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Résumé

La question du Beau ne fait pas à proprement parler l’objet d’une théorisation chez Diderot et surgit d’abord négativement, dans la Lettre sur les aveugles, comme ce qui échappe au modèle géométral de la vision, le seul que l’aveugle puisse appréhender. Cette dimension négative du rapport diderotien au Beau se manifeste immédiatement, à l’ouverture de la Lettre, d’abord par le jeu de la négation qui travaille de façon ambiguë l’exergue virgilien (possunt, nec posse videntur), puis par la défaillance d’une scène originelle (Diderot n’a pas pu assister à l’opération de la cataracte par Réaumur, dont la Lettre suppléera le spectacle et l’expérience), enfin par l’objet même de la Lettre, le défaut de la vue, que l’aveugle supplée par les autres sens. 

Ce jeu des négations vise à mettre en évidence une autre dimension du visible, qui n’est pas géométrale, et dont l’appréhension du relief sur un image plate donne une première idée. De la même façon, la manifestation du Beau est un symptôme de cette autre dimension, qui relève non d’une structure du visible, mais d’un dispositif où se joue la réversion et ce que M. Merleau-Ponty nomme le chiasme, ou l’entrelacs du regard. Au dispositif du visible que Diderot cherche à mettre en évidence correspond d’ailleurs une pratique textuelle du chiasme, qui le préfigure. Sur le fond, à la réversion du visible, où se jouent le relief et le Beau, correspond la révolte de l’aveugle Saunderson, matérialiste et athée. Car c’est précisément ce supplément du visible qui lui manque, à lui à qui la perception visuelle immédiate de la Beauté de la Création, de la merveille du monde, est inaccessible. Mais ce défaut sensible, Saunderson le supplée par l’exercice de sa raison, qui l’ouvre à un savoir éclairé du monde sans Dieu.

Aveugle et athée, Saunderson est pourtant un double monstre. Mais cette monstruosité est la pierre de touche du savoir philosophique, où se joue la véritable Beauté. Elle fait apparaître notamment, dans le problème de Molyneux (qui pose la question du relief), que l’œil n’est pas un simple enregistreur du réel (le miroir de Descartes), mais constitue lui-même un dispositif, pour lequel toute surface est une création de l’œil, une construction du Beau sur la toile du fond de l’œil, promise à une jouissance toujours plus ou moins subversive. Cette jouissance résonne comme une illumination enfantine : « Ah ! c’est ma mère ! » crie l’aveugle à qui la vue vient d’être rendue par le médecin.

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Beauté aveugle et monstruosité sensible : le détournement de la question esthétique chez Diderot (La Lettre sur les aveugles) », La Beauté et ses monstres dans l’Europe baroque 16e-18e siècles, dir. Line Cottegnies, Tony Gheeraert, Gisèle Venet, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2003, p. 61-78.

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Ressources externes

Le détournement de la question esthétique chez Diderot (La Lettre sur les aveugles)

Couverture La beauté et ses monstres

Diderot ne théorise pas à proprement parler le Beau. Il rencontre différentes modélisations, il se mesure à différents discours sur le Beau1.

Il y a d’abord le Beau compris comme merveille du monde ; articulé au Bien, il s’offre au sujet comme spectacle du monde et de la nature et détermine la croyance en Dieu, créateur du meilleur des mondes possibles ; cette conception est pour ainsi dire dès le départ mise à distance par Diderot2. Mais la merveille ne demeure jamais loin, toujours disposée pour faire retour, offrir le plaisir d’un contraste, le vertige d’une superposition avec les laideurs de ce qui, réellement, est donné à voir.

Ensuite vient le Beau compris comme rapport3, d’abord rapport interne, c’est-à-dire harmonie et consonnance des parties ordonnées par rapport à un tout (on est encore très proche du Beau comme merveille), puis rapport externe, mimétique, de la chose imitée à son imitation : le Beau se technicise alors et peut tout aussi bien qualifier la représentation d’une chose laide, une laideur bien imitée.

Surgit alors l’idée inquiétante d’une instabilité et d’une réversibilité fondamentale du Beau4. Diderot articule cette réversibilité à un discours d’inspiration platonicienne, où le Beau est compris comme modèle idéal de beauté, c’est-à-dire comme image abstraite, absente, à la fois étrangère au réel et étrangère à la technique, comme fantasma, à la fois fantôme et représentation, à partir duquel l’artiste travaille5. C’est là l’élaboration théorique la plus originale de Diderot. Ce dialogue de l’artiste avec le fantôme, le fantasma de la représentation, met alors en évidence non plus la réversibilité, mais la monstruosité du Beau, que le contact avec le réel expose et déforme, que la représentation défait en le façonnant.

On sent bien pourtant, à reconstituer ces discours sur le Beau, qu’on manque ce qui a constitué l’apport essentiel de Diderot à la question du Beau. Le Beau nous fait sortir de la modélisation. La question esthétique ouverte par le Beau saisit alors celui-ci non plus comme l’objet d’un traité sur les universaux, mais comme le symptôme d’une faille logique, d’un point où le discours, où la pensée même dérapent, sidérés, emportés vers autre chose. Le Beau devient alors le fondement irreprésentable de la représentation. La jouissance esthétique, parce qu’elle procède de ce fondement, ne peut donc faire l’objet d’un discours, ni même d’un autre discours ; elle ouvre précisément un silence et une confusion, elle a à voir avec le fantasme, avec la hantise d’une vérité féminine de la jouissance, vérité saisie dans ce qui la constitue de scandaleux, d’incompréhensible, pour ce que plaisir et savoir confondus y font l’économie, sinon du langage, du moins de son articulation rhétorique.

Dès lors qu’elle ne fait plus l’objet d’un discours, d’un traité, mais surgit pourrait-on croire accidentellement, en fait plutôt symptomatiquement, la question esthétique fait l’objet d’un double détournement : d’abord la démystification du modèle géométral de la vision pose les fondements du matérialisme philosophique ; ensuite, d’une façon plus générale, plus englobante, la gageure de la représentation de la jouissance féminine ouvre à l’écriture subversive. Nous montrerons tout du moins que ce double détournement constitue l’enjeu majeur de la Lettre sur les aveugles.

I. Le Beau comme négation du visible

Négations

Le texte de la Lettre sur les aveugles s’ouvre sur une négation, ou plutôt sur une série de négations. Pour rendre compte de ce qu’est l’appréhension du visible, il faudrait observer et analyser ce qu’éprouve l’aveugle-né qui soudain recouvre la vue. Mais, écrit Diderot,

« Je me doutais bien, Madame, que l’aveugle-née à qui M. de Reaumur vient de faire abattre la cataracte, ne vous apprendrait pas ce que vous vouliez savoir » (DPV IV 17, 1ère phrase de la Lettre).

M. de Réaumur, qui a opéré la demoiselle Simoneau, n’a pas permis que Diderot ni que son interlocutrice à qui la Lettre est adressée assistent à l’opération. Le spectacle, l’expérience n’ont donc pas été vus, première négation de la vision, premier manque pour le texte, première mise en défaut pour la pensée. Cette opération elle-même, ce rétablissement de la vision par la coupure du scalpel, consiste dans l’abolition d’une négation, la soustraction d’une soustraction. Il y a là comme une soustraction au second degré. Enfin, la formulation de Diderot suggère que la déception aurait été la même devant le spectacle que Réaumur leur a refusé, un spectacle où « je ne voyais rien à gagner pour mon instruction ni pour la vôtre » : une troisième négation est ici en jeu, une sorte de soustraction fondatrice qui lie l’aveugle à quelque chose d’incompréhensible dans la vision. Cette troisième négation était mise en avant dès la première page du livre, mais de façon cryptée : la Lettre porte en effet en exergue une citation déformée de Virgile, Possunt, nec posse videntur, « ils peuvent et ils paraissent ne pas pouvoir ». On doit comprendre probablement que les aveugles, qui paraissent ne pas pouvoir voir, s’avèrent en fait tout à fait capables de contourner leur handicap. Diderot s’étend en fait tout au long de la Lettre sur les prouesses des divers aveugles exceptionnels qu’il a rencontrés ou dont il a entendu parler.

Nec posse videntur, signifie littéralement « ils ne sont pas vus pouvoir ». Ils ne sont pas vus, troisième négation de la vue. Le cercle des non-voyants s’élargit : l’aveugle ne voit pas ; les philosophes ne voient pas l’aveugle voir tout à coup, grâce à la chirurgie ; l’humanité tout entière enfin ne voit pas que les aveugles ont toujours vu.

Virgile avait en fait écrit, au chant V de l’Énéide, à propos d’une course de bateaux, possunt quia posse videntur, « ils peuvent [gagner la course] car ils croient pouvoir [la gagner] ». Le détournement de la référence virgilienne est souligné par le changement typographique : nec est en romain dans une citation en italiques. « Ils croient », autre sens de videntur, marque bien que dans son détournement de la formule virgilienne Diderot, en ramenant videri croire vers videri paraître, a ravivé, rapproché le sens étymologique du verbe, être vu. Quia est devenu nec, la négation est le point focal d’un détournement lourd de conséquences. Quia, c’est l’enchaînement logique des causes, constitutif du discours ; nec, c’est l’opposition visuelle des contraires, qui fonde le dispositif. Il faut donc lire cela aussi autrement que du discours. D’un côté, possunt nec posse, ce retournement de l’impuissance en puissance par le pivotement de la négation ; de l’autre videntur, vision passivée, vision de quelque chose de subi.

Il y a donc au commencement trois négations. Négation du cadre de l’expérience, Diderot et son interlocutrice ne voient pas l’aveugle ; négation du champ de l’expérience, les aveugles dont il sera finalement question dans la Lettre, n’ayant pas subi l’opération de la cataracte, sont des aveugles qui ne voient pas et continuent de ne pas voir ; enfin, en exergue, négation de l’enjeu de l’expérience, l’aveugle n’est pas vu pouvoir voir, et pourtant n’est pas sans voir ; les frontières même du champ du visible sont niées.

Suppléments

Le texte affronte pour ainsi dire d’emblée une dépression, une série de soustractions, qu’il compense par une série de déplacements. Une logique du supplément se met en place. En premier lieu, l’opération de Réaumur n’a pas été vue, mais le texte de la Lettre y suppléera :

« Que je serais heureux, si le récit d’un de nos entretiens pouvait me tenir lieu auprès de vous du spectacle que je vous avais trop légèrement promis ! » (P. 17.)

 En second lieu, les aveugles auxquels s’intéressera la Lettre n’ont pas été opérés, mais le toucher et l’ouïe suppléent à leurs yeux défaillants, si bien qu’ils ne demandent pas à voir. L’aveugle du Puiseaux est très net à ce sujet :

« Il vaudrait donc bien autant qu’on perfectionnât en moi l’organe que j’ai, que de m’accorder celui qui me manque. » (P. 23.)

Un bras télescopique serait préférable à l’acquisition d’un sens nouveau : la logique du supplément refuse tout saut épistémologique.

Enfin, en troisième lieu, la dimension scopique du visible échappe aux aveugles, mais la dioptrique cartésienne supplée par la géométrie à cette irréductibilité.

Chacun de ces suppléments, dans le texte, dans l’expérience sensible et dans sa modélisation, induit un déplacement qui constitue un dispositif. Le « récit [des] entretiens », dans son désordre apparent6, dispose les réflexions et les expériences qui remplacent le spectacle manqué de l’opération et surtout le discours de Réaumur ordonnant démonstrativement ses observations7 : en témoignent les « Additions » tardives à la Lettre, qui en complètent le dispositif. Le tact de l’aveugle, ses manipulations, établissent dans un espace purement mathématique et abstrait8, dans l’espace même de la Dioptrique cartésienne, la disposition des objets méticuleusement rangés, ordonnés9. Enfin, « la machine de Saunderson » (p. 36) inventée pour le calcul et pour la géométrie, consiste à placer10 « sur la table » quadrillée prévue à cet effet les clous à petites et grosses tête, dont la répartition dans l’espace fait sens. Contrairement à nos chiffres arabes, fondés sur un système différentiel qui individualise des formes différentes, les clous de Saunderson ne sont que de deux sortes : seule leur disposition dans l’espace, seules leurs places respectives font sens11.

Les additions et les soustractions qui scandent tant le contenu que l’énonciation de la Lettre ne se contentent donc pas d’établir un équilibre, de rendre compte d’un système de compensations, d’équivalences entre le voir et le dire, entre la vision et la géométrie, entre le visible et le jeu différentiel du signifiant. La logique du supplément opère un déplacement. Le point de départ est un jeu du plus et du moins ; pris entre la double coupure des yeux qui manquent et de la cataracte abattue, l’aveugle figure ce jeu. Mais l’aveugle n’est pas seulement celui qui ne voit pas. Videntur, il est celui qui est vu, et par là il fait voir autre chose.

Cette autre façon de voir se manifeste d’abord dans le difficile rapport de l’aveugle au langage12. Qu’est-ce qu’un miroir pour l’aveugle ? Qu’est-ce que des yeux ? Qu’est-ce que le mot physionomie (p. 26) ? Le langage n’est pas seulement pris en défaut pour ce qu’il rend compte de réalités étrangères à l’aveugle. L’aveugle contourne cette soustraction liminaire, propose sa définition et suscite une admiration gênée13. Ses définitions ingénieuses ne sont pas fausses en soi, ou tout du moins elles ne sont pas plus fausses que les définitions attendues du voyant. Mais elles sont caricaturales. Elles dénudent la mécanique convenue de ce que modélise le langage et font apparaître de façon voyante une autre dimension du réel, ignorée par la modélisation géométrale.

Du relief au dispositif

Par le relief que donne à voir le miroir14, par la pression de l’air sur l’œil15, l’aveugle dégage la primauté sur le langage de l’espace, du dispositif dans l’espace et, au moment où il est confronté aux limites de ses définitions, au moment où il ne comprend plus, l’aveugle pointe ce qui, dans ce dispositif, échappe à la réduction géométrale. La question du relief brouille en effet les repères de la dioptrique cartésienne : un miroir donne l’illusion du relief ; une perspective en trompe-l’œil produit la même illusion. Pourtant ni le miroir, ni le trompe-l’œil ne sont conformés selon le relief qu’ils transmettent mécaniquement à l’œil. Si l’effet de l’image sur l’œil est le même que celui du baton de l’aveugle sur sa main, comment expliquer ce relief qui surgit de nulle part ?

C’est que dans l’espace quelque chose du visible tout d’un coup prend du relief à partir de rien, quelque chose que l’œil ne maîtrise pas, quelque chose qui part de l’objet regardé, qui fait retour dans la vision d’une façon incontrôlée, pour ainsi dire incompréhensible16. Il est question ici de beaucoup plus que du relief. Ici se dessine l’enjeu tout à la fois poétique et épistémologique de la Lettre sur les aveugles, le passage au dispositif : dispositif du texte qui n’est pas le discours de Réaumur mais cet entretien ou cette série d’entretiens apparemment décousus ; dispositif des confrontations avec les aveugles de Diderot, non pas le déroulement linéaire d’une opération chirurgicale, mais la conjoncture et les retournements imprévisibles d’un saisissant face à face ; enfin dispositifs imaginés dans l’espace par l’aveugle, mettant en évidence les limites de la dioptrique cartésienne. Le dispositif met en échec la logique primitive de la Lettre, cette logique du supplément à laquelle il substitue une logique seconde, fondée sur l’effet retour dans le dispositif.

En effet, au cœur des soustractions et additions mises en place dans le cadre de la logique du supplément apparaît ce qui ne peut en aucun cas être suppléé. La vision suscite un effet-retour autour de ce quelque chose que l’aveugle ne peut pas conceptualiser, autour d’un pivot incompréhensible qui fait symptôme. Ce point aveugle pour l’aveugle a à voir avec la Beauté.

Le Beau comme symptôme

Le Beau est précisément ce qui, dans le visible, fait symptôme. La Dioptrique qui fait voir avec des batons ne rend pas compte du Beau :

« A force d’étudier par le tact la disposition que nous exigeons entre les parties qui composent un tout, pour l’appeler beau, un aveugle parvient à faire une juste application de ce terme. Mais quand il dit, cela est beau, il ne juge pas, il rapporte seulement le jugement de ceux qui voient : et que font autre chose les trois quarts de ceux qui décident d’une pièce de théâtre, après l’avoir entendue, ou d’un livre après l’avoir lu ? La beauté pour un aveugle n’est qu’un mot, quand elle est séparée de l’utilité ; et avec un organe de moins, combien de choses dont l’utilité lui échappe ? Les aveugles ne sont-ils pas bien à plaindre de n’estimer beau que ce qui est bon ! combien de choses admirables perdues pour eux ! le seul bien qui les dédommage de cette perte, c’est d’avoir des idées du beau, à la vérité moins étendues, mais plus nettes que des philosophes clairvoyants qui en ont traité fort au long. » (DPV IV 19.)

Ici encore, Diderot place au départ de l’analyse une expérience défaillante : l’aveugle qui cherche à concevoir le beau déplace, comme il en a l’habitude chaque fois qu’il est confronté aux données du visible, ce qui relève de l’œil vers ce que sa main est capable d’appréhender par le tact. Le spectacle perdu des « choses admirables » est compensé par l’étude de « la disposition » des « parties qui composent un tout », et dans cette disposition, par la recherche des symétries.

L’aveugle procède ainsi, par nécessité, à une géométralisation du visible qui constitue la base de la dioptrique cartésienne :

« Madame, ouvrez la Dioptrique de Descartes, et vous y verrez les phénomènes de la vue rapportés à ceux du toucher, et des planches d’optique pleines de figures d’hommes occupés à voir avec des bâtons. Descartes et tous ceux qui sont venus depuis, n’ont pu nous donner d’idées plus nettes de la vision ; et ce grand philosophe n’a point eu à cet égard plus d’avantage sur notre aveugle, que le peuple qui a des yeux. » (P. 21.)

La défaillance de l’aveugle pointe la défaillance théorique de la Dioptrique. L’aveugle, s’il réussit à circonscrire une sorte de convention extérieure, sociale du Beau, n’éprouve pas le sentiment intime du Beau. L’émotion esthétique, dans ce qu’elle a d’irréductible à la disposition géométrale des formes, mais aussi à l’utilité fonctionnelle des objets, demeure pour lui incompréhensible, inaccessible. L’aveugle compense, supplée, il se « dédommage de cette perte » en excellant dans ce qu’il lui reste : on ne fait pas meilleur géomètre que lui. Mais le meilleur de l’œil est perdu pour lui, cette expérience sensible du Beau que ne modélise aucun discours.

II. Poétique de la réversion, entrelacs du regard

La logique du supplément marque ici ses limites et cède le pas à un second ressort du texte, fondé sur le pivotement, la réversibilité, le retournement. De la « disposition » des objets, on passe au dispositif de la vision, fondé sur l’aller-et-retour de l’œil et du regard : à l’œil qui se pose sur l’objet répond le regard qui fait retour depuis l’objet ; ça me regarde, ça montre. Ce phénomène de retour, de ce qui est regardé vers l’œil qui le regarde, est inaccessible à l’aveugle. Mais l’aveugle, par son incompréhension, en pointe l’existence. Par l’aveugle, Diderot met en évidence la monstration du visible, qui manifeste à l’œil le Beau en tant qu’il relève du « ça montre », en tant qu’il est un phénomène de retour, en tant qu’il est l’informe autour de quoi, dans la vision, ça tourne.

Il faut prendre en compte tous les niveaux du texte où se joue cette réversion. Il y a d’abord l’écriture diderotienne du chiasme, qui retourne les termes et défait les suppléments ; par le chiasme, le discours entre dans une logique du visible. Ce faisant, le chiasme fait rater l’expérience.

Puis ce sont les ratés de l’expérience, ce passage au point de vue de l’aveugle qui aveugle la question du point de vue et fait surgir, au-delà des discours modélisateurs, non seulement l’irréductibilité scopique du visible, mais conjointement à elle la brutalité du réel.

Ce retournement du réel constitue le troisième niveau du texte, le plus radical dans ses enjeux et ses implications : il est le moment de la révolte de l’aveugle, de son face à face avec la loi, loi des hommes et loi de Dieu, qu’il nie et défie de toutes ses forces.

Chiasmes

La prédilection de Diderot pour le chiasme a été remarquée depuis longtemps, non seulement comme caractéristique du style de Diderot, mais comme forme même de sa pensée dialogique17. Le chiasme constitue la structure de base du passage de l’écriture d’une logique discursive à une logique du dispositif. Donnons quelques exemples. Le brouillage des définitions de l’aveugle confronté d’une part à la surface plane du miroir, d’autre part à l’illusion de profondeur donnée par la peinture en trompe-l’œil donne lieu à la formulation suivante :

« il était tenté de croire que, la glace peignant les objets, le peintre pour les représenter, peignait peut-être une glace. » (P. 22.)

Le chiasme, qui inverse le syntagme « la glace peignant » en « peignait une glace », figure l’effet-retour de la vision, mais le figure du point de vue de l’aveugle, c’est-à-dire dans le vertige d’une formulation incompréhensible. La phrase échappe à la logique d’un développement linéaire puisque le chiasme oblige à la visualiser dans l’espace, comme superposition, comme croisement de termes. Par le passage au dispositif, le texte se matérialise ainsi comme orée du visible. Dans la nasse du chiasme est saisi ce pivot incompréhensible autour duquel la vision fait retour pour manifester la beauté, ici la beauté de la peinture saisie d’abord comme vertige face à l’illusion de profondeur.

Même lorsqu’il semble ne pas du tout traiter de la vision, le chiasme rend compte de cette même irréductibilité phénoménologique autour de quoi se produit l’effet-retour, et dont la dimension scopique n’est que l’une des manifestations. La comparaison de l’aveugle avec les voyants est par exemple superposée à la comparaison des animaux, privés de raison, avec l’homme, animal raisonnable. Or de même que l’aveugle-né ne désire pas la vue comme une faculté supérieure à toutes celles qu’il possède par ailleurs et qu’il a développées en fonction de son handicap18, il n’y a aucune raison pour que les animaux soient convaincus de la supériorité de l’homme sous prétexte que la raison serait une faculté supérieure à leurs divers attributs. Diderot formule ainsi ce point de vue :

« tous les animaux, nous accordant volontiers une raison avec laquelle nous aurions grand besoin de leur instinct, se prétendront doués d’un instinct avec lequel ils se passent fort bien de notre raison » (p. 23).

Le chiasme produit par l’interversion des mots « raison » et « instinct » figure le retournement de point de vue, la prise de parole dans le face à face de ceux à qui la parole ne devait pas être donnée, de ces Autres, animaux ou aveugles, frappés par la soustraction et renvoyant justement cette soustraction dans l’autre camp, le nôtre. Le chiasme figure donc l’effet retour de ce qui est vu, le pivotement du videntur autour de la négation d’un manque, par le passage de « nous aurions grand besoin de » à « ils se passent fort bien de ». Ce qui est vu et retourné, c’est l’instinct des animaux : l’instinct était regardé comme défaut de raison, comme pure soustraction ; il fait retour comme apanage des animaux, comme ce qui nous manque. L’instinct est ce qui échappe aux modélisations géométrales de la raison ; son irréductibilité est du même ordre que l’irréductibilité scopique dont la beauté est le symptôme.

Figure tirée de la Dioptrique de Descartes (Diderot, Lettre sur les aveugles 1749)
Figure 1 : Gravure de l’édition originale de la Lettre sur les aveugles de Diderot
L’aveugle aux bâtons (Descartes, Dioptrique, 1637)
Figure 2 : Gravure de l’édition originale de la Dioptrique de Descartes

Dans le glissement du premier chiasme vers le second, du relief de la glace vers l’instinct des animaux, se dessine le détournement proprement diderotien de la question esthétique, et, par lui, l’enjeu fondamental de la Lettre sur les aveugles : la question du Beau, marquant la limite du discours cartésien, de ses modélisations géométrales et de sa logique du supplément, ouvre l’entretien philosophique au dispositif, un dispositif fondé sur le retournement dans le face à face. Toute une économie de la révolte se met alors en branle dans le texte, dont les enjeux ne sont plus la seule définition du Beau, ou du visible, mais la représentation même du monde dans son rapport avec la loi.

On aura compris que la révolte contre les représentations traditionnelles, socialement admises et instituées, du monde, visait d’abord Descartes. La première planche illustrée de la Lettre s’intitule « Figure tirée de la Dioptrique de Descartes » et représente un homme aux yeux bandés tenant deux bâtons dans ses mains. Elle vient en regard du texte suivant de la Lettre, que nous avons déjà cité :

« Madame, ouvrez la Dioptrique de Descartes, et vous y verrez les phénomènes de la vue rapportés à ceux du toucher, et des planches d’optique pleines de figures d’hommes occupés à voir avec des bâtons. » (P. 21.)

L’aveugle aux bâtons (Descartes, De l’Homme, 1664)
Figure 3 : Gravure de l’édition originale du Traité de l’homme de Descartes (fig. 15)
L’aveugle aux bâtons (Descartes, De Homine, 1662)
Figure 4 : Gravure de la traduction latine du Traité de l’homme de Descartes. De homine, figuris et latinitate donatus a Flor. Schuyl. Lugd.-Batav., ex offic. Hackiana, 1664

Le rapport du texte et de l’image n’est pas évident. En principe, ce n’est pas avec deux, mais avec un bâton, beaucoup plus long, que l’aveugle supplée à la défaillance de ses yeux. Or les petits bâtons de l’image ne touchent ni le sol, ni aucun objet : ceci n’a donc rien à voir avec la canne blanche ; ces bâtons ne cherchent pas à voir un objet.

En revanche, ils sont croisés. Comment ne pas y retrouver la figure du chiasme, prise ici dans sa dimension proprement phénoménologique de figuration de la vision, de ce que M. Merleau-Ponty désigne comme l’entrelacs de l’œil et du regard ? Reportons-nous à la Dioptrique (1637). Les planches n’y sont pas « pleines de figures d’hommes occupés à voir avec des bâtons19 ». L’exagération diderotienne dissimule une référence précise au sixième discours, intitulé « De la vision », où une figure représente un aveugle tenant dans chaque main un bâton. Au-delà du point E où les deux bâtons se croisent, leur continuité n’est plus figurée que par des pointillés. Le lecture du texte éclaire le sens de ces pointillés : les bâtons de l’aveugle cartésien sont en fait des bâtons virtuels matérialisant des lignes directrices, des axes constituant un repère dans l’espace. Descartes commence par expliquer le rapport de la vision avec le toucher :

« Pour la situation, c’est-à-dire le côté vers lequel est posée chaque partie de l’objet au respect de notre corps, nous ne l’apercevons par autrement par l’entremise de nos yeux que par celle de nos mains » (p. 704).

Autrement dit, pour situer un objet dans l’espace, nos yeux procèdent comme nos mains, par la mise en relation de la position de notre corps avec la position de l’objet. Cette mise en relation est décrite par Descartes de la façon suivante :

« Comme, lorsque l’aveugle, dont nous avons déjà tant parlé ci-dessus, tourne sa main A vers E, ou C aussi vers E, les nerfs insérés en cette main causent un certain changement en son cerveau qui donne moyen à son âme de connaître, non seulement le lieu A ou C, mais aussi tous les autres qui sont en la ligne droite AE ou CE, en sorte qu’elle peut porter son attention jusques aux objets B et D, et déterminer les lieux où ils sont, sans connaître pour cela ni penser aucunement à ceux où sont ses deux mains. Et ainsi, lorsque notre œil ou notre tête se tournent vers quelque côté, notre âme en est avertie par le changement que les nerfs insérés dans les muscles, qui servent à ces mouvements, causent en notre cerveau. » (P. 705.)

L’aveugle utilise donc ses mains comme des axes d’abscisses (AE) et d’ordonnées (CE) à partir desquels déterminer les coordonnées d’un objet B ou D dans l’espace. Les bâtons matérialisent ces axes. Selon Descartes, les yeux procèdent de la même façon, mais abstraitement, chacun des deux yeux constituant pour le cerveau respectivement un axe d’abscisses et un axe d’ordonnées. On remarque que l’aveugle cartésien, comme le voyant, déplacent leurs axes par rapport aux objets de façon à n’utiliser que les abscisses, ou que les ordonnées, ce qui permet à Descartes, malgré la présence embarrassante des deux yeux, de réduire l’espace de la vision à une ligne et d’évacuer l’effet retour de la vision :

« La vision de la distance ne dépend, non plus que celle de la situation, d’aucunes images envoyées des objets, mais, premièrement, de la figure du corps de l’œil » (pp. 705-706).

Identifiée d’abord à un problème de localisation dans l’espace, la vision est ainsi placée sous le contrôle du cerveau, qui modélise formes et distances à partir de la propre forme du fond de l’œil. La vision est active ; elle ne se fait que dans un sens et ne se conçoit que totalement maîtrisée par le sujet regardant.

Ce que Diderot introduit, dès l’exergue de la Lettre on l’a vu, c’est la passivation du videntur, cette dimension du visible qui échappe à la maîtrise de l’intellect. Les deux bâtons croisés de l’aveugle diderotien deviennent, dans ce nouveau contexte, incompréhensibles. Bâtons pleins jusqu’au bout, ils n’ouvrent à aucune virtualité, à aucune modélisation abstraite. Privés de points A, B, C, etc, ils ne géométrisent plus aucun espace et se contentent de figurer la présence irréductible de ce croisement par quoi quelque chose fait retour.

Révoltes

Le discours révolté de l’aveugle Saunderson est préparé par une querelle de jeunesse entre l’aveugle du Puiseaux et l’un de ses frères :

« Impatienté des propos désagréables qu’il en essuyait, il saisit le premier objet qui lui tomba sous la main, le lui lança, l’atteignit au milieu du front, et l’étendit par terre.
Cette aventure, et quelques autres le firent appeler à la police. Les signes extérieurs de la puissance qui nous affectent si vivement n’en imposent point aux aveugles. Le nôtre comparut devant le magistrat, comme devant son semblable. Les menaces ne l’intimidèrent point. “Que me ferez-vous, dit-il, à M. Herault, — je vous jetterai dans un cul de basse-fosse, lui répondit le magistrat. — Eh, Monsieur, lui répliqua l’aveugle, il y a vingt-cinq ans que j’y suis. » (P. 24.)

De façon inattendue pour son frère, l’objet que lui lance l’aveugle atteint droit à son but, car « notre aveugle adresse au bruit » ; quant à la réponse lancée à Hérault de Vaucresson, le terrible lieutenant de police grand pourfendeur de jansénistes et de convulsionnaires, elle fait mouche. Le face à face avec l’aveugle connaît un retournement de situation imprévu.

Cette brutalité de l’objet et de la réplique fait irruption au cœur de la réversion comme dimension barbare de l’homme, irréductible à la rationalité cartésienne. En l’aveugle outragé, c’est la bête blessée qui répond. Dans ce texte qui ne cède jamais à l’apitoiement sur les infirmités, le cri que suscite la douleur de vivre le handicap se retourne en bravade héroïque. Diderot conclut ainsi l’anecdote :

« Nous sortons de la vie, comme d’un spectacle enchanteur ; l’aveugle en sort ainsi que d’un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui, convenez qu’il a bien moins de regret à mourir. »

Ce qui fait défaut à l’aveugle, c’est la beauté comprise comme merveille du monde, le « spectacle enchanteur » qui pour lui se réduit à un cachot. Ce que nous avons devant les yeux, et qui est de l’ordre de la jouissance, d’une jouissance continue identifiée au désir et au bonheur de vivre, cette expérience sensible, intime, journalière de la beauté visible du monde lui est soustraite.

L’aveugle se moque de voir ou de ne pas voir des objets avec des yeux. Ce qui lui fait vraiment défaut, c’est la jouissance de la vision, la privation du « spectacle enchanteur ». Plus explicite, Saunderson conclut en mourant : « Je renonce sans peine à une vie qui n’a été pour moi qu’un long désir, et qu’une privation continuelle. » (P. 54.)

Pourtant là encore les choses se retournent. Le défaut de jouissance ouvre l’aveugle au détachement philosophique. Rien ne le retient, rien ne l’offusque. Le défaut de la beauté ouvre à la vérité du monde.

Diderot avance très progressivement sur ce terrain. Il commence par suggérer que la soustraction de la vision a pour l’aveugle des conséquences métaphysiques et morales sur lesquelles il vaudrait mieux peut-être jeter le voile :

« Notre métaphysique ne s’accorde pas mieux avec la leur. Combien de principes pour eux qui ne sont que des absurdités pour nous, et réciproquement. Je pourrais entrer là-dessus dans un détail qui vous amuserait sans doute ; mais que de certaines gens qui voient du crime à tout, ne manqueraient pas d’accuser d’irréligion ; comme s’il dépendait de moi de faire apercevoir aux aveugles, les choses autrement qu’ils ne les aperçoivent. Je me contenterai d’observer une chose dont, je crois qu’il faut que tout le monde convienne ; c’est que ce grand raisonnement qu’on tire des merveilles de la nature, est bien faible pour des aveugles. » (P. 28.)

Au cœur de la subversion métaphysique, c’est bien l’absence du Beau compris comme merveille du monde qui fait son œuvre. La soustraction du Beau ne déconstruit plus la seule modélisation géométrale et cartésienne de la vision, mais l’ensemble de l’armature métaphysique sur laquelle repose notre monde. Diderot demeure encore vague, mais suggère déjà que les fondements de la religion sont attaqués. Or là encore l’incompréhension de l’aveugle se retourne dans le face à face et ce qu’il n’aperçoit pas cesse d’être traité comme manque pour ouvrir au contraire à une réévaluation du réel appuyée sur ce vide, sur cette négation inaugurale.

« Combien de principes pour eux qui ne sont que des absurdités pour nous, et réciproquement. » Par cette réciprocité qui ouvre la possibilité d’un chiasme, c’est-à-dire d’une vision, l’aveugle n’est plus définitivement celui qui ne sait pas ou celui qui sait moins. Le dispositif opère la réversion du manque, le pivotement autour du videntur : l’aveugle est vu ne pas savoir, et cette soustraction donnée à voir se retourne en fondation d’un autre savoir, matérialiste et athée. Or la soustraction porte précisément sur le Beau, sur cette absence terrible pour l’aveugle abandonné par la Nature à sa propre nature défectueuse, abandonné par la Beauté aveugle du monde à la monstruosité sensible de sa condition.

Mais il faut attendre la scène des derniers moments de Saunderson et la brutalité sans merci de son dialogue, sur son lit de mort, avec le pasteur Holmes, pour que Diderot explicite le contenu de cette révolte :

« Le ministre commença par lui objecter les merveilles de la nature : “Eh ! Monsieur, lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi ! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres, et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher.” » (P. 48.)

La condamnation aux ténèbres rappelle le cul de basse-fosse de M. Hérault : la révolte de Saunderson est bien la même au départ que celle de l’aveugle du Puiseaux ; elle part de ce même raidissement dans la soustraction du Beau, dans le défaut de jouissance. Mais l’aveugle philosophe y superpose la résonance du fameux nisi immitam digitum évangélique : L’incrédulité de Saunderson récupère les paroles de l’incrédulité de saint Thomas. Le parallélisme cartésien de la vision et du toucher se retourne en mise en accusation de la révélation.

III. Du monstre esthétique au monstre idéologique

Intériorisation du discours monstrueux

Le retournement affecte le dispositif même. Le rapport de l’aveugle avec le discours institué s’inverse. Quant il s’agissait de la vision, le discours institué se situait du côté de l’aveugle : la modélisation géométrale, cartésienne, admise du visible, fondée sur l’identité de la vision et du toucher, constitue le monde de l’aveugle ; l’irréductibilité scopique de la vision, le Beau pris comme symptôme de cette irréductibilité sont des phénomènes extérieurs à l’aveugle, que la limite posée par son handicap pointe comme un supplément qui lui est définitivement étranger.

Au contraire, quand il s’agit de la révélation, le discours institué, traditionnel et permis que porte M. Holmes devient le discours extérieur à l’aveugle : le monde de l’aveugle est constitué par l’inquiétante étrangeté du matérialisme athée. Dieu y apparaît non plus comme un supplément incompréhensible ouvrant à un autre monde, mais comme une facilité intellectuelle qui décourage l’investigation et bride le savoir :

« Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme, nous disons aussitôt, c’est l’ouvrage d’un Dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins : ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d’orgueil et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier, laissons-le pour ce qu’il est, et n’employons pas à le couper la main d’un Être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier. » (P. 49.)

Bien sûr, ce discours de Saunderson est présenté comme un discours aveugle au même titre que le discours cartésien sur le visible ; il est réfuté par Diderot aussitôt Saunderson mort (pp. 52-53). Mais l’interversion des positions respectives du discours nouveau et du discours institué dans le face à face de l’aveugle et du voyant déconstruit ce parallélisme. Le dispositif de la Lettre induit hors-discours un retournement. La Lettre ne peut qu’exhiber la vérité de l’aveugle ; ce qui reste ici, autour de quoi ça tourne, la donnée irréductible du réel à partir de laquelle s’opère la réversion constitutive du dispositif, c’est cette anti-profession de foi de l’aveugle mourant, l’horrible vérité de ce discours monstrueux. Le ça qui se retourne, Saunderson le figure par l’image du nœud.

Autant le discours de la Dioptrique éloignait l’aveugle du réel auquel il substituait un espace mathématique abstrait, autant le discours matérialiste de Saunderson ramène au contraire l’aveugle au cœur du réel, par l’évocation des monstres. Les monstres sont l’effet-retour, dans le réel, du discours théologique sur le Beau :

« Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibnitz, à Clark et à Neuton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n’étaient pas sans tête et les autres sans pieds ? Je puis vous soutenir que ceux-ci n’avaient point d’estomac, et ceux-là, point d’intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du cœur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu’il n’est resté que celles où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par elle-même et se perpétuer. » (P. 50.)

Au discours sur les merveilles de la nature, Saunderson répond donc par une évocation des monstres, au principe rationnel de la Création ordonnée du monde, il oppose un principe de hasard et d’anarchie. Le monstre devient ici la norme de ce que la nature produit ; ce qui dans la nature manifeste un certain ordre, une symétrie, une beauté et une stabilité dans son organisation constitue au contraire, pour Saunderson, l’exception momentanée. Par ce renversement, par ce coup de force, l’aveugle prend place dans le monde et y légitime sa monstruosité. Il exhibe sa monstruosité sensible face à la beauté aveugle, irréelle, de cette illusion de monde théologiquement ordonné. La réalité sensible, brutale, du monstre défait le discours de la beauté.

Le problème de Molyneux, ou l’œil comme dispositif

Après cette brutale mise en accusation du Beau par Saunderson sur son lit de mort, il semble que plus rien des jouissances propres au visible ne puisse être sauvé. Diderot reprend pourtant la question par un autre biais, le problème de Molyneux : il s’agit de savoir si l’aveugle-né, venant à jouir de la vue et voyant un cube et une sphère sans pouvoir les toucher, « pourra les discerner et dire quel est le cube et quel est le globe » (p. 56). Or le problème essentiel n’est pas pour l’aveugle de distinguer le cube de la sphère, mais, plus globalement, de savoir si l’aveugle pourra voir quelque chose et dans quelles conditions, dans quels délais. Le problème de Molyneux s’avère absurde et indécidable ; Diderot met en évidence une hypothèse implicite dans ce débat et il la récuse catégoriquement : en se demandant si l’aveugle qui distingue le cube de la sphère par le toucher distinguera, après son opération, le cube de la sphère par la vue, Molyneux subordonne implicitement la vue au toucher ; il fait de la vue un autre toucher, un toucher métaphorique, suivant en cela les modélisations de la Dioptrique cartésienne dont Diderot a marqué les limites. Le problème de Molyneux revient à savoir si l’aveugle effectuera spontanément la métaphore du tact au regard ou s’il devra se réapproprier cette métaphore par l’expérience nouvelle de ses mains conjointes à ses yeux.

Or la rencontre avec les « vrais » aveugles, ceux à qui on ne s’intéresse pas seulement une fois qu’ils sont devenus voyants, a fait émerger, nous l’avons vu, cette irréductibilité scopique de ce qui dans la vision fait retour et ne se traduit pas dans le toucher. Diderot radicalise et généralise sa position dans cette dernière partie de la Lettre, en montrant que l’irréductibilité est propre à chaque sens. L’œil distingue les formes par ses propres moyens, par la couleur notamment, des moyens qui n’ont rien à voir avec les modélisations géométrales du toucher.

L’œil est lui-même un dispositif. Il conviendra de laisser « tout le temps nécessaire aux humeurs de l’œil pour se disposer convenablement » (p. 63). Une fois l’opération de la cataracte achevée, seule cette disposition des parties rendra la vision possible. Par la déconstruction du problème de Molyneux, l’aveugle virtuel de Diderot est ainsi vu ne pas pouvoir voir, malgré son opération. Il voit mécaniquement, car l’abaissement chirurgical de la cataracte rétablit le champ géométral de la vision ; mais il ne voit pas physiologiquement tant que les humeurs, la cornée, la prunelle, la rétine ne sont pas accommodées à la vision. Ainsi achève de se retourner le videntur et d’être détourné l’exergue virgilien : possunt nec posse videntur, ils peuvent voir et nous voyons qu’ils ne le peuvent pas.

La beauté comme surface

La description par Diderot de cette spécificité physiologique du dispositif oculaire, où l’œil ne fonctionne plus comme le miroir cartésien mais dans le mouvement continuel des déformations, conformations, incurvations de ses parties molles, nous ramène de façon inattendue à l’évocation du beau : « il n’y a point de peintre assez habile pour approcher de la beauté et de l’exactitude des miniatures qui se peignent dans le fond de nos yeux » (p. 63). La belle miniature est la nouvelle beauté, dans cette sémiologie du dispositif qui prend peu à peu possession du texte. Cette beauté qui se projette sur le fond de l’œil n’a plus rien à voir avec la merveille théologique d’un monde créé ; elle est l’identité rigoureuse, photographique « de la représentation à l’objet représenté » (ibid.). C’est une beauté non plus d’admiration, mais de rapport.

Mais surtout la nouvelle beauté, dans le dispositif physiologique de l’œil comparé à un peintre en miniatures, est une beauté de surface. Elle se peint « dans le fond de nos yeux », elle est la « toile » d’un « tableau » intérieur. La beauté a à voir avec un imaginaire des surfaces.

Cet imaginaire des surfaces qui modélise la beauté en tant qu’elle est comprise dans le dispositif de la vision est un imaginaire accessible à l’aveugle. Il figure matériellement, pour l’aveugle, la limite face à l’irréductible. La surface du miroir, pour l’aveugle du Puiseaux, était le point de départ de l’énigme du visible. Quant à Saunderson, il avait fait preuve d’une sorte de voir-peau, il avait tenté de faire de tout son corps une surface sensible suppléant à l’absence, chez lui, des organes de la vue :

« Saounderson voyait donc par la peau ; cette enveloppe était donc en lui d’une sensibilité si exquise, qu’on peut assurer qu’avec un peu d’habitude, il serait parvenu à reconnaître un de ses amis, dont un dessinateur lui aurait tracé le portrait sur la main, et qu’il aurait prononcé sur la succession des sensations excitées par le crayon ; c’est Monsieur un tel. Il y a donc aussi une peinture pour les aveugles ; celle à qui leur propre peau servirait de toile. » (P. 47.)

Cette sensibilité paradoxale de l’aveugle, dont la peau devient support de la peinture du monde et pour qui la jouissance esthétique se matérialise en un délicat frissonnement de toute son enveloppe corporelle, prépare l’avènement d’une fantasmatique des surfaces, des membranes, des parois. L’expérience exquise du voir-peau se retourne en effet en la représentation angoissée d’une peau murant le corps de l’homme, obstruant sa bouche. Saunderson en fait l’hypothèse, lorsqu’il évoque les monstres que la nature est capable de produire :

« si le premier homme eût eu le larynx fermé, eût manqué d’aliments convenables, eût péché par les parties de la génération, n’eût point rencontré sa compagne, ou se fût répandu dans une autre espèce, M. Holmes, que devenait le genre humain ? il eût été enveloppé dans la dépuration générale de l’univers » (p. 51).

Le larynx fermé, c’est l’impossibilité de crier. La succession des hypothèses monstrueuses pose une série d’équivalences fantasmatiques : si le larynx est fermé, le cri ne peut sortir ; de là on passe à la nourriture qui ne peut rentrer, puis à la pénétration qui ne peut se faire. L’homme est monstrueusement imaginé comme pure surface. Il glisse alors dans la défécation universelle, c’est-à-dire dans la réversion des absorptions ou pénétrations impossibles. Il ne glisse pas d’ailleurs, il est enveloppé, surface prise dans une autre surface.

Cet imaginaire des surfaces rejaillit dans un tout autre contexte, au cours d’une expérience imaginée par Diderot :

« Si l’on vous plaçait à votre insu, entre le pouce et l’index, un papier ou quelque autre substance unie, mince et flexible, il n’y aurait que votre œil qui pût vous informer que le contact de ces doigts ne se ferait pas immédiatement. J’observerai en passant qu’il serait infiniment plus difficile de tromper là-dessus un aveugle, qu’une personne qui a l’habitude de voir. » (Pp. 62-63.)

Une fois de plus, par cette expérience, Diderot prouve que le toucher ne rend pas compte de tout ce qui est accessible par la vue : l’œil voit mais les doigts ne sentent pas la feuille placée entre le pouce et l’index. Pourtant l’expérience se retourne immédiatement contre elle-même : l’aveugle, dont la sensibilité tactile est plus développée, sentira la feuille que le voyant n’aura pas remarquée. Quelque chose se retourne donc autour d’une surface, autour de cette « substance unie, mince et flexible » qui figure à la fois la limite du visible et du tactile et, chaque fois, renvoie à leurs respectifs excédents irréductibles.

Enfin, dans le problème de Molyneux, Diderot substitue subrepticement le cercle à la sphère, le carré au cube parce que, dit-il,

« celui qui se sert de ses yeux pour la première fois, ne voit que des surfaces et qu’il ne sait ce que c’est que saillie ; la saillie d’un corps à la vue consistant en ce que quelques-uns de ses points paraissent plus voisins de nous que les autres » (p. 69).

Ce terme de saillie est étrange, au lieu du mot relief, utilisé à plusieurs reprises dans la Lettre. Comment n’y pas percevoir l’écho d’une signifiance, de cette autre saillie qui, selon Trévoux, « se dit aussi en parlant de l’accouplement de quelques animaux ». Ce verbe actif « est synonyme de couvrir, & se conjugue comme saillir terme d’hydraulique ». Nous sommes décidément en pleine physique des fluides : la description physiologique du dispositif oculaire et de ses humeurs y conduisait. Et Saunderson n’avait-il pas glissé du voir-peau au larynx fermé, puis à quelque péché dans la conformation des « parties de la génération » ?

La surface comme jouissance subversive

Une continuité fantasmatique s’esquisse ainsi entre la belle surface que le monde imprime en miniature au fond de l’œil et la surface qui marque la limite entre la modélisation cartésienne du regard et la dimension non modélisable de ce qui, dans le visible, relève d’une irréductibilité scopique. La surface est à la fois le support et le modèle de la vision ; elle intervient techniquement et symboliquement dans sa description phénoménologique. Par cette double articulation, à la fois structurale et signifiante, la surface constitue un dispositif à partir duquel Diderot déploiera tout un imaginaire sexualisé de la membrane, en tant que tout à la fois elle corporise, fétichise les modélisations de l’ancien monde, logocentrique et cartésien, et, par cette fétichisation, dépasse et retourne ces modélisations.

L’imaginaire de la membrane a à voir par là à la fois avec la formalisation idéale, mais réductrice, du Beau et avec son dépassement, son retournement monstrueux, par lequel penser une refondation symbolique. Cette fonctionalité des surfaces mises en œuvre dans la Lettre sur les aveugles s’éclaire lorsque ce texte est mis en relation avec son corollaire romanesque, Les Bijoux indiscrets.

Le rituel de l’anneau magique retourné, dans Les Bijoux, supplée, dans la monotonie même de sa répétition, à ce que Mangogul voudrait mais ne peut savoir de sa favorite : est-elle fidèle et, derrière cette interrogation, est-elle satisfaite ? Les essais sont donc, comme les expériences de la Lettre sur les aveugles, les suppléments d’une expérience inaugurale qui fait défaut. Ils scrutent le mystère du sexe féminin saisi dans son ambivalence de surface sensible et d’ouverture, ou autrement dit de locuteur lisse, plat, aux paroles sans feintes ni arrière-pensées, et de témoin en relief, portant un regard subversivement critique. Deux regards se croisent donc, celui de Mangogul et celui du sexe qui parle, à la lisière, à la surface sensible du sexe un instant ouvert à la parole. Ce croisement est celui-là même du regard que modélise la Lettre sur les aveugles.

Retrouver la beauté de la femme aimée suppose cet arrêt en deçà de l’enveloppe, de la membrane, ce suspens du regard, ce respect de l’autre sexe. A l’autre bout de l’œuvre de Diderot, le marquis des Arcis, dans l’histoire de Mme de la Pommeraie, fait la même expérience et affronte le même face à face que le Mangogul des Bijoux.

Au commencement de la Lettre sur les aveugles celle qui se soustrait à l’œil de l’observatrice, c’est la demoiselle Simoneau opérée par Réaumur, une Simoneau que Diderot changera en Suzanne Simonin, révoltée contre le voile qui l’obstrue dans La Religieuse : même voile-membrane où se joue la jouissance féminine, jusqu’à l’hystérie homosexuelle de la supérieure de Sainte-Eutrope.

L’addition de 1782 à la Lettre sur les aveugles rétablit in extremis, en fin de texte, la présence de la belle vierge aveugle, Mlle de Salignac, la nièce de Sophie Volland. La femme sans yeux nous est alors donnée à voir, dans sa monstrueuse beauté.

Il ne s’agit pas tant ici de l’autre jouissance où résiderait le secret d’un savoir féminin que, face à la saillie géométrale, dans le frémissement de la membrane, du ressort profond de toute pensée subversive. C’est toujours ce moment qui, en dernier ressort, est donné à voir comme le moment théâtral d’un ressaisissement poétique :

« Le malade était assis ; voilà sa cataracte enlevée, Daviel pose sa main sur des yeux qu’il venait de rouvrir à la lumière. Une femme âgée, debout à côté de lui, montrait le plus vif intérêt au succès de l’opération, elle tremblait de tous ses membres à chaque mouvement de l’opérateur. Celui-ci lui fait signe d’approcher et la place à genoux en face de l’opéré ; il éloigne ses mains, le malade ouvre les yeux, il voit, il s’écrie : Ah! c’est ma mère !… » (Pp. 97-98.)

Du tremblement maternel au face à face aveuglé, puis à la vision et au cri, ce qui se révèle dans cette scène de la vision, dans sa beauté irréductible, ce sont les retrouvailles avec le lien archaïque, cette vision puissante, au-delà du beau et du monstrueux, de la mère-surface qui enveloppe, et qui chez Diderot fonde la pensée matérialiste.

Notes

1

Entreprenant une reconstruction généalogique de ces différentes confrontations, Jacques Chouillet y dégage avec netteté que la théorisation idéalisante du Beau est pour Diderot dès le départ affrontée à son envers matérialiste, la réflexion sur les monstres (Jacques Chouillet, La Formation des idées esthétiques de Diderot, Armand Colin, 1973, pp. 52-55 à propos de l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury et de sa traduction/commentaire par Diderot ; pp. 133-138 à propos de la Lettre sur les aveugles ; p. 277 à propos de l’article Beau de l’Encyclopédie ; p. 389 à propos de l’article Imparfait).

2

Essai sur le mérite et la vertu, 2e partie, 3e section, DPV I 322-323. Nous donnons toutes les références à Diderot dans l’édition des œuvres complètes publiée chez Hermann, dite édition DPV du nom de ses fondateurs, H. Dieckmann, J. Proust et J. Varlot.

3

« J’appelle donc beau hors de moi tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports ; & beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée. » (article Beau, DPV VI 156.) Sur le Beau comme rapport chez Diderot, voir Jacques Chouillet, op. cit., p. 110 (contexte philosophique) ; pp. 128-129 (les Principes d’acoustique) ; pp. 310-312 (l’article Beau).

4

Voir la digression sur Hercule et Antinoüs dans le Salon de 1765, DPV XIV 125-128, et « cette femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse », au début des Essais sur la peinture, DPV XIV 343-344 ;

5

Préambule du Salon de 1767, DPV XVI 64 (le fantôme) et 69-70 (le modèle idéal). Sur le modèle idéal, voir mon introduction au Paradoxe sur le comédien, A. Colin, 1992, et les références dans l’index.

6

Le désordre est la garantie de la réalité des expériences : « Voilà, Madame, des circonstances assez peu philosophiques, mais par cette raison même plus propres à vous faire juger, que le personnage dont je vous entretiens n’est point imaginaire. » (P. 18.) 
Au désordre de l’expérience correspond le désordre de l’entretien : « Nous voilà bien loin de nos aveugles, direz-vous ; mais il faut que vous ayez la bonté, Madame, de me passer toutes ces digressions : je vous ai promis un entretien, et je ne puis vous tenir parole sans cette indulgence. » (P. 45.) Voir aussi, à la fin de la Lettre : « Et toujours des écarts, me direz-vous. Oui, Madame, c’est la condition de notre traité. » (P. 66.) Puis, par antiphrase, « je passerai, Madame, sans digression » (p. 68). Enfin, la dernière phrase : « il y a deux heures que j’ai l’honneur de vous entretenir, sans m’ennuyer et sans vous rien dire » (p. 72). 
Non seulement l’écriture est digressive, mais le discours est fragmentaire. Diderot présente ainsi les ultima verba de l’aveugle Saunderson, qui constituent pourtant le point culminant de la Lettre : « ils eurent ensemble un entretien sur l’existence de Dieu dont il nous reste quelques fragments » (p. 48). Quant aux additions, présentées comme la succession de huit fragments, elles s’ouvrent ainsi : « Je vais jeter sans ordre sur le papier des phénomènes » (p. 95).

7

« les observations d’un homme aussi célèbre ont moins besoin de spectateurs, quand elles se font ; que d’auditeurs, quand elles sont faites » (p. 17). La Lettre supplée donc les observations, qui elles-mêmes suppléent le spectacle.

8

Diderot, reprenant une réflexion des Eléments d’algèbre de Saunderson, suggère que « l’aveugle-né aperçoit les choses d’une manière beaucoup plus abstraite que nous » (p. 32) ; d’une façon plus générale, les aveugles « voient la matière d’une manière beaucoup plus abstraite que nous » (p. 28).

9

La manie de l’ordre est l’un des premiers traits que Diderot relève dans sa description de l’aveugle du Puiseaux : « Son premier soin est de mettre en place tout ce qu’on a déplacé pendant le jour ; et quand sa femme s’éveille, elle trouve ordinairement la maison rangée. » (P. 19.)

10

« Les épingles à grosse tête ne se plaçaient jamais qu’au centre du carré ; […] Le chiffre 1 était représenté par une épingle à petite tête, placée au centre du carré […] Le chiffre 2 par une épingle à grosse tête placée au centre du carré, et par une épingle à petite tête placée sur un des côtés au point 1 » (et ainsi de suite jusqu’au chiffre 9, voir pp. 35-36). Plus loin, pour poser une addition : « Je place le second nombre sur la seconde rangée de carrés […]. Je place le troisième nombre sous la troisième rangée de carrés, et ainsi de suite » (p. 38). Ce même verbe placer servira dans les Salons à établir l’organisation géométrale des tableaux que Diderot décrit.

11

La machine de Sauderson apporte à l’interlocutrice de la Lettre un savoir qui supplée à celui qui faisait liminairement défaut : « Vous ne seriez pas fâchée qu’on vous en fît l’explication, pourvu que vous fussiez en état de l’entendre ; et vous allez voir, qu’elle ne suppose aucune connaissance que vous n’ayez, et qu’elle vous serait très utile, s’il vous prenait jamais envie de faire de longs calculs à tâtons. » (P. 35.)

12

« vous êtes surpris de ce que je fais, et pourquoi ne vous étonnez-vous pas de ce que je parle ? », remarque l’aveugle du Puiseaux (p. 25). A quoi Diderot enchérit : « il faut avouer conséquemment qu’un aveugle-né doit apprendre à parler plus difficilement qu’un autre, puisque le nombre des objets non sensibles étant beaucoup plus grand pour lui, il a bien moins de champ que nous pour comparer et pour combiner » (p. 26).

13

Pour le miroir, « Descartes aveugle-né, aurait dû, ce me semble, s’applaudir d’une pareille définition » (p. 20). Pour les yeux, « Cette réponse nous fit tomber des nues, et tandis que nous nous entreregardions avec admiration… » (p. 21).

14

« Je lui demandai ce qu’il entendait par un miroir ; « une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief, loin d’elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle. » (P. 20.)

15

Pour l’aveugle, l’œil est « un organe sur lequel l’air fait l’effet de mon bâton sur ma main » (p. 21).

16

« La facilité que nous avons de créer, pour ainsi dire, de nouveaux objets, par le moyen d’une petite glace, est quelque chose de plus incompréhensible pour eux, que des astres qu’ils ont été condamnés à ne voir jamais. » (P. 28.) Contrairement à l’astronomie, qui se prête parfaitement à la réduction et à la modélisation géométrale, l’illusion du relief sur la surface plane du miroir demeure pour l’aveugle la chose la plus incompréhensible dans la vision.

17

Voir Georges Daniel, Le Style de Diderot, Droz, 1986, chapitre IV, « Le thème d ela réversibilité » ; et Jean Starobinski, « Sur l’emploi du chiasme dans Le Neveu de Rameau », Revue de métaphysique et de morale, n°89, 1984, A. Colin, pp. 182-196.

18

Diderot vise ainsi la première phrase et, par là, le présupposé théorique de la Dioptrique : « Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n’y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent être. » (Descartes, œuvres philosophiques, I, éd. F. Alquié, Classiques Garnier, p. 651.)

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Diderot pourrait bien confondre avec le Traité de l’homme, où ces planches avec bâtons croisés sont plus nombreuses.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Beauté aveugle et monstruosité sensible : le détournement de la question esthétique chez Diderot (La Lettre sur les aveugles) », La Beauté et ses monstres dans l’Europe baroque 16e-18e siècles, dir. Line Cottegnies, Tony Gheeraert, Gisèle Venet, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2003, p. 61-78.

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