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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Dépréciation de la décoration : De la Poésie dramatique (1758) », L’Œil révolté, J. Chambon, 2007, III, p. 255-275.

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Ressources externes

Au chapitre XIX du discours De la poésie dramatique, qui paraît avec Le Père de famille l’année d’après Le Fils naturel, en mai 1758, Diderot insiste à nouveau sur la nécessité de dépouiller la scène de tout décor chargé :

La peinture théâtrale s’interdira beaucoup de choses, que la peinture ordinaire se permet. Qu’un peintre d’atelier ait une cabane à représenter, il en appuiera le bâti contre une colonne brisée ; et d’un chapiteau corinthien renversé, il en fera un siège à la porte. En effet il n’est pas impossible qu’il y ait une chaumière, où il y avait auparavant un palais. Cette circonstance réveille en moi une idée accessoire qui me touche, en me retraçant l’instabilité des choses humaines. Mais dans la peinture théâtrale, il ne s’agit pas de cela. Point de distraction. Point de supposition qui fasse dans mon âme un commencement d’impression autre que celle que le poète a intérêt d’y exciter.
Deux poètes ne peuvent se montrer à la fois avec tous leurs avantages. (p. 1333-1334 ; DPV X 405.)

La comparaison entre théâtre et peinture est motivée ici, bien sûr, par le sujet : c’est après tout le même peintre qui peint décors et tableaux, la scène picturale autonome et l’accessoire pictural au fond de la scène de théâtre1. Le parallèle entre grande peinture et peinture de décoration traverse tout le Discours de la poésie dramatique2, alors que les « tableaux » évoqués dans les Entretiens sur le Fils naturel étaient des tableaux vivants, sans référence immédiate à la peinture.

Le décor n’est pas la scène de théâtre, dont il ne fait que circonscrire les limites. Diderot imagine comme exemple l’entrée d’une cabane3. Le peintre y ajoutera aussitôt un objet de focalisation, sur lequel fixer la méditation sur les ruines. Le chapiteau renversé est le point de cristallisation dans l’image à partir duquel déployer un discours (« Cette circonstance réveille en moi une idée accessoire… ») : à l’accessoire visuel correspond l’accessoire discursif4.

Pourtant, cet objet est ruiné : le « chapiteau corinthien renversé » introduit à la poétique des ruines et à la méditation sur l’écroulement des empires. Il dissémine la pensée et se dissémine lui-même selon un processus métonymique : c’est un chapiteau pour un palais, un palais pour un empire. Diderot introduit ce chapiteau dans le décor pour le supprimer aussitôt : de la part du spectateur, il ne faudrait « point de distraction », prenons garde « qu’il n’y ait point de supposition »… peint sur le décor, le chapiteau risquerait de détourner l’attention du public de la scène vivante et jouée. À cette menace de dissémination, correspond la dissémination de l’objet, du chapiteau ruiné puis supprimé.

Le chapitre « De la décoration » s’achève par la description du salon idéal :

Avez-vous un salon à représenter ? Que ce soit celui d’un homme de goût. Point de magots ; peu de dorure ; des meubles simples : à moins que le sujet n’exige expressément le contraire. (P. 1334.)

Au bout du compte, la scène de théâtre type, la voilà : le salon d’un homme de goût, un salon dépouillé, qui rompt avec le style rocaille mis en vogue par Mme de Pompadour. Le salon se superpose à la cabane, devant laquelle le chapiteau renversé a été supprimé : derrière le propos théorique, en apparence motivé par le seul souci d’efficacité artistique, se dessinent déjà les prises de position du philosophe critique d’art, contre Boucher et sa peinture de cour, contre une esthétique de la décoration qui évacuerait le réel : sous le salon, Diderot rappelle la cabane et, devant la cabane, le chapiteau renversé.

I. Contre le discours, l’effet visuel de la scène

En apparence, le propos du chapitre XI, « De l’intérêt », n’a rien à voir avec celui du chapitre XIX « De la décoration ». Aux conditions matérielles de la représentation (XIX) s’oppose la fabrication purement textuelle de la pièce par le poète (XI) : le poète intéresse le spectateur, s’adresse à lui ; le décorateur, qui ne doit pas entrer en concurrence avec le poète, s’adresse au poète, sert le texte que le poète a créé. Le chapitre XIX semble s’accommoder de cette dichotomie héritée de l’exclusion par Aristote du hors-texte théâtral. Elle est cependant radicalement remise en question au chapitre XI, le plus célèbre du Discours de la poésie dramatique.

Au début du chapitre « De l’intérêt », Diderot pose le problème dans les termes aristotéliciens, dont sont largement tributaires toutes les poétiques du temps.

Dans les pièces compliquées, l’intérêt est plus l’effet du plan que des discours ; c’est au contraire plus l’effet des discours que du plan, dans les pièces simples. Mais à qui doit-on rapporter l’intérêt ? Est-ce aux personnages ? Est-ce aux spectateurs ?
Les spectateurs ne sont que des témoins ignorés de la chose.
“Ce sont donc les personnages qu’il faut avoir en vue ?”
Je le crois. Qu’il forment le nœud sans s’en apercevoir ; que tout soit impénétrable pour eux ; qu’ils s’avancent au dénouement sans s’en douter. S’ils sont dans l’agitation, il faudra bien que je suive et que j’éprouve les mêmes mouvements. (P. 1306 ; DPV X 367-8)

L’opposition des « pièces compliquées » et des « pièces simples », c’est-à-dire avec ou sans péripéties, et corrélativement l’opposition du « plan » et des « discours », ou autrement dit de l’intrigue et de la tirade, renvoie directement au chapitre VI de la Poétique d’Aristote :

« De plus, si un poète met bout à bout des tirades qui peignent des caractères, parfaitement réussies dans l’expression et la pensée, il ne réalisera pas l’effet qui est celui de la tragédie (τὸ τῆς τραγῳδίας ἔργον), au contraire d’une tragédie qui se montrerait inférieure sur ces points mais qui comporterait une histoire et un système de faits (μῦθος καὶ σύστασις πραγμάτων) ; ajoutons que ce qui exerce la plus grande séduction dans la tragédie, ce sont des parties de l’histoire : les coups de théâtre et les reconnaissances. Voici, de plus, un indice : ceux qui débutent en poésie sont capables de fini dans l’expression et les caractères avant de savoir agencer le système des faits, et ce fut également le cas de presque tous les poètes primitifs. » (Aristote, Poétique, 50a29-38, trad. Dupont-Roc/Lallot, pp. 54-57.)

Pour Aristote, ce qui produit l’effet de la tragédie, ce par quoi elle intéresse le plus, ce ne sont pas les tirades mais l’agencement de l’intrigue : une histoire et un système de faits. Ce passage sert de fil conducteur à tout le début du Discours de la poésie dramatique : au chapitre V, Diderot prêchait la supériorité des « drames simples » sur les « drames composés » ; au chapitre VII, il reconnaissait la supériorité du génie dans le « plan » plutôt que dans le « dialogue » ou les « discours ».

Comme Aristote, Diderot pose bien ici la question de l’intérêt dramatique en termes d’effet (τὸ τῆς τραγῳδίας ἔργον) : effet du plan dans les pièces compliquées, effet des discours dans les pièces simples. Mais, par cette catégorisation, il neutralise en quelque sorte l’opposition aristotélicienne : les tirades font l’intérêt d’un certain type de pièces ; l’intrigue — d’un autre type. La catégorisation résout, pacifie l’opposition.

Diderot déplace le problème : l’effet d’une pièce n’est pas une affaire rhétorique d’agencement discursif ; c’est une question de rapport, ou autrement dit de relation esthétique : l’intérêt implique la mise en rapport de deux instances. Le poète ne doit pas tant se préoccuper de la manière dont sa pièce est écrite, que des personnes qu’il vise et à qui il s’adresse. Ces personnes avec qui le poète se met en rapport ne sont pas, paradoxalement, les spectateurs5, mais les personnages et, derrière eux, les acteurs qui par leur jeu vont les représenter. Quand il compose sa pièce, le poète ne doit pas s’adresser aux spectateurs (par exemple en leur faisant la morale), mais aux acteurs (à qui son texte doit fournir les indications nécessaires à leur jeu). D’où cette formule décisive, que l’intérêt doit être rapporté non aux spectateurs, mais aux personnages.

Quelle est la nature de ce rapport ? Ici encore, Diderot rompt avec la tradition aristotélicienne : le rapport qu’établit le poète, l’effet que produit la pièce, n’est pas d’ordre discursif. L’ordre du discours plonge dans l’invisibilité : le personnage avance vers le dénouement « sans s’en apercevoir » ; la fin de l’intrigue doit lui demeurer « impénétrable ».

Ce rapport n’est pas défini en termes de communication, de message à transmettre. Il s’agit d’un côté de ce qui doit demeurer « ignoré de la chose » (la scène doit ignorer les spectateurs), de l’autre de ce qu’« il faut avoir en vue » (l’acteur doit voir son personnage), c’est-à-dire d’un dispositif visuel : les personnages sont placés dans la lumière, en vue ; les spectateurs sont soustraits, relégués dans l’ombre, ignorés. Le poète dispose les personnages en vue des spectateurs ; l’effet du théâtre (ἔργον) tient à cette disposition (σύστασις) : effet visuel et spatial, qui occulte la logique discursive (μῦθος)6.

La communication, le message de la pièce sont donc indirects : ils passent par cette disposition. Une scène, donc, est donnée à voir. Un espace scénique est posé, parfaitement intelligible : « Tout doit être clair pour le spectateur. » On touche ici au paradoxe fondamental de ce chapitre IX : alors même que Diderot interdit radicalement le rapport au spectateur, à qui la pièce ne doit jamais s’adresser directement, il entend que les moindres secrets de l’intrigue lui soient livrés d’emblée, pour assurer la visibilité, l’intelligibilité parfaite de l’espace scénique. Le poète s’adresse donc bien au spectateur, à qui même il ne cache rien, mais il le fait à l’insu des personnages, qui demeurent dans la fiction que leurs monologues, leurs confidences, ne sont pas entendus du public. La communication discursive, le message verbal qui vise de fait le public, sont contredits par la non communication visuelle, qui maintient le spectateur dans la position du « témoin ignoré de la chose ».

Diderot suggère même que l’intérêt réside essentiellement au théâtre dans cette contradiction entre communication discursive et non communication visuelle. Il proscrit le coup de théâtre, pour le ménagement duquel une partie de l’histoire a dû longtemps rester cachée au spectateur. Aristote est ici encore visé, pour qui « ce qui exerce la plus grande séduction dans la tragédie, ce sont […] les coups de théâtre7 ». Le ressort dramaturgique aristotélicien, parce qu’il est appuyé sur l’histoire et non sur l’effet visuel de la scène, ne ménage qu’un effet éphémère, peu rentable en termes d’efficacité dramaturgique :

Le poète me ménage par le secret un instant de surprise ; il m’eût exposé, par la confidence, à une longue inquiétude.

Pour illustrer son propos, Diderot oppose deux scènes de la Zaïre de Voltaire : la première, fondée sur la reconnaissance, tire son intérêt des ressources d’une histoire restée cachée au spectateur ; la seconde, fondée sur le suspens dramatique, tire son effet de la contradiction entre ce que le spectateur voit et sait et ce que le personnage ne sait ni ne voit.

Lusignan ignore qu’il va retrouver ses enfants ; le spectateur l’ignore aussi. Zaïre et Nérestan ignorent qu’ils sont frère et sœur ; le spectateur l’ignore aussi. Mais quelque pathétique que soit cette reconnaissance, je suis sûr que l’effet en eût été beaucoup plus grand encore, si le spectateur eût été prévenu. Que ne me serais-je pas dit à moi-même, à l’approche de ces quatre personnages ? Avec quelle attention et quel trouble n’aurais-je pas écouté chaque mot qui serait sorti de leur bouche ? A quelle gêne le poète ne m’aurait-il pas mis ? Mes larmes ne coulent qu’au moment de la reconnaissance ; elles auraient coulé longtemps auparavant.
Quelle différence d’intérêt entre cette situation où je ne suis pas du secret et celle où je sais tout et où je vois Orosmane, un poignard à la main, attendre Zaïre et cette infortunée s’avancer vers le coup ? Quels mouvements le spectateur n’eût-il pas éprouvés, s’il eût été libre au poète de tirer de cet instant tout l’effet qu’il pouvait produire, et si notre scène, qui s’oppose aux plus grands effets, lui eût permis de faire entendre dans les ténèbres la voix de Zaïre, et de me la montrer de plus loin ? (P. 1307.)

A la scène 3 de l’acte II, le vieux Lusignan sortant du cachot d’Orosmane, soudan de Jérusalem, rencontre un chevalier français envoyé par saint Louis, Nérestan, à qui il doit sa libération. Lusignan raconte à Nérestan la succession de ses malheurs et, tandis qu’il remonte toujours plus avant dans le temps, Nérestan y reconnaît peu à peu ses propres origines. Lusignan presque aveugle finit par reconnaître ses enfants, Nérestan d’abord, puis Zaïre : « Vous… seigneur !… Ce sérail éleva votre enfance ?… / En les regardant. / Hélas ! de mes enfants auriez-vous connaissance ? / Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux… / Quel ornement, madame, étranger en ces lieux ? Depuis quand l’avez-vous ? » (vv. 287-291.)

C’est donc le récit circonstancié de Lusignan qui amène la reconnaissance : les paroles des personnages construisent et dévoilent progressivement la réalité, mais s’arrêtent au seuil de la prise de conscience, qui se fait par la vue. Lusignan l’aveugle voit, ou plutôt donne à voir par son discours la croix en pendentif de Zaïre, puis sa cicatrice.

Le bijou et la cicatrice, éléments visuels, seront les véritables supports d’une reconnaissance que le discours rend possible, mais n’accomplit pas. Dans l’émotion de la reconnaissance, les phrases sont coupées, suspendues, le texte est marqué par les points de suspension. Au moment décisif de la scène, la logique discursive est mise en échec par l’intensité visuelle d’une autre communication, plus forte, plus proche, plus authentique, qui passe par des objets donnés à voir (le bijou), ou, mieux, voilés, retranchés dans l’intimité du vêtement (la cicatrice). Ce qui est donné à voir au personnage ne l’est donc que fugitivement : on passe de l’aveuglement de Lusignan au secret d’une cicatrice cachée. La grande constante, c’est l’invisibilité que porte la scène ; la scène est un espace d’invisibilité, où les personnages ne voient pas, où les signes, les savoirs qu’ils portent ne sont pas visibles.

Mais cet espace d’invisibilité ne se réalise pleinement qu’à la condition d’être, pour le spectateur, panoptique8. Il faut que le spectateur sache tout pour voir tout. La tension dramatique repose sur cette contradiction d’une invisibilité panoptique, qui caractérise la scène : le spectateur voit tout alors que le personnage ne voit rien. Ce jeu différentiel dans l’ordre du visible constitue l’essence même de la théâtralité, pour laquelle tout discours est feinte, atermoiement, déception. Le récit de Lusignan retarde l’émotion scénique : « On n’en tirera rien de bien énergique ; on s’assujettira à des préparations toujours trop obscures ou trop claires », dira plus loin Diderot. Dans cette scène 3 telle que Voltaire l’a conçue, le spectateur ignorant la réalité des liens qui unissent les protagonistes ne peut jouir de leur aveuglement : il reçoit le discours de Lusignan au fur et à mesure, comme une information qui lui est adressée, et non comme une parole globale qui fait tableau. Si le dispositif scénique était opératoire, le discours du vieillard deviendrait un élément visuel du spectacle ; il ferait pathétiquement tache, pour signifier, au delà des paroles, son aveuglement. Le discours du personnage fonctionne avant tout comme didascalie interne : il donne à l’acteur les indications scéniques nécessaires à l’interprétation de son rôle et il ne s’adresse donc pas directement au spectateur. Le poète doit faire voir le personnage à l’acteur et non informer le spectateur ; l’intérêt doit être rapporté non aux spectateurs, mais aux personnages.

C’est ce que réalise l’avant-dernière scène de Zaïre, où Orosmane, ignorant que Nérestan est le frère de Zaïre, guette le rendez-vous de sa bien-aimée, qui elle-même arrive et parle à sa confidente sans savoir qu’elle est épiée. Chaque personnage est ici enfermé, aveuglé dans sa méconnaissance, alors que le spectateur est informé de tout9. Cette connaissance absolue du spectateur affranchit la scène de toute logique de communication : les paroles ne délivrent aucune information, mais font tableau comme signes de la méconnaissance des personnages, c’est-à-dire comme interfaces entre la visibilité théâtrale de la scène pour le spectateur et son invisibilité pathétique pour les personnages :

ZAYRE à Fatime.

C’est ici le chemin, viens, soutiens mon courage.

FATIME

Il va venir.

OROSMANE

Ce mot me rend toute ma rage.

ZAYRE

Je marche en frissonnant, mon cœur est éperdu…
Est-ce vous Nérestan, que j’ai tant attendu ? (vv. 137-140.)

Zaïre et Fatime parlent pour se donner du courage dans la nuit : elles n’apprennent rien, ni pour elles, ni pour Orosmane qui les épie, ni pour le spectateur qui sait que l’héroïne court à la mort. La parole dit la méconnaissance : « Il va venir » rappelle que Nérestan ne viendra pas ; « Est-ce vous Nérestan » annonce le face à face mortel avec Orosmane. La parole se trompe dans l’information qu’elle croit délivrer ou requérir, mais, par cette méconnaissance même, elle fait tableau, elle peint les deux attentes incompatibles. « Ce mot me rend toute ma rage », s’exclame Orosmane : le « mot » globalise le discours de Zaïre et de Fatime ; le mot donne à voir.

Tout est donc ici dans ce qu’on voit, puisque les paroles ne communiquent rien. Le mot donne à voir l’égarement de celle qui le prononce et de celui qui l’entend, alors qu’il ne lui était pas destiné. La méconnaissance fait tableau et, par elle, la scène commence à exister comme espace dramaturgique, faisant sens indépendamment du texte et même contre lui. Or, justement parce qu’il se met à exister dramaturgiquement, l’espace scénique pose problème : Orosmane attend Zaïre pour la tuer, mais ne peut la tuer sur scène sans enfreindre les bienséances. C’est pourquoi Voltaire fait entendre la voix de Zaïre au loin, « marchant pendant la nuit dans l’enfoncement du théâtre », et Orosmane doit quitter la scène pour poignarder celle qu’il aime à sa lisière, derrière le décor du fond10 :

OROSMANE courant à Zayre.

C’est moi que tu trahis : tombe à mes pieds, parjure.

ZAYRE tombant dans la coulisse.

Je me meurs, ô mon Dieu !

OROSMANE

J’ai vengé mon injure.
Ôtons-nous de ces lieux. Je ne puis… Qu’ai-je fait ?… » (vv. 141-143.)

Au moment où la scène devient un espace dramaturgique à part entière, elle se vide ; au moment où le lieu est donné à voir, il se soustrait à la vision. Ce que Diderot donne comme paradigme de la scène est une scène impossible : « cette situation où […] je vois Orosmane, un poignard à la main, attendre Zaïre, et cette infortunée s’avancer vers le coup » est une situation irreprésentable. Orosmane ne peut attendre Zaïre qui ne peut s’avancer, car elle ne doit pas mourir sur scène. Voltaire est coincé, comme le trahit le vers 143 prononcé par Orosmane depuis les coulisses : « Ôtons-nous de ces lieux. Je ne puis… ». Il ne peut sortir de scène, puisqu’il est déjà sorti ; il rentrera donc !

Diderot est d’ailleurs parfaitement conscient du problème dramaturgique que pose la scène, puisqu’il ajoute un codicille qui vise expressément les conventions de la dramaturgie classique : « Quels mouvements le spectateur n’eût-il pas éprouvés […] si notre scène, qui s’oppose aux plus grands effets, eût permis [au poète] de faire entendre dans les ténèbres la voix de Zaïre, et de me la montrer de plus loin ? »

La voix de Zaïre se fait effectivement entendre dans les ténèbres, mais la scène classique, corsetée à la fois par les bienséances et par l’étroitesse du lieu, impose que Zaïre demeure hors scène, qu’elle ne soit pas montrée de plus loin. Diderot fait tomber le mur du fond, rend visible Zaïre, qui chez Voltaire n’est qu’une voix11.

II. Espace vague, espace restreint

Revenons au moment de la scène qui précède le meurtre et fait tableau. L’espace de la scène est alors double : devant, « je vois Orosmane, un poignard à la main, attendre Zaïre » ; derrière, dans un autre registre du visible, Zaïre erre dans les ténèbres. Devant, l’œil du spectateur est attiré, focalisé par la machinerie du guet-apens, préparée à la scène 8 : l’espace se resserre de la cache12 à l’homme posté immobile13, puis, à la scène 9, de sa main convulsive au seul éclat de la lame14. Cet espace met en œuvre un mécanisme qui va se refermer : c’est l’espace restreint de la scène.

Derrière, l’œil est distrait par deux ombres incertaines, errant dans un espace non délimité : c’est « Zayre et Fatime, marchant pendant la nuit ». L’idéal, écrit Diderot, serait même de les « montrer de plus loin », de promener le regard du spectateur au plus profond. Cet espace est un lointain éternellement ouvert, une fuite de l’œil dans l’indéterminé de la profondeur : c’est l’espace vague de la scène15.

Diderot souligne le dédoublement scénique en escamotant la cloison de la coulisse pour donner à voir Zaïre tout au long de la scène : à l’oppression d’Orosmane correspond l’errance de Zaïre, à la restriction de l’espace où se tient l’un, le vague de l’espace où s’avance l’autre. Ce jeu des deux espaces est comparé à la célèbre scène du Britannicus de Racine (II, 6), où Junie torture son amant par une froideur feinte que contraint la présence de Néron dissimulé derrière une tenture :

Si j’ignore que Néron écoute l’entretien de Britannicus et de Junie, je n’éprouve plus la terreur. (P. 1307 ; DPV X 369.)

À l’espace restreint du dialogue, où Junie interdite se mure dans la réticence, s’oppose l’espace vague de derrière la tenture : Néron y est-il encore ? Va-t-il en sortir ? Pour Diderot le jeu différentiel entre les deux espaces, qui projette le spectateur en imagination du montré vers le caché, du restreint vers le vague, matérialise visuellement le ressort fondamental de la tension dramatique, la contradiction entre non communication par le discours et communication par l’image, ou, ce qui revient au même, entre la méconnaissance bavarde des personnages et la connaissance muette du spectateur.

Le dédoublement scénique avait déjà été évoqué dans le second entretien sur Le Fils Naturel :

Telle fut ou put être autrefois, la scène des Euménides d’Eschyle. D’un côté, c’était un espace sur lequel les Furies déchaînées cherchaient Oreste qui s’était dérobé à leur poursuite, tandis qu’elles étaient assoupies. De l’autre, on voyait le coupable le front ceint d’un bandeau, embrassant les pieds de la statue de Minerve, et implorant son assistance. Ici, Oreste adresse sa plainte à la Déesse. Là, les Furies s’agitent ; elles vont, elles viennent, elles courent.
[…] Exécuterons-nous rien de pareil sur nos théâtres ? On n’y peut jamais montrer qu’une action, tandis que dans la nature il y en a presque toujours de simultanées, dont les représentations concomitantes se fortifiant réciproquement, produiraient sur nous des effets terribles. […]
[Ces phénomènes de la tragédie ancienne] attendent, pour se montrer, un homme de génie qui sache combiner la pantomime avec le discours ; entremêler une scène parlée avec une scène muette ; et tirer parti de la réunion des deux scènes, et surtout de l’approche ou terrible ou comique de cette réunion qui se ferait toujours. Après que les Euménides se sont agitées sur la scène, elles arrivent dans le sanctuaire où le coupable s’est réfugié, et les deux scènes n’en font qu’une. (P. 1152 ; DPV X 112.)

À la prière d’Oreste cerné, resserré sur l’autel précaire où Minerve le protège, s’oppose la danse déchaînée, déployée, des Erinyes qui cherchent à l’atteindre. À chaque fois, un espace vague (Zaïre errante, Néron caché, les Furies qui s’agitent) s’oppose à un espace restreint (Orosmane figé dans l’attente, Junie interdite face à Britannicus, Oreste crispé sur son autel). Ce qui différencie les deux espaces n’est pas d’ordre thématique : l’épieur et l’épié, par exemple, sont répartis différemment dans Britannicus et dans Zaïre. La différence est topologique, pratique : l’espace restreint est l’espace matériellement resserré16 de la scène classique à l’italienne, dont le texte des Entretiens suggère qu’il est l’espace du discours. L’espace vague est un second espace, que Diderot ouvre en faisant tomber la cloison du fond, qui sépare la scène des coulisses. Cet espace ouvre une profondeur ; il desserre la scène, il en repousse les limites17 : il est vague non parce qu’il est flou ou qu’on ne le voit pas bien, mais parce qu’il donne au spectateur l’illusion que l’espace global de la représentation n’est plus étroitement circonscrit, mais s’étend loin, sans limites. L’espace vague rappelle qu’en dehors de la scène proprement dite, en dehors de l’espace restreint, il y a tout un monde, que la scène s’inscrit dans une vaste réalité. L’exemple eschyléen des Entretiens identifie l’espace vague à la pantomime, qui s’oppose au discours tenu dans l’espace restreint. Dans l’espace vague, Néron se tait, Zaïre « faire entendre dans les ténèbres » sa voix, les Érinyes poussent des cris inarticulés :

Quel moment de terreur et de pitié que celui où l’on entend la prière et les gémissements du malheureux percer à travers les cris et les mouvements effroyables des êtres cruels qui le cherchent. (Ibid.)

Du dedans, des cris percent vers ce dehors oppressant. L’espace vague de la danse infernale enveloppe l’espace restreint de la prière. L’espace restreint est un « sanctuaire où le coupable s’est réfugié », le sanctuaire même de la scène classique, frappé d’une série d’interdits proprement religieux. L’accomplissement de la scène, la résolution de la tension dramatique passe par la profanation du sanctuaire et la réunion des deux espaces.

Mais la profanation n’est pas nécessairement thématisée, comme elle l’est dans l’exemple eschyléen. Le seul fait d’abolir la frontière entre espace vague et espace restreint, de faire tableau par la levée de cette séparation interne relève de la profanation, car la délimitation même de l’espace de la représentation y est ébranlée et avec elle la légitimité de la scène et le jeu différentiel qu’elle établit. L’exemple de Zaïre est caractéristique : Diderot prend en exemple une scène irreprésentable à cause des conventions classiques de séparation entre la scène et la coulisse ; de cette scène, il fait un paradigme en escamotant la cloison. Mais la cloison ne disparaît pas d’avoir coulissé ; elle subsiste comme séparation supprimée, comme virtualité d’un interdit du regard.

III. Le quatrième mur

Dispositif de la scène théâtrale

L’espace vague sort de l’invisibilité des coulisses et enveloppe de façon visible l’espace restreint de la scène. L’invisibilité ne disparaît pas, mais s’intériorise et se dissémine : toute la scène est désormais conçue comme un espace d’invisibilité, où les personnages sont vus ne pas voir. En enveloppant l’espace restreint, l’espace vague sépare le public de la scène proprement dite. Séparation pour le sens d’abord : ce qui est dit sur scène ne délivre pas des informations pour le spectateur ; le discours ment, achoppe, dérape et, par ses défaillances et ses feintes, il fait tableau. Pour le spectateur, le discours tenu dans l’espace restreint est relativisé, distancié par ce qui se joue dans l’espace vague. La distanciation de la scène parlée par la pantomime déconstruit le dialogue théâtral et picturalise le discours : le message verbal devient mot qui peint.

À cette séparation pour le sens, il faut ajouter une séparation pour l’œil : enveloppé par l’espace vague, l’acteur ne peut plus s’adresser directement au public. L’injonction de rapporter l’intérêt non aux spectateurs, mais aux personnages se traduit par l’instauration d’un interdit spatial fondamental, qui rejoint et universalise la fiction de la représentation du Fils naturel : le spectateur voit tout de la scène ; mais la scène ne s’adresse pas au spectateur. Diderot matérialise cet interdit, cet écran de la représentation, par l’instauration d’un mur virtuel entre la scène et le public, que l’on appelle aujourd’hui le quatrième mur18. Une conséquence essentielle de cet interdit est de placer désormais l’acteur au centre de la réflexion poétique. La poétique des textes devient alors poétique des dispositifs. Diderot interpelle alors le poète :

J’ai remarqué que l’acteur jouait mal tout ce que le poète avait composé pour le spectateur ; et que, si le parterre eût fait son rôle, il eût dit au personnage : À qui en voulez-vous ? Je n’en suis pas. Est-ce que je me mêle de vos affaires ? Rentrez chez vous ; et que, si l’auteur eût fait le sien, il serait sorti de la coulisse, et eût répondu au parterre : Pardon, messieurs, c’est ma faute ; une autre fois je ferai mieux, et lui aussi.
Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez19, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre : jouez comme si la toile ne se levait pas. (Pp. 1309-1310.)

La scène est une chambre dont on a ôté le quatrième mur qui la sépare du parterre. Les spectateurs voient au travers de ce quatrième mur, virtuel pour eux, alors que les acteurs doivent le considérer comme réel et ignorer ce qui se trouve derrière. Le quatrième mur fonctionne en quelque sorte comme un miroir sans tain derrière lequel l’acteur est étudié à son insu par le spectateur enquêteur et témoin.

« Phylakei écrit contre la gloire de Monsieur *** qu’il ne voit pas, ou par un rayon visuel brisé ». Charles Nicolas Cochin, <i>Les Misotechnites aux enfers</i>, 1763, figure 3.

« Phylakei écrit contre la gloire de Monsieur *** qu’il ne voit pas, ou par un rayon visuel brisé ». Charles Nicolas Cochin, Les Misotechnites aux enfers, 1763, figure 3.

Le quatrième mur caractérise à lui seul ce qui fait la singularité de l’espace scénique, espace à la fois clos et ouvert, espace d’invisibilité et espace panoptique. Mais la séparation que le quatrième mur matérialise entre la scène et le parterre ne doit pas être dissociée de l’autre séparation, peut-être plus fondamentale encore, entre espace vague et espace restreint. Diderot parle de « toile » (« jouez comme si la toile ne se levait pas ») : il évoque le sipario du théâtre à l’italienne, toile tendue sur un châssis et représentant le plus souvent une scène d’histoire (sipario storico)20. Du point de vue technique de la machinerie théâtrale, le sipario est une « coulisse », de même nature que le décor de fond de scène. Il représente une scène de la même manière que l’ensemble formé par les acteurs réels et le décor peint au fond du théâtre. Devant les acteurs comme derrière eux, c’est même châssis, même interposition mobile pour le regard, même substitution d’une profondeur peinte à une profondeur réelle.

Cette identité des deux frontières est figurée par l’apologue qui précède : Diderot envisage une représentation qui tournerait mal. Ignorant l’écran de la représentation, transgressant l’invisible frontière, l’acteur s’est adressé directement au public, soit pour le prêcher, soit pour le prendre à témoin. Les spectateurs doivent alors se révolter et prendre l’acteur à parti, c’est-à-dire, de leur côté, transgresser dans l’autre sens le même écran de la représentation. Mais la transgression ne s’arrête pas là : voilà que le poète lui-même est sommé de sortir, par derrière, des coulisses pour présenter ses excuses ! Si la cloison virtuelle coulisse devant, elle coulisse également derrière. L’acteur est cerné.

« Si le parterre eût fait son rôle… et si l’auteur eût fait le sien » : la triple transgression de l’écran de la représentation (par l’acteur, par le public et par le poète) est renvoyée à l’irréel du passé. Le texte manifeste ainsi la nature fondamentalement virtuelle de la frontière qu’il s’agit d’établir : ce n’est pas seulement une séparation mentale (un mur qui n’existerait que dans l’esprit) ; c’est une séparation intermittente, que l’esprit pose et révoque, qu’il transgresse et contre laquelle il se révolte. Partout, toujours, face à elle, l’œil dit la révolte constitutive de la nouvelle relation esthétique : « A qui en voulez-vous ? Je n’en suis pas. Est-ce que je me mêle de vos affaires ? Rentrez chez vous. » L’oubli du spectateur est une provocation : ne pas s’adresser à lui, lui opposer le mur d’un aveuglant interdit, c’est le placer dans une position de transgression forcée, non sans jouissance.

Notes

1

Sur la différence entre peinture et décor, voir Camille Guyon-Lecoq, La Vertu des passions. L’esthétique et la morale au miroir de la tragédie lyrique, Champion, 2002, pp. 555-569.

2

La peinture est sollicitée dès le chapitre II : « Prenons deux comédies, l’une dans le genre sérieux, et l’autre dans le genre gai ; formons-en, scène à scène, deux galeries de tableaux » (p. 1282, DPV X 337). Même comparaison au chapitre X : « On a comparé la poésie à la peinture ; et l’on a bien fait » (p. 1295, DPV X 354). Au chapitre XIII, sur les caractères, au théâtre, en musique et dans la peinture : « Voulez-vous qu’un tableau soit d’une composition désagréable et forcée, méprisez la sagesse de Raphaël ; strapassez, faites contraster vos figures. » (P. 1312 ; DPV X p 376.) Diderot évoque ensuite l’Et in Arcadia ego de Poussin (p. 1316 ; DPV X 382). Au chapitre XVI, « Des scènes », peintre et dramaturge sont confondus : « Tout peintre, tout poète dramatique sera physionomiste. » (P. 1322 ; DPV X 389.) Au chapitre XXI, « De la pantomime », Diderot évoque Le Testament d’Eudamidas de Poussin et interroge : « De quel secours le peintre ne serait-il pas à l’acteur, et l’acteur au peintre ? » (P. 1342 ; DPV X 417.)

3

Le modèle canonique auquel se réfère Diderot est celui de la scène satyrique antique. L’article Décoration de l’Encyclopédie rappelle en effet qu’il y avait trois sortes de décors de scène dans le théâtre antique, correspondant aux trois grands genres, tragique, comique et satyrique : « dans la piece satyrique il y avoit toûjours un antre au milieu, quelque méchante cabane à droite & à gauche, un vieux temple ruiné, ou quelque bout de paysage ». Voir également L’Essai sur l’architecture de Laugier, dont le frontispice par Eisen de la deuxième édition (1755) représente l’Architecture assise entre des colonnes ruinées, montrant au génie de l’invention une cabane dont les quatre piliers sont quatre arbres à l’épaisse frondaison. Pour Laugier, « la petite cabane rustique est le modèle sur lequel on a imaginé toutes les magnificences de l’architecture ». Voir Baldine Saint-Girons, Esthétiques du XVIIIe siècle : le modèle français, Philippe Sers, 1990, V, 2, pp. 539-556.

4

Comparer avec le commentaire de la Vestale de Carle Vanloo : « il se joint des idées accessoires de temple, d’autel, de recueillement, de retraite et de sacré » (Salon de 1765, p. 306, DPV XIV 50) ; à propos de deux petites Ruines de Servandoni : « Ici, il se joint encore aux objets un cortège d’idées accessoires et morales de l’énergie de la nature humaine, de la puissance des peuples » (p. 352 ; DPV XIV 130). Voir également p. 260, DPV XIII 374 (« et d’autres idées accessoires dont les unes tiennent à l’astronomie et les autres à la religion »), p. 608, DPV XVI 195 (« Écartez du son toute idée accessoire, et morale, et vous lui ôterez sa beauté »), pp. 633-4, DPV XVI 233-6 (« quelque radoterie sur les idées accessoires des ténèbres et de l’obscurité », « ces idées accessoires nécessairement liées à la nuit et aux ténèbres »), p. 789, DPV XVI 469 (« c’est qu’une idée accessoire donne la loi à l’ensemble au lieu de la recevoir »).

5

Dans le même esprit, Diderot écrira à Sophie Volland le 18 juillet 1762, à propos d’une estampe de Bélisaire d’après Van Dyck (en fait Luciano Borzone) : « Si, quand on fait un tableau, on suppose des spectateurs, tout est perdu. Le peintre sort de sa toile, comme l’acteur qui parle au parterre sort de la scène. En supposant qu’il n’y a personne au monde que les personnages du tableau, celui de Vandick est sublime ; or c’est une supposition qu’il faut toujours faire. Si l’on étoit à côté du soldat, on auroit sa physionomie, et on ne la remarqueroit pas en lui. Le Bélisaire ne fait-il pas l’effet qu’il doit faire ? qu’importe qu’on le perde de vue ! » (Babelon II 83.) Suart et Mme d’Houdetot prétendaient en effet que l’estampe focalisait l’attention sur le soldat au détriment de Bélisaire. Mais le soldat est un embrayeur visuel : il est, dans la scène, le spectateur en qui, de l’extérieur, se projeter. Cette discussion sur Bélisaire est intéressante avant la parution du Bélisaire de Marmontel (1767) et la peinture des différents Bélisaires français des années 1770 : Jollain (1767, pp. 761-3 ; DPV XVI 429-431), Durameau (1775, p. 966), Vincent (1776), Peyron (1779) et surtout David (1781, p. 998).

6

Diderot casse donc l’attelage aristotélicien μῦθος καὶ σύστασις πραγμάτων, et joue la σύστασις πραγμάτων (le système des faits, le dispositif) contre le μῦθος (la fable, l’intrigue).

7

Déjà dans les Entretiens sur le Fils naturel Diderot entendait substituer aux coups de théâtre des tableaux, c’est-à-dire, à un ressort discursif, un ressort visuel : « J’aimerais bien mieux des tableaux sur la scène, où il y en a si peu, et où ils produiraient un effet si agréable et si sûr, que ces coups de théâtre qu’on amène d’une manière si forcée » (p. 1136 ; DPV X 91). Voir également p. 1151, DPV X 110 (« pouvoir exécuter d’autres tableaux ») ; p. 1152, DPV X 112 (« Une scène muette est un tableau ») ; p. 1153, DPV X 113 (« Voilà le tableau de la femme pieuse ») ; p. 1155, DPV X 115 (« La scène s’ouvre par un tableau charmant ») ; p. 1156, DPV X 117 (« la vérité des tableaux »), p. 1168, DPV X 133 (« Il faut s’occuper fortement de la pantomime ; laisser là ces coups de théâtre dont l’effet est momentané, et trouver des tableaux »).

8

L’idée du « panoptique », cette prison circulaire conçue de manière qu’un seul gardien puisse observer tous les détenus sans que ceux-ci sachent s’ils étaient ou non regardés, date de 1780. Traduction française : Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection et nommément des maisons de force, par Jérémie Bentham, Paris, Imprimé par ordre de l’Assemblée législative, 1791, 56 p., in-8°.

9

Diderot écrira plus loin : « Que tous les personnages s’ignorent, si vous le voulez ; mais que le spectateur les connaisse tous » et « Que le spectateur soit instruit de tout, et que les personnages s’ignorent s’il se peut » (pp. 1307-8 ; DPV X 370-1).

10

Le problème était le même dans La Mort de César, antérieure seulement d’une année à Zaïre. À la scène 6 de l’acte III, on entend les conjurés assassiner César dans les coulisses pendant que Dolabella harangue les Romains, puis Cassius revient sur scène, « un poignard à la main » (III, 7). Diderot fera implicitement allusion à La Mort de César à la page suivante : « Souvent le titre seul d’une tragédie en annonce le dénoûment ; c’est un fait donné par l’histoire. C’est la mort de César, c’est le sacrifice d’Iphigénie. » (P. 1307.) Dans La Mort de César de Scudéry (1635), le meurtre avait lieu dans un compartiment du décor (le « renfondrement » que permet la scène baroque). Un rideau se refermait sur le compartiment après que César frappé avait prononcé sa dernière réplique : « Le rideau se ferme pour n’ensanglanter pas la face du théâtre contre les règles » (IV, 8), précise la didascalie.

11

Diderot étend en fait au théâtre parlé la topographie de la scène lyrique, dont le complexe système de coulisses permettait d’ouvrir un et même plusieurs arrière-plans visibles.

12

« O nuit ! nuit effroyable ! / Peux-tu prêter ton voile à de pareils forfaits ? », vv. 98-99. Le voile de la nuit délimite le lieu du rendez-vous, et dans le même temps celui du guet-apens.

13

Prenant son confident Corasmin à témoin, Orosmane se donne à voir : « Voilà les premiers pleurs qui coulent de mes yeux. / Tu vois mon sort, tu vois la honte où je me livre », vv. 120-121.

14

À la scène 9 : « Il tire son poignard. Zayre ! ah Dieu !… ce fer échappe de ma main », v. 136. Le spectateur est invité à suivre du regard le tremblement de la main d’Orosmane, qui manque laisser tomber le poignard. Le poignard de la didascalie devient le fer, dans la bouche d’Orosmane : la métonymie resserre ce qui est donné à voir ; non plus le poignard comme objet distancié, mais le fer, la lame, l’éclat de l’acier.

15

Le jeu entre espace vague et espace restreint recouvre, chez les théoriciens du théâtre, la controverse qui traverse le seizième siècle italien et le dix-septième siècle français entre les « réguliers », partisans d’une réduction de la fiction aux proportions limitées par l’œil de la scène classique unifiée (Pigna, Beni, Buonamici, Bibbiena, D’Aubignac), et les « irréguliers », pour qui l’imagination permet au contraire d’étendre la fiction au-delà des limites qu’imposent les contraintes matérielles du spectacle (Castelvetro, Cinzio, Scudéry, Corneille, le Discours à Cliton). Voir E. Henin, op. cit., « L’œil contre l’imagination », pp. 308-321. Cette opposition théorique frontale recouvre une pratique théâtrale qui joue des deux mouvements : la réduction perspective construit l’espace restreint de la scène, la scène des réguliers, tandis que l’extension imaginative ouvre l’espace vague, un espace nécessaire pour la fiction, mais de moins en moins assigné dans le décor et les lieux concrets de la scène, à cause de l’interdit théorique dont il est désormais frappé.

16

Ce resserrement est très sensible avant la réforme de Lauragais : coincés par les spectateurs assis sur la scène, les acteurs ne peuvent quasiment pas se mouvoir.

17

Historiquement, le passage du frons scenae à la scène serlienne constituait déjà une première ouverture en ce sens.

18

L’expression aurait été utilisée la première fois par André Antoine, fondateur du Théâtre-Libre en 1887, et directeur de l’Odéon de 1906 à 1914. Voir également S. M. Eisenstein, Le Mouvement de l’art, chap. V, « Diderot a parlé de cinéma », trad. française, Cerf, 1986, p. 83.

19

C’est-à-dire, que vous soyez dramaturge ou acteur. Noter que Diderot ne s’adresse pas au spectateur pour formuler l’interdit du quatrième mur. Cet interdit ne doit être pensé et ne s’exerce que depuis la scène vers le parterre.

20

Les toiles du dix-huitième siècle ont le plus souvent été détruites, mais on connaît par son esquisse conservée à Brest Le Festin de Balthasar, peint par Solieri pour la Delizia di Bellaria di Murano (1763). Les toiles existant encore in situ datent généralement de la fin du dix-neuvième siècle : on peut citer La Victoire de Bélisaire sur les Goths peinte par Fracassini pour le théâtre Mancinelli d’Orvieto en 1866, un sujet inspiré par le lieu, mais aussi par le dix-huitième siècle, qui avait redécouvert Bélisaire à travers Marmontel.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Dépréciation de la décoration : De la Poésie dramatique (1758) », L’Œil révolté, J. Chambon, 2007, III, p. 255-275.

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