mesure que l’esprit philosophique a fait des progrès. On cesse de cultiver ce qu’on méprise. Platon chasse les poètes de sa cité. L’esprit philosophique veut des comparaisons plus resserrées, plus strictes, plus rigoureuses. Sa marche circonspecte est ennemie du mouvement et des figures. Le règne des images passe à mesure que celui des choses s’étend. Il s’introduit par la raison, une exactitude, une précision, une méthode, pardonnez-moi le mot, une sorte de pédanterie qui tue tout. Tous les préjugés civils et religieux se dissipent, et il est incroyable combien l’incrédulité ôte de ressources à la poésie. Les mœurs se policent, les usages barbares, poétiques et pittoresques cessent et il est incroyable le mal que cette monotone politesse fait à la poésie. L’esprit philosophique amène le style sentencieux et sec. Les expressions abstraites qui renferment un grand nombre de phénomènes se multiplient et prennent la place des expressions figurées. Les maximes de Sénèque et de Tacite succédèrent partout aux descriptions animées, aux tableaux de Tite-Live et de Cicéron ; Fontenelle et La Motte à Bossuet et Fénelon. Quelle est à votre avis l’espèce de poésie qui exige le plus de verve ? L’ode, sans contredit. Il y a longtemps qu’on ne fait plus d’odes. Les Hébreux en ont fait et ce sont les plus fougueuses. Les Grecs en ont fait, mais déjà avec moins d’enthousiasme que les Hébreux. Le philosophe raisonne. L’enthousiaste sent. Le philosophe est sobre. L’enthousiaste est ivre. Les Romains ont imité les Grecs dans le poème dont il s’agit ; mais leur délire [216] n’est presque qu’une singerie. Allez à cinq heures sous les arbres des Tuileries, là vous trouverez de froids discoureurs, placés parallèlement les uns à côté des autres, mesurant d’un pas égal des allées parallèles, aussi compassés dans leurs propos que dans leur allure, étrangers au tourment de l’âme d’un poète qu’ils n’éprouvèrent jamais, et vous entendrez le dithyrambe de Pindare traité d’extravagance, et cette aigle endormie sous le sceptre de Jupiter, qui se balance sur ses pieds et dont les plumes frissonnent aux accents de l’harmonie, mise au rang des images puériles. Quand voit-on naître les critiques et les grammairiens ? Tout juste après le siècle du génie et des productions divines. Ce siècle s’éclipse pour ne plus reparaître. Ce n’est pas que nature qui produit des chênes aussi grands que ceux d’autrefois, ne produise encore aujourd’hui des têtes antiques. Mais ces têtes étonnantes se rétrécissent en subissant la loi générale d’un goût pusillanime et régnant. Il n’y a qu’un moment heureux ; c’est celui où il y a assez de verve et de liberté pour être chaud, assez de jugement et de goût pour être sage. Le génie crée les beautés. La critique remarque les défauts. Il faut de l’imagination pour l’un, du jugement pour l’autre. Si j’avais la raison à peindre, je la montrerais arrachant les plumes à Pégase, et le pliant aux allures de l’Académie. Ce n’est plus cet animal fougueux qui hennit, gratte la terre du pied, se cabre et déploie ses grandes ailes ; c’est une bête de somme, la monture de l’abbé Morellet, prototype de la méthode. La discipline militaire naît, quand il n’y a plus de généraux. La méthode, quand il n’y a plus de génie. [217]
Cher abbé, il y a longtemps que nous conversons ; vous m’avez entendu, compris, je crois… « Très bien. »… Croyez-vous avoir entendu autre chose que des mots… « Assurément »… Eh bien, vous vous trompez. Vous n’avez entendu que des mots, et rien que des mots. Il n’y a dans un discours que des expressions abstraites qui désignent des idées, des vues plus ou moins générales de l’esprit, et des expressions représentatives qui désignent des êtres physiques. Quoi, tandis que je parlais, vous vous occupiez de l’énumération des idées comprises sous les mots abstraits ; votre imagination travaillait à se peindre la suite des images enchaînées dans mon discours. Vous n’y pensez pas, cher abbé. J’aurais été à la fin de mon oraison que vous en seriez encore au premier mot, à la fin de ma description que vous n’eussiez pas esquissé la première figure de mon tableau… « Ma foi, vous pourriez bien avoir raison »… Si je l’ai ? J’en appelle à votre expérience. Écoutez-moi.
L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie.
Il a peur que le dieu, dans cet affreux séjour
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour ;
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée
Ne fasse voir du Styx la rive désolée,
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorré des mortels et craint même des dieux442.
Dites-moi, vous avez vu, tandis que je récitais, les Enfers, le Stix, Neptune avec son trident, Pluton s’élançant d’effroi, le centre de la terre entrouvert, les mortels, les dieux. Il n’en est rien… « Voilà un mystère bien surprenant ; car enfin sans me rappeler d’idées, sans me peindre d’images, j’ai pourtant éprouvé toute l’impression de ce terrible et sublime morceau »… C’est le mystère de la conversation journalière… « Et vous m’expliquerez ce mystère ? »… [218] Si je puis... Nous avons été enfants, il y a malheureusement longtemps, cher abbé. Dans l’enfance, on nous prononçait des mots. Ces mots se fixaient dans notre mémoire, et le sens dans notre entendement ou par une idée, ou par une image ; et cette idée ou image était accompagnée d’aversion, de haine, de plaisir, de terreur, de désir, d’indignation, de mépris. Pendant un assez grand nombre d’années, à chaque mot prononcé, l’idée ou l’image nous revenait avec la sensation qui lui était propre. Mais à la longue, nous en avons usé avec les mots, comme avec les pièces de monnaie. Nous ne regardons plus à l’empreinte, à la légende, au cordon, pour en connaître la valeur. Nous les donnons et nous les recevons à la forme et au poids. Ainsi des mots, vous dis-je. Nous avons laissé là de côté l’idée et l’image, pour nous en tenir au son et à la sensation. Un discours prononcé n’est plus qu’une longue suite de sons et de sensations primitivement excitées. Le cœur et les oreilles sont en jeu, l’esprit n’y est plus. C’est à l’effet successif de ces sensations, à leur violence, à leur somme que nous nous entendons et jugeons. Sans cette abréviation, nous ne pourrions converser. Il nous faudrait une journée pour dire et apprécier une phrase un peu longue. Et que fait le philosophe qui pèse, s’arrête, analyse, décompose, il revient par le soupçon, le doute, à l’état de l’enfance. Pourquoi met-on si fortement l’imagination de l’enfant en jeu, si difficilement celle de l’homme fait ? C’est que l’enfant à chaque mot, recherche l’image, l’idée. Il regarde dans sa tête. L’homme fait a l’habitude de cette monnaie ; une longue période n’est plus pour lui qu’une série de vieilles impressions, un calcul d’additions, de soustractions, un art combinatoire, les comptes faits de Barrême. De là vient la rapidité de la conversation, où tout s’expédie par formules, comme à l’Académie, ou comme à la halle où l’on n’attache les yeux sur une pièce que quand on en suspecte la valeur, [219] cas rares de choses inouïes, non vues, rarement aperçues, rapports subtils d’idées, images singulières et neuves. Il faut alors recourir à la nature, au premier modèle, à la première voie d’institution. De là, le plaisir des ouvrages originaux, la fatigue des livres qui font penser, la difficulté d’intéresser soit en parlant, soit en écrivant. Si je vous parle du Clair de lune de Vernet, dans les premiers jours de septembre, je pense bien qu’à ces mots vous vous rappellerez quelques traits principaux de ce tableau. Mais vous ne tarderez pas à vous dispenser de cette fatigue ; et bientôt vous n’approuverez l’éloge ou la critique que j’en ferai, que d’après la mémoire de la sensation que vous en aurez primitivement éprouvée. Et ainsi de tous les morceaux de peinture du Salon, et de tous les objets de la nature. Qui sont donc les hommes les plus faciles à émouvoir, à troubler, à tromper peut-être, ce sont ceux qui sont restés enfants et à qui l’habitude des signes n’a point ôté la facilité de se représenter les choses. »
[443Après un instant de silence et de réflexion, saisissant l’abbé par le bras ; je lui dis, l’abbé, l’étrange machine qu’une langue ! et la machine plus étrange encore qu’une tête ! il n’y a rien dans aucune des deux qui ne tienne par quelque coin, point de signes si disparates qui ne confinent, point d’idées si bizarres qui ne se touchent. Combien de choses heureusement amenées par la rime dans nos poètes.
Après un second instant de silence et de réflexion, j’ajoutai : « Les philosophes disent que deux causes diverses ne peuvent produire un effet identique ; et s’il y a un axiome dans la science qui soit vrai c’est celui-là ; et deux causes diverses en nature, ce sont deux hommes... et l’abbé dont [220] la rêverie allait apparemment le même chemin que la mienne continua en disant, cependant deux hommes ont la même pensée et la rendent par les mêmes expressions ; et deux poètes ont quelquefois fait deux mêmes vers sur un même sujet. Que devient donc l’axiome ?… Ce qu’il devient ? il reste intact… Et comment cela, s’il vous plaît ?… Comment. C’est qu’il n’y a dans la même pensée rendue par les mêmes expressions ; dans les deux vers faits sur un même sujet, qu’une identité de phénomène apparente ; et c’est la pauvreté de la langue qui occasionne cette apparence d’identité… J’entrevois, dit l’abbé ; à votre avis les deux parleurs qui ont dit la même chose dans les mêmes mots ; les deux poètes qui ont fait les deux mêmes vers sur un même sujet, n’ont eu aucune sensation commune ; or si la langue avait été assez féconde pour répondre à toute la variété de leurs sensations, ils se seraient exprimés tout diversement… Fort bien, l’abbé !… Il n’y aurait pas eu un mot commun dans leurs discours… A merveilles… Pas plus qu’il n’y a un accent commun dans leur manière de prononcer, une même lettre dans leur écriture… C’est cela, et si vous n’y prenez garde, vous deviendrez philosophe… C’est une maladie facile à gagner avec vous… Vraie maladie, mon cher abbé. C’est cette variété d’accents que vous avez très bien remarquée qui supplée à la disette des mots et qui détruit les identités si fréquentes d’effets produits par les mêmes causes. La quantité des mots est bornée. Celle des accents est infinie. C’est aussi que chacun a sa langue propre, individuelle, et parle comme il sent, est froid, ou chaud, rapide ou tranquille, est lui et n’est que lui, tandis qu’à l’idée et à l’expression il paraît ressembler à un autre… J’ai, dit l’abbé, souvent été frappé de la disparate de la chose et du ton… Et moi aussi. Quoique cette langue d’accent soit infinie, elle s’entend. C’est la langue de nature. C’est le modèle du musicien. C’est la source vraie du grand symphoniste. Je ne sais quel auteur a dit, Musices seminarium accentus… C’est Capella444… Jamais aussi vous n’avez [221] entendu chanter le même air à peu près de la même manière par deux chanteurs. Cependant et les paroles et le chant, et la mesure, autant d’entraves données, sembleraient devoir concourir à fortifier l’identité de l’effet. Il en arrive cependant tout le contraire. C’est qu’alors la langue du sentiment, la langue de nature, l’idiome individuel était parlé en même temps que la langue pauvre et commune. C’est que la variété de la première de ces langues détruisait toutes les identités de la seconde, des paroles, de la mesure et du chant. Jamais depuis que le monde est monde deux amants n’ont dit identiquement, je vous aime ; et dans l’éternité qui lui reste à durer, jamais deux femmes ne répondront identiquement, vous êtes aimé. Depuis que Zaire est sur la scène, Orosmane n’a pas dit et ne dira pas deux fois identiquement, Zaire, vous pleurez. Cela est dur à avancer… Et à croire… Cela n’en est pas moins vrai... C’est la thèse des deux grains de sable de Leibnitz.]
« Et quel rapport, s’il vous plaît, entre cette bouffée de métaphysique vraie ou fausse, et l’effet de l’esprit philosophique sur la poésie ? » [222]
C’est, cher abbé, ce que je vous laisse à chercher de vous-même. Il faut bien que vous vous occupiez encore un peu de moi, quand je n’y serai plus. Il y a dans la poésie, toujours un peu de mensonge. L’esprit philosophique nous habitue à le discerner, et adieu l’illusion et l’effet. Les premiers des sauvages qui virent à la proue d’un vaisseau, une image peinte, la prirent pour un être réel et vivant, et ils y portèrent leurs mains. Pourquoi les contes des fées font-ils tant d’impressions aux enfants ? C’est qu’ils ont moins de raison et d’expérience. Attendez l’âge, et vous les verrez sourire de mépris à leur bonne. C’est le rôle du philosophe et du poète. Il n’y a plus moyen de faire de contes à nos gens…
On s’accorde plus aisément sur une ressemblance que sur une différence. On juge mieux d’une image que d’une idée. Le jeune homme passionné n’est pas difficile dans ses goûts. Il veut avoir. Le vieillard est moins pressé. Il attend. Il choisit. Le jeune homme veut une femme. Le sexe lui suffit. Le vieillard la veut belle. Une nation est vieille, quand elle a du goût.
« Et vous voilà, après une assez longue excursion, revenu au point d’où vous êtes parti. »
C’est que dans la science, ainsi que dans la nature, tout tient ; et qu’une idée stérile, et un phénomène isolé sont deux impossibilités.
Les ombres des montagnes commençaient à s’allonger, et la fumée à s’élever au loin au-dessus des hameaux ; ou en langue moins poétique, il commençait à se faire tard, lorsque nous vîmes approcher une voiture. « C’est, dit l’abbé, le carrosse de la maison. Il nous débarrassera de ces marmots qui, d’ailleurs, sont trop las pour s’en retourner à pied. Nous reviendrons, nous, au clair de la lune ; et peut-être trouverez-vous que la nuit a aussi sa beauté. »… Je n’en doute pas ; et je n’aurais pas grande peine [223] à vous en dire les raisons. Cependant le carrosse s’éloignait avec les deux petits enfants, les ténèbres s’augmentaient, les bruits s’affaiblissaient dans la campagne, la lune s’élevait sur l’horizon ; la nature prenait un aspect grave dans les lieux privés de lumière, tendre dans les plaines éclairées. Nous allions en silence, l’abbé me précédant, moi le suivant et m’attendant à chaque pas à quelque nouveau coup de théâtre. Je ne me trompais pas. Mais comment vous en rendre l’effet et la magie ? Ce ciel orageux et obscur, ces nuées épaisses et noires ; toute la profondeur, toute la terreur qu’elles donnaient à la scène ; la teinte qu’elles jetaient sur les eaux ; l’immensité de leur étendue ; la distance infinie de l’astre à demi voilé dont les rayons tremblaient à leur surface ; la vérité de cette nuit, la variété des objets et des scènes qu’on y discernait ; le bruit et le silence ; le mouvement et le repos ; l’esprit des incidents ; la grâce, l’élégance, l’action des figures ; la vigueur de la couleur ; la pureté du dessin ; mais surtout l’harmonie et le sortilège de l’ensemble. Rien de négligé ; rien de confus ; c’est la loi de la nature riche sans profusion, et produisant les plus grands phénomènes avec la moindre quantité de dépense. Il y a des nuées, mais un ciel qui devient orageux ou qui va cesser de l’être, n’en assemble pas davantage. Elles s’étendent, ou se ramassent et se meuvent ; mais c’est le vrai mouvement, l’ondulation réelle qu’elles ont dans l’atmosphère. Elles obscurcissent, mais la mesure de cette obscurité est juste. C’est ainsi que nous avons vu cent fois l’astre de la nuit en percer l’épaisseur. C’est ainsi que nous avons vu sa lumière affaiblie et pâle [trembler445] et vaciller sur les eaux. Ce n’est point un port de mer que l’artiste a voulu peindre. Oui, mon ami, l’artiste. Mon secret m’est échappé, et il n’est plus temps de recourir après. Entraîné par le charme du Clair de lune de Vernet, j’ai oublié que je vous avais fait un conte jusqu’à présent : que je m’étais supposé devant la nature, et l’illusion était bien facile ; et tout à coup je me suis retrouvé de la campagne, au Salon... « Quoi, me direz-vous, l’instituteur, ses deux petits élèves, [224] le déjeuner sur l’herbe, le pâté, sont imaginés »… È vero… « Ces différents sites sont des tableaux de Vernet ? »… Tu l’hai detto… « Et c’est pour rompre l’ennui et la monotonie des descriptions que vous en avez fait des paysages réels et que vous avez encadré ces paysages dans des entretiens »… A maraviglia. Bravo ; ben sentito. Ce n’est donc plus de la nature, c’est de l’art ; ce n’est plus de Dieu, c’est de Vernet que je vais vous parler.
Ce n’est point, vous disais-je, un port de mer qu’il a voulu peindre. On ne voit pas ici plus de bâtiments qu’il n’en faut pour enrichir et animer sa scène. C’est l’intelligence et le goût ; c’est l’art qui les a distribués pour l’effet ; mais l’effet est produit, sans que l’art s’aperçoive. Il y a des incidents, mais pas plus que l’espace et le moment de la composition n’en exigent. C’est, vous le répéterai-je, la richesse et la parcimonie de nature toujours économe et jamais avare ni pauvre. Tout est vrai. On le sent. On n’accuse, on ne désire rien. On jouit également de tout. J’ai ouï dire à des personnes qui avaient fréquenté longtemps les bords de la mer, qu’elles reconnaissaient sur cette toile, ce ciel, ces nuées, ce temps, toute cette composition.
Septième tableau
Ce n’est donc plus à l’abbé que je m’adresse, c’est à vous. La lune élevée sur l’horizon et à demi cachée dans des nuées épaisses et noires, un ciel tout à fait orageux et obscur, occupe le centre du tableau, et teint de sa lumière pâle et faible et le rideau qui l’offusque et la surface de la mer qu’elle domine. On voit à droite, une fabrique ; proche de cette fabrique, sur un plan plus avancé sur le devant les débris d’un pilotis. Un peu plus vers la gauche et le fond, une nacelle à la proue de laquelle un marinier tient une torche allumée. Cette nacelle vogue vers le pilotis. Plus encore sur le fond et presque en pleine mer, un vaisseau à la voile et faisant route vers la fabrique ; puis une étendue de mer obscure, illimitée. Tout à fait [225] à gauche des rochers escarpés. Au pied de ces rochers, un massif de pierre, une espèce d’esplanade d’où l’on descend de face et de côté, vers la mer, par une longue suite de degrés. Cette esplanade est fermée à gauche, par les rochers ; à droite par un mur, le derrière d’une fontaine dont l’ajutoire et la décharge regardent la mer. Sur l’espace qu’elle enceint, à gauche, contre les rochers, une tente dressée : au-dehors de cette tente, une tonne sur laquelle deux matelots, l’un assis par-devant, l’autre accoudé par-derrière, et tous les deux regardant vers un brasier allumé à terre, sur le milieu de l’esplanade. Sur ce brasier, une marmite suspendue par des chaînes de fer à une espèce de trépied. Devant cette marmite, un matelot accroupi et vu par le dos, plus vers la gauche une femme accroupie et vue de profil. Contre le mur vertical qui forme le derrière de la fontaine, debout, le dos appuyé contre ce mur deux figures charmantes pour la grâce, le naturel, le caractère, la position, la mollesse, l’une d’homme, l’autre de femme. C’est un époux peut-être et sa jeune épouse ; ce sont deux amants, un frère et sa sœur. Voilà à peu près toute cette prodigieuse composition. Mais que signifient mes expressions exsangues et froides, mes lignes sans chaleur et sans vie, ces lignes que je viens de tracer les unes au-dessous des autres. Rien, mais rien du tout. Il faut voir la chose. Encore oubliais-je de dire que sur les degrés de l’esplanade, il y a des commerçants, des marins occupés à rouler, à porter, agissants, de repos, et tout à fait sur la gauche et les derniers degrés, des pêcheurs à leurs filets.
Je ne sais ce que je louerai de préférence dans ce morceau. Est-ce le reflet de la lune sur ces eaux ondulantes ? sont-ce ces nuées sombres et chargées et leur mouvement ? est-ce ce vaisseau qui passe au-devant de l’astre de la nuit et qui le renvoie et l’attache à son immense éloignement ? est-ce la réflexion dans le fluide, de la petite torche que ce marin tient à l’extrémité de sa nacelle ? sont-ce les deux figures adossées à la fontaine ? est-ce le brasier dont la lueur rougeâtre se propage sur tous les objets [226] environnants, sans détruire l’harmonie ? est-ce l’effet total de cette nuit ? Est-ce cette belle masse de lumière qui colore les proéminences de cette roche et dont la vapeur se mêle à la partie des nuages auxquels elle se réunit.
On dit de ce tableau, que c’est le plus beau de Vernet, parce que, c’est toujours le dernier ouvrage de ce grand maître qu’on appelle le plus beau. Mais encore une fois, il faut le voir. L’effet de ces deux lumières, ces lieux, ces nuées, ces ténèbres qui couvrent tout et laissent tout voir ; la terreur et la vérité de cette scène auguste, tout cela se sent fortement et ne se décrit point.
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que l’artiste se rappelle ces effets à deux cents lieues de la nature, et qu’il n’a de modèle présent que dans son imagination ; c’est qu’il peint avec une vitesse incroyable. C’est qu’il dit : Que la lumière se fasse et la lumière est faite. Que la nuit succède au jour, et le jour aux ténèbres ; et il fait nuit, et il fait jour. C’est que son imagination aussi juste que féconde lui fournit toutes ces vérités. C’est qu’elles sont telles que celui qui en fut spectateur froid et tranquille au bord de la mer en est émerveillé sur sa toile ; c’est qu’en effet ses compositions prêchent plus fortement la grandeur, la puissance, la majesté de nature que la nature même. Il est écrit, Coeli enarrant gloriam Dei446, mais ce sont les cieux de [227] Vernet ; c’est la gloire de Vernet. Que ne fait-il pas avec excellence ? Figures humaines de tous les âges, de tous les états, de toutes les nations, arbres, animaux, paysages, marines, perspectives, toute sorte de poésie, rochers imposants, montagnes éternelles, eaux dormantes, agitées, précipitées, torrents, mers tranquilles, mers en fureur, sites variés à l’infini, fabriques grecques, romaines, gothiques, architecture civile, militaire, ancienne, moderne, ruines, palais, chaumières, constructions, gréements, manœuvres, vaisseaux, cieux, lointains, calme, temps orageux, temps serein, ciels de diverses saisons, lumières de diverses heures du jour, tempêtes, naufrages, situations déplorables, victimes et scènes pathétiques de toute espèce, jour, nuit, lumières naturelles, artificielles, effets séparés ou confondus de ces lumières. Aucune de ses scènes accidentelles qui ne fît seule un tableau précieux. Oubliez toute la droite de son Clair de lune ; couvrez-la et ne voyez que les rochers et l’esplanade de la gauche, et vous aurez un beau tableau. Séparez la partie de la mer et du ciel d’où la lumière lunaire tombe sur les eaux, et vous aurez un beau tableau. Ne considérez sur sa toile que le rocher de la gauche, et vous aurez vu une belle chose. Contentez-vous de l’esplanade et de ce qui s’y passe ; ne regardez que les degrés avec les différentes manœuvres qui s’y exécutent et votre goût sera satisfait. Coupez seulement cette fontaine avec les deux figures qui y sont adossées, et vous emporterez sous votre bras un morceau de prix. Mais si chaque portion isolée vous affecte ainsi ; quel ne doit pas être l’effet de l’ensemble, le mérite du tout.
Voilà vraiment le tableau de Vernet que je voudrais posséder. Un père qui a des enfants et une fortune modique serait économe en l’acquérant. [228] Il en jouirait toute sa vie ; et dans vingt à trente ans d’ici, lorsqu’il n’y aura plus de Vernet, il aurait encore placé son argent à un très honnête intérêt. Car lorsque la mort aura brisé la palette de cet artiste, qui est-ce qui en ramassera les débris ? Qui est-ce qui le restituera à nos neveux ? Qui est-ce qui payera ses ouvrages ?
Tout ce que je vous ai dit de la manière et du talent de Vernet, entendez-le des quatre premiers tableaux que je vous ai décrits, comme des sites naturels.
Le cinquième est un de ses premiers ouvrages. Il le fit à Rome pour un habit, veste et culotte. Il est très beau, très harmonieux ; et c’est aujourd’hui un morceau de prix.
En comparant les tableaux qui sortent tout frais de dessus son chevalet, avec ceux qu’il a peints autrefois, on l’accuse d’avoir outré sa couleur. Vernet dit qu’il laisse au temps le soin de répondre à ce reproche et de montrer à ses critiques, combien ils jugent mal. Il observait à cette occasion que la plupart des jeunes élèves qui allaient à Rome copier d’après les anciens maîtres, y apprenaient l’art de faire de vieux tableaux ; ils ne songeaient pas que, pour que leurs compositions gardassent au bout de cent ans la vigueur de celles qu’ils prenaient pour modèles, il fallait savoir apprécier l’effet d’un ou de deux siècles, et se précautionner contre l’action des causes qui détruisent.
Le sixième est bien un Vernet ; mais un Vernet faible, faible ; aliquando bonus dormitat447. Ce n’est pas un grand ouvrage, mais c’est l’ouvrage d’un grand peintre ; ce qu’on peut toujours dire des feuilles volantes de Voltaire. On y retrouve le signe caractéristique, l’ongle du lion448.
Mais comment, me direz-vous, le poète, l’orateur, le peintre, le sculpteur peuvent-ils être si inégaux, si différents d’eux-mêmes ? C’est l’affaire du moment, de l’état du corps, de l’état de l’âme ; une petite querelle [229] domestique, une caresse faite le matin à sa femme, avant que d’aller à l’atelier, deux gouttes de fluide perdues, et qui – renfermaient tout le feu, toute la chaleur, tout le génie, un enfant qui a dit ou fait une sottise, un ami qui a manqué de délicatesse, une maîtresse qui aura accueilli trop familièrement un indifférent ; que sais-je ? un lit trop froid ou trop chaud, une couverture qui tombe la nuit, un oreiller mal mis sur son chevet, un demi-verre de vin de trop, un embarras d’estomac, des cheveux ébouriffés sous le bonnet, et adieu la verve. Il y a du hasard aux échecs, et à tous les autres jeux de l’esprit. Et pourquoi n’y en aurait-il pas. L’idée sublime qui se présente où était-elle l’instant précédent ? A quoi tient-il qu’elle soit ou ne soit pas venue ? Ce que je sais c’est qu’elle est tellement liée à l’ordre fatal de la vie du poète et de l’artiste, qu’elle n’a pu venir ni plus tôt ni plus tard, et qu’il est absurde de la supposer précisément la même, dans un autre être, dans une autre vie, dans un autre ordre de choses.
Le [septième] est un tableau de l’effet le plus piquant et le plus grand. Il semblerait que de concert Vernet et Loutherbourg se seraient proposé de lutter, tant il y a de ressemblance entre cette composition de l’un, et une autre composition du second, même ordonnance, même sujet, presque même fabrique. Mais il n’y a pas à s’y tromper. De toute la scène de Vernet, ne laissez apercevoir que les pêcheurs placés sur la langue de terre, ou que la touffe d’arbres à gauche plongés dans la demi-teinte ou éclairés de la lumière du soleil couchant qui vient du fond, et vous direz, voilà Vernet ; Loutherbourg n’en sait pas encore jusque-là.
Ce Vernet, ce terrible Vernet joint la plus grande modestie au plus grand talent. Il me disait un jour, me demandez-vous, si je fais les ciels [230] comme tel maître, je vous répondrai que non. Les figures comme tel autre, je vous répondrai que non. Les arbres et le paysage comme celui-ci, même réponse. Les brouillards, les eaux, les vapeurs comme celui-là, même réponse encore. Inférieur à chacun d’eux dans une partie, je les surpasse tous dans toutes les autres. Et cela est vrai.
Bonsoir, mon ami. En voilà bien suffisamment sur Vernet. Demain matin, si je me rappelle quelque chose que j’aie omis et qui vaille la peine de vous être dit, vous le saurez.
J’ai passé la nuit la plus agitée. C’est un état bien singulier que celui du rêve. Aucun philosophe que je connaisse n’a encore assigné la vraie différence de la veille et du rêve. Veillé-je, quand je crois rêver ? Rêvé-je, quand je crois veiller ? Qui m’a dit que le voile ne se déchirerait pas un jour, et que je ne resterai pas convaincu que j’ai rêvé tout ce que j’ai fait et fait réellement tout ce que j’ai rêvé. Les eaux, les arbres, les forêts que j’ai vus en nature, m’ont certainement fait une impression moins forte que les mêmes objets en rêve. J’ai vu ou j’ai cru voir, tout comme il vous plaira, une vaste étendue de mer s’ouvrir devant moi. J’étais éperdu sur le rivage, à l’aspect d’un navire enflammé. J’ai vu la chaloupe s’approcher du navire, se remplir d’hommes et s’éloigner. J’ai vu les malheureux que la chaloupe n’avait pu recevoir, s’agiter, courir sur le tillac du navire, pousser des cris. J’ai entendu leurs cris. Je les ai vus se précipiter dans les eaux, nager vers la chaloupe, s’y attacher. J’ai vu la chaloupe prête à être submergée ; et elle l’aurait été, si ceux qui l’occupaient, ô loi terrible de la nécessité, n’eussent coupé les mains, fendu la tête, enfoncé le glaive dans la gorge et la poitrine, tué, massacré impitoyablement leurs semblables, les compagnons de leur voyage, qui leur tendaient en vain du milieu des flots, des bords de la chaloupe, des mains suppliantes et leur adressaient des prières qui n’étaient point entendues. J’en vois encore un de ces malheureux ; je le vois, il a reçu un coup mortel dans les flancs. Il est étendu à la surface de la mer ; sa longue chevelure est éparse. Son sang coule d’une large blessure. L’abîme va l’engloutir. Je ne le vois plus. J’ai vu un matelot entraîner après lui sa [231] femme qu’il avait ceinte d’un câble par le milieu du corps. Ce même câble faisait plusieurs tours sur un de ses bras. Il nageait. Ses forces commençaient à défaillir. Sa femme le conjurait de se sauver et de la laisser périr. Cependant la flamme du vaisseau éclairait les lieux circonvoisins. Et ce spectacle terrible avait attiré sur le rivage et sur les rochers les habitants de la contrée qui en détournaient leurs regards.
Une scène plus douce et plus pathétique succéda à celle-là. Un vaisseau avait été battu d’une affreuse tempête ; je n’en pouvais douter à ses mâts brisés, à ses voiles déchirées, à ses flancs enfoncés, à la manœuvre des matelots qui ne cessaient de travailler à la pompe. Ils étaient incertains, malgré leurs efforts, s’ils ne couleraient point à fond, à la rive même qu’ils avaient touchée. Cependant il régnait encore sur les flots un murmure sourd. L’eau blanchissait les rochers de son écume. Les arbres qui les couvraient avaient été brisés, déracinés. Je voyais de toutes parts les ravages de la tempête. Mais le spectacle qui m’arrêta, ce fut celui des passagers qui épars sur le rivage, frappés du péril auquel ils avaient échappé, pleuraient, s’embrassaient, levaient leurs mains au ciel, posaient leurs fronts à terre ; je voyais des filles défaillantes entre les bras de leurs mères, de jeunes épouses transies sur le sein de leurs époux ; et au milieu de ce tumulte, un enfant qui sommeillait paisiblement dans son maillot ; je voyais sur la planche qui descendait du navire au rivage, une mère qui tenait un petit enfant pressé sur son sein ; elle en portait un second sur ses épaules. Celui-ci lui baisait les joues. Cette femme était suivie de son mari ; il était chargé de nippes, et d’un troisième enfant qu’il conduisait par ses lisières. Sans doute ce père et cette mère avaient été les derniers à sortir du vaisseau, résolus à se sauver ou à périr avec leurs enfants. Je voyais toutes ces scènes touchantes, et j’en versais des larmes réelles. O mon [232] ami, l’empire de la tête sur les intestins est violent sans doute ; mais celui des intestins sur la tête l’est-il moins ? Je veille, je vois, j’entends, je regarde, je suis frappé de terreur. A l’instant la tête commande, agit, dispose des autres organes. Je dors, les organes conçoivent d’eux-mêmes la même agitation, le même mouvement, les mêmes spasmes que la terreur leur avait imprimés ; et à l’instant ces organes commandent à la tête, en disposent, et je crois voir, regarder, entendre. Notre vie se partage ainsi en deux manières diverses de veiller et de sommeiller. Il y a la veille de la tête pendant laquelle les intestins obéissent, sont passifs. Il y a la veille des intestins où la tête est passive, obéissante, commandée. Ou l’action descend de la tête aux viscères, aux nerfs, aux intestins ; et c’est ce que nous appelons veiller ; ou l’action remonte des viscères, des nerfs, des intestins à la tête, et c’est ce que nous appelons rêver. Il peut arriver que cette dernière action soit plus forte que la précédente ne l’a été, n’a pu l’être, alors le rêve nous affecte plus vivement que la réalité. Tel peut-être veille comme un sot et rêve comme un homme d’esprit. La variété des spasmes que les intestins peuvent concevoir eux-mêmes correspond à toute la variété des rêves et à toute la variété des délires ; à toute la variété des rêves de l’homme sain qui sommeille, à toute la variété des délires de l’homme malade qui veille et qui n’est plus à lui. Je suis au coin de mon foyer. Tout prospère autour de moi. Je suis dans une entière sécurité. Tout à coup, il me semble que les murs de mon appartement chancellent ; je frissonne ; je lève les yeux à mon plafond comme s’il menaçait de s’écrouler sur ma tête. Je crois entendre la plainte de ma femme, les cris de ma fille. Je me tâte le pouls ; c’est la fièvre que j’ai ; c’est l’action qui remonte des intestins à la tête et qui en dispose. Bientôt la cause de ces effets connue, la tête reprendra son sceptre, et son autorité, et tous les fantômes disparaîtront. L’homme ne dort vraiment, que quand il dort tout entier. Vous voyez une belle femme. Sa beauté vous frappe, vous êtes jeune, aussitôt l’organe propre du plaisir prend son élasticité. Vous dormez, et cet organe indocile s’agite ; aussitôt [233] vous revoyez la belle femme et vous en jouissez plus voluptueusement peut-être. Tout s’exécute dans un ordre contraire. Si l’action des intestins sur la tête, est plus forte que ne le peut être celle des objets même, un imbécile dans la fièvre, une fille hystérique ou vaporeuse, sera grande, fière, haute, éloquente, nil mortale sonans449. La fièvre tombe, l’hystérisme cesse, et la sottise renaît. Vous concevez maintenant un peu ce que c’est que le fromage mou, qui remplit la capacité de votre crâne et du mien. C’est le corps d’une araignée, dont tous les filets nerveux sont les pattes, ou la toile. Chaque sens a son langage. Lui, il n’a point d’idiome propre ; il ne voit point, il n’entend point, il ne sent même pas ; mais c’est un excellent truchement. Je mettrais à tout ce système plus de vraisemblance et de clarté, si j’en avais le temps. Je vous montrerais tantôt les pattes de l’araignée agitant le corps de l’animal ; tantôt le corps de l’animal mettant les pattes en mouvement. Il me faudrait aussi un peu de pratique de médecine. Il me faudrait... du repos, s’il vous plaît, car j’en ai besoin.
Mais je vous vois froncer le sourcil. De quoi s’agit-il encore ? Que me demandez-vous ?... J’entends. Vous ne laissez rien en arrière. J’avais promis à l’abbé quelque radoterie sur les idées accessoires des ténèbres et de l’obscurité. Allons, tirons-nous vite cette dernière épine du pied, et qu’il n’en soit plus question.
Tout ce qui étonne l’âme, tout ce qui imprime un sentiment de terreur [234] conduit au sublime. Une vaste plaine n’étonne pas comme l’océan ; ni l’océan tranquille comme l’océan agité.
L’obscurité ajoute à la terreur. Les scènes de ténèbres sont rares dans les compositions tragiques. La difficulté du technique les rend encore plus rares dans la peinture, où d’ailleurs elles sont ingrates, et d’un effet qui n’a de vrai juge que parmi les maîtres. Allez à l’Académie, et proposez-y seulement ce sujet tout simple qu’il est. Demandez qu’on vous montre l’Amour volant au-dessus du globe pendant la nuit, tenant, secouant son flambeau, et faisant pleuvoir sur la terre, à travers le nuage qui le porte, une rosée de gouttes de feu, entremêlées de flèches.
La nuit dérobe les formes, donne de l’horreur aux bruits ; ne fût-ce que celui d’une feuille, au fond d’une forêt, il met l’imagination en jeu ; l’imagination secoue vivement les entrailles, tout s’exagère. L’homme prudent entre en méfiance. Le lâche s’arrête, frémit ou s’enfuit. Le brave porte la main sur la garde de son épée.
Les temples sont obscurs. Les tyrans se montrent peu. On ne les voit point ; et à leurs atrocités on les juge plus grands que nature. Le sanctuaire de l’homme civilisé et de l’homme sauvage est rempli de ténèbres. C’est de l’art de s’en imposer à soi-même qu’on peut dire, aliquid latet arcanâ non enarrabile fibrâ450. Prêtres, placez vos autels, élevez vos édifices [235] au fond des forêts. Que la plainte de vos victimes perce les ténèbres. Que vos scènes mystérieuses, théurgiques, sanglantes ne soient éclairées que de la lueur funeste des torches. La clarté est bonne pour convaincre, elle ne vaut rien pour émouvoir. La clarté, de quelque manière qu’on l’entende, nuit à l’enthousiasme. Poètes, parlez sans cesse d’éternité, d’infini, d’immensité, du temps, de l’espace, de la divinité, des tombeaux, des mânes, des enfers, d’un ciel obscur, des mers profondes, des forêts obscures, du tonnerre, des éclairs qui déchirent la nue. Soyez ténébreux. Les grands bruits ouïs au loin ; la chute des eaux qu’on entend sans les voir, le silence, la solitude, le désert, les ruines, les cavernes, le bruit des tambours voilés, les coups de baguettes séparés par des intervalles, les coups d’une cloche interrompus et qui se font attendre, le cri des oiseaux nocturnes, celui des bêtes féroces en hiver, pendant la nuit, surtout s’il se mêle au murmure des vents, la plainte d’une femme qui accouche, toute plainte qui cesse et qui reprend, qui reprend avec éclat et qui finit en s’éteignant ; il y a dans toutes ces choses, je ne sais quoi de terrible, de grand et d’obscur. [236]
Ce sont ces idées accessoires nécessairement liées à la nuit et aux ténèbres qui achèvent de porter la terreur dans le cœur d’une jeune fille qui s’achemine vers le bosquet obscur où elle est attendue. Son cœur palpite. Elle s’arrête. La frayeur se joint au trouble de sa passion. Elle succombe. Ses genoux se dérobent sous elle. Elle est trop heureuse d’atteindre les bras de son amant pour la recevoir et la soutenir ; et ses premiers mots sont, est-ce vous ?
Je crois que les nègres sont moins beaux pour les nègres même que les blancs, pour les nègres et pour les blancs. Il n’est pas en notre pouvoir de séparer des idées que nature associe. Je changerai d’avis, si l’on me dit que les nègres sont plus touchés des ténèbres que de l’éclat d’un beau jour.
Les idées de puissance ont aussi leur sublimité. Mais la puissance qui menace émeut plus que celle qui protège. Le taureau est plus beau que le bœuf ; le taureau écorné qui mugit, plus beau que le taureau qui se promène et qui paît ; le cheval en liberté dont la crinière flotte aux vents, que le cheval sous son cavalier ; l’onagre que l’âne ; le tyran que le roi ; le crime peut-être que la vertu ; les dieux cruels que les dieux bons ; et les législateurs sacrés le savaient bien.
La saison du printemps ne convient point à une scène auguste.
La magnificence n’est belle que dans le désordre. Entassez des vases précieux. Enveloppez ces vases entassés, renversés, d’étoffes aussi précieuses. [237] L’artiste ne voit là qu’un beau groupe, de belles formes. Le philosophe remonte à un principe plus secret : Quel est l’homme puissant à qui ces choses appartiennent et qui les abandonne à la merci du premier venu.
Les dimensions pures et abstraites de la matière ne sont pas sans quelque expression. La ligne perpendiculaire, image de la stabilité, mesure de la profondeur, frappe plus que la ligne oblique.
Adieu, mon ami. Bonsoir et bonne nuit. Et songez-y bien soit en vous endormant, soit en vous réveillant, et vous m’avouerez que le traité du beau dans les arts est à faire, après tout ce que j’en ai dit dans les Salons précédents, et tout ce que j’en dirai dans celui-ci.
MILLET FRANCISQUE.
40. 41.
Celui-ci et la kyrielle d’artistes médiocres qui vont suivre ne vous ruineront pas. On regrette le coup d’œil qu’on a jeté sur leurs ouvrages, et la ligne qu’on écrit d’eux.
La condition du mauvais peintre et du mauvais comédien est pire que celle du mauvais littérateur. Le peintre entend de ses propres oreilles le mépris de son talent. Le bruit des sifflets va droit à celles de l’acteur. Au lieu que l’auteur a la consolation de mourir sans presque s’en douter ; et lorsque vous vous écriez de dépit, la bête, le sot, l’animal, et que vous jetez son livre [238] loin de vous, il ne vous voit pas ; peut-être seul dans son cabinet, se relisant avec complaisance, se félicite-t-il d’être l’homme de tant de rares concepts. Je ne me rappelle plus ce que Mr Francisque a fait. C’est, je crois, une Fuite en Égypte ; ce sont les Disciples allant à Emmaüs ; c’est l’aventure de la Samaritaine, cette femme dont le fils de Dieu lisait dans les décrets éternels de son père qu’elle avait fait sept fois son mari cocu. O altitudo divitiarum et sapientiae Dei451. C’est tout ce qu’il vous plaira d’imaginer de froid, de maussade, de mal peint. Couleur, lumières, figures, arbres, eaux, montagnes, terrasses, tout est détestable. Mais est-ce que ces gens-là n’ont jamais comparé leurs ouvrages à ceux de Loutherbourg ou de Vernet ? est-ce qu’ils auraient la bonté de faire sortir le mérite de ces derniers artistes, par le contraste de leur platitude ? est-ce pour servir de repoussoirs qu’ils envoient au comité et que le comité les admet au Salon ? auraient-ils la bêtise de se croire quelque chose ? est-ce qu’ils n’ont pas entendu dire à leurs côtés, fi, cela est infâme. Il y a pourtant quinze à vingt ans qu’on leur fait cette avanie et qu’ils la digèrent. S’ils continuent de barbouiller de la toile, comme la plupart de nos littérateurs continuent de barbouiller du papier, sous peine de mourir de faim, je leur pardonne cette année, comme je leur pardonnais par le passé ; car enfin il vaut encore mieux faire de sots tableaux et de sots livres, que de mourir. Mais je ne le pardonnerai pas à leurs parents, à leurs maîtres. Que n’en faisaient-ils autre chose ? S’il y a une autre vie, ils y seront certainement châtiés pour cela. Ils y seront condamnés à voir ces tableaux, à les regarder sans cesse et à les trouver de plus en [239] plus mauvais. La mère de Jean Marie Fréron lira ses feuilles à toute éternité. Quel supplice ! Cette idée des peines de l’autre monde m’amuse. Savez-vous quelles seront celles d’une coquette ; elle sera seule dans les ténèbres ; elle entendra autour d’elle les soupirs de cent amants heureux. Son cœur et ses sens s’enflammeront des plus violents désirs. Elle appellera les malheureux à qui elle a fait concevoir tant de fausses espérances. Aucun d’eux ne viendra, et elle aura les mains liées sur le dos. Et cette Madlle de Sens, qui fait égorger par son garde de chasse, un pauvre paysan qui chaumait452 dans les champs, un jour avant la permission ; elle verra à toute éternité couler sous ses yeux le sang de ce malheureux… A toute éternité ; c’est bien longtemps… Vous avez raison. Les protestants furent des sots, lorsqu’ils se défirent du purgatoire et qu’ils gardèrent l’enfer. Ils calomnièrent leur dieu et renversèrent leur marmite453.
Tous ces tableaux de Millet Francisque passeront du cabinet chez le brocanteur ; et ils resteront suspendus au coin de la rue, jusqu’à ce que les éclaboussures des voitures les aient couverts.
LUNDBERG
42. Portrait du baron de Breteuil en pastel (#010329)
Ma foi, je ne connais ni le baron ni son portrait. Tout ce que je sais, c’est qu’il y avait cette année, au Salon, beaucoup de portraits, peu de bons, comme cela doit être, et pas un pastel qu’on pût regarder, si vous en exceptez l’ébauche d’une tête de femme dont on pouvait dire, ex ungue leonem, le portrait de l’oculiste Demours454, figure hideuse, beau morceau [240] de peinture, et la figure crapuleuse et basse de ce vilain abbé de Lattaignant. C’était lui-même passant sa tête, à travers un petit cadre de bois noir. C’est certes un grand mérite aux portraits de La Tour de ressembler, mais ce n’est ni leur principal ni leur seul mérite. Toutes les parties de la peinture y sont encore. Le savant, l’ignorant, les admire, sans avoir jamais vu les personnes. C’est que la chair et la vie y sont. Mais pourquoi juge-t-on que ce sont des portraits, et cela sans s’y méprendre ? Quelle différence y a-t-il entre une tête fantaisie et une tête réelle ? comment dit-on d’une tête réelle, qu’elle est bien dessinée, tandis qu’un des coins de la bouche relève, tandis que l’autre tombe ; qu’un des yeux est plus petit et plus bas que l’autre ; et que toutes les règles conventionnelles du dessin y sont enfreintes dans les longueurs des parties ? dans les ouvrages de La Tour, c’est la nature même, c’est le système de ses incorrections, telles qu’on les y voit tous les jours. C’est que ce n’est pas de la poésie, c’est que ce n’est pas de la peinture. J’ai vu peindre La Tour. Il est tranquille et froid ; il ne se tourmente point. Il ne souffre point. Il ne halète point. Il ne fait aucune de ces contorsions du modeleur enthousiaste, sur le visage duquel on voit se succéder les images qu’il se propose de rendre, et qui semblent passer de son âme sur son front et de son front sur sa terre ou sur sa toile. Il n’imite point les gestes du furieux ; il n’a point le sourcil relevé de l’homme qui dédaigne ; le regard de la femme qui s’attendrit ; il ne s’extasie point ; il ne sourit point à son travail. Il reste froid, et cependant son imitation est chaude. Obtiendrait-on d’une étude opiniâtre et longue le mérite de La [241] Tour ? Ce peintre n’a jamais rien produit de verve. Il a le génie du technique. C’est un machiniste merveilleux. Quand je dis de La Tour qu’il est machiniste, c’est comme je le dis de Vaucanson, et non comme je le dirais de Rubens. Voilà ma pensée, pour le moment, sauf à revenir de mon erreur, si c’en est une. Lorsque le jeune Perronneau parut, La Tour en fut inquiet. Il craignit que le public ne pût sentir que par une comparaison directe l’intervalle qui les séparait. Que fit-il ? Il proposa son portrait à peindre à son rival qui s’y refusa par modestie. C’est celui où il a le devant du chapeau rabattu, la moitié du visage dans la demi-teinte, et le reste du corps éclairé. L’innocent artiste se laissa vaincre à force d’instances. Et tandis qu’il travaillait, l’artiste jaloux exécutait le même ouvrage de son côté. Les deux tableaux furent achevés en même temps ; et exposés au même Salon, ils montrèrent la différence du maître et de l’écolier. Le tour est fin et me déplaît. Homme singulier, mais bonhomme, mais galant homme, La Tour ne ferait pas cela aujourd’hui. Et puis il faut avoir quelque indulgence pour un artiste piqué de se voir rabaissé sur la ligne d’un homme qui ne lui allait pas à la cheville du pied. Peut-être n’aperçut-il dans cette espièglerie que la mortification du public, et non celle d’un confrère trop habile pour ne pas sentir son infériorité, et trop franc pour ne pas la [242] reconnaître. Et ami La Tour, n’était-ce pas assez que Perronneau te dît : « Tu es le plus fort », ne pouvais-tu être content, à moins que le public ne le dît aussi. Eh bien il fallait attendre un moment, et ta vanité aurait été satisfaite et tu n’aurais point humilié ton confrère. A la longue, chacun a la place qu’il mérite. La société, c’est la maison de Bertin. Un fat y prend le haut bout, la première fois qu’il s’y présente, mais peu à peu, il est repoussé par les survenants ; il fait le tour de la table ; et il se trouve à la dernière place, au-dessus ou au-dessous de l’abbé de La Porte.
[Annexe II, p. 514]
{455Encore un mot sur les portraits et portraitistes. Pourquoi un peintre d’histoire est-il communément un mauvais portraitiste ? Pourquoi un barbouilleur du pont Notre-Dame fera-t-il plus ressemblant qu’un professeur de l’Académie ? C’est que celui-ci ne s’est jamais occupé de l’imitation rigoureuse de la nature ; c’est qu’il a l’habitude d’exagérer, d’affaiblir, de corriger son modèle ; c’est qu’il a la tête pleine de règles qui l’assujettissent et qui dirigent son pinceau, sans qu’il s’en aperçoive ; c’est qu’il a toujours altéré les formes d’après ces règles de goût et qu’il continue toujours de les altérer ; c’est qu’il fond, avec les traits qu’il a sous les yeux et qu’il s’efforce en vain de copier rigoureusement, des traits empruntés des antiques qu’il a étudiés, des tableaux qu’il a vus et admirés et de ceux qu’il a faits ; c’est qu’il est savant, c’est qu’il est libre, et qu’il ne peut se réduire à la condition de l’esclave et de l’ignorant ; c’est qu’il a son faire, son tic, sa couleur auxquels il revient sans cesse ; c’est qu’il exécute une caricature en beau, et que le barbouilleur, au contraire, exécute une caricature en laid. Le portrait ressemblant du barbouilleur meurt avec la personne, celui de l’habile homme reste à jamais. C’est d’après ce dernier que nos neveux se forment les images des grands hommes qui les ont précédés. Lorsque le goût des beaux-arts est général chez une nation, savez-vous ce qui arrive ? C’est que l’œil du peuple se conforme à l’œil du grand artiste, et que l’exagération laisse pour lui la ressemblance entière. Il ne s’avise point de chicaner, il ne dit point : Cet œil est trop petit, trop grand ; ce muscle est exagéré, ces formes ne sont pas justes ; cette paupière est trop saillante, ces os orbiculaires sont trop élevés : il fait abstraction de ce que la connaissance du beau a introduit dans la copie. Il voit le modèle où il n’est pas à la rigueur, et il s’écrie d’admiration. Voltaire fait l’histoire comme les grands statuaires anciens faisaient le buste ; comme les peintres savants de nos jours font le portrait. Il agrandit, il exagère, il corrige les formes. A-t-il raison ? a-t-il tort ? Il a tort pour le pédant, il a raison pour l’homme de goût. Tort ou raison, c’est la figure qu’il a peinte qui restera dans la mémoire des hommes à venir. }
LE BEL
Plusieurs paysages sous le même numéro.
43.
Je les ai tous vus, mais je n’en ai regardé aucun ; ou si je les ai regardés, c’est comme l’homme du Bal à qui une femme disait, M’a-t-il de ses gros yeux assez considérée. Made, lui répondit-il ; je vous regarde, mais je ne vous considère pas456. Dans l’un de ces paysages, ce sont des femmes qui lavent à la rivière ; sur le fond, les arbres sont assez bien touchés, assez bien du moins par rapport au reste ; car la misère générale d’une composition en relève quelquefois un coin et lui donne un faux air d’excellence. Cela est bon là ; ailleurs cela serait mauvais. Monsieur Le Bel, en bonne foi, sont-ce là des eaux ? C’est un pré fané, ras et nouvellement fauché. Ces monticules sont faibles [243] et léchés. Point de ciel. Au pied de ces vieux arbres, petits objets, fleurettes de parterre, qui papillotent. Figures, raides, mannequins de la foire St Ovide, pantins à mouvoir avec une ficelle. Sur le devant, un gueux assis sur un bout de roche. O le vilain gueux ; il a le scorbut ou les humeurs froides ; j’en appelle à Bouvard. Mais vous me direz que Bouvart voit cette maladie partout457.
L’autre, est une belle plaque de cuivre rouge, terrasses, arbres, ciels, montagnes, lointain, campagne, tout est cuivre, beau cuivre. Si cela s’était fait de hasard, en coulant du fourneau dans le catin, ce serait un prodige.
VENEVAULT
44. Apothéose du prince de Condé458
Sujet immense, digne de l’imagination grande et féconde, et de la hardiesse de Rubens, et sujet fait en miniature par Venevault : C’est au centre une pyramide dont la base est surchargée de trophées. C’est Minerve. C’est sur le bouclier de la déesse, l’effigie du héros ; ce sont des génies lourds et bêtes ; c’est une campagne ; c’est une montagne ; c’est sur cette montagne le temple de la Gloire ; ce sont des savants et des artistes qui y grimpent, mais entre lesquels on ne voit pas Mr Venevault. Froide et mauvaise miniature. [244] Mauvais salmis qui n’en vaut pas un de bécasses. Cela est petitement fait, mal agencé, sec, dur, sans plan, sans liaison de lumières, platement peint, obscur en dépit de la longue description du livret.
PERRONNEAU
45. Un portrait de femme459
On en voit la tête de face et le corps de deux tiers. La figure est un peu raide et droite, fichée comme elle l’aurait été par le maître à danser, la position la plus maussade, la plus insipide pour l’art, à qui il faut un modèle, simple, naturel, vrai, nullement maniéré, une tête qui s’incline un peu, des membres qui s’en aillent négligemment prendre la place ordonnée par la pensée ou l’action de la personne ; le maître des grâces, le maître à danser détruisent le mouvement réel, cet enchaînement si précieux des parties qui se commandent et s’obéissent réciproquement les unes aux autres. [460Marcel cherche à pallier les défauts ; Vanloo cherche à rendre leur influence sur toute la personne ; il faut que la figure soit une.] Un mot là-dessus suffit à celui qui sait entendre, une page de plus n’apprendrait rien aux autres. C’est une chose à sentir. Mais revenons au portrait. L’épaule est prise si juste qu’on la voit toute nue à travers le vêtement ; et ce vêtement est à tromper ; c’est l’étoffe même pour la couleur, la lumière, les plis et [245] le reste. Et la gorge, il est impossible de la faire mieux ; c’est comme nous la voyons aux honnêtes femmes, ni trop cachée, ni trop montrée ; placée à merveille, et peinte, il faut voir.
Le Portrait de Marmontel, pourrait bien être du même artiste461. Il est ressemblant ; mais il a l’air ivre ; ivre de vin, s’entend, et l’on jurerait qu’il lit quelques chants de sa Neuvaine à des filles462. Le bleu fort de ce mouchoir de soie qui lui ceint la tête est un peu dur, et nuit à l’harmonie.
La plupart des portraits de Perronneau sont faits avec esprit. Celui de Marmontel est de Roslin.
DROUAIS, ROSLIN, VALADE, &c…
46. 47. Portraits, études, tableaux .
Entre tous ces portraits, aucun qui arrête, un seul excepté, qui est de Roslin et que je viens d’attribuer à Perronneau, c’est celui de cette femme dont j’ai dit que la gorge était si vraie, qu’on ne la croirait pas peinte ; c’est à inviter la main, comme la chair ; la tête est moins bien, quoique gracieuse et faisant bien la ronde-bosse ; les yeux étincellent d’un feu humide ; et puis une multitude de passages fins et bien entendus ; un beau faire, une touche amoureuse.
Celui de Made de Marigny463 est assez bien entendu pour l’effet, d’une [246] couleur agréable, mais la touche en est molle ; il y a de l’incertitude de dessin ; la robe est bien faite ; la tête est tourmentée ; la figure s’affaisse, s’en va, ne se soutient pas ; elle a l’air mannequiné ; les bras sont livides et les mains sans forme ; la gorge plate et grisâtre ; et puis sur le visage, un ennui, une maussaderie, un air maladif qui vous affligent.
Les études de ces artistes montrent combien ils ont encore besoin d’en faire.
Entre les tableaux, on ne voit que l’Allégorie en l’honneur du maréchal de Belle-isle464. C’est Minerve, c’est une Victoire qui soutiennent le portrait du héros ; c’est une Renommée joufflue qui trompette ses vertus.
Et toujours Mars, Venus, Minerve, Jupiter, Hebé, Junon ; sans les dieux du paganisme, ces gens-là ne sauraient que faire. Je voudrais bien leur ôter ce maudit catéchisme païen.
Cette Allégorie de Valade choque les yeux par le discordant ; elle est pesamment faite, sans aucune intelligence de lumières et d’effet. Figures détestables de couleur et de dessin ; nuage dense, épais, à couper à la scie, femmes longues, maigres et raides, grands mannequins en petit, énorme Minerve, bien corpulée, bien lourde ; et puis il faut voir les draperies, l’agencement de tout ce fatras ; les accessoires mêmes ne sont pas faits. [247]
Mme Vien. 54.
Une poule huppée, veillant sur ses petits. Très beau petit tableau ; bel oiseau, très bel oiseau ; belle huppe, belle cravate, bien hérissée, bec entrouvert et menaçant, œil ardent, ouvert et saillant, caractère inquiet, querelleur et fier ; j’entends son cri. Elle a l’aile pendante ; elle est accroupie ; ses petits sont sous elle, à l’exception de quelques-uns qui s’échappent ou vont s’échapper ; elle est peinte d’une grande vigueur et vérité de couleur ; ses petits très moelleusement ; c’est leur duvet, leur innocence, leur étourderie poussinière. Tout est bien, jusqu’aux brins de paille dispersés autour de la poule. Il y a des détails de nature à faire illusion. L’artiste n’a pourtant pas remarqué qu’alors une poule d’une grosseur commune, prend un volume énorme, par l’étendue qu’elle donne à toutes ses plumes ébouriffées. Mme Vien met dans ses animaux de la vie et du mouvement. Je fus surpris de sa poule ; je ne croyais pas qu’elle en sût jusque-là.
Coq-faisan doré de la Chine .
Il s’en manque bien que ce coq soit de la force de la poule. Assez chaud de couleur, il est froid d’expression, sans vie ; c’est presque un oiseau de bois, tant il est raide, lisse et monotone. J’aime mieux que l’oiseau, ce petit massif de fleurs, de verdure et d’arbustes, placé sur le fond ; quoique ce ne soit pas merveille.
Réparation à Made Vien. J’ai dit que son coq était sans mouvement et sans vie ; et je viens d’apprendre qu’elle l’a peint d’après un coq empaillé. [248]
Des serins dont l’un sort de sa cage, pour attraper des papillons .
La Poule huppée ne me permet pas de regarder cela. Ces serins sont comme des petits morceaux de buis taillés en canaris, sans légèreté, sans gentillesse, sans variété de tons, sans vie. Madame Vien, vous avez fait ces serins-là toute seule ; pour votre poule, votre mari pourrait bien l’avoir un peu coquetée.
Bouquets de fleurs .
Celui qui représente des fleurs dans une carafe est à merveille. Les racines filamenteuses des plantes sont parfaitement imitées, et le tout est bien réfléchi sur la table qui soutient le vase.
Les autres fleurs sont moins bien. Les Serins sont ingrats par la monotonie de la couleur. Ah, la belle Poule !
Machy. 57.
Le Péristyle du Louvre et la démolition de l’hôtel de Roulié (#004067)
Tableau de 4 pieds de large, sur 2 pieds 9 pouces de haut.
Le péristyle est à droite ; c’est sur cette partie que tombe la forte lumière qui vient de quelque point pris à gauche dans l’intérieur du tableau. On ne voit que la colonnade. Des ruines en arcades placées sur le devant, et occupant tout l’espace de la gauche à la droite, dérobent le massif lourd et sans goût, sur lequel elle est élevée. Il y a de l’esprit à cela. La façade de [249] ces arcades et toute la partie antérieure est dans la demi-teinte. On a fait d’une pierre deux coups. On s’est ménagé des effets de lumières par le dessous de ces arcades, et l’on a masqué l’unique défaut d’un des plus beaux morceaux d’architecture qu’il y ait au monde.
Ce tableau n’est pas sans mérite. Cet assemblage d’architecture et de ruines produit de l’intérêt. Le devant est bien composé. Ce pan de mur qu’on voit au coin gauche fait un bon effet ; la figure brisée avec l’ornement est d’excellent goût. Ces eaux ramassées sur le devant ont de la transparence. Mais le tout est gris ; mais il est sec ; mais il est dur ; mais la lumière forte est trop égale ; mais son effet blesse les yeux ; mais les figures sont mal dessinées ; mais ce tableau mis malignement à côté de la Galerie antique de Robert, fait sentir l’énorme différence d’une bonne chose et d’une excellente. C’est notre ami Chardin qui institue ces parallèles-là, aux dépens de qui il appartiendra ; peu lui importe, pourvu que l’œil du public s’exerce et que le mérite soit apprécié. Grand merci, monsieur Chardin ; sans vous, j’aurais peut-être admiré la colonnade de Machi ; et sans le voisinage de la Galerie de Robert. C’est un lambeau de Virgile, mis à côté d’un lambeau de Lucain465.
Le Vestibule nouveau du Palais-Royal .
La Démolition de l’ancien466.
Le Portail de Saint-Eustache et une partie de la nouvelle halle, à gouache .
L’Intérieur de la nouvelle église de la Magdelaine de La Ville-L’Evêque467.
Le premier morceau était faible de couleur ; ces autres-ci sont encore pis. Le Vestibule nouveau du Palais-Royal et la Démolition de l’ancien sont très fades. [250]
La Magdeleine, belle perspective, lumière bien dégradée ; grande précision.
En général, les morceaux de Machy sont gris ou d’un jaune de paille. Ce sont des ruines toutes neuves. A parler rigoureusement, il ne peint pas ; c’est une estampe qu’il enlumine précieusement, avec un goût, et une propreté exquise. Aussi ses tableaux ont-ils toujours un œil dur et sec. Pour la perspective, il en est rigoureux observateur. Les objets font bien l’effet qu’on en doit attendre. Je ne crois pas qu’il ait été bien content des ouvrages de Robert ; cet homme est venu d’Italie pour dépouiller Machy de tous ses lauriers. Les ouvrages de Robert affligeront Machy, sans le corriger. Il ne changera pas son faire.
Son dessin de l’Intérieur de la Magdelaine est très bien éclairé ; c’est un effet de lumière douce, rare, vague et blanchâtre, comme on la remarque aux édifices nouvellement bâtis, lorsqu’elle traverse des verres laiteux, ou qu’elle a été réfléchie par des murailles neuves. Il y a aussi la vapeur, mais la vapeur claire des lieux frais, renfermés et blancs.
DROUAIS FILS
61. Des portraits . (#007048)
A l’ordinaire. La plus belle craie possible. Mais dites-moi ce que c’est que cette rage-là. Est-ce maladie de l’esprit ou des yeux. Imaginez des visages et des cheveux de crème fouettée ; de vieilles étoffes, roides, [251] retournées et remises à la calandre ; un chien d’ébène ; avec des yeux de jais ; et vous aurez un de ses meilleurs morceaux.
JULLIART. 63.
Trois paysages, sous un même numéro .
Monsieur Juliart, vous croyez donc que pour être un paysagiste il ne s’agit que de jeter çà et là des arbres, faire une terrasse, élever une montagne, assembler des eaux, en interrompre le cours par quelques pierres brutes, étendre une campagne le plus que vous pourrez, l’éclairer de la lumière du soleil ou de la lune, dessiner un pâtre, et autour de ce pâtre quelques animaux ; et vous ne songez pas que ces arbres doivent être touchés fortement ; qu’il y a une certaine poésie à les imaginer selon la nature du sujet sveltes et élégants, ou brisés, rompus, gercés, caducs, hideux ; qu’ici pressés et touffus, il faut que la masse en soit grande et belle ; que là rares et séparés, il faut que l’air et la lumière circulent entre leurs branches et leurs troncs ; que cette terrasse veut être chaudement peinte ; que ces eaux imitant la limpidité des eaux naturelles doivent me montrer, comme dans une glace, l’image affaiblie de la scène environnante ; que la lumière doit trembler à leur surface ; qu’elles doivent écumer et blanchir à la rencontre des obstacles ; qu’il faut savoir rendre cette écume ; donner [252] aux montagnes un aspect imposant ; les entrouvrir, en suspendre la cime ruineuse au-dessus de ma tête, y creuser des cavernes ; les dépouiller dans cet endroit, dans cet autre les revêtir de mousse, hérisser leur sommet d’arbustes, y pratiquer des inégalités poétiques, me rappeler par elles les ravages du temps, l’instabilité des choses, et la vétusté du monde ; que l’effet de vos lumières doit être piquant ; que les campagnes non bornées doivent en se dégradant, s’étendre jusqu’où l’horizon confine avec le ciel, et l’horizon s’enfoncer à une distance infinie ; que les campagnes bornées ont aussi leur magie ; que les ruines doivent être solennelles ; les fabriques déceler une imagination pittoresque et féconde ; les figures intéresser, les animaux être vrais, et que chacune de ces choses n’est rien, si l’ensemble n’est enchanteur ; si composé de plusieurs sites épars et charmants dans la nature, il ne m’offre une vue romanesque, telle qu’il y en a peut-être une possible sur la terre. Vous ne savez pas qu’un paysage est plat ou sublime ; qu’un paysage où l’intelligence de la lumière n’est pas supérieure est un très mauvais tableau ; qu’un paysage faible de couleur et par conséquent sans effet, est un très mauvais tableau ; qu’un paysage qui ne dit rien à mon âme, qui n’est pas dans ses détails de la plus grande force, d’une vérité surprenante est un très mauvais tableau ; qu’un paysage où les animaux et les autres figures sont mal traités, est un très mauvais tableau, si le reste poussé au plus haut degré de perfection ne rachète ces défauts ; qu’il faut y avoir égard pour la lumière, la couleur, les objets, les ciels au moment du jour, au temps de la saison, qu’il faut s’entendre à peindre des ciels, à charger ces ciels de nuages tantôt épais tantôt légers, à couvrir l’atmosphère de brouillard, à y perdre les objets, à teindre sa masse de la [253] lumière du soleil, à rendre tous les incidents de la nature, toutes les scènes champêtres, à susciter un orage, à inonder une campagne, à déraciner les arbres, à montrer la chaumière, le troupeau, le berger entraînés par les eaux, à imaginer les scènes de commisération analogues à ce ravage, à montrer les pertes, les périls, les secours sous des formes intéressantes et pathétiques. Voyez comme le Poussin est sublime et touchant, lorsque à côté d’une scène champêtre riante, il attache mes yeux sur un tombeau où je lis : Et ego in Arcadia468. Voyez comme il est terrible, lorsqu’il me montre dans un autre une femme enveloppée d’un serpent qui l’entraîne au fond des eaux. Si je vous demandais une aurore, comment vous y prendriez-vous ? moi, monsieur Juliart, dont ce n’est pas le métier, je montrerais sur une colline, les portes de Thèbes ; on verrait au-devant de ces portes la statue de Memnon ; autour de cette statue des personnes de tout état, attirées par la curiosité d’entendre la statue résonner aux premiers [254] rayons du soleil. Des philosophes assis traceraient sur le sable des figures astronomiques ; des femmes, des enfants seraient étendus et endormis ; d’autres auraient les yeux attachés sur le lieu du lever du soleil ; on en verrait dans le lointain qui hâteraient leur marche de crainte d’arriver trop tard. Voilà comment on caractérise historiquement un moment du jour. Si vous aimez mieux des incidents plus simples, plus communs et moins grands ; envoyez le bûcheron à la forêt ; embusquez le chasseur ; ramenez les animaux sauvages, des campagnes vers leurs demeures ; arrêtez-les à l’entrée de la forêt ; qu’ils retournent la tête vers les champs dont l’approche du jour les chasse à regret ; conduisez à la ville le paysan avec son cheval chargé de denrées ; faites tomber l’animal surchargé ; occupez autour, le paysan et sa femme à le relever. Animez votre scène, comme il vous plaira. Je ne vous ai rien dit ni des fruits, ni des fleurs, ni des travaux rustiques. Je n’aurais point fini. A présent, monsieur Juliart, dites-moi, si vous êtes un paysagiste. Un tableau que je décris n’est pas toujours un bon tableau. Celui que je ne décris pas en est à coup sûr un mauvais. Pas un mot ici de ceux de M Juliart... Mais, me dira-t-il, est-ce que celui où j’ai mis sur le devant une fuite en Égypte, vous déplaît ? - Moins que les autres ; votre Vierge est assez belle de draperie et de caractère ; mais elle est raide et si je connaissais mieux les anciens peintres, je vous dirais à qui vous l’avez prise. Votre saint-Joseph est commun, et de plus, long, long. Votre enfant Jésus a le ventre tendu comme un ballon ; il est attaqué de la maladie que nos paysans appellent le carreau. [255]
VOIRIOT
64. Un tableau de famille et plusieurs portraits 469.
A droite, le père et la mère à un balcon ; au-dessous de ce balcon leurs petits enfants déguisés en marmottes et en marmots. La mère leur jette de l’argent sans les regarder ; elle tourne la tête vers son mari, et cette tête ne dit mot, non plus que celle du père. De plus ces deux figures muettes, sans caractère, sans expression, sont encore lourdes, courtes et grises. Si le balcon était percé en dessous et qu’elles fussent achevées, leurs jambes passeraient de beaucoup, à travers. Le reste ne vaut pas mieux. Mauvais tableau. C’est Voiriot, toujours Voiriot. Autres pères, mères et maîtres à châtier dans l’autre monde. Est-ce qu’au bout de six mois ou d’un an, le maître n’a pas vu que l’art résistait à l’élève. Cependant la foule s’attroupait autour de cette ineptie. O vulgus insipiens et inficetum !
L’Abbé de Pontigny est plat et sale.
Cet Homme assis à son bureau, devant sa bibliothèque, froid, gris et misérable.
Cailleau470, assez ressemblant, moins mauvais, mais mauvais encore ; et quand il serait bon, comme je l’entends dire, ce serait un moment de hasard ; l’ode de Chapelain, l’épigramme d’un sot, un couplet heureux, comme tout le monde en fait un.
Et voilà douze artistes expédiés en douze pages. Cela est honnête ; et j’espère que vous ne vous plaindrez plus de la prolixité de l’article Vernet. [256]
67.
DOYEN
Multaque in rebus acerbis
Acrius advertunt animos ad religionem – Lucrèce
Le Miracle des Ardents.
Tableau de 22 pieds de haut, sur 12 pieds de large ; pour la chapelle des Ardents à St Roch.
Voici le fait. L’an 1129, sous le règne de Louis VI un feu du ciel tomba sur la ville de Paris. Il dévorait les entrailles, et l’on périssait de la mort la plus cruelle. Ce fléau cessa tout à coup par l’intercession de Ste Geneviève.
Il n’y a point de circonstances où les hommes soient plus exposés à faire le sophisme Post hoc, ergo propter hoc471, que celles où les longues calamités, et l’inutilité des secours humains les contraignent de recourir au ciel.
Dans le tableau de Doyen, tout au haut de la toile, à gauche, on voit la sainte, à genoux, portée sur des nuages. Elle a les regards tournés vers un endroit du ciel éclairé au-dessus de sa tête ; le geste des bras dirigé vers la terre. Elle supplie. Elle intercède. Je vous dirais bien le discours qu’elle tient à Dieu472, mais cela est inutile ici.
Au-dessous de la gloire473 dont l’éclat frappe le visage de la sainte, dans des nuages rougeâtres, l’artiste a placé deux groupes d’anges et de chérubins474 entre lesquels il y en a qui semblent se disputer l’honneur de porter la [257] houlette de la bergère de Nanterre475. Petite idée, gaie, qui va mal avec la tristesse du sujet.
Vers la droite, au-dessus de la sainte, et proche d’elle, autre petit groupe de chérubins, autres nuages rougeâtres, liés avec les premiers. Ces nuages s’obscurcissent, s’épaississent, descendent et vont couvrir le haut d’une fabrique476 qui occupe le côté droit de la scène, s’enfonce dans le tableau et fait face au côté gauche. C’est un hôpital ; partie importante du local477 dont il est difficile de se faire une idée nette, même en la voyant. Elle présente au spectateur, hors du tableau, la face latérale d’une coupe verticale qui passe par le piédroit478 de la porte de cet édifice, laisse la porte entière, divise le parvis qui est au-devant et l’escalier qui descend dans la rue ; en sorte que ce parvis et cet escalier divisés forment un grand massif, à pic, au-dessus d’une terrasse qui règne sur toute la largeur du tableau.
Ainsi le spectateur qui se proposerait de sortir de sa place et d’aller à l’hôpital, monterait d’abord sur la terrasse ; rencontrant ensuite la face verticale et à pic du massif, il tournerait à gauche, trouverait l’escalier, monterait l’escalier, traverserait le parvis, et entrerait dans l’hôpital dont la porte a son seuil de niveau avec ce parvis479.
On conçoit qu’un autre spectateur placé dans l’enfoncement du tableau, ferait le chemin opposé et qu’on ne commencerait à l’apercevoir qu’à l’endroit où sa hauteur surpasserait la hauteur verticale de l’escalier, qui va toujours en diminuant.
Le premier incident dont on est frappé, c’est un frénétique480 qui s’élance hors de la porte de l’hôpital ; sa tête ceinte d’un lambeau et ses bras nus sont portés vers la sainte protectrice. Deux hommes vigoureux et vus par le dos l’arrêtent et le soutiennent.
A droite, sur le parvis, plus sur le devant, c’est un grand cadavre qu’on ne voit que par le dos. Il est tout nu. Ses deux longs bras livides, sa tête et sa chevelure pendent vers le pied du massif.
Au-dessous, au lieu le plus bas de la terrasse, à l’angle droit du massif, s’ouvre un égout d’où sortent les deux pieds d’un mort, et les deux bouts d’un brancard. [258]
Sur le milieu du parvis, devant la porte de l’hôpital, une mère agenouillée, les bras et les regards tournés vers le ciel et la sainte, la bouche entrouverte, l’air éploré demande le salut de son enfant. Elle a trois de ses femmes autour d’elle ; l’une vue par le dos la soutient sous les bras, et joint en même temps ses regards et sa prière, aux cris douloureux de sa maîtresse. La seconde, plus sur le fond et vue de face, a la même action. La troisième accroupie, tout à fait au bord du massif, les bras élevés, les mains jointes, implore de son côté.
Derrière celle-ci, debout, l’époux de cette mère désolée, tenant son fils entre ses bras. L’enfant est dévoré par la douleur ; le père affligé a les yeux tournés vers le ciel, expectando si forte sit spes481. La mère a saisi une des mains de son enfant. Ainsi la composition présente en cet endroit, au centre, sur le massif, à quelque hauteur au-dessus de la terrasse qui forme la partie antérieure et la plus basse du tableau, un groupe de six figures ; la mère éplorée soutenue par deux de ses femmes, son enfant qu’elle tient par la main ; son époux entre les bras duquel l’enfant est tourmenté, et une troisième suivante agenouillée au pied de sa maîtresse et de son maître.
Derrière ce groupe, un peu plus vers la gauche, sur le fond, au pied du massif, à l’endroit où l’escalier descend et perd de sa hauteur, les têtes suppliantes d’une foule d’habitants.
Tout à fait à la gauche du tableau, sur la terrasse, au pied de l’escalier et du massif, un homme vigoureux qui soutient par-dessous les bras, un malade nu, un genou en terre, l’autre jambe étendue, le corps renversé en arrière, la tête souffrante, la face tournée vers le ciel, la bouche pleine de cris, se déchirant le flanc de sa main droite. Celui qui secourt ce malade convulsé est vu par le dos et le profil de sa tête. Il a le cou découvert, les épaules et la tête nues. Il implore de la main gauche et du regard.
Sur la terrasse encore, au pied du même massif, un peu plus sur le fond que le groupe précédent, une femme morte, les pieds étendus du côté de l’homme convulsé, la face tournée vers le ciel, toute la partie supérieure de [259] son corps nue, son bras gauche étendu à terre et entouré d’un gros chapelet, ses cheveux épars, sa tête touchant au massif. Elle est couchée sur un traversin de coutil482, de la paille, quelques draperies et un ustensile de ménage. On voit de profil, plus sur le fond, son enfant penché et les regards attachés sur le visage de sa mère. Il est frappé d’horreur ; ses cheveux se sont dressés sur son front ; il cherche si sa mère vit encore, ou s’il n’a plus de mère.
Au-delà de cette femme, la terrasse s’affaisse, se rompt, et va en descendant jusqu’à l’angle droit inférieur du massif, à l’égout, à la caverne d’où l’on voit sortir les deux bouts du brancard et les deux jambes du mort qu’on y a jeté.
Voilà la composition de Doyen : reprenons-la. Elle a assez de défauts et de beautés pour mériter un examen détaillé et sévère.
J’oubliais de dire que la partie la plus enfoncée montre l’intérieur d’une ville et quelques édifices particuliers.
Au premier aspect, cette machine est grande, imposante, appelle, arrête.
Elle pouvait inspirer la terreur ensemble et la pitié483. Elle n’inspire que la terreur, et c’est la faute de l’artiste qui n’a pas su rendre les incidents pathétiques qu’il avait imaginés.
On a de la peine à se faire une idée nette de cet hôpital, de cette fabrique, de ce massif. On ne sait à quoi tient ce louche484 du local, si ce n’est peut-être au défaut de la perspective, à la bizarrerie occasionnée par la difficulté d’agencer sur une même scène des événements disparates. Dans les catastrophes publiques, on voit des gueux aux environs des palais ; mais on ne voit jamais les habitants des palais autour de la demeure des gueux.
De cent personnes, même intelligentes, il n’y en a pas quatre qui aient saisi le local. On aurait évité ce défaut ou par les avis d’un bon architecte, [260] ou par une composition mieux digérée, plus ensemble, plus une. Cette porte n’a point l’air d’une porte ; c’est, en dépit de l’inscription, une fenêtre par laquelle on imagine au premier coup d’œil, que ce malade s’élance.
Et puis, encore une fois, pourquoi la scène se passe-t-elle à la porte d’un hôpital ? Est-ce la place d’une femme importante, car elle paraît telle à son caractère, au luxe de son vêtement, à son cortège, aux marques d’honneurs de son mari. Je vous devine, monsieur Doyen. Vous avez imaginé des scènes de terreur isolées ; ensuite un local qui pût les réunir. Il vous fallait un massif à pic pour le cadavre que vous vouliez me montrer la tête, les bras et les cheveux pendants. Il vous fallait un égout pour en faire sortir les deux jambes de votre autre cadavre. Je trouve fort bons et l’hôpital et le massif et l’égout. Mais quand vous m’exposerez ensuite à la porte de cet hôpital, sur ce parvis, dans le voisinage de cet égout, au milieu de la plus vile populace, parmi les gueux, le gouverneur de la ville richement vêtu, chamarré de cordons, sa femme en beau satin blanc ; je ne pourrai m’empêcher de vous dire : « Monsieur Doyen, et les convenances, les convenances »
Votre sainte Geneviève est bien posée, bien dessinée, bien coloriée, bien drapée, bien en l’air485 ; elle ne fatigue point ces nuages qui la soutiennent. Mais je la trouve moi, et beaucoup d’autres, un peu maniérée486. A son attitude contournée, à ses bras jetés d’un côté, et sa tête de l’autre, elle a l’air de regarder Dieu en arrière et de lui dire pardessus son épaule : « Allons donc, faites finir cela ; puisque vous le pouvez. C’est un assez plat passe-temps que vous vous donnez là. » Il est certain qu’il n’y a pas le moindre vestige d’intérêt, de commisération sur son visage, et qu’on en fera, quand on voudra, une jolie assomption, à la manière de Boucher487. [261]
Cette guirlande de têtes de chérubins qu’elle a derrière elle et sous ses pieds, forme un papillotage de ronds lumineux qui me blessent ; et puis ces anges sont des espèces de cupidons soufflés488 et transparents. Tant qu’il sera de convention que ces natures idéales sont de chair et d’os, il faudra les faire de chair et d’os. C’était la même faute dans votre ancien tableau de Diomède et Vénus489. La déesse ressemblait à une grande vessie, sur laquelle on n’aurait pu s’appliquer avec un peu d’action, sans l’exposer à crever avec explosion. Corrigez-vous de ce faire-là ; et songez que, quoique l’ambroisie dont les dieux du paganisme s’enivraient, fût une boisson très légère, et que la vision béatifique dont nos bienheureux se repaissent, soit une viande fort creuse490, il n’en vient pas moins des êtres dodus, charnus, gras, solides et potelés, et que les fesses de Ganymède et les tétons de la vierge Marie doivent être aussi bons à prendre qu’à aucun giton, qu’à aucune catin de ce monde pervers.
Du reste le nuage épais qui s’étend sur le haut de vos bâtiments, est très vaporeux, et toute cette partie supérieure de votre composition est affaiblie, éteinte, avec beaucoup d’intelligence. Je ne saurais en conscience vous en dire autant des nuages qui portent votre sainte. Les enfants enveloppés de ces nuages sont légers et minces comme des bulles de savon, et les nuages lourds comme des ballons serrés de laine, volants.
De ces deux anges qui sont immédiatement au-dessous de la sainte, il y en a un qui regarde l’enfant qui souffre entre les bras de son père, et qui le regarde avec un intérêt très naturel et très ingénieusement imaginé. Cette idée est d’un homme d’esprit. Et l’ange et l’enfant sont deux morveux du même âge. L’intérêt de l’ange est bien, parce que c’est un ange. Mais en toute autre circonstance, n’oubliez pas que l’enfant dort au milieu de la tempête. J’ai vu au milieu de l’incendie d’un château, les enfants de la [262] maison se rouler dans des tas de blé. Un palais qui s’embrase est moins pour un enfant de quatre ans, que la chute d’un château de cartes. C’est un trait de nature que Saurin a bien saisi dans sa pièce du Joueur ; et je lui en fais compliment.
L’action et la tête de cet homme livide et brûlé de la fièvre qui s’élance par la fenêtre, ou puisque vous le voulez par la porte de l’hôpital sont on ne peut pas mieux. Ce malade a je ne sais quoi d’égaré dans les yeux ; il sourit d’une manière effrayante ; c’est sur son visage un mélange d’espérance, de douleur et de joie qui me confond.
Ce malade donc et les deux figures qui groupent491 avec lui, font une belle masse, bien sévère, bien vigoureuse. La tête du malade est du plus grand goût de dessin, de la plus rare expression. Les bras sont dessinés comme les Carrache. Toute la figure dans le style des premiers maîtres d’Italie. La touche en est mâle et spirituelle. C’est la vraie couleur de ces malades que je n’ai jamais vus, mais n’importe. On prétend que c’est une imitation de Mignard492. Qu’est-ce que cela me fait. Quisque suos patimur manes493, dit Rameau le fou. [263]
Pour ces deux hommes qui le retiennent, je me trompe fort s’ils ne sont d’une telle proportion que si vous les acheviez, leurs pieds descendraient au-dessous du massif sur lequel vous les avez posés. Du reste ils font bien ce qu’ils font. Ils sont sagement drapés, bien coloriés ; seulement, je vous le répète, ils semblent moins empêcher un malade de sortir par une porte que de se jeter par une fenêtre. C’est l’effet d’un local494 bizarre.
J’en suis fâché, monsieur Doyen ; mais la partie la plus intéressante de votre composition ; cette mère éplorée, ces suivantes qui l’entourent, ce père qui tient son enfant, tout cela est manqué net.
Premièrement, ces trois femmes et leur maîtresse font un amas confus de têtes, de bras, de jambes, de corps, un chaos où l’on se perd et qu’on ne saurait regarder longtemps. La tête de la mère qui implore pour son fils, bien coiffée, cheveux bien ajustés, est désagréable de physionomie. Sa couleur n’a point assez de consistance. Il n’y a point d’os sous cette peau. Elle manque d’action, de mouvement, d’expression. Elle a trop peu de douleur, en dépit de la larme que vous lui faites verser. Ses bras sont de verre colorié. Ses jambes ne sont pas assez indiquées. La draperie de satin dont elle est vêtue forme une grande tache lumineuse. Vous avez eu beau l’éteindre après coup, elle n’en est pas restée moins discordante. Son éclat n’en éteint pas moins les chairs. Cette grande suivante que je vois par le dos et qui la soutient est tournée, contournée de la manière la plus déplaisante. Le bras dont elle embrasse sa maîtresse est gourd. On ne sait sur quoi elle pose ; et puis c’est le plus énorme, le plus monstrueux cul de femme qu’on ait jamais vu ; ces effrayants culs de bacchantes que vous avez faits pour M. Watelet n’en approchent pas495. Cependant la draperie de cette maussade figure est bien jetée, et dessine bien le nu. Ce bras gourd est de bonne couleur, et bien empâté. Il est seulement un peu équivoque, et semble appartenir à la figure verte qui est à côté. Celle-ci qui aide la première [264] dans ses fonctions, bien sur son plan, est belle, tout à fait belle de caractère et d’expression. Mais il faut la restituer au Dominiquin. Pour celle qui est accroupie, elle est ignoble. Il y a pis, elle ressemble en laid à sa maîtresse, et je gagerais qu’elles ont été prises d’après le même modèle. Et puis la couleur de la tête en est aussi sans consistance. A la chute des reins, qu’est-ce que cette petite lumière ? Ne voyez-vous pas qu’elle nuit à l’effet et qu’il fallait l’éteindre ou l’étendre. Cet enfant est bien dans son maillot. Il se tourmente bien. Il crie bien. Seulement il grimace un peu. Je ne demande pas à son père plus d’expression qu’il n’en a. Pour un peu plus de dignité, c’est autre chose. On prétend qu’il a moins l’air de l’époux de cette femme que d’un de ses serviteurs. C’est l’avis général. Pour moi, je lui trouve la simplicité, l’espèce de rusticité, la bonhomie domestique des gens de son temps. J’aime ses cheveux crépus, et j’en suis content. Sans compter qu’il a du caractère, et qu’il est on ne saurait plus vigoureusement colorié ; trop peut-être, ainsi que l’enfant. Ce groupe avançant excessivement, chasse la mère de son plan, de manière qu’on doute qu’elle puisse apercevoir la sainte à laquelle elle s’adresse ; et cette mère avec ses suivantes chassées en avant, font paraître les figures d’en bas colossales.
Il n’y a qu’une voix sur votre malade qui se déchire le flanc. C’est une figure de l’école du Carrache et pour la couleur et pour le dessin et pour l’expression. Sa tête et son action font frémir, mais sa tête est belle. C’est une douleur terrible, mais qui n’a rien de hideux. Il souffre, il souffre à l’excès, mais sans grimacer. L’homme qui le soutient est très beau ; seulement le sommet de sa tête, son chignon, son épaule sont un peu de cuivre. Vous l’avez voulu chaud, et vous l’avez fait de brique. Je crains encore que ce groupe ne vienne pas assez sur le devant, ou que les autres ne s’enfoncent pas autant qu’ils le devraient. [265]
Pour cette femme étendue morte sur de la paille avec son chapelet autour du bras, plus je la vois, plus je la trouve belle. O la belle, la grande, l’intéressante figure ! Comme elle est simple ! Comme elle est bien drapée ! Comme elle est bien morte ! Quel grand caractère elle a ! Quoique renversée en arrière, et son visage vu de raccourci, comme elle conserve ce grand caractère et sa beauté, et comme elle les conserve dans la position la plus défavorable ! Si cette figure vous appartenait, et qu’il n’y eût que ce mérite dans tout votre tableau, vous ne seriez pas un artiste commun. Elle est d’une belle pâte ; d’une bonne couleur. Mais sa draperie verte et forte ne contribue pas peu à coller sa tête au pied du mur. On dit qu’elle est empruntée de la Peste du Poussin. Qu’est-ce que cela me fait encore ? Les pailles éparses autour d’elle, ces draperies, ce coussin de coutil, tout cela est large et bien peint. Je ne sais ce qu’ils entendent par une manière de faire lourde, qu’ils appellent allemande. Faciuntne nimis intelligendo, ut nihil intelligant496.
On ne donne pas plus d’expression, on ne montre pas mieux l’incertitude et l’effroi ; on ne peint pas avec plus de vigueur, on ne fait rien de mieux que cet enfant qui est dans la demi-teinte, penché sur elle. Ces cheveux hérissés sont beaux. Il est bien dessiné, bien touché.
Lorsque je dis à Cochin, cette terrasse ne serait pas plus chaude, quand Loutherbourg ou quelque autre paysagiste de profession l’aurait faite. Il me répond, il est vrai, mais c’est tant pis. Ami Cochin, vous pouvez avoir raison, mais je ne vous entends pas.
C’est une belle idée bien poétique, que ces deux grands pieds nus qui sortent de la caverne ou de l’égout. D’ailleurs ils sont beaux, bien dessinés, bien coloriés, bien vrais. Mais le haut de la caverne est vide ; et si l’on voulait me faire concevoir qu’elle regorge de cadavres, il aurait fallu [266] l’annoncer. Il n’en est pas de ces deux pieds, comme des deux bras que le Rembrandt a élevés du fond de la tombe du Lazare. Les circonstances sont différentes. Rembrandt est sublime en ne me montrant que deux bras. Vous l’auriez été en me montrant plus de deux pieds. Je ne saurais imaginer plein un lieu que je vois vide.
C’est encore une belle idée et bien poétique que cet homme dont la tête, les longs bras nus et la chevelure pendent le long du massif. Je sais que quelques spectateurs pusillanimes en ont détourné leurs regards, d’horreur. Mais qu’est-ce que cela me fait à moi qui ne le suis point, et qui me suis plu à voir dans Homère des corneilles rassemblées autour d’un cadavre, lui arracher les yeux de la tête, en battant les ailes de joie. Où attendrai-je des scènes d’horreur, des images effrayantes si ce n’est dans une bataille, une famine, une peste, une épidémie. Si vous eussiez consulté ces gens à petit goût raffiné, qui craignent des sensations trop fortes, vous eussiez passé la brosse sur votre frénétique qui s’élance de l’hôpital, sur ce malade qui se déchire les flancs au pied de votre massif, et moi, j’aurais brûlé le reste de votre composition ; j’en excepte toutefois la femme au chapelet, à qui que ce soit qu’elle appartienne.
Mais, mon ami, quand nous laisserions là un moment le peintre Doyen, pour nous entretenir d’autre chose, croyez-vous qu’il y eût si grand mal. Tout en écrivant l’endroit du discours de Diomède que je viens de citer, je recherchais la cause des différents jugements que j’en ai entendu porter. [267] Il présente à l’imagination des cadavres, des yeux arrachés de la tête, des corneilles qui battent les ailes de joie. Un cadavre n’a rien qui dégoûte. La peinture en expose dans ses compositions sans blesser la vue. La poésie emploie ce mot sans fin. Pourvu que les chairs ne se dissolvent point, que les parties putréfiées ne se séparent point, qu’il ne fourmille point de vers, et qu’il garde ses formes, le bon goût dans l’un et l’autre art ne rejettera point cette image. Il n’en est pas ainsi des yeux arrachés de la tête. Je ferme les miens pour ne pas voir ces yeux tiraillés par le bec d’une corneille, ces fibres sanglantes, purulentes, moitié attachées à l’orbite de la tête du cadavre, moitié pendantes du bec de l’oiseau vorace. Cet oiseau cruel battant les ailes de joie est horriblement beau. Quel doit donc être l’effet de l’ensemble d’un pareil tableau ? Divers, selon l’endroit auquel l’imagination s’arrêtera. Mais sur quel endroit ici l’imagination doit-elle se reposer de préférence ? Sera-ce sur le cadavre ? Non, c’est une image commune. Sur les yeux arrachés hors de la tête du cadavre ? Non, puisqu’il y a une image plus rare, celle de l’oiseau qui bat les ailes de joie. Aussi cette image est-elle présentée la dernière ; aussi présentée la dernière sauve-t-elle le dégoût de l’image qui la précède ; aussi y a-t-il bien de la différence entre ces images rangées dans l’ordre qui suit, Je vois les corneilles qui battent les ailes autour de ton cadavre et qui t’arrachent les yeux de la tête ; ou rangées dans l’ordre du poète, Je vois les corneilles rassemblées autour de ton cadavre, t’arracher les yeux de la tête, en battant les ailes de joie. Regardez-y bien, mon ami ; et vous sentirez que c’est ce dernier phénomène qui vous occupe, et qui vous dérobe l’horreur du reste. Il y a donc un art inspiré par le bon goût dans la manière de distribuer les images dans le discours, et de sauver leurs effets, un art de fixer l’œil de l’imagination à l’endroit où l’on veut. C’est celui de Timante qui voile la tête d’Agamemnon. C’est celui de Teniers qui ne [268] vous laisse apercevoir que la tête d’un homme accroupi derrière une haie. C’est celui d’Homère dans le passage cité. Il ne consiste pas seulement dans la succession des idées. Le choix des expressions y fait beaucoup ; d’expressions fortes ou faibles, simples ou figurées, lentes ou rapides. C’est là surtout que la magie de la prosodie qui arrête ou précipite la déclamation, a son grand jeu. O les pauvres gens que la plupart de nos faiseurs de poétique !
Je trouve seulement le cadavre de Doyen d’un livide un peu monotone. La putréfaction ne se fait pas d’une manière aussi uniforme. Elle est accompagnée d’une multitude d’accidents, de taches variées à l’infini. Il lui fallait plus de relief. Il est un peu plat. C’est très bien fait au peintre de l’avoir placé dans la demi-teinte.
Je reviens sur son frénétique qui se déchire les flancs. La convulsion y serpente de la tête aux pieds. On la voit et dans les muscles du visage, et dans ceux du cou et de la poitrine, et dans les bras, le ventre, le bas-ventre, les cuisses, les jambes, les pieds. C’est une très belle, très parfaite imitation. Ils accusent la jambe étendue et son pied d’être un peu trop forts. Je n’en sais pas assez pour être ou n’être pas de leur avis. Le pied m’en paraît seulement informe.
Mais ce que j’estime surtout dans la composition de Doyen, c’est qu’à [269] travers son fracas, tout y est dirigé à un seul et même but. Avec une action et un mouvement propres à chaque figure, toutes ont un rapport commun à la sainte, rapport dont on retrouve des vestiges, même dans les morts. Cette belle femme qui vient d’expirer au pied du massif, a expiré en invoquant. Ce cadavre effrayant, qui pend du massif, avait les bras élevés vers le ciel, quand il est tombé mort, comme on le voit.
Malgré cela, je ne saurais me dissimuler que l’ouvrage de Doyen n’ait l’air tourmenté, qu’il n’y ait ni naturel ni facilité dans la distribution des figures et des incidents, et qu’on n’y sente partout l’homme qui s’est battu les flancs. Je m’explique.
Il y a dans toute composition, un chemin, une ligne qui passe par les sommités des masses ou des groupes, traversant différents plans, s’enfonçant ici dans la profondeur du tableau, là s’avançant sur le devant. Si cette ligne que j’appellerai ligne de liaison, se plie, se replie, se tortille, se tourmente ; si ses circonvolutions sont petites, multipliées, rectilinéaires, anguleuses ; la composition sera louche, obscure ; l’œil irrégulièrement promené, égaré dans un labyrinthe saisira difficilement la liaison. Si au contraire elle ne serpente pas assez ; si elle parcourt un long espace sans trouver aucun objet qui la rompe, la composition sera rare et décousue. Si elle s’arrête, la composition laissera un vide, un trou. Si l’on sent ce défaut et qu’on remplisse le vide ou trou, d’un accessoire inutile, on remédiera à un défaut par un autre.
Un exemple excellent à proposer aux élèves de la distribution la plus plate et la plus vicieuse, de la ligne de liaison la plus ridiculement rompue, c’est le tableau de l’Agonie de Jésus-Christ au jardin des Oliviers que Parrocel a exposé cette année. Ses figures sont placées sur trois lignes parallèles ; en sorte qu’on pourrait dépecer son tableau en trois autres mauvais tableaux.
Le Miracle des Ardents de Doyen n’est pas irrépréhensible de ce côté. La ligne de liaison y est enfractueuse, pliée, repliée, tortillée. On a de la [270] peine à la suivre. Elle est quelquefois équivoque. Ou elle s’arrête tout court. Ou il faut bien de la complaisance à l’œil pour en poursuivre le chemin.
Une composition bien ordonnée n’aura jamais qu’une seule vraie, unique, ligne de liaison ; et cette ligne conduira et celui qui la regarde et celui qui tente de la décrire.
Autre défaut et peut-être le plus considérable de tous ; c’est qu’on y désire une meilleure connaissance de la perspective, des plans plus distincts, plus de profondeur ; tout cela n’a pas assez d’air et de champ, ne recule pas, n’avance pas assez. Et le malade qui s’élance de l’hôpital ; et la mère agenouillée qui supplie ; et les trois suivantes qui la servent et le mari qui tient l’enfant ; tous ces objets forment un chaos, une masse compacte de figures. Si sur le fond, derrière le père, vous imaginez un plan vertical, parallèle à la toile ; et sur le devant, un autre plan parallèle au premier, vous formerez une boîte qui n’aura pas six pieds de profondeur, dans laquelle toutes les scènes de Doyen se passeront, et où ses malades plus entassés encore que dans nos hôpitaux périront étouffés.
Ce qui achève d’augmenter la confusion, la discordance, la fatigue de l’œil, ce sont des tons jaunâtres trop voisins et trop répétés ; les nuages sont jaunâtres ; la carnation des hommes, jaunâtre ; les draperies ou jaunes ou d’un rouge mêlé de teintes jaunes ; le manteau de la figure principale d’un beau jonquille ; les ornements en sont d’or ; il y a des écharpes tirant sur le jaune ; la grande suivante au derrière énorme est jaune. En faisant tout participer de la même teinte, on évite la discordance et l’on tombe dans la monotonie. Il faut être bien malheureux pour avoir ces deux défauts à la fois.
S’il est vrai, comme on le reproche à Doyen, et comme il aurait un peu de peine à se justifier d’avoir emprunté la distribution, la marche générale de sa machine d’une composition de Rubens où l’on prétend que l’ordonnance [271] est la même, je ne suis plus surpris du défaut d’air et de plans. Il est presque inséparable de cette sorte de plagiat. L’estampe vous donnera bien la position des masses, la distribution des groupes ; elle vous indiquera même le lieu des ombres et des lumières, à peu près le moyen de séparer les objets, mais ce moyen sera très difficile à transporter sur la toile. C’est le secret de l’inventeur. Il n’a imaginé son ensemble que d’après un technique qui est le sien et qui ne sera jamais bien le vôtre. Il est difficile d’exécuter un tableau d’après une description donnée et détaillée ; il l’est peut-être encore davantage de l’exécuter d’après une estampe. De là l’intelligence du clair-obscur manquée. Rien qui s’éloigne, se rapproche, s’unisse, se sépare, s’avance, se recule, se lie, se fuie ; plus d’harmonie, plus de netteté, plus d’effet, plus de magie. De là des figures poussées trop en devant seront trop grandes, et d’autres repoussées trop en arrière seront trop petites ; ou plus communément toutes s’entassant les unes sur les autres, plus d’étendue, plus d’air, plus de champ, nulle profondeur, confusion d’objets découpés et artistement collés les uns sur les autres ; vingt scènes diverses se passant comme entre deux planches, entre deux boiseries qui ne seront séparées que de l’épaisseur de la toile et de la bordure. Ajoutez que, tandis que le défaut d’air et de perspective porte les figures du devant vers le fond et du fond vers le devant ; par une seconde malédiction, elles sembleront encore chassées de la gauche vers la droite et de la droite vers la gauche, ou retenues comme par force dans l’enceinte de la toile ; en sorte que cet obstacle levé, on craindrait que tout n’échappât et n’allât se disperser dans l’espace environnant. [272]
Il y a de la couleur ; que dis-je, le tableau de Doyen est même très vigoureusement colorié ; mais il manque d’harmonie. Et quoiqu’il soit chaud de toute part, on ne saurait le regarder longtemps sans être peiné. Mais c’est principalement au groupe des six figures placées sur le massif que cette peine se fait sentir. C’est un grand papillotage insupportable. Il n’en est pas ainsi de la partie inférieure ou de la terrasse, ni de la partie vaporeuse et supérieure.
Autre défaut, c’est que la fabrique est d’architecture grecque ou romaine, et que l’action se passe sous le règne de l’architecture gothique. Licence inutile. Du reste, elle est d’un bon ton de couleur.
Avec tout ce que je viens de reprendre dans le tableau de Doyen ; il est beau et très beau. Il est chaud. Il est plein d’imagination et de verve. Il y a du dessin, de l’expression, du mouvement, beaucoup mais beaucoup de couleur ; et il produit un grand effet. L’artiste s’y montre un homme et un homme qu’on n’attendait pas. C’est sans contredit la meilleure de ses productions. Qu’on expose ce tableau en quelque endroit du monde que ce soit ; qu’on lui oppose quelque maître ancien ou moderne qu’on voudra, la comparaison ne lui ôtera pas tout mérite. Vous en direz ce qu’il vous plaira, monsieur le chevalier Pierre. Si ce morceau n’est que d’un écolier, fort à la vérité ; qu’êtes-vous ? Est-ce que vous croyez que nous avons oublié la platitude de ce Mercure et de cette Aglaure que vous refaisiez sans cesse et qui était toujours à refaire ; et ce Crucifiement médiocre, toujours médiocre, quoique copié d’une des plus sublimes compositions du Carrache. Il y a des hommes d’une jalousie bien impudente et bien basse. Monsieur le chevalier, acquérez le droit d’être dédaigneux, et ne le soyez pas. C’est le mieux. [273]
Mais savez-vous, mon ami, la raison de cette rage de Greuze, de ce déchaînement de Pierre, contre ce pauvre Doyen. C’est que Michel qui tient l’École laissera bientôt vacante une place à laquelle ils prétendent tous. Doyen a été suffisamment vengé de ses critiques par le suffrage public et le témoignage honorable de son Académie qui sur son tableau l’a nommé adjoint à professeur.
Je crois avoir déjà remarqué dans quelques-uns de mes papiers où je m’étais proposé de montrer qu’une nation ne pouvait avoir qu’un beau siècle, et que dans ce beau siècle un grand homme n’avait qu’un moment pour naître, que toute belle composition, tout véritable talent en peinture, en sculpture, en architecture, en éloquence, en poésie, supposait un certain tempérament de raison et d’enthousiasme, de jugement et de verve, tempérament rare et momentané, équilibre sans lequel les compositions sont extravagantes ou froides. Il y a un écueil à craindre pour Doyen. C’est qu’échauffé par son morceau du Miracle des Ardents dont la poésie a plutôt fait le succès que le technique (car à trancher le mot en peinture, ce n’est qu’une très magnifique ébauche), il ne passe la vraie mesure, que sa tête ne s’exalte trop, et qu’il ne se jette dans l’outré. Il est sur la ligne ; un pas de travers de plus, et le voilà dans le fracas, dans le désordre. Vous aimez encore mieux, me direz-vous, l’extravagant que le plat ; et moi aussi. Mais il y a un milieu entre l’un et l’autre qui nous convient à tous les deux davantage.
J’ai vu l’artiste. Vous ne le croiriez pas, il joue la modestie à merveille. Il fait tout ce qu’il peut pour réprimer la bouffissure de l’orgueil qui le gagne. Il reçoit l’éloge avec plaisir, mais il a la force de le tempérer. Il regrette sincèrement le temps qu’il a perdu avec les Grands et les femmes, [274] ces deux pestes du talent. Il se propose d’étudier. Ce dont il aime surtout à s’entendre louer, c’est de son faire qui n’est d’aucun atelier moderne. En effet son style et son pinceau sont à lui. Il ne veut s’endetter qu’à Raphaël, le Guide, le Titien, le Dominiquin, Le Sueur, le Poussin, gens riches que nous lui permettrons d’interroger, de consulter, d’appeler à son secours, mais non de voler. Qu’il apprenne de l’un à dessiner, de l’autre à colorier, de celui-ci à ordonner sa scène, à établir ses plans, à lier ses incidents, la magie de la lumière et des ombres, l’effet de l’harmonie, la convenance, l’expression. A la bonne heure.
Le public paraît avoir regardé le tableau de Doyen comme le plus beau morceau du Salon, et je n’en suis pas surpris. Une chose d’expression forte, un démoniaque qui se tord les bras, qui écume de la bouche, dont les yeux sont égarés, sera mieux senti de la multitude qu’une belle femme nue qui sommeille tranquillement, et qui vous livre ses épaules, et ses reins. La multitude n’est pas faite pour recevoir toutes les chaînes qui émanent de cette figure, en saisir la mollesse, le naturel, la grâce, la volupté. C’est vous, c’est moi qui nous laissons blesser, envelopper dans ces filets ; c’est nous qu’ils retiennent invinciblement, aeterno devincti vulnere amoris497. Mais est-il bien sûr qu’il n’y ait pas autant de verve dans la première scène de Térence et dans l’Antinoüs, que dans aucune scène de Molière, dans aucun morceau de Michel-Ange. J’ai prononcé là-dessus, autrefois, un peu légèrement. A tout moment, je donne dans l’erreur, parce que la langue ne me fournit pas à propos l’expression de la vérité. J’abandonne une thèse, faute de mots qui rendissent bien mes raisons. J’ai au fond de mon cœur [275] une chose, et j’en dis une autre. Voilà l’avantage de l’homme retiré dans la solitude. Il se parle, il s’interroge, il s’écoute, il s’écoute en silence. Sa sensation secrète se développe peu à peu ; et il trouve les vraies voix qui dessillent les yeux des autres et qui les entraînent. O rus, quando te aspiciam !
Vien et Doyen ont retouché leurs tableaux en place. Je ne les ai point vus ; mais allez à Saint-Roch ; et quoi qu’ait pu faire Doyen, je gage que son tableau, après vous avoir appelé par une bonne couleur générale, vous repoussera toujours par sa discordance ; je gage que son effet vous fatiguera, qu’il n’y a point de plans, mais point ; rien de décidé ; qu’on ne sait toujours où posent les figures du parvis ; que cette grosse suivante à énorme derrière rouge, au lieu d’être large, continue d’être monstrueuse et mal assise ; qu’il n’y a point de repos ; que vous y ressentez partout la furia francese ; qu’à juger de la figure qui tient le petit enfant, par le plan qu’on lui suppose, elle est d’une grandeur colossale, et cœtera, et cœtera. Ces vices ne se corrigent pas à la pointe du pinceau.
Ma come ogni medaglia ha suo riverso498 ; le bas de son tableau sera toujours beau ; la couleur en sera toujours chaude, vigoureuse et vraie ; le groupe des deux figures dont l’une se déchire les flancs (qu’il y ait peut-être dans Rubens ou ailleurs un possédé que Doyen ait regardé), sera toujours d’un grand maître ; que s’il a pris cette figure, c’est ut conditor et non ut interpres499 ; et que ce Greuze qui lui en fait le reproche, n’a qu’à se taire, car il ne serait pas difficile de lui cogner le nez sur certains tableaux flamands, où l’on retrouve des attitudes, des incidents, des expressions, [276] trente accessoires dont il a su profiter, sans que ses ouvrages en perdent rien de leur mérite.
Le bas du tableau de Doyen annonce vraiment un grand talent. Qu’il mette un peu de plomb dans sa tête ; que ses compositions deviennent plus sages, plus décidées ; que les figures en soient mieux assises ; qu’il n’entasse plus tête sur tête ; qu’il étudie plus les grands maîtres ; qu’il s’éprenne davantage de la simplicité ; qu’il soit plus harmonieux, plus sévère, moins fougueux, moins éclatant, et vous verrez le coin qu’il tiendra dans l’école française. Il a du feu ; mais trop de petits effets qui nuisent à l’ensemble. Il perd à être détaillé. Mais il sent ; mais il sent fortement. C’est un grand point. Laissez-le aller, vous dis-je.
Quoique la partie supérieure de son tableau n’aille pas de pair avec l’inférieure, sa gloire cependant est soignée, contre l’usage qui les néglige ordinairement. Hic quoque sunt superis sua jura. Et le tout rappelle bien mon épigraphe, multaque in rebus acerbis, acrius advertunt animos ad religionem.
Le besoin que Doyen et Vien ont senti de retoucher leurs tableaux en place doit apprendre aux artistes à se ménager dans l’atelier la même exposition, les mêmes lumières, le même local qu’ils doivent occuper.
Vien a moins perdu à St Roch que Doyen. Vien y est resté simple, sage et harmonieux. Doyen, fatigant, papillotant, inégal, vigoureux. Les figures du bas vous y paraîtront beaucoup trop fortes pour les autres.
Donnez à Vien la verve de Doyen qui lui manque ; donnez à Doyen le faire de Vien qu’il n’a pas, et vous aurez deux grands artistes. Mais cela [277] est peut-être impossible. Du moins cette alliance ne s’est point encore vue ; et le premier de tous les peintres, n’est que le second dans toutes les parties de la peinture.
Allez voir le tableau de Doyen, le soir, en été ; et voyez-le de loin. Allez voir celui de Vien, le matin dans la même saison, et voyez-le de près ou de loin, comme il vous plaira. Restez-y jusqu’à la nuit close, et vous verrez la dégradation de toutes les parties suivre exactement la dégradation de la lumière naturelle, et sa scène entière s’affaiblir comme la scène de l’univers, lorsque l’astre qui l’éclairait a disparu. Le crépuscule naît dans sa composition, comme dans la nature.
68.
Casanove
Bon peintre de batailles, autant qu’on peut l’être sans en avoir vu. Les anciens Scandinaves conduisaient leurs poètes à la guerre. Ils les plaçaient au centre de leurs armées. Ils leur disaient : « Venez nous voir combattre et mourir. Soyez les témoins oculaires de notre valeur et de nos actions. Chantez de nous ce que vous en aurez vu. Que notre mémoire dure éternellement, dans notre patrie, et que ce soit la récompense du sang que nous aurons versé pour elle. » Ces hommes sacrés étaient également respectés de deux partis. Après la bataille, ils montaient leurs lyres, et ils en tiraient des sons de joie ou de deuil, selon qu’elle avait été heureuse ou malheureuse. Leurs images étaient simples, fortes et vraies. On dit qu’un vainqueur féroce ayant fait égorger les bardes ennemis ; un seul échappé [278] au glaive monta sur une haute montagne, chanta la défaite de ses malheureux compatriotes, chargea d’imprécations leur barbare vainqueur, lui prédit les malheurs qui l’attendaient, le dévoua lui et les siens à l’oubli, et se précipita du rocher. C’était, chez ces peuples, un devoir religieux que de célébrer par des chants ceux qui avaient eu le bonheur de périr les armes à la main. Ossian, chef, guerrier, poète et musicien, entend frémir pendant la nuit les arbres qui environnaient sa demeure ; il se lève, il s’écrie : « Ames de mes amis, je vous entends ; vous me reprochez mon silence. » Il prend sa lyre, il chante, et lorsqu’il a chanté, il dit : « Ames de mes amis, vous voilà immortelles. Soyez donc satisfaites, et laissez-moi reposer. » Dans sa vieillesse, un barde aveugle se fait conduire entre les tombeaux de ses enfants. Il s’assied. Il pose ses deux mains sur la pierre froide qui couvre leurs cendres. Il les chante. Cependant l’air, ou plutôt les âmes errantes de ses enfants caressaient son visage et agitaient sa longue barbe. O les belles mœurs ! ô la belle poésie ! Il faut avoir vu, soit qu’on peigne, soit qu’on écrive. Dites-moi, monsieur Casanove, avez-vous jamais été présent à une bataille ; non. Eh bien, quelque imagination que vous ayez, vous resterez médiocre. Suivez les armées. Allez, voyez et peignez. [279]
1. Un cavalier espagnol vêtu à l’ancienne mode.
Très beau petit tableau, je me trompe, grand et beau tableau. Belle composition, bien simple ; mais quel goût il faut avoir pour l’apprécier. Il n’y a ici ni éclat, ni tumulte, ni fracas de couleur et de figures ; rien de ce qui en impose à la multitude ; mais du repos. De la tranquillité, un art sévère. On n’aperçoit qu’un cavalier sur son cheval. Il vient à vous ; et l’homme et l’animal docile sont de la plus grande vérité. Ils sont hors de la toile. Toute la lumière est rassemblée sur eux ; le reste est dans la demi-teinte. L’homme est merveilleusement bien en selle. L’animal qui descend, se piète. A droite, sur le fond, ce sont des monticules. Au-delà de ces monticules, défile une troupe de soldats dont on entrevoit les têtes, par-dessous le ventre du cheval. Hic equus non est omnium. Il faut un faire, un naturel bien surprenant pour arrêter, pour intéresser avec si peu de chose.
2. Bataille.
Belle et grande masse au centre ; sur le devant, un combattant sur un cheval blanc. Au-delà, plus sur le fond, un autre combattant ; puis un [280] énorme cheval roux abattu. Sous les pieds des premiers chevaux, soldats renversés, foulés, écrasés, étouffés. Sur les ailes, mêlées particulières dérobées par le feu, la poussière et la fumée, et s’enfonçant en s’éteignant dans la profondeur du tableau, donnant à la scène de l’étendue, et de la vigueur à la masse principale. Beau ciel, bien chaud, bien terrible, bien épais, bien enflammé d’une lumière rougeâtre. Grande variété d’incidents ; beau et effrayant désordre, avec harmonie. C’est tout ce que je puis dire. Mais quelle idée cela laisse-t-il ? Aucune. On composerait d’après cette description, cent autres tableaux différents entre eux et de celui de Casanove.
3. Une petite bataille et son pendant.
C’est un choc de cavalerie, très vif d’action, savamment composé, figures d’hommes et de chevaux bien dessinées et pleines d’expression. Joli morceau auquel on ne peut reprocher qu’une couleur un peu trop brillante, ce qui donne un ton de gaieté, à un sujet qui doit remplir d’effroi. La vigueur et l’éclat du coloris sont deux choses diverses. On est éclatant sans vigueur, et vigoureux sans éclat ; et peut-être est-on l’un ou l’autre, sans harmonie.
Je juge ces sujets, sans les décrire. On ne décrit point une bataille. Il faut la voir.
Le pendant de ce morceau est un paysage avec figures, où la couleur éclatante est plus convenable qu’à la Bataille. [281]
4. Deux paysages avec figures
De 3 pieds 1/2 de large sur 3 pieds 1/2 de haut.
On voit au premier de ces paysages ; à gauche, un grand rocher dont le pied est baigné par des eaux traversées par des voyageurs entre lesquels une femme portant un enfant sur son dos ; autour de cette femme, quelques moutons ; puis une autre femme à cheval tenant un petit chien ; ensuite son mari arrêté et faisant boire son cheval. A droite, des eaux, d’autres passagers, et un lointain.
Les figures de la gauche, quoique très agréables, sont un peu collées au rocher dont la face est coupée à pic et égale de formes et de ton. En changeant la forme et pratiquant à cette surface des enfoncements, des saillies, les figures seraient venues plus en devant. En laissant à cette masse son égalité plane, il eût fallu varier le ton et faire passer de l’air entre les figures et le rocher.
Le second paysage dont je vais vous parler est fort supérieur à celui-ci. C’est un très beau tableau, du moins pour ceux qui savent le regarder. A droite, grande et large masse de rochers. Ces rochers sont dans la demi-teinte et couronnés d’herbes, de plantes et d’arbustes sauvages. Ce ne sont pas d’énormes pierres pelées, sèches, raides, hideuses. Une mousse tendre, une verdure obscure, jaunâtre et chaude les revêt. Ils sont prolongés de la droite vers la gauche et semblent diviser le paysage en deux. Des eaux en baignent le pied, à droite. Sur la rive de ces eaux, on voit deux pâtres sur leurs chevaux, plus sur le devant, entre eux une chèvre ; en s’avançant un peu vers la gauche, une bergère assise à terre. Non loin d’elle, quelques moutons. Là finissent les rochers, et s’ouvre une échappée au loin. Vous voyez le ciel et des nuées. Vous voyez ces nuées tourner autour de la masse [282] des rochers, sur le fond, s’en détacher, et annoncer derrière elle une campagne dont elle dérobe l’aspect. Vis-à-vis de cette échappée, de l’espace le plus antérieur du tableau, on grimpe sur des éminences qui ne sont que la continuité des rochers.
L’artiste a placé sur l’une de ces éminences, un paysan avec un cheval. Le côté gauche de cette scène champêtre est fermé par deux grands arbres qui s’élèvent en s’inclinant vers la gauche, d’entre de la rocaille et des quartiers de pierres brutes. Ces deux arbres, peints avec vigueur, sont encore très poétiques. Le ciel est si léger qu’ayant pris ce morceau, pour un ouvrage de Loutherbourg, cette qualité qui manque à celui-ci, me fit suspecter mon erreur. Ce paysage est beau, bien ordonné, bien vrai, d’un bel effet.
5. Deux Petits Tableaux dont l’un représente un maréchal ; l’autre un cabaret.
Le Maréchal. Arcade ruinée à droite, fermée par en bas d’une cloison à claire-voie, et couverte d’arbustes par en haut. Du même côté, sur le devant, un soldat assis sur des portemanteaux. Plus vers la gauche, le fond et de face, un cavalier sur un cheval brun, tenant par la bride un cheval blanc qu’on ferre. Le pied de ce cheval est passé dans la boucle d’une corde qui le tient levé. Le maréchal qui ferre. Autre maréchal accroupi derrière celui-ci. A gauche, la forge couverte d’une hotte de bois tout à fait pittoresque. Au bas de la forge, un panier à charbon, et des outils du métier. Toute cette partie du tableau est dans la demi-teinte, ou plutôt il n’y a guère que la croupe du cheval qu’on ferre qui soit frappée de la lumière qui tombe du ciel et qui vient de l’arcade. Petit Wouwermans. C’est à s’y tromper. [283]
Le Cabaret. Autre petit Wouwermans à préférer au précédent pour l’effet. A droite, le cabaret avec du bois, des bûches, des paniers, des tonneaux à la porte. A quelque distance de la porte, le cabaretier, un verre plein dans une main, sa bouteille dans l’autre. Plus sur la gauche et le fond, un valet qui vient de poser à terre deux seaux d’eau pour les chevaux. Un de ces chevaux est sans cavalier ; il a un portemanteau sur sa croupe, une lanterne pendue à l’arçon de sa selle. Il boit. L’autre cheval est monté de son cavalier qui a le verre à la main. Au-delà du cabaret, sur le fond, petites fabriques ruinées. A gauche, en retour, les mêmes fabriques continuées. Autour de ces masures, poules, canards et autres volailles.
J’ai dit que c’étaient deux petits Wouwermans, et cela est vrai pour les sujets, la manière, la couleur et l’effet. J’en croyais le technique perdu. Casanove le retrouverait. Il y a des connaisseurs d’un goût difficile qui prétendent que ce faire est faux, sans aucun modèle approché dans la nature. Je ne saurais le nier, car je ne me rappelle pas d’avoir jamais rien vu de ressemblant à cette magie ; mais elle est si douce, si harmonieuse, si durable, si vigoureuse que je regarde, admire et me tais. Mais la nature étant une, comment concevez-vous, mon ami, qu’il y ait tant de manières diverses de l’imiter et qu’on approuve toutes. Cela ne viendrait-il pas que dans l’impossibilité reconnue et peut-être heureuse, de la rendre avec une [284] précision absolue, il y a une lisière de convention sur laquelle on permet à l’art de se promener ; de ce que dans toute production poétique, il y a toujours un peu de mensonge, et que ce mensonge dont la limite n’est et ne sera jamais déterminée, laisse à l’art la liberté d’un écart approuvé par les uns et proscrit par d’autres. Quand on a une fois avoué que le soleil du peintre n’est pas celui de l’univers, et ne saurait l’être, ne s’est-on pas engagé dans un autre aveu dont il s’ensuit une infinité de conséquences. La première, de ne pas demander à l’art au-delà de ses ressources ; la seconde, de prononcer avec une extrême circonspection de toute scène où tout est d’accord.
Au reste, voulez-vous bien sentir la différence de l’opaque, du compact, du monotone, du manque de tons, de passages, et de nuances, avec l’effet des qualités contraires à ces défauts, comparez la croupe du cheval blanc de Casanove, avec la croupe d’un cheval blanc d’une des batailles de Loutherbourg. Ces comparaisons multipliées vous rendraient bien difficiles.
6. Petit tableau représentant un cavalier qui rajuste sa botte
A droite, un bout de rivière, avec lointain. Deux cavaliers passent la rivière. Sur une terrasse assez élevée et assez large, au bord de la rivière, [285] un cavalier sur son cheval, tenant la bride de celui de son camarade qu’on voit, plus sur le fond et sur la gauche, descendu à terre et rajustant sa botte.
Autre petit morceau de la même école flamande. Mais je suis bien fâché contre ce mot de pastiche qui marque du mépris et qui peut décourager les artistes de l’imitation des meilleurs maîtres anciens. Quoi donc, s’il arrivait que l’on me présentât un morceau si bien fait de tout point dans la manière de Raphaël, de Rubens, du Titien, du Dominiquin, que moi et tout autre s’y trompât, l’artiste n’aurait-il pas exécuté une belle chose. Il me semble qu’un littérateur serait assez content de lui-même, s’il avait composé une page qu’on prît pour une citation d’Horace, de Virgile, d’Homère, de Cicéron ou de Démosthène ; une vingtaine de vers qu’on fût tenté de restituer à Racine ou à Voltaire. N’avons [-nous] pas une infinité de pièces dans le style marotique ; et ces pièces, pour être de vrais pastiches en poésie, en sont-elles moins estimables.
Casanove est vraiment un peintre de batailles. Mais, encore une fois, quelle est la description d’un tableau de bataille qui puisse servir à un autre que celui qui l’a faite, les yeux devant le tableau. Plus vous détaillerez ; chaque petit détail ayant toujours quelque chose de vague et d’indéterminé ; plus vous compliquerez le problème pour l’imagination. Il en est d’une bataille, d’un paysage, ainsi que du portrait d’une femme absente ; plus vous donnerez de ses traits à l’artiste, plus vous le rendrez perplexe. Je dirai donc à droite des soldats renversés ; sur le devant au centre, un cavalier qui s’élance à toutes jambes ; par derrière celui-ci, plus sur le fond, un autre cavalier dont le cheval est renversé ; autour de cette masse, des morts et des mourants ; et j’ajouterai : sur les ailes, petites mêlées séparées ; très beau, très large, et puis, que votre tête fasse de cela ce qui lui conviendra, elle est d’autant plus à son aise, qu’elle sait moins du faire et de l’ordonnance. Un homme de lettres qui n’est pas sans mérite prétendait que les épithètes générales et communes, telles que grand, magnifique, beau, terrible, intéressant, hideux, captivant moins la pensée de chaque lecteur, à qui elle laisse, pour ainsi dire, carte blanche, étaient celles qu’il fallait toujours préférer. [286] Je le laissai dire ; mais tout bas je lui répondais, au-dedans de moi-même : Oui, quand on est un pauvre diable comme toi ; quand on ne se peint que des images triviales. Mais quand on a de la verve, des concepts rares, une manière d’apercevoir et de sentir originale et forte, le grand tourment est de trouver l’expression singulière, individuelle, unique, qui caractérise, qui distingue, qui attache et qui frappe. Tu aurais dit d’un de tes combattants, qu’il avait reçu à la tête, ou au cou, une énorme blessure. Mais le poète dit : « La flèche l’atteignit au-dessus de l’oreille, entra, traversa les os du palais, brisa les dents de la mâchoire inférieure, sortit par la bouche, et le sang qui coulait le long de son fer, tombait à terre en distillant par la pointe. » Ces épithètes générales sont d’autant plus misérables dans le style français, que l’exagération nationale les appliquant usuellement à de petites choses, les a presque toutes décriées.
72.
Baudouin
Toujours petits tableaux, petites idées, compositions frivoles, propres au boudoir d’une petite-maîtresse, à la petite maison d’un petit-maître, faites pour de petits abbés, de petits robins, de gros financiers ou autres personnages sans mœurs et d’un petit goût.
1. Le coucher de la mariée . A gouache.
Entrons dans cet appartement et voyons cette scène. A droite, cheminée et glace. Sur la cheminée et devant la glace, flambeaux à plusieurs branches et allumés. Devant le foyer, suivante accroupie qui couvre le feu. Derrière celle-ci, autre suivante accroupie qui, l’éteignoir à la [287] main, se dispose à éteindre les bougies des bras attachés à la boiserie. Au côté de la cheminée en s’avançant vers la gauche, troisième suivante debout, tenant sa maîtresse sous les bras et la pressant d’entrer dans la couche nuptiale. Cette couche, à moitié ouverte, occupe le fond. La jeune mariée s’est laissée vaincre. Elle a déjà un genou sur la couche ; elle est en déshabillé de nuit. Elle pleure. Son époux, en robe de chambre, est à ses pieds et la conjure. On ne le voit que par le dos. Il y a au chevet du lit une quatrième suivante qui a levé la couverture. Tout à fait à gauche sur un guéridon, un autre flambeau à branches ; sur le devant du même côté une table de nuit, avec des linges.
Monsieur Baudouin, faites-moi le plaisir de me dire en quel lieu du monde cette scène s’est passée. Certes ce n’est pas en France. Jamais on n’y a vu une jeune fille bien née, bien élevée, à moitié nue, un genou sur le lit, sollicitée par son époux, en présence de ses femmes qui la tiraillent. Une innocente prolonge sans fin sa toilette de nuit. Elle tremble. Elle s’arrache avec peine des bras de son père et de sa mère. Elle a les yeux baissés. Elle n’ose les lever sur ses femmes. Elle verse une larme. Quand elle sort de sa toilette pour passer vers le lit nuptial, ses genoux se dérobent sous elle. Ses femmes sont retirées, elle est seule, lorsqu’elle est abandonnée aux désirs, à l’impatience de son jeune époux. Ce moment est faux. Il serait vrai qu’il serait d’un mauvais choix. Quel intérêt cet époux, cette épouse, ces femmes de chambre, toute cette scène peut-elle avoir. Feu notre ami Greuze n’eût pas manqué de prendre l’instant précédent, celui où un père, une mère envoient leur fille à son époux. Quelle tendresse ! quelle honnêteté ! quelle délicatesse ! quelle variété d’actions et d’expressions dans les frères, les sœurs, les parents, les amis, les amies, quel pathétique n’y aurait-il pas mis. Le pauvre homme que celui qui n’imagine dans cette circonstance qu’un troupeau de femmes de chambre. [288]
Le rôle de ces suivantes serait ici d’une indécence insupportable, sans les physionomies ignobles, basses et malhonnêtes que l’artiste leur a données. La petite mine chiffonnée de la mariée, l’action ardente et peu touchante du jeune époux vu par le dos, ces indignes créatures qui entourent la couche, tout me représente un mauvais lieu. Je ne vois qu’une courtisane qui s’est mal trouvée des caresses d’un petit libertin et qui redoute le même péril sur lequel quelques-unes de ses malheureuses compagnes la rassurent. Il ne manque là qu’une vieille.
Rien ne prouve mieux que l’exemple de Baudouin combien les mœurs sont essentielles au bon goût. Ce peintre choisit mal ou son sujet ou son instant. Il ne sait pas même être voluptueux. Croit-il que le moment où tout le monde s’est retiré, où la jeune épouse est seule avec son époux n’eût pas fourni une scène plus intéressante que la sienne.
Artistes, si vous êtes jaloux de la durée de vos ouvrages, je vous conseille de vous en tenir aux sujets honnêtes. Tout ce qui prêche aux hommes la dépravation est fait pour être détruit, et d’autant plus sûrement détruit que l’ouvrage sera plus parfait. Il ne subsiste presque plus aucune de ces infâmes et belles estampes que le Carrache a composées d’après l’impur Arétin. La probité, la vertu, l’honnêteté, le scrupule, le petit esprit superstitieux font tôt ou tard mains basses sur les productions déshonnêtes. En effet quel est celui d’entre nous qui, possesseur d’un chef-d’œuvre de peinture ou de sculpture, capable d’inspirer la débauche, ne commence par en dérober la vue à sa femme, à sa fille, à son fils ? Quel est celui qui ne pense que ce chef-d’œuvre ne puisse passer à un autre possesseur moins attentif à le serrer ? Quel est celui qui ne prononce au fond de son cœur que le talent pouvait être mieux employé, un pareil ouvrage n’être pas fait, et qu’il y aurait quelque mérite à le supprimer. Quelle compensation y a-t-il entre un tableau, une statue, si parfaite qu’on la suppose, et la corruption d’un cœur innocent. Et si ces pensées, qui ne sont pas tout à fait ridicules, [289] s’élèvent, je ne dis pas dans un bigot, mais dans un homme de bien, et dans un homme de bien, je ne dis pas religieux, mais esprit fort, mais athée, âgé, sur le point de descendre au tombeau, que deviennent le beau tableau, la belle statue, ce groupe du Satyre qui jouit d’une chèvre, ce petit Priape qu’on a tiré des ruines d’Herculanum, ces deux morceaux les plus précieux que l’Antiquité nous ait transmis, au jugement du baron de Gleichen et de l’abbé Galiani, qui s’y connaissent. Voilà donc en un instant le fruit des veilles du talent le plus rare, brisé, mis en pièces. Et qui de nous osera blâmer la main honnête et barbare qui aura commis cette espèce de sacrilège. Ce n’est pas moi qui cependant n’ignore pas ce qu’on peut m’objecter, le peu d’influence que les productions des beaux-arts ont sur les mœurs générales, leur indépendance même de la volonté et de l’exemple d’un souverain, des ressorts momentanés tels que l’ambition, le péril, l’esprit patriotique ; je sais que celui qui supprime un mauvais livre, ou qui détruit une statue voluptueuse, ressemble à un idiot qui craindrait de pisser dans un fleuve, de peur qu’un homme ne s’y noyât. Mais laissons là l’effet de ces productions sur les mœurs de la nation. Restreignons-le aux mœurs particulières. Je ne puis me dissimuler qu’un mauvais livre, une estampe malhonnête que le hasard offrirait à ma fille, suffirait pour la faire rêver et la perdre. Ceux qui peuplent nos jardins publics des images de la prostitution ne savent guère ce qu’ils font. Cependant tant d’inscriptions infâmes [290] dont la statue de la Vénus aux belles fesses est sans cesse barbouillée dans les bosquets de Versailles ; tant d’actions dissolues, avouées dans ces inscriptions ; tant d’insultes faites par la débauche même, à ses propres idoles, insultes qui marquent des imaginations perdues, un mélange inexplicable de corruption et de barbarie, instruisent assez de l’impression pernicieuse de ces sortes d’ouvrages. Croit-on que les bustes de ceux qui ont bien mérité de la patrie, les armes à la main, dans les tribunaux de la justice, aux conseils du souverain, dans la carrière des lettres ou des beaux-arts ne donnassent pas une meilleure leçon. Pourquoi donc ne rencontrons-nous point les statues de Turenne et de Catinat ? C’est que tout ce qui se fait de bien chez un peuple se rapporte à un seul homme. C’est que cet homme jaloux de toute gloire ne souffre pas qu’un autre soit honoré. C’est qu’il n’y a que lui.
Encore si le mauvais choix des tableaux de Baudouin était racheté par le dessin, l’expression, des caractères, un faire merveilleux. Mais non. Toutes les parties de l’art y sont médiocres. Dans le morceau dont il s’agit ici, la mariée est d’un joli ensemble, la tête en est bien dessinée ; mais le mari vu par le dos a l’air d’un sac sous lequel on ne ressent rien ; sa robe de chambre l’emmaillote. La couleur est terne, point de nuit. Scène de nuit, peinte de jour. La nuit les ombres sont fortes, et par conséquent les clairs, éclatants ; et tout est gris. La suivante qui lève la couverture n’est pas mal ajustée. [291]
Petit dialogue
Mais, mon ami, à quoi pensez-vous ? Il me semble que vous n’êtes pas trop à ce que vous lisez. – Il est vrai ; comme votre Baudouin ne m’intéresse aucunement, je revenais, malgré moi, sur Casanove. – Eh bien, Casanove ? – Est donc un artiste bien merveilleux ? – Bien merveilleux ; qui vous dit cela ? Il est aux bons peintres du siècle passé, comme nos bons littérateurs, aux écrivains du même siècle. Il a du dessin, des idées, de la chaleur, de la couleur. – Son tableau du Cavalier espagnol, dont vous faites tant de cas ; a-t-il le mérite d’un autre Cavalier du Salon précédent ? – Non. – N’est-il pas gris. – Il est vrai. – Même un peu sale. – Cela se peut. – Mollement dessiné. – Vous êtes difficile. – Et son cheval n’a-t-il pas l’air d’un cheval de louage. – Vous n’aimez pas Casanove. – Je ne l’aime ni ne le hais. Je ne le connais pas, et suis tout à fait disposé à lui rendre justice ; et pour vous en convaincre, je trouve, par exemple, dans sa Bataille et son pendant, le ciel de la plus grande beauté, les nuages légers et transparents ; en ce point, ainsi que par la variété et la finesse des tons, comparable au Bourguignon, même plus vigoureux, et bien le maître de Loutherbourg et celui-ci bien l’écolier. Il faut être juste ; dans cette petite composition, où vous avez loué un certain cheval blanc ; je conviens qu’il est d’une finesse de couleur étonnante ; mais convenez que la tête en est fort mauvaise. Dans une de ses batailles, je me rappelle encore des soldats touchés avec force et délicatesse, quoique ce ne soit pas le mérite ordinaire de ce peintre ; là, ou ailleurs (car comme je compte sur vous, je parcours les choses un peu légèrement), sur le devant, un soldat mort, un étendard, un tambour, une terrasse, peints avec beaucoup de vigueur. Au Gué, qui fait le pendant, le ciel est joli, et les figures très fines ; mais il s’en manque [292] un peu qu’au Maréchal, elles aient cet esprit-là. A la Botte rajustée, la couleur est douce, mais n’est-elle pas un peu grise. Voyez. - Je vois que vous seriez bien plus méchant que moi, si vous le vouliez. Mais reprenons le Baudouin.
2. Le Sentiment de l’amour et de la nature cédant pour un temps, à la nécessité
A droite, sur le devant, l’extrémité du lit qu’on appelle le lit de misère. Plus sur le fond, un quidam, le nez enveloppé dans un manteau et recevant un nouveau-né emmailloté ; un peu plus sur le fond et vers la gauche, en coiffure noire, en mantelet, en mitaines, une sage-femme qui présente l’enfant au quidam, et prête à sortir. Au centre, sur le devant, une jeune fille assise sur une chaise, toute rajustée, dans la douleur, retenant d’une main son enfant qu’on lui enlève, et serrant de l’autre, la main du père ; placée un peu plus à gauche, sur un tabouret, et vue par le dos, une amie penchée vers l’accouchée et la déterminant au sacrifice. Tout à fait à gauche, devant une petite table, un jeune talon rouge, vu par le dos, serrant la main qu’on lui a tendue, la tête penchée sur son autre main ou renversée en arrière, je ne sais lequel des deux, et dans l’attitude du désespoir. Il est proche d’une porte vitrée qui éclaire la chambre de la sage-femme où l’on voit des lits numérotés.
J’ai déjà dit, au Salon précédent, ce que je pensais de ce morceau. J’ai dit que la scène placée dans un grenier où la misère aurait relégué un pauvre père, une pauvre mère nouvellement accouchée et réduite à abandonner [293] son enfant, serait infiniment plus favorable au technique. Ce ne sont pas des tuiles, des chevrons, des toiles d’araignée qui sont vils ; c’est un mélange de luxe et de pauvreté. Un paysan en sabots, en guêtres, mouillé, crotté, vêtu de toile, un bâton à la main, la tête couverte d’un méchant feutre est bien. Un laquais, avec sa livrée, usée, ses bas gris, sa culotte de chamois, son chapeau bordé, son vêtement taché est dégoûtant. Quant aux mœurs du tableau de Baudouin et de celui que j’imagine, c’est la différence des bonnes et des mauvaises. Composition froide. Point de vérité. Exécution faible de tout point. - Mais les figures ont de la proportion et du mouvement. - D’accord. - L’accouchée est bien ajustée. - Trop bien ; est-ce qu’il ne devrait pas y avoir dans sa coiffure, dans le désordre de ses cheveux et de son vêtement des vestiges de la scène qui a précédé. - Il y a de la douleur dans sa tête et les bras en sont bien dessinés. - Mais ses pieds ne sont-ils pas trop petits et décolorés par la vigueur du coussin qui les supporte. Et la tête de cet enfant est-elle soutenue, comme elle devrait l’être ? Est-ce ainsi qu’on porte et qu’on donne un nouveau-né. Et ce lit de misère est-il touché ? Pourquoi cette sage-femme hors de son état. Je lui aimerais bien mieux, des restes de la fatigue de son métier. C’est tout cet apprêt qui fait le petit, le mauvais, qui chasse la nature ; c’est qu’il faut un goût plus original, un sentiment plus vif du vrai, pour tirer parti de ces sortes de sujets. Et puis le tout est gris. Monsieur Baudouin, vous me rappelez l’abbé Cossart, curé de Saint-Remi à Dieppe. Un jour qu’il était monté à l’orgue de son église, il mit par hasard le pied sur une pédale. L’instrument résonna, et le curé Cossart s’écria : « Ah ah je joue de l’orgue. Cela n’est pas si difficile que je croyais. » Monsieur Baudouin vous avez mis le pied sur la pédale et puis c’est tout. [294]
3. Huit petits morceaux en miniature, représentant la vie de la Vierge
Celui de la Nativité n’est pas mal. Il est bien composé, vigoureusement peint ; mais c’est une imitation, pour ne pas dire une copie réduite du même sujet peint par notre beau-père 40 pour Mme de Pompadour ; même Vierge coquette, mêmes anges libertins. Il y a là du beau-père. Ce n’est pas du Baudouin pur. - Maître Denis, de la douceur. Il y a de l’effet. La couleur est jolie. La Vierge a de la candeur, de la finesse. Elle est bien ajustée. L’enfant est lumineux et douillettement fait. Et ces bergers, est-ce qu’ils ne vénèrent pas bien. Regardez bien les autres morceaux, et vous les trouverez spirituellement touchés. - Je regarde et tout cela ne me paraît que de beaux écrans. - Même la Chaumière et la Mère qui surprend sa fille sur une botte de paille. - J’en excepte celui-là. Il est à gouache, mais les tons en sont si lumineux, qu’on le croirait à l’huile. Je suis juste, comme vous voyez. Je ne demande pas mieux que d’avoir à louer, surtout Baudouin, bon garçon que j’aime et à qui je souhaite de la fortune et du succès. [295]
Sa Chaumière est encore mieux peinte et d’un meilleur effet que sa Crèche. Peu s’en faut que ce ne soit une excellente chose ; car c’en est une très bonne.
4. La Chaumière
A droite, grande porte de grange. Au-dessus, poutres, chevrons, espèce de fabrique où voltigent des pigeons. Au bas, escalier d’où l’on descend dans la chaumière. Autour de cet escalier, sur le devant, une chèvre et des ustensiles de ménage champêtre. Au centre de la toile et du tableau, une vieille, le dos courbé, le visage allumé de colère, les poings sur les côtés, gourmandant sa fille étendue sur une botte de paille qu’elle partage avec un jeune paysan. Pauvre lit ! mais que je troquerais bien pour le mien ; car la fille est jolie. Elle n’y gagnerait pas. Son ajustement n’a pas le sens commun ; son élégance jure avec le lieu et la condition des personnages. Les bottes de paille, ce rustique théâtre du plaisir, est au pied des murs de quelques étables dont la couverture descend en pente, du fond, vers le devant. Tout à fait à gauche, espèce de retraite ou d’enfoncement où l’on a placé des outils de laboureur.
Je reviens sur mon premier jugement. Tout ceci, bien peint, mais très bien peint, n’est qu’un amas de contradiction. Point de vérité. Point de vrai goût. Je suis révolté de la bassesse de cette vieille, de ces bottes de paille, de cette écurie, et de cette élégante et de cet élégant qui la caresse. C’est du Fontenelle brouillé avec du Théocrite. C’est la composition d’une tête faible, étroite et déréglée. Baudouin transportera la fausse gentillesse de son beau-père dont il est épris, les grâces de Boucher, dans une grange, dans une cave, dans une prison, dans un cachot. Il fourrera partout la [296] petite maison et le boudoir. Il n’entend rien à la convenance. Il ne sait pas qu’il faut que tout tienne. Il ignore ce que les autres savent sans l’avoir appris et pratiquent de jugement naturel et d’instinct. Ce tact lui manque, et j’en suis fâché.
78.
Roland de La Porte
Un Crucifix de bronze, sur un fond de velours bleu, imitant le relief .
Tableau de deux pieds de haut, sur un pied un tiers de large.
Je l’ai vu ce Crucifix tant vanté. Il est très bien. Mais ces sortes de morceaux ne sont pas la magie noire. C’est ce qu’ignorent ceux qu’ils attirent par l’illusion qu’ils font au sens de la vue. Ils n’ont jamais connu ce qu’Oudry exécutait en ce genre. Ils n’ont jamais vu des barbouillages d’Allemagne qui ont le même prestige. On a placé le tableau de Roland à une assez grande distance ; et les bas-reliefs d’Oudry, placés parmi les sculptures étaient si vrais qu’il n’y avait que le tact qui pût détromper l’œil.
Ce que je désirerais, c’est qu’on introduisît un bas-relief d’une grande force, dans une composition historique, et qu’on s’imposât ainsi la nécessité d’achever l’ouvrage avec la même vérité et le même effet.
Ce peintre-ci ne manque pas de couleur. En travaillant, il peut aller loin. Il faut s’y connaître, pour concevoir cette espérance. Il a exposé des fruits, des portraits. Les fruits sont beaux ; les portraits sont mauvais. [297]
82.
Bellengé
Un Tableau de fleurs et de fruits .
11 pieds 1/2 de haut, sur 5 pieds 1/3 de large.
C’est un grand vase plein de fleurs, sur son piédestal. C’est un ramage de verdure qui rampe avec une profusion tout à fait pittoresque sur l’extérieur de ce vase et sur son piédestal. Ce sont autour de ce piédestal des fleurs, des fruits, des grenades, des raisins, des pêches, un grand bassin rempli de la même richesse. C’est au cintre et du côté droit, un grand rideau vert partie replié partie tombant.
Il m’a semblé qu’il y avait du goût, même de la poésie dans cette composition, du luxe, de la couleur ; qu’une urne dont je n’ai pas parlé et qui est parmi les fruits et que le vase étaient bien peints. Le vase de belle forme et de belle proportion. Le ramage de verdure jeté avec élégance ; et les fleurs et les fruits bien disposés pour l’effet. Maître Bachelier, voilà un homme qui vous grimpe sur les épaules. On monte vers ce vase par quelques degrés qui forment le devant du tableau.
Ces sortes de compositions, outre le technique général de l’art, ont une poétique qui leur est particulière. On peut rendre raison du profil élégant d’un vase, de la grâce d’une guirlande ; l’art de dessiner une étoffe n’est pas plus arbitraire que celui de dessiner la figure. J’en trouve seulement les règles, plus cachées, plus secrètes. Pour les découvrir, il faudrait partir des phénomènes les plus grossiers, par exemple, des serpents, des [298] oiseaux, des arbres, des maisons, des papillons ; il est certain qu’un serpent, qu’un arbre, qu’une maison serait ridicule sur le dos d’une femme. On passerait de là au sexe, à l’âge, à la couleur de la peau, à l’état, à des convenances plus fines ; d’où l’on parviendrait à démontrer qu’un dessin de robe est de mauvais goût, et cela aussi sûrement que le dessin de quelque autre objet que ce fût. Car enfin les mots de tact, d’instinct ne sont pas moins vides de sens, dans ce cas qu’en tout autre, si l’on fait abstraction de la raison, de l’usage des sens, des convenances et de l’expérience. Quoi qu’il en soit, rien n’est plus rare qu’un bon dessinateur d’étoffes.
Il y a du même artiste, sur un buffet de marbre à droite, un vase de bronze, beau, élégant, et bien peint ; autour de ce vase de gros raisins noirs et blancs, et d’autres fruits ; le cep auquel ces raisins sont encore attachés descend du haut d’un vase de terre cuite à large panse. Il y a autour de ce second vase des pêches et des fruits. Chardin, oui Chardin ne dédaignerait pas ce morceau. Il est fortement colorié. Les fruits sont vrais. Le vase blanchâtre est admirable par la variété des tons gris, rouges, noirs, jaunes et autres accidents de la cuisson. Sur la panse de ce vase, des enfants qu’on a groupés sont très bien. Ils ont bien souffert du feu. Le tout imite à ravir la poterie mal cuite, et son coup d’œil rare et frêle.
Voilà des hommes qui n’étaient rien autrefois et qu’on regarde aujourd’hui. Serait-ce que les bons ne sont plus. Deshays, Vanloo, Boucher, Chardin, La Tour, Bachelier, Greuze n’y sont plus. Je ne nomme pas Pierre ; car il y a si longtemps que cet artiste ne nuisait plus à personne.
Les autres tableaux de fleurs et de fruits de Bellengé, étaient au Salon incognito. [299]
Réponse à une lettre de Mr Grimm .
Vous pensez donc que j’ai quelques tableaux de Casanove. Je n’en ai aucun, et quand j’en aurais même de ceux qui sont exposés au Salon, cela ne m’empêcherait pas d’en dire mon avis sans partialité. Que je suis son ami intime ; je ne le connais point et quand je le connaîtrais, je ne l’en jugerais pas moins sévèrement. Qu’il y a quelque raison pour l’avoir loué, presque sans restriction. La raison, je vais vous la dire, c’est que je n’ai rien aperçu dans ses derniers ouvrages d’important à reprendre. Quoi, me demandez-vous, son Cavalier espagnol n’est pas gris, même un peu sale ; mollement dessiné, et son cheval, une bête de somme ? Dans la petite Bataille et son pendant, la tête du cheval blanc n’est pas mauvaise ? Les soldats qu’on voit à droite sur le fond, ont la finesse de touche ordinaire à ce peintre ? Au Maréchal, ses figures sont aussi spirituellement dessinées qu’au Berghem ? A la Botte rajustée, la couleur n’est pas un peu grise ? Malgré vos observations qui peuvent être très justes, je persiste à croire que les tableaux que ce peintre nous a montrés cette année sont d’une grande beauté et méritent mon éloge. La couleur, la finesse de touche, l’effet, l’harmonie, le ragoût, tout s’y trouve. Ses deux paysages avec figures sont de vrais Berghem pour le choix des sites, l’effet et le faire. Sa petite Bataille et son pendant tout à fait dans le style de Wouwermans, fins comme les ouvrages de cet artiste. J’en dis autant du Maréchal, du Cabaret, de la Botte rajustée. Ce sont trois morceaux vraiment précieux. L’effet en est si piquant, la couleur si vraie, la touche si vigoureuse, si spirituelle, l’harmonie totale si séduisante qu’ils peuvent aller de pair avec les Wouwermans dont on voit avec plaisir que le goût n’est pas perdu. Il ne manque au moderne que le cadre enfumé, la poussière, quelques gerçures et les autres signes de vétusté pour être estimés, recherchés et payés leur valeur. [300] Car nos prétendus connaisseurs fixent le prix sur l’ancienneté et la rareté. Martial les a peints dans ces Curieux de son temps qui flairaient la pureté du cuivre de Corinthe. Consuluit ille nares an olerent aera Corinthum500. Horace, dans l’insensé Damasippe, de brocanteur ruiné devenu philosophe, dont la première folie était de rechercher les vieilles cuvettes quo vafer ille pedes lavisset Sisyphus olim501 ; il y avait telle statue qu’il poussait à l’odorat jusqu’à cent mille sesterces. Callidus huic signo ponebat millia centum502. Cela, deux cents talents ? … Deux cents… Vous me surfaites…
C’est vrai Corinthe au moins. Flairez-moi ces trépieds.
Son odorat subtil discernait les cuvettes
Où le rusé Sisyphe avait lavé ses pieds.
C’était à Rome comme à Paris ; et pour la friponnerie des brocanteurs, et pour la folie des hommes opulents. Dans le Cavalier espagnol de Casanove et le cheval et la figure, tout est beau. Le cavalier est bien ajusté, bien assis. On lui remarque partout une aisance, une souplesse qui est tout à fait vraie. Sa mine est bien torchée (passez-moi ce mot, il est de l’art), largement peinte, et d’un faire très ragoûtant. Le cheval est un bon cheval de cavalerie, beau, bien dessiné, de belle couleur ; et quoiqu’il n’y ait dans tout le morceau que deux figures, il est d’un effet grand et sévère. Je fais cas des huit tableaux de Casanove ; et j’avoue bonnement que je n’ai que du bien à en dire. Il est plus fin, plus piquant, plus vrai, moins cru, plus naturel, plus fait que Loutherbourg à qui toutefois on ne saurait refuser un grand talent ; et à tout prendre, je vois qu’il vaut encore mieux pour nos artistes qu’ils soient tombés entre mes mains qu’entre les vôtres. Vous êtes plus difficile et vous seriez plus méchant que moi. [301]
Leprince
C’est une assez bonne méthode, pour décrire des tableaux surtout champêtres, que d’entrer sur le lieu de la scène, par le côté droit ou par le côté gauche, et s’avançant sur la bordure d’en bas, décrire les objets à mesure qu’ils se présentent. Je suis bien fâché de ne m’en être pas avisé plus tôt.
Je vous dirai donc, marchez jusqu’à ce que vous trouviez à votre droite de grandes roches ; sous ces roches, une espèce de caverne au-devant de laquelle on a laissé des légumes, une cage à poulets et d’autres instruments de la campagne. De là vous apercevrez à quelque distance un berger assis qui jouera d’une mandoline à long manche. Ce berger est court, gros, lourd, vêtu d’une étoffe toute bariolée. Derrière lui, debout, une figure plus grosse encore, plus courte, embarrassée par le bas dans un si grand volume de vêtements que vous la croirez tortue des cuisses et des jambes, ajustera des fleurs dans les cheveux du musicien rustique. Poursuivez votre chemin, et lorsque vous aurez perdu de vue ces enfants-là, vous vous trouverez parmi des moutons et des chèvres ; et vous arriverez à un grand arbre au pied duquel on a déposé un panier de fleurs. Donnez un coup d’œil à votre droite, et vous me direz ce que vous pensez du lointain et du paysage. Vous n’en êtes pas autrement récréé, ni moi non plus. Vous retournez la tête, et vous cherchez d’où vient le bruit qui vous frappe ; c’est celui d’une large nappe d’eau qui tombe du sommet d’un des rochers que vous avez d’abord aperçus. On ne sait ce que deviennent ces eaux qui auraient dû inonder tout le devant de la scène, et vous arrêter dès le premier pas. Mais n’importe. Voilà le premier morceau de Leprince.
Il est chiffré sur le livret, n° 85.
C’est la Fille qui couronne de fleurs son berger, pour prix de ses chansons. [302]
Cette composition a 11 pieds de haut, sur 7 pieds 4 pouces de large. Les objets y sont si peu finis, si peu terminés qu’on n’entend rien au fond. Si Leprince n’y prend garde ; s’il continue à se négliger sur le dessin, la couleur, et les détails, comme il ne tentera jamais aucun de ces sujets qui attachent par l’action, les expressions et les caractères, il ne sera plus rien, mais rien du tout ; et le mal est plus avancé qu’il ne croit. Ne valait-il pas mieux avoir fini un tableau, que d’en avoir croqué une douzaine. C’est dommage pourtant, car dans ces croquis coloriés tout est préparé pour l’effet. Leprince n’est pas sans talent ; et celui qui a su faire le Baptême russe est un artiste à regretter. Pourquoi sa couleur, si chaude, dans son morceau de réception, est-elle ici sale et sans effet ? On répond que ce tableau est destiné pour une manufacture en tapisserie. Il fallait attendre, serrer les tableaux et exposer les tapisseries. On n’en aurait pas dit autant de ceux que de Troy et les Vanloo ont peints pour les Gobelins, ni de la Résurrection du Lazare, ni du Repas du pharisien, par Jouvenet, ni du Baptême de Jésus-Christ par saint Jean, de Restout. Le moyen qu’une copie, [303] de quelque manière qu’elle se fasse, soit de grand effet, c’est qu’il y en ait dans l’original, plus que moins. Ainsi plate excuse que celle qu’on a cru devoir imprimer dans le livret.
86. On ne saurait penser à tout
Il y paraît à ce tableau très bien ordonné, très mal peint.
Autre grande composition de onze pieds de haut, sur sept pieds quatre pouces de large.
Entrez et vous verrez à droite sur le fond une espèce de chaumière très pittoresque ; elle est construite sur un terrain en pente ; et du bas de son entrée, on descend sur le devant par un grand escalier de bois ; au-dessous de cette habitation rustique une vache qui paît, des moutons, des œufs, des légumes. Au côté de l’escalier, en allant vers la gauche, un gros pilier de pierre, puis un second, tous les deux servant de piédroits à une espèce de fermeture de bois qui occupe l’intervalle qui les sépare. Au-devant de cette seconde fabrique, un tréteau sur lequel un grand vaisseau de bois. Près de ce vaisseau, une paysanne assise, un bras appuyé sur les bords du vaisseau, tenant de cette main un instrument de laiterie, l’autre bras pendant et dans la main un pot plein de lait qui se répand, tandis que la paysanne s’amuse à considérer les caresses de deux pigeons qu’un pâtre debout à côté d’elle lui montre sur une troisième fabrique de gros bois arrondis et formant une espèce de réservoir d’eau, une auge où un petit courant est dirigé par un canal qu’on voit par-derrière. À gauche, du même côté, sur le fond, [304] c’est une espèce singulière de colombier, imitant une grande cage en pain de sucre, avec des rebords et des ouvertures tout autour, et soutenue sur cinq ou six longues perches inclinées les unes vers les autres. Le reste est du paysage.
Tout est bien imaginé, bien ordonné, les figures bien placées, les objets bien distribués, les effets de lumière tout prêts à se produire, mais point de peinture, point de magie ; il faut que l’artiste soit faible ou paresseux, et qu’il lui soit pénible de finir. Cependant qu’est-ce qu’un paysage, sans le travail et les ressources extrêmes de l’art ? Ôtez à Teniers son faire, et qu’est-ce que Teniers ! Il y a tel genre de littérature et tel genre de peinture où la couleur fait le principal mérite. Pourquoi le conte de la Clochette 44 est-il charmant, c’est que le charme du style y est. Ôtez ce charme, vous verrez. Ô belles, évitez le fond des bois et leur vaste silence. Poètes, voilà ce qu’il faut savoir dire ! Allez chez Gaignat, voyez la Foire de Teniers, peintres de paysages, et dites-vous à vous-mêmes, voilà ce qu’il faut savoir faire.
87. La Bonne aventure
Tableau de 11 pieds de large, sur autant de haut.
L’artiste dit qu’il y a en Russie des hordes de prétendus sorciers qui vivent, comme ailleurs, de la crédulité des simples. Ils errent et prédisent. Ils campent dans les forêts où l’on va acheter d’eux la connaissance de l’avenir, curiosité qui marque fortement le mécontentement du présent, aussi fortement que l’éloge du sommeil le mécontentement de la vie ; [305] préjugé des Russes qui n’est ni moins naturel ni plus absurde qu’une infinité d’autres presque universellement établis chez des nations qui se glorifient d’être policées et où des charlatans d’une autre espèce sont plus charlatans, plus honorés, plus crus et mieux payés que les sorciers russes.
La scène est au fond d’une forêt. Sous une espèce de tente formée d’un grand voile soutenu par des branches d’arbres, on voit un grand berceau ou lit ambulant monté sur des roues, et propre à être traîné par des chevaux. Plus sur le fond, derrière le lit roulant et les chevaux, quelques-uns de nos sorciers. Hors de la tente, à droite, sur le devant et à terre, un collier de cheval, des moutons, une cage à poulets. Au centre de la toile, plus sur le fond, un Russe et sa femme debout. A côté d’eux, une vieille accroupie qui leur dit la bonne aventure. Derrière la vieille, et plus sur le devant, un enfant nu, étendu sur ses langes et sa couverture. Puis des volailles, des ballots, du bagage. La scène se termine à gauche, par des arbres, un lointain, de la forêt, du paysage.
Mêmes qualités et mêmes défauts qu’aux précédents. Et puis, où est l’intérêt de toute cette composition. Il faut que je vous dédommage de cela par une aventure domestique. Ma mère, jeune fille encore, allait à l’église ou en revenait, sa servante la conduisant par le bras. Deux bohémiennes l’accostent, lui prennent la main, lui prédisent des enfants, et charmants comme vous pensez bien, un jeune mari qui l’aimera à la folie et qui n’aimera qu’elle, comme il arrive toujours ; de la fortune, il y avait une certaine ligne qui le disait et ne mentait jamais ; une vie longue et heureuse, comme l’indiquait une autre ligne aussi véridique que la première. Ma mère écoutait ces belles choses avec un plaisir infini et les croyait peut-être ; lorsque la pythonisse lui dit : « Mademoiselle, approchez vos yeux ; voyez-vous bien ce petit trait ; là, celui qui coupe cet autre. - Je le vois. - Eh bien ce trait annonce... - Quoi. - Que, si vous n’y prenez garde un jour on vous volera. » Ho pour cette prédiction, elle fut accomplie. Ma bonne mère de retour à la maison, trouva qu’on lui avait coupé ses poches. [306]
Montrez-moi une vieille rusée qui attache l’attention d’une jeune innocente enchantée, tandis qu’une autre vieille lui vide ou lui coupe ses poches ; et si chacune de ces figures a son expression, vous aurez fait un tableau. Non pas, s’il vous plaît, il y faudra encore bien d’autres choses. Ici les têtes sont mal touchées ; et les vêtements lourds ; ici ou dans un autre morceau dont le sujet est le même.
88. Le Berceau ou le Réveil des petits enfants
Tableau ovale de 2 pieds trois pouces de haut, sur 1 pied, 9 pouces de large.
A droite, une chaumière assez pittoresque faite de planches et de gros bois ronds serrés les uns contre les autres, avec une espèce de petit balcon, vers le haut, en saillie et soutenu en dessous par deux chevrons et deux poutres debout. Sur ce balcon des domestiques occupés. Au pied de la chaumière, une mère assise, sa quenouille dressée contre son épaule gauche, et présentant de la main droite, une pomme, au plus petit de ses marmots [307] dont le maillot est suspendu par une corde à la branche d’un arbre élégant et léger. Derrière la mère, une esclave penchée offrant au marmot qui se réveille, le chat de la maison. Le marmot sourit, laisse la pomme que sa mère lui offre et tend ses petits bras vers le chat qui lui est présenté. Sous ce hamac ou maillot, un autre enfant, nu, est étendu sur ses langes. Miracle, il y a de la chair, des passages, des tons à cet enfant ; il est très joliment peint ; mais monsieur Leprince, puisque vous en savez jusque-là, pourquoi ne le pas montrer plus souvent. Tout à fait sur le devant, à plat ventre, la plante des pieds tournée vers la mère, la tête vers l’enfant nu, un garçonnet qui dort. De l’autre côté du même enfant, à l’opposite du petit dormeur, un autre garçonnet jouant de la flûte. Voilà une première éducation gaie. J’aime cette manière d’éveiller les enfants. Ce morceau est plus soigné que les autres. En dépit d’un œil blanc rougeâtre et cuivreux, la touche en est moelleuse et spirituelle ; il y règne un transparent, un suave de couleur qui dépite contre un artiste qui se néglige. Cependant il est inférieur à celui que l’artiste exposa il y a deux ans et dont le sujet était précisément le même. Mais une chose dont je suis bien curieux et que je saurai peut-être un jour, c’est si ce luxe de vêtement est commun dans les campagnes de Russie. Si cela n’est pas, l’artiste est faux. Si cela est, il n’y a donc point de pauvres. S’il n’y a point de pauvres et que les conditions les plus basses de la vie y soient aisées et heureuses, que manque-t-il à ce gouvernement ? Rien. Et qu’importe qu’il n’y ait ni lettrés ni artistes ? Qu’importe qu’il soit ignorant et grossier ? Plus instruit, plus civilisé, qu’y gagnerait-il ? Ma foi, je n’en sais rien.
Je m’ennuie de faire et vous apparemment de lire des descriptions de tableaux. Par pitié pour vous et pour moi, écoutez un conte.
A l’endroit où la Seine sépare les Invalides, des villages de Chaillot et de Passy, il y avait autrefois deux peuples. Ceux du côté du Gros Caillou [308] étaient des brigands ; ceux du côté de Chaillot, les uns étaient de bonnes gens qui cultivaient la terre, d’autres des paresseux qui vivaient aux dépens de leurs voisins. Mais de temps en temps les brigands de l’autre rive, passaient la rivière à la nage et en bateaux, tombaient sur nos pauvres agriculteurs, enlevaient leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux, les troublaient dans leurs travaux, et faisaient souvent la récolte pour eux. Il y avait longtemps qu’ils souffraient sous ce fléau, lorsqu’une troupe de ces oisifs du village de Passy, leurs voisins, s’adressèrent à nos agriculteurs et leur dirent : « Donnez-nous ce que les brigands du Gros Caillou vous prennent, et nous vous défendrons. » L’accord fut fait et tout alla bien. Voilà, mon ami, l’ennemi, le soldat et le citoyen. Il vint avec le temps une seconde horde d’oisifs de Passy qui dirent aux agriculteurs de Chaillot : « Vos travaux sont pénibles, nous savons jouer de la flûte et danser ; donnez-nous quelque chose, et nous vous amuserons ; vos journées vous en paraîtront moins longues et moins dures. » On accepta leur offre, et voilà les gens de lettres qui dans la suite firent respecter leur emploi, parce que sous prétexte d’amuser et de délasser le peuple, ils l’instruisirent ; ils chantèrent les lois ; ils encouragèrent au travail et à l’amour de la patrie ; ils célébrèrent les vertus ; ils inspirèrent aux pères de la tendresse pour leurs enfants ; aux enfants du respect pour leur père. Et nos agriculteurs furent chargés de deux impôts qu’ils supportèrent volontiers, parce qu’ils leur restituaient autant qu’ils leur prenaient. Sans les brigands du Gros-Caillou, les habitants de Chaillot se seraient passés de soldats ; si ces soldats leur avaient demandé plus qu’ils ne leur économisaient, ils n’en auraient point voulu ; et à la rigueur, les flûteurs leur auraient été superflus, et on les aurait envoyés jouer de la flûte et danser ailleurs, s’ils avaient mis à trop haut prix leurs chansons. Elles sont pourtant bien belles et bien utiles. Ce sont ces chansonniers qui distinguent un peuple barbare et féroce, d’un peuple civilisé et doux. [309]
89. L’Oiseau retrouvé
Tableau de 2 pieds de haut, sur 1 pied 2 pouces de large.
A droite, paysage, bout de roche, masse informe de pierres dont la cime est couverte de plantes et d’arbustes. Sur ce massif, c’est une cuvette soutenue par des enfants debout, et dont les eaux sont reçues dans un bassin. Au-devant du massif, jeune homme s’avançant bêtement, vers une vieille qui le regarde et semble lui dire : « C’est l’oiseau de ma fille. » Au pied du bassin, vers la gauche, cette fille est étendue à terre, la tête et la partie supérieure du corps tournées vers le porteur d’oiseau, et le bras droit appuyé sur sa cage ouverte. On voit à ses pieds un mouton et un panier de fleurs. Tout cela est insignifiant. Ces enfants sont beaucoup trop grands pour une scène aussi puérile, si elle est réelle ; et si c’est une allégorie, elle est plate. La fille paraît avoir vingt ans passés ; le jeune homme dix-huit à dix-neuf. Scène froide et mauvaise, où la misère de l’idéal n’est point rachetée par le faire.
90. Le Musicien champêtre
Tableau de 2 pieds de haut, sur 1 pied 2 pouces de large.
Je m’établis sur la bordure, et je vais de la droite à la gauche. Ce sont d’abord de grands rochers assez près de moi. Je les laisse. Sur la saillie d’un de ces rochers, j’aperçois un paysan assis, et un peu au-dessous de ce paysan, une paysanne assise aussi. Ils regardent l’un et l’autre vers le même côté. Ils semblent écouter. Et ils écoutent en effet un jeune musicien qui joue à quelque distance d’une espèce de mandoline. Le paysan, la paysanne et le musicien ont quelques moutons autour d’eux. Je continue mon chemin, je quitte à regret le musicien, parce que j’aime la musique et que celui-ci [310] a un air d’enthousiasme qui attache ; il s’ouvre à ma droite une percée d’où mon œil s’égare dans le lointain ; si j’allais plus loin, j’entrerais dans un bocage ; mais je suis arrêté par une large mare d’eaux qui me font sortir de la toile.
Cela est froid, sans couleur, sans effet. Tous ces tableaux de Leprince n’offrent qu’un mélange désagréable d’ocre et de cuivre. On ne dira pas que l’éloge me coûte, car j’en vais faire un très étendu du petit musicien. La tête en est charmante, d’un caractère particulier et d’une expression rare. C’est l’ingénuité des champs fondue avec la verve du talent. Cette belle tête est un peu portée en avant. Ses cheveux blonds, frisés, ramenés sur son front, y forment une espèce de bourrelet ébouriffé, comme les Anciens l’ont fait au soleil, et à quelques-unes de leurs statues. Pour moi qui ne retiens d’une composition musicale qu’un beau passage, qu’un trait de chant ou d’harmonie qui m’a fait frissonner ; d’un ouvrage de littérature qu’une belle idée, grande, noble, profonde, tendre, fine, délicate, ou forte et sublime selon le genre et le sujet ; d’un orateur qu’un beau mouvement ; d’un historien qu’un fait que je ne réciterai pas sans que mes yeux s’humectent et que ma voix s’entrecoupe, et qui oublie tout le reste, parce que je cherche moins des exemples à éviter que des modèles à suivre ; parce que je jouis plus d’une belle ligne que je ne suis dégoûté par deux mauvaises pages ; que je ne lis que pour m’amuser ou m’instruire ; que je rapporte tout à la perfection de mon cœur et de mon esprit et que soit que je parle, réfléchisse, lise, écrive ou agisse, mon but unique est de devenir meilleur, je pardonne à Leprince tout son barbouillage jaune dont je n’ai plus d’idée, en faveur de la belle tête de ce musicien champêtre. Je jure qu’elle est fixée pour jamais dans mon imagination, à côté de celle de l’Amitié de Falconet. Aussi cette tête est-elle vraiment celle qu’un habile sculpteur se serait félicité d’avoir donnée à un Hésiode, un Orphée qui descendrait des monts de Thrace la lyre à la main, un Apollon réfugié chez Admète ; car je persiste toujours à croire qu’il faut à la sculpture [311] quelque chose de plus un, de plus pur, de plus rare, de plus original qu’à la peinture. En effet parmi tant de figures qui font si bien sur la toile, combien s’en rappelle-t-on qui pussent soutenir le marbre. Mais dites-moi, mon ami, où trouve-t-on ces caractères de têtes-là ? quel est le travail de l’imagination qui les produit ? où en est l’idée ? viennent-elles tout entières à la fois, ou est-ce le résultat successif du tâtonnement et de plusieurs traits isolés ? comment l’artiste juge-t-il, comment jugeons-nous nous-mêmes de leur convenance avec la chose ? Pourquoi nous étonnent-elles, qu’est-ce qui fait dire à l’artiste, c’est cela ? Entre tant de physionomies caractéristiques de la colère, de la fureur, de la tendresse, de l’innocence, de la frayeur, de la fermeté, de la grandeur, de la décence, des vices, des vertus, des passions, en un mot de toutes les affections de l’âme, y en aurait-il quelques-unes qui les désigneraient d’une manière plus évidente et plus forte ? Dans ces dernières, y aurait-il certains traits fins, subtils, et cachés, faciles à sentir, quand on les a sous les yeux, infiniment difficiles à retenir, quand on ne les voit plus, impossibles à rendre par le discours ; et serait-ce de ces physionomies rares et des traits spécifiques et particuliers de ces physionomies que seraient empruntées ces imitations qui nous confondent et qui nous font appeler les poètes, les peintres, les musiciens, les statuaires du nom d’inspirés. Qu’est-ce donc que l’inspiration ? L’art de lever un pan du voile et de montrer aux hommes un coin ignoré ou plutôt oublié du monde qu’ils habitent. L’inspiré est lui-même incertain, quelquefois, si la chose qu’il annonce est une réalité ou une chimère ; si elle exista jamais hors de lui ; il est alors sur la dernière limite de l’énergie de la nature de l’homme et à l’extrémité des ressources de l’art. Mais comment se fait-il que les [312] esprits les plus communs saisissent ces élans du génie, et conçoivent subitement ce que j’ai tant de peine à rendre. L’homme le plus sujet aux accès de l’inspiration pourrait lui-même ne rien concevoir à ce que j’écris, du travail de son esprit et de l’effort [de] son âme ; s’il était de sens froid, j’entends ; car si son démon venait à le saisir subitement, peut-être trouverait-il les mêmes pensées que moi, peut-être les mêmes expressions ; il dirait ce qu’il n’a pour ainsi dire jamais su ; et c’est de ce moment seulement qu’il commencerait à m’entendre. Malgré l’impulsion qui me presse, je n’ose me suivre plus loin, de peur de m’enivrer et de tomber dans des choses tout à fait inintelligibles. Si vous avez quelque soin de la réputation de votre ami, et que vous ne veuillez pas qu’on le prenne pour un fou ; je vous prie de ne pas confier cette page à tout le monde. C’est pourtant une de ces pages du moment, qui tiennent à un certain tour de tête qu’on n’a qu’une fois.
91. Une Fille charge une vieille de remettre une lettre .
92. Un Jeune Homme récompense le zèle de la vieille .
Deux petits ovales faisant pendants.
Au premier, la jeune fille est assise à gauche sur des carreaux et on la voit de face, selon l’usage de l’artiste, parfaitement bien agencée, quoique extraordinairement chamarrée de perles et d’autres parures ; mise tout à fait de goût, mais froide de visage. J’en dis autant de la vieille. Quant à l’action, elle est tout à fait équivoque. Est-ce la vieille qui apporte une lettre ou [313] à qui l’on donne une lettre à porter ? Il n’y a que vous, monsieur Leprince, qui le sachiez ; car ces deux femmes tiennent la lettre, sans que je puisse deviner celle qui la lâchera. L’action, le mouvement, l’air empressé de la vieille, pour partir, me l’auraient peut-être appris ; mais cela n’y est pas. La jeune fille m’aurait tiré de perplexité, en tenant sa lettre cachetée d’une main, et de l’autre faisant sa leçon à la vieille ; mais cela n’y est pas. Vous avez pris le moment équivoque, et le moment insipide. Et puis une tête de jeune fille est si belle à peindre ; une tête de vieille prête tant à l’art, pourquoi ne s’en être pas occupé ? Comme cela est faible et monotone. Si vous n’entendez que les étoffes et l’ajustement, quittez l’Académie, et faites-vous fille de boutique Au Trait galant, ou maître tailleur à l’Opéra. A vous parler sans déguisement, tous vos grands tableaux de cette année sont à faire, et toutes vos petites compositions ne sont que de riches écrans, de précieux éventails. On n’a d’autre intérêt à les regarder, que celui qu’on prend à l’accoutrement bizarre d’un étranger qui passe dans la rue ou qui se montre pour la première fois au Palais-Royal ou aux Tuileries. Quelque bien ajustées que soient vos figures, si elles l’étaient à la française, on les passerait avec dédain.
Au second. A droite et de face, le jeune homme assis, tenant sur ses genoux la lettre déployée et donnant de l’autre main, une pièce d’or à la vieille. Même richesse d’ajustement, même platitude de têtes qui voudraient être peintes et qui ne le sont pas. Si un Tartare, un Cosaque, un Russe voyait cela, il dirait à l’artiste, tu as pillé toutes nos garde-robes, mais tu n’as pas connu une de nos passions. Autre moment mal choisi. Il me semble que celui où le jeune homme lit la lettre, où il s’attendrit, où le cœur lui bat, où il retient la vieille par le bras, où le trouble et la joie [314] se confondent sur son visage, où la vieille qui s’y connaît, l’observe malignement, valait beaucoup mieux à rendre. Monsieur Leprince, vous êtes sans idée, sans finesse et sans âme. Vous pouvez, M Lagrenée et vous, vous prendre tous deux par la main. Est-ce ainsi qu’on traite les passions ? Est-ce que ces gens du Nord ont le cœur et les sens glacés. J’avais entendu dire que non. Il faut que l’artiste soit encore plus malade cette année qu’il y a deux ans. Cela est d’une négligence, d’une mollesse de pinceau, d’une paresse de tête qui fait pitié.
93. Une jeune fille endormie, surprise par son père et sa mère.
La jeune fille est couchée ; sa gorge est découverte ; elle a des couleurs. Sa tête repose sur deux oreillers couverts d’une peau de mouton. Il paraît que ses cuisses sont séparées. Elle a le bras gauche dans le lit, et le bras droit sur la couverture qui se plisse beaucoup à la séparation des deux cuisses, et la main posée où la couverture se plisse. Son vieux père et sa vieille mère sont debout aux pieds du lit tout à fait dans l’ombre ; le père plus sur le fond ; il impose silence à la mère qui veut parler. A droite sur le devant, c’est un panier d’œufs renversés et cassés. Sur cette inscription qu’on lit dans le livret, Une jeune fille endormie surprise par son père et sa mère, on cherche des traces d’un amant qui s’échappe ou qui s’est échappé, et l’on n’en trouve point. On regarde l’expression du père et de la mère, pour en tirer quelque indice, et ils ne révèlent rien. On s’arrête donc sur la petite fille ? Que fait-elle ? Qu’a-t-elle fait ? On n’en sait rien. Elle dort. Se repose-t-elle d’une fatigue voluptueuse ? Cela se peut. Le père et la mère appelés par quelques soupirs aussi involontaires qu’indiscrets, [315] reconnaîtraient-ils aux couleurs vives de leur fille, au mouvement de sa gorge, au désordre de sa couche, à la mollesse d’un de ses bras, à la position de l’autre, qu’il ne faut pas différer à la marier. Cela est vraisemblable. Ce panier d’œufs renversés et cassés est-il hiéroglyphique ? Quoi qu’il en soit, la dormeuse est sans grâce et sans intérêt. La peau de mouton sur laquelle sa tête repose est parfaitement traitée. Le désordre des oreillers et des couvertures, on ne saurait mieux. Mais comment se fait-il que cette fille et son lit soient si fortement éclairés et que les ténèbres les plus épaisses obscurcissent tout le reste de la composition. Lorsque Rembrandt oppose des clairs du plus grand éclat, a des noirs tout à fait noirs ; il n’y a pas à s’y tromper on voit que c’est l’effet nécessaire d’un local particulier et de choix. Mais ici, la lumière est diffuse. D’où vient cette lumière ? Comment se répand-elle sur certains objets et s’éteint-elle sur les autres ? Pourquoi n’en aperçoit-on pas le moindre reflet ? D’où naît cette division du jour et de la nuit, telle que dans la nature même, au cercle terminateur de l’ombre et de la lumière, elle n’existe pas aussi tranchée ? Il faut d’aussi bons yeux pour voir le fond et découvrir le père et la mère qui sont toutefois au pied du lit et sur le devant, que de pénétration pour deviner le sujet qui les amène. Mr Leprince, vous avez cherché un effet piquant ; mais il faut d’abord être vrai dans son technique, et clair dans sa composition. Encore une fois, le père et la mère auraient-ils eu quelque suspicion de la conduite de leur fille ? Seraient-ils venus à dessein de la surprendre avec un amant ? Reconnaîtraient-ils au désordre de la couche qu’ils étaient arrivés trop tard ? Le père espérerait-il s’y prendre mieux une autre fois, et serait-ce [316] là le motif du geste qu’il fait à sa femme ? Voilà ce qui me vient à l’esprit, parce que je ne suis plus malin. Mais d’autres ont d’autres idées. Tous ces plis ; l’endroit où ils se pressent ; eh bien ces plis, cet endroit, cette main ? Après ? Est-ce qu’une fille de cet âge-là n’est pas maîtresse d’user dans son lit de toutes ses lumières secrètes, sans que ses parents doivent s’en inquiéter. Ce n’est donc pas cela. Qu’est-ce donc. Voyez, monsieur Leprince, quand on est obscur, combien on fait imaginer et dire de sottises. J’ai dit que la tête de la fille était maussade ; mais cela n’empêche pas qu’elle ne soit, ainsi que sa gorge de très bonne couleur. J’ai dit que le père et la mère étaient dans l’ombre, sans qu’on sût pourquoi ; mais cela n’empêche pas qu’ils ne soient moelleusement touchés ; et que ce morceau, à tout prendre, ne l’emporte sur les autres du même artiste. Il est certainement plus soigné, mieux peint et plus fini.
94. Autre bonne aventure
Tableau de deux pieds, deux pouces de haut, sur un pied, dix pouces de large.
On voit la retraite d’un Russe, Tartare ou autre ; à droite, le Tartare debout, a la main appuyée sur une massue hérissée de pointes. Quel est ici l’usage de cette massue ? Ce personnage est silencieux, grave et tranquille. Il a une physionomie sauvage, fière et imposante ; supérieurement ajusté ; draperies bien raides et bien lourdes ; grands et longs plis bien droits, comme les affectent toutes les étoffes d’or et d’argent. Sa femme vue de profil est assise, en allant vers la gauche. C’est une assez jolie mine ; elle a de l’ingénuité et de la finesse, avec des traits qui ne sont pas les nôtres. Elle regarde fixement la diseuse de bonne aventure en qui pareillement coiffure, draperies, vêtements sont à merveille. Celle-ci tient la main de la [317] jeune femme. Elle lui parle, mais elle n’a point le caractère faux et rusé de son métier. C’est une vieille comme une autre. Sur le fond, entre ces deux femmes, deux esclaves, froides et pauvres. Vers l’angle gauche, une cassolette sur son pied. Entre la femme et le mari, sur le fond, un bouclier, un faisceau de flèches, un drapeau déployé, le tout faisant masse ou trophée. Il ne manque à cette composition que des têtes qui soient peintes. Les figures plates ressemblent à de belles et riches images collées sur toile. C’est une faiblesse de pinceau, un négligé, un manque d’effet qui désespèrent. C’est dommage, car tout est naturellement ordonné, les personnages, le Tartare surtout bien posé ; les objets bien distribués ; la femme tartare, en fourrure rouge, a les pieds posés sur un coussin.
95. Le Concert
Tableau de deux pieds, deux pouces de haut, sur un pied, dix pouces de large.
Composition charmante ; certes un des plus jolis tableaux du Salon, si les têtes étaient plus vigoureuses. Mais pourquoi la monotonie de ces têtes ? Pourquoi ces visages si plats, si plats, si faibles, si faibles, qu’à peine y remarque-t-on du relief. Est-ce que n’ayant plus la même nature sous les yeux, l’artiste n’a pu se servir de la nôtre pour suppléer les passages et les tons ? C’est du reste une élégance, une richesse, une variété d’ajustements qui étonne. On voit à gauche, assis à terre, un esclave qui frappe avec des baguettes une espèce de tympanon. Au-dessus de lui, plus sur le fond, un autre musicien qui pince les cordes d’une espèce de mandoline. Au centre du tableau, une portion de buffet. Au fond, la tête penchée en devant, et les coudes appuyés sur le buffet, un personnage qui écoute. Cet homme assurément aime fort la musique. Debout, le coude gauche posé sur l’extrémité [318] du même meuble, une femme ; ah quelle femme ! qu’elle est molle ! qu’elle est voluptueuse et molle ! qu’elle est belle ! qu’elle est naturelle et vraie de position ! c’est une élégance, une grâce de la tête aux pieds qui enchantent. On ne se lasse point de la voir. Plus vers la gauche, à côté d’elle, nonchalamment étendu sur un bout de sofa, son mari ou son amant ; les maris de ce pays-là ressemblent peut-être mieux qu’ici à des amants. Il a le corps et les jambes jetés vers l’extrémité gauche du tableau ; il est appuyé sur un de ses coudes et la tête avancée vers les concertants. On lui voit de l’attention et du plaisir. Les têtes sont ici mieux touchées, mais non de manière à se soutenir contre le reste. Ces têtes plates, monotones et faibles, au-dessus de ces étoffes riches et vigoureuses vous blessent. Il faut que l’artiste éteigne ses étoffes, ou fortifie ses têtes. S’il prend le premier parti, la composition sera d’accord et tout à fait mauvaise ; s’il prend le second, il y aura harmonie, unité et beauté. Monsieur Lagrenée, venez, regardez les draperies de Doyen, de Vien et de Leprince, et vous concevrez la différence d’une belle étoffe et d’une étoffe toute neuve. L’une récrée la vue. L’éclat dur et cru de l’autre la fatigue. Un bel exemple, pour les élèves, du secret de désaccorder toute une composition ; c’est ce rideau vert et dur, que Leprince a tendu au côté gauche de la sienne. Encore un mot, mon ami, sur cette femme charmante. Vous la rappelez-vous. Elle est svelte, elle est ajustée à ravir, la tête en est on ne peut plus gracieuse, et bien coiffée ; et sa gorge entourée de perles est d’un ragoût infini.
96. Le Caback ou espèce de guinguette aux environs de Moscou
Je n’ai jamais pu le découvrir. [319]
97. Portrait d’une jeune fille quittant les jouets de l’enfance pour se livrer à l’étude
Tableau médiocre ; mais excellente leçon pour un enfant.
98. Portrait d’une femme qui brode au tambour
Dur, sec et mauvais. Ce chien est un morceau d’éponge fine, trempé dans du blanc grisâtre. Il a couru après l’ancien faire de Chardin. Eh oui, il l’attrapera.
99. Portrait d’une fille qui vient de recevoir une lettre et un bouquet
Je vous avais prédit, Mr Leprince, que vous n’aviez plus qu’un pas à faire pour tomber au pont Notre-Dame, et vous y voilà. Quand il faut peindre à pleines couleurs, colorier, arrondir, faire des chairs, Leprince n’y est plus.
De tout ce qui précède, que s’ensuit-il ? Que le principal mérite de Leprince est de bien habiller ; on ne peut lui refuser cet éloge ; il n’y a pas un de ses tableaux où il n’y ait une ou deux figures bien habillées. Mais il colore mal ; ses tons sont bis, couleur de pain d’épice et de brique. Sa manière de peindre n’est ni faite ni décidée. Son dessin n’est pas correct. Ses caractères de tête ne sont pas intéressants. Il règne dans tous ses tableaux une monotonie déplaisante. On en a vu vingt et l’on croit que c’est toujours [320] le même. La partie de l’effet y est tout à fait négligée. On les regarde froidement ; on les quitte comme on les regarde. Sa touche est lourde ; sa manière de faire pénible et heurtée. Dans ses paysages, les feuilles des arbres sont pesantes, matérielles et faites sans ragoût, sans verve. Il n’y a pas dans tout ce qu’il a exposé une étincelle de feu, bien moins un trait de fureur.
Qu’est-ce que ses trois grands tableaux faits pour la tapisserie ? rien, ou médiocres et d’une insupportable monotonie. L’ennui et le bâillement vous prenaient, en approchant du grand pan de muraille qu’ils couvraient. Je bâille encore d’y penser. Il y régnait un effet, un ton de couleur si identique que les trois n’en faisaient qu’un.
Otez du tableau du Réveil des enfants, ce petit enfant nu qui est à terre, le reste est mauvais.
Même jugement de l’Oiseau retrouvé, du Musicien champêtre, de la Fille endormie, du portrait de la dame qui brode, de celui de la demoiselle qui vient de recevoir une lettre.
Le Concert est le meilleur. Il y a une figure de femme charmante, bien habillée, bien ajustée et d’un caractère de tête attrayant. Morceau très agréable, s’il y avait plus d’effet ; car il est bien composé, et le faire en est meilleur qu’aux autres.
Les figures de la Bonne aventure sont bien habillées, mais la couleur n’y est pas.
Même mérite et même défaut, à la Fille qui remet une lettre à la vieille et à son pendant.
Si cet artiste n’eût pas pris ses sujets dans des mœurs et des coutumes dont la manière de se vêtir, les habillements ont une noblesse que les nôtres n’ont pas et sont aussi pittoresques que les nôtres sont gothiques et plats, son mérite s’évanouirait. Substituez aux figures de Leprince des Français ajustés à la mode de leur pays, et vous verrez combien les mêmes tableaux, exécutés de la même manière perdront de leur prix, n’étant plus soutenus [321] par des détails, des accessoires aussi favorables à l’artiste et à l’art. A la jolie petite femme du Concert, substituez une de nos élégantes avec ses rubans, ses pompons, ses falbalas, sa coiffure, et vous verrez le bel effet que cela produira, combien ce tableau deviendra pauvre et petite manière. Tout le charme, tout l’intérêt sera détruit, et l’on daignera à peine s’y arrêter.
En effet quoi de plus mesquin, de plus barbare, de plus mauvais goût que notre accoutrement français ; et les robes de nos femmes ? Dites-moi que peut-on faire de beau en introduisant dans une composition des poupées fagotées comme cela. Cela serait d’un bel effet surtout dans une composition tragique. Comment leur donner la moindre noblesse, la moindre grandeur ! Au contraire de l’habillement des Orientaux, des Asiatiques, des Grecs, des Romains, il développe le talent du peintre habile, et augmente celui du peintre médiocre.
A la place de cette figure de Tartare qui est à la droite dans le tableau de la Bonne aventure et qui est si richement, si noblement vêtue, imaginez un de nos Cent-Suisses, et vous sentirez tout le plat, tout le ridicule de ce dernier personnage.
O que nous sommes petits et mesquins ! Quelle différence de ce bonnet triangulaire noir dont nous sommes affublés, au turban des Turcs, au bonnet des Chinois.
Mettez à César, Alexandre, Caton, notre chapeau et notre perruque, et vous vous tiendrez les côtés de rire ; si vous donnez au contraire l’habit grec ou romain, à Louis XV, vous ne rirez pas. Le ridicule ne vient donc pas du vice de costume. Il est le même de part et d’autre.
Il n’y a point de tableau de grand maître qu’on ne dégradât en habillant [322] les personnages, en les coiffant à la française, quelque bien peint, quelque bien composé qu’il fût d’ailleurs. On dirait que de grands événements, de grandes actions ne soient pas faits pour un peuple aussi bizarrement vêtu, et que des hommes dont l’habit est si ginguet ne puissent avoir de grands intérêts à démêler. Il ne fait bien qu’aux marionnettes. Une diète de ces marionnettes-là ferait à merveille la parade d’une assemblée consulaire. On n’imaginerait jamais un grain de cervelle dans toutes ces têtes-là. Pour moi, plus je les regarderais, plus je leur verrais des petites ficelles attachées au haut de leurs têtes.
Faites-y attention, et vous prononcerez qu’un caractère de tête fier, noble, pathétique ou terrible ne va point sous votre perruque ou votre chapeau. Vous ne pouvez être que de petits furibonds. Vous ne pouvez que jouer la gravité, la majesté.
Si nos peintres et nos sculpteurs étaient forcés désormais de puiser leurs sujets dans l’histoire de France moderne ; je dis moderne, car les premiers Francs avaient conservé dans leur manière de se vêtir quelque chose de la simplicité du vêtement antique ; la peinture et la sculpture s’en iraient bientôt en décadence.
Imaginez en un tas à vos pieds, toute la dépouille d’un Européen, ces bas, ces souliers, cette culotte, cette veste, cet habit, ce chapeau, ce col, ces jarretières, cette chemise ; c’est une friperie. La dépouille d’une femme serait une boutique entière. L’habit de nature, c’est la peau. Plus on s’éloigne de ce vêtement, plus on pèche contre le goût. Les Grecs si uniment vêtus, ne pouvaient souffrir même leurs vêtements dans les arts. Ce n’était pourtant qu’une ou deux pièces d’étoffes négligemment jetées sur le corps.
Je vous le répète, il ne faudrait qu’assujettir la peinture et la sculpture à notre costume pour perdre ces deux arts si agréables, si intéressants, si utiles même à plusieurs égards, surtout si on ne les emploie pas à tenir [323] constamment sous les yeux des peuples ou des actions déshonnêtes, ou des atrocités de fanatisme qui ne peuvent servir qu’à corrompre les mœurs ou à embéguiner les hommes, à les empoisonner des plus dangereux préjugés.
Je voudrais bien savoir ce que les artistes à venir, dans quelques milliers d’années pourront faire de nous ; surtout si des érudits sans esprit et sans goût les réduisent à l’observation rigoureuse de notre costume.
Le tableau de la Paix de Mr Hallé vient ici très bien à l’appui de ce que je dis. Ce tableau fait rire. C’est en grand une assemblée de médecins et d’apothicaires, digne du théâtre, lorsqu’on y joue le Médecin malgré lui. Mais transposez la scène de Paris à Rome, de l’hôtel de ville au milieu du sénat. A ces foutus sacs rouges, noirs, emperruqués, en bas de soie bien tirés, bien roulés sur le genou, en rabats, en souliers à talon, substituez-moi de graves personnages à longues barbes, à têtes, bras et jambes nus, à poitrines découvertes, en longues, fluentes et larges robes consulaires. Donnez ensuite le même sujet au même peintre, tout médiocre qu’il est, et vous jugerez de l’intérêt et du parti qu’il en tirera ; à condition pourtant qu’il ferait descendre autrement sa Paix. Cette Paix aurait tout aussi bien fait de rester où elle était, que de s’en venir d’un air aussi maussade, aussi dépourvu de grâce qu’elle l’est dans ce plat tableau, soit dit en passant et par apostille.
J’avais déjà effleuré quelque part cette question de nos vêtements ; [324] mais il me restait sur le cœur quelque chose dont il fallait absolument que je me soulageasse. Voilà qui est fait, et vous pouvez compter que je n’y reviendrai plus que par occasion. La belle figure que ferait le buste de M Trudaine, de Saint-Florentin ou de Clermont, à côté de celui de Massinissa.
Guérin
100. Plusieurs petits tableaux, peints à l’huile, en miniature, dont plusieurs d’après l’École d’Italie .
Peu de chose ; jolies images, bien précieuses, jolis dessus de tabatières. Trop bien pour l’hôtel de Jaback, pas assez bien pour l’Académie. Cependant comme cela a été fait d’après beau, le premier coup d’œil vous en plaît. L’effet de l’ensemble, l’intérêt de l’action, la position, le caractère, l’expression des figures, la distribution, les groupes, l’entente des lumières, quelque chose même du dessin et de la couleur sont restés. Mais arrêtez ; entrez dans les détails ; il n’y a plus ni finesse, ni pureté, ni correction ; vous prenez Guérin par l’oreille, vous le mettez à genoux, et vous lui faites faire amende honorable à de grands maîtres si maltraités. Pour le Bureau de loterie, et d’autres morceaux de même grandeur et de l’invention de l’artiste, ils ne seront pas décrits ; non, depardieu, ils ne le seront pas ; et vous entendez de reste ce que cela veut dire. [325]
Bonsoir, mon ami. A la prochaine fois Robert. Celui-ci me donnera de l’ouvrage ; mais quand une fois, j’en serai quitte, les autres ne me tiendront guère. Vale iterum, et patiens esto.
Robert
C’est une belle chose, mon ami, que les voyages. Mais il faut avoir perdu son père, sa mère, ses enfants, ses amis ou n’en avoir jamais eu, pour errer par état sur la surface du globe. Que diriez-vous du propriétaire d’un palais immense503 qui emploierait toute sa vie à monter et à descendre des caves aux greniers, des greniers aux caves, au lieu de s’asseoir tranquillement au centre de sa famille. C’est l’image du voyageur. Cet homme est sans morale. Ou il est tourmenté par une espèce d’inquiétude naturelle qui le promène malgré lui. Avec un fond d’inertie504, plus ou moins considérable, nature qui veille à notre conservation nous a donné une portion d’énergie qui nous sollicite sans cesse au mouvement et à l’action. Il est rare que ces deux forces se tempèrent si également qu’on ne prenne pas trop de repos et qu’on ne se donne pas trop de fatigue. L’homme périt engourdi de mollesse ou exténué de lassitude. Au milieu des forêts l’animal s’éveille, poursuit sa proie, l’atteint, la dévore et s’endort. Dans les villes, où une partie des hommes sont sacrifiés à pourvoir aux besoins des autres, l’énergie qui reste à ceux-ci se jette sur différents objets. Je cours après une idée, parce qu’un misérable court après un lièvre pour moi. Si dans un individu il y a disette d’inertie et surabondance d’énergie ; l’être [326] est saisi de violence comme par le milieu du corps et jeté par une force innée sous la ligne ou sous l’un des pôles. C’est Anquetil qui s’en va jusqu’au fond de l’Indoustan, étudier la langue sacrée du brame505. Voilà le cerf qu’il eût poursuivi jusqu’à extinction de chaleur, s’il fût resté dans l’état de nature. Nous ignorons la cause secrète de nos efforts les plus héroïques. Celui-ci vous dira qu’il est consumé du désir de connaître, qu’il s’éloigne de sa patrie par zèle pour elle, et que s’il s’est arraché des bras d’un père et d’une mère et s’en va parcourir, à travers mille périls, des contrées lointaines, c’est pour en revenir chargé de leurs utiles dépouilles. N’en croyez rien. Surabondance d’énergie qui le tourmente. Le sauvage Moncacht-Apé506 répondra au chef d’une nation étrangère qui lui demande, qui es-tu ? d’où viens-tu ? que cherches-tu avec tes cheveux courts507 ? Je viens de la nation des loutres. Je cherche de la raison, et je te visite afin que tu m’en donnes. Mes cheveux sont courts pour n’en être pas embarrassé, mais mon cœur est bon. Je ne te demande pas des vivres, j’en ai pour aller plus loin, et quand j’en manquerais, mon arc et mes flèches m’en fourniraient plus qu’il ne m’en faut. Pendant le froid je fais comme l’ours qui se met à couvert ; et l’été, j’imite l’aigle qui se promène pour satisfaire sa curiosité. Est-ce qu’un homme qui est seul et qui marche le jour doit te faire peur ? Mon cher Apé, tout ce que tu dis là est fort beau. Mais crois que tu vas parce que tu ne peux pas rester. Tu surabondes en énergie ; et tu décores cette force secrète qui te meut, tandis que tes camarades dorment étendus sur la terre, du nom le plus noble que tu peux imaginer. Eh oui, [327] grand Choiseul508, vous veillez pour le bonheur de la patrie ! Bercez-vous bien de cette idée-là. Vous veillez, parce que vous ne sauriez dormir. Quelquefois cette cruelle énergie bout au fond du cœur de l’homme ; et l’homme s’ennuie jusqu’à ce qu’il ait aperçu l’objet de sa passion ou de son goût. Quelquefois, il erre soucieux, inquiet, promenant ses regards autour de lui, saisissant tout, renonçant à tout, prenant, quittant toutes sortes d’instruments et de vêtements jusqu’à ce qu’il ait rencontré celui qu’il cherche et que l’énergie naturelle et secrète ne lui désigne pas, car elle est aveugle. Il y en a, et malheureusement c’est le grand nombre qu’elle élance sur tout et qui n’ont d’ailleurs aucune aptitude à rien. Ces derniers sont condamnés à se mouvoir sans cesse, sans avancer d’un pas. Il arrive aussi qu’un malheur, la perte d’un ami, la mort d’une maîtresse, coupe le fil qui tenait le ressort tendu. Alors l’être part et va tant que ses pieds le peuvent porter. Tout coin de la terre lui est égal. S’il reste, il périt à la place. Quand l’énergie de nature se replie sur elle-même, l’être malheureux, mélancolique, pleure, gémit, sanglote, pousse des cris par intervalle, se dévore et se consume. Si distraite par des motifs également puissants, elle tire l’homme en deux sens contraires ; l’homme suit une ligne moyenne sur laquelle il s’arme d’un pistolet ou d’un poignard, une direction intermédiaire qui le conduit la tête la première au fond d’une rivière ou d’un précipice. Ainsi finit la lutte d’un cœur indomptable et d’un esprit inflexible. Ô bienheureux mortels, inertes, imbéciles509, engourdis, vous buvez, vous mangez, vous dormez, vous vieillissez, et vous mourez sans avoir joui, sans avoir souffert ; sans qu’aucune secousse ait fait osciller le poids qui vous pressait sur le sol où vous êtes nés. On ne sait où est la sépulture de l’être énergique. La vôtre est toujours sous vos pieds. [328]
Mais à quoi bon, me direz-vous, cet écart sur les voyageurs et les voyages ? quel rapport de ces idées vraies ou fausses avec les ruines de Robert. Comme ces ruines sont en grand nombre, mon dessein était de les enchâsser dans un cadre qui palliât la monotonie des descriptions, de les supposer existantes en quelque contrée, en Italie, par exemple, et d’en faire un supplément à Mr l’abbé Richard. Pour cet effet, il fallait lire son Voyage d’Italie510 ; je l’ai lu, sans pouvoir y glaner une misérable ligne qui me servît ; de dépit, j’ai dit, ô la belle chose que les voyages ! et dans l’indignation que je ressens encore du petit esprit superstitieux de cet auteur, vous me permettrez, s’il vous plaît d’ajouter, Dom Richard511, est-ce que tu t’imagines que ce tas d’impertinences qui forment ta mythologie obtiendra des hommes une croyance éternelle. Si ton livre passe512, ce n’était pas la peine de l’écrire ; s’il dure, ne vois-tu pas que tu te traduis à513 la postérité comme un sot. Et lorsque le temps aura brisé les statues, détruit les peintures, amoncelé514 les édifices dont tu m’entretiens, quelle confiance l’avenir accordera-t-il aux récits d’une tête rétrécie et embéguinée des notions les plus ridicules.
Tout ce que j’ai recueilli de l’abbé Richard, c’est que le pied hors du temple, l’homme religieux disparaît, et que l’homme se retrouve plus vicieux dans la rue515. [329]
C’est qu’il y a dans une certaine contrée des marchands de bonnes actions516 qui cèdent à des coquins, ce qu’ils en ont de trop, pour quelques pièces d’argent qu’ils en reçoivent ; espèce de commerce fort extraordinaire.
C’est qu’en Savoye, où toute imposition est assise sur les fonds517, la population est telle que tout le pays ne semble qu’une grande ville518.
C’est qu’ici* un sénateur fait adopter par autorité du Sénat un fils naturel qui succède au nom, aux armes, à la fortune, à tous les priviléges de la légitimité, et peut devenir doge519.
C’est qu’ailleurs** on peut aller se choisir un héritier à l’hôpital même [330] des Enfants Trouvés. C’est que les noms des grandes familles s’y perpétuent par le sort qui assigne à un enfant du conservatoire, toutes les prérogatives d’un sénateur décédé sans héritier immédiat520.
Et Robert521 ? piano, di grazia522, Robert viendra tout à l’heure. C’est qu’au milieu des plus sublimes modèles en tout genre ; la peinture et la sculpture tombent en Italie. On y fait de belles copies ; aucun bon ouvrage.
C’est que Le Quesnoi523 répondit à un amateur éclairé qui le regardait travailler, et qui craignait qu’il ne gâtât son ouvrage pour le vouloir plus parfait ; vous avez raison, vous qui ne voyez que la copie ; mais j’ai aussi raison, moi qui poursuis l’original qui est dans ma tête ; ce qui est tout voisin de ce qu’on raconte de Phidias524 qui projetant un Jupiter, ne contemplait aucun objet naturel qui l’aurait placé au-dessous de son sujet. Il avait dans l’imagination quelque chose d’ultérieur à nature525. Deux faits qui viennent à l’appui de ce que je vous écrivais dans le préambule de ce Salon ; et passons à présent à Robert, si vous le voulez. [331]
Robert est un jeune artiste qui se montre pour la première fois ; il revient d’Italie d’où il a rapporté de la facilité et de la couleur. Il a exposé un grand nombre de morceaux entre lesquels il y en a d’excellents, quelques médiocres, presque pas un mauvais. Je les distribuerai en trois classes, les tableaux, les esquisses et les dessins.
Tableaux.
103. Un Grand Paysage dans le goût des campagnes d’Italie.
8 pieds, 9 pouces de large, sur 7 pieds, 7 pouces de haut526.
Je voudrais revoir ce morceau hors du Salon. Je soupçonne les compositions des artistes de souffrir autant du côté du mérite, par le voisinage et l’opposition des unes aux autres, que du côté de leurs dimensions, par l’étendue du lieu où elles sont exposées. Un tableau, tel que celui-ci, d’une grandeur considérable n’y paraît qu’une toile ordinaire. J’avais jeté hors du Salon527 des ouvrages que j’ai retrouvés seuls, isolés, et pour lesquels il m’a semblé que j’avais eu trop [de] dédain. La Tête de Pompée présentée à Cæsar528 était quelque chose sur le chevalet de l’artiste ; rien sur la muraille du Louvre529. Nos yeux fatigués, éblouis par tant de faire530 différents, sont-ils mauvais juges ? quelque composition vigoureusement coloriée et d’un grand effet, nous servirait-elle de règle ? y rapporterions-nous toutes les autres qui deviendraient pauvres et mesquines par la comparaison avec ce modèle ? ce qu’il y a de certain, c’est que, si je vous disais que ce marmouset de César de La Grenée était plus grand que nature, vous n’en croiriez rien. Mais pourquoi l’étendue du lieu ne produit-elle pas le même effet sur tous les tableaux indistinctement ? Pourquoi, tandis qu’il y en a de grands [332] que je trouve petits, y en a-t-il de petits que je trouve grands ? pourquoi dans telle esquisse qui n’est guère plus grande que ma main les figures prennent-elles six, sept, huit, neuf pieds de hauteur, et dans telle ou telle composition, même estimée, des figures qui ont réellement cette proportion, la perdent-elles et se réduisent-elles de moitié ? Il faut chercher l’explication de ce phénomène, ou dans les figures même, ou dans le rapport de ces figures avec les êtres environnants. Dans tout tableau l’orteil du satyre endormi se mesure. Il y a le pâtre. Il y a la paille531 ; sous cette forme ou sous une autre. Allez voir l’Offrande à l’amour de Greuze532 ; et vous me direz ce que sa figure principale devient à côté des arbres énormes qui l’environnent.
Dans ce grand ou petit533 tableau de Robert, on voit à droite un bout d’ancienne architecture ruinée ; à la face de cette ruine qui regarde le côté gauche, dans une grande niche, l’artiste a placé une statue. Du piédestal de cette statue, coule une fontaine dont un bassin reçoit les eaux. Autour de ce bassin, il y a quelques figures d’hommes et d’animaux. Un pont jeté534 du côté droit au côté gauche de la scène et coupant en deux toute la composition laisse en devant un assez grand espace, et dans la profondeur du tableau, au loin, un beaucoup plus grand encore. On voit couler les eaux d’une rivière sous ce pont. Elles s’étendent en venant à vous. La rive de ces eaux, ces eaux et le pont forment trois plans bien distincts, et un espace déjà fort vaste. Sur ces eaux à gauche, au-devant du pont, on aperçoit un bateau. Le fond est une campagne où l’œil va se promener et se perdre. Le côté gauche, au-delà du bateau, est terminé par quelques arbres.
La fabrique535 de la droite, la statue, le bassin, la rive, en un mot toute cette moitié de la composition est bien de couleur et d’effet ; le reste, pauvre, terne, gris, effacé ; l’ouvrage d’un écolier qui a mal fini ce que le maître avait bien commencé. Mais pour sentir combien le tout est faible, [333] on n’a qu’à jeter l’œil sur536 un Vernet ; ou plutôt cela n’est pas nécessaire. Ce n’est pas une de ces productions équivoques537 qu’on ne puisse juger que par un modèle de comparaison.
Le redoutable voisin que ce Vernet. Il fait souffrir tout ce qui l’approche, et rien ne le blesse. C’est celui-là, Mr Robert, qui sait avec un art infini entremêler le mouvement et le repos, le jour et les ténèbres, le silence et le bruit. Une seule de ces qualités fortement prononcée dans une composition, nous arrête et nous touche ; quel ne doit donc pas être l’effet de leur réunion et de leur contraste. Et puis sa main docile à la variété, à la rapidité de son imagination, vous dérobe toujours la fatigue538. Tout est vigoureux comme dans la nature ; et rien ne se nuit539 comme dans la nature. Jamais il ne paraît qu’on ait sacrifié un objet pour en faire valoir un autre. Il règne partout, une âme, un esprit, un souffle dont on pourrait dire, comme Virgile ou Lucrèce, de l’œuvre entière de la création :
Deum namque ire per omnes
Terrasque tractusque maris, cœlumque profondum.
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas.
Scilicet huc reddi, deinde ac resoluta referri
Omnia ; nec morti esse locum540.
C’est la présence d’un dieu qui se fait sentir sur la surface de la terre, au fond des mers, dans la vaste étendue des cieux ; c’est de là que les hommes, les animaux, les troupeaux, les bêtes féroces reçoivent l’élément subtil de la vie ; tout s’y résout, tout en émane ; et la mort n’a lieu nulle part.
Tout ce que vous rencontrerez dans les poètes du développement du chaos et de la naissance du monde lui conviendra. Dites de lui
Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitat molem et magno se corpore miscet. [334]
C’est un esprit qui vit au dedans, qui se répand dans toute la masse, qui la meut, et s’unit au grand tout541. Et l’on n’en rabattra pas un mot.
Deux Tableaux. Un Pont sous lequel on découvre les campagnes de Sabine, à quarante lieues de Rome542.
Les Ruines du fameux portique du temple de Balbec, à Héliopolis.
Imaginez sur deux grandes arches cintrées543, un pont de bois, d’une hauteur et d’une longueur prodigieuse. Il touche d’un bout à l’autre de la composition, et occupe la partie la plus élevée de la scène. Brisez la rampe de ce pont dans son milieu et ne vous effrayez pas, si vous le pouvez, pour les voitures qui passent en cet endroit. Descendez de là. Regardez sous les arches ; et voyez dans le lointain, à une grande distance de ce premier pont, un second pont de pierre qui coupe la profondeur de l’espace en deux, laissant entre l’une et l’autre fabrique une énorme distance. Portez vos yeux au-dessus de ce second pont, et dites-moi, si vous le savez, quelle est l’étendue que vous découvrez. Je ne vous parlerai point de l’effet de ce tableau, je vous demanderai seulement sur quelle toile vous le croyez peint. Il est sur une très petite toile, sur une toile de 1 pied 10 pouces de large, sur 1 pied, 5 pouces de haut.
Au pendant544 ; c’est à droite une colonnade ruinée ; un peu plus vers la gauche et sur le devant, un obélisque entier ; puis la porte d’un temple. Au delà de cette porte, une partie symétrique à la première. Au-devant de la ruine entière, un grand escalier qui règne sur toute sa longueur et d’où l’on descend de la porte du temple au bas de la composition. Faible, faible ; de peu d’effet. Le précédent est l’ouvrage de l’imagination ; celui-ci est [335] une copie de l’art545. Ici on n’est arrêté que par l’idée de la puissance éclipsée des peuples qui ont élevé de pareils édifices. Ce n’est pas de la magie du pinceau, c’est des ravages du temps que l’on s’entretient.
Ruine d’un arc de triomphe, et autres monuments546.
Tableau cintré de 4 pieds 2 pouces de haut, sur 4 pieds 3 pouces de large.
L’effet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c’est de vous laisser dans une douce mélancolie. Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais ; et nous revenons sur nous-mêmes ; nous anticipons sur les ravages du temps ; et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. A l’instant la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute une nation qui n’est plus. Et voilà la première ligne de la poétique des ruines.
A droite, c’est une grande fabrique étroite, dans le massif de laquelle on a pratiqué une niche occupée de sa statue. Il reste de chaque côté de la niche, une colonne sans chapiteau. Plus vers la gauche et sur le devant, un soldat est étendu à plat ventre sur des quartiers de pierre, la plante des pieds tournée vers la fabrique de la droite, la tête vers la gauche d’où s’avancent à lui un autre soldat, avec une femme qui porte entre ses bras un petit enfant. On voit au-delà, sur le fond, des eaux ; au delà des eaux, vers la gauche, entre des arbres et du paysage, le sommet d’un dôme [336] ruiné ; plus loin, du même côté, une arcade tombant de vétusté ; près de cette arcade, une colonne sur son piédestal ; autour de cette colonne des masses de pierres informes ; sous l’arcade, un escalier qui conduit vers la rive d’un lac ; au delà, un lointain, une campagne ; au pied de l’arcade, une figure ; plus sur le devant, au bord des eaux, une autre figure. Je ne caractérise point ces figures si peu soignées qu’on ne sait ce que c’est, hommes ou femmes, moins encore ce qu’elles font. Ce n’est pourtant pas à cette condition qu’on anime les ruines. Mr Robert, soignez vos figures. Faites-en moins et faites-les mieux. Surtout étudiez l’esprit de ce genre de figures ; car elles en ont un qui leur est propre. Une figure de ruines n’est pas la figure d’un autre site.
Grande galerie éclairée du fond547.
Tableau de 4 pieds 3 pouces de large, sur 3 pieds, I pouce de haut.
Ô les belles, les sublimes ruines ! quelle fermeté, et en même temps quelle légèreté, sûreté, facilité de pinceau ! quel effet ! quelle grandeur ! quelle noblesse ! qu’on me dise à qui ces ruines appartiennent548, afin que je les vole ; le seul moyen d’acquérir, quand on est indigent. Hélas, elles font peut-être si peu de bonheur au riche stupide qui les possède ; et elles me rendraient si heureux ! propriétaire, époux aveugle, quel tort te fais-je, [337] lorsque je m’approprie des charmes que tu ignores ou que tu négliges. Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses surimposées à cette voûte ! les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? que sont-ils devenus ! dans quelle énorme profondeur obscure et muette mon œil va-t-il s’égarer ? à quelle prodigieuse distance est renvoyée la portion du ciel que j’aperçois à cette ouverture ! l’étonnante dégradation de lumière ! comme elle s’affaiblit en descendant du haut de cette voûte, sur la longueur de ces colonnes ! comme les ténèbres sont pressées par le jour de l’entrée et le jour du fond. On ne se lasse point de regarder. Le temps s’arrête pour celui qui admire. Que j’ai peu vécu ! Que ma jeunesse a peu duré !
C’est une grande galerie voûtée et enrichie intérieurement d’une colonnade qui règne de droite et de gauche. Vers le milieu de sa profondeur, la voûte s’est brisée, et montre au-dessus de sa fracture les débris d’un édifice surimposé. Cette longue et vaste fabrique reçoit encore la lumière, par son ouverture du fond. On voit à gauche en dehors une fontaine ; au-dessus de cette fontaine, une statue antique assise ; au-dessous du piédestal de cette statue, un bassin élevé sur un massif de pierre ; autour de ce bassin, au-devant de la galerie, dans les entrecolonnes, une foule de petites figures, de petits groupes, de petites scènes très variées ; on puise de l’eau, on se repose, on se promène, on converse. Voilà bien du mouvement et du bruit. Je vous en dirai mon avis ailleurs, Mr Robert, tout à l’heure. Vous êtes un habile homme. Vous excellerez, vous excellez dans votre genre. Mais étudiez Vernet. Apprenez de lui à dessiner, à peindre, à rendre vos figures intéressantes ; et puisque vous vous êtes voué à la peinture de ruines, sachez que ce genre a sa poétique. Vous l’ignorez absolument ; cherchez-la. Vous avez le faire, mais l’idéal vous manque. Ne sentez-vous [338] pas qu’il y a trop de figures ici, qu’il en faut effacer les trois quarts. Il n’en faut réserver que celles qui ajouteront à la solitude et au silence. Un seul homme qui aurait erré dans ces ténèbres, les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée m’aurait affecté davantage. L’obscurité seule, la majesté de l’édifice, la grandeur de la fabrique, l’étendue, la tranquillité, le retentissement sourd de l’espace m’aurait fait frémir. Je n’aurais jamais pu me défendre d’aller rêver sous cette voûte, de m’asseoir entre ces colonnes, d’entrer dans votre tableau. Mais il y a trop d’importuns. Je m’arrête. Je regarde. J’admire549, et je passe. Mr Robert, vous ne savez pas encore pourquoi les ruines font tant de plaisir, indépendamment de la variété des accidents qu’elles montrent ; et je vais vous en dire ce qui m’en viendra sur-le-champ.
Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent. Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière, et je ne veux pas mourir, et j’envie un faible tissu de fibres, et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze550. Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un [339] abîme commun ; moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés !
Si le lieu d’une ruine est périlleux, je frémis. Si je m’y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi. C’est là que j’appelle mon ami551. C’est là que je regrette mon amie552. C’est là que nous jouirions de nous, sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux. C’est là que je sonde mon cœur. C’est là que j’interroge le sien, que je m’alarme et me rassure. De ce lieu, jusqu’aux habitations des villes, jusqu’aux demeures du tumulte, au séjour de l’intérêt, des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs, il y a loin.
Si mon âme est prévenue553 d’un sentiment tendre, je m’y livrerai sans gêne. Si mon cœur est calme, je goûterai toute la douceur de son repos.
Dans cet asile désert, solitaire et vaste je n’entends rien ; j’ai rompu avec tous les embarras de la vie. Personne ne me presse et ne m’écoute. Je puis me parler tout haut, m’affliger, verser des larmes sans contrainte.
Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte dans une femme honnête ; l’entreprise d’un amant tendre et timide, plus vive et plus courageuse. Nous aimons, sans nous en douter, tout ce qui nous livre à nos penchants, nous séduit et excuse notre faiblesse. Je quitterai le fond de cet antre et j’y laisserai la mémoire importune du moment, dit une femme, et elle ajoute,
Si l’on m’a trompée et que la mélancolie m’y ramène, je m’abandonnerai à toute ma douleur ; la solitude retentira de ma plainte ; je déchirerai le silence et l’obscurité de mes cris. Et lorsque mon âme sera rassasiée d’amertume, j’essuierai mes larmes de mes mains ; je reviendrai parmi les hommes et ils ne soupçonneront pas que j’ai pleuré.
Si je te perdais jamais, idole de mon âme ; si une mort inopinée, un malheur imprévu te séparait de moi, c’est ici que je voudrais qu’on déposât ta cendre et que je viendrais converser avec ton ombre. [340]
Si l’absence nous tient éloignés, j’y viendrai rechercher la même ivresse qui avait si entièrement, si délicieusement disposé de nos sens ; mon cœur palpitera derechef ; je rechercherai, je retrouverai l’égarement voluptueux. Tu y seras, jusqu’à ce que la douce langueur, la douce lassitude du plaisir soit passée. Alors je me relèverai ; je m’en reviendrai ; mais je ne m’en reviendrai pas sans m’arrêter, sans retourner la tête, sans fixer mes regards sur l’endroit où je fus heureux avec toi et sans toi. Sans toi ! je me trompe ; tu y étais encore ; et à mon retour, les hommes verront ma joie, mais ils n’en devineront pas la cause. Que fais-tu à présent ? où es-tu ? n’y a-t-il aucun antre, aucune forêt, aucun lieu secret, écarté, où tu puisses porter tes pas, et perdre aussi ta mélancolie.
O censeur qui réside au fond de mon cœur554, tu m’as suivi jusqu’ici ; je cherchais à me distraire de ton reproche, et c’est ici que je l’entends plus fortement. Fuyons ces lieux. Est-ce le séjour de l’innocence ? est-ce celui du remords ? c’est l’un et l’autre, selon l’ââme qu’on y porte. Le méchant fuit la solitude ; l’homme juste la cherche555. Il est si bien avec lui-même.
Les productions des artistes sont regardées d’un œil bien différent et par celui qui connaît les passions et par celui qui les ignore. Elles ne disent rien à celui-ci ? que ne me disent-elles point, à moi ? L’un556 n’entrera point dans cette caverne que je cherchais ; il s’écartera de cette forêt où je me plais à m’enfoncer. Qu’y ferait-il ? il s’y ennuierait.
S’il me reste quelque chose à dire, sur la poésie des ruines, Robert m’y ramènera.
Le morceau dont il s’agit ici est le plus beau de ceux qu’il a exposés. L’air y est épais557 ; la lumière chargée558 de la vapeur des lieux frais et des corpuscules que des ténèbres visibles nous y font discerner. Et puis cela est d’un pinceau si doux, si moelleux, si sûr. C’est un effet merveilleux produit sans effort. On ne songe pas à l’art. On admire, et c’est de l’admiration même que l’on accorde à la nature. [341]
Intérieur d’une galerie ruinée559.
Petit ovale.
A droite une colonnade ; debout sur les débris ou restes d’une voûte brisée, un homme enveloppé dans son manteau ; sur une assise inférieure de la même fabrique, au pied de cet homme, une femme courbée qui se repose. Au bas, à l’angle, vers l’intérieur de la galerie, groupe de paysans et de paysannes, entre lesquelles une qui porte une cruche sur sa tête. Au-devant de ce groupe, dont on n’aperçoit que les têtes, femme qui remmène un cheval. Le reste des figures de ce côté est masqué par un grand piédestal qui soutient une statue. De ce piédestal, sort une fontaine dont les eaux tombent dans un vaste bassin. Vers les bords de ce bassin, sur le fond, femme avec une cruche à la main, une corbeille de linges mouillés sur sa tête, et s’en allant vers une arcade qui s’ouvre sur la scène et l’éclaire. Sous cette arcade, paysan monté sur sa bête, et faisant son chemin. En tournant de là vers la gauche, fabriques ruinées, colonnes qui tombent de vétusté et grand pan de vieux mur. Le côté droit étant éclairé par la lumière qui vient de dessous l’arcade, on pense bien que le côté gauche est tout entier dans la demi-teinte. Au pied du grand pan de vieux mur, sur le devant, paysan assis à terre et se reposant sur la gerbe qu’il a glanée ; et puis des masses de pierres détachées, et autres accessoires communs à ce genre.
Ce qu’il y a de remarquable dans ce morceau, c’est la vapeur ondulante et chaude qu’on voit au haut de l’arcade, effet de la lumière arrêtée, brisée, réfléchie par la concavité de la voûte. [342]
Petite, très petite ruine560.
A droite, le toit en pente d’un hangar adossé à une muraille. Sous ce hangar couvert de paille, des tonneaux, les uns pleins apparemment et couchés, d’autres vides et debout. Au-dessus du toit, l’excédent du mur dégradé et couvert de plantes parasites ; à l’extrémité à gauche de ce mur, un bout de balustrade à pilastres561, ruinés. Sur ce bout de balustrade, un pot de fleurs. Attenant à cette fabrique, une ouverture ou espèce de porte dont la fermeture faite de poutrelles assemblées à claire-voie, à demi ouverte, fait angle droit avec le côté de la fabrique qui lui sert d’appui ; au-delà de cette porte, une autre fabrique de pierre, en ruines. Par-derrière celle-ci, une troisième fabrique sur le fond, un escalier qui conduit à une vaste étendue d’eaux qui se répandent et qu’on aperçoit par l’ouverture qui sépare les deux fabriques. A gauche, une quatrième fabrique de pierre, faisant face à celle de la droite et en retour avec celles du fond. A la façade de cette dernière, une mauvaise figure de saint dans sa niche ; au bas de la niche, la goulotte562 d’une fontaine dont les eaux sont reçues dans une auge563. Sur l’escalier de bois qui descend à la rivière, une femme avec sa cruche. A l’auge, une autre femme qui lave. La partie supérieure de la fabrique de la gauche est aussi dégradée et revêtue de plantes parasites. L’artiste a encore décoré son extrémité d’un autre pot de fleurs. Au-dessous de ce pot, il a ouvert une fenêtre et fiché dans le mur aux deux côtés de cette fenêtre, des perches sur lesquelles il a mis des draps à sécher. Tout à fait à gauche, la porte d’une maison ; au dedans de la maison, les bras appuyés sur le bas de la porte, une femme qui regarde ce qui se passe dans la rue. [343]
Très bon petit tableau ; mais exemple de la difficulté de décrire et d’entendre une description. Plus on détaille, plus l’image qu’on présente à l’esprit des autres diffère de celle qui est sur la toile564. D’abord l’étendue que notre imagination donne aux objets est toujours proportionnée à l’énumération des parties. Il y a un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute, un puceron pour un éléphant. Il ne s’agit que de pousser à l’excès l’anatomie circonstanciée de l’atome vivant. Une habitude mécanique très naturelle, surtout aux bons esprits, c’est de chercher à mettre de la clarté dans leurs idées ; en sorte qu’ils exagèrent et que le point dans leur esprit est un peu plus gros que le point décrit, sans quoi ils ne l’apercevraient pas plus au-dedans d’eux-mêmes qu’au-dehors. Le détail dans une description produit à peu près le même effet que la trituration565. Un corps remplit dix fois, cent fois moins d’espace ou de volume en masse qu’en molécules. Mr de Réaumur566 ne s’en est pas douté ; mais faites-vous lire quelques pages de son traité des insectes567, et vous y démêlerez le même ridicule qu’à mes descriptions. Sur celle qui précède, il n’y a personne qui n’accordât plusieurs pieds en quarré à une petite ruine grande comme la main. Je crois avoir déjà quelque part déduit de là une expérience qui déterminerait la grandeur relative des images dans la tête de deux artistes ou dans la tête d’un même artiste à différents temps. Ce serait de leur ordonner le dessin net et distinct et le plus petit qu’ils pourraient d’un objet susceptible d’une description détaillée. Je crois que l’œil et l’imagination ont à peu près le même champ, ou peut-être au contraire que le champ de l’imagination est en raison inverse du champ de l’œil. Quoi qu’il en soit, il est impossible que le presbyte et le myope, qui voient si diversement en nature voient de la même manière dans leurs têtes. Les poètes, prophètes et presbytes sont sujets à voir les mouches comme des éléphants ; les philosophes myopes [344] à réduire les éléphants à des mouches. La poésie et la philosophie sont les deux bouts de la lunette.
Grand Escalier qui conduit à un ancien portique568.
De 4 pieds de haut, sur 2 pieds 9 pouces de large.
Sur le fond et dans le lointain, à droite, une pyramide, puis l’escalier. Au côté droit de l’escalier, à sa partie supérieure, un obélisque ; au bas, sur le devant, deux hommes poussant un tronçon de colonne que quatre chevaux n’ébranleraient pas. Absurdité palpable. Sur les degrés, une figure d’homme qui monte ; vers le milieu, une figure de femme qui descend ; au haut un petit groupe d’hommes et de femmes qui conversent. A gauche, une grande fabrique, une colonnade, un péristyle dont la façade s’enfonce dans le tableau. Les degrés de l’escalier aboutissent à cette façade. La partie inférieure de cette fabrique est en niches. Ces niches sont remplies de statues. Des groupes de figures qu’on a peine à discerner, sont répandus dans les entrecolonnements de la partie supérieure. On y entrevoit un homme enveloppé de son manteau, assis, et les jambes pendantes en dehors. Derrière lui, debout, quelques autres personnages. Au bas d’une petite façade, en retour de cette colonnade, l’artiste a répandu à terre un passager qui se repose parmi des fragments de colonnes.
C’est bien un morceau de Robert, et ce n’est pas un des moins bons. Je n’ajouterai rien de plus, car il faudrait revenir sur les mêmes éloges qui vous fatigueraient autant à lire que moi à les écrire. Souvenez-vous seulement que toutes ces figures, tous ces groupes insignifiants prouvent évidemment que la poétique des ruines est encore à faire. [345]
La Cascade tombant entre deux terrasses, au milieu d’une colonnade569.
Une Vue de la Vigne-Madame, à Rome570.
La Cascade. Morceau froid, sans verve571, sans invention, sans effet ; mauvaises eaux, tombant en nappes par les vides d’arcades formées sur un plan circulaire ; et ces nappes si uniformes, si égales, si symétriques, si compassées572 sur l’espace qui leur est ouvert, qu’on dirait qu’ainsi que les espaces, elles ont été assujetties aux règles de l’architecture.
Quoi, Mr Robert, de bonne foi, vous les avez vues comme cela ? il n’y avait pas une seule pierre disjointe qui variât le cours et la chute de ces eaux ? pas le moindre fétu qui l’embarrassât. Je n’en crois rien. Et puis on ne sait ce que c’est que vos figures573. Au sortir des arcades, les eaux sont reçues dans un grand bassin. Derrière cette fabrique il y a des arbres. Qu’ils sont lourds ces arbres, épais, négligés, inélégants, maussades ! et d’un vert de vessie574 plus cru ! les feuilles ressemblent à des taches vertes dentelées par les bords. C’est pis qu’aux paysages du pont ou de la communauté de St Luc575. Ils ne servent qu’à faire sentir que ceux que vous avez desséchés à la gauche de votre composition sont beaucoup mieux, ou ceux-ci à rendre les premiers plus mauvais, comme on voudra. Mais vous, mon ami, convenez qu’à la manière dont je juge un artiste que j’aime, que j’estime et qui montre vraiment un grand talent même dans ce morceau, on peut compter sur mon impartialité.
La Vigne-Madame. Mauvais, selon moi… « Mais cela est en nature »… [346] Cela n’est point en nature. Les arbres, les eaux, les rochers sont en nature ; les ruines y sont plus que les bâtiments, mais n’y sont pas tout à fait ; et quand elles y seraient, faut-il rendre servilement la nature ? S’il s’agissait d’un dessin à placer dans l’ouvrage d’un voyageur, il n’y aurait pas le mot à dire. Il faut alors une exactitude rigoureuse. Imaginez576 à gauche une longue suite d’arcades qui s’en vont en s’enfonçant dans la toile parallèlement au côté droit, et en diminuant de hauteur selon les lois de la perspective. Imaginez à droite une autre enfilade d’arcades qui s’en vont du côté gauche, sur le devant, diminuant pareillement de hauteur, en sorte que ces deux enfilades ont l’air de deux grands triangles rectangles, posés sur leurs moyens côtés, et s’entrecoupant par leurs petits côtés, effet le plus ingrat à l’œil, effet dont il était si aisé de déranger la symétrie. Les premières arcades sont éclairées et forment la partie supérieure et le fond du tableau. Les autres sont dans la demi-teinte et forment la partie inférieure et le devant. Celles-ci soutiennent une large chaussée qui conduit en montant, le long des premières, jusqu’au sommet des arcades inférieures du devant. Sous ces arcades inférieures, ce sont des laveuses, d’autres femmes occupées, des enfants, du feu ; au-devant à gauche, du linge étendu sur des cordes. Là, tout à fait sur le devant, des eaux qui viennent de dessous les arcades. Au bord de ces eaux rassemblées, sur une langue de terre à gauche, d’autres figures d’hommes, de femmes, d’enfants, de pêcheurs. Au haut de la chaussée pratiquée sur les arcades inférieures, quelques groupes577. Tout à fait sur le fond, à droite, au-delà des arcades, du paysage, des arbres, et Dieu sait quels arbres ! il manque encore bien des choses et de technique et d’idéal578, à cet artiste, pour être excellent. Mais il a de la couleur et de la couleur vraie ; mais il a le pinceau hardi, facile et sûr. Il ne tient qu’à lui d’acquérir le reste. Je lui dirais en deux mots, sur la poésie de son genre ; Mr Robert, souvent on reste en admiration à l’entrée de vos ruines579 ; faites ou qu’on s’en éloigne avec effroi, ou qu’on s’y promène avec plaisir. [347]
La Cour du palais romain, qu’on inonde dans les grandes chaleurs, pour donner de la fraîcheur aux galeries qui l’environnent580.
Tableau de 4 pieds 3 pouces de large sur 3 pieds un pouce de haut.
On voit par l’ouverture des arcades, les galeries tourner autour de la cour du palais que l’artiste a peinte inondée. Il n’y a ici ni figures, ni accessoires poétiques. C’est le bâtiment pur et simple. On ne peut se tirer avec succès d’un pareil sujet que par la magie de la peinture. Aussi Robert l’a-t-il fait. Son tableau est très-beau et de très-grand effet. Le dessous des galeries est très-vaporeux. Si j’osais hasarder une observation, je dirais que la partie inférieure des voûtes à gauche, sur le devant m’a paru seulement un peu trop obscure, trop noire ; j’y aurais désiré quelque faible lueur d’une lumière réfléchie par les eaux qui couvrent la cour.Mais c’est comme on porte sa main sur les vases sacrés que j’aventure cette critique, en tremblant. A une autre heure du jour, à une autre lumière, dans une autre exposition, peut-être ferais-je amende honorable au peintre.
Port de Rome, orné de différents monuments d’architecture antique et moderne581.
Tableau de 4 pieds 7 pouces de large, sur 3 pieds 2 pouces de haut.
C’est le morceau de réception de l’artiste, et une belle chose. C’est un Vernet pour le faire et pour la couleur ; que n’est-il encore un Vernet pour les figures et le ciel ? Les fabriques sont de la touche la plus vraie ; la couleur de chaque objet est ce qu’elle doit être, soit réelle, soit locale ; les eaux ont de la transparence ; toute la composition vous charme. [348]
On voit au centre du tableau la rotonde isolée ; de droite et de gauche, sur le fond, des portions de palais. Au-dessous de ces palais, deux immenses escaliers qui conduisent à une large esplanade pratiquée au devant de la rotonde ; et de là à un second terre-plein pratiqué au-dessous de l’esplanade. L’esplanade prend dans son milieu une forme circulaire ; elle règne sur toute la largeur du tableau ; il en est de même du terre-plein, au-dessous d’elle. Le terre-plein est fermé par des bornes enchaînées. Au bas de la partie circulaire de l’esplanade, au niveau du terre-plein, il y a une espèce d’enfoncement ou de grotte. Du terre-plein, on descend par quelques marches, à la mer, ou au port dont la forme est un carré oblong. Les deux côtés longs de cet espace forment les deux grèves du port qui s’étendent depuis le bas des deux grands escaliers jusqu’au bord de la toile. Ces grèves sont comme deux grands parallélogrames. On y voit des commerçants debout, assis, des ballots, des marchandises. Des citoyens et autres personnages montent et descendent les grands escaliers. A gauche, il y a parallèlement au côté de la grève et du port, une façade de palais. Ce n’est pas tout. L’artiste a élevé à chaque extrémité de l’esplanade deux grands obélisques. On voit aussi ramper circulairement contre la face extérieure de cette esplanade un petit escalier étroit, dont les marches contiguës aux marches du grand escalier, sont beaucoup plus élevées, et forment un parapet singulier pour les allants et les venants qui peuvent descendre et remonter sans gêner la liberté des grands escaliers.
Ce morceau est très-beau. Il est plein de grandeur et de majesté. On l’admire ; mais on n’en est point ému. Il ne fait point rêver. Ce n’est qu’une vue rare où tout est grand, mais symétrique. Supposez un plan vertical qui coupe par leur milieu la rotonde et le port, les deux portions qui seront de droite et de gauche de ce plan montreront les mêmes objets répétés. Il y a plus de poésie, plus d’accidents, je ne dis pas dans une chaumière, mais dans un seul arbre qui a souffert des années et des saisons, que dans toute la façade d’un palais. Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt. Tant il est vrai que quel que soit le faire582, point de vraies beautés [349] sans l’idéal. La beauté de l’idéal frappe tous les hommes, la beauté du faire n’arrête que le connaisseur. Si elle le fait rêver, c’est sur l’art et l’artiste, et non sur la chose. Il reste toujours hors de la scène ; il n’y entre jamais. La véritable éloquence est celle qu’on oublie. Si je m’aperçois que vous êtes éloquent, vous ne l’êtes pas assez. Il y a entre le mérite du faire et le mérite de l’idéal, la différence de ce qui attache les yeux et de ce qui attache l’âme.
Écurie et magasin à foin, peints d’après nature à Rome583.
Tableau de 2 pieds 2 pouces de haut, sur I pied, 3 pouces de large.
Il est presque impossible de faire concevoir cette composition et tout aussi malaisé d’en transmettre l’impression.
A gauche, c’est une voûte éclairée dans sa partie supérieure par une lumière qui vient d’arcades soutenues sur des colonnes et chapiteaux corinthiens. [350]
La hauteur de cette voûte est coupée en deux, l’une éclairée et l’autre obscure.
La partie éclairée est un grenier à foin sur lequel on voit force bottes de paille et de foin, avec de jeunes paysans et de jeunes paysannes occupés à les ranger ; par derrière ces travailleurs, des fourches, une échelle renversée et autres instruments, moitié sortant de la paille et du foin. Une autre échelle dressée, porte par son pied sur le devant du grenier, et par son extrémité supérieure, contre une poutre qui fait la corde de l’arc de la voûte. A cette poutre ou linteau, il y a une poulie avec sa corde et son crochet à monter la paille et le foin.
C’est donc toute la partie concave de l’édifice qui forme le grenier à foin ; et c’est le reste qui forme l’écurie.
L’écurie ou toute la portion de l’édifice depuis le linteau qui forme la corde de l’arc de la voûte, jusqu’au rez-de-chaussée est obscure ou dans la demi-teinte.
Il y a au côté droit, une forte fabrique de charpente à claire-voie ; c’est une espèce de fermeture commune à l’écurie et à une partie du grenier à foin. Cette fermeture est entrouverte.
A droite, du côté où la fermeture s’entrouvre, un peu en deçà, sur le devant, on voit deux paysans avec leur chien ; ils reviennent des champs. Un de leurs bœufs est tombé de lassitude. La charrue qui le masque n’en laisse voir que la tête et les cornes.
Dans l’écurie, les objets communs d’un pareil local, jetés pêle et mêle, très pittoresquement ; dégradation de lumière si parfaite, obscurité où tout se sépare, se discerne, se fait valoir. Ce n’est pas le jour, c’est la nuit qui circule entre les choses. Il y a à l’entrée de l’écurie deux chevaux de selle avec un palefrenier.
Plus vers la gauche, c’est une voiture attelée d’un cheval, chargée de nouvelles bottes de paille ou de foin, et couverte d’une grande toile. A côté de la voiture, son conducteur. [351]
Une autre fabrique, faisant angle en retour avec la précédente, montre une seconde arcade seulement fermée par en bas par un fort assemblage de charpente à claire-voie. Au-dedans de cette arcade, assez de lumière pour discerner de grandes ruines. On découvre au mur latéral gauche, une statue colossale dans une niche. Proche du piédroit de cette arcade, à terre, tout à fait à gauche, sur le devant, autour d’une paysanne accroupie, l’artiste a dispersé des paniers, des cruches, une cage à poulets.
Voilà un tableau du faire584 le plus facile et le plus vrai. C’est une variété infinie d’objets, pittoresques sans confusion ; c’est une harmonie qui enchante ; c’est un mélange sublime de grandeur, d’opulence et de pauvreté ; les objets agrestes de la chaumière entre les débris d’un palais ! Le temple de Jupiter, la demeure d’Auguste transformée en écurie, en grenier à foin ! L’endroit où l’on décidait du sort des nations et des rois ; où des courtisans venaient en tremblant étudier le visage de leur maître, où trois brigands peut-être échangèrent entre eux les têtes de leurs amis, de leurs pères, de leurs mères contre les têtes de leurs ennemis ? qu’est-ce à présent ? une auberge de campagne, une ferme. O quantum est in rebus inane585 !
Ce morceau est, ou je suis bien trompé, un des meilleurs de l’artiste. La lumière du grenier à foin est ménagée de manière à ne point trancher avec l’obscurité forte de l’écurie ; et l’arcade latérale n’est ni aussi éclairée que le grenier, ni aussi sombre que le reste. Il y a un grand art, une merveilleuse intelligence de clair-obscur. Mais ce qui achève de confondre, c’est d’apprendre que ce tableau a été fait en une demi-journée. Regardez bien cela, Mr Machy, et brisez vos pinceaux.
Un jour que je considérais ce tableau, la lumière du soleil couchant venant à l’éclairer subitement par-derrière, je vis toute la partie supérieure, [352] du grenier à foin, teinte de feu ; effet très piquant, que l’artiste aurait certainement essayé d’imiter, s’il en avait été témoin. C’était comme le reflet d’un grand incendie voisin, dont tout l’édifice était menacé. Je dois ajouter que cette lueur rougeâtre se mêlait si parfaitement avec les lumières, les ombres et les objets du tableau, que je demeurai persuadé qu’elle en était, jusqu’à ce que le soleil venant à descendre sous l’horizon, l’effet disparut.
Cuisine italienne586.
Tableau de 2 pieds, 1 pouce de large, sur 15 pouces de haut.
C’est une observation assez générale qu’on devient rarement grand écrivain, grand littérateur, homme d’un grand goût, sans avoir fait connaissance étroite avec les Anciens. Il y a dans Homere et Moyse une simplicité dont il faut peut-être dire, ce que Ciceron disait du retour de Regulus à Carthage, Laus temporum,non hominis. C’est plus l’effet encore des mœurs que du génie. Des peuples avec ces usages, ces vêtements, ces cérémonies, ces lois, ces coutumes ne pouvaient guère avoir un autre ton. Mais il y est ce ton qu’on n’imagine pas, et il faut l’aller puiser là, pour le transporter à nos temps qui très corrompus ou plutôt très maniérés, n’en aiment pas moins la simplicité. Il faut parler des choses modernes à l’antique.
Pareillement, il est rare qu’un artiste excelle, sans avoir vu l’Italie ; et une observation qui n’est guère moins générale que la première, c’est que les plus belles compositions des peintres, les plus rares morceaux des statuaires, les plus simples, les mieux dessinés, du plus beau caractère, de la [353] couleur la plus vigoureuse et la plus sévère, ont été faits à Rome ou au retour de Rome.
Prétendre avec quelques-uns que c’est l’influence d’un plus beau ciel, d’une plus belle lumière, d’une plus belle nature, c’est oublier que ce que je dis, c’est en général, sans en excepter les bambochades, les tableaux de nuit et les temps de brouillards et d’orages.
Le phénomène s’explique beaucoup mieux, ce me semble, par l’inspiration des grands modèles toujours présents en Italie ; là, quelque part que vous alliez, vous trouvez sur votre chemin, Michel-Ange, Raphael, Le Guide, le Correge, le Dominiquin, ou quelqu’un de la familles des Carraches. Voilà les maîtres dont on reçoit des leçons continuelles, et ce sont de grands maîtres. Le Brun perdit sa couleur en moins de trois ans. Peut-être faudrait-il exiger des jeunes artistes un plus long séjour à Rome, afin de donner le temps au bon goût de se fixer à demeure. La langue d’un enfant qui fait un voyage de province se corrompt au bout de quelques semaines. De Voltaire relégué sur les bords du lac de Geneve, y conserve toute la pureté, toute la force, toute l’élégance, toute la délicatesse de la sienne. Précautionnons donc nos artistes par un long séjour, par une habitude si invétérée qu’ils ne puissent s’en départir, contre l’absence des grands modèles, la privation des grands monuments, l’influence de nos petits usages, de nos petites mœurs, de nos petits mannequins nationaux. Si tout concourt à perfectionner,tout concourt à corrompre. Vateau587 fit bien de rester à Paris. Vernet ferait bien d’habiter les bords de la mer. Loutherbourg de fréquenter les campagnes. Mais que Boucher et Baudouin son gendre ne quittent point le quartier du Palais-Royal. Je [354] serai bien surpris si les ruines de Robert conservent le même caractère. Ce Boucher que je viens de renfermer dans nos ruelles et chez nos courtisanes, a fait au retour de Rome des tableaux qu’il faut voir, ainsi que les dessins qu’il a composés, lorsqu’il est revenu de caprice à son premier style qu’il a pris en dédain. Et tout cela à la porte d’une cuisine.
Entrons dans cette cuisine ; mais laissons d’abord monter ou descendre cette servante qui nous tourne le dos, et faisons place à ce bambin qui la suit avec peine, car ces degrés de grosses pierres brutes sont bien hauts pour lui. S’il tombe, voilà à sa gauche une petite barricade de bois qui sert de rampe et qui l’empêchera de se blesser. Du bas de cette porte je vois que cet endroit est carré et que, pour en montrer l’intérieur, on a abattu le mur de la gauche. Je marche sur les débris de ce mur et j’avance. Il vient de l’entrée par laquelle nous sommes descendus, un jour faible qui éclaire quelque pièce adjacente. Tout ce côté, à cela près, est dans la demi-teinte. Au-dessus de cette entrée, il y a un bout de planche soutenue par des goussets, et sur cette planche des pots ventrus de différente capacité. Le reste de ce mur est nu. Au milieu de celui du fond, c’est la cheminée. Au côté droit de la cheminée, une espèce de banquette ou de coussin sert d’appui à deux enfants grandelets couchés sur le ventre, les coudes posés sur le coussin, le dos tourné au spectateur, le visage au foyer, et les pieds de l’un posés sur la dernière marche de l’entrée. On a dressé contre l’extrémité gauche de la banquette ou du coussin, quelques ustensiles de cuisine. Trois marmites de terre de différentes grandeurs sont au fond de l’âtre. La [355] plus grande bouchée de588 son couvercle, soutenue sur un trépied, occupe l’angle gauche.C’est sous celle-ci que le gros brasier est ramassé. Les deux autres sont sur des cendres, et chauffent plus doucement. Proche du même coin de la cheminée, assise sur un billot, la vieille cuisinière est devant son feu. Il y a entre elle et le mur du fond, un enfant debout. La hotte ou le manteau de la cheminée fait saillie sur le mur. Il fume dans cette cuisine, cela est du moins à présumer à une grande couverture de laine jetée sur le rebord de la cheminée. Cette couverture relevée vers la gauche, laisse de ce côté tout le fond de l’âtre découvert, et pend vers la droite. C’est un chandelier de cuivre garni de sa chandelle, avec une théière qui l’arrête sur le rebord de la cheminée, au milieu de laquelle il y a un petit miroir ; et au pied de la cuisinière, sur le devant, entre elle et les enfants qui se chauffent on voit un plat de terre avec des saveurs589 épluchées et rangées tout autour du plat. Au mur du fond, à gauche, à côté de la cheminée, à une assez grande hauteur, un enfoncement cintré formant armoire, serre ou garde-manger, renferme des vaisseaux, des pots, du linge, des serviettes dont un bout est pendant en dehors. Derrière la cuisinière, sur le devant, un grand chien debout, maigre, hargneux, le nez presque en terre, de mauvaise humeur, la tête tournée et les yeux attachés vers l’angle antérieur du mur de la gauche, est tenté de chercher querelle à un chat dressé sur ses deux pattes appuyées contre les bords d’un cuvier à anses percées, où l’animal cherche s’il n’y a rien à escamoter. Ce mur latéral gauche est ouvert proche du fond d’une grande porte ou fenêtre très éclairée. C’est de là que la cuisine tire son jour. On a pratiqué au haut de cette porte, une espèce de petite fenêtre vitrée.
L’effet général de ce petit tableau est charmant ; je me suis complu à le décrire, parce que je me complaisais à me le rappeler. La lumière y est distribuée d’une manière tout à fait piquante. Tout y est presque dans la demi-teinte, rien dans les ténèbres. On y discerne sans fatigue les objets, [356] même le chat et le cuvier qui placés à l’angle antérieur du mur latéral gauche, sont au lieu le plus opposé à la lumière, le plus éloigné d’elle et le plus sombre. Le jour fort qui vient de l’ouverture faite au même mur, frappe le chien, le pavé, le dos de la cuisinière, l’enfant qui est debout proche d’elle, et la partie voisine de la cheminée. Mais le soleil étant encore assez élevé sur l’horizon, ce que l’on reconnaît à l’angle de ses rayons avec le pavé, tout en éclairant vivement la sphère d’objets compris dans la masse de sa lumière, laisse le reste dans une obscurité qui s’accroît à proportion de la distance de ce foyer lumineux. Cette pyramide de lumière qui se discerne si bien dans tous les lieux qui ne sont éclairés que par elle et qui semble comprise entre des ténèbres en deçà et en delà d’elle, est supérieurement imitée. On est dans l’ombre, on voit tout ombre autour de soi ; puis l’œil, rencontrant la pyramide lumineuse où il discerne une infinité de corpuscules agités en tourbillons, la traverse, rentre dans l’ombre et retrouve des corps ombrés. Comment cela se fait-il ? Car enfin la lumière n’est pas suspendue entre la toile et moi. Si elle tient à la toile, pourquoi cette toile n’est-elle pas éclairée ? Cette vieille cuisinière est tout à fait ragoûtante, d’effet, de position et de vêtement. La lumière est large sur son dos. La servante que nous avons trouvée sur les degrés de l’entrée est on ne saurait plus naturelle et plus vraie. C’est une des figures de ces anciens petits tableaux de Chardin. Ce grand chien n’est pas ami de la cuisinière, car il est maigre. Tout est doux, facile, harmonieux, chaud et vigoureux dans ce tableau que l’artiste paraît avoir exécuté en se jouant. Il a supposé le mur antérieur abattu, sans user de cette ouverture pour l’éclairer. Ainsi tout le devant de sa composition est dans la demi-teinte ; il n’y a d’éclairé que l’espace étroit exposé à la porte percée, vers le fond, à l’angle intérieur du mur latéral gauche. Ce morceau n’est pas fait pour arrêter le commun des spectateurs. Il faut à l’œil vulgaire quelque chose de plus fort et de plus ressenti. Ceci [357] n’arrête que l’homme sensible au vrai talent ; et l’esclave d’Horace mériterait les étrivières, lorsqu’il dit à son maître.
Vel cum Pausiaca torpes, insane, tabella,
Qui peccas minus atque ego, cum Fulvi Rutubaeque
Aut Placidejani, contento poplite, miror
Praelia, rubrica picta aut carbone590.
Lorsqu’un tableau de Pausias vous tient immobile et stupide d’admiration, êtes-vous moins insensé que Dave arrêté de surprise devant une enseigne barbouillée de sanguine ou de charbon, la lutte et le jarret tendu de Fulvius, de Rutuba ou de Placideianus.
Son maître peut lui répondre, sot, tu admires une sottise, et cependant tu manques à ton devoir. Ce Dave est l’image de la multitude. Un mauvais tableau de famille la tient bouche béante ; elle passe devant un chef-d’œuvre à moins que l’étendue ne l’arrête. En peinture, comme en littérature, les enfants, et il y en a beaucoup, préféreront la Barbe-bleue à Virgile, Richard sans Peur591 à Tacite. Il faut apprendre à lire et à voir. Des sauvages se précipitèrent sur la proue d’un vaisseau et furent bien surpris de ne trouver sous leurs mains, qu’une surface plane, au lieu d’une gorge bien ronde et bien ferme. Des barbares, avec autant d’ignorance et plus de prétentions, prirent pour le statuaire, le manœuvre qui dégrossissait un bloc à l’aide du cadre et des aplombs592. [358]
Esquisses.
Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? c’est qu’il y a plus de vie et moins de formes. A mesure qu’on introduit les formes, la vie disparaît. Dans l’animal mort, objet hideux à la vue, les formes y sont, la vie n’y est plus. Dans les jeunes oiseaux, les petits chats, plusieurs autres animaux, les formes sont encore enveloppées, et il y a tout plein de vie. Aussi nous plaisent-ils beaucoup. Pourquoi un jeune élève incapable même de faire un tableau médiocre, fait-il une esquisse merveilleuse ? c’est que l’esquisse est l’ouvrage de la chaleur et du génie ; et le tableau l’ouvrage du travail, de la patience, des longues études et d’une expérience consommée de l’art. Qui est-ce qui sait, ce que nature même semble ignorer, introduire les formes de l’âge avancé ; et conserver la vie de la jeunesse. Un conte vous fera mieux comprendre ce que je pense des esquisses, qu’un long tissu de subtilités métaphysiques. Si vous envoyez ces feuilles à des femmes qui n’aient pas les oreilles faites, avertissez-les d’arrêter là, ou de ne lire ce qui suit que quand elles seront seules.
M. de Buffon et Mr le président de Brosses ne sont plus jeunes ; mais ils l’ont été. Quand ils étaient jeunes ils se mettaient à table de bonne heure ; et ils y restaient longtemps. Ils aimaient le bon vin, et ils en buvaient beaucoup. Ils aimaient les femmes, et quand ils étaient ivres, ils allaient voir des filles. Un soir donc qu’ils étaient chez des filles, et dans le déshabillé d’un lieu de plaisir, le petit président, qui n’est guère plus grand qu’un Lilliputien, dévoila à leurs yeux, un mérite si étonnant, si prodigieux, si inattendu que toutes en jetèrent un cri d’admiration. Mais quand on a beaucoup admiré, on réfléchit. Une d’entre elles, après avoir fait [359] en silence plusieurs fois le tour du merveilleux petit président, lui dit : Mr voilà qui est beau, il en faut convenir, mais où est le cul qui poussera cela. Mon ami, si l’on vous présente un canevas de tragédie ou de comédie, faites quelques tours autour de l’homme et dites-lui comme la fille de joie au président de Brosses ; cela est beau, sans contredit ; mais où est le cul. Si c’est un projet de finance ; demandez toujours où est le cul ? à une ébauche de roman, de harangue, où est le cul ? à une esquisse de tableau, où est le cul ? L’esquisse ne nous attache peut-être si fort que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination qui y voit tout ce qu’il lui plaît. C’est l’histoire des enfants qui regardent les nuées, et nous le sommes tous plus ou moins. C’est le cas de la musique vocale et de la musique instrumentale. Nous entendons ce que dit celle-là : nous faisons dire à celle-ci ce que nous voulons. Je crois que vous retrouverez dans un de mes Salons précédents593 cette comparaison plus détaillée, avec quelques réflexions sur l’expression plus ou moins vague des beaux-arts. Heureusement, je ne sais plus ce que c’est, et je ne me répéterai pas. Mais en revanche, je regrette beaucoup l’occasion qui se présente et que je manque bien malgré moi, de vous parler du temps où nous aimions le vin et où les plus honnêtes gens ne rougissaient pas d’aller à la taverne. Voici, mon ami, des esquisses de tableaux et des esquisses de descriptions.
Ruines.
A gauche, sous les arcades d’une grande fabrique, marchandes d’herbes et de fruits. Au centre sur le fond, rotonde. En face, plus sur le devant, obélisque et fontaine. Autour d’un bassin, enceinte terminée par des bornes. Au-dedans de l’enceinte, femmes qui puisent de l’eau. Au dehors, [360] sur le devant, vers la droite, femmes qui font rôtir des marrons dans une poêle posée sur un fourneau, très-élevé. Tout à fait à la gauche, autre grande fabrique, sous laquelle autres marchandes d’herbes et de fruits.
Pourquoi ne lit-on pas, en manière d’enseigne, au-dessus de ces marchandes d’herbes, Divo Augusto, Divo Neroni*. Pourquoi n’avoir pas gravé sur cet obélisque : Jovi servatori, quod feliciter periculum evaserit, Sylla** ; ou Trigesies centenis millibus hominum caesis, Pompeius***. Cette dernière inscription réveillerait en moi l’horreur que je dois à un monstre qui se fait gloire d’avoir égorgé trois millions d’hommes594. Ces ruines me parleraient. La précédente me rappellerait l’adresse d’un fripon qui après avoir ensanglanté toutes les familles de Rome, se met à l’abri de la vengeance, sous le bouclier de Jupiter595. Je m’entretiendrais de la vanité des choses de ce monde, si je lisais au-dessus de la tête d’une marchande d’herbes, Au divin Auguste, au divin Neron, et de la bassesse des hommes qui ont pu diviniser un lâche proscripteur, un tigre couronné596.
Voyez le beau champ ouvert aux peintres de ruines, s’ils s’avisaient d’avoir des idées, et de sentir la liaison de leur genre597 avec la connaissance de l’histoire. Quel édifice nous attache autant au milieu des superbes598 ruines d’Athenes que le petit temple de Demosthene. [361]
Cela est gris, faible et d’un effet commun ; mais peint, il faudrait voir ce que cela deviendrait ; et qui le sait ?
Voilà une description fort simple, une composition qui ne l’est pas moins et dont il est toutefois très difficile de se faire une juste idée, sans l’avoir vue. Malgré l’attention de ne rien prononcer, d’être court, et vague ; d’après ce que j’ai dit, vingt artistes feraient vingt tableaux où l’on trouverait les objets que j’ai indiqués, et à peu près aux places que je leur ai marquées, sans se ressembler entre eux ni à l’esquisse de Robert. Qu’on l’essaie ? et que l’on convienne de la nécessité d’un croquis. Le plus informe dira mieux et vite, du moins sur l’ordonnance générale, que la description la plus rigoureuse et la plus soignée.
Ruine d’escalier.
Cet escalier descend de droite à gauche. Vers le milieu de sa hauteur, deux petites figures, mère assise avec son enfant devant elle. A gauche, vieux vase sur son piédestal, quartiers de pierres informes dispersées, et autres accessoires. Pareils accessoires de l’autre côté.
Cela est chaud, mais dur et cru. Figures bien disposées, mais si croquées599 qu’on a peine à les discerner.
Intérieur d’un lieu souterrain, d’une caverne éclairée par une petite fenêtre grillée placée au fond du tableau, au centre de la composition qu’elle éclaire600.
Au bas de la caverne, sous un des pans, à l’angle droit, à ras de terre, petit enfoncement où les habitants du triste domicile ont allumé du feu [362] et font la cuisine. Au pan opposé à gauche, vers le milieu de la hauteur, espèce de cellier où l’on voit des tonneaux, une échelle, quelques figures. Du même côté, un peu vers la gauche, sous la concavité du souterrain, une fontaine attachée au mur avec sa cuvette. Entre ces deux pans de mur, escalier qui descend du fond sur le devant et qui occupe tout cet espace. Au-dessus de cet escalier, sur la plate-forme, une foule de petites figures si barbouillées qu’on ne sait ce que c’est, quoiqu’elles soient frappées directement de la lumière de la fenêtre grillée qui est presque de niveau avec la plate-forme et les figures.
Si l’on n’exige dans ces sortes de compositions que les effets de la perspective et de la lumière, on sera toujours plus ou moins content de Robert. Mais de bonne foi, que font ces figures-là ? est-ce là une scène souterraine ? j’aimerais bien mieux y voir la joie infernale d’une troupe de bohémiens ; le repaire de quelques voleurs ; le spectacle de la misère d’une famille paysanne ; les attributs et la personne d’une prétendue sorcière ; quelque aventure de Cleveland601 ou de l’Ancien Testament ; l’asile de quelque illustre malheureux persécuté ; l’homme qui jette à sa femme et à ses enfants affamés, le pain qu’il s’est procuré par un forfait ; l’histoire de la Bergère des Alpes602 ; des enfants qui viennent pleurer sur la cendre de leurs pères ; un ermite en oraison ; quelque scène de tendresse. Que sais-je.
Ruines.
A gauche colonnade avec une arcade qui éclaire le fond obscur et voûté de la ruine. Au-delà de l’arcade, grand escalier dégradé ; sur cet escalier et autour de la colonnade, petits groupes de figures qui vont et [363] viennent. Ce n’est rien que cela. L’intéressant, j’ai presque dit le merveilleux, c’est que le corps lumineux étant supposé au-delà de la toile, dans une direction tout à fait oblique à l’arcade, cette arcade ne laisse passer dans l’intérieur de la ruine qu’un rideau mince de clarté603 ; c’est que ce rideau est comme tendu entre des ténèbres qui lui sont antérieures et des ténèbres qui lui sont postérieures ; c’est que l’éclat de ce rideau n’ôte point à celles-ci leur obscurité. Comment montre-t-on de la lumière à travers une vapeur obscure ; comment cette lumière peinte sur la même surface que le fond, ce fond n’est-il pas éclairé ! comment ces ténèbres peintes sur la même surface que le fond, ce fond n’est-il pas obscur ! par quelle magie fait-on passer ma vue successivement par une épaisseur de ténèbres, une pellicule de lumière, où je vois voltiger des atomes, et une seconde épaisseur de ténèbres. Je n’y entends rien ; et il faut convenir que si la chose n’était pas faite on la jugerait impossible. Cela se conçoit en nature ; mais le conçoit-on dans l’art ; et ce n’est pas à des sauvages que je m’adresse, c’est à des hommes éclairés.
Partie d’un temple.
A droite, un des côtés de cette fabrique, où l’on voit un Suisse près d’une porte grillée ; sur le devant une chaise de paille ; plus sur le devant encore et vers la gauche, une dévote qui s’en va vers la grille ; contre un grand mur nu, obscur et formant une portion du fond, attenant à une arcade cintrée au pied de laquelle règne une balustrade, trois moines blancs assis ; puis l’arcade cintrée d’où vient la lumière. Il y a sans doute au-dessous de la balustrade une grande profondeur, et ce local doit être une portion de ces péristyles élevés sur les bas-côtés d’une église. Contre la balustrade et aux environs quelques figures, parmi lesquelles une qui regarde en bas. Au delà de l’arcade qui éclaire de la manière la plus douce et dont la lumière [364] est faible, pâle, comme celle qui a traversé des vitres, autre portion de mur nu et obscur où l’on voit debout quelques moines noirs. Cela est tout à fait piquant, et d’un effet qu’on reconnaît sur-le-champ. On s’oublie devant ce morceau. C’est la plus forte magie de l’art. Ce n’est plus au Salon ou dans un atelier qu’on est, c’est dans une église, sous une voûte ; il règne là un calme, un silence qui touche, une fraîcheur délicieuse. C’est bien dommage que les petites figures ne répondent pas à la perfection du reste. Ces moines blancs et noirs, cette dévote sont des magots raides comme ceux qu’on étale à la St Ovide604. C’est ce Suisse surtout qu’il faut voir, avec sa hallebarde. C’est précisément comme ceux qu’on me donnait au jour de l’an, quand j’étais petit. Mr Robert, votre talent est assez rare pour que vous y ajoutiez la perfection des figures ; et quand vous les saurez dessiner facilement, savez-vous ce qui en résultera ? c’est que votre imagination n’étant plus captivée par cet obstacle, elle vous suggérera une infinité de scènes intéressantes. Vous ne ferez plus des figures pour faire des figures. Vous ferez des figures pour rendre des actions et des incidents. Vernet distribue aussi des figures dans ses compositions, mais indépendamment de l’art qui les exigeait, et de la place qu’il leur donne, voyez comme il les emploie.
Autres ruines605.
Grande fabrique occupant la droite, la gauche et le fond de l’esquisse. C’est un palais, ou plutôt c’en fut un. La dégradation est si avancée qu’on discerne à peine des vestiges de chapiteaux, de frontons et d’entablements. Le temps a réduit en poudre la demeure d’un de ces maîtres du monde, d’une de ces bêtes farouches qui dévoraient les rois qui dévorent les hommes. [365] Sous ces arcades qu’ils ont élevées, et où un Verrès606 déposait les dépouilles des nations, habitent à présent des marchands d’herbes, des chevaux, des bœufs, des animaux, et dans ces lieux dont les hommes se sont éloignés, ce sont des tigres, des serpents, d’autres voleurs. Contre cette façade, ici c’est un hangar dont le toit s’avance en pente sur le devant ; c’est une fabrique pareille à ces sales remises appuyées aux superbes murs du Louvre. Des paysans y ont renfermé les instruments de leur métier. On voit à droite, des charrettes, un tas de fumier ; à gauche, des cavaliers à pied qui font ferrer leurs chevaux, un maréchal agenouillé qui ferre, un de ses compagnons qui tient le pied du cheval, un des valets des cavaliers qui le contient par la bride.
Une autre chose qui ajouterait encore à l’effet des ruines, c’est une forte image de la vicissitude. Eh bien, ces puissants de la terre qui croyaient bâtir pour l’éternité, qui se sont fait de si superbes demeures et qui les destinaient dans leurs folles pensées à une suite ininterrompue de descendants, héritiers de leurs noms, de leurs titres et de leur opulence, il ne reste de leurs travaux, de leurs énormes dépenses, de leurs grandes vues que des débris qui servent d’asile à la partie la plus indigente, la plus malheureuse de l’espèce humaine, plus utiles en ruines qu’ils ne le furent dans leur première splendeur.
Peintres de ruines, si vous conservez un fragment de bas-relief qu’il soit du plus beau travail et qu’il représente toujours quelque action intéressante d’une date fort antérieure aux temps florissants de la cité ruinée. Vous produirez ainsi deux effets ; vous me ramènerez d’autant plus loin dans l’enfoncement des temps, et vous m’inspirerez d’autant plus de vénération et de regret pour un peuple qui avait possédé les beaux-arts à un si haut degré de perfection. Si vous brisez la partie supérieure d’une statue ; que les jambes et les pieds qui en resteront sur la base soient du plus beau ciseau et du plus grand goût de dessin. Que ce buste poudreux que vous [366] me montrez à demi-enfoncé dans la terre, parmi des ronces ait un grand caractère, soit l’image d’un personnage fameux. Que votre architecture soit riche et que les ornements en soient purs ; que la partie subsistante ne donne pas une idée commune du tout. Agrandissez la ruine, et avec elle la nation qui n’est plus.
Parcourez toute la terre, mais que je sache toujours où vous êtes ; en Grece, en Egypte, à Alexandrie, à Rome. Embrassez tous les temps, mais que je ne puisse ignorer la date du monument ; montrez-moi tous les genres d’architecture et toutes les sortes d’édifices ; mais avec quelques caractères qui spécifient les lieux, les mœurs, les temps, les usages et les personnes. Qu’en ce sens vos ruines soient encore savantes.
Ruines.
Ce morceau est d’un grand effet. Le bas consiste en un massif où l’on voit toutes les traces de la vétusté. Sur ce massif était une fabrique dont les restes suffiraient à peine à un habile homme pour restituer l’édifice. Ce sont des tronçons de colonnes, des débris de fenêtres et de portes, des fragments de chapiteaux, des bouts d’entablements. Au pied du massif à droite, deux chevaux. Proche de ces chevaux, deux soldats qui devisent. Au centre du massif et de la composition une grille, une herse de fer, brisée, au cintre d’une espèce de voûte sous laquelle une taverne et des gens à table. Au haut des ruines qui subsistent encore sur le massif, un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants ? que font-ils là ? comment y sont-ils arrivés ? ils sont de la plus grande sécurité, et le lieu qu’ils occupent est prêt à s’écrouler sous leurs pieds ? s’il n’y avait là que des enfants, de jeunes fous ? mais des pères, des mères, et des mères avec leurs enfants, des gens sensés, entre ces masses entr’ouvertes, chancelantes, vermoulues ! Ah, Mr Robert. Ces [367] figures ne sont pas les seules ; il y en a d’autres dont il est tout aussi difficile de se rendre compte. Cet homme n’a pas, je crois, beaucoup d’imagination. Ses accessoires sont sans intérêt. Il prépare bien le lieu, mais il ne trouve pas le sujet de la scène. Comme ses figures ne lui coûtent guère, il n’en est pas économe. Il ne sait pas combien le grand effet, en demande peu. Le prêtre d’Appollon s’en allait triste et pensif, le long des bords arides et solitaires de la mer qui faisait grand bruit607. Élevez de l’autre côté des rochers et voilà un tableau.
C’est la fureur des enfants de gravir ; que le peintre de ruines, m’en montre un accroché à une grande hauteur, dans un endroit très-périlleux ; et qu’il en place deux autres au bas qui le regardent tranquillement. Mais s’il ose faire survenir la mère et lui montrer son fils prêt à tomber et à se briser à ses pieds, qu’il le fasse. Et pourquoi dans un autre morceau, n’en verrais-je pas un qu’on reporte à ses parents ? c’est que pour animer des ruines par de semblables incidents ; il faudrait un peintre d’histoire.
Esquisse coloriée d’après nature à Rome.
On voit à gauche un mur nu ; contre ce mur une espèce d’auvent en cintre ; sous cet auvent, une fontaine ; au-dessous de la fontaine, une auge ronde ; debout, contre l’auge un petit paysan ; à quelque distance de là, vers la droite, mais à peu près sur un même plan, un homme debout, une femme accroupie.
Pauvre de composition ; sans effet ; les deux figures mauvaises ; cela n’a pas coûté une matinée à l’artiste, car il fait vite ; il valait mieux y mettre plus de temps et faire bien. Il faut que Chardin soit ami de Robert. Il a rassemblé autant qu’il a pu dans un même endroit les morceaux dont il faisait cas ; il a dispersé les autres. Il a tué Machy par la main de Robert. [368] Celui-ci nous a fait voir comment des ruines devaient être peintes et comme Machy ne les peignait pas.
[Annexe III, p. 516]
608Au sortir des esquisses de Robert, encore un petit mot sur les esquisses. Quatre lignes perpendiculaires, et voilà deux belles colonnes et de la plus magnifique proportion ; un triangle joignant le sommet de ces colonnes, et voilà un beau fronton, et le tout est un morceau d’architecture élégant et noble ; les vraies proportions sont données, l’imagination fait le reste. Deux traits informes élancés en avant, et voilà deux bras ; deux autres traits informes, et voilà deux jambes ; deux endroits pochés au-dedans d’un ovale, et voilà deux yeux ; un ovale mal terminé, et voilà une tête, et voilà une figure qui s’agite, qui court, qui regarde, qui crie. Le mouvement, l’action, la passion même sont indiqués par quelques traits caractéristiques, et mon imagination fait le reste. Je suis inspiré par le souffle divin de l’artiste, agnosco veteris vestigia flammae609 ; c’est un mot qui réveille en moi une grande pensée. Dans les transports violents de la passion l’homme supprime les liaisons, commence une phrase sans la finir, laisse échapper un mot, pousse un cri et se tait ; cependant j’ai tout entendu ; c’est l’esquisse d’un discours. La passion ne fait que des esquisses. Que fait donc un poëte qui finit tout ? Il tourne le dos à la nature. — Mais Racine ? — Racine ? A ce nom je me prosterne et je me tais. Il y a un technique traditionnel auquel l’homme de génie se conforme ; ce n’est plus d’après la nature, c’est d’après ce technique qu’on le juge. Aussitôt qu’on s’est accommodé d’un certain style figuré, d’une certaine langue qu’on appelle poétique, aussitôt qu’on a fait parler des hommes en vers et en vers très harmonieux, aussitôt qu’on s’est écarté de la vérité, qui sait où l’on s’arrêtera ? Le grand homme n’est plus celui qui fait vrai, c’est celui qui sait le mieux concilier le mensonge avec la vérité ; c’est son succès qui fonde chez un peuple un système dramatique qui se perpétue par quelques grands traits de nature, jusqu’à ce qu’un philosophe, poète dépèce l’hippogriffe et tente de ramener ses contemporains à un meilleur goût. C’est alors que les critiques, les petits esprits, les admirateurs du temps passé jettent les hauts cris et prétendent que tout est perdu.
Dessin de ruine.
Très beau dessin ; excellente préparation à un grand tableau ; à droite, grande fabrique s’enfonçant bien dans la composition ; porte pratiquée à cette fabrique ; elle est entrouverte, et l’on voit au delà, hors de la fabrique, une laitière, son pot au lait sur la tête, qui passe et qui regarde. En dedans, près cette porte, chien couché à terre. On peut diviser la hauteur de la fabrique en trois étages. Le rez-de-chaussée est un réduit de blanchisseuses. On y coule la lessive. Les cuviers611 sont voisins du feu. Vers la gauche, une servante récure des ustensiles de ménage. Autour d’elle, une femme avec ses enfants, et une autre servante accroupie et récurant aussi ; par-derrière ce groupe de figures, un très grand vaisseau612 de bois. Sur un plancher au-dessus du rez-de-chaussée, des tonneaux entassés les uns sur les autres, avec des instruments de la campagne ; l’étage supérieur est un grenier à foin. Ce grenier est à moitié plein. Sur les tas de foin, au haut, à droite, de jeunes filles et de jeunes garçons s’occupent à l’arranger ; autour d’eux, une cage à poulets renversée, un bout d’échelle à demi enfoncée dans le foin ; au-dessus de leur tête, sous la toiture, une fabrique en bois, une espèce de potence tournante sur son pivot, avec sa poulie, sa corde et son crochet.
Dans ce grand nombre de morceaux de Robert, il y en a, comme vous voyez, qui méritent d’être distingués. Estimez surtout les Ruines de l’arc de triomphe ; la Cuisine italienne ; l’Écurie et le magasin à foin ; la Grande galerie antique éclairée, et la Cour du palais romain qu’on [369] inonde. Ces deux derniers sont du plus grand maître. Les trois lumières dont l’une vient du devant, l’autre du fond, et la troisième descend d’en haut font à celui-ci un effet aussi neuf que piquant et hardi. Le Port de Rome est beau, mais il y a moins de génie. Machy613 n’est qu’un bon peintre. Robert en est un excellent. Toutes les ruines de Machy sont modernes. Celles de Robert, à travers leurs débris rongés par le temps, conservent un caractère de grandeur et de magnificence qui m’en impose. Machi est dur, sec, monotone ; Robert est moelleux, doux, facile, harmonieux. Machi copie bien ce qu’il a vu. Robert copie avec goût, verve et chaleur. Je vois Machi la règle à la main, tirant les cannelures de ses colonnes. Robert a jeté tous ces instruments-là par la fenêtre et n’a gardé que son pinceau. Le morceau où par le dessous d’un pont de bois, on voit sur le fond un autre pont ne lassera jamais celui qui le possède.
Madame Therbouche
113. Un Homme, le verre à la main, éclairé d’une bougie .
Tableau de nuit. Morceau de réception. De 3 pieds 6 pouces de haut, sur 3 pieds de large. [370]
C’est un gros réjoui, assis devant une table, le verre à la main. Il est éclairé par une bougie dont il reçoit toute sa lumière. Il y a sur la table un garde-vue interposé entre le spectateur et ce personnage. Ainsi tout ce qui est en deçà du garde-vue est dans la demi-teinte. On voit autour de ce garde-vue, sur la partie non éclairée de la table, une brochure et une tabatière ouverte.
Cela est roide et sec, dur et rouge. Cette lumière n’est pas celle d’une bougie. C’est le reflet briqueté d’un grand incendie. Rien de ce velouté noir, de ce doux, de ce faible harmonieux des lumières artificielles. Point de vapeur entre le corps lumineux et les objets. Aucuns de ces passages, point de ces demi-teintes si légères qui se multiplient à l’infini dans les tableaux de nuit et dont les tons imperceptiblement variés sont si difficiles à rendre. Il faut qu’ils y soient et qu’ils n’y soient pas. Ces chairs, ces étoffes n’ont rien retenu de leur couleur naturelle. Elles étaient rouges avant que d’être éclairées. Je ne sens rien là de ces ténèbres visibles avec lesquelles la lumière se mêle et qu’elle rend presque lumineuses. Les plis de ce vêtement sont anguleux, petits et raides. Je n’ignore pas la cause de ce défaut, c’est qu’elle a drapé sa figure comme pour être peinte de jour. Cela n’est pourtant pas sans mérite pour une femme. Les trois quarts des artistes de l’Académie n’en feraient pas autant. Elle est autodidacte, et son faire tout à fait heurté et mâle le montre bien. Celle-ci a eu le courage d’appeler la nature et de la regarder. Elle s’est dit à elle-même : Je veux peindre et elle se l’est bien dit. Elle a pris des notions justes de la pudeur. Elle s’est placée intrépidement devant le modèle nu. Elle n’a pas cru que le vice eût le privilège exclusif de déshabiller un homme. Elle a la fureur du métier. Elle est si sensible au jugement qu’on porte de ses ouvrages qu’un grand succès la rendrait folle ou la ferait mourir de plaisir. C’est [371] un enfant. Ce n’est pas le talent qui lui a manqué pour faire la sensation la plus forte dans ce pays-ci. Elle en avait de reste. C’est la jeunesse, c’est la beauté, c’est la modestie, c’est la coquetterie. Il fallait s’extasier sur le mérite de nos grands artistes ; prendre de leurs leçons, avoir des tétons et des fesses et les leur abandonner. Elle arrive. Elle présente à l’Académie un premier tableau de nuit assez vigoureux. Les artistes ne sont pas polis. On lui demande grossièrement s’il est d’elle. Elle répond que oui ; un mauvais plaisant ajoute : « Et de votre teinturier. » On lui explique ce mot de la farce de Patelin qu’elle ne connaissait pas. Elle se pique. Elle peint celui-ci qui vaut mieux et on la reçoit.
Cette femme pense qu’il faut imiter scrupuleusement la nature ; et je ne doute point que, si son imitation était rigoureuse et forte et sa nature d’un bon choix, cette servitude même ne donnât à son ouvrage un caractère de vérité et d’originalité peu commun. Il n’y a point de milieu, quand on s’en tient à la nature telle qu’elle se présente ; qu’on la prend avec ses beautés et ses défauts, et qu’on dédaigne les règles de convention pour s’assujettir à un système où, sous peine d’être ridicule et choquant, il faut que la nécessité des difformités se fasse sentir ; on est pauvre, mesquin, plat, ou l’on est sublime, et Mme Therbouche n’est pas sublime.
Elle avait préparé pour ce Salon un Jupiter métamorphosé en Pan qui surprend Antiope endormie. Je vis ce tableau, lorsqu’il était presque fini. L’Antiope à droite était couchée toute nue, la jambe et la cuisse gauche [372] repliées, la jambe et la cuisse droite étendues. La figure était ensemble, et de chair ; et c’est quelque chose que d’avoir mis une grande figure de femme nue ensemble ; c’est quelque chose que d’avoir fait de la chair. J’en connais plus d’un, bien fier de son talent, qui n’en ferait pas autant. Mais il était évident à son cou, à ses doigts courts, à ses jambes grêles, à ses pieds dont les orteils étaient difformes, à son caractère ignoble, à une infinité d’autres défauts, qu’elle avait été peinte d’après sa femme de chambre ou la servante de l’auberge. La tête ne serait pas mal, si elle n’était pas vile. Les bras, les cuisses, les jambes sont de chairs, mais de chairs si molles, si flasques, mais si flasques, mais si molles qu’à la place de Jupiter j’aurais regretté les frais de la métamorphose. A côté de cette longue, longue et grêle Antiope, il y avait un gros ange joufflu, clignotant, souriant, bêtement fin, tout à fait à la manière de Coypel, avec toutes ses petites grimaces. Je lui observai que l’Amour était une de ces natures violentes, sveltes, despotes et méchantes, et que le sien me rappelait le poupard épais, bien fait, bien conditionné de quelque fermier cossu. Cet Amour prétendu, caché dans la demi-teinte, levait précieusement un voile de gaze qui laissait Antiope exposée tout entière aux regards de Jupiter. Ce Jupiter satyre n’était qu’un vigoureux portefaix à mine plate dont elle avait allongé la barbe, fendu le pied et hérissé la cuisse. Il avait de la passion, mais c’était une vilaine, hideuse, lubrique, malhonnête et basse passion. Il s’extasiait, il admirait sottement, il souriait, il avait la convulsion, il se pourléchait. Je pris la liberté de lui dire que ce satyre était un satyre ordinaire, et non un Jupiter satyre ; et qu’il me le fallait paillard et sacré. J’avais eu l’attention d’adoucir l’amertume de ma critique, en écartant de son chevalet quelques personnes qui l’entouraient. Seul avec elle, j’ajoutai que son Amour était monotone, faible de touche, mince au point de ressembler à une vessie soufflée, sans [373] teintes, sans passages, sans nuances ; que sa nymphe n’était qu’un tas ignoble de lis et de roses fondus ensemble, sans fermeté et sans consistance, et son satyre, un bloc de brique bien rouge, et bien cuite, sans souplesse et sans mouvement. C’était tête à tête que je lui débitais ces douceurs. Savez-vous ce qu’elle fit ; elle appela les témoins que j’avais écartés et leur rendit mes observations avec une intrépidité qui m’arracha en faveur de son caractère un éloge que je ne pouvais accorder à son ouvrage. Sa composition d’ailleurs était sans intérêt, sans invention, commune. Ce n’était pas plus l’aventure de Jupiter et d’Antiope que celle d’une nymphe et d’un autre satyre. Je lui disais : « Effacez-moi tout cela ; mettez-moi cet Amour en l’air, qu’en emportant sur son dos le voile qui couvre la nymphe il saisisse le satyre par la corne et le pousse sur elle. Étendez-moi le front de ce satyre, raccourcissez ce visage niais, recourbez ce nez, étendez ces joues, qu’à travers les traits qui déguisent le maître des dieux, je le reconnaisse. » Ces idées ne lui déplurent point, mais l’ouvrage était trop avancé pour en profiter. Elle l’envoya au comité qui le refusa. Elle en tomba dans le désespoir. Elle se trouva mal ; la fureur succéda à la défaillance ; elle poussa des cris ; elle s’arracha les cheveux ; elle se roula par terre ; elle tenait un couteau, incertaine si elle s’en frapperait ou son tableau. Elle fit grâce à tous les deux. J’arrivai au milieu de cette scène ; elle embrassa mes genoux, me conjurant au nom de Gellert, de Gessner, de Klopstock et de tous mes confrères en Apollon tudesques, de la servir. Je le lui promis ; et en effet je vis Chardin, Cochin, Lemoyne, Vernet, Boucher, Lagrenée. J’écrivis à d’autres ; mais tous me répondirent que le tableau était déshonnête, et j’entendis qu’ils le jugeaient mauvais. Si la nymphe eût été belle, l’Amour charmant, le satyre de grand caractère ; elle en eût fait ce qu’on en pouvait faire de pis ou de mieux, que son tableau eût été admis, sauf à le retirer sur la réclamation publique. Car enfin, n’avons-nous pas vu au Salon, il y a [374] sept à huit ans, une femme toute nue, étendue sur des oreillers, jambes deçà, jambes delà, offrant la tête la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus belles fesses, invitant au plaisir, et y invitant par l’attitude, la plus facile, la plus commode, à ce qu’on dit même la plus naturelle, ou du moins la plus avantageuse. Je ne dis pas qu’on en eût mieux fait d’admettre ce tableau et que le comité n’eût pas manqué de respect au public et outragé les bonnes mœurs. Je dis que ces considérations l’arrêtent peu, quand l’ouvrage est bon. Je dis que nos académiciens se soucient bien autrement du talent que de la décence. N’en déplaise à Boucher qui n’avait pas rougi de prostituer lui-même sa femme d’après laquelle il avait peint cette figure voluptueuse, je dis que, si j’avais eu voix dans ce chapitre-là, je n’aurais pas balancé à lui représenter que, si grâce à ma caducité et à la sienne, ce tableau était innocent pour nous, il était très propre à envoyer mon fils, au sortir de l’Académie, dans la rue Fromenteau qui n’en est pas loin, et de là chez Louis ou chez Keyser ; ce qui ne me convenait nullement.
Made Therbouche a joint à son tableau de réception, une Tête de poète, où il y a de la verve et de la couleur. Ses autres portraits sont [375] faibles, froids, sans autre mérite que celui de la ressemblance, excepté le mien qui ressemble, où je suis nu jusqu’à la ceinture et qui pour la fierté, les chairs, le faire est fort au-dessus de Roslin et d’aucun portraitiste de l’Académie. Je l’ai placé vis-à-vis celui de Vanloo à qui il jouait un mauvais tour. Il était si frappant que ma fille me disait qu’elle l’aurait baisé cent fois pendant mon absence, si elle n’avait pas craint de le gâter. La poitrine était peinte très chaudement, avec des passages, et des méplats tout à fait vrais.
Lorsque la tête fut faite, il était question du cou, et le haut de mon vêtement le cachait, ce qui dépitait un peu l’artiste. Pour faire cesser ce dépit, je passai derrière un rideau ; je me déshabillai, et je parus devant elle, en modèle d’académie. Je n’aurais pas osé vous le proposer, me dit-elle ; mais vous avez bien fait et je vous en remercie. J’étais nu, mais tout nu. Elle me peignait, et nous causions avec une simplicité et une innocence digne des premiers siècles.
Comme depuis le péché d’Adam, on ne commande pas à toutes les parties de son corps comme à son bras, et qu’il y en a qui veulent, quand le fils d’Adam ne veut pas, et qui ne veulent pas, quand le fils d’Adam voudrait bien ; dans le cas de cet accident, je me serais rappelé le mot de Diogène au jeune lutteur, mon fils ; ne crains rien ; je ne suis pas si méchant que celui-là. [376]
Si cette femme s’est un peu promenée au Salon, elle aura vu passer avec dédain devant des productions fort supérieures aux siennes.
Et pueri nasum rhinocerontis habent*.
Et elle s’en retournera un peu surprise de la sévérité de nos jugements, plus sociable, plus habile et moins vaine.
Sa fantaisie était de faire un tableau pour le roi. Je lui dis, comment demander, en dépit de ce qu’en pourront penser les artistes de ce pays qui à cet égard en vaut bien un autre, de l’ouvrage pour une étrangère, à des ministres qui refusent des acomptes sur celui qu’ils ont ordonné à des hommes du premier ordre. Ou vous serez refusée, ou vous ne serez pas payée.
En effet, ce n’était ni à moi ni à mes amis qui auraient maladroitement décelé l’influence qu’ils ont sur les supérieurs à solliciter une espèce d’injustice. C’est l’affaire des grands de la cour. C’est leur passe-temps journalier. Il fallait que la dame prussienne, débarquant à Paris, y fût précédée et soutenue des éloges éclatants des ambassadeurs étrangers qui n’ont vu que leur pays. Nos talons rouges n’auraient pas tardé à faire écho. Conduite, célébrée, occupée à Versailles, elle aurait pu descendre jusqu’au désir d’entrer à l’Académie qui peut-être l’aurait refusée, car volontiers Paris ne souscrit pas aux applaudissements de Fontainebleau ; mais alors, le blâme et les cris du monde courtisan seraient revenus sur la pauvre Académie. Voilà le rôle plus avantageux qu’honnête qu’ont joué les Liotard et autres. On aurait donc clabaudé ; on aurait dit, ils n’en veulent point, à la bonne heure ; mais il faut que le roi ait un ou plusieurs tableaux d’une [377] femme aussi célèbre. Alors Cochin sachant que son ami Diderot s’y intéresse, fausse un peu la branche de la balance, appuie la demande, ce petit poids détermine ; les artistes crient ; on leur répond, que diable, la protection614 ; ils sont faits à ce mot ; ils se taisent et rient.
Bien conseillée, Mme Therbouche aurait continué sa route, et chemin faisant, se serait couverte des lauriers académiques de l’Italie, plus aisés à cueillir et plus odoriférants en Allemagne que les nôtres. Mais on a voulu faire du bruit en France ; on s’était promis de faire du bruit en France ; les parents, les amis, les grands, les petits, avaient dit en partant : « Quel bruit vous allez faire en France. » On arrive. On s’adresse à des hommes blasés sur le beau, qui vous accordent à peine un coup d’œil, un signe d’approbation. On s’opiniâtre. On couvre de couleurs vingt toiles l’une après l’autre. On montre. On écoute. On n’entend rien. Cependant un séjour dispendieux et long, la honte d’appeler de chez soi de nouveaux secours, vous jettent dans la plus fâcheuse détresse ; et l’on s’en tire comme on peut, avec le secours d’un pauvre philosophe, d’un ambassadeur humain et bienfaisant, et d’une souveraine généreuse.
[Annexe IV, p. 517]
615Le pauvre philosophe qui est sensible à la misère parce qu’il l’a éprouvée, le pauvre philosophe qui a besoin de son temps et qui le donne au premier venu, le pauvre philosophe s’est tourmenté pendant neuf mois pour mendier de l’ouvrage à la Prussienne. Le pauvre philosophe, dont on a mésinterprété la vivacité de l’intérêt, a été calomnié et a passé pour avoir couché avec une femme qui n’est pas jolie. Le pauvre philosophe s’est trouvé dans l’alternative cruelle ou d’abandonner la malheureuse à son mauvais sort, ou d’accréditer des soupçons déplaisants pour lui, de la plus fâcheuse conséquence pour celle qu’il secourait. Le pauvre philosophe s’en est rapporté à l’innocence de ses démarches, et a méprisé des propos qui auraient empêché un autre que lui de faire le bien. Le pauvre philosophe a mis à contribution les grands, les petits, les indifférents, ses amis, et a fait gagner à l’artiste dissipatrice cinq à six cents louis, dont il ne restait pas une épingle au bout de six mois. Le pauvre philosophe a arrêté la Prussienne vingt fois sur le seuil du For-l’Évêque, le pauvre philosophe a calmé la furie des créanciers de la Prussienne attachés aux roues de sa chaise de poste. Le pauvre philosophe a garanti l’honnêteté de cette femme. Qu’est-ce que le pauvre philosophe n’a pas fait pour elle, et quelle est la récompense qu’il en a recueillie ? — Mais la satisfaction d’avoir fait le bien. — Sans doute ; mais rien après que les marques de l’ingratitude la plus noire. L’indigne Prussienne prétend à présent que j’ai renversé sa fortune en la chassant de Paris au moment où elle touchait à la plus haute considération. L’indigne Prussienne traite nos Lagrenée, nos Vien, nos Vernet, d’infâmes barbouilleurs. L’indigne Prussienne oublie ses créanciers qui viennent sans cesse crier à ma porte. L’indigne Prussienne doit ici des tableaux dont elle a touché le prix et qu’elle ne fera point. L’indigne Prussienne insulte à ses bienfaiteurs. L’indigne Prussienne... a la tête folle et le cœur dépravé. L’indigne Prussienne a donné au pauvre philosophe une bonne leçon dont il ne profitera pas, car il restera bon et bête comme Dieu l’a fait.
Parrocel
116. Jésus-Christ sur la montagne des Oliviers
Tableau de 16 pieds de haut, sur 7 pieds de large.
On a quelquefois besoin d’un exemple de platitude ; de platitude de composition, d’ordonnance, de couleur, de caractère, d’expression. En [378] voici un rare, un sublime dans son genre, à moins qu’on ne veuille lui préférer le Bélisaire. Je les recommande tous les deux, à celui qui fera l’art de ramper en peinture. On dit pourtant de ce tableau que c’est le meilleur que l’artiste ait fait. Crimine ab uno disce omnes*.
On voit en haut des anges qui jouent gaiement avec la lance, la croix, le fouet et les autres instruments de la passion.
Au milieu, un grand ange debout qui a l’air de dire à Jésus-Christ : « Eh que ne restiez-vous où vous étiez ? vous étiez si bien ! Pourquoi vous charger de payer pour les sottises d’autrui ? Que ne déclariez-vous net à votre père que ce rôle ne vous convenait pas ? » Cet ange est tout à fait goguenard, et le Christ paraît assez convaincu de la justesse de sa remontrance. Ce n’est point ce Christ de l’Evangile accablé, agonisant, trempé d’une sueur de sang, repoussant le calice amer. Cette pusillanimité a paru indigne de Dieu, à M Parrocel qui s’est mis à jouer l’esprit fort, quand il s’agissait d’être peintre. Nous savons, tout aussi bien que toi, mon ami, que cette fable est ridicule ; mais faut-il pour cela en faire un tableau insipide.
Au bas, ce sont trois apôtres qui dorment de bon cœur, et à qui l’on ne saurait pourtant reprocher le peu d’intérêt qu’ils prennent à leur maître ; car le peintre ne l’a point fait intéressant. [379]
Vous sentez qu’il n’y a point de liaison là-dedans. Les anges jouent en haut. Le Christ et l’ange s’entretiennent au milieu. Les apôtres dorment en bas. Mais n’allez pas couper cette toile en trois morceaux. J’aime encore moins trois mauvais tableaux qu’un.
Bon, excellent pour un dessus d’autel de campagne ; mais pour un Salon ; ah messieurs du comité, quand on a admis cela, on n’est pas en droit de refuser l’Antiope de Mme Therbouche. Soyez sévères, j’y consens ; mais soyez justes. Là, messieurs, regardez-moi seulement cet ange couché dans de la laine.
Une Esquisse
Une esquisse de Parrocel ? Cela doit être curieux ; voyons ce que c’est.
C’est une Gloire. L’esquisse est au ciel. Au haut petite couronne formée de chérubins enlacés par les ailes ; au-dessous plus grande couronne de chérubins pareillement enlacés par les ailes. Puis sous un baldaquin d’une forme circulaire, une lumière divine, une vision béatifique. Ce baldaquin est soutenu sur des consoles. De droite et de gauche, des cordons verticaux et symétriques, de chérubins enlacés par les ailes et rangés en colonnes. Au-dessous de cette extravagante et mystique composition, des anges, des archanges, des saints, des saintes en extase.
Magnifique retable d’autel à tourner la tête à tout un petit couvent de religieuses. Idée digne du XIe siècle, où toute la science théologique se réduisait à ce que Denis l’Aréopagite avait rêvé de la suite du Père éternel et de l’orchestre de la Trinité. [380]
Brenet
118. Jésus-Christ et la Samaritaine
Tableau de 12 pieds 6 pouces de haut sur 9 pieds 3 pouces de large.
Brenet est un bon diable qui fait de son mieux ; et qui ferait peut-être bien, s’il était riche. Mais il est pauvre. Il a la pratique de tous les curés de village. Il leur en donne pour leur argent. Il vit, sa femme a des cotillons, ses enfants ont des souliers, et le talent se perd. Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat, res angusta domi ; sed Romae durior illis conatus*. Maxime vraie par toute terre. Les besoins de la vie qui disposent impérieusement de nous, égarent les talents qu’ils appliquent à des choses qui leur sont étrangères et dégradent souvent ceux que le hasard a bien employés. C’est un des inconvénients de la société auquel je ne sais point de remède. Tenez, mon ami, je suis tout prêt à croire que ce maudit lien conjugal que vous prêchez, comme un certain fou de Genève prêche le suicide, sans vous y empiéger, abaisse l’âme et l’esprit. Combien de démarches auxquelles on se résout pour sa femme et pour ses enfants et qu’on dédaignerait pour soi. On dirait avec Le Clerc de Montmercy* qui ne veut devoir l’aisance à [381] personne, un grabat dans un grenier sous les tuiles, une cruche d’eau, un morceau de pain dur et moisi et des livres, et l’on suivrait la pente de son goût. Mais est-il permis à un époux, à un père d’avoir cette fierté, et d’être sourd à la plainte, aveugle sur la misère qui l’entourent. J’arrive à Paris. J’allais prendre la fourrure et m’installer parmi les docteurs de Sorbonne. Je rencontre sur mon chemin une femme belle comme un ange. Je veux coucher avec elle. J’y couche. J’en ai quatre enfants ; et me voilà forcé d’abandonner les mathématiques que j’aimais, Homère et Virgile que je portais toujours dans ma poche, le théâtre pour lequel j’avais du goût ; trop heureux d’entreprendre l’Encyclopédie à laquelle j’aurai sacrifié vingt-cinq ans de ma vie.
On voit à droite, la Samaritaine appuyée sur le bord du puits, à gauche, le Christ assis et la dominant ; par-derrière le Christ, quelques apôtres scandalisés de leur divin maître surpris en conversation avec une femme qui faisait quelquefois son mari cocu, et révélant à cette femme ses petites fredaines qui n’étaient ignorées de personne. La tête du Christ n’est pas mal ; mais le reste est mauvais. J’avais juré de ne décrire aucun mauvais tableau ; je ne sais pourquoi je manque à ma parole, en faveur de M Brenet que je ne connais point et à qui je ne dois rien.
Jésus-Christ sur la montagne des Oliviers
C’est un ange étendu à plat sur des nuages qui a bien plus l’air d’un messager de bonnes nouvelles que d’un porteur de calice amer. C’est un [382] Christ si sec, si long, si ignoble qu’on le prendrait pour Mr de Vaneck617 travesti.
Autre exemple de l’art de ramper en peinture.
Ce mauvais tableau a pensé faire répandre du sang. Un jeune mousquetaire appelé Moret regardait avec attention un homme assez plat, assis au café de Viseux, à la même table que lui. Cet homme si attentivement et si continûment regardé dit à Moret : « Monsieur, est-ce que vous m’auriez vu quelque part ? … Vous l’avez deviné. Tenez, Mr, vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à un certain Christ de Brenet qui est maintenant au Salon. Et l’autre tout courroucé, parlez donc, monsieur, est-ce que vous me prenez pour un j.-f. Et puis voilà la querelle engagée, des épées tirées, la garde, le commissaire appelés ; et le commissaire qui se tourmentait à persuader à ce quidam colérique qu’on n’en était pas moins honnête homme, pour ressembler à un Christ. Et le quidam qui répondait au commissaire ; Mr cela vous plaît à dire, mais vous n’avez pas vu celui de Brenet. Je ne veux point ressembler à un Christ, et moins à celui-là qu’à un autre. Et le Moret … Oh pardieu, vous y ressemblerez malgré vous. Et cœtera. Je voudrais avoir fait ce conte ; mais ce n’en est point un.
Bonsoir, mon ami. Semper frondesce et vale.
Loutherbourg.
120.
Ut pictura, poesis erit.
Il en est de la poésie, ainsi que de la peinture. Combien on l’a dit de fois ! Mais ni celui qui l’a dit le premier, ni la multitude de ceux qui l’ont [383] répété après lui, n’ont compris toute l’étendue de cette maxime. Le poète a sa palette comme le peintre, ses nuances, ses passages, ses tons. Il a son pinceau et son faire. Il est sec, il est dur, il est cru, il est tourmenté, il est fort, il est vigoureux, il est doux, il est harmonieux et facile. Sa langue lui offre toutes les teintes imaginables ; c’est à lui à les bien choisir. Il a son clair-obscur dont la source et les règles sont au fond de son âme. Vous faites des vers ? Vous le croyez, parce que vous avez appris de Richelet à arranger des mots et des syllabes dans un certain ordre et selon certaines conditions données ; parce que vous avez acquis la facilité de terminer ces mots et ces syllabes ordonnées par des consonances. Vous ne peignez pas, à peine savez-vous calquer. Vous n’avez pas, peut-être même êtes-vous incapable de prendre la première notion du rythme. Le poète a dit
Monte decurrens velut amnis imbres
Quem super notas aluere ripas,
Fervet, immensusque ruit profundo
Pindarus ore.
Qui est-ce qui ose imiter Pindare ; c’est un torrent qui roule ses eaux à grand bruit de la cime d’un rocher escarpé. Il se gonfle, il bouillonne ; il renverse, il franchit sa barrière ; il s’étend ; c’est une mer qui tombe dans un gouffre profond.
Vous avez senti la beauté de l’image qui n’est rien. C’est le rythme qui est tout ici ; c’est la magie prosodique de ce coin du tableau que vous ne sentirez peut-être jamais. Qu’est-ce donc que le rythme? me demandez-vous. C’est un choix particulier d’expressions, c’est une certaine distribution de syllabes longues ou brèves, dures ou douces, sourdes ou [384] aiguës, légères ou pesantes, lentes ou rapides, plaintives ou gaies, un enchaînement de petites onomatopées analogues aux idées qu’on a et dont on est fortement occupé, aux sensations qu’on ressent, et qu’on veut exciter, aux phénomènes dont on cherche à rendre les accidents, aux passions qu’on éprouve et au cri animal qu’elles arracheraient, à la nature, au caractère, au mouvement des actions qu’on se propose de rendre ; et cet art-là n’est pas plus de convention que les effets de la lumière et les couleurs de l’arc-en-ciel ; il ne s’apprend point, il ne se communique point, il peut seulement se perfectionner. Il est inspiré par un goût naturel, par la mobilité de l’âme, par la sensibilité. C’est l’image même de l’âme rendue par les inflexions de la voix, les nuances successives, les passages, les tons d’un discours accéléré, ralenti, éclatant, étouffé, tempéré en cent manières diverses. Écoutez le défi énergique et bref de cet enfant qui provoque son camarade ; écoutez ce malade qui traîne ses accents douloureux et longs. Ils ont rencontré l’un et l’autre le vrai rythme, sans y penser. Boileau le cherche et le trouve souvent. Il semble venir au-devant de Racine. Sans ce mérite, un poète ne vaut presque pas la peine d’être lu. Il est sans couleur. Le rythme pratiqué de réflexion a quelque chose d’apprêté et de fastidieux. C’est une des principales différences d’Homère et de Virgile, de Virgile et de Lucain, de l’Arioste et du Tasse. Le sentiment se plie de lui-même à l’infinie variété du rythme ; la réflexion ne le saurait. L’étude, le goût acquis, la réflexion saisiront fort bien la place d’un vers spondaïque ; l’habitude dictera le choix d’une expression, elle séchera des pleurs, elle laissera couler les larmes ; mais frapper mes yeux et mon oreille, porter à mon imagination par le seul prestige des sons, le fracas d’un torrent qui se précipite, ses eaux gonflées, la plaine submergée, son mouvement majestueux, et sa chute dans un gouffre profond, cela ne se peut. Entrelacer d’étude, des syllabes sourdes ou molles, entre des syllabes fortes, éclatantes ou dures, suspendre, accélérer, heurter, briser, renverser ; cela ne se peut. [385] C’est nature et nature seule qui dicte la véritable harmonie d’une période entière, d’un certain nombre de vers.
C’est elle qui fait dire à Quinault :
Au temps heureux où l’on sait plaire
Qu’il est doux d’aimer tendrement.
Pourquoi dans les périls, avec empressement,
Chercher d’un vain honneur l’éclat imaginaire ;
Et pour une trompeuse chimère,
Pourquoi quitter un bien charmant.
Au temps heureux où l’on sait plaire,
Qu’il est doux d’aimer tendrement618.
C’est elle qui fait dire à Voltaire :
Le moissonneur ardent qui court avant l’aurore
Couper les blonds épis que l’été fait éclore
S’arrête, s’inquiète, et pousse des soupirs.
Son cœur est étonné de ses nouveaux désirs.
Il demeure enchanté dans ces belles retraites,
Et laisse en soupirant ses moissons imparfaites619.
Que reste-t-il de ces deux morceaux divins, si vous en ôtez l’harmonie ? rien. C’est elle encore qui fait dire à Chaulieu :
Tel qu’un rocher dont la tête
Égalant le mont Athos
Voit à ses pieds la tempête
Troubler le calme des flots, [386]
La mer autour bruit et gronde ;
Malgré ses émotions,
Sur son front élevé règne une paix profonde
Que les fureurs de l’onde
Respectent à l’égal du nid des alcyons620.
Il faut voir le tourment, l’inquiétude, le chagrin, le travail du poète, lorsque cette harmonie se refuse. Ici c’est une syllabe de trop, là c’est une syllabe de moins. L’accent tombe, quand il doit être soutenu. Il se soutient, quand il doit tomber. La voix éclate, où la chose la veut sourde ; elle est sourde, où la chose la veut éclatante. Les sons glissent où le sens doit les faire onduler, bouillonner. J’en appelle au petit nombre de ceux qui ont éprouvé ce supplice. Toutefois sans la facilité de trouver ce chant, cette espèce de musique, on n’écrit ni en vers ni en prose ; je doute même qu’on parle bien. Sans l’habitude de la sentir et de la rendre, on ne sait pas lire, et qui est-ce qui sait lire ? Partout où cette musique se fait entendre, elle est d’un charme si puissant qu’elle entraîne et le musicien qui compose, au sacrifice du terme propre, et l’homme sensible qui écoute, à l’oubli de ce sacrifice. C’est elle qui prête aux écrits une grâce toujours nouvelle. On retient une pensée. On ne retient point l’enchaînement des inflexions fugitives et délicates de l’harmonie. Ce n’est pas à l’oreille seulement, c’est à l’âme d’où elle est émanée, que la véritable harmonie s’adresse. Ne dites pas d’un poète sec, dur et barbare qu’il n’a point d’oreille, dites qu’il n’a pas assez d’âme. C’est de ce côté que les langues anciennes avaient un avantage infini sur les langues modernes. C’était un instrument à mille cordes sous les doigts du génie ; et ces Anciens savaient bien ce qu’ils disaient, lorsque au grand scandale de nos froids penseurs du jour, ils assuraient que l’homme vraiment éloquent, s’occupait moins de la propriété [387] rigoureuse que du lieu de l’expression. Ah, mon ami, quels soins il faudrait donner encore à ces quatre pages, si elles devaient être imprimées et que je voulusse y mettre l’harmonie dont elles sont susceptibles. Ce ne sont pas les idées qui me coûtent : c’est le ton qui leur convient. En littérature comme en peinture, ce n’est pas une petite affaire que de savoir conserver son esquisse. Cela est bien pour ce que cela est et parlons de Loutherbourg. On peut réduire les compositions qu’il a exposées, sous quatre classes, des batailles ; des marines et des tempêtes ; des paysages et des dessins.
Batailles
Une Bataille .
A droite, tout à fait dans la demi-teinte, c’est un château couvert de fumée. On n’en aperçoit que le haut qu’on escalade et d’où les assiégeants sont précipités dans un fossé où on les voit tomber pêle-mêle. En allant de ce fossé vers la gauche, le terrain s’élève, et l’on voit à terre des drapeaux, des timbales, des armes brisées, des cadavres, une mêlée de combattants formant une grande masse où l’on discerne un cavalier blanc à demi renversé, mort et tombant en arrière vers la croupe de son cheval ; plus sur le fond, de profil, un cavalier brun dont le cheval se cabre et qui meurt. A la fumée et à la lueur forte et rougeâtre qui colore cette fumée, on reconnaît l’effet d’un coup de canon. Sur les deux ailes et sur le fond, ce sont des combats particuliers, des actions moins ramassées, plus éteintes et faisant valoir la masse principale. Dans cette masse le cavalier blanc est vu par la croupe de son cheval. Sur le devant, vers le centre du combat, [388] morts, mourants, hommes blessés et diversement étendus sur la terre. Je passe sur beaucoup d’autres incidents.
Voilà un genre de peinture où il n’y a proprement ni unité de temps, ni unité d’action ni unité de lieu. C’est un spectacle d’incidents divers qui n’impliquent aucune contradiction. L’artiste est donc obligé d’y montrer d’autant plus de poésie, de verve, d’invention, de génie qu’il est moins gêné par les règles. Il faut que je voie partout la variété, la fougue, le tumulte extrême. Il ne peut y avoir d’autre intérêt. Il faut que l’effroi et la commisération s’élancent à moi de tous les points de la toile. Si l’on ne s’en tenait pas à des actions communes (et j’appelle actions communes toutes celles où un homme en menace ou en tue un autre), mais qu’on imaginât quelque trait de générosité, quelque sacrifice de la vie à la conservation d’un autre, on élèverait mon âme, on la serrerait, peut-être même m’arracherait-on des larmes. J’aime mieux une bataille tirée de l’histoire, qu’une bataille d’imagination. Il y a dans la première des personnages principaux que je connais et que je cherche.
Le genre de bataille est celui de l’expression. Celle-ci est belle, très belle. Elle est fortement coloriée. Il y a une grande intelligence de presque toutes les parties de l’art. Ce nuage rougeâtre qui occupe la partie supérieure du fond est bien vrai. Avec tout cela, il y a une ordonnance de routine qui marque une stérilité presque incurable, et puis une uniformité d’incidents ou qui n’intéressent point ou qui intéressent également. J’aimerais bien remarquer au milieu de ce fracas, un général tranquille, oubliant le danger qui l’environne de toutes parts, pour assurer la gloire d’une grande journée, ayant l’œil à tout, la tête fière, et donnant ses ordres sur un champ de bataille, [389] comme dans son palais. J’aimerais bien mieux voir quelques-uns de ses principaux officiers occupés à lui former de leurs corps un bouclier. Je n’entends pas par une bataille, une escarmouche de pandours ou de housards. J’en ai une plus grande idée.
Combat sur terre .
Au centre, c’est une masse de combattants, de la plus grande force, du plus grand effet. On y discerne, on est frappé par un cavalier vu par le dos et par la croupe de son cheval blanc et vigoureux. Il porte un étendard qu’un fantassin qui est à sa gauche, cherche à lui enlever avec la vie. Mais ce cavalier a saisi la garde de l’épée du fantassin et va lui plonger la sienne dans la gorge. L’étendard élevé et déployé fait un bel effet. Il marque un plan. Cependant le cavalier court un autre danger non moins imminent. A droite, un autre fantassin s’est emparé de la bride de son cheval ; mais l’animal furieux lui tient le bras entre ses dents et lui arrache des cris. Sous ses pieds des chevaux, autour de ces combattants, des morts, des mourants ; de droite et de gauche, des mêlées séparées, des corps particuliers de troupes engagées, s’éteignant, s’étendant sur le fond, perdant insensiblement de la grandeur et de la lumière, s’isolant de la masse principale et la chassant en devant.
Il y a comme on voit deux manières d’ordonner une bataille, ou en [390] pyramidant par le centre de l’action ou de la toile auquel correspond le sommet de la pyramide et d’où les tranches ou différents plans de cette pyramide vont en s’étendant sur le fond, à mesure qu’ils s’enfoncent dans le tableau, magie qui ne suppose qu’une intelligence commune de la perspective et de la distribution des ombres [et] des lumières. Ou en embrassant un grand espace, en regardant toute l’étendue de sa toile, comme un vaste champ de bataille, ménageant sur ce champ des inégalités, y répandant les différents incidents, les actions diverses, les masses, les groupes, liés par une longue ligne qui serpente ainsi qu’on la voit dans les compositions de Le Brun. Je préfère cette manière. Elle demande plus de fécondité ; elle fournit plus au génie. Tout se déploie et se fait valoir. C’est un instant d’une action générale. C’est un poème. Les trois unités y sont. Au lieu qu’à la manière de Loutherbourg, deux ou trois objets principaux, un ou deux énormes chevaux couvrent le reste. Il semble qu’il n’y ait qu’un incident, qu’un point remarquable ; c’est le sommet de la pyramide auquel on a tout sacrifié pour le faire saillir.
Combat de mer .
L’ordonnance de ce Combat de mer différera peu de l’ordonnance du Combat de terre ; tant ce technique, ou la manière de pyramider du centre de la toile vers le fond, est bornée. [391]
A droite, dans la demi-teinte, ainsi qu’à l’un des deux combats précédents, vaisseau et combattants dont les armes à feu sont dirigées sur un autre bâtiment qui fait le sommet de la pyramide et la masse principale. Autour de ce dernier bâtiment, foule d’hommes tombants ou précipités dans les eaux. Sur la droite, un de ces précipités, isolé et cherchant à se raccrocher au bâtiment. A gauche, sur le fond, et faisant l’effet des petites actions ou mêlées latérales aux deux combats de terre, autres vaisseaux couverts de combattants, éloignés, éteints, et chassant en devant le bâtiment du milieu. J’aurais deviné d’avance cette distribution. On a changé d’élément ; mais c’est la même routine. D’ailleurs celui-ci est moins beau. Comme on y a plus encore affecté la vigueur, il y a plus de papillotage. L’action se passe au milieu des flots agités et écumeux.
Marines et tempêtes
Marée montante et autres .
La Marée montante ; les Animaux qu’on passe dans une barque et qui descendent des montagnes ; le Paysage avec des animaux, appartenant à un homme de mérite, mais un peu singulier, je ne suis point étonné qu’ils n’aient pas été exposés. Cet homme, honnête et très honnête, fait peu de cas du genre humain et vit beaucoup pour lui. Il est receveur général des finances. Il s’appelle Randon de Boisset. Vous ne verrez pas ses [392] tableaux ; mais vous saurez une de ses actions qui ne vous déplaira pas. Au bout de cinq à six mois de son installation dans la place de fermier général, lorsqu’il vit l’énorme masse d’argent qui lui revenait, il témoigna le peu de rapport qu’il y avait entre son mince travail et une aussi prodigieuse récompense ; il regarda cette richesse si subitement acquise comme un vol, et s’en expliqua sur ce ton à ses confrères qui en haussèrent les épaules, ce qui ne l’empêcha pas de renoncer à sa place. Il est très instruit. Il aime les sciences, les lettres et les arts. Il a un très beau cabinet de peinture, des statues, des vases, des porcelaines et des livres. Sa bibliothèque est double. L’une, des plus belles éditions qu’il respecte au point de ne les jamais ouvrir. Il lui suffit de les avoir et de les montrer. L’autre, d’éditions communes qu’il lit, qu’il prête et qu’on fatigue tant qu’on veut. On sait ces bizarreries ; mais on les pardonne à la probité, au bon goût et au vrai mérite. Je l’ai connu jeune ; et il n’a pas tenu à lui que je ne devinsse opulent.
Une Marine .
On voit à droite un grand pan de murailles ruinées, au-dessus duquel, tout à fait de ce côté, une espèce de fabrique voûtée ; au pied de cette fabrique, des masses de roches. Plus vers la gauche, au-dessus du même mur et un peu dans l’enfoncement, une assez haute portion de tour gothique, avec l’éperon qui la soutient. Sur le devant, vers le sommet de la fabrique un passage étroit avec une balustrade, conduisant de cette fabrique ruinée à une espèce de phare. Ce passage est construit sur le [393] cintre d’une arcade d’où l’on descend à la mer par un long escalier. Au pied du phare, sur le même plan, vers la gauche, un vaisseau penché à la côte, comme pour être radoubé ou calfaté. Plus vers la gauche, un autre vaisseau. Tout l’espace compris entre la fabrique de la droite et l’autre côté de la toile est mer. Seulement sur le devant, vers la gauche, il y a une langue de terre où des matelots boivent, fument et se reposent.
Très beau tableau ; d’une grande vigueur. La fabrique à droite, bien variée, bien imaginée, de bel effet. Les figures sur la langue de terre, bien dessinées, et coloriées à plaisir. Si l’on voyait ce morceau seul, on ne pourrait s’empêcher de s’écrier : « O la belle chose ! » mais on le compare malheureusement avec un Vernet qui en alourdit le ciel, qui fait sortir l’embarras et le travail de la fabrique, qui accuse les eaux de fausseté, et qui rend sensible aux moins connaisseurs la différence d’une figure faite avec grâce, facilité, légèreté, esprit, mollesse, et d’une figure qui a du dessin et de la couleur, mais qui n’a que cela ; la différence d’un pinceau vigoureux, mais âpre et dur, et d’une harmonie de nature ; d’un original et d’une belle imitation ; de Virgile et de Lucain. Le Loutherbourg est fait et bien fait. Le Vernet est créé.
Une Tempête.
On voit à gauche un grand rocher ; sur une longue saillie de ce rocher s’élevant à pic au-dessus des eaux, un homme agenouillé et courbé qui tend une corde à un malheureux qui se noie. Voilà qui est bien imaginé. Sur une avance au pied du rocher, un autre homme qui tourne le dos à la mer, [394] qui se dérobe avec les mains dont il se couvre le visage, les horreurs de la tempête ; cela est bien encore. Sur le devant du même côté, un enfant noyé, étendu sur le rivage et la mère qui se désole sur son enfant. Monsieur Loutherbourg, cela est mieux, mais ne vous appartient pas ; vous avez pris cet incident à Vernet. Au même endroit, plus vers la droite, un époux qui soutient sous les bras sa femme nue et moribonde. Ni cela, non plus, monsieur Loutherbourg ; autre incident emprunté de Vernet. Le reste est une mer orageuse, des eaux agitées et couvertes d’écumes. Au-dessus des eaux, un ciel obscur qui se résout en pluie.
Tableau cru, dur, sans vérité, sans effet, peint de réminiscence de plusieurs autres. Plagiat. Ces eaux de Loutherbourg sont fausses, ou celles de Vernet. Ce ciel de Loutherbourg est solide et pesant, ou les mêmes ciels de Vernet ont trop de légèreté, de liquidité et de mouvement. Monsieur Loutherbourg, allez voir la mer. Vous êtes entré dans des étables, et l’on s’en aperçoit ; mais vous n’avez jamais vu de tempêtes.
Autre Tempête .
A droite, roches formidables dont les proéminences s’élancent vers la mer et sont suspendues en voûte au-dessus de la surface des eaux. Sur ces roches, plus sur le devant, autres roches moins considérables, mais plus [395] avancées dans la mer. Dans une espèce de détroit ou d’anse formée par ces dernières, une mer qui s’y porte avec fureur. Sur leur penchant, dans la demi-teinte, homme assis soutenant par la tête, une femme noyée qu’un autre sur la pente en dessous, porte par les pieds. Sur l’extrémité d’une de ces roches cintrées, du fond, la plus isolée, la plus loin jetée sur les flots, un spectateur, les bras étendus, effrayé, stupéfait, et regardant les flots en un endroit où vraisemblablement des malheureux viennent d’être brisés, submergés. Autour de ces masses escarpées, hérissées, inégales, sur le devant et dans le lointain, des flots soulevés et écumeux. Vers le fond, sur la gauche, un vaisseau battu de la tempête. Toute cette scène obscure ne reçoit du jour que d’un endroit du ciel à gauche où les nuées sont moins épaisses. De là, ces nuées vont en se condensant, en s’obscurcissant sur toute l’étendue des eaux. Elles sont comme palpables vers la gauche.
Les eaux sont dures et crues. Pour ces nuées, Vernet aurait bien su les rendre aussi denses, sans les faire mates, lourdes, immobiles et compactes. Si les ciels, les eaux, les nuées de Loutherbourg sont durs et crus, c’est la suite de sa vigueur affectée, et de la difficulté de mettre d’accord, quand on a forcé de couleur, quelque objet.
Paysages
Cascade .
A droite, masse de rochers. Cascade entre ces rochers. Montagnes sur le fond. Vers la gauche, au-delà des eaux de la cascade, sur une terrasse assez élevée, animaux et pâtre, une vache couchée, une autre vache qui descend dans l’eau, une troisième arrêtée sur laquelle le pâtre debout et vu par le dos [396] a les bras appuyés. Tout à fait vers la gauche, le chien du pâtre. Ensuite des arbres et du paysage.
Arbres lourds ; mauvais ciel, à l’ordinaire ; pauvre paysage ; cet artiste a communément le pinceau plus chaud. Mais, me direz-vous, qu’est-ce que peindre chaudement? C’est conserver sur la toile aux objets imités, la couleur des êtres de la nature, dans toute sa force, dans toute sa vérité, dans tous ses accidents. Si vous exagérez, vous serez éclatant, mais dur, mais cru. Si vous restez en deçà, vous serez peut-être doux, moelleux, harmonieux, mais faible. Dans l’un et l’autre cas, vous serez faux, à vous juger à la rigueur.
Autre Paysage .
J’aperçois des montagnes, à ma droite ; plus sur le fond, du même côté, le clocher d’une église de village ; sur le devant, en m’avançant vers la gauche, un paysan assis sur un bout de rocher, son chien dressé sur les pattes de derrière, et posé sur ses genoux ; plus bas et plus à gauche, une laitière qui donne dans une écuelle de son lait à boire au chien du berger. Quand une laitière donne son lait à boire au chien, je ne sais ce qu’elle refuse au berger. Autour du berger, sur le devant, moutons qui se reposent et qui paissent. Plus vers la gauche et un peu plus sur le fond, des bœufs, des vaches. Puis une mare d’eau. Tout à fait à ma gauche, et sur le devant, chaumière, maisonnette, petite fabrique derrière laquelle des arbres et des rochers qui terminent la scène champêtre dont le centre présente des montagnes dispersées dans le lointain, montagnes qui lui donnent de l’étendue et de la profondeur. La lumière rougeâtre dont elle est éclairée, est bien du soir ; et il y a quelque finesse dans l’idée du tableau. [397]
Autre Paysage .
Il y a un tableau de Vernet qui semble avoir été fait exprès pour être comparé à celui-ci et apprécier le mérite des deux artistes. Je voudrais que ces rencontres fussent plus fréquentes ; quel progrès n’en ferions-nous pas dans la connaissance de la peinture ? En Italie, plusieurs musiciens composent sur les mêmes paroles. En Grèce, plusieurs poètes dramatiques traitaient le même sujet. Si l’on instituait la même lutte entre les peintres, avec quelle chaleur n’irions-nous pas au Salon ? quelles disputes ne s’élèveraient pas entre nous ? Et chacun s’occupant à motiver sa préférence, quelles lumières, quelle certitude de jugement n’acquerrions-nous pas ? D’ailleurs croit-on que la crainte de n’être que le second n’excitât pas de l’émulation entre les artistes, et ne les portât pas à quelques efforts de plus.
Des particuliers, jaloux de la durée de l’art parmi nous, avaient projeté une souscription, une loterie. Le prix des billets devait être employé à occuper les pinceaux de notre Académie. Les tableaux auraient été exposés et appréciés. S’il y avait eu moins d’argent qu’il n’en fallait, on aurait augmenté le prix du billet. Si le fonds de la loterie avait excédé la valeur des tableaux, le surplus aurait été reversé sur la loterie suivante. Le gain du premier lot consistait à entrer le premier dans le lieu de l’exposition, et à choisir le tableau qu’on aurait préféré. Ainsi il n’y avait d’autre juge que le gagnant. Tant pis pour lui et tant mieux pour celui qui choisissait après lui, si négligeant le jugement des artistes et du public, il s’en tenait [398] à son goût particulier. Ce projet n’a point eu lieu, parce qu’il était embarrassé de différentes difficultés qui disparaissent en suivant la manière simple dont je l’ai conçu.
La scène montre à droite le sommet d’un vieux château. Au-dessous des rochers. Dans ces rochers, trois arcades pratiquées ; au long de ces arcades, un torrent dont les eaux resserrées par une autre masse de roches qui s’avancent encore plus sur le devant, viennent se briser, bondir, couvrir de leur écume un gros quartier de pierre brute et s’échappent ensuite en petites nappes, sur les côtés de cet obstacle. Ce torrent, ces eaux, cette masse font un très bel effet et bien pittoresque. Au-delà de ce poétique local les eaux se répandent et forment un étang. Au-delà des arcades, un peu sur le fond, et vers la gauche, on découvre le sommet d’un nouveau rocher couvert d’arbustes et de plantes sauvages. Au pied de ce rocher, un voyageur conduit un cheval chargé de bagage. Il semble se proposer de grimper vers les arcades, par un sentier coupé dans le roc, sur la rive du torrent. Il y a entre son cheval et lui, une chèvre. Au-dessous de ce voyageur, plus sur le devant et plus sur la gauche, on rencontre une paysanne, montée sur une bourrique. L’ânon suit sa mère. Tout à fait sur le devant, au bord de l’étang formé des eaux du torrent, sur un plan correspondant à l’intervalle qui sépare le voyageur qui conduit son cheval, de la paysanne affourchée sur son ânesse, c’est un pâtre qui mène ses bestiaux à l’étang. La scène est fermée à gauche par une haute masse de roches couvertes d’arbustes, et elle reçoit sa profondeur, des sommités de montagnes vaporeuses qu’on a placées au loin et qu’on découvre entre les roches de la gauche et la fabrique de la droite.
Quand Vernet ne l’emporterait pas de très loin sur Loutherbourg, par la facilité, l’effet, toutes les parties du technique, ses compositions seraient encore plus intéressantes que celles de son antagoniste. Celui-ci ne sait introduire dans ses compositions que des pâtres et des animaux ! Qu’y voit-on. Des pâtres et des animaux, et toujours des pâtres et des animaux. L’autre y sème des personnages et des incidents de toute espèce ; et ces [399] personnages et ces incidents, quoique vrais, ne sont pas la nature commune des champs. Cependant ce Vernet, tout ingénieux, tout fécond qu’il est, reste encore bien en arrière du Poussin du côté de l’idéal. Je ne vous parlerai point de l’Arcadie de celui-ci, ni de son inscription sublime : Et ego in Arcadia ; « Je vivais aussi dans la délicieuse Arcadie ». Mais voici ce qu’il a montré dans un autre paysage plus sublime peut-être et moins connu. C’est celui-ci qui sait aussi, quand il lui plaît, vous jeter du milieu d’une scène champêtre, l’épouvante et l’effroi. La profondeur de sa toile est occupée par un paysage noble, majestueux, immense. Il n’y a que des roches et des arbres, mais ils sont imposants. Votre œil parcourt une multitude de plans différents depuis le point le plus voisin de vous, jusqu’au point de la scène le plus enfoncé. Sur un de ces plans-ci, à gauche, tout à fait au loin, sur le fond, c’est un groupe de voyageurs qui se reposent, qui s’entretiennent, les uns assis, les autres couchés, tous dans la plus parfaite sécurité. Sur un autre plan, plus sur le devant, et occupant le centre de la toile, c’est une femme qui lave son linge dans une rivière. Elle écoute. Sur un troisième plan, plus vers la gauche, et tout à fait sur le devant, c’était un homme accroupi, mais il commence à se lever, et à jeter ses regards mêlés d’inquiétude et de curiosité, vers la gauche et le devant de la scène. Il a entendu. Tout à fait à droite, et sur le devant, c’est un homme debout, transi de terreur et prêt à s’enfuir. Il a vu. Mais qu’est-ce qui lui imprime cette terreur ? Qu’a-t-il vu ? Il a vu tout à fait sur la gauche et sur le devant, une femme étendue à terre, enlacée d’un énorme serpent qui la dévore et qui l’entraîne au fond des eaux où ses bras, sa tête et sa chevelure pendent [400] déjà. Depuis les voyageurs tranquilles du fond, jusqu’à ce dernier spectacle de terreur, quelle étendue immense, et sur cette étendue, quelle suite de passions différentes, jusqu’à vous qui êtes le dernier objet, le terme de la composition. Le beau tout, le bel ensemble ! c’est une seule et unique idée qui a engendré le tableau. Ce paysage, ou je me trompe fort, est le pendant de l’Arcadie ; et l’on peut écrire sous celui-ci φόβος et sous le précédent, καὶ ἔλεος.
Voilà les scènes qu’il faut savoir imaginer, quand on se mêle d’être un paysagiste. C’est à l’aide de ces fictions qu’une scène champêtre devient autant et plus intéressante qu’un fait historique. On y voit le charme de la nature, avec les incidents les plus doux ou les plus terribles de la vie. Il s’agit bien de montrer ici un homme qui passe ; là un pâtre qui conduit ses bestiaux ; ailleurs un voyageur qui se repose ; en un autre endroit un pêcheur sa ligne à la main et les yeux attachés sur les eaux. Qu’est-ce que cela signifie ! Quelle sensation cela peut-il exciter en moi ! Quel esprit, quelle poésie y a-t-il là-dedans ! Sans imagination, on peut trouver ces objets à qui il ne reste plus que le mérite d’être bien ou mal placés, bien ou mal peints ; c’est qu’avant de se livrer à un genre de peinture, quel qu’il soit, il faudrait avoir lu, réfléchi, pensé ; c’est qu’il faudrait s’être exercé à la peinture historique qui conduit à tout. Tous les incidents du paysage du Poussin sont liés par une idée commune, quoique isolés, distribués sur différents plans et séparés par de grands intervalles. Les plus exposés au péril, ce sont ceux qui en sont les plus éloignés. Ils ne s’en doutent pas. Ils sont tranquilles. Ils sont heureux. Ils s’entretiennent de leur voyage. Hélas, parmi eux, il y a peut-être un époux que sa femme attend avec impatience [401] et qu’elle ne reverra plus ; un fils unique que sa mère a perdu de vue depuis longtemps et dont elle soupire en vain le retour ; un père qui brûle du désir de rentrer dans sa famille. Et le monstre terrible qui veille dans la contrée perfide dont le charme les a invités au repos, va peut-être tromper toutes ces espérances. On est tenté, à l’aspect de cette scène, de crier à cet homme qui se lève d’inquiétude : « Fuis » ; à cette femme qui lave son linge : « Quittez votre linge, fuyez » ; à ces voyageurs qui se reposent : « Que faites-vous là ? Fuyez, mes amis. Fuyez. » Est-ce que les habitants des campagnes, au milieu des occupations qui leur sont propres, n’ont pas leurs peines, leurs plaisirs, leurs passions, l’amour, la jalousie, l’ambition ; leurs fléaux, la grêle qui détruit leurs moissons, et qui les désole ; l’impôt qui déménage et vend leurs ustensiles, la corvée qui dispose de leurs bestiaux et les emmène ; l’indigence et la loi qui les conduisent dans les prisons ? N’ont-ils pas aussi nos vices et nos vertus ? Si au sublime du technique, l’artiste flamand avait réuni le sublime de l’idéal ; on lui élèverait des autels.
Tableau d’animaux .
On voit à droite un bout de roche ; sur cette roche, des arbres ; au pied, le pâtre assis. Il tend, en souriant, un morceau de son pain à une vache [402] blanche qui s’avance vers lui et sous laquelle l’artiste a accroupi une autre vache rousse. Celle-ci est sur le devant, et couvre les pieds de la vache blanche. Autour de ces deux vaches, ce sont des moutons, des brebis, des béliers, des boucs, des chèvres. Il y a une échappée de campagne sur le fond. Tout à fait sur la gauche, un âne s’avance de derrière une autre fabrique de roche, vers des chardons parsemés autour de cette masse qui ferme la scène du côté gauche.
Beau, très beau tableau ; très vigoureusement et très sagement colorié. Animaux vrais, peints et éclairés largement. Les brebis, les chèvres, les boucs, les béliers et l’âne sont surprenants. Pour le pâtre et tout le côté droit du tableau, s’il paraît un peu sourd, c’est peut-être le défaut de l’exposition, l’effet de la demi-teinte qui est forte. Le ciel est un des plus mauvais, des plus lourds de l’artiste. C’est un gros quartier de lapis-lazuli à couper avec le ciseau d’un tailleur de pierre. On peut s’asseoir là-dessus. Cela est solide. Jamais corps ne divisera cette épaisseur en tombant. Point d’oiseau qui n’y périsse étouffé. Il ne se meut point ; il ne fuit point. Il pèse sur ces pauvres bêtes. Vernet nous a rendus difficiles sur les ciels. Les siens sont si légers, si rares, si vaporeux, si liquides. Si Loutherbourg en avait le secret ; comme ils feraient valoir le reste de sa composition ; ses objets seraient isolés, hors de la toile, ce serait une scène réelle. Jeune artiste, étudiez donc les ciels. Vous voulez être vigoureux, j’y consens ; mais tâchez de n’être pas dur. Ici par exemple, vous avez évité l’un de ces défauts, sans tomber dans l’autre ; et le vieux Berghem aurait souri à vos animaux. [403]
Dessins .
Le Dedans d’une étable, éclairé de la lumière naturelle .
Deux bœufs couchés, l’un la tête tournée vers la gauche et sur le devant ; l’autre la tête tournée vers la droite, et le corps presque entièrement couvert du premier. A gauche, sur le devant, mouton couché et qui dort. Du même côté sur le fond, pâtre étendu à plat ventre sur de la paille. La lumière naturelle entre par une fenêtre carrée ouverte au mur latéral de la droite. Il faut voir la beauté et la vérité de ces animaux ; l’effet du rideau de lumière qui glisse sur eux ; comme ils en sont frappés ; comme ils en sont largement éclairés ; comme ils sont dessinés. J’aime mieux un pareil dessin que dix tableaux communs.
Le Dedans d’une étable éclairé de la lumière d’une lanterne de corne .
En entrant dans cette étable par la gauche, on trouve des cruches, et autres ustensiles champêtres ; puis la lanterne de corne suspendue à un chevron de la toiture ; au-dessous un chien qui dort ; plus vers la droite, dormant aussi, le pâtre, le dos étendu sur de belle paille ; sous un râtelier, tout à fait à la droite, un ânon couché sur des gerbes. Je serais transporté de celui-ci, si je n’avais pas vu le premier.
Scène champêtre éclairée par la lune .
Imaginez à gauche une grande arcade ; sous cette arcade, des eaux ; entre des nuages, le disque de la lune dont la lumière faible et pâle, frappe la partie supérieure de la voûte ou arcade et éclaire la scène. Au pied de la voûte, sur le devant, une chèvre ; en s’avançant vers la droite, toujours sur le devant, des moutons et des vaches. Depuis le côté intérieur de la voûte, [404] sur toute la longueur du fond, une fabrique ruinée dont le sommet est couvert d’arbustes. Sur un plan qui partage à peu près en deux la profondeur, un pâtre sur son âne. Au-dessous, un peu plus sur la droite, un bélier et des moutons. Sur le devant quelques masses de pierres. Des roches couvertes d’arbustes ferment la scène vers la droite. C’est encore un très beau dessin.
L’artiste semble s’être proposé à peu près le même local et les mêmes objets à éclairer de toutes les lumières différentes qu’il s’agit de distinguer avec du blanc, du brun et du bleu. Il n’a oublié que le feu. Après de pareilles études, il ne tombera pas dans le défaut si fréquent et si peu remarqué, je ne dis pas dans les paysages, mais dans toutes les compositions, de n’employer qu’un seul corps lumineux, et de peindre toutes les sortes de lumières.
Le Dedans d’une écurie éclairé d’une lanterne de corne placée sur le devant .
On voit à gauche les têtes de quelques bêtes à corne. Sur le fond, un pâtre s’en allant vers la droite, avec une botte de paille sous chaque bras. La lanterne posée à terre sur le devant l’éclaire par le dos. `Plus à droite et au premier plan, un âne debout qui braille ; autour de l’animal importun des moutons couchés. Tout à fait à droite et sur le fond, un râtelier avec du foin. Les précédents ne déparent ni celui-ci ni les suivants.
Le Dedans d’une écurie éclairé par une lampe .
A gauche, une petite séparation, tout à fait dans l’ombre et sur le devant, où l’on voit un pâtre assis sur son grabat, se frottant les yeux, bâillant, s’éveillant. Au-dessus de sa tête, des planches sur lesquelles des pots et d’autres ustensiles. Au-delà de la couche du pâtre, en dedans de l’écurie, poteau d’où partent plusieurs chevrons à l’un desquels la lampe est suspendue. Au pied de ce poteau, paniers et ustensiles. Proche la lampe, plus sur le fond, des chevaux. Vis-à-vis ces chevaux, un bouc. Sur un plan entre les chevaux et le bouc, un autre pâtre. Proche de celui-ci, un ânon. [405] Autour de l’ânon, en allant vers la droite, quelques moutons ; au-dessus des moutons, sur le fond, vaches s’acheminant avec le reste des animaux, vers une grande porte ouverte à droite, à l’angle intérieur du mur latéral droit. Tout à fait de ce côté, attenant à la porte sur le devant, fabrique de bois. Au pied de cette fabrique, des sacs debout, un crible et d’autres ustensiles.
Autre dedans d’écurie éclairé d’une lampe .
A gauche fabrique de bois ; sur une planche attachée à un poteau, lampe allumée. Au pied de ce poteau, pâtre endormi, son chien à ses pieds. Puis un amas de foin, une grande vache debout ; autour de cette vache, sur le devant, des moutons couchés et un ânon accroupi.
Fermez les yeux, prenez de ces six dessins le premier qui vous tombera sous la main, et soyez sûr d’avoir une chose précieuse. Je ne sais si, à tout prendre, ils ne sont pas plus faits dans leur genre que les tableaux de l’artiste. Ici, il n’y a rien à reprendre.
Autres dessins sur différents papiers .
C’est un berger à droite, assis à terre, le coude appuyé sur un bout de roche ; ses animaux se reposant devant lui ; c’est un souffle, mais c’est le souffle de la nature et de la vérité. Beau dessin, crayon large, grands animaux, économie de travail merveilleuse.
Le livret annonce d’autres morceaux sous le même n° 130 mais je ne me les rappelle pas. Je ne les regrette pas pour vous ; la meilleure description dit si peu de chose ; mais bien pour moi qui les aurais vus.
Et vous voilà tiré de Loutherbourg, à qui certes on ne saurait refuser un grand talent. C’est une belle chose que son Tableau d’animaux. Voyez cette vache blanche, comme elle est grasse ! Plus vous le regarderez de près plus le faire vous en plaira ; il est touché comme un ange. Le Combat sur [406] terre, le Combat sur mer, la Tempête, le Calme, le Midi, le Soir, six morceaux qui appartiennent au comte de Creutz, sont tous fort beaux et d’un bel effet. Il y a des terrasses, des roches, des arbres, des eaux, imités à miracle et d’un ton de couleur très chaud, très piquant. Dans la Bataille sur terre, son morceau de réception, le coup de canon, ou plutôt ce ciel, cette fumée teinte d’un feu rougeâtre est bien. Le cheval blanc, dessiné à ravir, belle croupe, tête pleine de vie. L’animal et le cavalier vont tomber. Le cavalier se renverse en arrière. Il a abandonné ses armes. Son cheval est sur la croupe. Les armes sont faites avec précision, et il y a là un tact tout particulier. Boucher m’arrêta par le bras, et me dit : « Regardez bien ce morceau. C’est un homme que cela. » L’autre cavalier sur le fond allonge le bras, en laissant tomber son sabre.
$7327
Un des blessés sur le devant, a une épée passée à travers les flancs et tente inutilement de l’arracher. Il est bien dessiné et son expression est forte. La touche vigoureuse des soldats morts, le brillant mat de l’acier donnent de la force au devant du tableau. La terrasse est chaudement faite, heurtée, coloriée. A l’angle droit, on escalade un fort. La teinte y est très vaporeuse ; les soldats ajustés à la manière de Salvator Rosa, mais ce n’est pas la touche fière de celui-ci. Si vous voulez bien savoir ce que c’est que papilloter en grand, arrêtez-vous un moment encore devant le Combat de mer ; et vous sentirez votre œil successivement attiré par différents objets séparément très lumineux, sans avoir le temps de s’arrêter, de se reposer sur aucun. Les combattants n’y manquent pas d’action. Ce sont des Turcs d’un côté ; de l’autre des soldats cuirassés. Ce tableau est plus soigné et moins beau. A la Tempête, le local est trop noir, les vagues lourdes, la pluie semblable à une trame de toile, à un réseau à prendre des bécasses ; il est monotone ; point de clair ; pas la moindre lueur ; les figures très bien pensées, très maussadement coloriées. Le Calme [407] est roussâtre et sec. A cet instant les objets sont comme abreuvés de lumière ; effet très difficile à rendre. On n’obtient de grandes lumières que par l’opposition des ombres ; et à midi, tout est brillant, tout est clair ; à peine y a-t-il de l’ombre dans la campagne ; elle y est comme détruite par la vigueur des reflets. Il n’en reste qu’au fond des antres, dans les cavernes où l’obscurité est redoublée par l’éclat général. Faible à la lisière des forêts, il faut s’y enfoncer pour l’y trouver forte. Le Soir est peint chaudement. On voit que la terre est encore brûlante. Les arbres ne sont pas mal feuillés. Loutherbourg en tout touche fortement et spirituellement. Revenez sur le Tableau d’animaux ; regardez le cheval chargé de bagage et son conducteur, et dites-moi s’il était possible de faire cet animal avec plus de finesse, et ce bagage avec plus de ragoût. Au morceau où la laitière donne de son lait au chien du berger, le chien est de bonne couleur ; les figures sont bien dessinées ; et la dégradation de la lumière prolonge du centre du tableau à une distance infinie, la campagne et le lointain. J’ajouterai de ses dessins, qu’il était impossible d’y montrer plus d’esprit et plus d’intelligence. C’eût été bien dommage qu’une canne à pomme d’or égarée dans sa maison eût privé l’Académie d’un aussi grand artiste. Cependant peu s’en est fallu. Quand on éveille la jalousie par un grand talent, il ne faut pas prêter le flanc du côté des mœurs. La furie de ce jeune peintre se jette sur tout ; mais c’est dans les batailles surtout qu’elle se déploie. En lui pardonnant sa manière de pyramider, sa disposition est bien entendue ; ses groupes s’y multiplient sans confusion ; sa couleur est forte ; les effets d’ombre et de lumières sont grands ; ses figures noblement et naturellement dessinées ; leurs attitudes variées ; ses combattants bien en action ; ses morts, ses mourants, ses blessés, bien jetés, bien entassés sous les pieds de ses chevaux ; ses animaux vrais et animés ; ce sont des bataillons rompus, des postes emportés, un feu perçant à travers les rougeâtres tourbillons de la poussière et de la fumée, du sang, du carnage, un spectacle terrible. A l’une de ses tempêtes, sa mer est trop agitée aux parties éloignées du tableau ; la chaloupe qui coule à fond, le mouvement de l’eau sont bien rendus ; si ce n’est qu’il est absurde que de frêles bâtiments tentent un abordage par un gros [408] temps, ou comme disent les marins par une mer trop dure. Encore une fois Loutherbourg a un talent prodigieux ; il a beaucoup vu la nature, mais ce n’est pas chez elle ; c’est en visite chez Berghem, Wouwermans et Vernet. Il a de la couleur. Il peint d’une manière ragoûtante et facile. Ses effets sont piquants. Dans ses tableaux de paysages, il y a quelquefois des figures qui visent un peu à l’éventail ; j’en appelle à l’un de ces tableaux du Matin ou du Soir, et à cette petite femme qu’on y voit montée sur un cheval, avec un petit chapeau de paille sur la tête, et noué d’un ruban sur son cou. Avec cela, c’est un furieux garçon et qui n’en restera pas où il en est ; surtout si en s’assujettissant un peu plus à l’étude du vrai, ses compositions viennent à perdre je ne sais quoi de romanesque et de faux qu’on y sent plus aisément qu’on ne le peut dire. Son grand tableau de bataille l’a élevé au rang d’académicien ; et c’est, ma foi, à bon titre. C’est le plus beau, celui qui caractérise le mieux, un grand maître. Des dix-huit morceaux qu’il a exposés, il n’y en a pas un où l’on ne découvre des beautés. Ce qui lui manque peut s’acquérir. On n’acquiert point ce qu’il a. Qu’il aille, qu’il regarde et qu’il fasse provision de phénomènes. Si ces dessins sur papier blanc au crayon rouge, ont moins d’effet que ceux sur papier bleu ; cela tient certainement à la couleur du papier et du crayon. Un dessin sur papier blanc et à la sanguine, est nécessairement plus égal, de ton, de touche et d’effet. Mais en général, ils sont d’un prix inestimable. Mon ami, y avez-vous bien pris garde ? Avez-vous observé combien ils sont fins et spirituels ? Quel effet ! quelle touche ! quel ragoût ! quelle vérité ! Ah les beaux dessins. Berghem ne les désavouerait pas. Au reste n’oubliez pas que je ne garantis ni mes descriptions, ni mon jugement sur rien ; mes descriptions, parce qu’il n’y a aucune mémoire sous le ciel qui puisse remporter fidèlement autant de compositions diverses ; mon jugement, parce que je ne suis ni artiste, ni même amateur. Je vous dis seulement ce que je [409] pense, et je vous le dis avec toute ma franchise. S’il m’arrive d’un moment à l’autre de me contredire, c’est que d’un moment à l’autre, j’ai été diversement affecté ; également impartial, quand je loue et que je me dédis d’un éloge, quand je blâme et que je me dépars de ma critique. Donnez un signe d’approbation à mes remarques, lorsqu’elles vous paraîtront solides ; et laissez les autres, pour ce qu’elles sont. Chacun a sa manière de voir, de penser, de sentir. Je ne priserai la mienne que quand elle se trouvera conforme à la vôtre. Et cela bien dit une fois, je continue mon chemin, sans me soucier du reste, après avoir murmuré tout bas à l’oreille de l’ami Loutherbourg : « Votre femme est jolie ; on le lui disait avant qu’elle vous appartînt ; qu’on continue à le lui dire, depuis qu’elle est à vous, à la bonne heure, si cela vous convient autant qu’à elle ; mais faites en sorte qu’on puisse oublier sans conséquence sur son lit, ou le vôtre, son chapeau, son épée ou sa canne à pomme d’or. Madame Vassé et tant d’autres moitiés d’artistes que je nommerais bien, ont aussi des lits, mais on y retrouve tout ce qu’on y oublie.
Deshays.
131.
Les portraits de Deshays sont si mauvais de dessin, de couleur et du reste, qu’ils ont l’air d’être faits en dépit de l’art et du bon sens. Celui-ci ne vous ruinera pas en copie. Je ne ressemble pas à l’usurier d’Horace : Quanto perditior quisque est, tanto acrius urget*. Quand je blâme, je [410] fronce le sourcil, et cela ne m’amuse pas. Voici cinq ou six personnages qui vont me donner de l’humeur. Si je ne me hâte pas de m’en débarrasser, je ne sais plus quand vous aurez la suite.
Lépicié.
132.
Jésus-Christ ordonne à ses disciples de laisser approcher des enfants qu’on lui présente.
Tableau cintré de sept pieds neuf pouces de haut, sur sept pieds six pouces de large.
De même hauteur et de la moitié de la largeur, à gauche du précédent, St Charlemagne.
De même hauteur et de la moitié de la largeur du premier, à droite et en regard avec St Charlemagne, St Louis. Les deux derniers cintrés comme le premier.
Avez-vous vu quelquefois au coin des rues, de ces chapelles que les pauvres habitants de Ste Reine621 promènent sur leurs épaules, de bourgs [411] en villes ; c’est une espèce de boîte cintrée qui renferme un tableau principal ; et dont les deux vantaux peints en dedans montrent chacun l’image d’un saint, quand la boîte ou chapelle portative est ouverte ? Eh bien, tout juste de la même forme et de la même force, les trois tableaux précédents. C’est la chapelle des gueux de Sainte-Reine, et ce l’est si bien qu’il n’y manque que les charnières que j’y aurais peintes furtivement, si j’avais été un des polissons de l’école.
Au fond de la boîte, c’est le Christ n’ordonnant pas à ses disciples de laisser approcher les petits enfants, comme le peintre le dit ; mais les recevant, les accueillant ; ainsi Lépicié n’a su ce qu’il faisait, et c’est le moindre défaut de son ouvrage. Le Christ est assis sous un palmier ; autour de lui vers la gauche sont plusieurs petits enfants, filles et garçons qui lui sont présentés par leurs mères, leurs frères, leurs grand-mères. A droite, derrière le palmier, deux ou trois apôtres en mauvaise humeur.
Sur le vantail à droite St Louis ; sur le vantail à gauche St Charlemagne.
Le tableau du milieu est cru, sec et dur, comme il les faut pour appeler la populace, aux carrefours. Figures raides, découpées, appliquées les unes sur les autres, sans plan, sans mouvement, fortes enluminures. Quel sujet cependant pour un grand maître ! par le charme et la variété des natures ! Imaginez ce Christ, ces apôtres, ces pères, ces mères, ces grand-mères, ces petites filles, ces petits garçons peints par un Raphaël.
Sans avoir vu le St Louis on ne devine pas combien il est plat, ignoble, sot et bête. C’est à peu près comme nos anciens sculpteurs nous le montrent en pierre aux portails des églises gothiques.
Le St Charlemagne est un gros spadassin, le ventre tendu en devant, [412] la tête ébouriffée et renversée en arrière, la main gauche fièrement appuyée sur le pommeau de son épée. Il est impossible de le regarder, sans se rappeler la figure du feu Gros Thomas.
Si Mr Lépicié veut placer ces trois tableaux, en enseigne, à sa porte, je lui garantis la pratique de tous ces gens qui chantent dans les rues, montés sur des escabeaux, la baguette à la main, à côté d’une longue pancarte attachée à un grand bâton, et montrant, « comment le diable lui apparut pendant la nuit, comment il se leva et s’en alla dans la chambre de sa femme qui dormait. Le voilà qui va. Voilà le diable qui le pousse. Le voilà dans la chambre de sa femme. Voilà sa femme qui dort. Comment son bon ange lui retint la main, lorsqu’il allait tuer sa femme. Voilà le bon ange. Voilà le méchant époux avec son couteau. Le voilà qui a le couteau levé. Voilà le bon ange qui lui retient la main. » Et cœtera, et cœtera. Je lui garantis l’entreprise de toutes les chapelles de Sainte-Reine, et autres lieux, tant en France qu’ailleurs où les paysans malheureux aiment mieux mendier dans les grandes villes que de rester dans leurs villages à cultiver des terres où ils déposeraient leur sueur et qui ne rendraient pas un épi pour les nourrir ; à moins qu’il n’aime mieux exercer les deux métiers à la fois, faire la curiosité et la montrer.
La Conversion de St Paul .
La lumière d’où se fit entendre la voix qui disait, Saule, Saule, quid me persequeris622, part de l’angle supérieur gauche du tableau. Cette gloire est bien lumineuse. Le saint renversé dans cette direction est aussi bien [413] renversé. Il est enveloppé de la masse des rayons qui le frappent ; mais qui ne le frappent [pas] assez pittoresquement ; il aurait fallu de la verve pour lui donner un air de foudre, et Lépicié n’en a pas. Le casque s’est séparé de la tête, et il est à terre au-dessous. Plus à droite, vu par le dos, courbé en devant et sortant du fond, un soldat relève Saül, le secourt, en appuyant une main entre ses épaules et l’autre sur la poitrine. Sur un plan plus enfoncé et correspondant au persécuteur terrassé, vu de face un soldat sur son cheval. Le cheval tranquille est plus brave que l’homme qui est fort effrayé, mais à la vérité d’un faux effroi, d’un effroi de théâtre. Ce gros soldat joue la parade. Tout à fait sur le fond, autour de ce grotesque personnage, et derrière son officieux camarade, des têtes de satellites épouvantés. Tout à fait à gauche, sous la lumière fulminante, abattu, troublé, effaré le cheval de Saül dont les jambes sont embarrassées dans les siennes. Ce cheval est beau et sa crinière flotte bien. Tout cela n’est ni mal entendu ni mal ordonné. La gloire m’a paru belle. La lumière forte et vraie. Le cheval assez beau, mais faible de touche et sans humeur. Le Saül a les yeux fermés, comme il doit arriver à un homme ébloui ; mais il est petit, chiffonné, ignoble de caractère, plus mort que vif. Ce bras droit qu’il tient étendu en l’air est vraiment hors de la toile ; l’autre bras, ainsi que la main, sont bleuâtres, ce qui suppose contre la vérité de la durée dans une position contrainte. Ces soldats du fond sont assez bien effarouchés ; et le tout est mieux dessiné, mieux colorié qu’il n’appartient à Lépicié. Le cheval de son gros Hollandais ventru qui fait la parade est de bois. Mais est-ce que Lépicié voudrait devenir quelque chose, faire le second tome de Lagrenée. Je n’en crois rien.
Un tableau de famille
Il y a là de quoi désespérer tous les grands artistes, et leur inspirer le plus parfait mépris pour le jugement public. Si vous en exceptez le Clair de [414] lune de Vernet que beaucoup de gens ont admiré sur parole, il n’y en a peut-être pas un autre qui ait arrêté autant de monde et qu’on ait plus regardé que celui-ci. C’est un vieux prêtre qui lit l’Ancien ou le Nouveau Testament au père, à la mère, aux enfants rassemblés. Il faut voir le froid de tous ces personnages ; le peu d’esprit et d’idées qu’on y a mis ; la monotonie de cette scène ; et puis cela est peint gris et symétrisé. Ce prêtre parle de la main et se tait de la bouche. Sa raide soutane a été exécutée sur lui par quelque mauvais sculpteur en bois. Elle n’est jamais sortie d’aucun métier d’ourdissage. Ce n’est pas ainsi que notre Greuze se tire de ces scènes-là, soit pour la composition, le dessin, les incidents, les caractères, la couleur. Monsieur Lépicié, laissez là ces sujets. Ils exigent un tout autre goût de vérité que le vôtre. Faites plutôt... ? Rien. Je ne vous décris pas ce tableau. Je n’en ai pas le courage. J’aime mieux causer un moment avec vous des jugements populaires dans les beaux-arts. Je serais long, si je voulais. Mais rassurez-vous, je serai court.
Le mérite d’une esquisse, d’une étude, d’une ébauche ne peut être senti que par ceux qui ont un tact très délicat, très fin, très délié, soit naturel, soit développé et perfectionné par la vue habituelle et différentes images du beau en ce genre, ou par les gens mêmes de l’art. Avant que d’aller plus loin, vous me demanderez ce que c’est que ce tact ? Je vous l’ai déjà dit. C’est une habitude de juger sûrement préparée par des qualités [415] naturelles et fondée sur des phénomènes et des expériences dont la mémoire ne nous est pas présente. Si les phénomènes nous étaient présents, nous pourrions sur-le-champ rendre compte de notre jugement, et nous aurions la science. La mémoire des expériences et des phénomènes ne nous étant pas présente, nous n’en jugeons pas moins sûrement, nous en jugeons même plus promptement, nous ignorons ce qui nous détermine, et nous avons ce qu’on appelle tact, instinct, esprit de la chose, goût naturel. S’il arrive qu’on demande à un homme de goût la raison de son jugement, que fait-il ? Il rêve, il se promène, il se rappelle ou les modèles qu’il a vus, ou les phénomènes de la nature, ou les passions du cœur humain, en un mot les expériences qu’il a faites, c’est-à-dire qu’il devient savant. Un même homme a le tact sur certains objets, et la science sur d’autres. Ce tact est préparé par des qualités que la nature seule donne. Parcourez toutes les fonctions de la vie, toutes les sciences, tous les arts, la danse, la musique, la lutte, la course, et vous reconnaîtrez dans les organes une aptitude propre à ces fonctions ; et de même qu’il y a une organisation de bras, de cuisses, de jambes, de corps, propre à l’état de portefaix ; soyez sûr qu’il y a une organisation de tête propre à l’état de peintre, de poète et d’orateur, organisation qui nous est inconnue, mais qui n’en est pas moins réelle, et sans laquelle on ne s’élève jamais au premier rang ; c’est un boiteux qui veut être coureur. Rappelez-vous toutes les études, toutes les connaissances nécessaires à un bon peintre, à un peintre né, et vous sentirez combien il est difficile d’être un bon juge, un juge né, en peinture. Tout le monde se croit compétent sur ce point, presque tout le monde se trompe ; il ne faut que [416] se promener une fois au Salon et y écouter les jugements divers qu’on y porte pour se convaincre qu’en ce genre, comme en littérature, le succès, le grand succès est assuré à la médiocrité, l’heureuse médiocrité qui met le spectateur et l’artiste commun de niveau. Il faut partager une nation en trois classes, le gros de la nation qui forme les mœurs et le goût national ; ceux qui restent sur ce plan, ne peuvent manquer l’approbation générale. Ceux qui s’élèvent au-dessus sont appelés des fous, des hommes bizarres, des originaux. Ceux qui descendent au-dessous, sont des plats, des espèces. Les progrès de l’esprit humain chez un peuple rendent ce plan mobile. Tel homme vit quelquefois trop longtemps pour sa réputation. Je vous laisse le soin d’appliquer ces principes à tous les genres ; je m’en tiens à la peinture. Je n’ai jamais entendu faire autant d’éloges d’aucun tableau de Vanloo, de Vernet, de Chardin que de ce maudit Tableau de famille de Lépicié, ou d’un autre tableau de famille, plus maudit encore, de Voiriot. Ces indignes croûtes ont entraîné le suffrage public et j’avais les oreilles rompues des exclamations qu’ils excitaient. Je m’écriais : « O Vernet ! ô Chardin ! ô Casanove ! ô Loutherbourg ! ô Robert ! travaillez à présent, suez sang et eau, étudiez la nature, épuisez-vous de fatigue, faites des poèmes sublimes avec vos pinceaux ; et pour qui ? Pour une petite poignée d’hommes de goût qui vous admireront en silence, tandis que le stupide, l’ignorant vulgaire, jetant à peine un coup d’œil sur vos chefs-d’œuvre, ira se pâmer, s’extasier, devant une enseigne à bière, un tableau de guinguette. » Je m’indignais, et j’avais tort. Est-ce qu’il en pouvait être autrement ? Il faut que le chancelier Bacon reste ignoré pendant cinquante ans. Lui-même l’avait prédit de son propre ouvrage. Il faut que Le Maître de Claville [417] ait en deux ou trois ans de temps cinquante éditions. Celui qui devance son siècle ; celui qui s’élève au-dessus du plan général des mœurs communes doit s’attendre à peu de suffrages ; il doit se féliciter de l’oubli qui le dérobe à la persécution. Ceux qui touchent au plan général et commun sont à la portée de la main. Ils sont persécutés. Ceux qui s’en élèvent à une grande distance, ne sont pas aperçus. Ils meurent oubliés et tranquilles. Ou comme tout le monde, ou très loin de tout le monde. C’est ma devise.
Amand.
135.
Soliman II fait déshabiller en sa présence des esclaves européennes .
Il n’y était pas et je ne vous conseille pas de le regretter. Je n’ai jamais vu d’Amand que des tableaux froids ou des esquisses extravagantes.
Plusieurs dessins, plusieurs mauvais dessins, dont je ne parlerais pas, sans un de ces traits d’absurdité sur lesquels il faut toujours arrêter [418] les yeux des enfants. C’est une figure d’homme vu par le dos, les mains appuyées à la manivelle coudée d’un tambour de puits. Il y a dans ces machines un moment où le coude de la manivelle rend la position du bras de levier très haute. Il faut alors ou que l’homme abandonne la manivelle ou que ses bras puissent atteindre à cette hauteur, les poings fermés, sans quoi la machine revient sur elle-même et le poids redescend. Or on donnerait un demi-pied de plus au tourneur de manivelle d’Amand qu’il ne serait pas encore assez grand ; en sorte que dans son dessin, ce n’est plus un homme qui tourne, c’est un homme qui arrête la manivelle à son point le plus bas et qui se repose dessus.
Si vous ne m’en croyez pas sur les dessins d’Amand, celui où au bas d’une fabrique à droite, il y a un groupe de gens qui concertent ; à gauche une statue de Flore sur son piédestal ; à droite un escalier ; au-dessus de l’escalier une fabrique ; plus vers la gauche sur une partie du massif commun de la fabrique, une cuvette soutenue par des figures ; et au-dessous de la cuvette, un bassin qui reçoit les eaux, revoyez cela, et jugez si j’ai tort de dire que rien n’est plus bizarre, plus dur et plus mauvais.
L’Atelier de menuiserie ne serait qu’une passable vignette pour notre recueil d’arts623. Pas davantage.
L’Atelier de doreur, autre passable vignette pour le recueil des arts que nous faisons au milieu de tous les obstacles possibles, que l’Académie a commencé il y a soixante ans, qu’elle n’a pas fait avec tous les secours imaginables du gouvernement, qu’elle vient de reprendre par honte et par jalousie, et qu’elle abandonnera par dégoût et par paresse.
Les deux paysages d’Amand sont froids, monotones, brouillés ; [419] beaucoup d’objets entassés les uns sur les autres ; et chaque objet bien chargé de crayon, sans effet.
Fragonard.
137.
Quantum mutatus ab illo !
Tableau ovale, représentant des groupes d’enfants dans le ciel .
C’est une belle et grande omelette d’enfants ; il y en a par centaines, tous entrelacés les uns dans les autres, têtes, cuisses, jambes, corps, bras, avec un art tout particulier. Mais cela est sans force, sans couleur, sans profondeur, sans distinction de plans. Comme ces enfants sont très petits, ils ne sont pas faits pour être vus à une grande distance. Mais comme le tout ressemble à un projet de plafond ou de coupole, il faudrait le suspendre horizontalement au-dessus de sa tête et le juger de bas en haut. J’aurais attendu de cet artiste quelque effet piquant de lumière, et il n’y en a point. Cela est plat, jaunâtre, d’une teinte égale et monotone et peint cotonneux. Ce mot n’a peut-être pas encore été dit, mais il rend bien et si bien qu’on prendrait cette composition, pour un lambeau d’une belle toison de brebis, bien propre, bien jaunâtre, dont les poils entremêlés ont formé par hasard des guirlandes d’enfants. Les nuages répandus entre eux sont pareillement jaunâtres, et achèvent de rendre la comparaison exacte. Monsieur Fragonard, cela est diablement fade. Belle omelette, bien douillette, bien jaune et point brûlée. [420]
Une tête de vieillard .
Cela est faible, mou, jaunâtre, teintes variées, passages bien entendus, mais point de vigueur. Ce vieillard regarde au loin. Sa barbe est un peu monotone, point touchée de verve ; même reproche aux cheveux, quoiqu’on ait voulu l’éviter. Couleur fade. Cou sec et raide. Monsieur Fragonard, quand on s’est fait un nom, il faut avoir un peu plus d’amour-propre. Quand après une immense composition qui a excité la plus forte sensation, on ne présente au public qu’une Tête, je vous demande, à vous-même, ce qu’elle doit être.
Plusieurs Dessins .
Pauvres choses ! Le paysage est mauvais. L’homme appuyé sur sa bêche ne vaut pas mieux. J’en dis autant de cette espèce de brocanteur assis devant sa table, dans un fauteuil à bras. La mine en est pourtant excellente.
Monnet.
141.
Une Madeleine en méditation. Tableau ovale .
Un Christ expirant sur la croix .
Ce Christ n’est point au Salon. Monnet n’avait apparemment pas eu le temps de l’expédier. Le Christ est malheureux en France. Il est bafoué [421] par nos philosophes, déshonoré par ses prêtres et maltraité par nos artistes. Au sortir des mains de Pierre, il tomba dans celles de Bachelier qui l’a livré cette année à Parrocel, à Brenet, à Lépicié, à Monnet qui le tient à présent.
La Madeleine de celui-ci est sans couleur, sans expression, sans intérêt, sans caractère, sans chair, c’est une ombre, c’est un morceau détestable de tout point. On voit à droite un rocher. Devant ce rocher, une grande croix de bois. A genoux et les bras croisés, la sainte pécheresse. Derrière elle, un autre rocher. On ne sait ce que c’est que cela. C’est une image de papier blanc, une découpure de Huber, mais mauvaise, sans la précision des contours, seulement aussi mince, aussi plate, et très insipide, quoique nue. Au pont Notre-Dame. Chez Tremblin, pourvu qu’il en veuille. La religion souffre ici de toute part.
Je ne sais ce que c’est que l’Ermite lisant. On dit qu’il n’est pas sans mérite. Chardin l’a pourtant caché. Pour les dessins et les esquisses, malheureusement on les voit.
Taraval
Repas de Tantale .
Tableau de 4 pieds de large, sur 3 pieds, 9 pouces de haut.
Je veux mourir si ni vous ni moi ni personne eût jamais deviné le [422] sujet de ce tableau. A droite, un palais. Au-devant de la façade du palais, sur le fond, des femmes qui élancent de joie leurs bras vers un enfant. Un peu plus vers la gauche et tout à fait sur le devant, une femme agenouillée tendant aussi les bras au même enfant qu’elle se dispose à recevoir d’un vieillard qui le lui présente de côté et sans la regarder. Ce vieillard, c’est Jupiter. Je le reconnais à l’oiseau porte-foudre qu’il a sous ses pieds. Sur le fond, une table couverte d’une nappe. Au-delà de cette table, des dieux et des déesses portés sur des nuages, comme dans une décoration d’opéra et jetant des regards d’indignation et de terreur, sur ce qui se passe vers la gauche. Voilà un double intérêt bien marqué. M’indignerai-je avec ceux-ci ? ou joindrai-je ma joie à celle des premiers ? Au-dessous de Jupiter sévère, je vois un scélérat qu’on se prépare à lier. Il est désespéré. Il regarde la terre. Il se frappe le front du poing. A côté de ce brigand, car il en a bien l’air, un jeune homme qui lui a saisi le bras, qui tient une chaîne de sa main gauche, et qui serre si fort cette chaîne qu’on dirait qu’il craint plus qu’elle ne lui échappe que son coupable. Ce jeune homme, c’est Mercure, je le remets aux ailes dont il est coiffé ; ou plutôt c’est un paysan ignoble, quelque satellite déguisé qui les lui a volées.
Eh bien, mon ami, voilà ce qu’il plaît à l’artiste d’appeler le Repas de Tantale. Il a beau dire : C’est l’instant où Jupiter s’apercevant qu’on lui a servi à manger l’enfant de la maison, le ressuscite, le rend à sa mère, et condamne le père aux enfers. Je lui répondrai toujours : Ce sont trois instants et trois sujets très distingués. L’instant du repas n’est point celui de l’enfant ressuscité ; l’instant de l’enfant ressuscité n’est point celui de l’enfant rendu ; et l’instant de l’enfant rendu n’est point celui de la condamnation du père. Aussi fatras de figures, d’effets et de sensations contradictoires. [423] Exemple excellent du défaut d’unité. Ces gens sans verve et sans génie ne sont effrayés de rien. Ils ne soupçonnent seulement pas la difficulté d’une composition. Voyez aussi comme ils s’en tirent. La mère de Pélops, petite mine rechignée. Tantale, bas coquin, gibier de Grève. Tout le terrible réduit à la flamme rougeâtre d’un pot à feu, élevé à gauche sur un guéridon. Mais, me direz-vous, ces défauts sont peut-être rachetés par un faire merveilleux ? Oh non. Cependant trouvez, si vous le voulez, le Tantale chaudement colorié. Dites que le Jupiter est beau, que sa tête est noble. Ajoutez encore que le tout n’est pas sans effet. A la bonne heure.
Vénus et Adonis .
Adonis est assis. On le voit de face. Son chien est à côté de lui. Il tient son arc de la droite. Sa gauche est je ne sais où. Il a sur ses genoux une peau de tigre. Sur un grand coussin d’étoffe argentée, Vénus est étendue à ses pieds. On ne la voit que par le dos. Ce dos est beau et l’artiste le sait bien, car c’est pour la seconde fois qu’il s’en sert. Sa tête d’Adonis est empruntée d’un saint Jean de Raphaël, comme Raphaël empruntait la tête antique d’un Adonis pour en faire un saint Jean. Aussi cette tête est-elle bien coloriée. [424] De la manière dont ce sujet est composé, il ne peut guère y avoir que le mérite du technique. La figure principale tourne le dos ; et un dos n’a pas beaucoup d’expression. Voyez pourtant ce dos, car il en vaut la peine, et la manière dont cette figure est assise sur son coussin, la vérité des chairs et du coussin.
Jeune fille agaçant son chien devant un miroir .
La tête de la jeune fille et le chien ont de la vie, du dessin, sans couleur.
Une Tête de bacchante .
On la voit presque par le dos, la tête retournée. On prétend qu’elle est d’un pinceau vigoureux. J’y consens. Son expression est bien d’une femme enthousiaste ou ivre, mais souffrante, non comme une pythie qui se tourmente et qui cherche à exhaler le dieu qui l’agite, mais souffrante de douleur. L’enthousiasme, l’ivresse et la souffrance affectent les mêmes parties du visage, et le passage de l’un de ces caractères contigus à l’autre est facile.
Hercule enfant, étouffant des serpents, au berceau .
Esquisse.
On voit à droite, une suivante effrayée. Puis Alcmène et son époux. [425] Celui-ci saisit son enfant et l’enlève de son berceau. Dans le berceau voisin, le jeune Hercule assis, tient par le cou, un serpent de chaque main, et s’efforce des bras, du corps et du visage, de les étouffer. Sur le fond à gauche, au-delà des berceaux, des femmes tremblent pour lui. Tout à fait à gauche, deux autres femmes debout ; celles-ci sont assez tranquilles. De ces deux femmes, celle qu’on voit par le dos, montre le ciel de la main et semble dire à sa compagne, voilà le fils de Jupiter. Du même côté, colonnes. Dans l’entrecolonnement, grand rideau qui relevé vers le plafond, vient faire un dais au-dessus des berceaux. Beau sujet, digne d’un Raphaël. Cette esquisse est fortement coloriée, mais sans finesse de tons ; et là-dessus, mon ami, je vous renvoie à mon conte polisson sur les esquisses.
Je ne dis pas que Taraval vaille mieux que Fragonard, ni Fragonard mieux que Taraval ; mais celui-ci me paraît plus loin de la manière et du mauvais style. La fricassée d’anges de Fragonard est une singerie de Boucher. Outre les dessins dont j’ai parlé, il y en a d’autres de ce dernier artiste, à la sanguine et sur papier bleu, qui sont jolis et d’un bon crayon. Il y a de l’esprit et du caractère ; en général, Fragonard a l’étoffe d’un habile homme, mais il ne l’est pas. Il est fougueux, incorrect, et sa couleur est volatile. Il peut aussi facilement empirer qu’amender, ce que je ne dirais pas de Taraval. Il n’a pas assez regardé les grands maîtres de l’école d’Italie. Il a rapporté de Rome le goût, la négligence et la manière de Boucher, qu’il y avait portés. Mauvais symptôme, mon ami ! Il a conversé [426] avec les apôtres, et il ne s’est pas converti. Il a vu les miracles, et il a persisté dans son endurcissement.
Il y a quelque temps que j’entrai par curiosité dans les ateliers de nos élèves ; je vous jure qu’il y a des peintres à l’Académie à qui ces enfants-là ne céderaient pas la médaille. Il faut voir ce qu’ils deviendront. Mais vous devriez bien conseiller à ces souverains avec lesquels vous avez l’honneur de correspondre et qui ont à cœur la naissance et le progrès des beaux-arts, dans leur empire, de fonder une école à Paris d’où les élèves passeraient ensuite à une seconde école fondée à Rome. Ce moyen serait bien plus sûr que d’appeler des artistes étrangers qui périssent transplantés, comme des plantes exotiques dans des serres chaudes.
Restout.
149.
Les Plaisirs d’Anacréon .
Diogène demandant l’aumône à une statue .
Un St Bruno .
Voyez au Salon précédent ce que je vous ai dit de ces trois morceaux et n’en rabattez pas un mot. Il y a dans le morceau d’Anacréon couleur, entente de lumières, vigueur et transparence. Le tout est d’un ton vrai et suave. Le corps, la gorge et les épaules de la courtisane sont de chair, et peints dans la pâte, à pleines couleurs. Le corps d’Anacréon est bien modelé ; le bras qui tient la coupe fin de touche, quoique défectueux de dessin. Les étoffes étendues sur ses genoux sont belles ; la jambe droite qui porte le pied en avant sort du tableau. La cassolette et les vases d’un faire recherché, sans attirer l’attention aux dépens des figures. Mais je persiste, l’Anacréon est un charretier ivre, tel qu’on en voit sortir sur les six heures [427] du soir, des tavernes du faubourg Saint-Marceau. La courtisane est une grenouille. Si elle était debout à côté de l’Anacréon, son front n’atteindrait pas au creux de son estomac. C’est accoupler une Lapone avec un Patagon. Le site est tout à fait bizarre. Ah, monsieur Restout, que dirait votre père, s’il revenait au monde et qu’il vît cela. Jusqu’à présent on ignorait que les pompons, les étoffes de Lyon à fleurs d’argent, les cirsaccas 76 fussent en usage chez les Grecs. Où est le costume et la sévérité de l’art.
Votre Diogène ressemble à un gueux qui tend la main de bonne foi ; et puis il est sale de couleur.
Pour votre St Bruno, c’est un très joli morceau, bien dessiné, bien posé, tout à fait intéressant d’expression, largement drapé, peint avec vigueur et liberté, bien éclairé, bien colorié ; on le prendrait pour un petit Chardin, quand celui-ci faisait des figures. Que ne suivez-vous ce genre ?
Quand on expose une tête seule, il faut qu’elle soit très belle, et celle de ce chanteur de rue, de ce gueux ivre demandait une exécution merveilleuse pour en excuser le bas caractère. Moins le sujet d’une composition est important, moins il intéresse, moins il touche aux mœurs, plus il faut que le faire en soit précieux. Qui est-ce qui regarderait les Teniers, les Wouwermans, les Berghem, tous les tableaux de l’école flamande, la plupart de ces obscénités de l’école italienne, tous ces sujets empruntés de la fable qui ne montrent que des natures méprisables, que des mœurs corrompues, si le talent ne rachetait le dégoût de la chose. Les originaux sont d’un prix infini, on ne fait nul cas des meilleures copies, et c’est la [428] difficulté de discerner les originaux des copies qui a fait tomber en France les tableaux italiens. On ne dupe plus que les Anglais. Mr Baudoin, lisez ce paragraphe et profitez-en.
Mr Restout, je reviens à vous. Que pensez-vous du contraste de cette tête ignoble d’Anacréon, avec les vases précieux qui l’entourent et les riches étoffes qui le couvrent. Jetez un voile sur le reste de votre composition, ne montrez que cette tête et dites-moi à qui elle appartient. Et votre Diogène, de bonne foi, lui voit-on le moindre trait qui indique l’esprit de son action. Où est l’ironie, où est la fierté cynique. Est-ce là cet homme dont Sénèque a dit que celui qui doute de sa félicité, peut aussi douter de celle des dieux. Votre Saint Bruno est très bien, je ne m’en dédis pas ; mais n’y a-t-il point là de plagiat.
Ce qui fâche, c’est que ces talents naissants qui ont décoré notre Salon de cette année, iront en s’éteignant ; ce sont de prétendus maîtres qui auraient grand besoin de retourner à l’école sous des maîtres sévères qui les châtiassent.
Jollain.
152.
L’Amour enchaîné par les Grâces
Imaginez l’Amour assis sur une petite éminence, au milieu des trois Grâces accroupies ; et ces Grâces n’en ayant ni dans leurs attitudes ni dans leurs caractères, maussadement groupées, maussadement peintes ; la tête de l’Amour si féminisée qu’on s’y tromperait même à jeun. Ni finesse, ni mouvement ni esprit. Trois filles pas trop belles, pas trop jeunes, passant [429] des guirlandes de fleurs autour des bras et des pieds d’un innocent qui les laisse faire. Ni verve, ni originalité, ni pensée, ni faire ; qu’est-ce donc que cela signifie ? Rien. C’est barbouiller de la toile et perdre de la couleur.
Bélisaire .
Ce n’est pas un tableau, quoi qu’en dise le livret, c’est une mauvaise ébauche. Cela est si gris, si blafard qu’on a peine à discerner les figures et que ma lorgnette de Passement qui colore les objets, a manqué son effet sur ce tableau. Qu’est-ce que M. Jollain ? C’est... c’est un mauvais peintre. C’est un sot qui ne sait pas que celui qui tente la scène de Bélisaire s’impose la loi d’être sublime. Il faut que la chose dise plus que l’inscription, Date obolum Belisario* ; et cela n’est pas aisé. A droite, presque au centre de la toile, Bélisaire assis. Du même côté, étendue à terre, sa fille la tête penchée sur le bras de son père qui lui serre la main. Au pied de Bélisaire, une levrette qui dort. Tout à fait à droite, le dos tourné à son époux et à sa fille, les yeux couverts de ses mains, et la tête posée contre un mur, la femme de Bélisaire. A gauche, sur le fond, un jeune homme qui demande l’aumône dans le casque du général aveugle. Autour de ce jeune homme, des passagers, un soldat les bras étendus et le visage étonné, une femme qui délie sa bourse, quelques personnages qui conversent, parmi lesquels, on en remarque un qui le doigt posé sur sa bouche, semble recommander le silence aux autres. A gauche, un vestibule qui conduit à des bâtiments ; à droite et sur le fond, des murs, une architecture. D’où l’on conjecture que la scène se passe dans la cour d’un château, et que cette composition qui [430] ne vaut pas les estampes de Gravelot, a été faite d’après une situation de l’ouvrage de Marmontel.
Le Bélisaire est roide, ignoble et froid. Sa fille n’est pas mal de position et de caractère ; mais et cette fille et la mère qui tourne le dos à la scène sont prises du Testament d’Eudamidas où elles sont sublimes ; on n’a fait que les séparer. Toutes ces figures dispersées à droite ne disent rien, mais rien du tout. L’enfant qui demande l’aumône dans le casque est une idée commune que l’artiste aurait rejetée s’il eût senti l’effet du casque que Van Dyck a posé au pied de Bélisaire. Que fait là ce chien qui dort. Quelle comparaison de l’étonnement de ce soldat, et du morne silence du soldat de Van Dyck qui la tête penchée, les mains posées sur le pommeau de son épée, regarde et pense. Quelle différence encore dans le choix du local ! Van Dyck fut bien un autre homme, lorsqu’il assit son héros, sur une borne, le dos contre un arbre, son casque à ses pieds. C’est qu’avec du génie, il est presque impossible de faire un bon tableau d’après une situation romanesque, ou même une scène dramatique. Ces modèles ne sont pas assez voisins de nature. Le tableau devient une imitation d’imitation. [431] Quand je vois des Jollain tenter ces sujets après un Van Dyck, un Salvator Rosa, je voudrais bien savoir ce qui se passe dans leurs têtes ; car enfin refaire Bélisaire après ces hommes sublimes, c’est refaire Iphigénie après Racine, Mahomet après de Voltaire. Monsieur Jollain, cela n’est pas modeste. La composition, le dessin, l’expression générale, le caractère du principal personnage, le clair-obscur, la couleur, l’effet, sont, je crois, des parties sans lesquelles la peinture n’existe pas. Or il n’y a rien de tout cela dans le tableau de Jollain. Ce tableau est donc nul. Ce Jollain m’a l’air d’un cousin de Coger ou de Riballier. Bélisaire, le pauvre Bélisaire, après avoir été proscrit par la Sorbonne, il ne lui manquait pour dernière disgrâce que d’être peint par Jollain.
Un ermite .
Je me le rappelle. Il est froid, léché, et mauvais ; mauvaises mains, mauvaises et lourdes draperies, barbe monotone, livre relié en parchemin, sans ton, sans illusion ; tête faible de touche. C’est Jollain, toujours Jollain.
État actuel de l’école française .
Voyons maintenant quel est l’état actuel de notre école et revenons un peu sur les peintres qui composent notre Académie.
Remarquez d’abord, mon ami, qu’il y a quelques savants, quelques [432] érudits, et même quelques poètes dans nos provinces ; aucun peintre, aucun sculpteur. Ils sont tous dans la grande ville, le seul endroit du royaume où ils naissent et soient employés.
Michel Vanloo, directeur de l’École. Il a du dessin, de la couleur, de la sagesse et de la vérité. Il est excellent pour les grands tableaux de famille. Il fait les étoffes à merveille ; et il y a de bons portraits de lui.
Hallé. Pauvre homme.
Vien. Sans contredit, le premier peintre de l’école, pour le technique, s’entend. Pour l’idéal et la poésie, c’est autre chose. Il dessine, il colorie, il est sage, trop sage peut-être ; mais il règne dans toutes ses compositions un faire, une harmonie qui vous enchantent. Sapit antiquum. Il est et pour les tableaux de chevalet et pour la grande machine.
Lagrenée. Peintre froid, mais excellent dans les petits sujets. C’est comme le Guide. Ses petites compositions se paieront quelques jours au poids de l’or. Il dessine, il a de la couleur. Mais plus sa toile s’étend, plus son talent diminue.
Belle. Belle n’est rien.
Bachelier. Fut autrefois bon peintre de fleurs et d’animaux. Depuis qu’il s’est fait maître d’école, il n’est rien. Il y a dans nos maisons royales, des tableaux d’animaux de cet artiste, peints avec beaucoup de vigueur.
Chardin. Le plus grand magicien que nous ayons eu. Ses anciens petits tableaux sont déjà recherchés, comme s’il n’était plus. Excellent peintre de genre, mais il s’en va.
Vernet. Homme excellent dans toutes les parties de la peinture ; grand peintre de marines et de paysage.
Millet. Nul.
Lundberg. Nul. [433]
Le Bel. Nul.
Vénevault. Nul.
Perronneau. Fut quelque chose autrefois dans le pastel.
La Tour. Excellent peintre en pastel. Grand magicien.
Roslin. Assez bon portraitiste, mais il ne faut pas qu’il sorte de là.
Valade. Rien.
Mme Vien. A nommer à la place de Mlle Basseporte au Jardin du roi. Elle a de la couleur et de la vérité. Il y a de bonnes choses d’elle en fleurs et en animaux.
Machy. Bon peintre de bâtiments et de ruines modernes.
Drouais. C’est Drouais avec son élégance et sa craie.
Juliart. Rien.
Voiriot. Comme Juliart.
Doyen. Le second dans la grande machine ; mais je crains bien qu’il ne soit jamais le premier.
Casanove. Bon, très bon pour le paysage et les batailles.
Baudouin. Notre ami Baudouin, peu de chose.
Roland de La Porte. Pas sans mérite. Il y a quelques tableaux de fruits et d’animaux, qu’on n’est pas en droit de dédaigner.
Bellengé. Comme Roland.
Amand. Je n’en ai jamais rien vu qui vaille.
Leprince. Fait beaucoup. Bien, c’est autre chose. Certes, il n’est pas sans talent ; mais il faut attendre.
Guérin. Rien.
Robert. Excellent peintre de ruines antiques ; grand artiste.
Made Therbouche. Excellente, si elle avait en talent la dixième partie de ce qu’elle a en vanité. On ne saurait lui refuser de la couleur et de la chaleur. Tout contre le bien qu’elle aurait atteint, si elle eût été jeune et [434] docile. Son talent n’est pas ordinaire pour une femme, et pour une femme qui s’est faite toute seule.
Parrocel. Rien ; moins que rien.
Brenet. Annulé par l’indigence.
Loutherbourg. Grand, très grand artiste, presque en tout genre. Il a fait un chemin immense, et l’on ne sait jusqu’où il peut aller.
Boucher. J’allais oublier celui-là. A peine laissera-t-il un nom ; et il eût été le premier de tous, s’il eût voulu.
Deshays. Mauvais.
Lépicié. Pauvre artiste.
Fragonard. Il a fait un très beau tableau ; en fera-t-il un second ? Je n’en sais rien.
Monnet. Rien.
Taraval. Bon peintre et dont le talent est à peu près ce qu’il sera. Il n’y aurait pas de mal qu’il fît quelques pas de plus.
Restout. Il faut attendre. Peut-être quelque chose ; peut-être rien.
Jollain. Bien décidément rien.
Durameau. J’ai la plus haute opinion de celui-là. Il peut me tromper.
Ollivier. A en juger par quelques petits morceaux que j’ai vus, il n’est pas sans talent.
Renou. Serviteur à Mr Renou.
Caresme. Je me rappelle de mauvais tableaux, et de bons dessins de celui-ci.
Beaufort. Je ne le connais pas. Mauvais signe. Comptez bien, mon ami, et vous trouverez encore une vingtaine d’hommes à talents. Je ne dis pas à grands talents. C’est plus qu’il n’y en a dans tout le reste de l’Europe.
Greuze. Et Greuze donc qui est certainement supérieur dans son genre, qui dessine, qui imagine, qui colorie, qui a et le faire et l’idée.
Avec tout cela, je crois que l’école a beaucoup déchu et qu’elle déchoira davantage. Il n’y a presque plus aucune occasion de faire de grands tableaux. [435] Le luxe et les mauvaises mœurs qui distribuent les palais en petits réduits, anéantiront les beaux-arts. A l’exception de Vernet qui a des ouvrages commandés pour plus de cent ans, le reste des grands artistes chôme.
Nota bene que dans la liste précédente, quand je dis qu’un artiste est excellent, c’est relativement à ses contemporains, à une ou deux exceptions près qui ne valent pas la peine d’être désignées ; et que, quand je dis qu’il est mauvais, c’est relativement au titre d’académicien dont il est décoré ; dans le vrai, il n’y en a aucun qui n’ait quelque talent, et en comparaison de qui un homme du monde qui peint par amusement ou par goût, un peintre du pont Notre-Dame, même un académicien de Saint-Luc ne soit un barbouilleur. Ce Parrocel que j’ai tant maltraité, ce Brenet sur lequel j’ai un peu exercé ma gaieté, obtiendraient peut-être de vous et de moi quelque éloge, si l’un né chaud, bouillant, se chargeait d’une décoration ou de quelques-uns de ces ouvrages éphémères qui demandent beaucoup d’imagination et peu de faire ; et l’autre, d’un sujet historique, si les besoins domestiques ne le pressaient point et s’il n’entendait pas sans cesse à ses oreilles le cri de la misère qui lui demande du pain, des jupons, des souliers, un bonnet.
Nous en sommes restés à Durameau qui certes n’est pas un artiste sans talent et sans espérance. Il pourra nous consoler un jour de la perte d’un grand peintre, à moins que l’ennui du malaise et l’amour du gain ne le prennent.
At haec animos aerugo et cura peculi
Cum semel imbuerit, speramus carmina fingi
Posse624.
[436] Croyez-vous qu’il soit possible d’être un poète, lorsque cette crasse de l’or, cette rouille de l’argent, s’est incrustée dans une âme.
L’amour du gain hâte le pinceau et compte les heures. L’amour de la gloire arrête la main et fait oublier les semaines.
Durameau.
155.
Tableaux .
Le Triomphe de la Justice .
Tableau de 10 pieds, 8 pouces de haut, sur 14 pieds de large. Il est destiné pour la Chambre criminelle de Rouen.
On voit la Justice à droite, sur le fond. La lumière d’une gloire l’environne. Elle a autour d’elle, plus sur le fond, la Prudence, la Concorde, la Force, la Charité, la Vigilance. Elle tient ses balances d’une main, une couronne de l’autre ; et s’avance assise sur un char traîné par des licornes fougueuses qui s’élancent vers la gauche. Le char roule, et écrase des monstres symboliques du méchant, du perturbateur de la société ; la Fraude qu’on reconnaît à son masque et à qui l’étendard de la révolte est tombé des mains s’est saisie d’une des rênes du char. L’Envie et la Cruauté sont désignées par le serpent et le loup. L’Envie est renversée la tête en bas et les pieds en l’air, et son serpent l’enveloppe dans ses convolutions. Elle est sur le devant, à gauche, aux pieds des licornes. Tout à fait du même côté, ses yeux hagards tournés sur la Justice ; son loup au-dessous d’elle ; un poignard à la main, la Cruauté est étendue sur des nuages qui la dérobent en partie. Toutes ces figures occupent la partie inférieure du tableau et sont [437] jetées de droite et de gauche, sur le devant, avec beaucoup de mouvement et de chaleur. Proche du char de la Justice en devant, l’Innocence toute nue, les bras tendus et les regards tournés sur la Justice, la suit portée sur des nuages. Elle a son mouton derrière elle.
L’effet général de ce tableau blesse les yeux. C’est un exemple de l’art de papilloter en grand. Les lumières y sont distribuées sans sagesse et sans harmonie. Ce sont ici et là, comme des éclairs qui blessent. Cependant cette composition n’est pas d’un enfant. Il y a de la couleur, de la verve, même de la fougue. La Justice est raide. Elle tient ses balances d’une manière apprêtée. On dirait qu’elle les montre. La position de ses bras est comme d’une danseuse de corde qui va faire le tour du cerceau ; idée ridicule fortifiée par ce cercle verdâtre qu’elle tient de la main gauche et dont l’artiste a voulu faire une couronne. L’Innocence avec son long paquet de filasse jaune qui descend de sa tête, en guise de cheveux, est maigre, pâle, sèche, fade, d’une expression de tête grimacière, pleureuse et désagréable. Qu’a-t-elle à redouter à côté de la Justice. Tout ce cortège d’êtres symboliques est trop monotone de lumière et de couleur, et ne chasse point la Justice en devant. O la dégoûtante bête que ce mouton ! Cette Envie enveloppée de ses serpents et tombant la tête en bas et les pieds en l’air, est belle, hardie et bien dessinée. Les deux figures précédentes ne pèchent pas non plus par le dessin. La Cruauté qu’on voit à gauche par le dos est très chaude de couleur. La scène entière est ordonnée d’enthousiasme. Tout y est bien d’action et de position, rien n’y manque que l’intelligence et le pinceau de Rubens, la magie de l’art, la distinction des plans, de la profondeur. Les licornes s’élancent bien. Mais ce qui [438] me déplaît surtout, c’est ce mélange d’hommes, de femmes, de dieux, de déesses, d’animaux, de loup, de mouton, de serpents, de licornes. Premièrement, parce qu’en général cela est froid et de peu d’intérêt. Secondement, parce que cela est toujours obscur et souvent inintelligible. Troisièmement, la ressource d’une tête pauvre et stérile ; on fait de l’allégorie tant qu’on veut ; rien n’est si facile à imaginer. Quatrièmement parce qu’on ne sait que louer ou reprendre dans des êtres dont il n’y a aucun modèle rigoureux subsistant en nature. Quoi donc ? est-ce que ce sujet de l’Innocence implorant le secours de la Justice, n’était pas assez beau, assez simple, pour fournir à une scène intéressante et pathétique. Je donnerais tout ce fatras pour le seul incident du tableau d’un peintre ancien625, où l’on voyait la Calomnie, les yeux hagards, s’avançant une torche ardente à la main, et traînant par les cheveux, l’Innocence sous la figure d’un jeune enfant éploré qui portait ses regards et ses mains vers le ciel. Si j’avais eu à composer un tableau pour une chambre criminelle, espèce d’inquisition d’où le crime intrépide, subtil, hardi, s’échappe quelquefois par les formes, qui immolent d’autres fois l’innocence timide, effrayée, alarmée, au lieu d’inviter des hommes devenus cruels par habitude à redoubler de férocité par le spectacle hideux des monstres qu’ils ont à détruire, j’aurais feuilleté l’histoire, au défaut de l’histoire j’aurais creusé mon imagination, jusqu’à ce que j’en eusse tiré quelques traits capables de les inviter à la commisération, à la méfiance ; à faire sentir la faiblesse de l’homme, l’atrocité des peines [439] capitales, et le prix de la vie. Ah, mon ami, le témoignage de deux hommes suffit pour conduire sur un échafaud. Est-il donc si rare que deux méchants se concertent ? que deux hommes de bien se trompent ? N’y a-t-il aucun fait, absurde, faux, quoique attesté par une foule de témoins non concertés ? N’y a-t-il pas des circonstances où le fait seul dépose et où il ne faut pour ainsi dire aucun témoin ? N’y en a-t-il pas d’autres dont un très grand nombre de dépositions ne peut contrebalancer l’invraisemblance ? Le premier pas de la justice criminelle ne consisterait-il pas à décider sur la nature de l’action, du nombre de témoins nécessaires pour constater le coupable ? Ce nombre ne doit-il pas être proportionné au temps, au lieu, au caractère du fait, au caractère de l’accusé, au caractère des accusateurs ; n’en croirai-je pas Caton plus volontiers que la moitié du peuple romain. O Calas, malheureux Calas, tu vivrais honoré au centre de ta famille, si tu avais été jugé par ces règles ; et tu as péri, et tu étais innocent, bien que tu fusses et que tu sois réputé coupable et par tes juges et par la multitude de tes compatriotes. O juges, je vous interpelle, et je vous demande si le témoignage d’une servante catholique qui avait converti un des enfants de la maison, ne devait pas avoir plus de poids dans votre balance, que tous les cris d’une populace aveugle et fanatique. O juges, je vous demande, ce père que vous accusez de la mort de son fils, croyait-il un Dieu, n’en croyait-il point ; s’il n’en croyait point, il n’a pas tué son fils pour cause de religion. S’il en croyait un, au dernier moment il n’a pu attester ce Dieu qu’il croyait, de son innocence, et lui offrir sa vie, en expiation des autres fautes qu’il avait commises. Cela n’est ni de l’homme qui croit, ni de l’homme qui ne croit rien, ni du fanatique qui doit s’accuser lui-même [440] de son crime et s’en glorifier, et ce peuple que vous écoutez, lorsqu’il se trompe, lorsqu’il se laisse entraîner à sa fureur, à ses préventions, est-ce qu’il a toujours été ce qu’il doit être ? O, mon ami, la belle occasion que cet artiste a manquée de montrer l’extravagante barbarie de la question. J’avoue toutefois que s’il fut jamais permis à la peinture d’employer l’allégorie, c’est dans un triomphe de la Justice, personnage allégorique, à moins que ne pousser la sévérité, jusqu’à proscrire ces sortes de sujets, sévérité qui achèverait de restreindre les bornes de l’art qui ne sont déjà que trop étroites, de nous priver d’une infinité de belles compositions à faire, et d’écarter nos yeux d’une multitude d’autres qui sont sorties de la main des plus grands maîtres ; mais je prétends que, celui qui se jette dans l’allégorie, s’impose la nécessité de trouver des idées si fortes, si neuves, si frappantes, si sublimes, [que] sans cette ressource, avec Pallas, Minerve, les Grâces, l’Amour, la Discorde, les Furies, tournés et retournés en cent façons diverses, on est froid, obscur, plat et commun. Et que m’importe que vous sachiez faire de la chair, du satin, du velours, comme Roslin, ordonner, dessiner, éclairer une scène, produire un effet pittoresque, comme Vien ; quand je vous aurai accordé ce mérite, tout sera dit. Mais n’ai-je à louer que ces qualités dans Le Sueur, le Poussin, Raphaël, ou le Dominiquin.
Il en est de la peinture ainsi que de la musique ; vous possédez les règles de la composition ; vous connaissez tous les accords et leurs renversements ; les modulations s’enchaînent à votre gré sous vos doigts ; vous avez l’art de lier, de rapprocher les cordes les plus disparates ; vous produisez, quand il vous plaît, les effets d’harmonie les plus rares et les plus piquants. C’est beaucoup. Mais ces chants terribles ou voluptueux qui au moment même qu’ils étonnent ou charment mon oreille, portent au fond de mon cœur l’amour ou la terreur, dissolvent mes sens ou secouent mes entrailles, les savez-vous trouver ? Qu’est-ce que le plus beau faire sans idée ? le mérite [441] d’un peintre. Qu’est-ce qu’une belle idée, sans le faire ? le mérite d’un poète. Ayez d’abord la pensée ; et vous aurez du style après.
Le Martyre de St Cyr et de Ste Julitte
Tableau de 10 pieds 5 pouces de haut, sur 5 pieds de large.
Au centre de la toile, au-dessus d’une estrade d’où l’on peut descendre par quelques degrés, vers le côté gauche de la toile, sainte Julitte debout, entre les mains des bourreaux dont un, plus sur le fond et la gauche, lui tient les mains serrées de liens ; un second placé derrière la sainte, lui bat les épaules d’un faisceau de cordes ; un troisième à ses pieds, se penche vers les degrés, pour ramasser d’autres fouets, parmi des instruments de supplice. A gauche, sur les degrés, le cadavre de saint Cyr, les pieds vers le fond, la tête sur le devant. A gauche, sur une espèce de tribune, le préteur ou juge assis, le coude appuyé sur la balustrade, et la tête posée sur sa main. Derrière le préteur, des soldats de sa garde.
C’est comme au précédent, de la vigueur, du dessin, mais exemple de la mauvaise entente des lumières, défaut qui choque moins ici, parce que le morceau est moins fini. Les trois bourreaux sont bien caractérisés, bien dessinés, le premier est même très hardi. Le préteur est mauvais, ignoble, il a l’air d’un quatrième bourreau. Le saint Cyr est un morceau de glaise verdâtre. La sainte Julitte est belle, bien dessinée, bien disposée, intéressante, physionomie douce, tranquille, résignée, beau caractère de tête, belles mains tremblantes, figure qui a du pathétique et de la grâce ; mais point de couleur. Le tout est une belle ébauche, une belle préparation. [442]
St François de Sales, agonisant, au moment où il reçoit l’extrême-onction .
Tableau de dix pieds, cinq pouces de haut, sur cinq pieds de large, pour l’église de St-Cyr.
Tableau d’une belle et hardie composition ; modèle à proposer à ceux qui ont des espaces ingrats, beaucoup de hauteur, sur peu de largeur.
On voit le saint sur son lit ; on le voit de face, le chevet au fond de la toile, présentant la plante des pieds au spectateur, et par conséquent tout en raccourci. Mais la figure entière est si naturelle, si vraie, le raccourci si juste, si bien pris, qu’entre un grand nombre de personnes qui m’ont loué ce tableau, je n’en ai pas trouvé une seule qui se soit aperçue de cette position qui montre, sur une surface plane, le saint dans toute sa longueur, toutes les parties de son corps également bien développées, la tête et l’expression du visage dans toute sa beauté. La partie supérieure de la figure est dans la demi-teinte. Le reste est éclairé. A droite du lit, sur une petite estrade de bois, la crosse, la tiare et l’étole. A gauche, deux prêtres qui administrent l’extrême-onction. Celui qui est sur le devant touche de l’huile sainte les pieds du saint moribond qui sont découverts. Il est de la plus grande vérité de caractère. C’est un personnage réel. Il est grand, sans être exagéré. Il est beau, quoiqu’il ait le nez gros et les joues creuses et décharnées, parce qu’il a le caractère de son état, et l’expression de son ministère. On croit avoir vu cent prêtres qui ressemblaient à celui-là. C’est une des plus fortes preuves de la sottise des règles de convention, et du moyen d’intéresser, en se renfermant presque dans les bornes rigoureuses de la nature subsistante, choisie avec un peu de jugement. J’en dis autant de l’autre prêtre qui est au-dessus de celui-ci, plus sur le fond et qui récite la prière, le rituel à la main, tandis que son confrère administre. Il y a derrière [443] ces deux principales figures dont la position, les vêtements, la draperie, les plis, sont si justes qu’on ne songe pas à les vouloir autrement, un porte-dais, et quelques autres ecclésiastiques assistants, avec des cierges, des flambeaux et la croix. C’est la chose même. C’est la scène réelle du moment. Le saint a la tête relevée sur son chevet et les mains jointes sur sa poitrine. Cette tête est de toute beauté ; le saint bien senti dans son lit, et les couvertures annoncent parfaitement le nu.
A cette composition si vraie dans toutes ses parties, il n’a manqué, pour être la plus belle qu’il y eût au Salon, que d’être peinte ; car elle ne l’est pas. C’est partout un même ton de couleur ; un gris blanc à profusion ; blanc dans les habits sacerdotaux ; blanc dans les surplis et les aubes ; blanc sale et fade dans les carnations ; blanc dans les draps et la couverture, blanc de Tripoli ou pierre à plâtre sur l’estrade ; blanc soupe de lait au bois de lit, l’estrade et le parquet ; blanc à la mitre. C’est une magnifique ébauche, une sublime préparation. Il fallait encore éviter la ressemblance trop forte des deux prêtres administrants ; à moins que ce ne soient les deux frères, car ils ont cet air de famille qui choque, surtout dans une composition où il y a si peu de figures, lorsqu’il n’est pas historique. Il fallait supprimer ce petit dais qui a l’air d’un joli parasol chinois. Il fallait rendre la demi-teinte où l’on a tenu la tête du saint, peut-être un peu moins forte, parce qu’elle voile son expression.
Regardez bien ce tableau, Mr de Lagrenée ; et lorsque je vous disais : Donnez de la profondeur à votre scène ; réservez-vous sur le devant un grand espace de rivage ; que ce soit sur cet espace que l’on présente à César la tête de Pompée ; qu’on voie d’un côté, un genou fléchi, l’esclave qui porte la tête ; un [peu] plus sur le fond et vers la droite Théodote, ses compagnons, sa suite ; autour et par-derrière, les vases, les étoffes et les autres présents ; à droite le César, entouré de ses principaux [444] officiers ; que le fond soit occupé par les deux barques et d’autres bâtiments, les uns arrivant d’Égypte, les autres de la suite de César ; que ces barques forment une espèce d’amphithéâtre couvert des spectateurs de la scène ; que les attitudes, les expressions, les actions de ces spectateurs soient variées en tant de manières qu’il vous plaira ; que sur le bord de la barque la plus à gauche, il y ait, par exemple, une femme assise, les pieds pendants vers la mer, vue par le dos, la tête retournée, et allaitant son enfant ; car tout cela se peut, puisque j’imagine votre toile devant moi, et que sur cette toile, j’y vois la scène peinte comme je vous la décris ; et convenez que, lorsque je vous l’ordonnais ainsi, vous aviez tort de m’objecter les limites de votre espace. Rien ne vous empêchait de jeter d’une de ces barques à terre, une planche qui eût marqué la descente. Vous auriez eu des groupes, des masses, du mouvement, de la variété, du silence, de l’intérêt, une vaste scène ; votre composition n’aurait pas été décousue, maigre, petite et froide. Sans compter que ces barques mises en perspective sur le fond, et ces spectateurs élevés en amphithéâtre sur ces barques, auraient ôté à votre toile, une portion de cet espace en hauteur qui reste vide, espace vide et nu qui achève par comparaison à réduire vos figures à des marmousets. Et croyez-vous que la scène d’un agonisant à qui l’on donne l’extrême-onction, fût plus facile à arranger que la vôtre. Si Durameau n’avait pas eu la hardiesse de placer la tête de son saint au fond de sa composition, et ses pieds au bord de sa toile, il serait tombé dans le même défaut que vous. Mais, mon ami, y avez [-vous] jamais rien compris ; et quand vous voyez ce Triomphe de la Justice colorié avec tant de furie, croyez-vous que ce Saint François de Sales, ce Saint Cyr, ces deux esquisses froides, monotones et grises soient du même artiste. Où avait-il ses yeux, ce jour-là. [445]
Une Sainte Famille.
Tableau de 1 pied, 11 pouces de haut, sur 2 pieds, 2 pouces de large.
Composition libre, facile, vigoureuse et dans la manière heurtée. A droite, presque de profil, la Vierge assise sur une chaise, un oreiller de coutil sur ses genoux ; et sur cet oreiller, vu par le dos l’enfant Jésus emmailloté, qu’elle embrasse de son bras gauche, et à qui elle présente de la main droite, de la soupe avec une cuiller. Il y a devant elle une table ronde couverte d’une nappe, et sur cette table une assiette ou écuelle. Au côté opposé de la table, Joseph debout, le corps penché, tenant une grande soupière par les anses, la pose sur le milieu de la table. On voit derrière lui, sur le fond, la cheminée, l’âtre avec la lueur des charbons ardents. Sur la corniche de la cheminée, des pots, des tasses et autres vaisseaux de terre. Au bout de la table, à gauche sur le devant, une bouteille avec deux pains ronds ; au mur de la droite, en haut, une espèce de garde-manger cintré où sont un panier, des légumes, des ustensiles domestiques. Cette chaumière est éclairée par une lampe suspendue au-dessus de la table.
D’abord je voudrais bien que l’artiste me dît pourquoi cette lampe suspendue au fond de son tableau, éclaire fortement le devant et laisse le fond obscur. Cet effet de lumière est piquant ; d’accord. Mais est-il vrai ? Il est certain que ce corps lumineux est plus près du fond que du devant. Il est certain encore que je suis plus près du devant que du fond. Le fond perdrait-il plus par la distance où j’en suis, qu’il ne gagnerait par le voisinage du corps lumineux ? La lumière forte ne devrait-elle pas être sur le fond et sur le devant, plus forte sur le fond que sur le devant, et les côtés dans la demi-teinte ? N’est-ce pas la loi des lumières divergentes ? Est-ce bien encore là la teinte vraie des lumières artificielles ? Je ne prononce pas ; je m’enquiers. Dans un quart d’heure, ce serait une expérience faite, et je saurais à quoi m’en tenir. En attendant, je me rappelle très bien d’avoir vu de l’obscurité [446] où j’étais, des lieux éclairés par une lumière soit naturelle, soit artificielle éloignée ; et je me rappelle tout aussi bien que les objets voisins de la lumière étaient plus distincts pour moi que ceux qui me touchaient presque. Quoi qu’il en soit, le lieu du corps lumineux étant donné, il faut que l’art obéisse. Il n’en peut circonscrire, altérer, ou changer la nature, la direction, les reflets, la dégradation ou l’éclat. Il ne faut pas traiter la lumière dont les rayons sont parallèles, comme la lumière dont les rayons sont divergents. Il faut savoir qu’à quatre pieds, ceux-ci seize fois plus rares, ou répandus sur un espace seize fois plus grand, doivent éclairer seize fois moins. La Vierge est de très beau caractère. L’impression générale de ce morceau est forte, et arrête surtout le connaisseur. Le Joseph est de tête, d’action, de mouvement, de vêtement, un bon vieux charpentier, tout juste, sans presque d’autre exagération qu’un bon choix de nature ; cependant on ne peut l’accuser d’être ignoble, mesquin ou petit. Les mœurs simples et utiles, le caractère de la vertu, de l’honnêteté, du bon sens relèvent tout. Ce sont nos appartements, avec nos glaces, nos buffets, nos magots précieux qui sont vils, petits, bas et sans vrai goût. J’ose vous l’avouer, il y a plus de grandeur réelle dans un arbre brisé, une étable, un vieillard, une chaumière que dans un palais. Le palais me rappelle des tyrans, des dissolus, des fainéants, des esclaves. La chaumière, des hommes simples, justes, occupés, et libres. Il y a sur le devant, à gauche, dans la demi-teinte, un vieux fauteuil à bras, faiblement peint, touché sans humeur ; sur ce fauteuil un chat qui n’est un chat ni de près ni de loin. C’est une masse informe grisâtre où l’on ne discerne ni pieds ni tête, ni queue ni oreille. Si le genre facile et heurté comporte des négligences, des incorrections, il ne comporte ni léché ni faiblesse. Il est de verve et de fougue. La vigueur de certaines parties fait sortir d’une manière insupportable le faible des autres. Il les [447] vaut mieux non faites que faibles. Le léché et le heurté sont deux opposés qui se repoussent. De près on ne sait ce qu’on voit. Tout semble gâché. De loin, tout a son effet et paraît fini. Il faut être un graveur de la première force pour graver d’après le genre heurté. Comme presque tout y est indécis, de près ; le graveur ne sait où prendre son trait. Au reste ce tableau est très bon. Il a été fait à Rome, et il y paraît. Si l’on chassait ce morceau du Salon, il en faudrait exclure bien d’autres. Ce Durameau est un homme. Voyez son Saint François de Sales ; voyez sa Salpêtrière, et vous direz avec moi : « Oui, c’est un homme. » Ce qui doit inquiéter sur son compte, c’est qu’il a beaucoup encore à acquérir et qu’il est d’expérience que nos artistes transportés d’Italie ici, perdent d’année en année. Mon avis serait donc qu’on renvoyât Durameau à Rome, jusqu’à ce que son style fût tellement arrêté qu’il pût s’éloigner des grands modèles, sans conséquence. Nos élèves restent trois ans à la pension de Paris. C’est assez. De la pension, ils passent à l’École de Rome où on ne les garde que quatre ans. C’est trop peu. Il faudrait les entretenir là d’ouvrages qu’on leur payerait et sur le prix desquels on retiendrait de quoi les garder et les entretenir trois ou quatre années de plus, sans que ce long séjour empêchât le même nombre d’élèves d’aller d’ici en Italie. Je trouve aussi l’objet de ces sortes d’institutions trop limité ; un petit esprit de bienfaisance étroite dans les fondateurs. Il serait mieux qu’il n’y eût aucune distinction d’étrangers et de régnicoles, et qu’un Anglais pût venir à Paris étudier devant notre modèle, disputer la médaille, la gagner, entrer à la pension et passer à notre École française de Rome.
Le Portrait de Bridan, sculpteur du roi.
Je ne me le remets pas ; mais on dit qu’il est très beau, bien dessiné, bien ressenti, fait d’humeur, d’une bonne couleur, d’un style large et mâle. [448] On sent qu’il n’est pas d’un portraitiste. Il n’est pas léché, propre et neuf comme ceux de ces messieurs ; mais il y a plus de verve, il est plus ragoûtant, plus pittoresque, mieux torché ; à l’égard de la ressemblance, on l’assure parfaite.
Deux têtes d’enfant.
Même éloge. Toutes deux très belles, et peintes dans le goût de Rubens, bonne couleur, bien dessinées et d’une belle manière.
Un Petit Joueur de basson.
Je l’ai vu. Cela n’est absolument que poché ; mais charmant, expressif et plein de vie et d’esprit. Cependant couvrez l’instrument, et vous jurerez que c’est un fumeur. C’est un défaut.
La Dormeuse qui tient son chat.
Médiocre. Tête de femme sans grâce. Petit chat faiblement touché. Cette femme dort bien pourtant. Mais où est l’intérêt d’une pareille composition. Si la femme était belle, je m’amuserais à la considérer dans son sommeil. Qu’elle le soit donc. Qu’une exécution merveilleuse rachète la pauvreté du sujet. Pour peu que le faire pèche, le morceau est maussade. [449]
Une Tête de vieillard.
Ce vieillard est embéguiné d’une calotte. Je n’en fais nul cas ; cela est gâcheux, vaporeux, vermoulu comme une pierre qui se détruit. Pour bien m’entendre il faudrait que j’eusse là un portrait de Louis peint par Chardin. On dirait d’un amas de petits flocons de laine teints et artistement appliqués les uns à côté des autres, sans lien ; en sorte que quand le portrait est debout, on est surpris que l’amas reste, que les molécules colorées ne se détachent pas et que la toile ne reste pas nue. La couleur est vigoureuse, les passages bien variés, bien vrais, mais il n’y a nulle solidité ; ce sont des têtes à fondre au soleil comme de la neige. Je serais effrayé, si je voyais à un homme de pareilles joues. Je n’aime pas qu’on fasse épais, mat, compact comme quelquefois Lagrenée ; mais je veux que des chairs tiennent et qu’on ne fasse pas rare, mou, cotonneux, neigeux comme cela.
Voilà-t-il pas que je me rappelle ce Portrait de Bridan ; il y a une extrême vérité, et des détails qui ne permettent pas de douter de la ressemblance ; mais j’oserai demander si c’est là de la chair. Et pour vous montrer combien je suis de bonne foi, c’est que si l’on me soutient qu’il y a de la finesse dans la tête de la Dormeuse ; et que la tête du Vieillard est d’un beau faire, d’un bon caractère, barbe légère et mieux coloriée qu’il ne lui appartient ; je ne disputerai pas. [450]
Dessins.
Une Salpêtrerie.
Dessin à gouache.
Cette salpêtrerie avec ses cuves, ses bassins, ses fourneaux et ses fabriques est une chose excellente. Tous ces objets sont vers la gauche. Du même côté, sur le devant, deux ouvriers occupés à verser la lessive d’une chaudière dans une bassine. Sur un massif de pierre, à droite, au-dessus des fourneaux, ouvriers qui conduisent la cuisson. Puis un assemblage de poutres bien pittoresque occupant le haut du dessin. Le tout éclairé d’une lumière vaporeuse et chaude dont l’effet est on ne saurait plus piquant.
Chute des anges rebelles.
Diables symétriquement enlacés ; c’est le pendant de l’omelette des chérubins de Fragonard. On dirait qu’ils se sont donné le mot pour s’agencer ainsi, et que c’est une chute pour rire. Et puis ces diables sont de mauvais goût, insupportables de figure et de caractère. Ils forment une guirlande ovale dont l’intérieur est vide. Nulle masse d’ombre ni de lumière. La [451] qualité principale d’un sujet pareil, serait un désordre effrayant ; et il n’y en a point. Fausse chaleur. Mauvaise chose.
Esquisse d’une bataille.
Je n’en dirai pas autant de celui-ci. C’est un beau, un très beau dessin, plein de véritable grandeur, de chaleur et d’effet. Tout m’en plaît, et cette mêlée de soldats perdus dans la fumée, la poussière et la demi-teinte, et ces deux cavaliers qui massant superbement sur le devant, s’élancent à toutes jambes, et foulent aux pieds de leurs chevaux parallèles et les morts et les mourants ; et cette troupe de combattants renfermés dans cette tour roulante, et les animaux qui traînent la tour, et les hommes tués, renversés, écrasés sous les roues, et les chevaux abattus. Mais où est celui qui poussera cela ?
Tête d’enfant vu de profil.
Tête d’enfant vu de face.
Je crois que c’est de ces deux têtes-là dont j'ai dit un mot plus haut, parmi les tableaux.
Ce sont deux belles choses. Le premier enfant est sérieux, attentif ; il a les yeux baissés, attachés sur quelque objet. Il vit, il pense, et puis il faut voir comme ses cheveux sont arrangés et touchés. Si cette esquisse m’appartenait, je ne permettrais jamais à l’artiste de l’achever.
Le second est peint avec plus de vigueur et de verve encore. Il est plein de chaleur. Sur le sommet de sa tête, ses cheveux sont partagés en deux tresses relevées de la gauche ; le reste est en désordre. J’en aime moins l’expression que du précédent. Il regarde et puis c’est tout. Mais le faire en est incomparablement plus libre, plus fougueux, plus hardi, plus chaud [452] et plus beau. Plus de sagesse dans l’un, plus d’enthousiasme dans l’autre. Ce sont deux tours de cervelle, deux moments de génie tout à fait opposés. Les artistes préféreront le second, et ils auront raison. Moi, j’aime mieux le premier.
Autre Esquisse.
Je ne sais ce que c’est, à moins que ce ne soit cet homme debout qui fait une vilaine, petite grimace hideuse, comme s’il éventait au loin quelque odeur déplaisante.
Figure académique.
Homme nu à demi couché sur une espèce de sofa dont le dossier est relevé. On le voit de face. Sa jambe droite est croisée sur la gauche ; et sa main droite posée sur sa jambe. Il est appuyé du coude sur le sofa. Sa main embrasse son menton et soutient sa tête. Cela est savant de détails ; contours bien sûrs ; dessiné large, à ce que croit l’artiste ; c’est plutôt dessiné gros ; grosses formes. Cela me rappelle un fait qu’on lit dans Macrobe et qui revient très bien ici. Il rapporte que le pantomime Hylas dansant un jour un cantique dont le refrain était : « Le grand Agamemnon ! » rendit la chose par les gestes d’une personne qui mesurerait une grande taille, et que le pantomime Pylade qui était présent au spectacle, lui cria : « Tu le fais haut et non pas grand » L’application est facile. Du reste, grande économie de crayon ; regards farouches ; sourcils froncés ; caractère d’indignation très propre à passer dans une composition historique. [453]
Esquisse d’une femme assise qui tient son petit enfant sur ses genoux.
Ce n’est rien, et c’est beaucoup. Comme de toutes les esquisses. Je vous renverrai souvent à la fille de la rue Fromenteau. Cette femme promet un beau caractère de tête. Sa position est naturelle. Elle regarde son gros joufflu d’enfant avec une complaisance vraiment maternelle. L’enfant dort sur les genoux de sa mère et dort bien. Une mauvaise esquisse n’engendra jamais qu’un mauvais tableau ; une bonne esquisse n’en engendra pas toujours un bon. Une bonne esquisse peut être la production d’un jeune homme, plein de verve et de feu, que rien ne captive, qui s’abandonne à sa fougue. Un bon tableau n’est jamais que l’ouvrage d’un maître qui a beaucoup réfléchi, médité, travaillé. C’est le génie qui fait la belle esquisse et le génie ne se donne pas. C’est le temps, la patience et le travail qui donnent le beau faire, et le faire peut s’acquérir. Lorsque nous voyons les esquisses d’un grand maître, nous regrettons la main qui a défailli, au milieu d’un si beau projet.
Et Monsieur le chevalier Pierre que j’avais oublié dans la liste de nos artistes. Vous allez croire, mon ami, que je vous l’avais réservé exprès pour nos menus plaisirs. Il n’en est rien. A juger Pierre, par les premiers tableaux qu’il a faits au retour d’Italie, et par sa galerie de Saint-Cloud, mais surtout par sa coupole de Saint-Roch, c’est un grand peintre. Il dessine bien, mais sèchement ; il ordonne assez bien une composition ; et certes, il ne manque pas de couleur. [454]
Ollivier.
168.
Le Massacre des Innocents.
Tableau de sept pieds de haut, sur dix pieds de large.
Ce tableau placé très haut et composé d’un grand nombre de figures se voyait difficilement. Je demandai à Boucher ce que c’était. « Hélas, me dit-il, c’est un massacre. » Ce mot aurait suffi pour arrêter ma curiosité ; mais il me parut que c’était un exemple rare de la différence du fracas et de l’action ; de l’intention du peintre et de son exécution ; de la contradiction du mouvement et de l’expression. Cela va devenir plus clair. Si les termes propres me manquent, les choses y suppléeront. Une femme a ses enfants égorgés à ses pieds, et elle est assise, tranquille, dans la position et avec le caractère d’une Vierge qui médite sur les événements de la vie. Une autre femme veut arracher les yeux à un soldat ; cachez la tête du soldat et vous croirez qu’on le caresse. Cachez la tête de la femme et découvrez celle du soldat, vous ne verrez plus à celui-ci que la douleur et la résignation immobile d’un malade, entre les mains d’un oculiste qui lui fait une opération chirurgicale. Un meurtrier tient suspendu par un pied l’enfant d’une mère, et cette femme tend son tablier pour le recevoir, précisément comme un chou qu’on lui mettrait dans son giron. Ici une mère renversée à terre, sur le sein de laquelle un soldat écrase du pied son enfant, le regarde faire, sans s’émouvoir, sans jeter un cri. Là, un cheval cabré se précipite sur [une] autre femme, menace de la fouler elle et ses enfants ; et cette femme lui oppose ses mains au poitrail si mollement que, si l’on ne voyait que cette figure, on jurerait qu’elle colle une image contre une muraille. [455] C’est que le reste est ainsi, et qu’il n’en faut rien rabattre. Tumulte aux yeux, repos à l’âme. Rien d’exécuté comme nature l’inspire. Scènes atroces et personnages de sens froid. Et puis Ollivier a cru qu’il n’y avait qu’à tuer, tuer, tuer des enfants ; et il ne s’est pas douté qu’un de ces enfants qui conserverait la vie par quelque instinct de la tendresse maternelle, me toucherait plus qu’un cent qu’on aurait tués. Ce sont les incidents singuliers et pathétiques qu’entraîne une pareille scène qu’il faut savoir imaginer. C’est l’art de montrer la fureur et d’exciter la compassion, qu’il faut avoir. Les enfants ne font ici que les seconds rôles. Ce sont les pères et les mères qui doivent faire les premiers. Tout cela ne vaut pas ce soldat de Le Brun, je crois, qui d’une main arrache un enfant à sa mère, en poignarde un autre de l’autre main, et en tient des dents un troisième suspendu par sa chemise. On voit à droite la façade d’un péristyle et dans les entrecolonnements une foule de petites figures agitées qu’on ne distingue pas. Le massacre s’exécute sur une place publique, au centre de laquelle, sur un piédestal une figure qui semble ordonner de la main. Et le faire, comme d’une estampe précieusement enluminée. Si ce peintre avait placé son tableau entre celui de Rubens et de Le Brun, je crois que nous ne l’aurions pas vu. [456]
Un Portrait.
Une Femme savante.
Tous les deux bien coloriés, quoique un peu roussâtres. Vérités dans les étoffes. Détails bien ressentis. Incorrection de dessin, quoique ensemble. Plus on regarde ces deux petits tableaux, plus on les aime, parce qu’il y a de la simplicité et du naturel. Ils sont peints, ainsi que le suivant, dans la manière de Wouwermans.
Une famille espagnole.
Les têtes du père et de la mère sont d’ivoire. Ici les figures pèchent aussi par le dessin, mais ne sont pas ensemble. La naïade qu’on a placée au bord d’un bassin est sèche, comme de la porcelaine. La couleur locale est charmante partout. Les robes sont de vrai satin. Le vêtement du père fait bien la soie. Le petit enfant placé devant ses parents est à ravir ; Wouwermans ne l’aurait pas peint plus fin de couleur ni plus spirituel de touche. Il est bien posé. La lumière dégrade à merveille sur lui. Cette figure est un effort de l’art. Il y a à droite une petite forêt tout à fait précieuse. L’air circule entre les arbres, et l’œil voit loin au travers. Il y a [à] gauche un escalier où les enfants jouent. Ces enfants et le perron sont à plusieurs toises d’enfoncement, ce qui se fait admirer. Le ciel est bien d’accord avec le tout ; il est colorié, vigoureux et fuyant. L’eau qui est à gauche sur le [457] devant n’a jamais été mieux imitée par personne, ni le fluide, ni l’herbe qui en sort. La naïade, statue mauvaise d’exécution, fait bien pour l’ordonnance, et se peint avec vérité dans le fond de l’eau.
Le livret annonce d’Ollivier d’autres ouvrages que je n’ai pas vus.
Renou.
172.
Jésus-Christ à l’âge de douze ans, conversant avec les docteurs de la Loi.
Tableau de neuf pieds de haut, sur six pieds, six pouces de large. C’est pour l’église du collège de Louis le Grand.
C’est un mauvais tableau qui sent le bon temps et la bonne école. C’est d’un mauvais artiste qui en a connu de meilleurs que lui. Il est permis à un grand maître d’oublier quelquefois qu’il y a des couleurs amies. Chardin jettera pêle-mêle des objets rouges, noirs, blancs ; mais ces tours de force-là, il faut que Mr Renou les lui laisse faire.
Le jeune enfant occupe le centre de la toile. Il est debout. Il a le regard et la main droite tournés vers le ciel. Il a bien l’air d’un petit enthousiaste à qui ses parents ont tant répété qu’il était charmant ; qu’il avait de l’esprit comme un ange, et qu’en vérité il était le messie, le sauveur de sa nation, qu’il n’en doute pas. A droite, deux pharisiens l’écoutent debout. On voit toute la figure de l’un ; on ne voit que la tête de l’autre, entre le premier et la colonne du temple qui termine le tableau de ce côté. Il y a au pied de cette colonne, deux autres pharisiens à terre, l’un prêtant l’oreille et l’autre vérifiant dans le livre saint les citations du petit quaker. A gauche, un [458] groupe de prêtres assis, et au-dessus de ceux-ci sur le fond, un autre groupe de prêtres pareillement assis ; tout à fait sur le fond, une femme ; ce peut être Anne la diseuse de bonne aventure, avec un pharisien debout.
Cela a l’air d’un tableau qu’on a suspendu dans une cheminée pour le rendre ancien. Le style en est gothique et pauvre. Les figures courtes. Celles du devant rabougries. Il est malproprement peint. L’enfant Jésus est blafard, a la tête plate. Les mains et les pieds n’y sont nullement dessinés. Effet médiocre. Lumières sur l’enfant trop faibles. Point de plans ; point de dégradation, point d’air entre les figures. Noir, sale et discordant, pour être vigoureux. Voyez ces prêtres, ils semblent affaissés sous le poids de leurs lourds vêtements. S’ils ont du caractère, il est ignoble. Ce vieux pharisien noir, à droite, a été peint avec du charbon pilé. J’en dis autant de ces autres prêtres enfumés sur le fond. Tout cela sont des mines grotesques ramassées dans l’Éloge de la folie d’Érasme et les figures de Holbein. Ce morceau serait le supplice de celui qui aurait bien présent à l’imagination le style noble et grand des Raphaël, des Poussin, des Carrache, et d’autres. C’est une charge judaïque.
Et puis le défaut d’harmonie. C’est un texte auquel je reviens souvent, tantôt en peinture, tantôt en littérature. Rien ne la supplée, et son charme pallie une infinité de défauts. Avez-vous vu quelquefois des tableaux du Napolitain Solimène. Il est plein d’invention, de chaleur, d’expression et de verve. Il trouve les plus beaux caractères de tête. Sa scène est pleine de mouvement. Mais il est sec, il est dur, il est discord, et je ne me soucierais [459] pas de posséder un de ses tableaux. Je sens que la vue continuelle m’en chagrinerait. Quand la versification est harmonieuse, qui est-ce qui chicane la pensée? qui est-ce qui s’aperçoit que les scènes sont exsangues ? Le nombre de la poésie relève une pensée commune. Si Boileau avait raison de dire, La plus belle pensée Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée626, jugez d’un chant sous lequel l’harmonie serait raboteuse et dure ; d’un tableau qui pèche par l’accord des couleurs et l’entente des ombres et des lumières. Quelque vigueur qu’il y ait d’ailleurs, cela sent toujours l’écolier. Le scrupule des Anciens là-dessus est inconcevable, et ce Panégyrique si vanté de l’abbé Séguy, ce morceau qui lui a ouvert la porte de notre Académie aurait fait fuir tout un auditoire de Romains ou d’Athéniens. Lorsque Denys d’Halicarnasse me tomba pour la première fois dans les mains, j’étais bien jeune ; j’avoue que ce grand homme, ce rhéteur d’un goût si exquis me parut un insensé. J’ai bien changé d’avis depuis ce temps-là ; l’oreille de notre ami D’Alembert est restée la même. J’en demande pardon à Marmontel, mais je n’ai jamais pu lire Lucain. Lorsque ce poète fait dire à un soldat de César : Rheni mediis in fluctibus amnis, dux erat ; hic socius. Facinus quos inquinat, aequat627. Au milieu des flots du Rhin, c’était mon général ; ici, c’est mon camarade. Le crime rend égaux [460] ceux qu’il associe. En dépit de la sublimité de l’idée, à ce sifflement aigu de syllabes Rheni mediis in fluctibus amnis ; à ce rauque croassement de grenouilles, quos inquinat, aequat, je bouche mes oreilles, et je jette le livre. Ceux qui ignorent les sensations que l’harmonie porte à l’âme, diront que j’ai plus d’oreille que de jugement. Ils seront plaisants : mais j’ouvrirai l’Énéide, et pour réponse à leur mot, je lirai
O ter quaterque beati queis ante ora patrum
Trojae sub mœnibus altis contigit oppetere628.
Je porterai à leur organe les sons de l’harmonie ;
Ambrosiaeque comae divinum vertice odorem
Spiravere. Pedes vestis defluxit ad imos
Et vera incessu patuit dea629.
O mon ami, la belle occasion de se fourvoyer, et de demander aux poètes italiens, si avec leurs sourcils d’ébène, leurs yeux tendres et bleus, les lis du visage, l’albâtre de la gorge, le corail des lèvres, l’émail éclatant des dents, ces amours nichés en cent endroits d’une figure, on donnera jamais une aussi grande idée de la beauté. Le vrai goût s’attache à un ou deux caractères et abandonne le reste à l’imagination. Les détails sont petits, ingénieux et puérils. C’est lorsque Armide s’avance noblement au milieu des rangs de l’armée de Godefroy, et que les généraux commencent à se regarder avec des yeux jaloux, qu’Armide est belle630. C’est lorsque Hélène passe devant les vieillards troyens et qu’ils se récrient, qu’Hélène [461] est belle. Et c’est lorsque l’Arioste me décrit Angélique, je crois631, depuis le sommet de sa tête, jusqu’à l’extrémité de son pied, que malgré la grâce, la facilité, la molle élégance de sa poésie, Angélique n’est pas belle. Il me montre tout ; il ne me laisse rien à faire. Il me fatigue, il m’impatiente. Si une figure marche, peignez-moi son port et sa légèreté. Je me charge du reste. Si elle est penchée, parlez-moi de ses bras seulement et de ses épaules. Je me charge du reste. Si vous faites quelque chose de plus, vous confondez les genres ; vous cessez d’être poète, vous devenez peintre ou sculpteur. Je suis vos détails et je perds l’ensemble ; qu’un seul trait, tel que le vera incessu de Virgile, m’aurait montré.
[Annexe VI, p. 520]
Dans le combat où le fils d’Anchise est renversé de son char, et Vénus sa mère blessée par le terrible Diomède, le vieux poète, où l’on trouve des modèles de tous les genres de beauté, dit qu’au-dessus du voile que la déesse tenait interposé entre le héros grec et son fils, on voyait sa tête divine et ses beaux bras, et je peins le reste de la figure.
Tentez dans le poème galant, folâtre ou burlesque ces descriptions détaillées, j’y consens ; ailleurs, elles seront puériles et de mauvais goût. Je suppose qu’en commençant la longue et minutieuse description de sa figure, le poète en ait l’ensemble dans sa tête ; comment me fera-t-il passer cet ensemble ? S’il me parle des cheveux, je les vois ; s’il me parle du front, je le vois, mais ce front ne va plus avec ces cheveux que j’ai vus. S’il me parle des sourcils, du nez, de la bouche, des joues, du menton, du cou, de la gorge, je les vois ; mais chacune de ces parties qui me sont successivement indiquées, ne s’accordant plus avec l’ensemble des précédentes, il me force soit à n’avoir dans mon imagination qu’une figure incorrecte, soit à retoucher ma figure à chaque nouveau trait qu’il m’annonce.
Un trait seul, un grand trait, abandonnez le reste à mon imagination ; voilà le vrai goût, voilà le grand goût. Ovide l’a quelquefois. Il dit de la déesse des mers :
Nec brachia longo
Margine terrarum porrexerat Amphitrite633.
Quelle image ! quels bras ! quel prodigieux mouvement ! quelle terrible étendue ! quelle figure ! L’imagination qui ne connaît presque point de limites, la saisit à peine. Elle conçoit moins encore cette énorme Amphitrite que cette Discorde dont les pieds étaient sur la terre et dont la tête allait se cacher dans les cieux. Voilà le prestige du rythme et de l’harmonie.
Malgré ma prédilection pour le poète grec, l’Amphitrite du poète latin me paraît plus grande encore que sa Discorde, dont le grand critique ancien a dit qu’elle était moins la mesure de la déesse que celle de l’élévation du poète. Homère ne me donne que la hauteur de sa figure ; il me laisse la liberté de la voir si menue qu’il me plaira. La terre et les cieux ne sont que deux points qui marquent les extrémités d’un grand intervalle. Si la grandeur du pied ou la grosseur de la tête m’avait été donnée, aussitôt j’aurais achevé la figure d’après les règles de proportion connue ; mais le poète ne m’indique que les deux bouts de son colosse, et leur distance est la seule chose que mon imagination saisisse. Quand il aurait ajouté que ses deux bras allaient toucher aux deux extrémités de l’horizon, aux deux endroits opposés où le ciel confine avec la terre, il n’aurait presque rien fait de plus. Pour donner une forme à ces bras, pour les voir énormes, il eût fallu déterminer la portion du ciel qu’ils me dérobaient ; par exemple, la voie lactée ; alors j’aurais eu un module ; d’après ce module, mon imagination confondue aurait inutilement cherché à achever la figure, et je me serais écrié : « Quel épouvantable colosse ! » et c’est précisément ce qu’a fait Ovide. Il me donne la mesure des deux bras de son Amphitrite, par l’immensité des rivages qu’ils embrassent ; et, ces deux bras une fois imaginés d’après ce module, d’après le rythme énorme du poète, d’après le cheminer de ce longo margine terrarum, ce porrexerat qui ne finit point, cet emphatique et majestueux spondaïque Amphitrite, sur lequel je me repose, le reste de l’image s’étend au-delà de la capacité de ma tête.
Je dirai donc aux poètes : Ma tête, mon imagination ne peuvent embrasser qu’une certaine étendue, au-delà de laquelle l’objet se déforme et m’échappe. Épuisez donc toute leur force sur une partie, en la déterminant par un module énorme, et soyez sûr que le tout en deviendra incommensurable, infini. Qui est-ce qui imaginera la grandeur d’Apollon, qui enjambe de montagne en montagne ? la force de Neptune qui secoue l’Etna et dont le trident entrouvre la terre jusqu’au centre, et montre la rive désolée du Styx ? la puissance de Jupiter, qui ébranle l’Olympe du seul mouvement de ses noirs sourcils ? Une action énorme de la figure entière produira le même effet que l’énormité d’une de ses parties.
Certainement le rythme ne contribue pas médiocrement à l’exagération, comme on le sentira dans le Monstrum horrendum, informe, ingens de Virgile, et surtout dans la désinence longue et vague d’ingens. Que le poète eût dit simplement au lieu d’Amphitrite, la déesse de la mer, au lieu de porrexerat, avait jeté ; au lieu de ses longs bras, ses bras ; au lieu de longo margine terrarum, autour de la terre ; qu’en se servant des mêmes expressions il les eût placées dans un ordre différent, plus d’image, rien qui parlât à l’imagination, nul effet.
Mais si l’effet tient au choix et à l’ordre des mots, il tient aussi au choix des syllabes. Indépendamment de tout module les sons pleins et vigoureux des mots brachia, longo, margine, terrarum, porrexerat, Amphitrite, ne laissaient pas à l’imagination la liberté de donner à Amphitrite des bras maigres et menus ; il ne faut pas une si grande ouverture de bouche pour désigner une chose exiguë. La nature des sons augmente ou affaiblit l’image, leur quantité la resserre ou l’étend. Quelle n’est point la puissance du rythme, de l’harmonie et des sons !
Homère a dit : Autant l’œil mesure d’espace dans le vague des airs, autant les célestes coursiers en franchissent d’un saut ; et c’est moins la force de la comparaison que la rapidité des syllabes en franchissent d’un saut, qui excite en moi l’idée de la célérité des coursiers.
Lucrèce a dit que les mortels opprimés gémissaient sous l’aspect menaçant de la religion,
Quae caput a cœli regionibus ostendebat634.
Changez le vers spondaïque en un vers ordinaire ; rétrécissez le lieu de la scène, en substituant à regionibus une expression petite et légère ; au lieu de ostendebat qui étend sans fin la durée de la prononciation et avec elle la mesure de la tête du monstre, dites montrait ; au lieu d’une tête isolée peignez la figure entière, et il n’y aura plus d’effet.
C’est cette force du rythme, cette puissance des sons, qui m’a fait penser que peut-être je prononçais un peu légèrement entre l’image du poète latin et l’image du poète grec ; qu’il y avait telle emphase d’expression, telle plénitude d’harmonie qui me forcerait de donner à la figure d’Homère une grosseur proportionnée à sa hauteur ; et je me suis dit à moi-même : Voyons, ouvrons son ouvrage, récitons ses vers et rétractons-nous, s’il le faut. J’aurai mal choisi mon exemple, mais les principes de ma poétique n’en seront pas moins vrais ; ce ne sera pas sur la Discorde d’Homère, mais sur la mienne que j’aurai donné la préférence à l’Amphitrite d’Ovide.
Voici donc comment Homère s’est exprimé :
ἥ τ᾽ὀλίγη μὲν πρῶτα κορύσσεται, αὐτὰρ ἔπειτα
οὐρανῷ ἐστήριξε κάρη καὶ ἐπὶ χθονὶ βαίνει635.
« La Discorde, faible d’abord, s’élève et va appuyer sa tête contre le ciel, et marche sur la terre. »
Il y a trois images dans ces deux vers : on voit la Discorde s’accroître ; on la voit appuyer sa tête contre le ciel ; on la voit marcher rapidement sur la terre. L’harmonie est faible en commençant : elle s’enfle à πρῶτα ; elle s’accélère par secousse à κορύσσεται, elle s’arrête et s’étend à οὐρανῷ ἐστήριξε κάρη et elle bondit à ἐπὶ χθονὶ. Homère a peint trois phénomènes en deux vers. La rapidité du premier donne de la majesté, du poids et du repos au commencement du second ; et la majesté, le poids, le repos de ce commencement accélèrent la rapidité de la fin. Un petit nombre de syllabes emphatiques et lentes lui ont suffi pour étendre la tête de sa figure ; cette tête est énorme lorsqu’elle touche le ciel, il en faut convenir ; et l’imagination a passé, malgré qu’elle en ait, de l’image d’un enfant de quatre ans à l’image d’un colosse épouvantable. Ovide a-t-il fait une figure plus grande de son Amphitrite en lui consacrant toute son harmonie ? Je n’en sais plus rien. Tout ce que je sais, c’est que j’ai bien fait de me méfier de mon jugement ; c’est que Virgile a tout gâté lorsqu’il a traduit cet endroit par ces vers où il ne reste presque pas le moindre vestige de la poésie et des images d’Homère :
Parva metu primo, mox sese adtollit in auras,
Ingrediturque solo, et caput inter nubila condit636.
J’aime mieux le plat latin du juif helléniste, qui a dit de l’ange exterminateur des premiers-nés de l’Égypte : Stans replevit omnia morte et usque ad cœlum attingebat, stans in terra637.
Ah, mon ami, le beau texte, s’il m’était venu plus tôt ou que j’eusse eu le temps de m’extasier ; mais j’écris à la hâte, j’écris au milieu d’un troupeau d’importuns, ils me troublent, ils m’empêchent de voir et de sentir ; ils s’impatientent et moi aussi. Finissons donc et disons à nos poètes et à nos peintres, à nos poètes : Une seule partie de la figure ; cette partie exagérée par un module qui épuise toute la capacité de mon imagination ; un choix d’expression, un rythme, une harmonie correspondante ; et voilà le moyen de créer des êtres infinis, incommensurables, qui excéderont les limites de ma tête et qui seront à peine circonscrits dans l’enceinte de l’univers. Voilà ce que les grands génies ont exécuté d’instinct, et ce qu’aucun de nos faiseurs de poétique n’a vu ; que Dieu les bénisse. A nos peintres : Certes, messieurs, l’idée qu’on prend de l’ange du livre de la Sagesse n’est pas celle de vos petites têtes joufflues et soufflant des bouteilles, dont vous garnissez vos petits tableaux, que je dis petits parce qu’ils seraient toujours petits, quand ils auraient cinquante pieds de long.
Et là-dessus je vous souhaite le bonsoir, et à nos peintres et à nos poètes, car il a fallu que j’achevasse mal ce soir ce que j’aurais exécuté de verve ce matin, sans la cohue des importuns638.
Esquisse. Projet de tableau, à la gloire de Sa Majesté le roi de Pologne, duc de Lorraine.
On ne sait ce que c’est. Rien de fait. De la couleur gâchée, spongieuse ; des figures de bouillie ; cela veut être heurté, et cela n’est que barbouillé. Et puis la Pologne et la Lorraine qui présentent le médaillon du roi à l’Immortalité. Au pied d’un trône, un Temps les ailes arrachées, la faux brisée et chargé de chaînes. Sur le dos de ce Temps une table d’airain où on lit Amor invenit, veritas sculpsit. Et puis des femmes, des génies d’art qui parent de fleurs un autel, y jettent de l’encens ; une Renommée [462] qui prend son vol, un tapage à assourdir, une allégorie enragée à faire devenir fous les Sphynx et les Œdipe, avec son noir et son jaunâtre.
Études de tête.
C’est Renou qui a fait le livret. Il a cru que nous lui donnerions au Salon autant d’attention qu’il occuperait d’espace sur le catalogue. On dit qu’il est lettré. On dit même qu’il a fait une tragédie. Vous devez savoir cela, vous qui depuis vingt ans assistez aux derniers moments tous les poètes dramatiques.
Jeune homme vêtu d’un peignoir ou d’un surplis et couronné de laurier. Je ne sais ce que cela signifie. Il a le sourcil froncé et l’air de l’humeur.
Vieillards vus de profil, plusieurs têtes sur une même toile. Je lis dans un endroit de mon répertoire639, bien coloriées, bien touchées et de beau caractère ; et dans un autre endroit , barbe d’ébène, noire, compacte ; cheveux de même ; bout de vêtement sec et roide.
Le numéro qui est le même à ces différents jugements en a menti. Il est impossible qu’ils soient du même tableau. Ah, mon ami, j’ai bien des remords. Je vous en dirai un mot à la fin.
Caresme.
177.
Tableau d’animaux.
Mauvais animaux, secs et durs. Mauvaises petites figures. Mauvaises montagnes froides et monotones. Tableau détestable. Au pont. Chez [463] Tremblin.
Le Repos.
Je ne sais ce que c’est.
Un Amour.
Je ne sais ce que c’est, non plus.
La Mère qui fait jouer son enfant.
Je me le rappelle. La mère n’en a nullement l’expression. L’enfant ne mérite pas mieux, tant il est raide, maigre et sec. Est-ce que l’artiste n’a pu se procurer un bel enfant nu.
Les Portraits, l’Echevin au rameau d’olivier ont été inutilement exposés ; on ne les a pas vus.
Mais parlons de ses Têtes peintes, de ses Études, et surtout de ses Dessins coloriés et lavés. Ils en valent, pardieu, la peine. Ils étaient accrochés au-dessous des morceaux de sculpture de Lemoyne ; et l’on était là plus courbé que debout. Ces dessins sont charmants, et un grand maître ne les désavouerait pas. Ce sont des Faunes, des Satyres ; c’est un petit Sacrifice bien pensé et bien touché. Peut-être ce Caresme peindra-t-il un jour. Je n’en sais rien. Mais s’il ne peut pas peindre, qu’il dessine. [464]
Beaufort.
183.
Une Flagellation.
Tableau de 9 pieds de haut, sur 6 pieds de large.
Le Christ est debout, vu par le dos et de trois quarts de face. Un bourreau courbé lui lie les pieds à la colonne. Celui-ci est sur le devant. Un autre flagelle sur le fond. Ainsi l’exécution se fait avant que le patient soit préparé ; n’importe, dit Naigeon, frappez, frappez fort. Ce n’est guère que quelques gouttes de sang, pour tout celui que sa maudite religion fera verser. Ce sont deux instants confondus. Le vêtement rouge du fils de l’homme est jeté à droite sur une balustrade qui règne tout autour de la composition, et au-delà de laquelle il y a une foule de spectateurs hideux et cruels dont on n’aperçoit que les têtes. Le Christ est assez bien dessiné. Le tableau pas mal composé. Mais la couleur en est sale et grise ; mais cela est monotone, vieux, passé, sans effet. Mais cela ressemble à une croûte qui s’est enfumée dans l’arrière-boutique du brocanteur. Mais cela est à demi effacé ; et le peintre a eu tort de s’arrêter à moitié chemin.
Voici quelques tableaux qui ont été exposés sans numéro, pendant le cours du Salon.
Un Tableau d’animaux.
C’est une bécasse avec un hibou suspendus par les pattes à un clou. Premièrement où est le sens commun d’avoir accolé ces deux oiseaux-là, l’un destiné pour la cuisine du maître, l’autre pour la porte de son garde-chasse. Encore si cela était peint comme Oudry. Mais Oudry aurait mis au croc un canard avec une bécasse, un faisan avec une perdrix ; c’est [465] qu’il faut d’abord avoir le sens commun avec lequel on a à peu près ce qu’il faut pour être un bon père, un bon mari, un bon marchand, un bon homme, un mauvais orateur, un mauvais poète, un mauvais musicien, un mauvais peintre, un mauvais sculpteur, un plat amant.
Le Jugement de Midas.
Tableau de réception de Bounieu.
Voilà un sujet plaisamment choisi, pour une réception, pour une composition qu’on présente à des juges. C’est presque leur dire : « Messieurs, prenez-y garde ; si je vous déplais, c’est vous que j’aurai peints ; portez les mains sur vos oreilles, et voyez si elles ne s’allongent pas.
C’est le combat du chant entre Apollon et Pan, devant Midas. La scène se passe sur le devant d’un grand paysage. On voit à droite, Midas de profil, assis, fort embarrassé de draperies, ignoble, lourd et court. Debout, derrière lui, le dieu des bois avec son instrument champêtre, ses cuisses velues, son pied fourchu, et sa mine de bouquin. Il a l’air content. Midas a déjà prononcé en lui-même. Il serre la main au satyre, et les oreilles commencent à lui pousser. Plus vers la gauche, presque au centre de la toile, une grande figure de face, nue depuis la ceinture, couronnée de pampre, bien barbue, bien raide, imitant bien le fauteuil par les deux angles droits que ses jambes font avec ses cuisses, et ses cuisses avec son corps, ses cuisses maigres, maigres, ses jambes grêles, grêles. Elle est sur un plan entre le satyre et Midas. Elle écoute. Mais elle est bien froide, bien raide, bien immobile, bras, jambes et cuisses bien parallèles, grand mannequin, malade pressé d’un besoin qui n’a eu que le temps de jeter autour de soi sa couverture et de gagner sa chaise percée où il est. Plus vers la gauche, sur le même plan que Midas ou à peu près, Apollon de profil, droit, sa lyre à la main, et la pinçant. Entre Apollon et la figure précédente, plus sur le fond, deux femmes dont l’une écoute et l’autre fait signe à quelqu’un qui [466] est au loin d’accourir pour entendre. A une très grande distance d’Apollon, tout à fait sur la gauche, deux Muses accolées et apportant des fleurs et des guirlandes. Entre Apollon et ces deux Muses, sur le fond, assez proche d’Apollon et vu de face, un petit faune en admiration. Voilà la scène. Voyons le fond.
C’est une grande forêt. Bien loin, à droite, un pâtre avec une bergère accourent au signe que leur a fait une des deux femmes placées entre Apollon et le grand mannequin nu. Du même côté, plus encore sur le fond, un petit groupe de figures, sur un bout de roche, assises et attentives. Tout à fait dans l’enfoncement, et terminant la scène de ce côté, une portion de rotonde, un temple ouvert en arcades. Au loin, à gauche, sur le fond, par-derrière le faune qui écoute Apollon, un voyageur qui passe et qui se soucie apparemment peu de musique.
Reprenons cette composition que je ne méprise pas autant que font beaucoup d’autres qui n’en sentent pas mieux les défauts que moi.
J’y vois d’abord deux scènes placées, pour ainsi dire, l’une sur l’autre, mais deux scènes liées. La première sur le devant, et ce sont les principaux personnages de la querelle. La seconde, entre celle-ci et la forêt, et ce sont les personnages accessoires, attirés du fond par la curiosité, et tenant à la première scène par cet intérêt subordonné. Ces deux scènes ne se nuisent point, et servent très naturellement, à la manière du Poussin, à donner à toute la composition une profondeur où par ce moyen l’on distingue trois grands plans, celui des disputants rivaux et des juges ; celui des curieux que la dispute appelle ; et celui de la forêt et du paysage. Sur ces trois grands plans, des figures interposées, ont aussi leurs places, leurs plans particuliers nets et distincts, ce qui rend l’ensemble clair et en écarte la confusion.
Je sais bien que ces deux Muses sont raides et droites ; je sais bien que cet Apollon est droit et raide ; je sais bien que ces figures droites et raides, isolées ont un air de jeu de quilles. [467]
Je sais bien que toutes ces figures sont sans expression. Je sais bien que la composition entière est froide, blanchâtre, grisâtre et sans couleur.
Je sais bien que cet Apollon est sans verve, sans enthousiasme ; qu’il ne dispute pas ; qu’il touche de sa lyre, comme par manière d’acquit ; et qu’il est plus tranquille encore que l’Antinoüs dont il est imité.
Je n’ignore pas qu’on ne sait quel rôle ni quel nom donner à la grande figure nue, au grand mannequin barbu. Je sais bien que cette femme qui appelle son berger en est bien éloignée pour en être entendue ou vue ; que le son d’un cor de chasse parviendrait à peine à ce groupe qu’on a placé sur un bout de rocher, car en s’arrêtant quelque temps devant ce morceau, on sent que la scène est très étendue, très profonde ; que toutes ces figures sont grises et que le paysage est sans vigueur. En ai-je dit assez ? Eh bien, malgré tous ces défauts ; quoique assez chaud de mon naturel et peu disposé à pardonner le froid à une composition quelconque, quoiqu’il me paraisse absurde d’avoir allongé les oreilles de Midas avant son impertinente sentence, et que cet effet soit d’un instant postérieur, du moment où Apollon ayant cessé de jouer, la main étendue, l’air indigné, il ordonne à ces oreilles de pousser, quoique ce morceau soit proscrit sans restriction, j’avouerai qu’il y en a cent autres au Salon qu’on regarde, qu’on loue, et que je mets au-dessous.
Celui-ci a je ne sais quoi qui vous rappelle la manière simple, non recherchée, isolée et tranquille de composer des Anciens, manière où les figures restent comme le moment les a placées, et ne sont vraiment liées que par la circonstance, le fait et la sensation commune. Il me semble que je vois un bas-relief antique. Cela a quelque chose d’imposant. Cela est tout voisin du grand goût. Allez voir le Laocoon tel que les sculpteurs l’ont exécuté, un père assis qui souffre, un enfant debout déchiré qui expire, un autre enfant debout qui oublie son péril et qui regarde son père ; trois figures, non groupées, trois figures isolées, liées par les seules convolutions d’un serpent. Venez ensuite chez moi, voir la première pensée de ces [468] artistes, c’est le Laocoon tel qu’il est, mais un des enfants est renversé sur sa cuisse, le cou embarrassé dans les plis du serpent ; mais l’autre enfant se rejette en arrière et cherche à se délivrer. Il y a bien plus d’action, plus de mouvement, plus de groupe. Cela n’est que beau. La composition précédente est sublime. Plus on est enfant, plus on aime les incidents entassés les uns sur les autres, le strapassé, le groupe, la masse, le tumulte, en peinture, en sculpture, au théâtre. O Guyard, ton monument était simple. Deux seules figures attachaient toute l’attention, tout l’intérêt. Il régnait là un morne silence, une grande solitude. Ce génie qu’ils ont exigé de toi, est beau ; mais tout beau qu’il est, il fait nombre. Il me distrait. Je l’ai déjà dit et je le répète, les groupes ne sont pas aussi fréquents en nature qu’on le croirait. Ils sont presque absurdes dans les sujets tranquilles. Pierre a dit qu’il n’y avait pas deux peintres dans toute l’Académie capables de sentir le mérite de ce morceau, et Pierre pourrait bien avoir raison. Celui qui sent le mérite de ce morceau est plus avancé que celui qui en aperçoit les défauts. La sculpture ne l’aurait guère ordonné autrement. Les figures ne tiennent pas davantage dans le Jugement de Salomon du Poussin. Elles sont presque aussi isolées dans plusieurs compositions de Raphaël. C’est un tableau d’élève qui me promet plus que celui de Restout. Je conseillerais presque à Bounieu de se jeter du côté de la sculpture. Qu’on modèle son tableau, et l’on en jugera. Il y a une certaine sagesse qu’il n’est donné qu’à peu de gens de posséder et de sentir. Je ne proscris pas les groupes ; il s’en manque beaucoup. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de se passer de masses. Sans masses, point d’effet. Mais les groupes qui multiplient communément les actions particulières doivent aussi communément distraire de la scène principale. Avec un peu d’imagination et de fécondité, il s’en présente de [469] si heureux qu’on ne saurait y renoncer ? Qu’arrive-t-il alors ; c’est qu’une idée accessoire donne la loi à l’ensemble au lieu de la recevoir. Quand on a le courage de faire le sacrifice de ces épisodes intéressants, on est vraiment un grand maître, un homme d’un jugement profond ; on s’attache à la scène générale qui en devient tout autrement énergique, naturelle, grande, imposante et forte. J’avoue que la tâche n’en est pas pour cela plus facile. Une chose qu’on ne remarque guère, c’est qu’on papillote à l’esprit par la multiplicité des incidents, aussi cruellement qu’aux yeux par la mauvaise distribution des lumières ; et que si le papillotage de lumière détruit l’harmonie ; le papillotage d’actions partage l’intérêt et détruit l’unité.
Je ne vous citerai point en ma faveur la multitude des bas-reliefs antiques ; je suis de bonne foi, et je persiste à croire que si l’on y remarque un dessin si pur, un art si avancé, et si peu d’action, c’est que ces ouvrages sont autant d’articles du catéchisme païen. Il ne s’agit pas dans ces morceaux de montrer aux peuples comment Persée vainquit le dragon et lui ravit Andromède, mais de fixer ce point de religion dans sa mémoire. Aussi voyez ce sujet que je vous ai fait dessiner exprès, d’après un marbre antique. Persée a l’air de donner la main à Andromède pour descendre ; Andromède, plus obligée aux dieux de sa délivrance qu’à Persée qu’elle ne regarde pas, droite, presque sans action, sans passion, sans mouvement, les regards et la main levés vers le ciel, touchée, en action de grâces, est debout sur une petite éminence qui ne ressemble guère à un rocher ; et ce méchant petit dragon mort, n’est là que pour désigner le fait. Si ce n’est pas là un tableau d’église, je n’y entends rien.
Le petit faune placé debout derrière Apollon est très beau. S’il y avait eu de l’effet, de la couleur, de l’expression ; si, sans rien changer à l’ordonnance, [470] à la position des figures, l’artiste avait su leur donner seulement ce contour mol et fluant, cette variété d’attitudes naturelles, faciles, aisées qui tient à l’âge, au caractère, à l’action, à la sympathie des membres, à l’organisation, on aurait après cela jugé de ce morceau. Je gage que l’esquisse en était très belle.
Voici comment l’on prétend que Bounieu ordonne sur sa toile. Il place d’abord une figure et la finit ; il en place ensuite une seconde qu’il peint et finit de même ; puis une troisième, une quatrième, jusqu’à fin de paiement. Si ce n’est pas une mauvaise plaisanterie ; Bounieu est un artiste, sans tête et sans ressource.
Figures et fruits.
On voit sur un piédestal deux petits Amours, en marbre. Ils sont debout. Celui qui est à gauche porte un carquois sur son dos. On aperçoit entre les jambes de l’autre, une urne renversée. Ils se battent. Celui qui est à gauche égratigne son camarade à la joue, et lui arrache des fruits. Il ne manque pas d’expression. Autour du piédestal, on en voit d’autres en bas relief, tournés, contournés de la manière la plus déplaisante. Ce sont des morceaux de pâte molle pétrie entre les doigts, de la sculpture comme Carle Vanloo disait qu’il en savait faire. Le tout est placé sous une arcade d’où pend une guirlande de fleurs à laquelle un panier de fleurs est suspendu. L’artiste a répandu autour de sa statue, un vase riche et doré, un pot de porcelaine bleue couvert, des fruits sur un bassin, des raisins, un tambour de basque. Voulez-vous sentir la misère de cela, allez à Marly voir ces enfants de Sarrazin qui font brouter des feuilles de vigne à une [471] chèvre. Regardez bien le caractère innocent, champêtre, fin, original et de verve des enfants. Si vous aimez la richesse et la richesse à profusion, voyez ce cep et ces raisins qui décorent le piédestal. Et quand vous aurez jeté un coup d’œil sur l’ouvrage du sculpteur, vous cracherez sur celui du peintre.
Autres tableaux sans numéros et sans noms.
Je vous reconnais, beau masque. C’est de vous cela, monsieur Descamps. Cela ne peut être que de vous. Je vous avais conseillé il y a deux ans de ne plus peindre ; un peintre de son côté vous avait conseillé de ne plus écrire. Puisque vous avez pu suivre un de ces conseils, pourquoi n’avez-vous pu suivre l’autre. Je me connais en tableaux presque aussi bien qu’un artiste en littérature.
Que signifie cette femme de chambre cauchoise avec sa cafetière et sa lettre. Cela est plat. La maîtresse ne dit pas davantage. Vous n’avez pas une idée dans la tête.
Cette petite fille qui joue avec son chat est misérable. Vous n’en trouverez pas sur le pont, le prix de la toile. Cela est raide, sans couleur, sans expression, sans esprit, ni linge, ni étoffe ni dessin.
Est-ce que vous n’avez pas autour de vous une femme, un enfant, un ami qui puisse vous dire, ne peignez plus. [472]
Autres Tableaux sans numéros et sans noms.
Monsieur Descamps, c’est vous encore. A la platitude, à la mauvaise couleur grise, au défaut d’esprit, d’expression, et de toutes les parties de la peinture, c’est vous. Le bon Chardin que vous connaissez me prend par la main, me mène devant ces tableaux, et me dit avec le nez et la lèvre que vous savez : « Tenez, voilà de l’ouvrage de littérateur. » Il ne tenait qu’à moi de tirer certains papiers de ma poche, et de lui dire, tenez, voilà de l’ouvrage de peintre. Le bon Chardin ne sait pas que si j’avais seulement en peinture les connaissances de Descamps, tout pauvre artiste qu’il est, ou que M Descamps eût mon talent chétif en littérature, il désolerait l’Académie, sans en excepter le bon Chardin. Ils sont trop heureux, les faquins, que celui qui sait raisonner, penser, écrire ne sache ni dessiner, ni peindre ni colorier. Combien de défauts dans leurs ouvrages, qui m’échappent faute d’avoir pratiqué, et comme je les leur remontrerais.
Mr Descamps, pauvre peintre, littérateur ignoré a mis devant une table à café, où l’on voit une serviette étalée, une cafetière, une tasse avec sa soucoupe, une petite chambrière de campagne, assise, le coude appuyé sur la table, la tête penchée sur sa main, rêvant tristement. Cela n’est pas mal de position ; c’est une imitation de la Pleureuse de Greuze ; mais quelle imitation ! Point de grâce, point de chair, point de couleur ; cou, bras, mains noires, et desséchées ; le bras qui soutient la tête, paralytique et décharné ; vêtements grossiers et raides ; et le tout si pâle, si pâle, si gris qu’on dirait que l’artiste n’avait pas vingt-quatre sols dans sa poche pour avoir six vessies. Grande tache de blanc sale ; figure comme Gautier prétend que le sperme rendu chaud en engendre dans l’eau froide : et puis, il faut voir le faire de ces vaisseaux épars sur la table. Fi, fi, Mr Descamps. [473]
Le pendant, ou la nourrice placée devant le berceau de son nourrisson qui dort, et recommandant le silence du doigt ; on ne le croirait pas, plus mauvaise encore. On voit le petit dormeur dans sa manne d’osier. Sa tête n’est pas mal, en comparaison du reste. C’est celle d’un joli petit ange, ou d’un petit Amour, tant les traits en sont formés. M Descamps ignore qu’on peut donner aux anges, aux Amours, aux chérubins, aux génies, des figures charmantes et aussi développées qu’on veut ; parce que tels ils sont, tels ils ont été, tels ils seront. Ce sont des êtres symboliques et éternels. Encore s’écarte-t-on quelquefois de cette règle et leur conserve-t-on le joufflu, le chiffonné, le gras, l’informe, le potelé de nos marmots. Mais il n’en est pas de même de ceux-ci. Ce ne sont pas des natures sveltes. Ils ont un caractère dont on ne saurait s’affranchir sans pécher contre la vérité ; des chairs molles, je ne sais quoi de non développé, qui est de leur âge. D’un de nos poupards, on en fera, si l’on veut, un génie ; mais d’un joli génie, on n’en fait point un de nos poupards. La nourrice cauchoise est plate, sotte, bête, grise, raide, vide d’expression, à mille lieues de Greuze débutant, et à dix mille de Chardin qui travaillait autrefois dans ce genre.
Je ne doute point qu’il n’y ait encore quelque part, d’autres misérables Descamps qui vous reviendront. Je ne vous ferai grâce de rien cette année.
Un Concert espagnol, de Michel Vanloo.
C’est un très beau tableau, sage sans être froid ; une grande variété de figures charmantes, toutes aussi vraies, aussi soignées que des portraits, et des draperies, qu’il faut voir. [474]
Une femme de distinction qui secourt la Peinture découragée.
Un Grand Deigneur qui ne dédaigne pas d’entrer dans la chaumière du paysan malheureux.
Ces deux tableaux de Mme Therbouche sont ce qu’elle a fait de mieux. Il y a de la couleur et de l’expression. La tête et la poitrine de la Peinture sont comme d’un ancien maître.
Un St Louis.
Encore un saint Louis, et tout aussi plat que le premier. Il y a des physionomies malheureuses en peinture ; le Christ et saint Louis ont tous les deux été porteurs de ces physionomies-là. Celle du saint est donnée par ses portraits multipliés à l’infini, portraits auxquels l’artiste est forcé de se conformer. Celle du Christ est traditionnelle. C’est la même entrave, à peu de chose près.
Webb écrivain élégant et homme de goût, dit dans ses réflexions sur la peinture que les sujets tirés des livres saints ou du martyrologe ne peuvent jamais fournir un beau tableau. Cet homme n’a vu ni le Massacre des Innocents par Le Brun, ni le même massacre par Rubens, ni la Descente [475] de croix d’Annibal Carrache, ni Saint Paul prêchant à Athènes par Le Sueur ; ni je ne sais quel apôtre ou disciple se déchirant les vêtements sur la poitrine, à l’aspect d’un sacrifice païen640, ni la Madeleine essuyant les pieds du Sauveur de ses beaux cheveux ; ni la même sainte si voluptueusement étendue à terre, dans sa caverne, par le Corrège ; ni une foule de Saintes Familles, plus touchantes, plus belles, plus simples, plus nobles, plus intéressantes les unes que les autres ; ni ma Vierge du Barroche tenant sur [ses] genoux l’enfant Jésus, debout et tout nu. Cet écrivain n’a pas prévu qu’on lui demanderait pourquoi Hercule étouffant le lion de Némée serait beau en peinture, et Samson faisant la même action déplairait ; pourquoi on peut peindre Marsyas écorché et non saint Barthélémy ; pourquoi le Christ écrivant du doigt sur le sable l’absolution de la femme adultère, au milieu des pharisiens honteux, ne serait pas un beau tableau, aussi beau que [476] Phryné accusée d’impiété devant l’Aréopage. Notre abbé Galiani que j’aime autant écouter, quand il soutient un paradoxe que quand il prouve une vérité, pense comme Webb, et il ajoute que Michel-Ange l’avait bien senti, qu’il avait réprouvé les cheveux plats, les barbes à la juive, les physionomies pâles, maigres, mesquines, communes, et traditionnelles des apôtres ; qu’il leur avait substitué le caractère de l’antique, et qu’il avait envoyé à des religieux qui lui avaient demandé une statue de Jésus-Christ, l’Hercule Farnèse la croix à la main ; que dans d’autres morceaux, notre bon Sauveur est Jupiter foudroyant, saint Jean Ganymède, les apôtres Bacchus, Mars, Mercure, Apollon, et cœtera. Je demanderai d’abord : Le fait est-il vrai ? quels sont précisément ces morceaux ? où les voit-on ? Ensuite, je chercherai si Michel-Ange a pu, avec quelque jugement, mettre la figure de l’homme en contradiction avec ses mœurs, son histoire et sa vie. Est-ce que les proportions, les caractères, les figures des dieux païens n’étaient pas déterminés par leurs fonctions ? Et Jésus-Christ pauvre, débonnaire, jeûnant, priant, veillant, souffrant, battu, fouetté, bafoué, souffleté a-t-il jamais pu être taillé d’après un brigand nerveux qui avait débuté par étouffer des serpents au berceau, et employé le reste de sa vie à courir les grands chemins, une massue à la main, écrasant des monstres et dépucelant des filles ? Je ne puis permettre la métamorphose d’Apollon en saint Jean, sans permettre de montrer la Vierge avec des lèvres rebordées, des yeux languissants de luxure, une gorge charmante, le cou, les bras, les [477] pieds, les mains, les épaules et les cuisses de Vénus. La vierge Marie, Vénus aux belles fesses, cela ne me convient pas. Mais voici ce qu’a fait le Poussin, il a tâché d’ennoblir les caractères ; il s’est assujetti selon les convenances de l’âge aux proportions de l’antique ; il a fondu avec un tel art, la Bible avec le paganisme, les dieux de la fable antique avec les personnages de la mythologie moderne qu’il n’y a que les yeux savants et expérimentés qui s’en aperçoivent, et que le reste en est satisfait. Voilà le parti sage. C’est celui de Raphaël, et je ne doute point que ce n’ait été celui de Michel-Ange. Est-ce là ce qu’a voulu dire l’abbé Galiani ? Nous sommes d’accord. Prononcer que la superstition régnante soit aussi ingrate pour l’art que Webb le prétend, c’est ignorer l’art et l’histoire de sa religion. C’est n’avoir jamais vu la sainte Thérèse du Bernin ; ce n’est avoir jamais vu cette Vierge le sein découvert à qui son petit tout nu sur ses genoux, pince en se jouant le bout du téton. C’est n’avoir aucune idée de la fierté avec laquelle certains chrétiens fanatiques se sont présentés au pied des tribunaux des préteurs ; de la majesté prétoriale ; de la férocité froide et tranquille des prêtres, et de la leçon que je reçois de ces compositions qui m’instruisent bien mieux que tous les philosophes du monde de ce que peut l’homme [478] possédé de cette sorte de démon. Le patriotisme et la théophobie sont les sources de grandes tragédies et de tableaux effrayants. Quoi, le chrétien interrompant un sacrifice, renversant des autels, brisant des dieux, insultant le pontife, bravant le magistrat, n’offre pas un grand spectacle. Tout cela me paraît aperçu avec les petites bésicles de l’anticomanie. Serviteur à M. Webb et à l’abbé Galiani.
On voit dans une chapelle, à gauche, au pied d’un autel, un benêt de St Louis... Mais j’ai juré de ne décrire aucun mauvais tableau, et j’allais commettre un énorme parjure. Mon ami, c’est du Parrocel, c’est du Brenet ; c’est pis encore, si vous voulez. Il serait plaisant que cette grosse, matérielle, lourde, ignoble figure fût de l’un ou de l’autre, devenu, comme par miracle, plus mauvais que lui-même.
Fin des peintres.
Les Sculpteurs
Avant de passer aux sculpteurs, il faut, mon ami, que je vous entretienne un moment d’un tableau que Vien a exécuté pour la grande impératrice. [479] Je ne parle pas de celle qui dit son rosaire, qui fait de sa cour un couvent et qui n’est pourtant pas une petite femme641 ; mais de celle qui donne des lois à son pays qui n’en avait point, qui appelle autour d’elle les sciences et les arts, qui fonde les établissements les plus utiles, qui a su se faire considérer dans toutes les cours de l’Europe, contenir les unes, dominer les autres, et qui finira par amener le Polonais fanatique à la tolérance, qui aurait pu ouvrir la porte de son empire à cinquante mille Polonais, et qui a mieux aimé avoir cinquante mille sujets en Pologne ; car vous le savez tout aussi bien que moi, mon ami, ces dissidents persécutés deviendront persécuteurs, lorsqu’ils seront les plus forts, et n’en seront pas alors moins protégés par les Russes. Tout cela n’a peut-être pas le sens commun, mais qu’importe ? Voici le sujet du tableau de Vien. Il y avait longtemps que Mars reposait entre les bras de Vénus, lorsqu’il se sentit gagner par l’ennui. Vous ne concevez pas comment on peut s’ennuyer entre les bras d’une déesse ; c’est que vous n’êtes pas un dieu. L’envie de tuer le tourmente. Il se lève. Il demande ses armes. Voici le moment de la composition. On voit la déesse toute nue, un bras jeté mollement sur les épaules de Mars, et lui montrant de l’autre main ses pigeons qui ont fait leur nid dans son casque. Le dieu regarde et sourit. Que la déesse est belle, voluptueuse et noble ! Que la poitrine du dieu est chaude et vigoureuse ! J’aime son caractère, parce qu’il est simple et non maniéré. On tourne autour de ces deux figures. Elles sont debout, d’aplomb et non raides. A droite, c’est une colonnade. A gauche, un grand arbre. Au pied de cet arbre, deux Amours tapis sous un bouclier d’or. C’est un très beau coin du tableau. Et celui du casque, de la cuirasse et deux pigeons ne lui cède guère ; et puis l’harmonie générale du tout. L’artiste n’a rien fait de mieux, et j’espère que ma souveraine en sera un peu plus satisfaite que le roi de Pologne. C’est que je m’en suis moins inquiété. J’ai dit à Vien, [480] Voilà le sujet... voilà comme je le conçois. Faites » ; et je ne suis pas entré dans son atelier qu’il n’eût fait ; et venons à nos sculpteurs.
O qu’ils sont pauvres cette année ! Pigalle est riche, et de grands monuments l’occupent. Falconet est absent.
Lemoyne.
184.
Buste de Mr Trudaine.
Il est ressemblant. Les détails y sont même larges ; mais la chair avec sa mollesse n’y est pas. Du reste modèle du mauvais goût de nos vêtements. Il faut voir l’effet de cette lourde, dense, impénétrable, énorme masse de cheveux. On ne saura jamais par quelle bizarrerie nous nous surchargeons la tête d’un pareil fardeau. Qu’en pensera la postérité ? Un sauvage prendrait cela pour les têtes d’une douzaine d’ennemis appliquées l’une sur l’autre. Il faut voir l’effet de cette large cravate autour du cou, et de ces deux longs bouts de toile, plats, raides, empesés, plissés bien strictement, et placés sur le milieu de la poitrine, le contraste du volume avec cette rangée de petits boutons. Sans exagérer, c’est un quartier de roche auquel on s’est amusé à donner une figure grotesque. Cela fait frissonner d’horreur, ou soulever le cœur de dégoût, à celui qui a le moindre sentiment de l’élégance, de la noblesse, de la grâce. On ferme les yeux. On se sauve. Et [481] lorsque cette vilaine, hideuse chose revient à l’imagination, on est peiné ; on est poursuivi par une image importune.
Buste de Montesquieu.
Si vous voulez sentir tout l’ignoble, tout le barbare du Trudaine, jetez les yeux sur le Montesquieu. Il est nu-tête. On lui voit le cou et une portion de la poitrine. Voilà du goût. Celui-ci ressemble aussi ; mêmes qualités et mêmes défauts pour le faire qu’au précédent. J’aime mieux l’ancien médaillon. Il y a plus d’élégance, plus de noblesse, plus de finesse et plus de vie.
Buste de l’avocat Gerbier.
Je ne me le rappelle pas. Tant pis. Est-ce pour le buste ?
Il y avait encore de Lemoyne, un autre buste en terre cuite, d’une femme642. Il était très élégant, très vivant, très fin ; le cou cependant maigre et sec, et la distance du menton au cou, la profondeur de la mâchoire, énorme. La guirlande [de] fleurs qui descendait d’une épaule, jolie, mais peu selon la sévérité de l’art ; la coiffure moitié antique, moitié moderne. [482]
En général les terres cuites de Lemoyne valent mieux que ses marbres. Il faut qu’il ne le sache pas travailler.
Il y avait à côté du Trudaine, une autre espèce de magot, et qui pis est de magot sans verve. Si le premier n’était pas de chair, bien moins celui-ci. Je ne sais qui c’était643. Mais de tous ces pauvres cordons qu’on voit dans nos rues, traîner leur misère et l’ingratitude de la nation, je n’ai pas mémoire d’en avoir vu un plus plat de physionomie. C’est quelque mauvais plaisant qui a conseillé à cette tête de chou de se faire mettre en marbre, cette matière, cet art qui est si grave, si sévère, qui demande tant de caractère et de noblesse. C’était un moyen de montrer avec force, le ridicule, l’ignoble, de ces grosses joues boursouflées, de cette boule, de ce petit nez serré entre deux vessies, de ce front étroit. Connaissez-vous un livre de Hogarth, intitulé la Ligne de beauté, c’est une des figures hétéroclites de cet ouvrage ; et puis un jabot et des manchettes brodées ; un gothique Saint-Esprit étalé sur la poitrine. Puisse pour l’honneur du siècle, ce hideux morceau aller frapper rudement le Trudaine, et le ministre mettre en pièces l’intendant des finances, en sorte qu’il ne reste de l’un et de l’autre que des fragments trop petits pour déposer dans l’avenir de notre insipidité. [483]
Allegrain.
187.
Une Baigneuse.
Figure en marbre de 5 pieds 10 pouces de proportion.
Belle, belle, sublime figure ; ils disent même la plus belle, la plus parfaite figure de femme que les modernes aient faite. Il est sûr que la critique la plus sévère est restée muette devant elle. Ce n’est qu’après un long silence admiratif qu’elle a dit, tout bas, que la perfection de la tête ne répondait pas tout à fait à celle du corps ; cette tête est belle pourtant, ajoutait-elle, beaux enchâssements d’yeux, belle forme, belle bouche, le nez beau, quoiqu’il pût être plus fin. Elle était tentée d’accuser le cou d’être un peu court, mais elle se reprenait en considérant que la tête était inclinée. A son avis, le goût de la coiffure pouvait être plus grand. Mais lorsque son œil s’arrêta sur les épaules, elle ne put s’empêcher de s’écrier, les belles épaules, qu’elles sont belles, comme ce dos est potelé, quelle forme de bras, quelles précieuses, quelles miraculeuses vérités de nature dans toutes ces parties ; comment a-t-il imaginé ce pli au bras gauche. Il ne l’a point imaginé, il l’a vu ; mais comment l’a-t-il rendu si juste. Ce sont des détails sans fin ; mais si doux qu’ils n’ôtent rien au tout, qu’ils n’attachent point aux dépens de la masse ; ils y sont et ils n’y sont pas ; comme ce bras qu’elle allonge est modelé grassement, qu’il s’emmanche bien avec l’épaule ; que le coude en est finement dessiné ; comme la main sort bien du poignet ; que cette main est belle ; que ces doigts un peu allongés par le bout sont délicieux et délicats ; que de choses que l’on sent et qu’on ne peut rendre. On a dit qu’une femme avait la gorge ferme comme le marbre ; celle-ci a la gorge élastique comme la chair. Quelle souplesse de [484] peau ! Il en faut convenir, toute cette figure est parsemée de charmes imperceptibles pour lesquels il y a des yeux, mais il n’y a pas de mots. En descendant au-dessous de cette gorge, quelle grande partie, le ventre ; même beauté, même élasticité, même finesse de détails. Mais c’est aux épaules surtout que l’art semble s’être épuisé ; combien il a fallu d’études, de séances et de longues séances, de modèles, et même de connaissance anatomique du dessous de la peau ; comme tout cela s’élève, s’affaisse, se fuit, se fuit insensiblement ; et ces reins ! et cette fesse ! et ces cuisses ! ces genoux ! ces jambes ! Comme ces genoux sont modelés ! ces jambes sont légères, sans être ni maigres ni grêles. La critique était arrivée aux pieds, sans avoir rien remarqué qui la consolât ; ah, pour ces pieds, dit-elle ; ces pieds sont un peu négligés. Les amateurs dont il ne faut ni surfaire ni dépriser le jugement, les artistes les seuls vrais juges mettent la figure d’Allegrain sur la ligne même du Mercure de Pigalle. Lorsque celui-ci vit l’ouvrage de son parent, c’est lui-même qui me l’a dit, il resta stupéfait. J’ajouterai que cette Baigneuse est si naturellement posée, tous ses membres répondent si parfaitement à sa position, cette sympathie qui les entraîne et les lie est si générale qu’on croit qu’elle vient à l’instant de s’arranger comme elle l’est et qu’on s’attend toujours à la voir se mouvoir. J’ai dit que la sculpture cette année était pauvre. Je me suis trompé. Quand elle a produit une pareille figure, elle est riche. Elle est pour le roi. Comme on [485] avait une assez mince opinion du savoir-faire de l’artiste, on ne lui laissa pas le choix du bloc, et le ciseau d’où le chef-d’œuvre devait sortir, fut employé sur un marbre taché. Le courage et le mérite de l’artiste en redoublent à mes yeux. La belle vengeance d’un mépris déplacé ! elle durera éternellement. On demandera à jamais qui est-ce qui disposait des marbres du souverain. A la place du Marigny, j’entendrais sans cesse cette question, et je rougirais.
Vassé.
188.
Je n’aime pas Vassé. C’est un vilain. Mais rappelons-nous notre épigraphe, Sine ira et studio. Soyons justes, et louons ce qui le mérite, sans acception des personnes.
Une Minerve appuyée sur son bouclier et prête à donner une couronne.
Figure de six pieds de proportion.
Elle est assise et de repos ; la jambe droite croisée sur la jambe gauche, le bras gauche nu, tombant mollement et la main allant se poser sur le bord de son bouclier ; le bras droit aussi nu, amené avec le même naturel, la même grâce, la même mollesse et presque parallèlement au premier, vers la cuisse où la main tient négligemment une couronne. Elle a son casque et sa cuirasse. Elle regarde au loin, comme si elle y cherchait un vainqueur à couronner. La draperie simple, à grands plis marque bien le nu aux cuisses et aux jambes. Elle est sévère de caractère, belle, mais plus belle de face que de profil, le profil est petit. Plus on s’y arrête, plus on aime cette figure. Il y a de la souplesse dans les membres. Elle est peut-être un peu trop [486] ajustée. Une Minerve plus simple de vêtement, en serait encore plus noble. C’est un beau morceau, sage et non froid, excellent, à mon gré, de position. La position en général étant donnée, il y a un certain enchaînement dans le mouvement de toutes les parties, une certaine loi qu’elles s’imposent les unes aux autres, qui les régit et qui les coordonne, qu’il est plus aisé de sentir que de rendre. La Minerve de Vassé, la Baigneuse d’Allegrain ont supérieurement ce mérite dont je ne pense pas qu’un morceau de sculpture puisse se passer et dont plusieurs artistes n’ont pas la première idée. C’est la nécessité de cette sympathie générale des membres qui fait qu’une figure assise l’est de la tête, du cou, des bras, des cuisses, des jambes, de tous les points du corps et sous tous les aspects ; ainsi d’une figure debout, d’une figure mue, d’une figure occupée de quelque manière que ce soit. Cette Minerve est svelte ; sa tête est bien coiffée, et son casque de bonne forme.
La Comédie.
Figure petite, faite avec peu de soin et d’expression.
Une Nymphe endormie.
Très médiocre. Je n’ai point aperçu ces deux morceaux. Mauvais signe. [487]
Le Portrait en bas relief de feue l’impératrice de Russie Elisabeth.
Le Comte de Caylus en médaillon.
Le Comte de Caylus est beau, vigoureux, noble, fait avec hardiesse, bien modelé, bien ressenti, chair, beaux méplats, le trait pur, les peaux, les rides, les accidents de la vieillesse à merveille. La nature a été exagérée, mais avec tant de discrétion que la ressemblance n’a rien souffert de la dignité qu’on a surajoutée. Il reste encore dans les longs plis, dans ces peaux qui pendent sous le menton des vieillards, une sorte de mollesse. Ce n’est pas du bois, c’est encore de la chair. C’est dommage que Vassé n’en ait pas fait la remarque.
Le médaillon d’Elisabeth est moins beau ; mais il était aussi plus ingrat. Le ciseau y est un peu sec ; ses cheveux sont bien attachés sur sa tête qui n’est pas sans majesté. Mais pour en dire mon avis, ce vêtement qui étale et fait bouffer cette énorme paire de tétons aura toujours à mes yeux un air barbare et de mauvais goût. Eh qu’on les laisse se soutenir d’eux-mêmes dans la jeunesse, ou s’en aller librement dans l’âge avancé. Nature, nature, c’est la contrainte qu’on te fait souffrir, pour te montrer comme tu n’es pas, qui gâte tout. Vérité de costume, fausseté de nature. La bordure de ce médaillon d'Elisabeth est un chef-d’œuvre de grand goût de dessin et d’excellente exécution. [488]
Pajou.
193.
Les Bustes du feu dauphin, du dauphin son fils, du comte de Provence, du comte d’Artois.
Plus plats, plus ignobles, plus bêtes que je ne saurais vous le dire. O la sotte famille en sculpture. Le grand-père est si noble, a une si belle tête, si majestueuse, si douce pourtant, et si fière !
Le Buste du maréchal de Clermont-Tonnerre.
Mais quelle fureur d’éterniser sa physionomie, quand on a celle d’un sot. Il me semble que quand on a la fantaisie d’occuper de sa personne, un art imitatif, il faudrait d’abord avoir la vanité d’examiner ce que cet art en pourra faire ; et si j’étais l’artiste et qu’on m’apportât un aussi plat visage, je tournerais tant que je le ferais entendre, non à la façon du Puget ou de Falconet, mais à la mienne ; et le plat visage parti, je me frotterais les mains d’aise, et je me dirais à moi-même, Dieu soit loué ; je ne me déplairai pas six mois devant mon ouvrage. Il y a pourtant un ciseau, des beautés, de la peau, de la chair, dans cette insipide figure. Elle est faite largement ; il y a de la souplesse, du sentiment, de la vie.
Pour Dieu, mon ami, détournez-vous de ce coin, ne regardez ni ces [489] Enfants de Mr de Voyer, ni Mr de Sainscey, ni cette figure de la Magnificence dont Pajou n’a pas la première idée, ni cette Sagesse. Tout cela est d’une insupportable médiocrité. Cependant Pajou en sait trop dans son art pour ignorer que la sculpture veut être plus grande, plus piquante, plus originale et en même temps plus simple dans le choix de ses caractères et de son expression que la peinture ; et qu’en sculpture, point de milieu, sublime ou plat ; ou comme disait au Salon un homme du peuple : « Tout ce qui n’est pas de la sculpture est de la sculpterie. » Pajou nous a fait cette année beaucoup de sculpterie.
Dessin de la mort de Pélopidas.
On le voit expirant dans sa tente. Sur le fond, au bord de son lit, des soldats affligés, les regards attachés sur lui, tiennent sa couverture levée. A droite, à son chevet, c’est un groupe de soldats debout. Ils sont consternés. Sur le devant, vers la gauche, assis à terre, un autre soldat, la tête penchée sur ses mains. Tout à fait à gauche, sur le devant, un troisième qui [490] tient la cuirasse du général et qui la présente à ses camarades qui forment un groupe derrière lui.
Cela peut être d’un grand effet général pour le technique. Je vois que ces soldats placés sur le fond qui tiennent la couverture levée feront une belle masse. Ils attendent sans doute que Pélopidas soit expiré, pour la lui jeter sur le visage, et je ne nie pas que cette idée ne soit simple et sublime. Mais du reste où est l’incident remarquable ? Entre tous ces soldats où est le caractère d’un regret singulier ? Que font-ils pour Pélopidas qu’ils ne feraient pour tout autre ? Où sont ces hommes qui ont pris le parti de se laisser mourir ? Une douleur capable de ce projet extrême, est muette, tranquille, silencieuse, presque sans mouvement, et n’en est que plus profonde. C’est ce que vous n’avez pas conçu. Vous me feriez presque penser que le génie vous manque. Croyez-vous que quand vous auriez assemblé quelques-uns de ces soldats autour de la cuirasse brisée de Pélopidas, les yeux attachés sur elle ; cela n’aurait pas parlé davantage ? Quelle comparaison entre votre composition et celle du Testament d’Eudamidas. Cependant vous ne persuaderez à personne que votre sujet ne fût ni aussi grand, ni aussi pathétique ni aussi fécond que celui du Poussin. Je ne vous dirai pas que les têtes penchées sur les mains sont bien usées ! Tant qu’elles seront en nature, on aura le droit de les employer dans l’art ; mais que fait votre Pélopidas ? Il expire, et puis c’est tout ; et cela n’eût pas été mal, si la résolution de ne pas lui survivre eût été caractérisée dans les siens par l’inaction, le silence et l’abandon. Vous n’y avez pas pensé, et vous m’autorisez à vous demander, quoi, dans cette foule le général thébain n’avait pas un ami particulier ? Il n’y avait pas là un seul homme qui songeât à la perte que faisait la patrie, et qui parût tourner ses yeux, ses bras, [ses] regrets vers elle. Je ne sais ce que j’aurais produit à votre place ; je me serais renfermé longtemps dans les ténèbres ; j’aurais assisté à la mort de [491] Pélopidas, et je crois que j’y aurais vu autre chose. En général la multitude des acteurs nuit à l’effet de la scène. Cette abondance est vraiment stérile. On n’y a recours que pour suppléer à une idée forte qui manque. Pigalle, jetez-moi à bas et ce squelette, et cet Hercule tout beau qu’il est, et cette France qui intercède644. Étendez le maréchal dans sa dernière demeure, et que je voie seulement ces deux grenadiers affilant leurs sabres contre la pierre de sa tombe. Cela est plus beau, plus simple, plus énergique et plus neuf que tout votre fatras moitié histoire, moitié allégorie.
Pajou a écrit à sa porte pour devise la maxime de Petit Jean, Sans argent, sans argent l’honneur n’est qu’une maladie645. De tout ce qu’il a exposé, je n’en estime rien. J’ai suivi cette longue enfilade de bustes, cherchant toujours inutilement quelque chose à louer. Voilà ce que c’est que de courir après le lucre. Je vois sortir de la bouche de cet artiste, en légende : De contemnenda gloria646 ; écrit en rouleau autour de son ébauchoir : De pane lucrando647 ; et sur la frange de son habit ; Fi de la gloire, et vivent les écus. Il n’a fait qu’une bonne chose depuis son retour de Rome. C’est un talent écrasé sous le sac d’or. Qu’il y reste. Vous verrez qu’il aura lu ma dispute avec son confrère648, sur le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité, et qu’il aura trouvé que je n’avais pas le sens commun. [492]
Caffieri.
204.
L’Innocence
Figure en marbre, de 2 pieds, 4 pouces de proportion.
L’Innocence ! cela l’Innocence ! cela vous plaît à dire, Mr Caffieri. Elle regarde en coulisse ; elle sourit malignement ; elle se lave les mains dans un bassin, placé devant elle sur un trépied. L’Innocence qui est sans la moindre souillure n’a pas besoin d’ablutions. Elle semble s’applaudir d’une malice qu’elle a mise sur le compte d’un autre. La recherche et le luxe de son vêtement réclament encore contre son prétendu caractère. L’Innocence est simple en tout. Du reste figure charmante, bien composée, bien drapée ; le linge qui dérobe sa cuisse et sa jambe, à miracle ; jolis pieds, jolies mains. Jolie tête. Permettez que j’efface ce mot, l’Innocence, et tout sera bien. Vous n’avez pas fait ce que vous vouliez faire ; mais qu’importe ? ce que vous avez fait est précieux.
La Vestale Tarpéia.
Elle est debout ; elle est sage, bien drapée, d’un caractère de tête extrêmement sévère. C’est bien la supérieure de ce couvent. J’aime beaucoup cette figure. Elle imprime le respect. On lui voit neuf pieds de haut. [493]
L’Amitié qui pleure sur un tombeau.
On voit à gauche une cassolette où brûlent des parfums ; la vapeur odoriférante se répand sur un cube qui soutient une urne ; il s’élève de derrière le cube, quelques branches de cyprès recourbées sur l’urne. A droite, éplorée, étendue à terre, un bras appuyé sur le dais, la tête posée sur son bras ; l’autre bras tombant mollement sur une de ses cuisses, la figure de l’Amitié. Ce modèle de tombeau est simple et beau. L’ensemble en est pittoresque ; et l’on ne désire rien à la figure de l’Amitié de tout ce qui tient aux parties de l’art. La position, l’expression, le dessin, la draperie sont bien. Mais qu’est-ce qui désigne l’Amitié plutôt qu’une autre vertu ?
Le Portrait du peintre Hallé.
Je ne me le rappelle pas.
Le Portrait du médecin Borie.
Ressemblant à faire mourir de peur un malade.
Tout ce que Caffieri a exposé cette année est digne d’éloge. Certes, cela ne manque pas de ce que vous savez. Je crois que cet artiste est mort il y a quelques mois. Un an plus tôt, on ne l’aurait pas regretté. [494]
Berruer.
209.
L’Annonciation en bas relief.
Aux deux côtés du bas-relief la Foi et l’Humilité.
Grand morceau dont on a exposé le modèle sur la moitié de sa grandeur.
Hors du bas-relief, à droite, contre un pilastre, une figure de ronde bosse, tenant une balle dans sa main, foulant du pied une couronne, son autre bras ramené sur son ventre, y soutenant sa draperie, ce qui lui donne l’air d’une fille grosse ; et je ne voudrais pas jurer qu’il n’en fût quelque chose, car elle est triste. Je n’entends rien à ces symboles. Qu’est-ce que cette balle ? Et l’Orgueil foule encore mieux au pied les couronnes que l’Humilité.
A gauche, adossée au pilastre correspondant, une autre figure de ronde bosse, un calice à la main, ce calice surmonté d’une hostie, l’autre main montrant le vase sacré. Figure hiéroglyphique, paquet de draperies.
Entre ces deux pilastres, dans un enfoncement formant l’intérieur d’une chambre, l’Annonciation. La Vierge est à droite, à genoux, le corps incliné, en devant s’entend, et se soumettant au fiat. Elle est aussi de ronde bosse. Ses bras étendus, ouverts, rendent bien sa résignation. Il n’y a du reste ni bien ni mal à en dire ; c’est de position, de draperie, de caractère, une Vierge comme une autre. A gauche, en l’air et de bas relief, l’ange annonciateur. Ce n’est pas celui de St-Roch. Celui-ci eût tenté la Vierge, [495] fait cocu Joseph et l’Esprit-Saint camus649. Berruer ou Dieu le père l’a choisi cette fois maigre, long, élancé et d’un caractère de tête ordinaire. Il fait son compliment, et montre d’une main l’Esprit-Saint de ronde bosse, à l’angle supérieur droit de la chambre, à la pointe du faisceau lumineux et fécondant qui passe sur la tête de la Vierge et forme des sillons de bas relief sur le fond. Ouvrage commun dans toutes ses parties. Ces figures des côtés en détruiraient le silence, s’il y en avait. Ne nous arrêtons pas davantage à ce qui n’a arrêté personne.
Hébé.
Ah quelle Hébé ! nulle grâce. C’est la déesse de la jeunesse, et elle a vingt-quatre ans, au moins. C’est celle qui verse aux dieux l’ambroisie, ce breuvage qui allume dans les âmes divines une joie éternelle, et elle est ennuyée et triste. L’artiste aura choisi le jour où Ganymède fut admis au rang des dieux. Les bras de cette Hébé ne finissent point.
Un Buste.
Je ne sais de qui et placé je ne sais où. Berruer a du talent, qu’il a bien caché cette année. [496]
Gois.
212.
Qui est ce désespéré renversé sur une ruche, au-dedans de laquelle on voit des rayons de miel ; comme ses cheveux pendent ; comme il se tord les bras, comme il crie. A-t-il perdu, son père, sa mère, sa sœur, ou sa fille, son ami ou sa maîtresse. Non, c’est Aristée qui a perdu ses mouches. Quand l’idée est absurde, j’ai peine à parler du faire. Cette figure est bien modelée ; et il y a, certes, de très belles parties, et du ciseau.
L’Image de la douleur.
On dit que cela est beau, que cette tête est touchante, que l’expression en est belle, et le marbre bien travaillé. Je dis, moi, contre le sentiment général, que cette douleur n’est que celle d’une Vierge au pied de la croix ; qu’elle est unie, monotone, sans inégalités, sans passages ; que c’est une vessie soufflée ; que si l’on appliquait un peu fortement les mains sur ses joues, elle ferait la plus belle explosion. La douleur donne de la bouffissure, mais non jusque-là. C’est une infiltration aqueuse la plus complète. [497]
Buste en terre cuite.
Je ne sais de qui ; mais vrai, vivant, parlant, original. Je gage qu’il ressemble.
Plusieurs Dessins lavés.
Avant que d’en parler, soyons de bonne foi. C’est peut-être le poète qui a inspiré au statuaire ce désespéré d’Aristée. Il n’en est rien. Le poète dit simplement, Tristis ad extremi sacrum caput adstitit amnis, multa querens650. C’est un fils qui s’adresse à sa mère dans Virgile ; dans le statuaire, c’est un enragé qui charge les dieux d’imprécations.
Les dessins lavés au bistre et à l’encre de la Chine, sont sublimes : tout à fait dans le goût des plus grands maîtres. Rien de maniéré, de petit, ni de moderne, soit pour la composition, soit pour les caractères, soit pour la touche. Il n’y a rien de fini. Ce sont des jets de tête, mais beaux, mais grands, mais neufs et d’un pittoresque ! Un homme qui sent ne passe pas là-devant, sans être tiré par la manche. Cet artiste a de l’idée.
Mouchy.
216.
Le Repos d’un berger.
Il est assis. Il a les mains appuyées sur un bâton qui soutient ses bras ; le reste du corps est assez mollement jeté de la droite à la gauche ; il regarde ; [498] il respire ; il vit. Il aperçoit au loin quelque objet qui l’intéresse. Il est voluptueux d’attitude ; mais non de repos. Le repos ici a précédé la fatigue. L’homme qui se repose, se soulage d’un malaise ; on le voit sur son visage, dans l’affaissement, l’abandon de ses membres. Et ces caractères manquent à ce berger. Je dirai de celui-ci et de celui qui a fait l’lnnocence : « Pourquoi avoir écrit votre intention au bas de votre figure ? C’est une sottise. Avez-vous craint que nous ignorassions que vous n’avez rien entendu à ce que vous faisiez ? Falconet a-t-il eu besoin de graver au pied de son Amitié : l’Amitié. Eh laissez à notre imagination le soin de baptiser vos ouvrages. Elle s’en acquittera bien. Hâtez-vous donc d’effacer ces ridicules inscriptions. » Je l’ai revue, cette Innocence prétendue. Elle a la tête penchée vers la droite, et la gorge nue de ce côté. Si vous la considérez quelque temps, vous croirez qu’elle sourit en elle-même de l’impression que cette gorge a faite sur quelqu’un qui la regarde furtivement et dont elle peut ignorer la présence, et qu’elle dit en elle-même : « Cela vous plaît ! » Je le crois bien ; aussi n’est-il pas mal ce téton. Quant à la tête du berger de repos, c’est la copie assez fidèle de la première figure qu’on trouve à gauche aux Tuileries, en entrant par le pont Royal651.
Deux Enfants destinés pour une chapelle.
Cela des enfants ; ce sont deux gros boudins étranglés par le bout pour y pratiquer une tête. [499]
Deux Médaillons.
Je ne les ai point vus. Dieu merci.
Lorsque Mouchy demanda à Pigalle sa nièce en mariage ; il lui mit un ébauchoir à la main, et lui présentant de la terre glaise, il lui dit, écris-moi là ta demande. Falconet en aurait fait autant ; seulement il aurait dit, Écrivez. Mouchy disait à un jeune Suisse de ses amis, pourquoi ne te fais-tu pas recevoir652. Diable, lui répondit le Suisse ; tu en parles bien à ton aise. Je n’ai point d’oncle, moi.
Francin.
218.
Un Christ à la colonne.
Il attend la fessée. Figure commune, plate de caractère et d’expression ; sans aucun mérite qui la distingue. Morceau de réception, morceau d’exclusion.
Fin des sculpteurs. [500]
Les graveurs
Cochin.
219.
Plusieurs dessins allégoriques, sur les règnes des rois de France.
J’aime Cochin, mais j’aime plus la vérité653. Les dessins de Cochin sont de très bons tableaux d’histoire, bien composés, bien dessinés, figures bien groupées, costume rigoureusement observé et dans les armes, et dans les vêtements et dans les caractères. Mais il n’y a point d’air entre les figures, point de plans. Sa composition n’a que l’épaisseur du papier. C’est comme les plantes qu’un botaniste met à sécher dans un livre ; elles sont aplaties, collées les unes sur les autres. Il ne sait pas peindre ; la magie de la lumière et des ombres lui est inconnue ; rien n’avance, rien ne recule ; et puis comparé à Bouchardon, à d’autres grands dessinateurs, je trouve qu’il emploie trop de crayon, ce qui ôte à son faire de la facilité, sans lui donner plus de force. Je ne saurais m’empêcher d’insister sur un autre défaut qui n’est pas celui de l’artiste. C’est que la barbarie et le mauvais goût des vêtements donnent à ces compositions, un aspect, bas, ignoble, un faux air de bambochade. Il faudrait un génie rare, un talent extraordinaire, une force d’expression peu commune, une grande manière de traiter de plats vêtements, pour conserver aux actions de la dignité. Un de ses meilleurs dessins est celui où le fougueux Bernard entraîne à la croisade son [501] monarque en dépit du sage Suger. Le monarque a l’épée nue à la main. Bernard l’a saisi par cette main armée. Suger le tient de l’autre, parle, représente, prie, sollicite et sollicite en vain. Le moine est très impérieux, très beau. L’abbé très affligé, très suppliant. Autre vice de ces compositions, c’est qu’il y a trop d’idées, trop de poésie, de l’allégorie fourrée partout, gâtant tout, brouillant tout, une obscurité presque à l’épreuve des légendes. Je ne m’y ferai jamais. Jamais je ne cesserai de regarder l’allégorie comme la ressource d’une tête stérile, faible, incapable de tirer parti de la réalité et appelant l’hiéroglyphe à son secours ; d’où résulte un galimatias de personnes vraies et d’êtres imaginaires qui me choque, compositions dignes des temps gothiques et non des nôtres. Quelle folie que de chercher à caractériser autour d’un fait, d’un instant individuel, l’intervalle d’un règne. Et rends-moi bien cet instant ; laisse là tous tes monstres symboliques ; surtout donne de la profondeur à ta scène ; que tes figures ne soient pas à mes yeux autant de cartons découpés, et tu seras simple, clair ; grand et beau. Avec tout cela, les dessins de Cochin sont faits avec un esprit infini ; d’un goût exquis ; il y a de la verve, du tact, du ragoût, du caractère, de l’expression ; cependant arrangés de pratique. Il compte pour rien la nature. Cela est de son âge. Il l’a tant vue qu’il croit sérieusement, comme son ami Boucher, qu’il n’a plus rien à y voir. Et enragées bêtes que vous êtes, je ne l’exige pas de vous, pour faire un nez, une bouche, un œil, mais bien pour saisir, dans l’action d’une figure, cette loi de sympathie qui dispose de toutes ses parties, et qui en dispose d une manière, qui sera toujours nouvelle pour l’artiste, eût-il été doué de la plus incroyable imagination et eût-il par-devers lui mille ans d’études. [502]
Un Dessin représentant une école du modèle, autour duquel les élèves travaillent pour le prix de l’expression.
Cette figure élevée sur l’estrade, joue bien la dignité ; ces élèves sont très bien posés ; mais l’école n’a pas un pouce de profondeur. Il faut être bien maladroit pour ne savoir pas étendre sa scène, avec une estrade, une figure, des rangs de bancs concentriques, et des élèves dispersés sur ces bancs. Il n’y a point ici de sortilège ; ce n’est qu’une affaire linéaire et de perspective. Cela me dépite. Cochin est paresseux, et compte trop sur sa facilité.
Le Bas et Cochin.
221.
Deux estampes de la 4e suite des Ports de France, peints par Vernet.
Gravures médiocres, faites en commun par deux habiles gens dont l’un aime trop l’argent, et l’autre trop le plaisir. Ce n’est pas seulement à Vernet, c’est à eux-mêmes que ces artistes sont inférieurs ; l’un a fait les figures par-dessous jambe, et Le Bas, les ciels. [503]
Wille.
222.
L’Instruction paternelle, d’après Terburg654
L’Observateur distrait, d’après Miéris
Il faut saisir tout ce qui sortira du burin de celui-ci. Il est habile et travaille d’après habile. Il a excellé dans de grands morceaux, et il est précieux dans les petits sujets. Avec tout cela, les graveurs se multiplient à l’infini, et la gravure s’en va. Wille, burin net, et d’une sûreté propre à l’artiste ; la tête de l’Observateur précieusement finie et bien dans l’effet.
Flipart.
224.
Le Paralytique, d’après Greuze. Et la Jeune fille qui pleure son oiseau, d’après le même.
Celui qui ne connaîtra ces deux morceaux que d’après la gravure, sera bien loin de compte. Le Paralytique est sec, dur et noir. La Jeune fille a perdu sa finesse et sa grâce ; elle a un œil poché. Et cette guirlande qui [504] l’encadre, l’alourdit. Le Paralytique, estampe charbonnée, caractères manqués, rien de l’effet du tableau ; poncif noir étalé sur un morceau de fer-blanc.
Lempereur.
226.
Le Portrait de Mr Watelet.
L’Apothéose de Mr du Belloy.
Je ne connais pas le Portrait de Mr Watelet ; quant à l’Apothéose de Mr du Belloy, tant que de Voltaire n’aura pas vingt statues en bronze et autant en marbre, il faut que j’ignore cette impertinence. C’est un médaillon présenté au génie de la poésie, pour être attaché à la pyramide de l’immortalité. Attache, attache, tant que tu voudras, pauvre génie, si vilement employé ; je te réponds que le clou manquera, et que le médaillon tombera dans la boue. Une apothéose ! et pourquoi, pour une mauvaise tragédie, sur un des plus beaux sujets, et des plus féconds, d’un style boursouflé et barbare, morte à n’en jamais revenir. Cela fait hausser les épaules. On dit le Watelet assez bien. Pour le Du Belloy, mauvais de tout point. J’en suis bien aise. [505]
Moitte.
228.
Le Portrait de Duhamel du Monceau.
Celui à qui Maupertuis disait, convenez qu’excepté vous, tous les physiciens de l’Académie ne sont que des sots, et qui répondait ingénument à Maupertuis, je sais bien, monsieur, que la politesse excepte toujours celui à qui l’on parle. Ce Duhamel a inventé une infinité de machines qui ne servent à rien, écrit et traduit une infinité de livres sur l’agriculture qu’on ne connaît plus, fait toute sa vie des expériences dont on attend encore quelque résultat utile ; c’est un chien qui suit à vue, le gibier que les chiens qui ont du nez font lever, qui le fait abandonner aux autres, et qui ne le prend jamais. Au reste, son portrait est d’un burin moelleux et qui sait donner aux chairs de la souplesse.
Mellini.
229.
Un portrait à moi inconnu. [506]
Beauvarlet.
230.
Mr le comte d’Artois et Madame. D’après Drouais.
Autres morceaux à moi inconnus.
Pour ses dessins de Mercure et d’Aglaure, et de la Fête de campagne, l’un d’après La Hyre, et l’autre d’après Teniers, tous les deux destinés pour le burin, ils sont faciles et bien.
Aliamet et Strange.
232.
Lorsqu’un Ancien port de Gênes, d’après Berghem ; un Abraham répudiant Agar, et un Esther devant Assuérus, d’après le Guerchin ; une Vierge avec son enfant ; un Amour endormi, d’après le Guide ; ne font pas sensation, ils doivent être bien médiocres. Il faut avouer aussi qu’à côté de la peinture, le rôle de la gravure est bien froid ; on la laisse toute seule dans les embrasures des croisées, où il est d’usage de la reléguer. [507]
Demarteau.
235.
Je me suis expliqué ailleurs sur l’allégorie de Cochin relative à la vie et à la mort de Mr le dauphin.
La Justice protégeant les Arts, Notre Seigneur au tombeau, Sainte Catherine, les deux premiers d’après le Caravage, le second d’après le Cortone, tous les trois dessinés par Cochin et gravés par Demarteau, sont à s’y tromper. Ce sont de vrais dessins au crayon. La belle, l’utile invention que cette manière de graver.
Le Groupe d’enfants, la Tête de femme, les Deux petites têtes, la Femme qui dort avec son enfant, gravés au crayon, mais à plusieurs crayons sont d’un effet vraiment surprenant. [508]
J’en dis autant de l’Académie du satyre Marsyas, d’après Carle Vanloo. Les deux Enfants en l’air, sortant de dessous un lambeau de draperie sont d’une finesse et d’une légèreté étonnantes ; cette Femme qui regarde ironiquement par-dessus son épaule est d’une grâce et d’une expression peu communes. Je loue Boucher, quand il le mérite. Et fin des graveurs et du Salon de 1767.
Dieu soit béni, j’étais las de louer et de blâmer. Il ne me reste plus qu’à vous faire l’histoire de la distribution des prix de cette année, de l’injustice et de la honte de l’Académie et du ressentiment et de la vengeance des élèves. Ce sera pour le feuillet suivant, le seul que je voudrais qu’on publiât, et qu’on affichât à la porte de l’Académie et dans tous les carrefours, afin qu’un pareil événement n’eût jamais lieu. En attendant ce feuillet, permettez pour le soulagement de ma conscience tourmentée de remords, que je réclame ici contre tout ce que j’ai dit soit en bien soit en mal. Je ne réponds que d’une chose, c’est de n’avoir écouté dans aucun endroit ni l’amitié ni la haine. Mais quand je pense que j’ai moins employé de temps à examiner deux cents morceaux, qu’il n’en faudrait accorder à trois ou quatre, pour en bien juger ; quand j’apprécie scrupuleusement la petite dose de mon expérience et de mes lumières, avec la témérité dont je prononce ; et surtout lorsque je vois que moins ignorant d’un Salon à un autre, je suis plus réservé, plus timide, et que je présume avec raison qu’il ne me manque peut-être que d’avoir vu davantage, pour être plus juste, je me frappe la poitrine, et je demande pardon à Dieu, aux hommes, et à vous, mon père, et de mes critiques hasardées, et de mes éloges inconsidérés.
[529]
De la Manière
Sujet difficile, trop difficile peut-être pour celui qui n’en sait pas plus que moi ; matière à réflexions fines et profondes, qui demande une grande étendue de connaissances, et surtout une liberté d’esprit que je n’ai pas. Depuis la perte de notre ami commun655, mon âme a beau s’agiter ; elle reste enveloppée de ténèbres au milieu desquelles une longue suite de scènes douloureuses se renouvellent. Au moment où je vous parle, je suis à côté de son lit, je le vois, j’entends sa plainte, je touche ses genoux froids ; je pense qu’un jour... Ah, Grimm, dispensez-moi d’écrire, ou du moins laissez-moi pleurer un moment.
La manière est un vice commun à tous les beaux-arts. Ses sources sont plus secrètes encore que celles de la beauté. Elle a je ne sais quoi d’original qui séduit les enfants, qui frappe la multitude et qui corrompt quelquefois toute une nation ; mais elle est plus insupportable à l’homme de goût que la laideur ; car la laideur est naturelle et n’annonce par elle-même aucune prétention ridicule, aucun travers d’esprit.
Un sauvage maniéré, un paysan, un pâtre, un artisan maniérés sont des espèces de monstres qu’on n’imagine pas [en nature ; cependant ils peuvent l’être en imitation. La manière est dans les arts ce qu’est la corruption des mœurs chez un peuple.]656
Il me semblerait donc premièrement que la manière soit dans les mœurs, soit dans le discours, soit dans les arts, est un vice de société policée.
A l’origine des sociétés, on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes ; mais ces choses tendent d’un même pas à la perfection, jusqu’à ce que le grand goût naisse. Mais ce grand goût est comme le [530] tranchant d’un rasoir sur lequel il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs se dépravent ; l’empire de la raison s’étend ; le discours devient épigrammatique, ingénieux, laconique, sentencieux ; les arts se corrompent par le raffinement. On trouve les anciennes routes occupées par des modèles sublimes qu’on désespère d’égaler. On écrit des poétiques. On imagine de nouveaux genres. On devient singulier, bizarre, maniéré. D’où il paraît que la manière est un vice d’une société policée où le bon goût tend à la décadence.
Lorsque le bon goût a été porté chez une nation à son plus haut point de perfection, on dispute sur le mérite des Anciens qu’on lit moins que jamais. La petite portion du peuple qui médite, qui réfléchit, qui pense, qui prend pour unique mesure de son estime, le vrai, le bon, l’utile ; pour trancher le mot, les philosophes dédaignent les fictions, la poésie, l’harmonie, l’antiquité. Ceux qui sentent, qui sont frappés d’une belle image, qui ont une oreille fine et délicate crient au blasphème, à l’impiété. Plus on méprise leur idole, plus ils s’inclinent devant elle. S’il se rencontre alors quelque homme original, d’un esprit subtil, discutant, analysant, décomposant, corrompant la poésie par la philosophie, et la philosophie par quelques bluettes de poésie ; il naît une manière qui entraîne la nation. De là une foule d’insipides imitateurs d’un modèle bizarre, imitateurs dont on pourrait dire, comme le médecin Procope disait, Eux, bossus ! vous vous moquez ; ils ne sont que mal faits.
Ces copistes d’un modèle bizarre sont insipides, parce que leur bizarrerie est d’emprunt ; leur vice ne leur appartient pas. Ce sont des singes de Sénèque, de Fontenelle et de Boucher.
Le mot manière se prend en bonne et en mauvaise part, mais presque toujours en mauvaise part, quand il est seul. On dit : « avoir de la manière », « être maniéré », et c’est un vice. Mais on dit aussi, sa manière est grande ; c’est la manière du Poussin, de Le Sueur, du Guide, de Raphaël, des Carrache. [531]
Je ne cite ici que des peintres ; mais la manière a lieu dans tous les genres, en sculpture, en musique, en littérature.
Il y a un modèle primitif qui n’est point en nature et qui n’est que vaguement, confusément dans l’entendement de l’artiste. Il y a entre l’être de nature le plus parfait et ce modèle primitif et vague, une latitude sur laquelle les artistes se dispersent. De là les différentes manières propres aux diverses écoles, et à quelques maîtres distingués de la même école, manières de dessiner, d’éclairer, de colorier, de draper, d’ordonner, d’exprimer. Toutes sont bonnes ; toutes sont plus ou moins voisines du modèle idéal. La Vénus Médicis est belle ; la statue du Pygmalion de Falconet est belle. Il semble seulement que ce soient deux espèces diverses de belle femme.
J’aime mieux la belle femme des Anciens que la belle femme des modernes, parce qu’elle est plus femme. Car qu’est-ce que la femme ? Le premier domicile de l’homme. Faites donc que j’aperçoive ce caractère dans la largeur des hanches et des reins. Si vous cherchez l’élégance, le svelte aux dépens de ce caractère ; votre élégance sera fausse ; vous serez maniéré.
Il y a une manière nationale dont il est difficile de se départir. On est tenté de prendre pour la belle nature celle qu’on a toujours vue. Cependant le modèle primitif n’est d’aucun siècle, d’aucun pays. Plus la manière nationale s’en rapprochera, moins elle sera vicieuse. [Au lieu de me montrer le premier domicile de l’homme, vous me montrez celui du plaisir.]657
Qu’est-ce qui a gâté presque toutes les compositions de Rubens, si ce n’est cette vilaine et matérielle nature flamande qu’il a imitée ? Dans des sujets flamands, peut-être serait-elle moins répréhensible ; peut-être, la constitution lâche, molle et replète étant bien d’un Silène, d’une bacchante [532] et d’autres êtres crapuleux, conviendrait-elle tout à fait dans une bacchanale.
C’est que toute incorrection n’est pas vicieuse ; c’est qu’il y a des difformités d’âge et de condition. L’enfant est une masse de chair non développée ; le vieillard est décharné, sec et voûté ; il y a des incorrections locales ; le Chinois a les yeux petits et obliques ; la Flamande ses grosses fesses et ses lourdes mamelles ; le nègre son nez épaté, ses grosses lèvres et ses cheveux crépus. C’est en s’assujettissant à ces incorrections qu’on éviterait la manière, loin d’y tomber.
Si la manière est une affectation, quelle est la partie de la peinture qui ne puisse pécher par ce défaut.
Le dessin ? Mais il y en a qui dessinent rond ; il y en a qui dessinent carré. Les uns font leurs figures longues et sveltes ; d’autres les font courtes et lourdes. Ou les parties sont trop ressenties, ou elles ne le sont point du tout. Celui qui a étudié l’écorché voit et rend toujours le dessous de la peau. Certains artistes stériles n’ont qu’un petit nombre de positions de corps, qu’un pied, une main, un bras, un dos, une jambe, une tête qu’on retrouve partout. Ici, je reconnais l’esclave de la nature ; là, l’esclave de l’antique.
Le clair-obscur ? Mais qu’est-ce que cette affectation de rassembler toute la lumière sur un seul objet et de jeter le reste de la composition dans l’ombre ? Il semble que ces artistes n’ont jamais rien vu que par un trou. D’autres étendront davantage leurs lumières et leurs ombres, mais ils retombent sans cesse dans la même distribution. Leur soleil est immobile. Si vous avez jamais observé les petits ronds éclairés de la lumière réfléchie [533] d’un canal au plafond d’une galerie, vous aurez une juste idée du papillotage.
La couleur ? Mais le soleil de l’art n’étant pas le même que le soleil de la nature ; la lumière du peintre, celle du ciel ; la chair de la palette, la mienne ; l’œil d’un artiste, celui d’un autre, comment n’y aurait-il point de manière dans la couleur ? Comment l’un ne serait-il pas trop éclatant ; l’autre trop gris ; un troisième tout à fait terne ou sombre ; comment n’y aura-t-il pas un vice de technique résultant des faux mélanges ? un vice de l’école ou du maître ? un vice de l’organe, si les différentes couleurs ne l’affectent pas proportionnellement.
L’expression ? Mais c’est elle qu’on accuse principalement d’être maniérée. En effet l’expression est maniérée en cent façons diverses. Il y a dans l’art, comme dans la société, les fausses grâces, la minauderie, l’afféterie, le précieux, l’ignoble, la fausse dignité ou la morgue, la fausse gravité ou la pédanterie, la fausse douleur, la fausse piété ; on fait grimacer tous les vices, toutes les vertus, toutes les passions. Ces grimaces sont quelquefois dans la nature, mais elles déplaisent toujours dans l’imitation. Nous exigeons qu’on soit homme, même au milieu des plus violents supplices.
Il est rare qu’un être qui n’est pas tout entier à son action ne soit pas maniéré.
Tout personnage qui semble vous dire, voyez comme je pleure bien, comme je me fâche bien, comme je supplie bien, est faux et maniéré.
Tout personnage qui s’écarte des justes convenances de son état ou de son caractère, un magistrat élégant, une femme qui se désole et qui [534] cadence ses bras, un homme qui marche et qui fait la belle jambe est faux et maniéré.
J’ai dit quelque part que le célèbre Marcel maniérait ses élèves et je ne m’en dédis pas. Les mouvements souples, gracieux, délicats qu’il donnait aux membres, écartaient l’animal des actions simples et réelles de la nature, auxquelles il substituait des attitudes de convention qu’il entendait mieux que personne au monde. Mais Marcel ne savait rien de l’allure franche du sauvage. Mais à Constantinople, ayant à montrer à marcher, à se présenter, à danser à un Turc, Marcel se serait fait d’autres règles. Qu’on prétende que son élève exécutait à merveille la singerie française du respect, j’y consentirai ; mais que cet élève sût mieux qu’un autre se désoler de la mort ou de l’infidélité d’une maîtresse, se jeter aux pieds d’un père irrité, je n’en crois rien. Tout l’art de Marcel se réduisait à la science d’un certain nombre d’évolutions de société. Il n’en savait pas assez pour former même un médiocre acteur ; et le plus insipide modèle qu’un artiste eût pu choisir, c’eût été son élève.
Puisqu’il y a des groupes de commande, des masses de convention, des attitudes parasites, une distribution asservie au technique, souvent en dépit de la nature du sujet, de faux contrastes entre les figures, des contrastes tout aussi faux entre les membres d’une figure ; il y a donc de la manière dans la composition, dans l’ordonnance d’un tableau.
Réfléchissez-y, et vous concevrez que le pauvre, le mesquin, le petit, le maniéré a lieu même dans la draperie.
L’imitation rigoureuse de nature rendra l’art pauvre, petit, mesquin, mais jamais faux ou maniéré.
C’est de l’imitation de nature soit exagérée soit embellie que sortiront le beau et le vrai, le maniéré et le faux ; parce qu’alors l’artiste est abandonné à sa propre imagination. Il reste sans aucun modèle précis.
Tout ce qui est romanesque est faux et maniéré. Mais toute nature exagérée, agrandie, embellie au-delà de ce qu’elle nous présente dans les [535] individus les plus parfaits, n’est-elle pas romanesque ? non. Quelle différence mettez-vous donc entre le romanesque et l’exagéré. Voyez-le dans le préambule de ce Salon.
La différence de l’Iliade à un roman est celle de ce monde tel qu’il est, à un monde tout semblable mais où les êtres et par conséquent tous les phénomènes physiques et moraux seraient beaucoup plus grands ; moyen sûr d’exciter l’admiration d’un pygmée tel que moi.
Mais je me lasse ; je m’ennuie moi-même, et je finis de peur de vous ennuyer aussi. Je ne suis pas autrement satisfait de ce morceau, que je brûlerais, si ce n’était sous peine de le refaire.
A demain, le reste ; et je suis débarrassé de vous, et vous de moi.
[539]
Les Deux académies
Mon ami, faisons toujours des contes. Tandis qu’on fait un conte, on est gai ; on ne songe à rien de fâcheux. Le temps se passe, et le conte de la vie s’achève sans qu’on s’en aperçoive.
J’avais deux Anglais à promener. Ils s’en sont retournés après avoir tout vu ; et je trouve qu’ils me manquent beaucoup. Ceux-là n’étaient pas enthousiastes de leur pays. Ils remarquaient que notre langue s’était perfectionnée, tandis que la leur était restée presque barbare. C’est, leur dis-je, que personne ne se mêle de la vôtre, et que nous avons quarante oies qui gardent le Capitole ; comparaison qui leur parut d’autant plus juste qu’ainsi que les oies romaines, les nôtres gardent le Capitole et ne le défendent pas.
Les quarante oies viennent de couronner une mauvaise pièce d’un petit Sabatin Langeac658, pièce plus jeune encore que l’auteur, pièce dont on fait honneur à Marmontel qui pourrait dire comme le paysan de Mme de Sévigné accusé par une fille de lui avoir fait un enfant, Je ne l’ai pas fait, mais il est vrai que je n’y ai pas nui ; pièce que Marmontel a lue à l’assemblée publique, sans que la séduction de sa déclamation en ait pu dérober la pauvreté ; pièce qui a ôté le prix à un certain Mr de Rulhière qui avait envoyé au concours une excellente satire Sur l’inutilité des disputes, excellente pour le ton et pour les choses, et qu’on a cru devoir exclure pour cause de personnalités. Et tout cela n’est pas un conte, ni ce qui suit non plus. [540]
Ce jugement des oies a donné lieu à une scène assez vive entre Marmontel et un jeune poète appelé Chamfort d’une figure très aimable, avec assez de talent, les plus belles apparences de modestie, et la suffisance la mieux conditionnée. C’est un petit ballon dont une piqûre d’épingle fait sortir un vent violent. Voici le début du petit ballon.
Chamfort. Il faut, messieurs, que la pièce que vous avez préférée soit excellente.
Marmontel. Et pourquoi cela.
Chamfort. C’est qu’elle vaut mieux que celle de La Harpe.
Marmontel. Elle pourrait valoir mieux que celle que vous citez et ne valoir pas grand-chose.
Chamfort. Mais j’ai vu celle-ci.
Marmontel. Et vous l’avez trouvée bonne.
Chamfort. Très bonne.
Marmontel. C’est que vous ne vous y connaissez pas.
Chamfort. Mais si celle de La Harpe est mauvaise, et si pourtant elle est meilleure que celle du petit Sabatin celle-ci est donc détestable.
Marmontel. Cela se peut.
Chamfort. Et pourquoi couronner une pièce détestable.
Marmontel. Et pourquoi n’avoir pas fait cette question là, quand on a couronné la vôtre. Etc., etc.
C’est ainsi que Marmontel fouettait le petit ballon Chamfort, tandis que de son côté le public n’épargnait pas le derrière de l’Académie.
Voilà l’histoire de la honte de l’Académie française ; et voici l’histoire de la honte de l’Académie de peinture.
Vous savez que nous avons ici une école de peinture, de sculpture et d’architecture dont les places sont au concours, comme devraient y être toutes celles de la nation, si l’on était aussi curieux d’avoir de grands magistrats que l’on est curieux d’avoir de grands artistes. On demeure trois ans dans cette école. On y est logé, nourri, chauffé, éclairé, instruit et gratifié de trois cents livres tous les ans. Quand on a fini son triennat, on [541] passe à Rome où nous avons une autre école. Les élèves y jouissent des mêmes prérogatives qu’à Paris, et ils y ont cent francs de plus par an. Il sort tous les ans de l’école de Paris, trois élèves qui vont à l’école de Rome et qui font place ici à trois nouveaux entrants. Songez, mon ami, de quelle importance sont ces places pour des enfants dont communément les parents sont pauvres, qui ont beaucoup dépensé à ces pauvres parents, qui ont travaillé de longues années, et à qui l’on fait une injustice certes très criminelle, lorsque c’est la partialité des juges et non le mérite des concurrents qui dispose de ces places.
Tout élève, fort ou faible, peut mettre au prix. L’Académie donne le sujet. Cette année, c’était le triomphe de David après la défaite du Philistin Goliath. Chaque élève fait son esquisse au bas de laquelle il écrit son nom. Le premier jugement de l’Académie consiste à choisir entre ces esquisses, celles qui sont dignes de concourir. Elles se réduisent ordinairement à sept ou huit. Les jeunes auteurs de ces esquisses, peintres ou sculpteurs, sont obligés de conformer leurs tableaux ou bas-reliefs aux esquisses sur lesquelles ils ont été admis. Alors on les renferme chacun séparément, et ils travaillent à leurs morceaux. Ces morceaux faits, sont exposés au public pendant plusieurs jours et l’Académie adjuge le prix ou l’entrée à la pension, le samedi qui suit le jour de la St-Louis.
Ce jour la place du Louvre est couverte d’artistes, d’élèves et de citoyens de tous les ordres. On y attend en silence la nomination de l’Académie.
Le prix de peinture fut accordé à un jeune homme appelé Vincent. [542] Aussitôt, il se fit un bruit d’acclamations et d’applaudissements. Le mérite en effet avait été récompensé. Le vainqueur élevé sur les épaules de ses camarades fut promené tout autour de la place ; et après avoir joui des honneurs de cette espèce d’ovation, il fut déposé à la pension. C’est une cérémonie d’usage qui me plaît.
Cela fait, on attendit en silence la nomination du prix de sculpture. Il y avait trois bas-reliefs de la première force. Les jeunes élèves qui les avaient faits et qui ne doutaient point que le prix n’allât à l’un d’eux, se disaient amicalement, J’ai fait une assez bonne chose, mais tu en as fait une belle ; et si tu as le prix, je m’en consolerai. Eh bien, mon ami, ils en ont été privés tous les trois. La cabale l’a adjugé à un nommé Moitte élève de Pigalle. Notre ami Pigalle et son ami Lemoyne se sont un peu déshonorés. Pigalle disait à Lemoyne : Si l’on ne couronne pas mon élève, je quitterai l’Académie, et Lemoyne n’a jamais eu le courage de lui répondre : S’il faut que l’Académie fasse une injustice pour vous conserver, il y aura de l’honneur pour elle à vous perdre. Mais revenons à nos assistants sur la place du Louvre.
C’était une consternation muette. L’élève appelé Millot, à qui le public, la partie saine de l’Académie, et ses camarades avaient déféré le prix, se trouva mal. Alors il s’éleva un murmure, puis des cris, des invectives, des huées, de la fureur. Ce fut un tumulte effroyable. Le premier qui se présenta pour sortir, ce fut le bel abbé Pommier, conseiller au Parlement et membre honoraire de l’Académie. La porte était obsédée. Il demanda qu’on lui fît passage. La foule s’ouvrit, et tandis qu’il la traversait, on lui [543] criait, passe, f... âne. L’élève injustement couronné parut ensuite. Les plus échauffés des jeunes élèves s’attachent à ses vêtements, et lui disent, croûte, croûte, abominable, infâme croûte, tu n’entreras pas ; nous t’assommerons plutôt. Et puis c’était un redoublement de cris et de huées à ne pas s’entendre. Le Moitte, tremblant, déconcerté, disait, Messieurs, ce n’est pas moi ; c’est l’Académie ; et on lui répondait, Si tu n’es pas un indigne, comme ceux qui t’ont nommé, remonte et va leur dire que tu ne veux pas entrer. Il s’éleva dans ces entrefaites une voix qui criait, Mettons-le à quatre pattes, et promenons-le autour de la place avec Millot sur son dos, et peu s’en fallut que cela ne s’exécutât. Cependant les académiciens qui s’attendaient à être sifflés, honnis, bafoués, n’osaient se montrer. Ils ne se trompaient pas. Ils le furent en effet avec le plus grand éclat possible. Cochin avait beau-crier, que les mécontents viennent s’inscrire chez moi, on ne l’écoutait pas, on sifflait, on honnissait, on bafouait. Pigalle le chapeau sur la tête et de son ton rustre, que vous lui connaissez, s’adressa à un particulier qu’il prit pour un artiste et qui ne l’était pas, et lui demanda, s’il était en état de juger mieux que lui. Ce particulier enfonçant son chapeau sur sa tête, lui répondit, qu’il ne s’entendait point en bas-reliefs, mais qu’il se connaissait en insolents et qu’il en était un. Vous croyez peut-être que la nuit survint et que tout s’apaisa. Pas tout à fait.
Les élèves indignés s’attroupèrent et concertèrent pour le jour prochain d’assemblée, une avanie nouvelle. Ils s’informèrent exactement qui est-ce qui avait voté pour Millot, qui est-ce qui avait voté pour Moitte, et s’assemblèrent tous le samedi suivant, sur la place du Louvre, avec tous les instruments d’un charivari, et bonne résolution de les employer. Mais ce projet ne tint pas contre la crainte du guet et du Châtelet. Ils se contentèrent de former deux files entre lesquelles tous leurs maîtres seraient obligés de passer. Boucher, Dumont, Vanloo et quelques autres défenseurs du mérite se présentèrent les premiers, et les voilà entourés, accueillis, embrassés, applaudis. Arrive Pigalle, et lorsqu’il est engagé entre les files, on crie, du dos ; il se fait de droite et de gauche un demi-tour de conversion, et [544] Pigalle passe entre deux longues rangées de dos. Même salut et mêmes honneurs, à Cochin, à Mr et Made Vien et aux autres.
Les académiciens ont fait casser tous les bas-reliefs, afin qu’il ne restât aucune preuve de leur injustice. Vous ne serez peut-être pas fâché de connaître celui de Millot et je vais vous le décrire.
A droite, ce sont trois grands Philistins, bien contrits, bien humiliés, l’un les bras liés sur le dos ; un jeune Israélite est occupé à lier les bras des deux autres. Ensuite, David est porté sur son char par des femmes dont une prosternée embrasse ses jambes, d’autres l’élèvent, une troisième sur le fond le couronne. Son char est attelé de deux chevaux fougueux. A la tête de ces chevaux, un écuyer les contient par la bride et se dispose à remettre les rênes au triomphateur. Sur le devant un vigoureux Israélite, tout nu, enfonce sa pique dans la tête de Goliath qu’on voit énorme, renversée, effroyable, les cheveux épars sur la terre. Plus loin, à gauche, ce sont des femmes qui dansent, qui chantent, qui accordent leurs instruments. Parmi celles qui dansent, il y a une espèce de bacchante frappant du tambour, déployée avec une légèreté et une grâce infinie, jambes et bras en l’air. Elle a la tête tournée vers le spectateur qui la voit du reste par le dos ; sur le devant, une autre danseuse qui tient son enfant par la main. L’enfant danse aussi, mais il a les yeux attachés sur l’horrible tête et son action est mêlée de terreur et de joie. Sur le fond, des hommes, des femmes, la bouche ouverte, les bras levés, et en acclamations.
Ils ont dit que ce n’était pas là le sujet ; et on leur a répondu qu’ils reprochaient à l’élève d’avoir eu du génie. Ils ont repris le char qui n’est pas même une licence. Cochin plus adroit m’a écrit que chacun jugeait par ses yeux et que l’ouvrage qu’il avait couronné lui montrait plus de [545] talent ; discours d’un homme sans goût, et de peu de bonne foi. D’autres ont avoué que le bas-relief de Millot était excellent à la vérité, mais que Moitte était plus habile, et on leur a demandé à quoi bon le concours si l’on jugeait la personne et non l’ouvrage.
Mais écoutez une singulière rencontre de circonstances ; c’est qu’au moment même où ce pauvre Millot venait d’être dépouillé par l’Académie, Falconet m’écrivait, j’ai vu chez Lemoyne un élève appelé Millot qui m’a paru avoir du talent et de l’honnêteté ; tâchez de me l’envoyer ; je vous laisse le maître des conditions. Je cours chez Lemoyne. Je lui fais part de ma commission. Lemoyne lève les mains au ciel et s’écrie, La providence, la providence ! et moi d’un ton bourru, je reprends : La providence, la providence ; est-ce que tu crois qu’elle est faite pour réparer vos sottises ! Millot survint. Je l’invitai à me venir voir. Le lendemain il était chez moi. Ce jeune homme était pâle, défait, comme après une longue maladie. Il avait les yeux rouges et gonflés, et il me disait d’un ton à me déchirer ; ah, monsieur, après avoir été à charge à mes pauvres parents, pendant dix-sept ans ! au moment où j’espérais ! après avoir travaillé dix-sept ans depuis la pointe du jour jusqu’à la nuit. Je suis perdu. Encore si j’avais espérance de gagner le prix l’an prochain ; mais il y a là un Stouf, un Foucou ! Ce sont les noms de ses deux concurrents de cette année. Je [546] lui proposai le voyage de Russie. Il me demanda le reste de la journée pour en délibérer avec lui-même et ses amis. Il revint il y a quelques jours et voici sa réponse. Monsieur, on ne saurait être plus sensible à vos offres. J’en connais tout l’avantage. Mais on ne suit pas notre talent par intérêt. Il faut présenter à l’Académie l’occasion de réparer son injustice, aller à Rome ou mourir. Et voilà, mon ami, comme on décourage, comme on désole le mérite ; comme on se déshonore soi-même et son corps ; comme on fait le malheur d’un élève et le malheur d’un autre à qui ses camarades jetteront au nez, sept ans de suite, la honte de sa réception, et comme il y a quelquefois du sang répandu.
L’Académie inclinait à décimer les élèves. Boucher, doyen de l’Académie, refusa d’assister à cette délibération. Vanloo, chef de l’École, représenta qu’ils étaient tous innocents ou coupables ; que leur code n’était pas militaire et qu’il ne répondait pas des suites. En effet, si ce projet avait passé, les décimés étaient bien résolus de cribler Cochin de coups d’épée. Cochin plus en faveur, plus envié et plus haï, a supporté la plus forte part de l’indignation des élèves et du blâme général. J’écrivais à celui-ci il y a quelques jours ; eh bien, vous avez donc été bien bernés par vos élèves ; il est possible qu’ils aient tort ; mais il y a cent à parier contre un qu’ils ont raison. Ces enfants-là ont des yeux ; et ce serait la première fois qu’ils se seraient trompés. A peine les prix sont-ils exposés qu’ils sont jugés et bien jugés par les élèves. Ils disent, voilà le meilleur ; et c’est le meilleur.
J’ai appris à cette occasion un trait singulier de Falconet. Il a un fils né avec l’étoffe d’un habile homme, mais à qui il a malheureusement appris à aimer le repos et à mépriser la gloire. Le jeune Falconet avait concouru ; les prix étaient exposés, et le sien n’était pas bon. Son père le prit par la main et le conduisit au Salon, et lui dit, tiens, vois, et juge-toi [547] toi-même. L’enfant avait la tête baissée et restait immobile. Alors le père se tournant vers les académiciens ses confrères, leur dit ; il a fait un sot ouvrage et il n’a pas le courage de le retirer. Ce n’est pas lui, messieurs, qui l’emporte ; c’est moi. Puis il mit le tableau de son fils sous son bras et s’en alla. Ah si ce Brutus-là qui juge son fils si sévèrement, qui estime le talent de Pigalle mais qui n’aime pas l’homme, avait été présent à la séance de l’Académie, lorsqu’on y prononça sur les prix !
Moitte honteux de son élection a été un mois entier sans entrer à la pension ; et il a bien fait de laisser à la haine de ses camarades le temps de tomber.
Je serais au désespoir qu’on publiât une ligne de ce que je vous écris, excepté ce dernier morceau que je voudrais qu’on imprimât et qu’on affichât à la porte de l’Académie et aux coins des rues.
N’allez pas inférer de cette histoire que si la vénalité des charges est mauvaise, le concours ne vaut guère mieux, et que tout est bien comme il est. Moitte est un bon élève ; et si le concours est sujet à l’erreur et à l’injustice, ce n’est jamais au point d’exclure l’homme de génie et de donner la préférence à un sot décidé, sur un habile homme. Il y a une pudeur qui retient.
Et Dieu soit loué, m’en voilà sorti ; et vous, quand aurez-vous le bonheur d’en dire autant ? quand serez-vous remis du désordre que cet aimable, doux, honnête, et timide prince de Saxe-Gotha a jeté dans votre commerce ?
Notes
Notion empruntée à Hogarth (The Analysis of Beauty, Londres, 1753), un texte que Diderot avait découvert à l’occasion du Salon de 1765. Diderot introduit la ligne avant le modèle : il va ensuite conjoindre les deux notions, et ainsi coordonner l’approche matérialiste par l’exécution technique de la ligne avec l’approche idéaliste platonicienne par la conception du modèle.
Le baron d’Holbach, chez qui Diderot et Grimm dînaient régulièrement, possédait une importante collection de gravures. Le catalogue de cette collection, publié en 1789, est accessible dans les collections numérisées de l’INHA : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/19853.
Pierre-François Guyot Desfontaines, journaliste et abbé, critique acerbe des tragédies de Voltaire, avait publié une traduction en prose de Virgile, ornée de gravures (Paris, Quillau, 1743). Paul Jérémie Bitaubé, pasteur calviniste, né à Kœnigsberg, avait entrepris dès 1760 de traduire l’Iliade (Berlin, Pitra, 1762). Son Iliade et la faveur de Frédéric II, lui vaut d’être élu membre de l’Académie royale de Berlin en 1766, mais il réside essentiellement à Paris, où il publie l’Odyssée (Paris, Lamy, 1785) : il y traversera la Révolution, privé de sa pension berlinoise…
Jean-Baptiste Marie Pierre, peintre d’histoire vivement critiqué dans les Salons précédents par Diderot, mais aussi par les autres critiques, avait quasiment renoncé à peindre pour se lancer dans une carrière administrative.
François Boucher (1703-1770), peintre de genre, et peintre prolifique (trop, selon Diderot), au faîte de sa gloire, n’a plus guère besoin du Salon pour vendre…
Maurice Quentin de La Tour, aquarelliste et portraitiste, était très apprécié de Diderot.
Jean-Jacques Bachelier, inventeur d’un nouveau procédé de peinture, à la cire, qui renouait avec une technique antique perdue, avait été violemment critiqué par Diderot dans le Salon de 1765. En 1767, il était absorbé par l’ouverture d’une école gratuite de dessin pour les artisans.
Greuze, qui n’était qu’agréé, ne fut pas autorisé à exposer au Salon de 1767, car il n’avait toujours pas remis son morceau de réception. Il le fera en 1769, en exposant le Septime Sévère et Caracalla.
Boucher occupait de hautes fonctions : Inspecteur de la Manufacture des Gobelins en 1755, et surtout Premier peintre du roi en 1765 (succédant à Carle Vanloo), alors la distinction et la charge la plus prestigieuse pour un peintre en France. Cependant la peinture rococo de Boucher, qui représentait l’avant-garde dans les années 1740, commençait à être concurrencée par le courant néo-classique (Vien).
Claude Joseph Vernet (1714-1789), peintre de paysages, de marines et de tempêtes, une des peintres favoris de Diderot.
Francesco Giuseppe Casanova (1727-1803), frère cadet de Giacomo Casanova, le célèbre séducteur vénitien, était peintre de batailles.
Philippe-Jacques de Loutherbourg (1740-1812), représente la nouvelle génération des paysagistes, après Vernet, auquel Diderot le compare dans le Salon de 1767.
Cette vente avait eu lieu quelques mois plus tôt, le 30 mars 1767. Le catalogue de la collection, publié à l’occasion de la vente, est accessible dans les collections numérisées de l’INHA : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/17961.
« 288. La Vue d’un agréable Port de mer, avec architecture, paysage, beaucoup de figures. Tableau peint à Rome en 1750, sur toile de 2 pieds 6 pouces de haut, sur 3 pieds, 7 pouces de large. » (Catalogue raisonné des tableaux… après le décès de M. Julienne, 1767, p. 110) Diderot, grand admirateur de Vernet, s’est sans doute procuré la gravure réalisée par Jean Daullé en 1760 d’après ce tableau, sous le titre Différents travaux d’un port de mer. (Notice #021107)
« Brocanteur, s. m. Terme en usage parmi les Peintres & les Curieux de Paris. Elegantioris suppellectilis negociator. C’est celui qui achete & revend des tableaux, des médailles & autres curiositez, & qui par ce commèrce gagne sa vie. C’est un des plus habiles & des plus fins brocanteurs de Paris. » (Trévoux, 1738) Un marchand d’art, au dix-huitième siècle, est un brocanteur, sans connotation dépréciative.
Antonio Allegri da Correggio (= du village de Correggio), dit en français Le Corrège (1489-1534), à part un voyage à Rome, avait vécu replié dans sa province de Parme : le cardinal auquel Diderot fait allusion est sans doute Alexandre Farnèse le jeune, qui succède précisément à son grand-père du même nom en 1534, comme évêque de Parme. Alexandre Farnèse l’Ancien, venait en effet d’être élu pape sous le nom de Paul III et l’avait immédiatement fait cardinal… Mais le récit de la mort du Corrège est un peu différent chez Vasari : « On raconte qu’ayant reçu à Parme un paiement de soixante écus dont il avait besoin à Correggio, il se mit en chemin avec l’argent, à pied, par une grade chaleur. Échauffé par le soleil, et ayant bu de l’eau pour se rafraîchir, il s’alita avec une forte fièvre et ne se releva plus, car la mort survint. » (Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres [1550, 1568], éd. et trad. Chastel, Berger-Levrault, 1983, 1989, V, 75) Montesquieu, dans la Préface de L’Esprit des lois, rapporte le mot du Corrège, soupirant devant la Madonne Sixtine de son prédécesseur Raphaël : « Anch'io, sono pittore ! » (Moi aussi, je suis peintre !) Le modeste Corrège était considéré au XVIIIe siècle comme un des plus importants peintres de la Renaissance italienne…
La gâche est la pièce métallique fixée sur le mur ou l’encadrement de la porte, dans laquelle le penne du verrou de la porte vient se loger, permettant de la maintenir fermée. Diderot, qui est l’auteur du très technique article *Gâche de l’Encyclopédie, écrit (en reprenant ici Trévoux) : « on appelle particulierement gache le morceau de fer sous lequel passe le pêne de la serrure, & qui tient la porte fermée ». La gâche est une pièce de ferronnerie modeste certes, mais un élément de sécurité décisif…
Les rapports de Greuze avec la critique étaient orageux. Dans le Salon de 1765, à la fin de l’article consacré à La Jeune fille qui pleure son oiseau mort, Diderot rapporte l’anecdote suivante (qu’il a sans doute un peu arrangée…) : « Lorsque le Salon fut tapissé, on en fit les premiers honneurs à M. de Marigny. Poisson Mécene s’y rendit avec le cortège des artistes favoris qu’il admet à sa table ; les autres s’y trouvèrent : il alla, il regarda, il approuva, il dédaigna ; la Pleureuse de Greuze l’arrêta et le surprit. Cela est beau, dit-il à l’artiste, qui lui répondit : Monsieur, je le sais ; on me loue de reste ; mais je manque d’ouvrage. – C’est, lui répondit Vernet, que vous avez une nuée d’ennemis, et parmi ces ennemis, un quidam qui a l’air de vous aimer à la folie, et qui vous perdra. – Et qui est ce quidam ? lui demanda Greuze. – C’est vous, lui répondit Vernet. » (DPV XIV 184)
Dans le Salon de 1765, Diderot a raconté comment, à l’instigation de Marigny et de Watelet, Alexandre Roslin, peintre académique, a été préféré au génial Greuze pour le portrait de la famille de la Reochefoucault, qui était une grosse commande (DPV XIV 141-2).
Le mot n’est pas dans le dictionnaire de Trévoux, qui donne cependant « Bamboches, s. f. Petites figures en forme de Marionettes ausquelles on fait représenter des Ballets, ou des Commédies. […] Ce mot vient de l’Italien. On appelle aussi une femme de petite taille, une bamboche. » Le peintre Pieter van Laer, qui était de petite taille, avait été surnommé Il Bamboccio : il avait mis à la mode à Rome ses scènes rustiques animées de personnages gouailleurs et caricaturaux. Une bambocciata, ou bambochade, fut d’abord un tableau à la manière du Bamboccio (17e siècle) ; le mot est attesté en français à partir de 1747. Diderot l’emploie trois fois dans le Salon de 1767.
Diderot simplifie et déforme les titres d’une série de quatre dessus-de-portes commandés par Guillaume Mazade de Saint-Bresson, Trésorier du Languedoc, à Lagrenée, et exposés au Salon de 1767. La série représente « Les Quatre États » : la Vérité comme la Religion peuvent désigner Le Clergé ou la Religion qui converse avec la Vérité, la Justice désigne La Magistrature représentée par la Justice que l’Innocence désarme (#001016) ; reste la Vertu, qui ne correspond exactement ni au Tiers-Etat ou l’Agriculture et le Commerce qui amènent l’Abondance (#001011), ni à L’Épée ou Bellone présentant à Mars les rênes de ses chevaux (#001013).
Alors que les Etrusques assiégeaient Rome, Mucius Scaevola se rendit volontairement à leur général Porsenna, mit sa main droite sur un brasero et la laissa brûler, comme témoignage de la bravoure romaine. Les Étrusques impressionnés levèrent le camp. (Tite-Live, Histoire romaine, livre II, chapitre 12) La scène était régulièrement portée à la peinture : voir le tableau de Le Brun à Mâcon (#002267, 1643-1645), celui de Dumont le Romain à Besançon (#001105, Salon de 1745), celui de Tiepolo à Würzburg (#004359, 1750-1753), l’esquisse de Boucher à Austin (#003388, 1727-1729).
Ce peuple : les Romains. Leurs héros font peut-être des choses dégoûtantes, mais l’idée de belle nature vient d’eux… Diderot fait-il allusion à Horace ?
Glissement : Diderot revient à ses contemporains qui font les dégoûtés devant Mucius Scævola.
Qu’elle est : qu’elle existe.
Diderot ne nomme pas cet artiste : est-ce Falconet, avec qui il a déjà discuté de ces questions dans Le pour et le contre ou Lettres sur la postérité. Les lettres avaient été échangées durant l’année 1766 et Falconet, qui était à Saint-Pétersbourg, en avait fait faire une copie au printemps 1767, pour une publication en Russie. Diderot n’y était pas favorable et le projet n’aboutit pas. Diderot reçoit la copie de Falconet en septembre 1767 (c’est-à-dire au moment où il visite le Salon et commence à en rédiger le compte-rendu). Il ne procéda pas à la révision promise du texte et refusa constamment sa publication. (Voir Emita Hill, DPV XV xxiv-xxvi).
Hoche du nez : fasse la moue, manifeste son mépris.
Noter le masculin : le technique est la grande catégorie qui, dans le Salon de 1767, va s’opposer à l’idéal. Le technique, ou le faire, c’est la maîtrise technique de la peinture : bien dessiner les figures, les ordonner dans l’espace dans les règles de la composition classique, produire des couleurs au plus près de ce qu’on voit dans la réalité.
Contrairement au technique, qui est le domaine spécifique du peintre, l’idéal est commun à tous les arts de la représentation : le « poète » Diderot est donc au moins autant expert en idéal que n’importe quel peintre.
Allusion à la célèbre parabole de la chimère de Zeuxis : Zeuxis devant peindre Hélène de Troie, la plus belle femme ayant jamais existé, fit venir toutes les plus belles filles de Crotone, et copia la,plus belle partie du corps de chacune : il composa ainsi une chimère de beauté idéale (la chimère est un monstre mythologique, mi-lion, mi-chèvre, mi-serpent). Voir Cicéron, De inventione, II, 1-3.
Ce terme de portrait va jouer un rôle essentiel dans le Préambule du Salon de 1767. Au delà du genre pictural du portrait, il désigne l’image concrète, matérielle, singulière, par différence avec l’image virtuelle du modèle idéal. A la limite, tout ce qu’on peut voir dans la réalité est portrait.
le fantôme et non la chose (Note de Diderot, qui résume Platon, La République, livre X, 598b)
Fantôme traduit ici le grec φάντασμα. Comme en grec, dans la langue française classique fantôme a un double sens, celui d’apparition, de spectre, mais aussi celui d’image, de représentation, sans connotation onirique ou fantasmatique particulière.
Néologisme de Diderot : une ligne portraitique, une ligne qui aurait fait un portrait.
Phidias, le plus grand sculpteur de l’Athènes du Ve siècle, avait notamment réalisé la statue chryséléphantine (en ivoire et en or) d’Athéna pour le Parthénon. Diderot passe du peintre au sculpteur parce que son interlocuteur imaginaire est toujours Falconet…
Vous n’êtes qu’au 3e rang, après la belle femme et la beauté. (Note de Diderot d’après Platon, La République, 597e. Platon écrivait, comparant le : « Et le peintre, le nommerons-nous l’ouvrier et le créateur de cet objet [=le lit du menuisier]. — Nullement. Qu’est-il donc, dis-moi, par rapport au lit ? — Il me semble que le nom qui lui conviendrait le mieux est celui d’imitateur de ce dont les deux autres sont les ouvriers. — Soit. Tu appelles donc imitateur l’auteur d’une production éloignée de la nature de trois degrés. — Parfaitement, dit-il. — Donc le faiseur de tragédies, s’il est un imitateur, sera par nature éloigné de trois degrés du roi et de la vérité, comme aussi tous les autres imitateurs. » (trad. R. Baccou, GF, p. 362). Platon compare deux exemples : le peintre représentant le lit exécuté par le menuisier à partir d’un lit « qui existe dans la nature des choses » et le dramaturge forgeant un roi de tragédie à partir d’une histoire vraie. Peintre-Menuisier-Nature // Poète-Personnage-Vérité.)
Commentaire de Grimm.
Pique contre Falconet, qui avait la contradiction facile et acerbe…
Comprendre : s’il l’on peut dire à propos de la plus petite partie de l’œuvre d’art, et la mieux choisie, qu’elle a été représentée à partir d’un modèle qui était déjà une représentation, un portrait, et non la vérité même.
Comprendre : même si je ne savais pas répondre techniquement à votre question.
Pour un œil qui serait capable de voir le détail des choses comme au microscope, même un ongle, même un cheveu n’est jamais un ongle idéal, un cheveu idéal, mais l’ongle et le cheveu d’une personne particulière, dans une situation particulière. Ce sont donc des portraits. Diderot va s’en expliquer plus loin : le corps confronté aux aléas de la vie se déforme toujours, ne serait-ce que de façon microscopique. Cette idée avait déjà été développée au début des Essais sur la peinture, DPV XIV 343-4.
La chose en question n’est donc jamais un modèle premier, une belle nature, mais toujours déjà une copie, un φάντασμα, une représentation. Cette chose est interposée entre le modèle premier et « votre copie », la peinture réalisée, qui est en fait une copie de copie. Cette chose fait écran : Diderot théorise ici le dispositif de la représentation comme dispositif d’écran.
Observation désigne ici ce qui ne peut justement pas être observé visuellement, expérimentalement, et doit être reconstitué par une expérience de pensée. Dans l’article Observation de l’Encyclopédie, qui est probablement du médecin Ménuret, le premier exemple développé est celui de la mine…
Notion de nature : notion de philosophie naturelle, qui était le terme, depuis Galilée, pour désigner la physique et la science en général.
Tout visage est dissymétrique.
Miroir grossissant.
N.B. A l’École, une fois la semaine, les élèves s’assemblent, un d’eux sert de modèle. Son camarade le pose, et l’enveloppe ensuite d’une pièce d’étoffe blanche, la drapant le mieux qu’il peut. Et c’est là ce qu’on appelle faire la caricature. (Note de Diderot. Le mot caricature, qui vient de l’italien caricare, charger, n’est entré que depuis peu dans la langue, et n’est pas encore attesté dans le Dictionnaire de Trévoux. C’est pourquoi Diderot juge une explication nécessaire. Ici, visiblement, la caricature n’engage ni déformation, ni grotesque. Le modèle est enveloppé, chargé, d’un drap. Le cours donné par Vernet, est un cours de drapé, pour travailler le pli. Vernet a le grade d’Académicien depuis 1753, et de Conseiller depuis 1767, mais n’est pas Professeur en titre.)
Subsistant : qui existe dans la réalité matérielle.
Image traduit ici le φάντασμα platonicien, que Diderot va ensuite différencier en « copie », l’image subsistante, et en « imagination », l’image virtuelle, imaginée.
L’attitude de Diderot vis-à-vis de la métaphysique est ambivalente. Le terme peut désigner la vieille philosophie scolastique, incompréhensible. Dans Le Rêve de D’Alembert, Diderot se moque du « galimatias métaphysico-théologique ». Et dans le Salon de 1765 il opposait déjà au « galimatias métaphysique » des théologiens les tableaux d’histoire religieuse, qui parlent aux yeux (DPV XIV 245). Mais la métaphysique, c’est aussi la théorie au sens le plus noble du terme, et Diderot, en matière d’art, se pique de métaphysique : « Voilà, mon ami, un échantillon de la métaphysique du dessin ; et il n’y a ni science, ni art qui n’ait la sienne, à laquelle le génie s’assujettit, par instinct, sans le savoir. Par instinct ! O la belle occasion de métaphysiquer encore ! » (Salon de 1765, DPV XIV 129)
Nouvelle référence, plus précise, à la chimère de Zeuxis.
Comprendre : Et s’il n’y avait pas eu d’art antique avant toi ? On touche ici à la querelle des Anciens et des Modernes, dans laquelle Diderot n’a jamais pris de parti tranché.
L’image virtuelle du modèle idéal, qui n’existe que dans l’imagination.
C’est-à-dire, qui n’ait été déformée. Le travail de la nature est un travail de déformation perpétuelle de ses propres modèles.
Observation et expérience, c’est-à-dire analyse critique et expérimentation, pratique et métaphysique.
Comparaison implicite de la création picturale à un sacrement : « Les Sacremens qui impriment un caractère sont le Baptême, la Confirmation et l’Ordre » (Dictionnaire de Trévoux, article Caractère).
Irréductible à, qui échappe à.
Ici au sens de prudente, précautionneuse. Le terme s’emploie d’habitude péjorativement : sans courage, couard.
La ligne vraie est la ligne de beauté théorisée par Hogarth dans The Analysis of Beauty.
Agasias d’Éphèse, sculpteur hellénistique (1er siècle avant Jésus-Christ), auteur supposé du Gaulois blessé (#010267) et du Gladiateur Borghèse (#011269). Ce dernier est reproduit dans l’Encyclopédie pour ses proportions parfaites (#011270).
Pierre Puget, un des plus importants sculpteurs français du XVIIe siècle, né et mort à Marseille, auteur notamment d’un Milon de Crotone (#006255) dont une version est visible sur le Cours Honoré d’Estienne d’Orves à côté du Vieux-Port de Marseille.
Jean-Baptiste Pigalle, sculpteur, né en 1714 comme Diderot. Diderot a fait son éloge et évoqué son Mercure attachant sa talonnière (#001836) et son Monument à Louis XV (#004516) dans le Salon de 1765. Pigalle fera le buste en bronze de Diderot en 1777.
Diderot parodie ici les trois genres dramatiques hérités de l’antiquité : au-dessus de nous, la tragédie ; à notre niveau, la comédie ; au-dessous de nous, la farce. Procédant par déformation , et non pas catégories, il place le modèle idéal non en premier, mais au centre : la tragédie devient le chimérique ; la farce, le mensonge, tandis que le centre est le lieu du renouvellement incessant des genres : pour Diderot, le drame bourgeois.
La recherche du modèle idéal s’inscrit dans un processus de perfectionnement continu : il faut toujours rompre avec la tradition. Ici, le texte prend un tournant décisif : le modèle idéal s’historicise et se politise.
« Je me contenteray de rapporter icy ce que disoit un Peintre moderne, qui avoit beaucoup pénétré dans la connoissance de l’Antique, c’est le fameux Poussin : Raphaël, disoit-il, est un Ange comparé aux autres Peintres ; c’est un Asne comparé aux Auteurs des Antiques. » (Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres, 1699, livre I, chap. 5 « De l’Antique », repris dans les Éléments de peinture pratique, Jombert, 1766, 2e partie, chap. 5, p. 379. L’anecdote se trouve également dans les Recherches sur les beautés de la peinture de Webb, qui l’a prise à de De Piles, et Diderot la cite dans son compte-rendu de l’ouvrage pour la Correspondance littéraire du 15 janvier 1763, où l’ange devient un aigle (DPV XIII 314).
« Phénomène, s. m., Phænomena. Effet apparent dans le ciel, ou sur la terre, qu’on découvre par l’observation des astres, ou par les expériences physiques, & dont la cause n’est pas évidente. » (Trévoux) Le mot est rare et réservé en principe à la physique. Les partisans de l’antique regardent les œuvres des Anciens comme des phénomènes de physique dont ils ne comprennent pas la cause.
Le Gladiateur Borghèse d’Agasias, que Napoléon a fait entrer au Louvre en 1808, était à l’époque de Diderot dans la collection Borghèse à Rome. Mais il en existait des copies, comme celle en terre cuite exécutée par Nicolas Coustou en 1683 lors de son séjour à Rome, actuellement au Louvre (RF 198), ou celle en bronze actuellement installée au Bosquet de la Reine à Versailles, sans parler des gravures. Imaginer Pigalle et Agasias à Paris devant le Gladiateur Borghèse suppose de les imaginer devant une copie…
Non pas même le Gladiateur original, mais son créateur : il ne s’agirait plus alors de copie, mais d’émulation entre trois artistes créant simultanément.
Règle, ou canon : « Polyclète de Sicyone, disciple d'Agéladas, a fait le […] Doryphore, figure d’enfant pleine de vigueur, et nommée Canon par les artistes, qui en étudient le dessin comme une sorte de loi ; de sorte que, seul entre tous, il passe pour avoir fait l’art même dans une oeuvre d’art. » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 19, 6 ; voir #019752).
Début de la critique de la Chimère de Zeuxis : Diderot déconstruit la notion de belle nature en montrant qu’elle repose sur un paradoxe originaire (le mot paradoxe sera prononcé quelques lignes plus loin). Il faut connaître d’avance la belle nature pour pouvoir la créer.
Diderot écrit ironiquement « ligne de foi » au lieu de ligne de beauté, ou ligne vraie : la beauté serait un article de foi, une sorte de prescience divine que l’artiste aurait en lui d’emblée, au lieu du produit d’une longue recherche, comme Diderot cherche à le démontrer.
Reprise et radicalisation de l’opposition entre ce qui est au-dessus et ce qui est en dessous du modèle, ici simplement renvoyés dos à dos, comme dépourvus d’idéal. Mesquin signifie, au propre, avare. Mais « Mesquin, se dit figurément en plusieurs Arts, comme en Architecture, Sculpture, Peinture, &c, de tout ce qui est pauvre, de mauvais air, ou de mauvais goût, où il semble qu’on a voulu plaindre la dépense, l’étoffe ou le travail. Sordidus, ineptus, abjectus. On dit, Cela est mesquin. » (Trévoux) Diderot l’emploie généralement pour désigner le manque de noblesse, le caractère commun pour une composition (allégorique, historique) qui prétend à la grande manière, au grand genre.
Il n’y a donc pas de ligne vraie absolue, de belle nature en soi : chaque culture, chaque époque élabore son modèle idéal. Le modèle idéal est désormais pensé par rapport à un milieu (social, politique, culturel).
Ici Diderot semble prendre le parti des Anciens contre les Modernes, et se faire l’écho des plaidoyers enflammés de Winckelmann pour la statuaire grecque. Mais « chefs-d’œuvre » doit se comprendre avec une distance ironique : si on pose d’emblée « les chefs-d’œuvre des Anciens » comme des chefs-d’œuvre absolus et indépassables, tout ce qui suit ne pourra jamais être que l’histoire d’une longue décadence. C’est la thèse de Winckelmann. Mais les développements relativistes de Diderot qui précédent et suivent cette phrase attestent que ce n’est pas la sienne.
C’est le principe de continuité de la philosophie naturelle. Natura non facit saltus, la nature ne fait pas de saut, écrit Leibniz (Préface des Nouveaux Essais sur l’Entendement humain [1704], GF, p. 40). La formule est reprise par Linné dans sa Philosophia botanica, Vienne, J. Th. Trattner, 1755, §77, p. 27.
David Garrick, l’un des plus importants acteurs anglais du XVIIIe siècle, interprète de Shakespeare et directeur pendant 30 ans du théâtre de Drury Lane à Londres. Diderot l’admirait beaucoup et le cite en exemple dès 1758 (Lettre à Mme Riccoboni). La première ébauche du Paradoxe sur le comédien, en 1769, s’intitule Observations sur un ouvrage intitulé : Garrick ou les acteurs anglais. Le dialogue qui suit, entre Garrick et l’aimable chevalier de Chastellux, est repris dans le Paradoxe.
Excursion : digression.
Il s’agit donc de faire une nation : la production du modèle idéal n’est ni l’affaire individuelle d’un artiste, ni une simple question d’esthétique ; elle engage, politiquement, nationalement, le destin d’un peuple. La nation qu’on fait, est une nation qu’on prétend modeler sur un modèle extérieur, i. e. le modèle antique.
Sobriquet que Diderot a donné à son ami Grimm au début du Salon de 1765. Grimm l’explique alors ainsi : « Moi, honnête faiseur de feuilles, j’ai reçu du philosophe, pour étrennes, une enseigne représentant un houx, avec l’inscription au-dessus, en demi-cercle : Au Houx toujours vert ; et en bas, l’épigraphe ondoyante : Semper frondescit. » (il fait toujours des feuilles).
Les lecteurs de la Correspondance littéraire sont censés garder pour eux les jugements de Diderot, et ne surtout pas les divulguer aux artistes : c’est la condition de la sincérité de ses critiques comme de ses éloges.
Diderot énumère les arguments que Grimm devra avancer pour obtenir le « serment solennel de réticence ». Tout ce jeu est évidemment factice : Diderot feint de s’adresser au seul Grimm, mais sait très bien que les abonnés liront ce qu’il est en train d’écrire. Il construit ainsi, par cette adresse indirecte, un dispositif d’effraction énonciative : le lecteur accède, par effraction, à ce qu’il ne devrait pas lire, et lira ensuite des jugements censés rester secrets.
« Race irritable des devins. » (Horace, Épîtres, II, ii, v. 102) Les devins désignent ironiquement les artistes.
Référence à la comédie d’Aristophane, Les Guêpes, qui est une satire du fonctionnement des tribunaux athéniens. Les guêpes, se sont les citoyens jurés qui assaillent de leur aiguillon leurs victimes, les accusés.
C’est comme un service que Grimm avait demandé à Diderot, à la fin de l’été 1759, de rédiger pour la Correspondance littéraire le compte rendu des Salons.
Grimm est alors en visite chez cette princesse, à qui Diderot a dédié Le Père de famille. Voir l’Épître à son altesse sérénissime Madame la Princesse de Nassau Saarbruck, qui ouvre l’édition de 1758 du Père de famille, DPV X 180-189. En 1765, la princesse de passage à Paris accorde à Grimm et à Diderot une matinée charmante, qu’il raconte dans la lettre à Sophie Volland du 25 juillet (CFL V 896).
Dans la lettre suivante, où il commencera les descriptions du Salon de 1767, Diderot débutera par les peintures de Michel Vanloo. Vanloo est un peintre beaucoup trop sage et académique : il faudra l’épousseter !
A la fin du 1er § des Annales, Tacite annonce qu’il passera vite sur la fin d’Auguste et qu’il racontera Tibère « sans colère ni passion, dont je garde les motifs loin de moi ».
Diderot se plaint régulièrement que Grimm le presse de rendre ses pages.
Fils d’un pasteur luthérien, Grimm était, pour les Français, hérétique. La remarque de Diderot, athée, ne manque pas de sel. Même comique, la théâtralisation de l’entrée dans l’espace du Salon solennise sa dimension nationale et politique.
« Selle, est aussi un terme de Sculpture, qui leur sert pour modeler. C’est un pied, une table de bois quarrée, sur laquelle on pose les modèles pour les travailler. Tabula, tabulatum Sculptorum. On l’appelle autrement chevalet. Pour modeler ou faire des figures de terre, il n’est pas besoin de plusieurs outils. On la terre sur une selle ou chevalet, & c’est avec les mains que l’on commence à travailler, & qu’on avance davantage la besogne. Félib[ien] » (Dictionnaire de Trévoux, 1738-1742)
« Ebauchoirs, outils de Sculpture ; ce sont de petits morceaux de bois ou de buis, qui ont environ sept à huit pouces de long ; ils vont en s’arrondissant par l’un des bouts, & par l’autre ils sont plats & à onglets. Il y en a qui sont unis par le bout, qui est onglet, & ils servent à polir l’ouvrage ; les autres ont des ondes ou dents. On les appelle ébauchoirs bretelés ; ils servent à breter la terre. Voyez les Planches de Sculpture. » (Encyclopédie, V, 213b, 1755 et Tome VIII des Planches (vol. 29), « Sculpture en tous genres », #021112 et plus spécifiquement Planche 3, « Différens ébauchoirs de buis ou d’ivoire », qui ressemblent à des spatules)
Voir #021115. Diderot ne connaissait ce tableau qu’indirectement, soit par la gravure de Poletnich (#021116), soit par la copie que Michel Vanloo en avait fait (#021117).
« Quos ego… » : célèbre formule de Virgile (Énéide, I, 135) annonçant la fin de la tempête : Neptune en colère s’interrompt au milieu de sa phrase et, d’un coup, met fin à l’agitation des flots. La représentation en peinture de ce changement à vue était réputée impossible, plusieurs artistes ont relevé le défi. Le plus célèbre est Rubens (#000860), dont Diderot verra le tableau à Dresde (Pensées détachées sur la peinture, dernière page, Ver IV 1058).
Comprendre : N’aimeriez vous pas mieux la tête de la Sculpture si elle était coiffée à la va-vite, si elle était un peu dérangée dans sa coiffure.
Le drapé de son vêtement un peu flottant, en mouvement.
Le Palais-Royal abritait, à Paris en face du Louvre, la collection de peintures du duc d’Orléans, une des plus importantes collections de France. Diderot y avait ses entrées. La collection abritait notamment un Jules II de Raphaël (connu par la gravure, #021120), copie de celui actuellement conservé à la National Gallery de Londres (#021119).
Voir le tableau du château de Breteuil, qui est peut-être une copie (#021121), et la réduction ovale, qui est originale (#021122).
Diderot réitèrera cette boutade à propos de Cochin. Voir DPV XVI 500.
Réplique du Jardinier et son seigneur, opéra comique en un acte de Sedaine, musique de Philidor, représenté le 18 février 1761 au Théâtre de la Foire Saint-Germain, à Paris. A la scène 7, le Seigneur qui arrive avec sa suite et ses chiens, ignore absolument M. Simon et n’a d’yeux que pour la jolie Fanchette : « M. Simon. Monseigneur, je suis… à part. Il ne me voit pas. […] Le Seigneur appercevant Fanchette. Voilà une jolie fille ! Fanchette. Ma mere, il nous regarde. Mme Simon. Restez là. (Elle rajuste le fichu de sa fille.) M. Simon, à part. Il ne me reconnoît pas. Le Seigneur. Mes chevaux sont-ils arrivés ? Le Valet. Ils sont à la Ferme. Le Seigneur, à l’un de ses gens, en regardant Fanchette. Elle est jolie ! M. Simon, à part. Il ne m’a jamais vû sans perruque. à sa femme. Riez, vous, sotte, plutôt que d’aller… au Seigneur. Monseigneur, je vous… Le Seigneur, à ses gens. Amenez les Chevaux. »
Augustin de Saint-Aubin, quand il grava le portrait de Diderot d’après le tableau de Vanloo, s’efforça de corriger cela. Il lui fit un vêtement plus simple et un front plus dégagé, la figure d’un intellectuel plutôt que d’un courtisan. Voir #011121.
Dans la lettre à Sophie Volland du 11 octobre 1767, Diderot écrit : « Je n’ai point encore vu les Vanloo, mais je les verrai demain. Michel m’a envoyé le beau portrait qu’il a fait de moi ; il est arrivé, au grand étonnement de Mme Dideot qui le croyait destiné à quelqu’un ou quelqu’une. Je l’ai placé au-dessus du clavecin de ma petite bonne [= de sa fille Angélique]. Je l’aimerais bien autant ailleurs. Mme Diderot prétend qu’on m’a donné l’air d’une vieille coquette qui fait le petit bec et qui a encore des prétentions. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette critique. Quoi qu’il en soit, c’est une marque d’amitié de la part d’un excellent homme, qui doit m’être et qui me sera toujours précieuse. » (CFL VII 607) L’expression « vieille coquette », qui serait de Mme Diderot et se retrouve à l’identique, permet de supposer que le texte du Salon a été écrit à peu près en même temps.
Enea. E pur a tanto sdegno | non hai ragion di condannarmi. Didone. Indegno. | Non ha ragione, ingrato, | un core abbandonato | da chi giurogli fé ? (Énée. Et pourtant, tu n’as aucune raison de me condamner à un tel dédain. Didon. N'y a-t-il pas une raison, ingrat, pour un cœur abandonné par celui qui m’avait juré sa foi ?) Vers de la Didone abbandonata de Métastase (1724), qui fut mise en musique par plus de 50 compositeurs jusqu’en 1823, en Italie, en Allemagne, à Londres (mais pas à Paris). Le texte est régulièrement imprimé, et les partitions circulent, pour permettre au public de jouer les airs en s’accompagnant au clavecin. Diderot aimait beaucoup la musique, et sa fille était bonne claveciniste.
Diderot interpelle son portrait.
C’est-à-dire un orateur romain, dans le genre néo-classique noble. Plus loin dans le Salon, Diderot évoquera ses séances de pose avec Mme Therbouche, qui l’a peint à l’antique : « Ses autres portraits sont faibles, froids, sans autre mérite que celui de la ressemblance, excepté le mien qui ressemble, où je suis nu jusqu’à la ceinture et qui pour la fierté, les chairs, le faire est fort au-dessus de Roslin et d’aucun portraitiste de l’Académie. Je l’ai placé vis-à-vis celui de Vanloo à qui il jouait un mauvais tour. Il était si frappant que ma fille me disait qu’elle l’aurait baisé cent fois pendant mon absence, si elle n’avait pas craint de le gâter. La poitrine était peinte très chaudement, avec des passages, et des méplats tout à fait vrais. Lorsque la tête fut faite, il était question du cou, et le haut de mon vêtement le cachait, ce qui dépitait un peu l’artiste. Pour faire cesser ce dépit, je passai derrière un rideau ; je me déshabillai, et je parus devant elle, en modèle d’académie. Je n’aurais pas osé vous le proposer, me dit-elle ; mais vous avez bien fait et je vous en remercie. J’étais nu, mais tout nu. Elle me peignait, et nous causions avec une simplicité et une innocence digne des premiers siècles. » (DPV XVI 375) Ce portrait est perdu mais a été porté à la gravure : voir #006254.
Greuze avait dessiné une tête de Diderot de profil à la pierre noire en 1766. Voir #002896. Ce dessin fut immédiatement gravé par Augustin de Saint-Aubin (#021123), et cette gravure ensuite recopiée par de nombreux graveurs.
Allusion à une anecdote qui courait à l’époque, et que Diderot rapportait déjà dans la lettre à Sophie Volland du 5 septembre 1762. Le docteur Gatti revient d’Italie, la conversation roule sur le carnaval de Venise : « et le moyen de ne pas s’arrêter dans un endroit où le carnaval dure six mois, où les moines même vont en masque et en domino, et où sur une même place, on voit d’un côté sur de stréteaux des histrions qui jouent des farces gaies mais d’une licence effrénée, et de l’autre côté, sur d’autres tréteaux, des prêtres qui jouent des farces d’une autre couleur, et s’écrient : “Messieurs, laissez là ces misérables ; ce Polichinelle qui vous assemble là n’est qu’un sot” ; et en montrant le crucifix : “Le vrai Polichinelle,le grand Polichinelle, le voilà.” » (CFL V 739) Grimm reprend plus loin l’anecdote dans son commentaire.
Le portrait de Garand est perdu, mais la gravure commandée par Grimm nous est parvenue : voir #006253.
Grimm voudrait quelques lignes de Diderot à inscrire en dessous de la gravure. L’abbé Le Monnier aurait rédigé le distique suivant : « Il eut de grands amis et de petits jaloux ; Le soleil plaît à l’aigle et blesse les hiboux. » (Grimm, Correspondance littéraire, mai 1771). Mais sur la gravure conservée à Langres le cartouche est vide.
Michel Vanloo avait obtenu par Rigaud d’être nommé premier peintre du roi d’Espagne, Philippe V. Il tenait de là sa fortune, et c’est là aussi qu’il la perdit…
Diderot avait écrit : saisissent-elle. La Correspondance littéraire corrige : Dites-moi je vous prie pourquoi le récit de ces actions nous saisit…
Francis Hutcheson était l’auteur des Recherches sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu (Londres, 1725). Diderot le commente abondamment dans le Traité sur le beau (écrit sans doute à l’occasion de la traduction française de Hutcheson, Amsterdam, 1749), qui deviendra l’article Beau de l’Encyclopédie (1752).
Elève de Hutcheson, Adam Smith se préoccupa de philosophie morale avant de devenir le théoricien du libéralisme économique. Son premier ouvrage conséquent est The Theory of moral sentiments (Londres, 1759), en français Métaphysique de l’âme, ou Théorie des sentiments moraux (Paris, Briasson, 1764).
Hutcheson, inspiré par Hume, avait imaginé un sixième sens, ou sens moral, qui porterait l’homme, instinctivement, à préférer l’utile. Sur ce sens moral, Smith est moins catégorique que ne l’écrit Diderot : « Quel que soit le fondement que nous supposons à nos facultés morales, qu’il s’agisse d’une certaine modification de la raison, d’un instinct originel appelé sens moral, ou d’un autre principe de notre nature, on ne peut douter que ces facultés morales nous ont été données pour diriger notre conduite dans cette vie. (éd. PUF, 2014, 3e partie, chap. 5, p. 229-239)
Ces fibres sont les nerfs, que Diderot, dans Le Rêve de D’Alembert, se représente comme des cordes sensibles.
François Jean de Beauvoir, marquis de Chastellux (1734-1788), petit-fils du chancelier d’Aguesseau, avait publié en 1754 une lettre contre les théories musicales de Rousseau, et en 1765 un Essai sur l’union de la poésie et de la musique (La Haye et Paris, Merlin, 1765). Il traduira en 1773 l’Essai sur l’opéra d’Algarotti. Diderot appréciait sa société, comme en témoigne la lettre à Sophie Volland du 28 août 1768 (CFL VII 724).
John Wilkes (1725-1797), élu à la Chambre des Communes en 1757, fonde après la démission de William Pitt, dont il était partisan, le journal The North Briton. Son radicalisme whig lui vaut brièvement la prison en 1763. il s’exile alors en France, et rentre à Londres juste avant les élections de 1768, où il est réélu. Diderot a dû rencontrer Wilkes chez d’Holbach dès 1763 et mentionne Wilkes, en même temps que Chastellux, dans une lettre à Sophie Volland du 4 octobre 1767 : « Voilà presque toute la société que vous connaissez presque aussi bien que moi. » (CFL VII 596)
« Combien la réalité est vide ! » Fin du premier vers de la première Satire de Perse.
Contresens loufoque sur la formule latine précédente. Le rébus : le bon mot, la plaisanterie de Chastellux. Dans la Correspondance littéraire, Grimm ajoute : « Rébus, pointe, jeu de mots, tout cela est de la même famille. »
Faiseurs de pointes.
« Escritoire, s. f. Espèce d’étui où l’on serre les choses nécessaires à écrire, & particulièrement le ganif, les plumes, l’encre & la poudre. Theca calamaria. Il y a de grandes écritoires de cabinet, de petites écritoires pour la poche. Les écoliers se battent à coups d’écritoire. Les Nobles appellent par mépris les gens de robe, des gens d’écritoire. » (Trévoux. Le ganif, ou canif, est un petit couteau pour tailler les plumes.)
« Charge, en terme de Peinture, c’est une représentation exagérée de quelque personne, que le Peintre fait pour se réjouïr, & à laquelle il conserve de la ressemblance en ridicule. Il n’est pas nécessaire que le peintre ait toûjours intention de se divertir pour qu’on puisse dire qu’une chose est chargée. Res aliqua per picturam exagerata. » (Trévoux) Une charge est une caricature.
« Glacis. Terme de peinture. Les glacis se font avec des couleurs transparentes qui ont peu de corps. ; on les passe en frottant légèrement avec une brosse sur un ouvrage peint de couleurs encore plus claires : les glacis servent à unir les couleurs ensemble, & à les mettre en harmonie. » (Trévoux) Diderot suggère ici que le tableau original était complètement disparate, et qu’un glacis lui a été apposé pour l’harmoniser artificiellement.
La Soirée des boulevards, « comédie en un acte avec des scènes épisodiques, donnée au Théâtre Italien par M. Favart, & plusieurs autres Auteurs, le 14 novembre 1758. Elle a eu beaucoup de succès, & on y ajouta des scènes nouvelles, le 9 Mai 1760, lors de l’ouverture que ces Comédiens firent du Théâtre qu’ils avoient loué sur le rempart, pendant qu’on travailloit au leur. » Diderot aurait confondu avec La Guinguette, donnée en 1750 au même théâtre par le danseur Jean-Baptiste François Dehesse : Gabriel de Saint-Aubin l’a représentée à la gouache, son tableau a été gravé par Basan.
« Nolite dare sanctum canibus, neque mittatis margaritas vestras ante porcos… », Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles devant les porcs (Matthieu 7, 6). Comparer avec Asinus ad lyram à l’article Bachelier, DPV XVI 171.
Les objets allégoriques disposés sur le tapis au premier plan à droite devant les deux putti que Diderot désigne, par dédain, comme des « marmots ».
Diderot reprend une idée exposée dans les Essais sur la peinture : « Ce contraste d’étude, d’académie, d’école, de technique, est faux. Ce n’est plus une action qui se passe en nature, c’est une action apprêtée, compassée, qui se joue sur la toile. Le tableau n’est plus une rue, une place publique, un temple ; c’est une théâtre. » (« Paragraphe sur la composition où j’espère que j’en parlerai », DPV XIV 388)
Jacques Callot (1592-1635), dessinateur et graveur lorrain. La série des Balli di Sfessania met en scène les personnages de la commedia dell’arte. Dans la collection de gravures du baron d’Holbach, qu’il évoque dans le préambule du Salon de 1767, Diderot avait pu voir plus sieurs centaines de gravures de Callot.
Coloriées.
Sur les quais de la Seine, et plus particulièrement au pont Notre-Dame.
Trois condamnés au supplice de la roue.
« Conciergerie, signifie aussi la geole, la prison qui est dans un palais. Carcer. On a amené ce prisonnier à la Conciergerie ; c’est-à-dire, aux prisons royales du Parlement de Paris. » (Trévoux)
Ils ressemblent à des galériens en train de ramer.
« Touche, Toucher, (Peinture.) lorsqu’un peintre a suffisamment empâté & fondu les couleurs qu’il a cru convenables pour représenter les objets qu’il s’est proposé d’imiter, il en applique encore d’un seul coup de pinceau, qui acheve de caractériser ces objets, & ces coups de pinceau s’appellent toucher. On dit touches légeres, touches faciles ; telles parties sont bien touchées, finement touchées ; pour exécuter telle chose il faut savoir toucher le pinceau, ou avoir de la touche de pinceau, &c. » (Encyclopédie, XVI, 1765, 445a). D’après le Trévoux, touche en peinture « se dit particulièrement des feuilles des arbres peints ».
Jacques Fabien Gautier d’Agoty (1711-1786), peintre et graveur d’anatomie, publie en 1746 une Myologie complete en couleur et grandeur naturelle, composée de l’Essai et de la Suite de l’Essai d’anatomie en tableaux imprimés. Il avait perfectionné pour ce faire le procédé d’impression en couleur inventé par Le Blond, et s’en explique en 1753 dans les Observations sur la peinture et sur les tableaux anciens et modernes, dédiées à M. de Vandière, […] par M. Gautier, inventeur de l’Art de faire les Tableaux sous Presse. Le mépris de Diderot est de principe : « Rien n’est plus contraire au progrès des connaissances, que le mystère. [C’est un des principaux caractères de la petitesse d’esprit.] Nous en serions encore à la recherche des arts les plus simples et les plus importants, si ceux qui les ont découverts en avaient toujours fait des secrets. » (L’Histoire et le secret de la peinture en cire, 1755, DPV IX 133)
Allusion à la plaisanterie du fils de Vernet, au début de l’article Hallé.
La monarchie polonaise était parfois caractérisée comme république nobiliaire : c’est la Diète polonaise qui détenait le véritable pouvoir.
Jean III Sobieski (1629-1696), héros national polonais, s’était notamment illustré par sa victoire contre les Turcs devant Vienne en 1683. Grimm essaye-t-il de rattraper la critique incendiaire de Grimm, ou ce rattrapage est-il lui-même ironique ? Le cardinal de Polignac faisait en effet courir un récit grotesque de la mort de Jean Sobieski dans son château de Wilanow : « Le cardinal de Polignac disoit que, lorsque le grand Sobieski mourut, il étoit sur le bord de son lit, la reine d’un côté et l’abbé de Polignac d’un autre ; qu’il tomba d’apoplexie et se laissa couler à terre ; que la reine, ne pouvant soutenir ce spectacle, s’en alla ; que, lui, alla appeler du monde ; que, soudain, arriva un aumônier qui s’enivroit, s’approcha du Roi et se précipita sur sa panse et s’écria : « Nomen meum, sicut deum effusum » ; qu’entra un jésuite nommé le P. Rota qui, ayant vu un crucifix d’or, où il y avoit de la vraie croix, pendu au cou du Roi, dit : « Eh, mon Dieu, voilà qui l’étrangle », coupa le cordon et mis le crucifix dans sa poche ; que le jésuite et l’aumônier s’accablèrent d’injures, le jésuite ayant accusé l’aumônier d’être ivre ; que, comme il fallut donner un lavement au Roi, l’apothicaire, qui étoit ivre, ne put jamais placer la canule et alla à gauche, ce qui réveilla le Roi, qui se mit à l’appeler fils de p… » (Montesquieu, Spicilège, 471-472 ; Pléiade, p. 1352-1353)
Ici, l’ironie est évidente.
Denis de Paris, premier évêque de Lutèce, serait selon les premières légendes venu d’Italie en 245 de notre ère, avec six compagnons pour évangéliser la Gaule. Il aurait été martyrisé en 250 à Montmartre. Il est à partir du VIIIe siècle confondu avec Denys l’Aréopagite, évoqué dans les Actes des apôtres, et premier évêque d’Athènes après avoir rencontré saint Paul. Dans la Légende dorée de Jacques de Voragine (13e siècle), on lit : « Saint Clément, qui fut le chef de l’Église, le fit partir quelques temps après pour la France, en lui associant Rustique et Eleuthère. Il fut envoyé à Paris où il convertit beaucoup de personnes à la foi, y éleva plusieurs églises et y plaça des clercs de différents ordres. » (GF, II, 276)
Plus précisément, Rustique et Eleuthère, avec qui Denis sera décapité. Dans la tradition iconographique, saint Denis est représenté décapité, ou portant sa tête décapitée.
Diderot tente ici de mettre en œuvre concrètement la notion de ligne de beauté développée par Hogarth dans The Analysis of Beauty. Voir #015156. Cependant chez Hogarth, la ligne serpentine caractérise essentiellement le contour des objets, plutôt que la composition générale. La théorie de la figura serpentinata remonte au maniérisme italien de la fin de la Renaissance (Giovanni Paolo Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura, Milan, Pontio, 1585) et est introduite en France au XVIIe siècle par la traduction et l’adaptation des traités italiens (Jean Pol Lomazzo, Traicté de la proportion naturelle et artificielle des choses, trad. Hilaire Pader, Toulouse, Colomiez, 1649) : « Mais parce qu’il y a deux sortes de Pyramides, l’une droite comme celle qui est à Sainct Pierre de Rome qui s’appelle la pyramide de Iule Cesar & l’autre de figure de flamme de feu, qui est celle que Michel Ange appelle serpentée, le Peintre doit accompagner cette forme Pyramidale, avec la forme serpentée, qui represente la tortuosité d’un couleuvre vivant lorsqu’il chemine, qui est la propre forme de la flamme du feu qui ondoye. Cela veut dire que la figure doit représenter la forme de la lettre S. droite ou renversée, comme est celle ici .☡. parce qu’alors elle aura sa beauté. Et non seulement il ne doit pas observer cette forme au tout, mais en chacune des parties… » (Livre I, p. 5) Lomazzo raisonne par figures et par formes, plutôt que par chemin et ligne de composition abstraite. Hogarth se réclame de Lomazzo dans la Préface de The Analysis of Beauty, mais nullement de Du Fresnoy comme on le lit parfois : il fustige au contraire Du Fresnoy qui n’a rien compris à Lomazzo ! Hogarth développe explicitement sa théorie contre Du Fresnoy, De Piles, et plus généralement l’école française du « tout-ensemble ».
Reprendre : faire la critique.
« Le mot d’Apôtre dans son origine ne signifie autre chose que délégué ou envoyé, on le trouve dans Herodote en ce sens, qui est le sens naturel de ce mot. Il est appliqué dans le Nouveau Testament à diverses sortes d’Envoyez, premièrement aux douze disciples de J.C. qui sont appellez Apôtres par excellence. […] En second lieu, le nom d’Apôtre se prend pour de simples Envoyez des Eglises […]. En troisième lieu, on donnoit le nom d’Apôtres à ceux que els Eglises envoyoient porter des aumônes aux Fidèles des autres Eglises. […] Apôtre, est aussi celui qui a le premier planté la foi en quelque endroit. S. Denys de Corinthe est l’Apôtre de la France. S. François Xavier est l’Apôtre des Indes. » (Trévoux, qui confond ici Denys de Corinthe, évêque de Corinthe au IIe siècle, avec Denis de Paris)
C’est-à-dire disposé.
La scène picturale représente un récit ou un discours : ici, les paroles de saint Denis.
Le faire, ou le technique, qui consiste dans l’exécution à la peinture, s’oppose à l’expression, qui relève de la rhétorique, c’est-à-dire du texte.
Toucher se dit d’abord pour toucher d’un instrument, en jouer, et de là pour tous les autres arts. Il est ici synonyme de peindre, mais toujours pris positivement : peindre de façon expressive, sensible, efficace.
Je n’ai pas trouvé cette expression, qui apparaît une quinzaine de fois dans les Salons, dans les dictionnaires : d’après les contextes, « d’humeur » signifie avec verve, avec force, de façon expressive.
Figure, dans la langue classique, désigne le corps tout entier, et non le seul visage.
De fait, Vien s’est sans doute inspiré pour sa composition du Saint Paul prêchant sur l’Aréopage de Raphaël gravé par Marcantonio Raimondi (#021135), et de L’École d’Athènes (#011228, voir notamment le groupe des jeunes disciples en haut à droite), également gravée. Une tapisserie du Saint Paul sur l’Aréopage de Raphaël se trouvait alors dans la Grande Galerie du Louvre (voir celle de Madrid, #021173).
En peinture : dans la grande manière, noblement.
Les jeunes assistants de l’apôtre.
Ils font groupe (dans les règles de la composition classique à la française).
Dans la composition classique, on distingue masse et groupe. Diderot y revient plus loin, p. 108.
« Bluter, v. act. Séparer la farine d’avec le son en la passant par un bluteau. » (Trévoux) Le bluteau est un grand tamis, qu’on ne peut manipuler qu’avec les bras grands écartés.
« Un coup fourré, un coup qu’on porte avec furie & sans se mettre en garde, ensorte qu’on en reçoit un autre en même tems. » (Trévoux)
La comparaison de Vien avec le Dominiquin vient de l’article du Mercure de France de septembre 1767 : « Enfin, nous avons entendu comparer la grande manière de M. Vien, dans cet ouvrage, au célèbre Dominicain. » Elle sera reprise dans le Journal encyclopédique le 1er décembre. Voir par exemple La Présentation de la Vierge au Temple de Savona, #021174.
Voir par exemple la Prédication de Raymond Diocrès, #003884, évoquée dans le Salon de 1761 (VER IV 211) ; on peut penser aussi à St Gervais & Protais devant Astasius refusent de sacrifier à Jupiter, alors à l’église Saint-Gervais de Paris, tableau évoqué dans le Salon de 1763 (#001005, VER IV 262). La Prédication de saint Paul à Éphèse, qui se trouvait à Notre-Dame (#007090), n’est en revanche jamais évoquée explicitement par Diderot dans les Salons.
« Piquant, se dit figurément en choses morales, tant de ce qui plaît à l’esprit, delectare, que ce qui le choque & l’offense. Offendere. Cette beauté a quelque chose de piquant qui la fait aimer de tout le monde. Movere. » (Trévoux) Il faut bien dire que le sens n’est pas très clair, le sens figuré tendant à renverser positivement le sens propre, qui était franchement négatif (« qui offense, qui blesse par sa pointe aiguë »). L’effet piquant est l’effet d’une pointe qui pique, agréablement ou désagréablement : ici, la pointe plaît immédiatement à l’esprit, mais ce plaisir ne dure pas.
Un faiseur est ici un peintre dont le point fort est le faire, le technique.
L’église Saint-Roch, au croisement de la rue Saint-Honoré et de la rue Saint-Roch, à deux pas du Louvre et du Palais-Royal était l’église de la paroisse de Diderot. Il y a été inhumé. Le curé de Saint-Roch y avait entrepris de gros travaux et commandé notamment La Prédication de saint Denis à Vien et Le Miracle des Ardents à Doyen, exposés côte à côte au Salon de 1767, puis accrochés face à face dans l’église, où ils se trouvent toujours.
« limpide et pur, il coule tout comme un fleuve » (Horace, Épîtres, II, 2, 120). Horace fait l’éloge du poète exigeant qui s’astreint aux règles, qui legitimum cupiet fecisse poema. Horace n’évoque pas particulièrement Térence. Diderot en revanche avait écrit pour la Gazette littéraire de l’Europe du 15 juillet 1765 un article « Sur Térence », où il s’appuyait sur l’éloge qu’en fait Horace. Térence a le même type de qualités et de défauts que Vien : « Terence a peu de verve […]. Il porte dans son sein une muse plus tranquille et plus douce [que celle de Molière]. C’est sans doute un don précieux que celui qui lui manque. […] Mais rien n’est plus rare qu’un homme doué d’un tact si exquis. » (DPV XIII 457-9)
Horace fait l’éloge ambigu de Lucilius, le fondateur du genre de la satire. Lucilius écrivait beaucoup et vite, trop vite peut-être. Le vers que cite Diderot peut se lire se deux manières (en fait équivalentes), selon qu’on donne à tollere le sens de recueillir ou d’ôter. « Bourbeux quand il coulait, on aurait voulu en ôter… »
Virgile est le poète classique, contemporain d’Horace au début du règne d’Auguste ; le latin de Lucrèce, au début du 1er siècle avant Jésus-Christ, trois générations plus tôt, est réputé plus lourd, moins harmonieux. Voir Jacqueline Hellegouarc’h, « Style et métrique dans l’œuvre de Lucrèce. Quelques observations », Vita latina, 1993, 130-131, p. 7-17. (L’article compare les hexamètres de Lucrèce à ceux de Virgile.)
Tous ces termes sont à peu près synonymes. On trouve la même critique chez Bachaumont dans les Mémoires secrets, et dans le Journal encyclopédique du 1er décembre.
Le christianisme, par rapport à la religion gallo-romaine alors pratiquée en Gaule, avec ses multiples dieux, leurs prêtres et leur culte. Denis est censé venir à Lutèce en 285. La ville se christianise progressivement au IVe siècle, et change peu à peu de nom : Paris est chrétienne quand Clovis en fait sa capitale en 508.
Le « choix de l’instant » commande la composition de la scène. Voir dans l’Encyclopédie *Composition en Peinture (1753, III, 772a).
Mettre la corde au cou des statues pour les faire tomber. Par ailleurs, on met la corde au cou d’un condamné, pour le pendre…
« Satellite, s. m. Celui qui accompagne un autre pour sa sûreté, ou pour exécuter ses commandemens. […] On le prend d’ordinaire en mauvaise part pour un Archer, un Poussecu, ou quelque mauvais garnement qui sert aux captures, ou à faire de mauvais traitemens à quelqu’un. Il est venu un Exempt avec plusieurs Satellites faire perquisition en cette maison. » (Trévoux)
Nouvellement convertis.
« Les femmes acceptent aisément les idées nouvelles car elles sont ignorantes ; elles les répandent facilement, parce qu’elles sont légères ; elles les soutiennent longtemps, parce qu’elles sont têtues. » (trad. de Joseph-Alexandre de Ségur) Diderot reprendra cette formule de saint Jérôme dans son essai Sur les femmes (CFL X 39).
Bachaumont dans les Mémoires secrets rapporte que Doyen avait d’abord été pressenti pour la Prédication de saint Denis, et il imagine, dans le même esprit que Diderot, le tableau que Doyen aurait pu faire : « Voici comme il en aurait tiré parti. Il aurait figuré les païens en désordre, brisant leurs idoles à la voic de l’apôtre. Jugez du mouvement, de la vigueur dont cette idée animait tout un peuple ! Quelle variété succédait à la monotonie que M. Vien n’a pu éviter dans cette scène tranquille où l’on n’aperçoit presque que des bras en l’air ! On voit avec regret échouer cet artiste, qui donnait les plus belles espérances. Il manque de la première qualité du peintre d’histoire, comme du vrai poète : il n’a point d’invention. » (Les Salons des Mémoires secrets, éd. Bernadette Fort, ensb-a, 1999, p. 36) Une esquisse de Doyen pour le Saint Denis est conservée à Nîmes (#007064).
Littéralement : « Dans la partie gauche de la poitrine rien ne bat chez le jeune Arcadien » (Juvénal, Satires, VII, 159-160). Juvénal se moque du paysan lourdaud, élève d’un professeur de déclamation mal payé qui n’avait aucune chance de lui transmettre les émotions fortes des grands textes littéraires, de lui faire battre le cœur à ces émotions. Chez Juvénal le génie n’est pas en cause, mais un système éducatif dysfonctionnel…
« Sans colère ni passion », fragment de l’épigraphe tirée du début des Annales de Tacite qui concluait le préambule du Salon et ouvrait la description des peintures.
Se dit normalement d’un vers, qui est bien rythmé. En transposant de la poésie à la peinture, il faut sans doute comprendre ici que le mouvement de l’ange est harmonieux.
« Ajuster, signifie aussi, Orner, embellir, parer. […] Cette femme veut aller au bal, elle est là haut à s’ajuster. » (Trévoux) L’éloge de Diderot porte ici sur le drapé du vêtement de la Religion.
« Aube, Vêtement de toile blanche qui descend jusqu’aux pieds, dont se revêtent les Prêtres, Diacres & Soudiacres, & quelquefois aussi les Clercs qui servent à l’Autel. Alba. » (Trévoux)
« Module, subst. masc. Mesure arbitraire à chaque Architecte, ou grandeur déterminée pour régler les proportions des colonnes, & la symétrie ou la distribution de l’édifice. Modulus, columnæ semidiametrum, vel diametrum. Ils prennent d’ordinaire pour module le bas, ou le diamètre inférieur de la colonne. » Diderot, qui emploie ce terme pour la 1ère fois dans les Salons, transpose de l’architecture à la composition en peinture : le module devient une sorte d’unité de mesure de la manière, du style du peintre. Plus loin, Diderot parlera du « module de Raphaël » : c’est le très grand genre, la grande manière, à laquelle il faudra du coup proportionner les figures. Ici, il s’agit de justifier l’immobilité de la scène de Vien : quand le module est grand, quand on fait dans le grandiose, très peu de mouvement est nécessaire.
Le parallèle entre physique et morale indique que Diderot joue sur le mot masse, qui est un terme de physique (une masse pèse), mais aussi de composition en peinture : dans un tableau, une masse est un ensemble de figures peu coordonnées, par opposition au groupe, dans lequel toutes les figures concourent à une même action. Diderot y reviendra plus loin. Il justifie ici la quasi absence de mouvement dans la composition de Vien par le principe physique d’inertie…
Les Patagons étaient réputés un peuple de géants vivant en Amérique du sud, « près du détroit de Magellan & de la mer du Brésil » (Trévoux).
Peut-être La Mort d’Ananie, que Diderot avait pu connaître par la tapisserie du Louvre. Voir #001589.
Le module de Raphaël : sa grande manière. Voir plus haut la note sur le « module plus exagéré ».
Nouvelle métaphore de physique : la quantité de mouvement est la masse multipliée par la vitesse.
La victoire de Sparte contre Athènes en -404 consacra l’idée d’une supériorité morale de Sparte, ou Lacédémone, dont les mœurs austères avaient favorisé l’héroïsme militaire, sur Athènes, où la culture des arts et la douceur de vivre avaient précipité décadence et corruption. A Sparte, on parlait peu : l’expression « laconique » vient de Laconie, qui est la région de Sparte. « J’avoue qu’on alloit chercher à Athènes & dans les autres villes de Grece des rhétoriciens, des peintres & des sculpteurs, mais on trouvoit à Lacédémone des législateurs, des magistrats & des généraux d’armées. A Athenes on apprenoit à bien dire, & à Sparte à bien faire ; là à se démêler d’un argument sophistique, & à rabattre la subtilité des mots captieusement entrelacés ; ici à se démêler des appas de la volupté, & à rabattre d’un grand courage les menaces de la fortune & de la mort. Ceux-là, dit joliment là Monta[i]gne, s’embesognoient après les paroles, ceux-ci après les choses. Envoyez-nous vos enfans, écrivoit Agésilaüs à Xénophon, non pas pour étudier auprès de nous la dialectique, mais pour apprendre une plus belle science, c’est d’obéir & de commander. » (Jaucourt, article Lacédémone de l’Encyclopédie, V, 158b, 1765)
« Stature, s. f. Taille d’un homme, sa hauteur, sa grosseur. » (Trévoux, qui ne mentionne pas de sens figuré pour le mot). A la stature des hommes correspond le module du peintre.
L’Aréopage était le plus ancien et le plus vénérable tribunal d’Athènes, réputé avoir jugé Oreste après le meurtre d’Agamemnon et stoppé le cycle infernal de la vengeance des Erinyes. C’est sur la colline de l’Aréopage, à l’époque romaine, que saint Paul venu prêcher à Athènes, convertit Denis, dit Denis l’Aréopagite.
Par nature, la sculpture est du grand genre.
C’est-à-dire aux petites masses.
Il n’y a pas de raison de corriger grave en grand comme le font les éditions modernes. Un grave personnage relève d’un grand module, ou d’un module exagéré.
« Sémillant, ante, adj. Qui est remuant, éveillé, qui ne se peut tenir en place.Acer, alacer, irrequietus. Il ne se dit guère que des enfans qui sont toujours en action, qui font quelque petite malice. Ce n’est pas un mauvais signe quand les enfans sont semillans, c’est une marque d’esprit, ou de cœur. Ce mot est bas & populaire. » (Trévoux)
Les métopes du temple de Zeus à Olympie représentaient les douze travaux d’Hercule. Mais elles sont très abîmées et le site archéologique d’Olympie venait tout juste d’être redécouvert par Richard Chandler, en 1766. La frise ionienne de l’Héphaisteion à Athènes représentait également les travaux d’Hercule : mais le temple était au 18e siècle encore une église. Plus vraisemblablement Diderot s’inspire ici des ruines soit archéologiques, soit imaginaires vues en peinture et en gravure. Le thème de la perfection d’Hercule, immobile et pourtant puissant, fait songer à la célèbre description du torse du Belvédère par Winckelmann avec laquelle il semble avoir voulu rivaliser ici (voir #013426, la traduction de 1766).
Hercule et Antée dans le style grec classique (dont s’inspire le néo-classicisme de Vien), après la version maniériste et baroque (de Doyen).
Hercule et le lion de Némée.
L’idée de filiation vient d’Hérodote et est reprise par Diodore de Sicile : « Nous dirons un mot ici des anciens Grecs qui, ayant excellé en sagesse et en lumières, ont entrepris le voyage d’Égypte pour s'instruire des lois et des mœurs de cette nation. […] Toutes les statues que Dédale a faites en Grèce sont du même goût que celles qu’il avait vues en Égypte. […] Les plus fameux des anciens sculpteurs de la Grèce ont été élevés dans leurs écoles. Tels sont Téléclès et Théodore, fils de Rhoecus, qui ont fait la statue d’Apollon Pythien qui est à Samos […]. Cet ouvrage qui est fait suivant l'art des Égyptiens cède peu aux chefs-d'œuvre de l'Égypte même. » (Histoire universelle, I, 1, 2, §36) Mais nulle idée de froideur ici, c’est au contraire la perfection du modèle égyptien qui est vantée. Quant à Winckelmann, il ne raisonne pas en termes de filiation, mais de parallèle : « Les premiers traits des Figures chez les Grecs, étoient simples, & pour la plupart des lignes droites ; & il est probable que l’art a eu la même simplicité dans son origine chez les Egyptiens, les Etrusques & les Grecs. » (Histoire de l’art…, 1766, I, 6) La raideur et la stylisation n’est pas un trait stylistique de l’art égyptien qui serait passé en Grèce ; elle est la marque du commencement de l’art, aussi bien en Egypte qu’en Grèce.
L’expression manifeste l’idée, l’idéal de l’artiste, tandis que l’exécution et le dessin relèvent du technique, du faire.
Tout autrement : comprendre, beaucoup mieux.
Diderot a commencé par brosser le tableau d’un progrès continu, mais dans l’exécution seulement : un progrès technique donc. Mais c’est pour constater aussitôt des disparités, des retours en arrière. Le perfectionnement technique entre en conflit avec l’élaboration de l’idéal, qui suppose du génie et relève d’une temporalité différente, discontinue.
Cette question ne relève plus du faire, de l’exécution. Caractériser, c’est un problème d’expression, et donc d’idéal.
En ce cas, pas d’invention, mais la simple copie du modèle.
Zeus, tombé amoureux du jeune berger Ganymède, se changea en aigle pour l’enlever dans l’Olympe et en faire l’échanson des dieux.
« Rappeler par » s’oppose à « montrer comment ». L’ancienne peinture hagiographique, ici dépréciée, rappelle le texte qu’il s’agit d’enseigner au peuple ; elle transmet un contenu. La nouvelle peinture, quant à elle, a une ambition esthétique : elle montre comment l’action se fait, et elle demande à son public d’évaluer ce comment. C’est en quelque sorte une peinture au second degré.
Diderot ne dit plus technique, faire, exécution, mais manière, qui tend à devenir une forme d’expression. La manière court-circuite la différenciation entre exécution et expression.
« Portique, s. m. (Archit.) espece de galerie avec arcades sans fermeture mobile, où l’on se promene à couvert, qui est ordinairement voûtée & publique […]. Les plus célebres portiques de l’antiquité sont ceux du temple de Salomon, qui formoient l’atrium, & qui environnoient le sanctuaire ; celui d’Athènes, bâti pour le plaisir du peuple, & où s’entretenoient les philosophes ; ce qui donna occasion aux disciples de Zénon de s’appeller Stoïques, du grec στοὰ, portique » (Encyclopédie, XIII, 150a, 1765, article de Jaucourt)
« *Céramique, s. m. (Hist. Anc.) Il y avoit dans Athenes deux lieux célebres qui portoient ce nom, qui signifie en Grec tuileries. L’un s’appelloit le céramique du dedans ; c’étoit une partie de la ville, ornée de portiques, & une des principales promenades. L’autre, le céramique du dehors ; c’étoit un faubourg où l’on faisoit des tuiles, & où Platon avoit son académie. Meursius prétend que ce dernier étoit aussi le lieu de la sépulture de ceux qui étoient morts pour la patrie ; qu’on y faisoit des oraisons funebres à leurs loüanges, & qu’on leur y élevoit des statues ; au lieu que le premier étoit un quartier de la ville bâti de briques ou de tuiles ; ce qui le fit appeller céramique, habité par les courtisanes. » (Encyclopédie, II, 832b, 1752. L’astérisque indique que l’article est de Diderot)
Ferdinando Galiani, économiste napolitain, était un familier du baron d’Holbach, que Diderot fréquentait également. Très spirituel, il faisait la joie des invités. Son œuvre la plus célèbre est les Dialogues sur le commerce des blés, publiés en 1770 : c’est Diderot qui établit le texte définitif à partir du manuscrit que Galiani lui laissa en 1769, lorsqu’il quitta Paris pour retourner à Naples. Ecrits à propos de l’édit de 1764 qui, à l’instigation des physiocrates, libéralisait l’exportation du blé français, les Dialogues adoptent une position nuancée vis-à-vis de cette réforme, et constituent un traité d’économie original et profond.
Diderot écrit « dont on n’avait », corrigé dans la Correspondance littéraire et les copies ultérieures en « dont on avait », qui est plus cohérent avec la phrase suivante.
Le Petit-Pont franchit le petit bras de la Seine depuis la rue Saint-Jacques et le quai Saint-Michel, jusqu’à l’île de la Cité et au quai du Marché-Neuf, qui prolonge le quai des Orfèvres. Pour aller sur la rive droite, on emprunte, dans le prolongement, la rue de la Cité et on traverse le Grand-Pont, aujourd’hui Pont au Change. Incendié en 1718, il fut reconstruit en 1719 en pierre, en dos d’âne avec trois arches, et la construction d’habitations y fut interdite. En 1853, il sera remplacé par un pont plus large, en une seule arche. La boîte qu’évoque Diderot renfermait apparemment une Vierge Noire.
Approcher : faire ressembler.
« Magot, (Hist. Nat.) Voyez Singe. Magot, s. m. (Grammaire.) figures en terre, en plâtre, en cuivre, en porcelaine, ramassées, contrefaites, bisarres, que nous regardons comme représentant des Chinois ou des Indiens. Nos appartemens en sont décorés. Ce sont des colifichets prétieux dont la nation s’est entêtée ; ils ont chassé de nos appartemens des ornemens d’un goût beaucoup meilleur. Ce regne est celui des magots. » (Encyclopédie, IX, 861b, 1765) Plus spécifiquement, les magots désignent, de la façon la plus méprisante et péjorative, toute statuette destinée à un culte idolâtre.
Le peintre imagine ses figures avant de les peindre : imaginer désigne ici le travail de conception de l’idée.
Diderot glisse du peintre imaginant son tableau à l’acteur incarnant son rôle : théorie du jeu théâtral et théorie de la composition picturale sont pour lui équivalentes. Ici se prépare la thèse du « sens froid » de l’acteur, qui sera développée dans le Paradoxe sur le comédien.
Le prince Dimitri Alexeïevitch Galitzine (1738-1803), ambassadeur de Russie à Paris, de 1763 à 1765, fréquente les philosophes et se lie d’amitié avec Diderot. Après son mariage en 1768, il demandera à Diderot et à ses amis de trouver un subterfuge pour récupérer les portraits de lui qu’il avait laissé chez sa maîtresse, Mlle Dornet. Diderot en a raconté l’histoire (et l’échec…) dans Mystification, ou l’histoire des portraits. Lors de son voyage à Saint-Petersbourg en 1773, Diderot s’arrête en Hollande chez Galitzine, devenu entre temps ambassadeur à La Haye. Diderot rapporte également sa conversation avec Galitzine dans une lettre à Sophie Volland de septembre 1767.
Il n’y a pas d’entrée Groupe dans l’Encyclopédie, mais il y a une entrée Masse qui concerne la peinture.« Masse de lumière, se dit en Peinture, de la réunion de plusieurs lumieres particulieres qui n’en font qu’une. Masse d’ombres est de même la réunion de plusieurs petites ombres. Voyez Clair-obscur, Large, Peindre-large. On dit, de belles masses, de grandes masses ; jamais les objets ne font de beaux, de grands effets dans un tableau, s’ils ne sont compris sous de grandes masses de lumiere & d’ombres. »Dans le Trévoux : « Agrouper, Grouper, v. act. L’un & l’autre se dit en termes de Peinture, & signifie, mettre plusieurs corps en un peloton, accoupler & ramasser plusieurs corps ensemble. Conglobare. Il faut que les membres soient agroupez de même que les figures. Félib[ien] » Comme on va bientôt le voir, Diderot théorise ces notions à partir de la conférence de Le Brun sur le tableau de La Manne de Poussin (5 nov. 1667). Félibien avait publié les Conférences de l’Académie royale de peinture en 1668 et Diderot avait eu entre les mains l’édition de Londres, Mortier, 1705. Cette conférence a joué un rôle décisif pour Diderot, car elle contient, outre une analyse des groupes, les germes d’une théorie de l’instant prégnant.
Dans la conférence de Le Brun, on lit d’abord cette définition globale : « Que la disposition des figures qui comprend le sujet doit être composée de parties, de groupes et de contrastes. Les parties partagent la vue, les groupes l’arrêtent et lient le sujet. Et pour le contraste, c’est lui qui donne le mouvement au sujet. » Il commence alors par dégager les deux parties de La Manne : « Les deux parties de ce tableau, qui sont à droite et à gauche, forment deux groupes de figures qui laissent le milieu ouvert et libre à la vue pour découvrir plus avant Moïse et Aaron. » Le groupe est défini ensuite plus précisément par la liaison : « Que les groupes sont formés de l’assemblage de plusieurs figures jointes les unes aux autres qui ne séparent point le sujet principal, mais au contraire qui servent à lier et à arrêter la vue, en sorte qu’elle n’est pas toujours errante dans une grande étendue de pays. Que pour cela lorsqu’un groupe est composé de plus de deux figures, il faut considérer la plus apparente comme la principale partie du groupe ; et quant aux autres qui l’accompagnent, on peut dire que les unes en sont comme le lien et les autres comme les supports. » le Brun dégage ensuite les différents groupes et leur système de liaison interne, puis passe aux contraste entre groupes. Enfin, il ramène l’analyse des groupes aux principes poétiques d’organisation du récit aristotélicien : « C’est pourquoi l’on voit que ces groupes de figures qui font diverses actions, sont comme autant d’épisodes qui servent à ce que l’on nomme péripéties, et de moyens pour faire connaître le changement arrivé aux Israélites quand ils sortent d’une extrême misère, et qu’ils rentrent dans un état plus heureux. »
Les revues de la maison du Roy, revues militaires présidées par le roi, se faisaient au dix-huitième siècle soit au Trou d’Enfer (à Marly-le-Roi), soit à la plaine des Sablons (à Neuilly-sur-Seine, non loin de la porte Maillot). La maison militaire du roi se composait de compagnies des gardes du corps, de mousquetaires, de chevau-légers, d’une compagnie de gendarmes, de Cent-Suisses.
Les badauds ne sont pas liés entre eux par une action collective : il font masse mais ils ne groupent pas.
« Tumulte, s. m. Confusion causée par une multitude de gens ; désordre, trouble. Tumultus, confusio, tumultuatio. Cette nouvelle causa un grand tumulte dans l’assemblée. Il se fit un tumulte, une émotion populaire.Exciter le tumulte. » (Trévoux) Comme en latin, le mot a une forte connotation politique : par le tumulte, la foule manifeste une réaction, une revendication sociale ou politique.
Les personnages.
Le choix du moment du récit qui sera représenté.
Son module : son niveau d’exagération par rapport au réel. Sa nature : le genre ou le sous-genre auquel le sujet appartient.
Glissement d’une progression individuelle (du peintre débutant au peintre chevronné) vers une évolution historique (de la peinture classique à la peinture maniériste).
Déclamation est pris ici péjorativement, comme un exercice d’école, purement formel, qui s’oppose à la véritable éloquence, que motive une cause réelle et importante à défendre.
Comparer avec le grand rouleau de Jacques le Fataliste, que Diderot a sans doute commencé à rédiger.
Stanislas-Auguste Poniatowski, élu roi de Pologne et Lituanie en 1764. En 1765, il demanda à Mme Geoffrin de se rapprocher de Boucher, Lagrenée, Vien et Hallé pour leur commander des toiles destinées à orner la Chambre des Seigneurs du château de Varsovie. Chaque toile devait illustrer une vertu : César devant la statue d’Alexandre devait représenter l’idée d’émulation.
Les Miscellanées désignent un volume de mélanges, un recueil de textes hétéroclites. Fatales : qui annoncent leur destin. L’expression est, à dessein, aussi hétéroclite que ce qu’elle désigne…
Timoré, pleutre. Diderot désigne ici Grimm, qui apparemment lui a d’abord demandé, pour des raisons diplomatiques, de ne pas critiquer des tableaux relevant d’une commande royale.
Diderot.
Grimm venait de publier dans la Correspondance littéraire une vive critique de l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, du physiocrate Mercier de la Rivière, un traité dont les termes clefs sont l’ordre et l’évidence. Diderot (comme son ami Galiani) était plus nuancé…
Montesquieu, auteur de L’Esprit des lois, mort en 1755 alors que l’Encyclopédie était dans la tourmente. Diderot se rendit à son enterrement. D’Alembert publia un éloge de Montesquieu en tête du tome V.
Référence platonicienne. Seul le cordonnier maîtrise la compétence technique de la cordonnerie ; mais tous les citoyens participent aux décisions politiques, qui ne relèvent donc pas d’une compétence technique. (La République, II, 369b-370a)
Nicolas Baudeau (1730-1792), fondateur du journal des physiocrates, les Éphémérides du citoyen. Il a publié notamment Idée d’une souscription patriotique, en faveur de l’agriculture, du commerce, et des arts, Amsterdam, Hochereau le jeune, 1765 ; Exposition de la loi naturelle, Amsterdam et Paris, Lacombe, 1767 ; Première Introduction à la philosophie économique, ou Analyse des États policés, par un disciple de l’Ami des hommes (=Mirabeau), Paris, Didot, 1771.
Pierre-Paul Lemercier de La Rivière (1719-1801), intendant de la Martinique et physiocrate, auteur de L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Londres, Nourse, 1767.
Pierre Samuel Dupont de Nemours (1739-1817), physiocrate et fondateur d’une des plus importantes dynasties industrielles américaines, est l’auteur en 1764 d’un mémoire De l’exportation et de l’importation des grains, et publie l’ouvrage de Quesnay, Physiocratie, ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, Leyde et Paris, Merlin, 1768.
« Bougre, esse, subst. m. & f. Sodomite ; non conformiste en amour. Sodomita. Quelques-uns prétendent que ce mot vient des Bulgares, qui étoient fort attachez à l’amour des garçons, & que les vieux Auteurs appellent Bougres, comme leur pays Bougrie, pour Bulgarie. D’autres, parce qu’on brûloit les coupables du crime de non-conformité, de même que les Hérétiques qu’on appelloit Bougres. »(Trévoux) La bisexualité frénétique de Jules César était légendaire…
« On appelle aussi, fesse-Matthieu, un homme qui prête à gros intérêt, & qu’on ne veut pas nommer ouvertement usurier. C’est un terme qu’on a dit par corruption, au lieu de dire, il fait le S. Matthieu, ou ce que S. Matthieu faisoit avant sa conversion : car on tient qu’il étoit usurier. » (Trévoux, article Fesse) Autrement dit : un grigou.
Un homme ennuyeux.
Un sale gosse.
La composition pyramidale, qui consiste à disposer les figures du tableau de façon qu’elles forment une pyramide, est la composition classique. Diderot se moque régulièrement de cet artifice formel. Ainsi à propos de Loutherbourg dans le Salon de 1765 : « Voilà ce que produit l’affectation outrée et mal entendue de pyramider, quand elle est séparée de l’intelligence des plans. […] Monsieur Loutherbourg, quand on a dit que pour plaire à l’œil il fallait qu’une composition pyramidât, ce n’est pas par deux lignes droites qui allassent concourir en un point et former le sommet d’un triangle isocèle ou scalène ; c’est par une ligne serpentante qui se promenât sur différents objets, et dont les inflexions, après avoir atteint, en rasant, la cime de l’objet le plus élevé de la composition, s’en allât en descendant par d’autres inflexions, raser la cime des autres objets ; encore cette règle souffre-t-elle autant d’exceptions qu’il y a de scènes différentes en nature. » (DPV XIV 219)
Si on ne sait que ça, on peut aller se faire…
Maître Vien est ici une interpellation ironique et condescendante, comme si Vien n’était qu’un maître artisan, ayant la maîtrise technique de son métier. Diderot, le grand poète, lui donne une petite leçon…
Sur la statue d’Alexandre.
Par mille statues antiques.
Sans copier un modèle. Du coup, on ne reconnaît pas spontanément Jules César. Diderot fait peut-être allusion ici au buste de César en ardoise, dit César vert, que Frédéric II venait d’acheter à Paris, à l’occasion de la vente du Cabinet de M. d e Julienne. Voir #021183.
Un cicerone est un guide touristique…
« Episodique, adj. m. & f. Episodicus. Aristote appelle fâble épisodique, une action chargée d’incidens superflus, & dont les épisodes ne sont point nécessairement, ni vraisemblablement liez les uns avec autres. Il les condamne comme défectueuses. Le P. le B. Nos premiers Poètes françois composoient des pièces épisodiques. Pour remplir chaque Acte, ils prenoient des actions différentes d’un Héros, qui n’avoient aucune liaison entre elles. Id. Comment a-t-il pu croire que les Dieux n’étoient que des personnages épisodiques dans le Poëme épique ? M. Dacier. » (Trévoux)
« Rade, s. f. Lieu d’ancrage à quelque distance de la côte, à l’abri des vents, où les vaisseaux trouvent fond, & où ils mouillent ordinairement en attendant le vent, ou la marée propre pour entrer dans les ports, ou pour faire voile. » (Trévoux) Quand un vaisseau est en rade, ses voiles ne sont pas déployées…
Détail sans rapport avec l’action principale. Voir plus haut, le bavard épisodique.
« On dit en peinture une touche spirituelle, pour signifier des coups de pinceau fiers, hardis, placés à propos et avec franchise, pour exprimer le caractère des objets, et donner de l’âme et de la vie aux figures. » (Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure de Dom Pernéty, Paris, Bauche, 1757) Début d’un dialogue imaginaire entre le poète, qui critique l’absence d’idée, le défaut d’idéal, et l’artiste, qui défend les qualités techniques du tableau de Vien.
Ces vêtements.
Touché : peint, et plus loin touche : coup de pinceau.
Qui veut gagner le prix de Rome. L’élève de l’Académie royale de peinture et de sculpture qui gagnait le prix recevait en principe une pension du roi pour faire le voyage d’Italie et séjourner à la Villa Médicis, que la France possédait (et possède toujours) à Rome.
Diderot récapitule les tableaux commandés par le roi de Pologne et exposés au Salon.
« Brassières, s. f. plur. Chemisette de femme qui sert à couvrir les bras & le haut du corps. Brachialia. On dit proverbialement qu’une personne est en brassières ; pour dire, qu’elle est contrainte, qu’elle n’a pas la libre disposition d’agir, de sortir, parce qu’on ne sort guère avec des brassières. » (Trévoux)
Mme Geoffrin.
L’homme de goût, le littérateur, le poète réclament une idée…
« Chape, s. f. Ornement d’Eglise que portent ordinairement les Chantres & Souchantres, quand on officie solennellement. Les Evêques & les autres Officians en portent aussi. Elle s’étend depuis les épaules jusqu’aux talons, & s’agraffe par devant. » (Trévoux)
« Manequin, en terme de Peinture, se dit d’une Statuë qui est ordinairement de cire, & quelquefois de bois, de laquelle les jointures sont faites d’une manière à pouvoir lui donner telle attitude qu’on désire, & disposer des draperies, & les ployer comme l’on veut. Simulacrum in omnem habitum versatile. » (Trévoux)
On opposait, depuis le XVIIe siècle, les coloristes, de l’école de Rubens, aux partisans du dessin, de l’école de Poussin.
Allusion ironique à la formule de saint Paul, « la lettre tue, mais l’esprit vivifie » (2 Corinthiens 3:6).
Le tableau sera dans une sacristie, mais le saint est censé être dans son cabinet, ou son oratoire.
Ne crois pas trop à la couleur (Virgile, Bucoliques, II, 17)
André Morellet, encyclopédiste, apôtre de la tolérance religieuse, auteur notamment des articles « Fatalité », « Injures », « Fils de Dieu », « Foi », « Fondamentaux (Articles) », « Gomaristes ». Lorsque l’Encyclopédie est interdite en 1759, Morellet prend parti pour elle dans un pamphlet qui lui vaut deux mois de Bastille. Il vulgarise les principes de l’inoculation (ancêtre du vaccin) en 1763. En 1766, il traduira le traité Des délits et des peines de Beccaria.
Marmontel avait été élu à l’Académie française le 24 novembre 1763. Protégé de Mme de Pompadour, il défendra la tolérance religieuse dans le Bélisaire de 1767.
Né en 1735, Naigeon a 30 ans. Il sera le légataire des œuvres de Diderot à la mort du philosophe.
Ce féminin n’existe pas et donne un air de farce à l’ensemble. « Palefrénier, s. m. Valet qui panse les chevaux chez les Écuyers et grands Seigneurs. Car dans les Hôtelleries et à la campagne on les appelleValets d’étable. Agaso, bipocomus. Ce mot vient d’un vieux mot palefroi, qui signifioit autrefois un cheval. » (Trévoux) Bellone est la déesse de la guerre, sœur ou compagne de Mars.
Morveux, euse, adj. Qui a de la morve qui lui pend au nez. Mucosus. Et on appelle aussi les enfants pas mépris, de petits morveux. On appelle aussi des chevaux morveux. »
Homère, Iliade, V, 860, 867 et 356.
Voir dans le Cycle de Marie de Médicis, ouvert au public au palais du Luxembourg depuis 1750, Marie de Médicis en Bellone (#016630) et surtout L’Apothéose de Henri IV et la proclamation de la régence de la reine (#000871) : la femme nue et ailée au premier plan au centre, posant un pied sur un bouclier, tenant un trophée d’armes et s’arrachant les cheveux, pourrait avoir été interprétée par Diderot comme une Bellone enchaînée… il s’agit en fait plutôt d’une Victoire.
Sainte Geneviève, patronne de Paris, est supposée être née à Nanterre au Ve siècle… Le clou du Salon de 1767 était les deux tableaux destinés à l’église Saint-Roch, le Saint Denis de Vien, et Le Miracle des Ardents de Doyen, dont la protagoniste était sainte Geneviève.
Lagrenée est un maître à écrire : il a une belle écriture, mais il n’a rien à dire avec cela.
« Logogriphe, s. m. Sorte de symbole en paroles énigmatiques, petite énigme qu’on propose à deviner à des écoliers pour leur réveiller l’esprit. Logogriphus. Il consiste en quelque allusion équivoque, ou mutilation de mots, qui fait que le sens littéral diffère de la chose signifiée, en sorte qu’il tient le milieu entre le rébus & la vraie énigme, ou l’emblème. » (Trévoux)
Rabelais, Pantagruel, chap. 19, « Comment Panurge feist quinaud l’Angloys qui arguoit par signe ».
« Belistre, s. m. Gueux qui mendie par fainéantise, & qui pourrait bien gagner sa vie. Il se dit quelquefois par extension des coquins qui n’ont ni bien, ni honneur. […] Érasme le dérive du Grec βλίτοι, en Latin blitum, espèce d’herbe fort inutile qui n’a aucune saveur, d’où la métaphore a été tirée à un stupide & à un lourdeau, à un bélitre, qu’on appelle aussi un vaut-rien. Ce mot vient du Grec βλίτυρι, qui signifie un rien. De là est venu le mot Blitri, dont on se sert dans l’Ecole [= chez les philosophes scolastiques] pour désigner un homme sans nom. Nous disons en François un quidam. » (Trévoux)
Les quatre dessus de portes représentant les quatre états étaient une commande de Guillaume Mazade de Saint-Bresson, Trésorier du Languedoc. Comme Bachaumont le fait remarquer dans les Mémoires secrets, « On n’a jamais connu que trois états en France ; il a plu à M. Lagrenée d’en faire un quatrième de la magistrature, quoiqu’elle ait toujours fait corps avec le Tiers-État. » (éd. B. Fort, énsb-a, 1999, p.40) Sans doute tout simplement y avait-il quatre portes à garnir…
L’allégorie homo bulla, figurée par un enfant soufflant des bulles de savon, symbolise traditionnellement la brièveté de la vie, à laquelle aucun homme, semblable à une bulle, ne peut échapper (#001239). Diderot a détourné ce motif dans Les Bijoux indiscrets, dans l’épisode du rêve de Mangogul, qui est illustré (#001288) : les bulles soufflées par l’orateur en chaire signifient l’éloquence vaine. Mais ce n’est jamais l’emblème du superstitieux…
Dürer a dessiné Vénus et Cupidon voleur, où Cupidon s’enfuit environné d’un essaim d’abeilles dont il a tenté de voler le miel (#004982). Ce motif se retrouve dans les Emblèmes d’Alciat, sous le titre Dulcia quandoque amara fieri, quand le doux devient amer (#004847). Ce n’est nullement une allégorie de la méchanceté, mais plutôt des vicissitudes de l’amour.
Le dieu ibis est le dieu égyptien Thot, inventeur de l’écriture. Voir au livre IX des Fables de La Fontaine, Le Statuaire et la statue de Jupiter (#009002).
Un soliveau est une petite solive, ou planche de plancher. Pour se moquer de la soumission aveugle et stupide au pouvoir, La Fontaine avait imaginé, dans Les Grenouilles qui demandent un roi, que Jupiter envoyait aux grenouilles un soliveau dans leur mare. Les grenouilles finissent pas se plaindre de l’inertie du soliveau ; il leur envoie alors une grue qui les dévore… (#008861).
C’est le jeu du bonneteau, dans la version peinte par Jérôme Bosch (#011545), que Diderot pouvait connaître par la gravure (#021487).
Il n’y a pas d’aile visible sur la tête de Mercure, dans le tableau réputé être celui exposé au Salon de 1765 (#001011), ni dans l’esquisse préparatoire (#017140).
« Galimathias, s. m. Discours obscur & embrouillé, où on ne comprend rien, où les paroles sont mises confusément & sans ordre, & où il n’y a rien de naturel. Congeries verborum indigesta, volubilitas inanis, sermonis obscuritas. Le galimathias renferme une obscurité profonde, & n’a de soi-même nul sens raisonnable ; ce ne sont que ténèbres de tous côtés. Bouh[ours]. Lucien a fait un Dialogue contre ceux qui parlent un langage qu’on n’entend point, ou comme nous disons, qui parlent Phœbus & galimathias. Abl. Vous me faites-là un galimathias où je n’entends rien. Mol. Cela est un pur galimathias. » (Trévoux) Dans Le Rêve de D’Alembert, au moment de décrire le rêve proprement dit, Diderot écrit : « Cela avait tout l’air du délire. C’était, en commençant, un galimatias de cordes vibrantes et de fibres sensibles. »
« La demi-teinte est un ménagement de lumière par raport au clair-obscur, ou un ton moyen entre la lumière & l’ombre ; car s’il y a cinq tons ou degrez de clair-obscur, le second ou le troisième qui suivent la grande lumière seront appellez demi-teinte. » (Trévoux, article Teinte)
« Découppé, en termes de Blason, se dit des figures sans nombre dont un écu est semé, qui sont faites comme des tierces feuilles renversées, & qui ont la queue montante en haut, ce qui ressemble aux découpures sur le velours, ou sur le satin ; c’est la même chose que moucheté, ou plumeté, ou papelloné. Papillionatus. On le dit aussi des lambrequins qui sont taillés en feuilles d’acanthe. » (Trévoux)
« Avant que de quitter cet article qui regarde l’harmonie dans le coloris, je dirai que les glacis sont un très-puissant moyen pour arriver à cette suavité de couleurs si nécessaire pour l’expression du Vrai. Peu de gens les entendent : parce qu’on en acquiere [sic] ordinairement la connoissance, que par une longue experience, accompagnée d’un bon jugement. Trop heureux celui qui en voyant les ouvrages des grands Maîtres, a les talents de pénétration à cet égard. Je dirai encore pour instruire les amateurs de Peinture qui n’ont point de pratique en cet Art, que les glacis se font avec des couleurs transparentes ou diaphanes, & qui par consequent ont peu de corps, lesquelles se passent en frottant legerement avec une brosse sur un ouvrage peint de couleurs plus claires que celles qu’on fait passer par-dessus, pour leur donner une suavité qui les mette en harmonie avec d’autres qui leur sont voisines.Après avoir parlé de l’union des couleurs, il est bon de parler de leur opposition… » (Roger de Piles, Cours de peinture par principe, 1708, « Du coloris », p. 338-339)
Voir la description de la Suzanne de Vanloo dans le Salon de 1765.
Il s’agit de la Suzanne de Giuseppe Cesari, dit le Chevalier d’Arpin, alors conservée dans la Galerie du Palais-Royal (#014624).
L’intention du peintre n’est pas «l’intention évidente », qui est l’intention de Suzanne, évoquée par Diderot dans son commentaire de la Suzanne de Lagrenée. L’intention évidente est morale et chaste, quand l’intention du peintre est, peut-être, libertine.
C’est le principe du quatrième mur, exposé par Diderot dans le discours De la poésie dramatique, chap.11 « De l’intérêt » (Ver IV 1306, 1308 et surtout 1310).
« Trousser, v. act ; Relever, replier, mettre plus haut. Cogere, recolligere, substringere, recingere. On trouße les habits longs, les jupes, peur des crottes, de peut qu’on ne marche dessus. On trouße ses bas, ses chausses, quand ils sont avalez. » (Trévoux)
Une copie en marbre du bronze supposé de Cléomène d’Athènes se trouve à Florence aux Offices (#018638). Les Proportions de la Vénus de Médicis avaient été imprimées au volume III des planches de l’Encyclopédie en 1763 (#018639).
C’est-à-dire une femme dont on surprend la nudité malgré elle, sans qu’elle le sache, sans qu’elle l’ait prémédité.
Saint-Simon décrit ainsi la maîtresse du Régent : « Mme de Sabran […] s’était échappée de sa mère pour épouser un homme d’un grand nom, mais sans bien et sans mérite, qui la mît en liberté. Il n’y avait rien de si beau qu’elle, de plus régulier, de plus agréable, de plus touchant, de plus grand air et de plus noble, sans aucune affectation. L'air et les manières simples et naturelles, laissant penser qu'elle ignorait sa beauté et sa taille, qui était grande et la plus belle du monde, et quand il lui plaisait, modeste à tromper. Avec beaucoup d’esprit, elle était insinuante, plaisante robine, débauchée, point méchante, charmante surtout à table. » (Mémoires, éd. Boislile, t. 33, p. 88) Née en 1695, Madeleine Louise Charlotte de Foix épouse le comte de Sabran en 1714 et décède le 31 mars 1768 à Paris, à l’âge de 72 ans. Voir le portrait de la comtesse de Sabran à 29 ans, par Jean-Baptiste Vanloo (#021492).
Calligraphes. Louis Rossignol (1694-1739) est mentionné à l’article Maîtres écrivains de l’Encyclopédie : « éleve de Sauvage, a été le peintre de l’écriture. Cet artiste étoit né avec un goût décidé pour cet art, aussi l’a-t-il exécuté avec la plus grande perfection sans sortir de la belle simplicité. Il a su, en suivant le principe d’Allais, éviter ses défauts, & donner à tout ce qu’il traçoit une grace frappante. Dès l’âge de 15 ans il commença à acquérir une réputation qui s’est beaucoup accrue par les progrès rapides qu’il a fait dans son art. Sa classe étoit des plus brillantes & des plus nombreuses ; il la conduisoit avec un ordre & une régularité unique. Son habileté lui a mérité l’honneur d’être choisi pour enseigner à écrire à M. le duc d’Orléans, actuellement vivant. » (Encyclopédie, IX, 1765, 908b) Honoré Sébastien Roillet (1699-1767), né à Châlons-en-Champagne, monte à Paris pour devenir maître écrivain et suit l’enseignement de Rossignol.
Diderot s’identifie ainsi indirectement aux vieillards face à Suzanne.
La Défense de mon oncle est un pamphlet de Voltaire, qui répond à une brochure critiquant sa Philosophie de l’histoire. Voltaire prétend être le neveu de l’abbé Bazin, auteur supposé de La Philosophie de l’histoire. Sous couvert de défendre la pudeur et la chasteté de l’abbé Bazin, le chapitre 2, « L’apologie des dames de Babylone », évoque la prostitution sacrée ; le chapitre 4, les débauches de César, le chapitre 5, « De la sodomie », la pédérastie des Perses et de là celle des Jésuites, et ainsi de suite…
Sophie Volland, grande lectrice de Montaigne.
« Rémouleur, s. m. (Coutellerie.) celui qui repasse & refait la pointe ou le tranchant à quelque instrument, sur une meule tournante. Quoique tous les Couteliers soient des remouleurs, il ne se dit guere que de ce qu’on appelle plus communément des gagne-petits. Trévoux. (D. J.) (Encyclopédie, XIV, 1765, 98b, le chevalier De Jaucourt reprend la définition du Trévoux) Le sujet avait d’abord été un sujet de comédie pour la Foire : Le Rémouleur d’Amour fut joué à la Foire Saint-Germain en 1722, avec des marionnettes.
Le Pont Notre-Dame, depuis la rive droite de la Seine, au niveau de l’île de la Cité, reliait le quai de Gesvre au quai de la Corse. C’est alors le plus ancien pont de Paris, hérissé de maisons insalubres, que le roi ordonne de détruire par lettre patente en 1769. Elles subsisteront jusqu’en 1786 (#019760). Sur le pont étaient installés des marchands de croûtes. Les dessus-de-porte du Pont Notre-Dame étaient des tableaux à bas prix exécutés par des barbouilleurs.
Diderot nous livre-t-il ici un souvenir d’enfance ? Son père était coutelier, et il avait un frère et une sœur.
Diderot a traité Lagrenée de bélître lors de la description du Clergé, ou la Religion qui converse avec la Vérité.
« Ragoust, se dit aussi des choses qui renouvellent d’autres désirs que ceux de l’appétit. Raffinement de la volupté, plaisir, sentiment qui pique l’esprit, qui excite les passions affoiblies. Irritamentum gulæ, animi, voluptatis. C’est un ragoût pour les personnes vaines de faire entendre qu’on les choisit pour leur faire confidence. Bell. De quel ragoût peuvent être les grands noms et les biens de la fortune dans un commerce où l’on ne cherche que les richesses de la nature ? Dac[ier]. Il vous faut donc le ragoût d’un galant ? Mol[ière] » (Trévoux. La référence à Molière paraphrase une réplique de Sganarelle ou le cocu imaginaire, scène 6)
On passe du ragoût au goût…
« Mesquin se dit figurément en plusieurs Arts, comme en Architecture, Sculpture, Peinture, &c, de tout ce qui est pauvre, de mauvais air, ou de mauvais goût, où il semble qu’on a voulu plaindre la dépense, l’étoffe ou le travail. Sordidus, ineptus, abjectus. On dit, cela est mesquin. » (Trévoux)
« Maussade, ad. m. & f. Qui est dégoûtant & désagréable. Insulsus, injucindus, sordidus, spurcus. Il se dit tant de ceux qui sont malpropres en habits, que de ceux qui sont laids de corps & de visage, & de ceux qui sont d’humeur grossière & incivile, tant dans leurs paroles que dans leurs actions. Les Harangères sont fort maussades en leurs paroles. Les Pédans sont fort maußades en leurs vétemens. Ce Juge est maussade & rébarbatif envers les parties. Ce mot estun composé de sade, vieux mot François qui signifioit propre, net, gentil, & vient du latin malesada. Il est bas. » (Trévoux)
Ce sont les deux régicides qu’a connu l’histoire de France, dont le souvenir avait été réactivé par l’attentat de Damiens contre Louis XV en 1757. Greuze, célèbre pour sa peinture de genre, présentera exceptionnellement un tableau d’histoire en 1769 pour sa réception à l’Académie. Méditait-il en 1767 de peindre la meurtre de Henri III par Jacques Clément ou celui de Henri IV par Ravaillac ? Ce sera finalement Septime Sévère et Caracalla, qui est l’histoire d’un régicide manqué, et ne bénificiera d’aucune indulgence : Greuze sera reçu, mais comme peintre de genre, et ne le pardonnera jamais à l’Académie.
En 1722, alors que Voltaire préparait la dédicace à Louis XV de sa Henriade, le régent lui signifia le refus du roi, il n’obtint pas le privilège et dut faire publier clandestinement sa première édition à Rouen en 1723.
Dans ses Observations sur la sculpture et sur Bouchardon, écrites pour la Correspondance littéraire en mars 1763, Diderot écrivait, à propos d’un Amour qui se fait un arc de la massue d’Hercule : « je n’aime pas l’Amour si longtemps à ce travail manuel ; et puis, je suis un peu de l’avis de notre ingénieur, M. Le Romain, sur ces longues ailes avec lesquelles on ne saurait voler quand elles auraient encore dix pieds d’envergure. » (DPV XIII 330) Jean Baptiste PierreLe Romain, ingénieur en chef de l’île de Grenade aux Antilles, a signé 67 articles dans l’Encyclopédie, d’abord d’histoire naturelle, puis plus économiques et politiques (Nègres, Sucre, Sucrerie, Taffia).
« Les Poëtes peignent le Dieu du Sommeil couché sur des gerbes de pavots. Ils disent qu’il jette ses pavots sur quelqu’un, quand il le veut faire dormir. » (Trévoux, article Pavot)
« Lanugineux, adj. (Gramm. & Botan.) qui est velu & couvert d’un duvet semblable à la laine. On dit de quelques plantes qu’elles ont la feuille lanugineuse. » (Encyclopédie, IX, 1765, 278b. Le terme n’est pas dans Trévoux.)
« Enluminer, se dit aussi figurément & bassement de ceux qui à force de boire se rougissent le visage. S’enluminer la trogne. » (Trévoux)
Diderot avait d’abord écrit : « le père des hommes et des dieux ».
Homère, Iliade, XIV, 341-359.
« En Peinture on appelle couleur rompuë, celle qui est diminuée & corrompuë par le mélange d’une autre. Color refractus. »
« Empaster, en terme de Peinture, signifie, Mettre des couleurs grassement & avec liberté ; Mettre plusieurs couches de couleurs, ensorte qu’elles en paroissent épaisses. Densare, saturare, inducere. Tableau bien empâté de couleurs, bien nourri de couleurs. On le dit aussi quand on met des couleurs chacune à leur place, sans les noyer ensemble. Cette tête n’est point peinte, elle n’est qu’empâtée. » (Trévoux) Bien empâté se comprend donc ici à peu près comme saturé de couleur.
Voir Iliade, I, 528-530. Dans les Mémoires secrets, Bachaumont écrit : « Jupiter et Junon sur le mont Ida, endormis par Morphée était sans doute encore un sujet trop sublime pour ce peintre. Le sommeil y est très bien caractérisé, mais la grandeur et la majesté du dieu du tonnerre ne se reconnaissent point dans ce maître des dieux. Pour puiser de pareils sujets dans Homère, il faudrait se sentir son génie. » (éd. B. Fort, énsb-a, 1999, p.40)
Diderot joue avec le dernier vers du refrain de la comptine Promenons-nous dans les bois, composée vraisemblablement au XVIIe siècle : « Loup, y es-tu ? Que fais-tu ? M’entends-tu ? »
« Il étoit le dieu des voyageurs, des marchands, & même des filous, à ce que dit le même Lucien, qui a rassemblé dans un de ses dialogues, plusieurs traits de filouteries de ce dieu. » (Encyclopédie, article Mercure, Mythol., X, 1765, 376b)
Diderot a dû discuter de ce tableau avec le sculpteur Jean-Baptiste Lemoyne, à qui il rendait souvent visite dans son atelier. Il raconte, dans les Pensées détachées, une séance de pose, alors que Lemoyne réalisait son buste.
Depuis la fin du XVIe siècle, la production de faïence s’était développée à Nevers ; elle s’industrialise au milieu du XVIIIe siècle, avec une diffusion mondiale. L’article Nevers de l’Encyclopédie mentionne laconiquement que « son principal commerce consiste en verrerie & en fayance » (XI, 1765, 113b) L’article Fayence mentionne la « composition pour la fayence ordinaire, telle que celle de Nevers » (VI, 1756, 456a).
Autre espoir de la grande Rome (Virgile, Énéide, XII, 167, à propos d’Ascagne, fils d’Énée)
Arioste, Roland furieux, chant 24, st. 6. La victime n’est pas un capucin, mais un berger.
Molière, L’Étourdit, II, 5.
Virgile, Énéide, I, 131 (Neptune sort la tête des flots et calme la tempête).
Lucrèce, De rerum nature, I, 29-40. Diderot traduit ensuite.
Ce sont les premiers vers du De rerum natura.
Horace , Épîtres, II, 1, 211-213.
Omis par Diderot, rétabli dans la copie de Léningrad et l’édition de Naigeon.
« Avec des larmes toujours abondantes et toujours prêtes, dans sa position, attendant seulement qu’elle leur commande de couler » (Juvénal, Satires, VI, 273-275).
Délire poétique. Oestrum poeticum ephemericum est le titre d’un recueil de poésie religieuse mystique d’un théologien jésuite, Genesius Golt (Léonce Eggs) publié à Munich en 1712 à sa mort. Pure coïncidence ?
C’est ainsi que Diderot surnomme l’hôtel particulier du baron d’Holbach, où les philosophes avaient coutume de se réunir.
« Bastant, ante, adj. Qui suffit, qui convient, qui contente. Quod sufficit, quod satis est. Ces vivres ne sont pas bastans pour me nourrir. Ces raisons ne sont pas bastantes pour me persuader. Cette caution n’est pas bastante pour me contenter. Cela ne se dit guère que dans le stile comique & familier. »
L’histoire de Saint Michel terrassant les anges rebelles constitue le noyau du poème épique de Milton, Paradise lost (1667). Une traduction par Dupré de Saint-Maur avait été publiée en 1729 et rééditée régulièrement (1730, 1736, 1740, 1743, 1748). Une nouvelle traduction, par Louis Racine, paraît en 1755, rééditée en 1765. A propos de Vernet, Diderot écrit dans le Salon de 1763 : « Il a rendu en couleur les ténèbres visibles et palpables de Milton. » (DPV XIII 388) et dans le Salon de 1765, à propos de l’ange du Saint Jérôme de Deshays, « il a les ailes ébouriffées, déchirées, mises à l’envers, une d’une couleur et l’autre d’une autre, et l’on dirait d’un ange de Milton que le diable aurait malmené » (DPV XIV 95).
Raphaël a peint un Saint Michel terrassant le démon en 1518, sur commande du pape Léon X pour l’offrir à François 1er. Le tableau était dans la collection royale, et visible à l’époque de Diderot au Palais du Luxembourg, dans la partie du Cabinet du Roi ouverte au public. Il est actuellement conservé au Louvre (#016347). La tournure de Diderot, à l’irréel, suggère cependant qu’il ne le connaissait pas encore. Diderot est plus affirmatif dans le Salon de 1771, face à une récidive de Belle : « Il faut être bien hardi pour faire ce sujet après Raphaël. »
Un Saint Michel terrassant les anges rebelles peint par Rubens est conservé aux musées royaux des beaux-arts de Bruxelles (#016131), un autre à Madrid, musée Thyssen-Bornemisza (#021503). Voir surtout la Chute des anges rebelles de Munich (#021504).
Guido Reni a peint un Saint Michel Archange terrassant le démon, actuellement conservé en l’église Santa Maria della Concezione dei Capuccini, à Rome (#021505). Pas de Titien connu sur ce thème.
Gustav Philip, comte de Creutz (1731-1785), ambassadeur de Suède à Madrid depuis 1762, avait été nommé ministre plénipotentiaire en France en 1766. Il s’était lié d’amitié avec Choiseul et fréquentait les philosophes. Diderot décrit plus loin le Vénus et Adonis de Taraval, que le comte avait – malencontreusement selon Diderot – acheté. (#021506)
Regarder les hommes comme des personnages de farce.
Humeur est pris ici au sens de mauvaise humeur. « On dit, d’Un homme capricieux & d’humeur inegale, que C’est un homme d’humeur : Et au contraire, on dit, d’Un homme complaisant & commode dans la societé civile, que C’est un homme qui n’a point d’humeur. » (Dictionnaire de l’Académie, à partir de l’éd. de 1718)
En 1766, Bachelier avait ouvert une École gratuite de dessin pour les artisans, ancêtre de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, située aujourd’hui rue d’Ulm à Paris. L’objectif de cette école était la valorisation des métiers d’artisanat mobilisant le dessin : on sortait d’un système de carrières héréditaires pour privilégier l’enseignement et le concours.
Inutile de ramener Bachelier vers la création artistique : il y a déjà bien assez d’artistes sans talent qui courent après une gloire et une postérité qu’ils n’obtiendront jamais. Bachelier finalement a eu la sagesse de courir après une gloire à sa portée…
« Trencher, se dit encore ironiquement des fanfarons, de ceux qui affectent de paroître plus qu’ils ne sont. Il trenche du grand Seigneur, pour dire, il fait le grand Seigneur. Il trenche de l’habile homme. Trencher du Souverain. Vaug[elas]. Gerere se pro Rege, &c. » (Trévoux) Le poète, donc, fanfaronne et faisant le philosophe.
C’est-à-dire d’un problème de géométrie impossible à résoudre.
Diderot se réfère aux Lettres sur la postérité, échangées avec le célèbre sculpteur de décembre 1765 à février 1767. Falconet et Diderot y avaient rivalisé d’érudition latine.
L’âne et la lyre, formule de Varron, puis fable de Phèdre (VI, 14), adage d’Érasme, fable de Florian… Comparer avec margaritas ante porcos à l’article Hallé, DPV XVI 90.
Château construit à Meudon pour Mme de Pompadour. Louis XV avait acheté le terrain en 1748, les travaux sont achevés en 1750. La Pompadour revend le château à Louis XV en 1757 ; celui-ci fait construire deux ailes en retour en rez-de-chaussée en 1767. Les Chardin étaient destinés à ces nouveaux appartements. A la révolution, le château est transformé en caserne, ruiné, puis démantelé. En 1826, la propriété devient un lotissement.
La verve, c’est-à-dire l’émotion, voire la fureur poétique, est en principe réservée à la peinture d’histoire…
« Timbale, s. m. Tambour dont se servent quelques régimens de cavalerie, dont la quaisse est d’airain. Tympanum. » (Trévoux). Voir le détail de #007029. Une première timbale est posée à plat sur la table, la seconde est dressée derrière.
La nature morte en principe est hors-temps. Elle vise pourtant toujours le temps. Traditionnellement, elle le fait comme allégorie des vicissitudes du temps qui passe : c’est la Vanité. Diderot introduit encor eun autre rapport au temps, technique cette fois : le peintre programme le vieillissement de sa peinture dans le temps. Réintroduire le temps dans la peinture inanimée la met de niveau avec la peinture d’histoire.
Diderot avait déjà pris en exemple le pastelliste Maurice Quentin de La Tour (1704-1788) dans les Essais sur la peinture : « Les fruits, les fleurs changent sous le regard attentif de La Tour et de Bachelier ; [comprendre que pour eux même les fruits et les fleurs changent] quel supplice n’est donc pas pour eux le visage de l’homme » (DPV XIV 357).
Comme Diderot l’explique ci-après, l’allégorie du temps est généralement figurée comme un dieu Saturne avec de grandes ailes et une faux. Voir par exemple cette gravure de Cochin d’après Coypel : #020176.
Cette distinction est révolutionnaire : Diderot oppose l’ancien régime discursif de l’image, pensée pour être lue, pour qu’on en parle, à un nouveau régime, proprement visuel. Il n’y a pas de mots pour Chardin, tout passe par l’œil.
Contrairement à la peinture d’histoire, qui nécessite une culture préalable pour être déchiffrée, la peinture de Chardin est immédiatement accessible à tous. Elle est démocratique.
Noter le glissement de « devant » à « dans » : Diderot entre dans la peinture.
De ses ouvrages : de ses peintures.
Tapis vert : dans le dictionnaire de Trévoux, désigne le gazon d’une pelouse. Dans la langue plus moderne, pièce de drap vert qui recouvre une table de travail, une table de conférence. De là, par métonymie, table autour de laquelle se tient une réunion de personnes qui délibèrent, qui traitent une affaire. De là, table de jeu.
Se comprend ici non seulement littéralement, mais au moral.
Les physiocrates.
La musique italienne et la musique française. Souvenir de la Querelle des Bouffons qui avait éclaté en 1752 à l’occasion de la représentation de La Serva Padrona de Pergolèse à Paris.
C’est-à-dire après avoir beaucoup bu.
Cicerone : au début du XVIIIe siècle, désigne ironiquement le guide qui conduit les premiers touristes venus faire leur tour d’Italie. Ces guides n’étaient pas avares de rhétorique, à la manière de Cicéron ! De là, faire le cicerone : jouer le guide, tenir lieu de guide.
Par métonymie, sa canne à pêche.
Voiture : charrette.
Incident : événement, circonstance. Ici : détail.
A la bonne heure : heureusement, encore heureux ! L’exclamation est ironique…
Piquant : qui frappe l’esprit. L’adjectif était originellement pris négativement (piquant au sens de choquant), mais prend au XVIIIe siècle un sens très positif : qui plaît, qui séduit.
Un plaisant est quelqu’un qui affecte de faire rire, mais qui en fait ne fait pas rire du tout. L’abbé est un mauvais plaisant, sa plaisanterie est complètement ratée puisque ce qu’il décrit devant lui est précisément le tableau que Vernet a peint et exposé au Salon. Mais cela, bien sûr, il ne peut pas le savoir…
Sentir : exercer l’action des sens ; toucher, voir, goûter, flairer, entendre. […] Se dit aussi de la persuasion intérieure, de la conviction où on est. […] Se dit pour connaître, s’apercevoir. (Dictionnaire de Trévoux)
Reprendre : critiquer.
A l’article Poète, le dictionnaire de Trévoux donne cet exemple : « Pour être Poète, ce n’est pas assez de faire des vers ; il faut encore unventer & être fertile en fictions. Les Poètes préfèrent la fable quand elle est agréable, à la vérité quand elle est sèche et stérile. Saint Evremont. »
La cause productrice, ou cause efficicente, est le troisième type de cause selon Aristote, celle qui produit le mouvement et le changement. Voir Physique, II, 3, 4. Aristote donne comme exemples un conseil suivi d’une action, ou un père qui a des enfants. Mais ici le terme est pris absolument : l’énergie de la cause productrice est l’énergie de l’univers en mouvement.
Son œuvre : l’œuvre de la cause productrice.
Sur la pyramide, qui a aussi un sens technique en peinture, voir le Salon de 1765, article Casanove, n°95, p. 371, article Loutherbourg, n°134, p. 401 ; Salon de 1767, article Vien, César débarquant à Cadix, p. 549 ; article Robert, Cuisine italienne, p. 713.
Incliner à : pencher pour, désirer.
Mettre un peu moins d’économie : faire plus d’exercice physique.
Exclamation indignée : comment pouvez-vous dire une chose pareille ?
Utpictura18, notices A5503, B7957, B7964.
Voir l’histoire de Zeuxis peignant Hélène de Troie pour les habitants de Crotone, telle qu’elle est rapportée par exemple par Cicéron, De inventione, II, 1-3.
A l’application : appliquez, transposez, tirez les conséquences de ce que vous venez de dire (non pour une application pratique, mais au contraire pour dégager un principe général).
Boisseau : mesure pour le blé. De là, par métonymie, gobelet servant à mesurer, et simplement un gobelet.
La même face…
Pipé, ée, part. & adj. Une carte pipée, est une carte fausse, marquée, cachée, ou escamotée. Des dés pipez, sont des dés faux, ou chargés de plombs [pour tomber toujours sur la même face]. (Trévoux)
Comparez avec ces réflexions du baron d’Holbach, chez qui Diderot dînait régulièrement : « Les molécules de la matière peuvent être comparées à des dés pipés, c’est-à-dire qui produisent toujours certains effets déterminés ; ces molécules étant essentiellement variées par elles-mêmes et par leurs combinaisons, elles sont pipées, pour ainsi dire, d’une infinité de combinaisons différentes. La tête d’Homère ou la tête de Virgile n’ont été que des assemblages de molécules, ou, si l’on veut de dés pipés par la nature, c’est-à-dire des êtres combinés et élaborés de manière à produire l’Iliade ou l’Énéide. » (D’Holbach, Système de la nature, éd. 1770, II, 5, in Œuvres philosophiques complètes, Alive, 1999, p. 488, note 75)
Derrière l’apologue de la machine Raphaël, Diderot vise une pratique propre aux peintres des petits genres (dont le paysage fait partie) qui vendent leurs tableaux moins cher, et doivent en conséquence en produire beaucoup pour vivre : les tableaux sont exécutés en série, et une même composition est réutilisée pour plusieurs commanditaires, parfois à des années d’intervalle. La singularité inimitable de chaque pièce unique de Raphaël est un modèle qui ne correspond pas à la pratique de Vernet, si génial Vernet soit-il. A cette pratique sérielle, il faut ajouter celle de la reproduction des œuvres à la gravure, dont le marché est en pleine expansion…
Ici, sous le nom de Raphaël, la machine à tableaux désigne Dieu lui-même, dont l’abbé veut à tout prix faire admirer à Diderot les merveilles dans la nature.
Dans la nature, les sites qui produisent l’effet sublime dont Diderot nous communique l’expérience ici ne sont pas si communs…
par une pente naturelle et presque invincible : malgré tous nos efforts pour penser le contraire.
Nous ne pouvons pas nous empêcher d’attribuer à Dieu la beauté de ces sites naturels. exceptionnels Diderot joue peut-être sur le sens de « dessein », qui désigne le projet divin, ou le dessin du peintre (qui s’écrit indifféremment dessein au XVIIIe siècle).
Imaginez une infinité de machines à copier la nature. Si Dieu est l’auteur des sites exceptionnels que nous admirons ici, il est aussi l’auteur de toutes choses dans la nature. Du coup, il n’y a plus rien d’exceptionnel, mais seulement des phénomènes naturels qui s’enchaînent nécessairement.
On ne peut donc pas évaluer la nature comme on évalue une œuvre d’art. Le jugement n’a plus de sens.
L’habitant de Saturne est habitué à l’atmosphère de Saturne et ne survivrait pas à l’atmosphère de la Terre, qui nous paraît à nous la seule respirable.
« Au retour du printemps, quand la neige fondue coule des montagnes et que le terreau amolli se disperse dans le vent… » (Géorgiques, I, 43-44).
Ce fragment ne figure par dans le manuscrit autographe, qui l’appelle ici par le signe ≠.
Ne faisons pas les importants. Diderot a déjà utilisé cette expression à la fin de l’article Bachelier : « Le poète veut trancher du philosophe. » (DPV XVI 171)
Horace, Satires, II, 6, v. 60.
Diderot a corrigé désolé en désespéré. Dans le manuscrit de Leningrad, peut-être est placé juste avant hasardez-vous, ce qui est plus correct syntaxiquement.
« Quoi, Priam, est-ce ici la récompense de la gloire ? » (Virgile, Énéide, I, 462)
Maxime 99 de la première édition (1665), supprimée ensuite.
Continuez à lire.
Bedmar (1625-1685), ambassadeur d’Espagne à Venise, essaya de livrer la cité aux Espagnols. Cette histoire a été portée à la scène par Thomas Otway dans sa Venise sauvée. Diderot l’évoque dans le 3e entretien sur Le Fils naturel (DPV X 132) et à l’article Laideur de l’Encyclopédie.
Thomas Corneille, Le Comte d’Essex, V, 8.
« Si tu veux que je pleure, il te faut d’abord souffrir toi » (Horace, Art poétique, 102-103).
Allusion à l’exécution de Lally-Tollendal, place de Grèves, à laquelle on pouvait assister depuis le quai Pelletier.
« On est suspendu à la bouche de celui qui parle ». Diderot forge peut-être la formule à partir de ce vers de Virgile, lorsque Énée comprend que la parole de son fils Iule réalise la prophétie des tables mangées : « primamque loquentis ab ore eripuit pater », littéralement, et le père arracha la première (parole) à la bouche de celui qui parlait, c’est-à-dire, et aussitôt son père le prit au mot. (Énéide, VII, 118-119)
Ce fragment ne figure pas dans le manuscrit autographe, mais il est appelé ici par trois astérisques.
Personnage de La Métromanie de Piron.
Homère, Iliade, XX, 61-65, cité par Longin, Traité du sublime, trad. Boileau, ch. VII.
Ce fragment ne figure pas dans le manuscrit, mais y est appelé par un #.
L’accentuation est la pépinière de la mélodie, formule de Martianus Capella que Diderot cite et traduit dans Le Neveu de Rameau. Rousseau l’avait évoquée à l’article Accent de son Dictionnaire de musique, en l’attribuant par erreur à Denys d’Halicarnasse.
Diderot avait d’abord écrit teindre.
Les Cieux racontent la gloire de Dieu.
Indignor quandoque bonus dormitat Homerus, je m’indigne quand ce brave Homère se met à sommeiller. (Horace, Art poétique, 359)
Allusion à la formule d’Horace, ex ungue leonem (Satires, I, 4, 61), c’est à sa griffe qu’on reconnaît un lion.
Nec mortale sonans, et sa voix n’était plus d’une mortelle (Énéide, VI, 50).
Il cache quelque chose d’inexprimable en une fibre secrète (Perse, Satires, V, 29).
Diderot abrège : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei ! » (Épître aux Romains 11, 33), O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu.
« Chaumer, v. act. Couper ou arracher le chaume, & le mettre en botte pour servir à couvrir des maisons, les murailles de bauge. Stipulas colligere, secare. » (Trévoux) Lorsque la moisson était terminée, les paysans pauvres étaient autorisés à glaner, et sans doute également à chaumer. Le Dictionnaire de l’Académie se fait l’écho des conflits qui en résultaient : « Chaumer, v. act. Couper, arracher du chaume. Elle est allée chaumer. Je ne veux pas qu’elle chaume mon champ, dans mon champ. » (éd. de 1694)
Le Purgatoire est un très bon moyen pour l’Église de récolter l’argent des fidèles, et donc de faire bouillir la marmite…
Le manuscrit autographe ne renvoie pas à ce fragment, qui figure dans les copies de Léningrad, du fonds Vandeul et dans l’édition Naigeon de 1798.
Il ne s’agit pas en fait du Bal de Regnard, mais de l’Amphitryon de Molière (II, 2).
Michel-Philippe Bouvart (1717-1787), médecin à Chartres puis à Paris, membre de l’Académie royale des sciences depuis 1743, était un ennemi déclaré de Tronchin et de Bordeu, qui avaient la faveur des Encyclopédistes. Tronchin a rédigé l’article Inoculation, Bordeu l’article Crise. Bordeu est le médecin de D’Alembert dans Le Rêve de D’Alembert ; Diderot ainsi que son père ont consulté chez Tronchin.
Diderot décrit-il un portrait peint par Perronneau, ou par Roslin ? Il se ravise plus loin, mais sa description ressemble fort au Perronneau vendu chez Artcurial en février 2022. Voir #021508.
Cette phrase n’est pas dans le manuscrit autographe.
La Neuvaine de Cythène, poème galant composé par Marmontel en 1765, ne sera publiée qu’en 1819. A des filles : à des prostituées.
Diderot n’avait que mépris pour Lucain, poète officiel de Néron, compromis donc avec l’assassin de Sénèque. L’auteur de la Pharsale est comparé à Demachy, qui ne souffre pas la comparaison avec Hubert Robert, le Virgile de la poétique des ruines.
Allusion aux Bergers d’Arcadie de Poussin (#000973). Diderot n’a probablement pas vu la tableau, qui était conservé dans la partie privée du Cabinet du roi. Mais il le connaissait sans doute par la gravure de Picart (#021513).
Joseph Caillot (1733-1816), comédien au Théâtre-Italien depuis 1760 et excellent chanteur. Grimm évoque Caillot régulièrement, et avec éloge, dans la Correspondance littéraire : en janvier 1769, il défiera Garrick de l’égaler.
Le sophisme post hoc, ergo propter hoc, après cela donc à cause de cela, est stigmatisé à plusieurs reprises dans l’Encyclopédie : voir les articles Imagination des femmes enceintes, Lienterie, Observations thérapeutiques.
Diderot joue avec les conventions du genre : pour une peinture d’histoire, le discours de la protagoniste est le support attendu de la scène.
« On appelle en terme de Peinture & d’Opéra ; gloire, un Ciel ouvert & lumineux, ou une représentation imparfaite de la gloire céleste. Mignard a peint au Val de Grâce une gloire. » (Trévoux, repris presque mot pour mot dans l’Encyclopédie)
« La plûpart des Juifs & des auteurs Chrétiens disent que cherubin signifie comme des enfans ; che en Hébreu signifiant comme, & rub, un enfant, un jeune garçon. Aussi est-ce la figure que leur donnent les Peintres modernes qui les représentent par de jeunes têtes ailées, & quelquefois de couleur de feu, pour marquer l’amour divin dont les chérubins sont embrasés. » (Encyclopédie, art. de Mallet) Il faut comprendre ici « deux groupes d’anges et de chérubins » comme « deux groupes d’anges sous la figure de chérubins ».
Sainte Geneviève serait née à Nanterre vers 420. Une houlette est un bâton de berger.
Le terme fabrique désigne n’importe quelle construction.
« On appelle le local, ce qui concerne la disposition des lieux. » (Encyclopédie, Boucher d’Argis)
« Piéd-droit ; Terme d’Architecture ; c’est la partie du trumeau ou jambage d’une porte ou d’une croisée qui comprend le bandeau, ou chambranle, le tableau, la feuillure, l’embrasure & l’écoinçon. On donne aussi ce nom à chaque pierre, dont le piéd-droit est composé. Tous les piéds-droits, jambages & dosserets, sont appellez Parastatæ ou Orthostatæ par Vitruve. Daviler. » (Trévoux) Le piédroit est donc, grosso modo, l’embrasure de la porte.
Sous couvert d’une description objective, Diderot fait sentir que l’architecture imaginée par Doyen est trop compliquée et contre-intuitive pour le spectateur. Il le dira explicitement plus loin.
Un malade que sa fièvre rend fou.
… dans l’attente d’une lueur d’espoir.
« Coutil. Quelques uns disent Coutis, s.m. Toile faite de fil fort délié, & fort pressée, qui sert à faire des tentes, à enfermer de la plume pour faire des lits, des traversins & des oreillets, parce qu’elle est extrêmement forte & serrée. » (Trévoux)
Les deux ressorts de la tragédie selon Aristote.
« Lousche, se dit figurément en Grammaire. Cette phrase, cette construction est louche, c’est-à-dire, n’est pas bien nette, bien juste. Une expression louche, est celle dont le sens littéral est double & ambigu. » (Trévoux)
Elle n’a pas l’air trop lourde.
« Maniéré, adj. m. Terme de Peinture qui se dit d’un Peintre qui n’étudie ni l’antique ni la nature, mais qui ne suit que son génie. » (Trévoux)
Sainte Geneviève flottant dans les airs est semblable à la Vierge enlevée au Ciel après sa mort. Voir l’Assomption en grisaille du musée des beaux-arts de Montréal, #021933.
En verre soufflé. La métaphore du verre est explicite plus loin (« ses bras sont de verre colorié »).
« Les Bouchers soufflent la viande pour la faire enfler. » (Trévoux)
Qui forment un groupe, par leur intéraction.
Il existe plusieurs versions du Saint Charles Borromée administrant les pestiférés de Milan, de Mignard (1650) : à la cathédrale Saint-Étienne de Limoges, au musée des beaux-arts de Narbonne (#021934) ; un modello est conservé au Havre. Mignard a également peint une Peste d’Égine, tableau perdu mais gravé par G. Audran (#021936).
Virgile, Énéide, VI, v. 743 (lors de la descente d’Énée aux Enfers), chacun d’entre nous subit ses mânes. Pour Virgile : chacun est habité par les fantômes de ses ancêtres. Mais ici, métaphoriquement : chaque artiste est influencéi par les modèles qu’il a vus et qui l’ont inspiré. Cette formule se retrouve dans Le Neveu de Rameau, auquel Diderot fait ici discrètement allusion.
Local, toujours au sens de disposition des lieux.
Ne laissent-ils pas voir, à trop faire les entendus, qu’ils n’y comprennent rien ? Diderot cite approximativement Térence, L’Andrienne, v. 17. Il a déjà cité ce vers au Salon de 1763, à propos des critiques entendues sur le Paralytique de Greuze (DPV XIII 397).
Enchaînés par l’éternelle blessure de l’amour : Diderot cite approximativement Lucrèce, De rerum natura, I, 34. Il a cité plus haut et plus longuement tout le passage où Lucrèce décrit Mars dans les bras de Vénus : voir DPV XVI 155.
Mais comme toute médaille a son revers. Voir Montaigne, Essais, III, 11, « Des boiteux », éd. Naya, Folio, p. 361. Montaigne écrit : « Il est rien si souple et erratique que notre entendement : C’est le soulier de Theramenez : bon à tous pieds. Et il est double et divers, et les matières doubles, et diverses. »
Comme un fondateur (qui crée son modèle) et non comme un interprète (qui copie le modèle d’autrui). Diderot pourrait détourner une formule du Code justinien : Tam conditor quam interpres legum solus imperator, l’empereur est le seul auteur et interprète des lois (I, 14, 12, 5).
Martial, Épigrammes, IX, 59, v. 11.
Horace, Satires, II, 3, v. 21.
Horace, Satires, II, 3, v. 23.
Comparer avec le début de l’article Jouissance de l’Encyclopédie, qui est de Diderot : « A qui sont ces magnifiques palais ? qui est-ce qui a planté ces jardins immenses ? c’est le souverain : qui est-ce qui en jouit ? c’est moi. Mais laissons ces palais magnifiques que le souverain a construits pour d’autres que lui, ces jardins enchanteurs où il ne se promene jamais » (VIII, 889, publié en 1765).Voir également l’allégorie du château dans Jacques le Fataliste : « En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pu faire le tour du globe sans déparler un moment et sans s’accorder, ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s’acheminer… — Où ? — Où ? Lecteur, vous êtes d’une curiosité bien incommode ! Et que diable cela vous fait-il ? Quand je vous aurai dit que c’est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame de Lorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancé ? Si vous insistez, je vous dirai qu’ils s’acheminèrent vers… oui, pourquoi pas… vers un château immense, au frontispice duquel on lisait : “Je n’appartiens à personne et j’appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez.” — Entrèrent-ils dans ce château ? — Non, car l’inscription était fausse, ou ils y étaient avant que d’y entrer. — Mais du moins ils en sortirent ? — Non, car l’inscription était fausse, ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis. » (DPV XXIIII 42-43)
Fond d’inertie : le terme est repris plus loin, « disette d’inertie ». Il ne se trouve ni dans Furetière, ni dans le dictionnaire de Trévoux car c’est un terme de physique, qui n’est pas du langage commun. Dans l’Encyclopédie, Inertie renvoie à « Force d’inertie, est la propriété qui est commune à tous les corps de rester dans leur état, soit de repos ou de mouvement, à moins que quelque cause étrangere ne les en fasse changer. » Le concept d’’inertie permet de détruire l’illusion d’une énergie propre au corps en mouvement : « Nous sommes fort enclins à croire qu’il y a dans un corps en mouvement un effort ou énergie, qui n’est point dans un corps en repos » ; or « un corps en repos n’a pas moins une force réelle pour conserver son état, qu’un corps en mouvement, quelque idée qu’on attache au mot force ». (VII 110b, 1757)
Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805), indianiste et traducteur, embarque pour l’Inde et parcourt le pays de 1755 à 1762 à la recherche des écrits de Zoroastre. En 1771 il publiera une traduction des livres sacrés du Zend-Avesta. La langue sacrée du brame : jeu de mots. Brame est d’abord une déformation pour bramine, ou brahmane, qui désigne un membre de la caste sacerdotale en Inde, préposé à la lecture des textes sacrés. Mais bramer exprime aussi le cri du cerf. Le cerf poursuivi par les chasseurs brame.
Moncacht-Apé, explorateur indien de la tribu Yazoo, dans le delta du Mississipi, fut peut-être le premier à avoir, au début des années 1700, traversé le continent nord-américain. Il raconta son voyage à Antoine-Simon Le Page du Pratz, qui se trouvait en Louisiane depuis 1718 et publia à son retour en France un Mémoire sur la Louisiane, par épisodes, de 1751 à 1753, qui incluait le récit de Moncacht-Apé. Moncacht-Apé est cité, d’après la réédition de Le Page de 1758, t. 3, dans le Discours préliminaire de la Description de l’Italie de Richard, p. v-vj, que Diderot évoquera plus loin. Ses propos, cités par Richard d’après Le Page, sont ceux que Diderot rapporte ci-après.
C’est-à-dire sans la perruque qu’on porte à la Cour.
Le duc de Choiseul (1719-1785) fut le principal ministre d’État de Louis XV de 1758 à 1771. Son pouvoir, contesté après la mort de Mme de Pompadour en 1764, est en net déclin au moment où Diderot écrit ces lignes. Habile politicien, Choiseul avait su s’attirer l’admiration de Voltaire et même le ménagement des encyclopédistes. Le père d’Hubert Robert travaillait pour un autre Choiseul. Est-ce ce qui détermina celui-ci, quand il fut nommé ambassadeur de France en Italie, à emmener le jeune peintre avec lui à Rome en 1754 ?
« Imbecille, adj. m. & f. & s. Qui est faible et sans vigueur » (Trévoux). Ce n’est que dans un second temps qu’imbécile signifie idiot, sot, innocent. Ici l’imbécile, sans énergie, s’oppose au voyageur, qui déborde d’énergie.
Description historique et critique de l’Italie, ou Nouveaux mémoires sur l’État actuel de son Gouvernement, des Sciences, des Arts, du Commerce, de la Population & de l’Histoire naturelle, par M. l’Abbé Richard, Dijon, François Des Ventes, et Paris, Michel Lambert, 1766. L’avertissement liminaire commence ainsi : « Depuis que l’on parcourt l’Italie & que l’on fait des relations de ce que l’on y a vû, il est étonnant qu’on n’en ait pas encore une description assez méthodique & assez étendue pour être d’une utilité réelle aux voyageurs, & en donner une juste idée à ceux qui ne peuvent pas voyager. » Ce guide de l’Italie contenait des descriptions de peinture : Diderot est très sévère à leur sujet (lettre à Falconet du 2 mai 1773).
Jérôme Richard (1720-1788) était chanoine à Vézelay. Le titre « dom » ne prend pas de majuscule en principe. Diderot l’accorde ironiquement à l’abbé…
Passe : tombe dans l’oubli.
Tu te traduis à : tu te fais toi-même comparaître au tribunal de.
Amoncelé : écroulé.
Selon Richard, la dévotion des Italiens serait purement formelle : très cérémonieuse dans les églises, nulle aussitôt qu’ils en sortent.
Des confréries dévotes. L’abbé Richard écrit plus prudemment : « Il y a certaines sociétés d’hommes privilégiés qui se sont séparés de bonne heure de la contagion du siècle, & qui vivent dans toute la perfection du christianisme. L’extérieur vertueux & austére de ces hommes choisis, leur ferveur dans la priere, leur désintéressement, leur modestie, leur charité, leur humilité, font un spectacle touchant dans l’ordre de la religion. Ces hommes, en vivant ainsi, font une ample provision de mérites. Ceux qui veulent tirer parti de leur vertu, (probablement à leur insçû), regardent leurs bonnes œuvres & leurs prieres comme un tresor commun dont ils peuvent faire part à ceux auxquels ils jugent à propos de les appliquer. Cette prétendue communication de mérites qui se fait gratuitement & sans aucune coopération de la part des pécheurs, est leur grande sauvegarde, le moyen le plus aisé de salut & le plus certain que l’on ait imaginé pour eux, & en même-tems la source inépuisable des richesses dont regorgent ceux qui, les premiers, ont osé mettre en avant ces maximes singulieres. » (p. xl-xli).
Sur les fonds : pas d’impôt sur le revenu, les taxes sont foncières.
« La population des états du roi de Sardaigne est aussi forte que dans aucune autre contrée de l’Europe, quelque peuplée qu’on puisse l’imaginer ; et c’est sans doute ce qui a donné lieu à ce proverbe connu, que les états de ce Prince en Italie ne font qu’une seule ville. Les villages & les hameaux y sont très-multipliés, & habités par un peuple de cultivateurs industrieux, qui ne laissent pas la moindre partie de terrein sans en tirer quelque profit… » (Richard, Description de l’Italie, I, 83, note a)
Note. A Genes.
« Je remarque que le doge doit être né en légitime mariage, parce que plusieurs nobles génois n’ont pas cet avantage ; le pere d’un fils naturel le fait adopter dans sa famille par l’autorité du sénat, qui lui assigne la portion de biens dont il doit hériter ; & quand ce fils naturel vient à se marier, s’il épouse une noble Génoise, alors ses enfans peuvent être élevés à la dignité de doge. La république autorise cet usage pour conserver les maisons. » (Richard, Description de l’Italie, I, 115, note a)
Note. A Bologne.
« Plusieurs Bolonnois de familles patriciennes ont substitué leurs biens, à défaut d’héritiers en ligne directe, à la république, à la charge de choisir un sujet parmi les enfans élevés dans ces conservatoires, qui doit porter leur nom & leurs armes, & qu’ils adoptent, en conséquence du choix qui en sera fait par les loix établies. Le testament est déposé dans les archives de la ville après la mort du testateur ; & dès qu’il y a lieu à l’exécution, les sénateurs choisissent un des éleves, qui alors prend le nom & les armes de la famille dans laquelle il est adopté, & jouit de tous les priviléges de la noblesse. On conserve à ces enfans les palais, les meubles & les tableaux des testateurs. On les choisit ordinairement à l’âge de seize ans… » (Richard, Description de l’Italie, II, 137)
Un lecteur fictif s’impatiente de cette digression qui retarde le moment où il doit être question des œuvres d’Hubert Robert exposées au Salon de 1767.
Doucement, de grâce.
Le sculpteur bruxellois François Duquesnoy (1597-1643), rival du Bernin, exécuta notamment un Saint André devant sa croix à Saint-Pierre de Rome (#021894) et restaura un Adonis antique pour le cardinal Mazarin (#021895).
Phidias, le plus grand sculpteur grec de l’Athènes classique (490-430 avant J.-C.), aurait réalisé en 436 à Olympie la statue chryséléphantine (en ivoire et en or) monumentale de Zeus assis sur son trône, 3e merveille du monde. Voir Utpictura18, notice #015476.
Quelque chose d’ultérieur à [la] nature : un modèle idéal.
Ce tableau est perdu.
Métaphoriquement s’entend : j’avais critiqué comme indigne du Salon.
Le tableau de Lagrenée destiné au grand salon du château royal à Varsovie (voir notice #001020).
Sur le mur du Salon carré du Louvre.
Faire : style, manière du peintre.
Diderot évoque ici un tableau (perdu) de Timanthe ; il a pris cet exemple chez Webb, dont il a rendu compte de l’ouvrage en 1765 pour la Correspondance littéraire : « Un artiste Grec avoit à représenter un combat naval sur le Nile, il falloit indiquer le lieu de la scène ; pour cela il peignit sur le rivage un âne qui paissoit, & à peu de distance au-dessous un crocodile blotti & prêt à s’élancer sur sa proie. […] On a attribué à Timanthe la même sagacité & la même simplicité d’invention : pour donner l’idée de la taille énorme d’un cyclope endormi qu’il avoit peint en petit, il avoit placé autour de lui des satyres qui mesuroient son pouce avec un tyrse. C’est ce tableau qui donna lieu à cette remarque de Pline, que dans tous les ouvrages de ce Peintre, il y a toujours plus à entendre qu’il n’a exprimé, & que, quoique l’art y soit porté à son comble, le génie y paroît encore au-dessus de l’art. » (Daniel Webb, Recherches sur les beautés de la peinture et sur le mérite des plus celébres Peintres anciens et modernes, traduit par M. B***, Paris, Briasson, 1765, p. 222-223). Le tableau de Timanthe a été imité par Giulio Romano sur une fresque de la Villa Madame à Rome. Voir la notice #019758.
Grand en taille, petit en valeur…
Jeter signifie ici simplement tracer d’un bout à l’autre.
Fabrique est un terme technique, du vocabulaire des peintres. Dans l’Encyclopédie, ce terme est défini de la façon suivante : « Tous les bâtiments dont cet art [= la peinture] offre la représentation : ce mot réunit donc par sa signification, les palais ainsi que les cabanes. » L’article Fabrique de l’Encyclopédie prend ensuite pour exemple la peinture des ruines (VI, 551b).
Jeter l’œil sur : comparer avec. Robert a jeté un pont sur la toile ; le spectateur est invité à jeter l’œil sur Vernet pour comparer. Joseph Vernet est pour Diderot le meilleur peintre de paysages du moment : né en 1714, il avait 53 ans en 1767, quand Hubert Robert, né en 1733, n’en avait que 34.
Equivoque : qui peut avoir plusieurs significations, et de là, difficile à comprendre. Diderot tire apparemment le sens d’équivoque vers « difficile à évaluer ».
La fatigue, c’est-à-dire l’effort du peintre pour arriver à cet effet.
Allusion au problème des couleurs qui, lorsqu’elles sont juxtaposées sur la toile, peuvent jurer l’une avec l’autre et blesser l’œil. Cela n’arrive jamais dans la nature. Voir dans les Essais sur la peinture, « Mes petites idées sur la couleur », DPV XIV 350-357, et les développements sur la magie de Chardin : « C’est celui-là qui ne connaît guère de couleurs amies, de couleurs ennemies », DPV XIV 117.
Virgile, Géorgiques, IV, v. 221-226. Diderot traduit au paragraphe suivant. Il avait déjà cité les Géorgiques à l’occasion du 2e site de la Promenade Vernet.
Virgile, Énéide, VI, v. 726-727.
Le dictionnaire de Furetière définit ainsi Cintrer : « Commencer à faire les voutes, ou à mettre la charpente sur laquelle on les construit. Cette Eglise est dêja fort élevée, on est prest à cintrer. » Mais ici l’arche du pont n’est pas en construction ; elle est ruinée : les poutres et la passerelle de bois qui ont été apposées aux ruines du pont constituent une réparation de fortune…
Diderot introduit la description du second tableau, qui fait pendant au premier. Un tableau a été récemment identifié à décrit par Diderot, mais il ne comporte pas d’obélisque. On peut cependant comparer avec une variante inversée, peinte par Robert en 1768 : voir #011839.
Art est pris ici péjorativement : une copie de l’art, c’est une copie techniquement réussie de la nature, mais sans idéal. Robert a déployé sa virtuosité technique, mais il n’a rien créé : il n’y a pas d’idée, pas de sujet.
Perdu.
Ce tableau n’a pas été identifié, mais plusieurs tableaux proches sont visibles dans les collections publiques. Voir les notices #008033, #011831, #020481.
C’est-à-dire : qui a commandé, ou qui a acheté ce tableau (dont « ces ruines » sont la métonymie). Le développement qui suit sur la propriété, opposée à la jouissance, reprend le thème de l’article Jouissance de l’Encyclopédie, qui inspirait déjà les premières lignes de l’article Robert.
Admirer, dans le dictionnaire de Furetière, c’est « Regarder avec estonnement quelque chose de surprenant, ou dont on ignore les causes. » Comprendre ici : regarder sans comprendre.
… et j’ose comparer, mesurer mon corps, à la loi générale de décomposition, d’usure de la matière, à laquelle le bronze des statues lui-même est soumis.
Grimm.
Sophie Volland.
Préoccupée.
Diderot s’adresse à la voix de sa conscience.
A comparer avec l’exclamation de Constance à Dorval : « J’en appelle à votre cœur, interrogez-le, et il vous dira que l’homme de bien est dans la société, et qu’il n’y a que le méchant qui soit seul. » (Le Fils naturel, IV, 3, 1757, DPV X 62). Cette dernière formule avait provoqué la rupture avec Rousseau.
Celui qui ignore les passions.
L’effet de profondeur est rendu, de sorte qu’on a l’impression de traverser l’épaisseur de l’air pour aller jusqu’au fond du tableau.
… et la lumière est chargée …
On ne sait pas où se trouve actuellement ce tableau, pour lequel nous disposons d’une photographie. Voir notice #019753.
Non identifiée.
Un pilastre est une colonne carrée. Entre les petites colonnes rondes de la balustrade sont intercalés à intervalles réguliers des pilastres plus massifs et un peu plus hauts.
Petit canal en pente.
Petit bassin en longueur, où les animaux viennent boire. Mangeoire.
Comparer avec ce que Daubenton écrit de la description en Histoire naturelle, dans l’Encyclopédie : « Les descriptions n’auroient point de limites, si on les étendoit indistinctement à tous les êtres de la nature, à toutes les variétés de leurs formes, & à tous les détails de leur conformation ou de leur organisation. Un livre qui contiendroit tant & de si longues descriptions, loin de nous donner des idées claires & distinctes des corps qui couvrent la terre & de ceux qui la composent, ne présenteroit à l’esprit que des figures informes & gigantesques dispersées sans ordre & tracées sans proportion : les plus grands efforts de l’imagination ne suffiroient pas pour les appercevoir, & l’attention la plus profonde n’y feroit concevoir aucun arrangement. Tel seroit un tas énorme & confus formé par les débris d’une multitude de machines ; on n’y reconnoîtroit que des parties détachées, sans en voir les rapports & l’assemblage. » (IV, 878)
Dans la chimie cartésienne, la trituration est la réduction d’un corps solide à ses composants élémentaires, par exemple lors de la digestion.
Membre de l’Académie des sciences depuis 1708 jusqu’à sa mort en 1757, Réaumur s’est intéressé à la physique et à l’histoire naturelle. Il a travaillé notamment sur la production de l’acier et de la porcelaine. A sa mort, il laissait à l’Académie des sciences un recueil de plus de 150 planches décrivant les arts et métiers, que Diderot et D’Alembert furent accusés d’avoir plagié pour l’Encyclopédie. Il y eut un procès, l’accusation fut abandonnée, les Académiciens préférèrent prendre de vitesse les Encyclopédistes en essayant de publier avant eux leurs volumes de planches, qui avaient tant tardé.
Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, Paris, de l’Imprimerie royale, 1734, 6 vol.
En français moderne, verve a un sens affaibli : avoir de la verve, c’est être spirituel, enjoué et plaisant dans la conversation. Da,ns la langue classique le mot avait un sens beaucoup plus fort. Dans le dictionnaire de Furetière, Verve est défini de la façon suivante : « Certaine fureur ou émotion d’esprit qui reveille le genie des Poëtes, des Peintres, des Musiciens, & des gens qui travaillent d’imagination. » La verve, c’est l’imagination créatrice, c’est le génie du poète, et ici du peintre.
En français moderne, compassé n’a plus que le sens moral de raide et affecté. Dans la langue classique, compassé pouvait être utilisé comme participe passé du verbe compasser, mesurer avec un compas. Le terme peut même être pris positivement. « Le dessin de ce bâtiment est bien compassé » : le bâtiment a été dessiné en utilisant la règle et le compas, en prenant des mesures exactes, en respectant rigoureusement les règles de la perspective. Ici, le sens est péjorarif : Robert a travaillé comme un élève bien appliqué, sans génie.
On ne comprend pas ce que ces personnages viennent faire là.
Métonymie : un vert pisseux..
Les tableaux de paysages qu’on vendait à Paris dans les boutiques du pont Notre-Dame ou aux expositions de l’Académie de Saint-Luc, la vieille académie qui existait avant l’Académie royale et survécut jusqu’en 1777.
L’impératif introduit la description proprement dite.
Quelques groupes de figures, c’est-à-dire de personnages.
Pour Diderot, et notamment à partir du Salon de 1767, technique et idéal sont les deux qualités opposées et complémentaires du bon peintre, qui doit allier la compétence pratique pour dessiner (le technique) au génie créateur pour concevoir son sujet (l’idéal).
On reste à l’entrée, on n’entre pas.
Du faire = dont l’exécution technique est…
Littéralement : O que de vanité (inane) dans les affaires des hommes (in rebus). Diderot, corrigeant en 1771 les épreuves de la traduction de Le Monnier, proposera la traduction suivante : « O souci des hommes ! ô vanité de leurs projets ! » (Perse, Satires, I, 1 et DPV XII 236)
Antoine Watteau (1684-1721), originaire de Valenciennes, vint très tôt s’installer à Paris, mais ne fit jamais le voyage de Rome.
Fermée par…
Saveurs désignerait, à Langres, les fines herbes. Mais on n’épluche pas les herbes… Faut-il lire plutôt raves au lieu de saveurs ?
Horace, Satires, VII, 95-98. La traduction qu’on fait suivre ici est inscrite sur le manuscrit en marge du texte latin.
Diderot fait référence à Barbe-bleue, le conte de Perrault, et à l’Histoire de Richard-sans-peur, duc de Normandie, fils de Robert le Diable, roman de la Bibliothèque Bleue. La Bibliothèque Bleue publiait des contes et romans populaires vendus ensuite par les colporteurs.
« A-Plomb, sorte de terme qui sert à désigner la situation verticale & perpendiculaire à l’horison. (V. Horison & Vertical.) Un fil à plomb qu’on laisse pendre librement, se met toûjours dans une situation verticale. C’est de-là qu’est venu cette dénomination. » (Encyclopédie, I, 1751, 527a, article de D’Alembert)
Diderot avait évoqué la question de l’esquisse à propos de l’esquisse de La Mère bien-aimée de Greuze, n°123 du livret du Salon de 1765. Il y faisait déjà la comparaison avec la musique.
Note : Au divin Auguste, au divin Neron.
A Jupiter conservateur, qui l’a préservé du danger, Sylla.
Après avoir égorgé trois millions d’hommes, Pompée.
Pompée est, avec son adversaire César, responsable de la guerre civile qui a mis fin à la république romaine après avoir ensanglanté tout le bassin méditerranéen (49-45 av. JC).
Sylla et Marius avaient plongé Rome dans la guerre civile. Sylla l’emporta et organisa en 82 av. JC une sanglante proscription pour éliminer ses adversaires. Il se fit nommer dictateur dans la foulée. Le temple de Jupiter Capitolin, un des plus vénérables temples de Rome, avait brûlé en 83. Sylla annonça sa reconstruction à grands frais. Selon Pline, il aurait fait importer de Grèce les colonnes corinthiennes de marbre blanc qui étaient destinées à l’Olympiéion d’Athènes. Les travaux durèrenr en fait jusqu’en 69, bien après la mort de Sylla…
A comparer avec ce que Diderot écrira dans l’Histoire des deux Indes : « Mais combien il y aurait peu de ces monuments si l’on n’en eût élevé qu’aux princes qui les méritaient ? Si l’on abattait tous les autres, combien en resterait-il ? Si la vérité avait dicté les inscriptions dont ils sont environnées, qu’y lirait-on ? “A Néron, après avoir assassiné sa mère, tué sa femme, égorgé son instituteur, et trempé ses mains dans le sang des citoyens les plus dignes.” Vous frémissez d’horreur. Eh ! viles nations, que ne m’est-il permis de substituer les véritables inscriptions à celles dont vous avez décoré les monuments de vos souverains. On n’y lirait pas les mêmes forfaits : mais on y en lirait d’autres ; et vous frémiriez encore. J’écrirais ici, comme autrefois sur la colonne de Pompée. “A Pompée, après avoir massacré trois millions d’hommes.” » (Histoire des deux Indes, III, 5, 3)
De leur genre : du genre de la peinture de ruines, qui n’est pas tout à fait de la peinture d’histoire.
Superbes au sens du latin superbus, littéralement orgueilleuses : grandioses, et un peu intimidantes.
Si croquées : réduites à si peu de traits.
L’esquisse n’a pas été identifiée, mais on peut la rapprocher de l’Intérieur du Colisée peint par Hubert Robert en 1759 et conservé au Louvre (#020616).
Référence au roman de l’abbé Prévost, Le Philosophe anglais ou l’histoire de M. Cleveland, publié en 7 tomes de 1731 à 1739. Cleveland, fils naturel de Cromwell, est condamné à la solitude et à l’exil pour échapper aux velléités meurtrières de son père. Diderot détestait ce roman. Dans Jacques le Fataliste, le narrateur se demande s’il pourrait enrichir de circonstances plus romanesques l’’épisode du conciliabule des chirurgiens autour du genou blessé de Jacques, mais il se reprend aussitôt : « J’aurais bien su appeler quelqu’un à son secours, ce quelqu’un-là aurait été un soldat de sa compagnie ; mais cela aurait pué le Cleveland à infecter. »
La Bergère des Alpes est un des Contes moraux de Marmontel (La Haye ou Amsterdam, 1761). Vernet en tire un tableau, exposé au Salon de 1763 (#000770). Adaptée en pastorale pour l’opéra, La Bergère des Alpes est jouée à l’Hôtel de Bourgogne en 1766.
Diderot dégage ici le dispositif d’écran sur lequel repose tout le système de la perspective linéaire depuis Alberti. Ce dispositif ne sert pas seulement à construire la perspective : il est reflété, mis en abyme dans la peinture même.
Comprendre : à la Foire Saint-Ovide (le texte est d’ailleurs corrigé dans les copies de Leningrad et Naigeon). Depuis 1665, les Capucines de la place Vendôme organisaient une fête de Saint-Ovide le 31 août en l’honneur du saint, dont le pape leur avait confié les reliques. Cette fête était suivie pendant huit jours d’une foire, qui attirait de nombreux marchands et même des spectacles. La foire devint très active dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et les tentes foraines furent remplacées en 1764 par des loges en bois, qui occupaient toute la place. Diderot fait probablement allusion ici aux figurines pieuses qu’on vendait à la foire.
Verrès, homme politique romain cupide et corrompu de la fin de la République, avait fait fortune en pillant la Sicile dont il était le proconsul. Le jeune Cicéron se fit un nom en l’attaquant en justice.
Diderot paraphrase deux vers d’Homère, Iliade, I, 33-34.
Le développement suivant ne figure pas dans le manuscrit autographe, mais a été ajouté dans toutes les copies ultérieures.
« De mes feux mal éteint j’ai reconnu la trace » (Énéide, IV, 21). Racine, dans Andromaque, traduit ainsi ces vers de l’Énéide par lesquels Didon avouait à sa sœur son amour pour Énée.
Retour au manuscrit autographe.
Bassines de cuivre, où l’on faisait la lessive.
Baquet.
Pierre-Antoine Demachy, autre peintre de ruines.
Note. Nos enfants ont le nez du rhinocéros. (Martial, Épigrammes, I, IV, v. 6)
Si Mme Therbouche a obtenu cette commande, c’est par protection.
Début d’une addition qui ne figure pas dans le manuscrit original.
Fin de l’addition.
Note. Par un crime, jugez des autres. (La formule vient d’un vers de Virgile, Énéide, II, 65 : Accipe nunc Danaum insidias et crimine ab uno disce omnes. Le berger Sinon est amené devant les Troyens et va les persuader de faire entrer le Cheval dans l’enceinte de Troie. Énée, qui raconte la chose à Didon, lui dit, Entends maintenant les ruses des Grecs et à partir d’un crime apprends à les connaître tous.)
Note. Lorsque la misère est au logis, il est difficile aux talents de percer, et la tâche est bien plus dure à Rome qu’ailleurs. (Juvénal, Satires, III, v. 164-165)
Note. Le Clerc de Montmercy est poète, philosophe, avocat, géomètre, botaniste, physicien, médecin, anatomiste ; il sait tout ce qu’on peut apprendre ; il meurt de faim, mais il est savant.
Peut-être l’acteur Jean Vander Eycken, qui faisait partie d’une troupe flamande dirigée par Vitzthumb, donnant des opéras-comiques et des comédies. La pantomime y occupait une place centrale. (Jean-Philippe Van Aelbrouck, Les Comédiens itinérants à Bruxelles au XVIIIe siècle, Université de Bruxelles, 2020, p. 129, 209)
Quinault, Armide, II, 4.
Voltaire, La Henriade, IX, v. 221-226.
Guillaume Amfrye, abbé de Chaulieu, Épître à M. le chevalier de Bouillon, 1713.
Note. Plus un homme est pauvre, plus il l’écrase. (Horace, Satires, I, 2, v. 15)
Les boîtes, châssis ou armoires de Sainte-Reine étaient de petits autels portatifs que les fidèles et les pèlerins acquéraient en signe de dévotion, à l’occasion des pélerinages à la source miraculeuse de Grignon, en Bourgogne, supposée avoir jailli à l’endroit où la sainte avait été décapitée. Elles étaient fabriquées à Alise-Sainte-Reine, Grignon et Flavigny et représentaient le martyre de la sainte ; quelques spécimens sont conservés au musée de la Vie bourguignonne de Dijon. Voir #021937.
Actes des apôtres, 9, 4 ; 22, 7 ; 26, 14.
C’est-à-dire pour les Planches de l’Encylopédie. L’atelier de menuiserie figure à la planche II du tome VII des Planches, section « Menuisier en bâtimens », voir #021938. Ce volume sera publié en 1769.
Note. Donnez une obole à Bélisaire.
Horace, Art poétique, v. 330-332.
Apelle.
Boileau, Art poétique, I, v. 111-112.
Citation approximative de La Pharsale de Lucain, V, v. 289-290.
O trois et quatre fois heureux ceux à qui sous les yeux de leurs pères Il a été donné de tomber sous les murailles de Troie (Énéide, I, v. 94-96).
C’est l’apparition de Vénus à Énée et Achate sur le chemin de Carthage, Énéide, I, 403-405.
Le Tasse, Jérusalem délivrée, IV, 28.
Il s’agit en fait de la magicienne Alcine, au chant VII du Roland furieux (st. 11-16).
Addition au manuscrit original.
Ovide, Métamorphoses, I, v. 13-14.
Lucrèce, De Rerum natura, I, v. 64.
Homère, Iliade, IV, v. 442-443.
Énéide, IV, v. 176-177.
Livre de la Sagesse, XVIII, 16.
Fin de l’addition.
Diderot prenait-il des notes sur un carnet, ou annotait-il un, voire plusieurs livrets ?
Le Sacrifice à Lystra de Raphaël.
Marie-Thérèse d’Autriche.
Diderot évoque ici le mausolée du maréchal de Saxe, dont il avait vu le modèle en plâtre dans l’atelier de Pigalle en 1756, et rendu compte dans la Correspondance littéraire la même année (DPV XIII 22-25). Le mausolée sera érigé en 1776. Voir #001340.
Racine, Le Plaideurs, I, 1, v. 11
Du mépris de la gloire.
Comment gagner son pain.
Falconet.
« Camus, use, adj. Quelques-uns disent camard, arde. Qui a le nez petit, creux, & enfoncé du côté du front. […] On dit proverbialement qu’un homme est bien camus, qu’on la rendu bien camus, pour dire, qu’il a été bien trompé, qu’il est déchu de ses prétentions, qu’il est bien honteux. » (Trévoux)
Virgile, Géorgiques, IV, v. 319-320.
Comprendre : pourquoi ne demandes-tu pas à devenir académicien (en présentant un morceau de réception).
Diderot reprend la formule utilisée pour son portrait par Louis-Michel Vanloo. Voir DPV XVI 81.
La gravure de Johann Georg Wille d’après le tableau de Gerard ter Borch est datée de 1765.
Damilaville., mort le 13 décembre 1768.
Addition des versions Naigeon et de Léningrad.
Addition de l’édition Naigeon et de la copie de Leningrad.
Pièce, au sens de morceau littéraire. L’abbé de Langeac avait composé une lettre en vers : Lettre d’un fils parvenu à son père laboureur, Paris, Veuve Regnard, 1768. Est-il apparenté à Mme de Langeac, primitivement Mme Sabatin, maîtresse de M. de Saint-Florentin, ministre de Louis XV, dont le buste par Lemoyne était exposé au Salon de 1767 ? Au ton de Diderot, on peut supposer que ce nom de Langeac, qu’il quitte aussitôt pour Sabatin, constitue une toute récente façade…