Du détachement à la révolte
Description
L’Essai sur les règnes de Claude et de Néron 1, l’une des dernières œuvres de Diderot, n’est pas non plus l’une des moins déconcertantes.
Au premier abord, on ne voit rien de très original à cette œuvre très inscrite dans la tradition de l’érudition humaniste 2, avec ses deux parties, la première consacrée à la vie de Sénèque, d’après le récit des Annales de Tacite, complété par Suétone et par Dion Cassius, la seconde résumant successivement les œuvres du philosophe, des Lettres à Lucilius aux traités philosophiques, aux Consolations et aux Questions naturelles. Diderot prend pour trame de son Essai le travail éditorial de Juste Lipse, qui faisait précéder ses Senecae philosophi opera, à Anvers chez Plantin en 1605, d’une série de pièces liminaires constituant un véritable dossier-Sénèque articulé autour d’un De vita et scriptis L. A. Senecae.
Pourtant, rien n’est plus éloigné de la sérénité d’une érudition de cabinet que cet Essai polémique chargé d’exclamations et d’invectives, Essai engagé qui ne se veut pas Judicium super Seneca3, mais apologie convaincue et combattante. Car l’œuvre est d’abord motivée par les circonstances et s’inscrit dans le combat idéologique de la « coterie holbachique » des philosophes contre les tenants d’une certaine culture lettrée, réactionnaire, résolument hostile à l’engagement politique. C’est le baron d’Holbach qui avait engagé Lagrange à traduire en français les œuvres de Sénèque. A la mort de Lagrange, en 1775, Naigeon lui succède, achève la traduction et l’annote. L’Essai de Diderot est adressé « à Monsieur Naigeon » ; sa première version paraît en décembre 1778 et est présentée comme le septième et dernier tome des Œuvres de Sénèque traduites par Lagrange et éditées par Naigeon.
Mais ce premier Essai, quoique publié avec approbation et privilège du roi, suscite dans les journaux, massivement hostiles aux philosophes, une vive réaction. Diderot publie donc une deuxième version de l’Essai, où il intègre les critiques de ses adversaires et y réplique. Le second essai paraît en 1782, avec une permission tacite, c’est-à-dire un statut intermédiaire entre l’édition officielle, avec privilège, et l’édition clandestine. Londres est mentionné comme lieu fictif de l’édition.
Le texte glisse donc vers la polémique et la subversion. Le titre change également : l’Essai sur la vie de Sénèque, sur ses écrits, et sur les règnes de Claude et de Néron devient l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur les mœurs et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe.
A la vita héroïsante du philosophe persécuté, encore marquée par l’héritage néo-latin du genre des vies d’hommes illustres, succède un tableau des mœurs d’une époque (première partie de l’Essai), sur le fond duquel viennent se détacher les écrits du philosophe (deuxième partie).
Problématique
Nous voudrions montrer comment dans ce texte habité par les poétiques désuètes de la glose et de l’exemplarité se constitue de façon inattendue et inaugurale un imaginaire du pouvoir qui détourne la littérature de la représentation détachée, stoïcienne, du monde vers une communion sensible avec le monde, se définissant dans un même mouvement corporel et intellectuel par la convulsion et par la révolte 4. Cet espace nouveau de la communion sensible, où le pouvoir ne se déploie plus comme représentation, mais comme imaginaire, met en question la position du philosophe face au politique et, par les transformations radicales qu’il engage, ouvre à la posture 5 moderne de l’intellectuel engagé. Tel est l’enjeu majeur de l’Essai.
Comment cette transformation s’opère-t-elle ?
Le détournement que Diderot opère de la figure classique, détachée, du sage, qui constitue la base du stoïcisme, est assez subtil. En apparence, sous la forme clairement annoncée et constamment rappelée dans l’Essai d’une apologie de Sénèque, il s’agit de sauver, de défendre cette figure contre les critiques réactionnaires dont elle a fait l’objet dès l’antiquité (Quintilien, Suilius), chez les compilateurs médiévaux (Xiphilin), puis dans la littérature morale (La Rochefoucauld) et celle des libertins érudits (Saint-Evremond, La Mettrie). En réalité, Diderot détache progressivement Sénèque du support stoïcien qui, dans ses écrits, l’oriente vers le dédain du politique, pour théâtraliser la figure historique et politique décrite par Tacite de l’instituteur du Prince et du ministre du tyran. C’est par et dans cette théâtralisation que s’effectue le travail philosophique : L’Essai construit la légitimation théorique de l’engagement du philosophe dans la résistance contre le despote, légitimation non seulement absente des écrits de Sénèque, mais qui contredit violemment les fondements dogmatiques du stoïcisme, ce dont Diderot prend d’ailleurs acte explicitement et sans ambiguïté. Cette résistance politique est représentée dans un imaginaire abject des mœurs corrompues, et construite comme une posture de la révolte. Du détachement à l’abjection puis à la révolte, le glissement est insensible.
Ce glissement du détachement vers la révolte n’engage pas seulement le discours sur le politique. Il est global, et avant tout sémiologique : c’est l’écriture même de l’Essai, qui glisse d’une sémiotique du détachement vers une sémiologie 6 de la révolte. Cette révolte n’est pas d’emblée, a priori, l’engagement révolutionnaire ou pré-révolutionnaire du philosophe dans la transformation de la société. Elle est d’abord révolte intime, retournement sur soi et sur son écriture. C’est dans ce repli, dans cette convulsion, dans ce spasme libérateur que se constitue l’imaginaire du pouvoir, c’est-à-dire non plus sa représentation (la littérature classique représente le pouvoir), mais sa corporisation abjecte, dans laquelle s’immisce et se retourne le travail de l’écriture.
I. Le sage, la doctrine, le texte : figures du détachement
« Un instituteur qui est devenu ministre » : le rapport au monde
L’enjeu initial de l’Essai tourne autour de la question de la compromission de l’intellectuel avec le pouvoir. Le philosophe apparaît ici dans son opposition radicale avec le tyran ; il est le principe symbolique, il détient le discours de la vertu, il porte le jugement sur le monde ; le tyran est l’immanence immonde du monde ; la réalité abjecte de son pouvoir désigne la perversion radicale du principe symbolique figuré par le philosophe 7.
Dans ce système antithétique, le philosophe peut-il être le ministre du tyran ? Faire l’apologie de Sénèque, c’est répondre positivement et, accessoirement, légitimer la position de Diderot auprès de Catherine II, de Voltaire chez Frédéric.
Pourtant, servir le tyran, c’est déjà quitter l’antithèse classique, c’est dialectiser la relation entre le principe symbolique et la réalité immonde du monde. Le philosophe se met à l’épreuve du réel et, par là, de la dimension symbolique du réel même : l’expérience du pouvoir libère un imaginaire travaillé par la torsion, la violence du jeu du monde et de l’immonde, c’est-à-dire de l’expérience des mœurs comme corruption des mœurs (c’est la cour de Néron 8) et en même temps comme principe de la vertu (Sénèque a des mœurs).
« Quoi donc, après l’assassinat d’Agrippine, n’y avait-il plus de bien à faire pour un homme éclairé, ferme, juste, chargé d’un détail immense d’affaires, et capable par son autorité, ses lumières, son courage, sa bienfaisance, de porter des secours, d’accorder des grâces, de réparer des malheurs, d’arrêter ou de prévenir des vexations, d’empêcher des déprédations, d’éloigner des ineptes, d’élever aux places les hommes distingués par leurs connaissances et leurs vertus ? L’enceinte du palais ne circonscrivait pas le district du philosophe ; ce n’est point un précepteur qui a pris son élève au sortir des mains des femmes, et qu’on garde par reconnaissance ; c’est un instituteur qui est devenu ministre. » (I, 74, 140.)
Le philosophe apparaît d’abord comme une puissance de modération : il tempère, limite les méfaits du tyran ; il s’interpose entre le maître et le monde. Les verbes arrêter, prévenir, empêcher, éloigner marquent bien cette fonction d’écran.
Mais très vite pour Diderot il s’agit de bien autre chose. Le philosophe devient lui-même puissance politique qui s’étend sur le monde et l’habite. A la figure classique du « précepteur », de l’« instituteur », succède celle du ministre sortant du champ clos : de l’enceinte du palais, on passe au district du philosophe, et ce district c’est le monde. Le Sénèque de Diderot n’est pas en représentation ; il est l’âme politique du monde.
De la figure détachée du sage stoïcien, au prix d’ailleurs de quelques entorses aux textes antiques, Diderot passe à la figure révoltée de l’homme engagé dans un face-à-face qui n’est pas tant celui traditionnel de deux hommes que celui, constitutif de notre modernité, de l’homme avec la barbarie. C’est le moment de la rupture, lorsque, après le meurtre d’Agrippine, la mort de Burrhus et l’incendie de Rome, Sénèque demande enfin à Néron qu’il lui permette de se retirer du pouvoir.
Ce début du §88 de l’Essai a été réécrit pour la seconde édition :
I. : « Sénèque craignant que tant de forfaits, de crimes, de sacrilèges, ne lui fussent imputés, demande sa retraite. »
II. : « Sénèque enfin, révolté de tant de crimes et de sacrilèges, demanda sa retraite. » (I, 88, 161.)
La révolte ne vient que dans le dernier état du texte, lorsque la question de l’intégrité morale de l’intellectuel au contact du pouvoir est passée au second plan. Il ne s’agit plus tant de détacher la figure intacte du sage que de suivre le mouvement d’intériorisation de la réalité révoltante du monde vers la révolte du « moi », du spectacle de la barbarie vers le retournement d’entrailles qui précipite le philosophe dans le martyre 9. Sénèque ne craint plus qu’on lui impute telle ou telle action ou compromission ; il réagit immédiatement au monde.
Le détachement stoïcien
La position stoïcienne, détachée, méfiante, distante vis-à-vis du politique, constitue donc, dans l’Essai, une position de départ qu’il s’agit de retourner. Ce détachement, d’ailleurs, n’est pas directement, immédiatement politique : il s’inscrit d’abord dans une morale tout entière tendue vers l’épiphanie d’un sujet forclos : L’ataraxie, l’ajpavqeia, l’autonomie philosophique du sujet, le détachement absolu du sage vis-à-vis de la douleur, de la menace, de la séduction, constitue l’idéal de l’ascèse philosophique, idéal qui contraste violemment avec la participation aux affaires politiques, laquelle suppose de s’insérer dans un réseau de relations, d’offrir sans cesse la prise à la séduction du pouvoir, à la menace du prince, à la douleur de ses rétorsions. C’est donc l’autonomie morale du stoïcien qui conditionne sa méfiance vis-à-vis du politique.
Et pourtant cette méfiance ne déclenche pas, comme chez les épicuriens, une absolue condamnation. Il y a plus : Sénèque, l’une des figures les plus éminentes du stoïcisme romain, a joué un rôle majeur dans l’histoire de l’empire. C’est sur cette contradiction implicite que Diderot bâtit son Essai, car elle entre en résonance avec une des contradictions majeures de la philosophie des Lumières, dont le discours évite et dans le même temps vise sans cesse la question interdite du politique.
Certes, Diderot restreint légèrement la portée du détachement stoïcien dans le cas de Sénèque : « Des principes de la secte, il n’embrassa que ceux qui détachent de la vie, de la fortune, de la gloire, de tous ces biens au milieu desquels on peut être malheureux » (I, 13, 54) 10. C’est encore sur le plan moral et non politique qu’il décrit le détachement de Sénèque à l’approche de sa condamnation : « La disgrâce confirmée trouva le philosophe détaché de toutes ces importantes frivolités » (I, 90, 165). Et la réserve de Sénèque vis-à-vis de la chose politique est une réserve relative : « Séneque ne permet au sage de se mêler de l’administration publique ni dans toutes les contrées, ni en tout temps, ni pour toujours » (II, 22, 276). Mais le point de départ de l’Essai demeure bien sans ambiguïté cette position détachée du stoïcisme vis-à-vis du politique, prônant la « fuite du monde » (II, 1, 233), le « dessouci de l’avenir » (II, 2, 237), « la retraite qui nous rapproche de nous-mêmes, en nous séparant de la foule qui nous heurte (II, 73, 353) :
« Lorsque le philosophe désespère de faire le bien, il se renferme et s’éloigne des affaires publiques ; il renonce à la fonction inutile et périlleuse ou de défendre les intérêts de ses concitoyens, ou de discuter leurs prétentions réciproques, pour s’occuper, dans le silence et l’obscurité de la retraite, des dissensions intestines de sa raison avec ses penchants ; il s’exhorte à la vertu, et apprend à se roidir contre le torrent des mauvaises mœurs qui entraîne autour de lui la masse générale de la nation. » (I, 13, 55.)
Repli, désespérance politique, retraite : la coupure vis-à-vis du monde 11 se traduit dans la méditation du sage par la coupure intime entre le sujet, instance de « la vertu », et le réel, traversé par « le torrent des mauvaises mœurs », puis s’intériorise comme « dissension intestine » de la raison et des penchants. Cette retraite doit être mise en relation avec la retraite méditative de Diderot écrivant l’Essai « presque seul, libre de soins et d’inquiétudes », ayant « perdu le goût de ces frivolités 12 auxquelles l’espoir d’en jouir longtemps donne tant d’importance » (p. 35).
Le détachement comme symptôme stylistique
Mais l’intériorisation de la coupure, qui passe par l’identification au modèle, va plus loin encore, car la notion de détachement, comme évitée, ou rapidement évacuée s’agissant de la doctrine, réapparaît plus loin à propos de l’écriture : « Lisez le reste de mon ouvrage, comme vous liriez les Pensées détachées de La Rochefoucauld » (II, 1, 230).
Certes l’écriture de l’Essai n’est pas une écriture fragmentaire comme celle des moralistes classiques, même si Diderot revendique à plusieurs reprises dans l’Essai une filiation avec La Bruyère et avec La Rochefoucauld (p. 36). Les Maximes d’ailleurs participent directement de la controverse sur l’hypocrisie de Sénèque que ravivent les journaux entre les deux éditions de l’Essai. Sur le frontispice des premières éditions des Maximes un putto désigné comme « L’Amour de la vérité » montrait moqueusement du doigt le buste d’un Sénèque grimaçant, dont il venait d’ôter le masque souriant. Si l’Essai s’oppose radicalement au message porté par le frontispice des Maximes13, il en récupère ouvertement l’efficacité stylistique (II, 5, 245 ; II, 8, 251 ; II, 10, 257). Non seulement la pratique des paragraphes numérotés, le genre de l’essai, mais, dans le déroulement de la phrase diderotienne elle-même, le recours à la parataxe installe dans l’écriture un nouveau détachement qui constitue l’expérience minimale et première du détachement philosophique 14.
Le détachement stylistique constituait déjà une caractéristique de l’écriture chez Sénèque, admiré et critiqué 15 pour son maniement de la pointe et du concetto. La maxime relève de la tradition moraliste et appelle l’ancienne posture du sage, détaché du politique. Une étrange concordance se dessine alors entre l’écriture de Sénèque, réputé pour son art du trait, la forme brève de la littérature morale classique, et une certaine pratique d’écriture dont Diderot rendait compte à Catherine II dans les termes suivants :
« J’ai sur mon bureau un grand papier, sur lequel je jette un mot de réclame de mes pensées ; sans ordre, en tumulte, comme elles me viennent.
Lorsque ma tête est épuisée, je me repose. Je donne le temps aux idées de repousser ; c’est ce que j’ai appelé quelquefois ma recoupe, métaphore empruntée d’un des travaux de la campagne.
Cela fait, je reprends ces réclames d’idées tumultueuses et décousues, et je les ordonne, quelquefois en les chiffrant.
Quand j’en suis venu là, je dis que mon ouvrage est achevé. » (Mélanges philosophiques, historiques etc…, chap. 54, « Sur ma manière de travailler ».)
Jacques Proust a remarqué que cette forme de la maxime (Diderot utilise le mot réclame, qu’il avait déjà employé dans La Religieuse pour désigner la fin fragmentaire du récit de Suzanne 16) se généralisait dans les écrits politiques de la vieillesse de Diderot 17. Diderot, selon lui, exploiterait « le caractère intemporel et abstrait » de la formule détachée, pour marquer « à quel point le locuteur prend au sérieux son rôle d’instituteur des rois et des peuples » 18.
Cette fonction que Diderot assigne à la maxime a deux effets en apparence contradictoires : d’un côté elle efface la figure de l’auteur 19 (Diderot s’efface derrière Sénèque, mais aussi derrière ses apologistes, au point qu’il est difficile parfois de déterminer la paternité de certains énoncés 20) ; de l’autre, elle renforce « les éléments indiciels et symboliques de l’énonciation » 21, Diderot insistant longuement à la fois sur le contexte dans lequel on doit toujours replacer les propos de Sénèque et sur la nature de sa propre énonciation 22.
La pratique du fragment, de la citation et de la condensation du discours de Sénèque en maximes détachées relève de cette mise en espace du propos philosophique, de cette traduction du discours en posture. La maxime habite désormais, et théâtralise une scène politique que les anciens protagonistes, le prince et son conseiller, ont laissée vacante. Le détachement stylistique n’engage plus ici une réserve, un retrait par rapport au monde, comme chez les moralistes classiques ; il devient parole qui se détache sur la scène politique, et s’autonomise indépendamment des figures qui traditionnellement étaient chargées de la porter. La formule que Diderot détache est prise dans la théâtralité véhémente 23 d’un espace qui en transforme profondément les effets. L’effacement de l’auteur, loin d’effacer le sujet de l’énonciation dans l’atemporalité gnomique d’un énoncé objectivé, le collectivise 24 et autorise une parole révoltée qui prolonge la maxime ou même parfois, contre la logique apologétique, se retourne contre elle. Cette parole révoltée n’est plus celle du sage, mais du réseau de sociabilité où est pris le philosophe sensible, l’intellectuel engagé.
La théâtralité véhémente de la parole détachée, dans l’Essai, fait donc émerger une troisième instance qui trouble le face à face du sage et du roi : il s’agit du peuple, instance chargée de violence et porteuse de révolte 25. Jacques Proust suit l’émergence de cette instance révoltée des Mémoires pour Catherine II aux Observations sur le Nakaz, de l’Essai à l’Histoire des deux Indes.
La concordance du détachement politique et stylistique est ainsi retournée par Diderot, dans sa pratique même d’écriture. La maxime est l’instrument poétique d’un pivotement dans la posture du philosophe, qui glisse de « la remontrance au Prince » à « l’exhortation au Peuple » 26, du détachement de, du regard surplombant sur le monde, au détachement sur, à la mise en avant d’un impersonnel révolté. Ce pivotement demeure inaccompli. Il est en travail dans l’œuvre.
Détaché de / Détaché sur : l’écriture révoltée
D’emblée ce nouveau détachement glisse à la révolte : loin de détacher l’écriture du monde, de figurer le retrait du sage, ce détachement pointe l’objet véhément de l’immixtion dans le monde, et étend le « district du philosophe » 27 au monde même. La pratique du morceau détaché relève de cette véhémence révoltée : du récit de Tacite, Diderot détache et invente le discours direct de ses protagonistes dans la première partie de l’Essai. Dans la seconde, les citations exactes, ou le plus souvent condensées, voire détournées, de Sénèque détachent la figure vertueuse du philosophe sur l’océan barbare des mœurs corrompues, détachent la sentence forte sur l’immensité de la matière écrite.
Il s’agit de faire sortir la vérité :
« Les réflexion suivantes me répugnent : plusieurs fois j’ai pris la plume pour les effacer : mais elles font sortir d’une manière si forte la partialité des détracteurs de Sénèque… » (I, 86, 159).
Le détachement stylistique est ainsi retourné de sa fonction distanciatrice première vers une fonction apologétique qui est une fonction de révolte 28. Il s’agit dès lors d’affirmer une position singulière détachée de l’opinion commune :
« “On objecte I° à l’auteur de l’Essai sur la vie et les écrits de Sénèque qu’il en est moins l’historien que l’apologiste”… […]. “Que plus de sang-froid aurait peut-être trouvé plus d’impartialité”… Et moins d’intérêt pour la vérité, moins d’indignation contre la calomnie, moins de mépris pour les modernes échos des calomniateurs anciens, pour des écrivains obscurs qui prononceraient magistralement sur les écrits d’un auteur célèbre, et qui attaqueraient sans ménagement et sans pudeur les mœurs d’un malheureux illustre qu’il sera toujours honnête 29 de défendre. » (II, 109, 406.)
Diderot détache les accusations du Journal de Paris (25 janvier 1779) pour y répondre à la faveur d’un décrochement syntaxique qui retourne la phrase contre elle-même, par la seule force révoltante du ton véhément. Cette révolte portée par l’énonciation après la formule détachée est un procédé récurrent dans l’Essai. L’indignation et le mépris transforment le détachement stylistique en révolte apologétique, et font glisser la question historique de la vita (il faudrait être « historien ») vers la question idéologique, révoltée, des mœurs (« les mœurs d’un malheureux illustre »).
L’insertion envahissante des critiques des journaux dans l’Essai transforme le texte en un immense collage. Le procédé relève bien du détachement : il s’agit de détacher de l’écriture de l’autre les matériaux à incorporer à son propre texte, puis de se démarquer, de se détacher sur le fond de cette écriture corrompue comme Sénèque se détache sur le fond des mœurs corrompues de son temps. Ce détachement retourne la phrase contre elle-même, la dialogise. La sémiotique du détachement initie alors la sémiologie de la révolte.
II. De l’attachement à la révolte : dialogisme et dialectique de l’Essai
L’opposition théorique de Diderot à ce point essentiel de la doctrine stoïcienne que constitue le détachement ne se manifeste d’abord pas frontalement. Dans un premier temps, elle se manifeste sourdement dans ce que l’on pourrait désigner comme une contre-offensive lexicale : le vocabulaire de l’attachement, de la liaison envahit le texte. Il s’agit dans un premier temps de la relation de Sénèque à Néron. L’attachement est d’abord indirect : « on sait que le philosophe s’était proposé d’attacher son élève à ses devoirs » (I, 36, 82) ; « c’est en vain qu’il se propose de lier son élève » (I, 41, 86) ; « Serait-ce donc un reproche à faire à Séneque et à Burrhus que d’avoir enchaîné [la langue du tigre] pendant cinq ans ? » (I, 46, 95). Mais la relation de l’instituteur au prince crée un autre attachement : « Qui est-ce qui ignore que le véritable attachement a sa source dans les soins qu’on a pris et dans les services qu’on a rendus ? […] Le cœur d’un instituteur vertueux pour son élève est le même que celui d’un père pour son enfant » (I, 46, 90). Attachement pervers, auquel répond la politique du prince vis-à-vis de ses courtisans, « qui détournait de sa personne les regards publics, en attachant les yeux de l’envie sur ceux qu’il lui exposait décorés des dépouilles odieuses dont il les forçait de se couvrir » (I, 53, 110). Tout un réseau se dessine alors, qui lie le prince aux courtisans 30, le ministre Sénèque à sa famille et à ses obligés 31, interdisant son départ, empêchant pratiquement l’application de la doctrine.
Le continuum sensible
Il s’agit dans un premier temps pour Diderot de justifier l’attitude de Sénèque contre ses détracteurs qui l’accusent de compromission avec le pouvoir ; mais plus profondément quelque chose se retourne dans la posture vis-à-vis du politique, qui sera analysée non plus en termes de coupure, de séparation des rôles, mais comme continuum sensible, comme polarisation travaillée par l’affect 32, relation de filiva d’un côté, révolte et indignation de l’autre.
La mise en avant de l’attachement à la fois comme donnée du réel et comme principe philosophique débouche, dans la deuxième partie de l’Essai, sur une critique violente de toute une partie de l’œuvre de Sénèque. Diderot, à propos de la sixième lettre à Lucilius, fait l’éloge de l’amitié :
« l’amitié est la passion de la jeunesse : c’est alors que j’étais lui, qu’il était moi. Ce n’était point un choix réfléchi ; je m’étais attaché je ne sais par quel instinct secret de la conformité. […] J’éprouvais ses plaisirs, ses peines, ses goûts, ses aversions ; nous courions les mêmes hasards 33 » (II, 1, 232).
On est bien loin ici de l’attitude philosophique prônée par le sage stoïcien. A Sénèque qui « prétend qu’on refait aussi aisément un ami perdu que Phidias une statue brisée » (II, 1, 235), Diderot oppose la filiva philosophique, qui abolit la coupure entre les êtres et fait circuler la sensibilité du Moi à l’Autre : « Quel est l’objet de la philosophie ? C’est de lier les hommes par un commerce d’idées » (II, 2, 240). La philosophie tout entière est attachement. C’est
« cet arbre immense dont la tête touche aux cieux et les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau qu’on déshonore en la dépouillant. » (II, 6, 247.)
La description est étrange, qui rejoint celle de la Discorde homérique évoquée dans le Salon de 176734 : le continuum sensible est à la fois principe rationnel d’organisation du monde et principe de révolte.
Politisation du lien sensible : le devoir social du philosophe
C’est au cours du compte rendu des Lettres à Lucilius que l’opposition diderotienne au stoïcisme commence à se formuler plus nettement.
« Il dit à Lucilius, lettre 36 : “On blâme votre ami d’avoir embrassé le repos, abandonné ses places, et préféré l’obscurité de la retraite aux nouveaux honneurs qui l’attendaient. Exhortez-le à se mettre au-dessus de l’opinion ; chaque jour il fera sentir à ses censeurs qu’il a choisi le parti le plus avantageux.” Pour lui peut-être ; mais pour la société ? Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal qui me déplaît ; c’est cependant une philosophie à porter à la cour, près des Grands, dans l’exercice des fonctions publiques, ou c’est une voix perdue qui crie dans le désert 35. J’aime le sage en évidence comme l’athlète sur l’arène : l’homme fort ne se reconnaît que dans les occasions où il y a de la force à montrer. Ce célèbre danseur qui déployait ses membres sur la scène avec tant de légèreté, de noblesse et de grâces, n’était dans la rue qu’un homme dont vous n’eussiez jamais deviné le rare talent. » (II, 8, 251.)
La citation détachée de Sénèque est aussitôt contrée et dialogisée. Au dialogue de Sénèque avec Lucilius se superpose celui de Diderot avec Sénèque : « Pour lui peut-être ; mais pour la société ? ». Diderot vise clairement la question du détachement, de la « retraite » du sage, identifiée à la retraite monastique. Il y reviendra plus loin, parlant de « vues monastiques et antisociales » (II, 21, 275). La philosophie n’a de sens que théâtralement installée dans l’espace de la sociabilité publique. Il ne s’agit pas seulement de la position du ministre-philosophe à la cour du tyran, de cette figure traditionnelle du conseiller du prince. Le philosophe n’est pas l’inspirateur discret, caché, de telle ou telle politique. Comparé à « l’athlète sur l’arène », puis plus radicalement au « danseur […] sur la scène » (autant dire le prostitué, l’excommunié), il exhibe publiquement, théâtralement 36, une certaine posture ; ce n’est pas immédiatement son discours, c’est d’abord son gestus social qui fait sens.
Le retournement théorique et dialogique de l’Essai
Diderot entreprend donc de retourner Sénèque contre lui-même pour construire la figure imaginaire de l’intellectuel confronté au pouvoir. Le retournement est saisissant, car il embrasse en un seul mouvement la représentation désuète du sage confronté au prince, inscrite dans une tradition multiséculaire de notre culture, et l’ébauche inédite du citoyen révolté, faisant basculer la culture savante dans la posture populaire de la révolte 37.
Pour comprendre comment s’opère ce retournement, il convient de ne négliger aucun des fils conducteurs, en apparence hétérogènes, qui parcourent l’Essai. La dichotomie essentielle n’est pas celle qui, de façon simple et immédiatement visible, sépare le texte en deux parties consacrées successivement à la vie du précepteur de Néron puis aux œuvres du philosophe disciple de Zénon, soit, pour une figure, deux personnages que les détracteurs de Sénèque et de son apologiste ont eu beau jeu d’opposer.
L’élément différentiel n’est pas non plus le double référent que manie Diderot, d’une part la réalité stoïcienne du despotisme néronien, de l’autre la réalité contemporaine du despotisme éclairé qu’affronte le philosophe des Lumières, c’est-à-dire plus concrètement pour l’auteur de l’Essai, sa relation, sa position vis-à-vis de Catherine II 38.
Il s’agit bien plutôt de deux postures face au politique, diamétralement opposées et pourtant difficilement dissociables, l’une de détachement, l’autre de révolte, toutes deux guettées et reliées par la compromission. Tout le travail poétique et, dans le même temps, philosophique de l’Essai consiste à représenter et à articuler ces deux postures, d’abord par la mise en scène de figures, puis, plus subtilement, par le travail même, dialogique, de l’écriture diderotienne : les pages consacrées à Rousseau 39 (I, 61-67, 119-131), qui constituent une digression par rapport à la structure rhétorique annoncée de l’Essai, apparaissent alors comme un maillon essentiel dans la construction de ce face-à-face. Rousseau est la figure moderne et honnie du détachement, qui permet à Diderot de dissocier Sénèque du détachement stoïcien.
Peu à peu dans l’Essai, cette opposition de Diderot vis-à-vis du détachement stoïcien s’affirme et se radicalise. Dès le début de la deuxième partie, Diderot nous avait prévenus : « usant avec lui 40 d’un privilège dont il ne se départit avec aucun autre philosophe, j’oserai quelquefois le contredire » (p. 229) 41. Ainsi, le mépris de Sénèque pour la douleur est insupportable : « Quoi ! l’on se moque d’un époux, d’un amant, d’un fils inconsolable de la mort de sa femme, de sa maîtresse, de son père, de son ami ! Il n’en est rien ; et pour répondre à Séneque dans sa manière, je lui dirai : […] pour celui qui a les regards attachés sur l’urne de sa femme ou de sa fille, est-il rien de plus importun que la présence de celui qui rit ? » (II, 19, 271.) L’apologie de Sénèque devient dialogue contradictoire avec Sénèque, même si la contradiction est nourrie de la « manière » même du philosophe. L’entreprise est bien de détournement, voire de retournement de l’œuvre de Sénèque contre elle-même.
La lecture des Lettres à Lucilius avançant, Diderot passe de la contradiction prudente à la condamnation, voire à l’indignation : « La lettre 66, sur l’égalité des biens et des maux, n’est qu’un tissu de sophismes » (II, 21, 275). Mais surtout l’objet du conflit est la question, à la fois brûlante et interdite depuis Hobbes, des fondements de l’autorité politique. Diderot commence par affirmer, sans rapport direct avec le texte de Sénèque que « le philosophe apprend au souverain quelle est l’origine et la limite de son autorité » (II, 25, 281). Le conflit se noue à l’occasion de la lettre 94 :
« C’est avec une espèce d’indignation que je l’entends avancer dans la même lettre, qu’il ne trouve rien de plus froid, de plus déplacé à la tête d’un édit ou d’une loi qu’un préambule qui les motive. ”Prescrivez-moi, ajoute-t-il, ce que vous voulez que je fasse ; je ne veux pas m’instruire, mais obéir.”
J’en demande pardon à Séneque, mais ce propos est celui d’un vil esclave qui n’a besoin que d’un tyran. » (II, 36, 297.)
L’indignation de Diderot contre les effets pervers de l’ataraxie contamine à son tour l’énoncé. De même que le détachement faisait travailler la coupure à la fois dans la pratique stylistique et dans la posture politique, de même la révolte qui se manifeste d’abord dans l’énonciation et dans le retournement indigné des sentences de Sénèque, devient peu à peu l’objet central de l’énoncé. Il faut se révolter. Diderot prend ici radicalement le contrepied du De ira :
« Quoi, Séneque ! “le sage n’entrera pas en colère, si l’on égorge son père, si l’on enlève sa femme, si l’on viole sa fille sous ses yeux ?”… “Non…” Vous me demandez l’impossible, le nuisible peut-être. » (II, 45, 316.)
On voit bien, dans cet exemple pris parmi d’autres 42, comment la révolte du philosophe contre l’injustice se superpose à la pratique dialogique qui retourne la phrase de Sénèque contre elle-même.
III. Poétique de la révolte et imaginaire du pouvoir
La posture infigurable de la révolte : de l’énoncé au dispositif
La posture de l’indignation et de la révolte ne trouve pas véritablement de figure où s’incarner dans l’Essai : elle prolonge la réflexion sur Sénèque mais ne peut s’identifier à lui ; elle rencontre la sympathie et même l’adhésion de Diderot, mais ne se superpose pas à la réalité de sa relation avec Catherine. Cette posture imaginaire, qui traverse et oriente tout l’Essai, demeure donc en quelque sorte inaccomplie. On touche, dans cet inaccomplissement qui désigne la visée de l’œuvre, à un élément majeur de la poétique diderotienne, que Diderot a exprimé un peu partout dans son œuvre, à travers les genres et les thèmes les plus variés : cette posture révoltée qui, du spasme aux larmes, du geste théâtral aux marques de l’indignation la moins mesurée, place l’énonciation au cœur du travail du sens, établit une articulation inédite entre l’élaboration théorique du philosophe et la pratique littéraire et stylistique de l’écrivain.
La dialectique des postures du détachement et de la révolte, qui guide et oriente la réflexion dans l’Essai, ne se manifeste donc pas comme discours dialectique mais comme effet dialogique de l’énonciation. Soyons plus nets encore : il n’y a pas dans l’Essai un discours philosophique de Diderot, mais un dispositif proprement diderotien, c’est-à-dire une installation d’espaces imaginaires où théâtraliser les enjeux théoriques. La cour de Néron, le cabinet du philosophe, la solitude de Rousseau, l’arène du combat contre les journalistes antiphilosophes sont les espaces, non le discours de l’Essai. On songe ici à l’emploi que Diderot fait du mot scène pour désigner le contexte historique dans lequel il installe son propos : « La scène va changer » (I, 32, 77) ; « la scène va changer encore » (I, 34, 79) ; « cette scène scandaleuse » (I, 70, 134) ; « ajustez cette scène au théâtre et soyez sûr d’un grand effet » (I, 76, 143).
Autrement dit, on ne peut pas rendre compte de l’entreprise diderotienne de l’Essai en termes d’énoncé : presque tous les énoncés de l’Essai sont empruntés. Diderot compile les compilateurs et, si l’on ôtait du texte ce qui est pris à Tacite, à Suétone, à Sénèque lui-même, à Juste Lipse, ce qui est cité également de ses détracteurs anciens et contemporains, des journaux, jusqu’aux dernières pages où la défense de Diderot est ouvertement recopiée de Marmontel, il ne resterait que bien peu de choses de ce livre volumineux. Le travail essentiel de Diderot n’a donc pas porté sur les énoncés, mais sur leur mise en scène, leur agencement, ou plus exactement sur l’installation de discours inconciliables dans un dispositif susceptible d’ouvrir à la dialectisation.
Le montage complexe de l’Essai ne se propose pas d’orner de citations colorées une thèse discursivement préétablie ; le jeu, la succession des postures dans l’espace de la représentation construit un imaginaire du pouvoir qui, lui-même, force, pousse la mise en œuvre théorique.
La généralisation d’une sémiologie de la révolte engageant à la fois le retournement dialogique de l’œuvre de Sénèque et la condamnation de son discours sur le rapport du sage au politique, c’est toute l’entreprise apologétique de l’Essai qui est mise en péril. Diderot sauve l’apologie en dissociant Sénèque du stoïcisme, et même, plus subtilement, en dissociant la figure, la posture de Sénèque de ses « principes ». Il a beau jeu ainsi de surprendre Sénèque s’indignant contre la bassesse du courtisan dont le prince vient d’exécuter les enfants :
« Et cette bassesse, mon philosophe, remplit votre âme de colère, votre bouche d’imprécations ! Je vous en loue, mais vous avez oublié vos principes sur la colère. Lorsque vous vous écriez : “Un père laisser le meurtre de son fils sans une vengeance proportionnée à l’atrocité du crime 43 !”… vous sentez juste ; mais de stoïcien que vous étiez, vous vous êtes fait homme. » (II, 48, 320-321.)
Là encore le mouvement d’indignation du philosophe l’emporte sur le travail de définition, de catégorisation qui ouvrait le traité sur la colère. C’est bien une posture, non un discours qui fait sens ici. Il ne s’agit pas de s’accorder scolastiquement à une étiquette dogmatique, mais de se faire homme, de participer de façon immédiate, théâtrale et sensible, de l’humanité héroïque et révoltée.
L’enseignement politique de la posture incarnée par Sénèque, la vérité sensible contenue dans cette posture s’oppose donc à la facticité des « principes » : « Dans cet ouvrage, les conséquences des principes de l’auteur le mènent à des assertions difficiles à digérer » (II, 52, 325) 44. Par principes, Diderot entend en fait ce qui organise rhétoriquement le corps de la doctrine stoïcienne, la mécanique sophistique du texte. L’œuvre de Sénèque apparaît alors tendue entre cette mécanique textuelle du détachement et le continuum sensible d’une posture qui relie les œuvres à l’engagement politique du précepteur et du ministre de Néron. A propos du De ira dont il vient de réfuter violemment les thèses, Diderot écrit : « On est convaincu, entraîné en lisant le traité de la Colère ; on est attendri, touché, en lisant celui des Bienfaits. L’un est plein de force, l’autre de finesse ; là c’est la raison qui commande ; ici c’est la délicatesse du sentiment qui charme » (II, 58, 332). A l’efficacité persuasive de la rhétorique qui fait tourner à vide les principes du De ira s’oppose l’impression sensible que cherche à produire le De Beneficiis. Mais le passage à cette nouvelle sémiologie qui « parle au cœur » (ibid.) déclenche aussitôt la révolte. Incorporant la scission qu’il a introduite dans son Sénèque, pris entre une rhétorique et une posture, Diderot se met ici en scène pris entre l’efficacité persuasive du détachement et l’indignation que suscitent les énoncés stoïciens : « La justesse et la force des arguments de Séneque […] subjuguent ma raison, mais mon cœur se révolte contre cette ingrate dialectique » (II, 61, 336-337).
Condamnation du stoïcisme et retournement des citations : écritures de la révolte
Diderot se déchaîne alors contre le stoïcisme : « “Quand on est inaccessible à la volupté, on l’est à la douleur”… Voilà un de ces corollaires de la doctrine stoïcienne auquel on n’arrive que par une longue chaîne de sophismes » (II, 68, 347). Le retournement dialogique par rapport à la citation se marque bien comme écart par rapport à la mécanique du texte, comme glissement de l’énoncé vers la posture. « La philosophie stoïcienne est une espèce de théologie pleine de subtilités ; et je ne connais pas de doctrine plus éloignée de la nature que celle de Zénon » (II, 69, 348).
Cette dissociation de Sénèque et du stoïcisme constitue une avancée majeure dans le travail théorique qui s’opère progressivement tout au long de l’Essai. De la position défensive qui réfutait les accusations de compromission avec le tyran, on est passé à une position offensive, prônant pour le philosophe l’action politique :
« je ne mettrai pas sur la même ligne celui qui médite et celui qui agit. Sans doute la vie retirée est plus douce, mais la vie occupée est plus utile et plus honorable ; il ne faut passer de l’une à l’autre qu’avec circonspection ; c’est même l’avis de Séneque.
“Et qu’importe, ajoute-t-il, par quels motifs le sage embrasse la retraite, si c’est lui qui manque 45 à l’Etat, ou si c’est l’Etat qui lui manque ?”… Il importe beaucoup : s’il manque à l’Etat, c’est un mauvais citoyen ; si l’Etat lui manque, l’Etat est insensé. » (II, 73, 354.)
Une fois de plus, sous couvert de « l’avis de Sénèque », Diderot prend le contrepied de sa doctrine, dans la droite ligne de l’article Philosophe de l’Encyclopédie rédigé par Dumarsais. La critique est de plus en plus nette et vive, sans les précautions initiales. Au terme de son analyse du De Brevitate vitæ, Diderot conclut que « Le stoïcisme a dénaturé tous les mots » (II, 84, 371) ; l’apologie que Sénèque fait du suicide dans le De Constantia révolte son apologiste : « Cette morale est-elle inspirée à un Séneque par un Caligula ? » (II, 85, 372). Curieusement la proximité perverse du philosophe et du despote se retrouve ici, non sur le terrain politique, mais dans le domaine de la morale. Toujours à propos du De Constantia, Diderot éclate devant l’histoire édifiante de Stilpon défiant Démétrius Poliorcète après la prise et le pillage de sa ville. Tous mes biens sont avec moi, avait dit Stilpon :
« Je ne le dissimulerai pas, je suis révolté du mot de Stilpon et du commentaire de Séneque. […] Si tu n’as rien perdu, il faut que tu te sois étrangement isolé de tout ce qui nous est cher, de toutes les choses sacrées pour les autres hommes. Si ces objets ne tiennent au stoïcien que comme son vêtement, je ne suis point stoïcien, et je m’en fais gloire ; elles tiennent à ma peau, on ne saurait me séparer d’elles sans me déchirer, sans me faire pousser des cris. Si le sage tel que toi ne se trouve qu’une fois, tant mieux ; s’il faut lui ressembler, je jure de n’être jamais sage. » (II, 87, 374.)
Le détachement du sage devient isolement étrange, la gloire du stoïcien bascule dans l’incompréhensible. C’est par ce à quoi il est attaché et non par ce dont il se détache que le philosophe diderotien acquiert sa valeur. Le rapport au monde est le rapport de ce qui tient à la peau, entre communication corporelle et déchirement convulsif.
Citons enfin cette remarque à propos d’une scène prétendument morale des Questions naturelles : « Je ne m’en dédis pas : Séneque et Lucilius me sont l’un et l’autre odieux » (II, 100, 393). Non que l’apologiste soit devenu le détracteur de Sénèque : mais le rapport même à l’œuvre est devenu un rapport d’intimité révoltée.
Nous avons commencé par opposer les deux postures du détachement et de la révolte. La posture du détachement associe le corps de la doctrine stoïcienne à une certaine pratique stylistique de la forme brève, de la pointe, de la maxime, dans un va-et-vient, une superposition de la coupure symbolique et de la coupure sémiotique ; à l’opposé, la posture de la révolte associe le travail d’émancipation politique entrepris par les philosophes des Lumières depuis l’Encyclopédie à une poétique diderotienne théâtralisant, spatialisant, dialogisant l’énoncé, selon une sémiologie fondée non plus sur la coupure, mais sur le continuum sensible. Le philosophe s’indigne et la phrase se retourne contre elle-même : la révolte est politique et stylistique 46.
C’est donc l’écriture même de Sénèque qui, dans l’Essai, glisse du détachement vers la révolte. A propos de la 33e lettre à Lucilius, Diderot commente ainsi les réflexions de Sénèque sur le style :
« J’ouvre cette lettre et j’y lis : “Des pensées remarquables et saillantes annoncent une composition inégale. Le plus grand arbre n’excitera aucune admiration, si tous ceux de la forêt lui ressemblent.” […]
Le génie est souvent inégal. Avec un peu de justesse et de réflexion on n’aurait pas fait dire à Sénèque ce qu’il ne dit pas ; et en méditant un peu sur la comparaison de la pensée saillante avec l’arbre qui se distingue dans la forêt par sa hauteur, on aurait entendu ce qu’il dit.
[…] La plupart des ouvrages du philosophe sont des impromptus faits au courant de la plume au milieu du tumulte et des intrigues de la cour, dans les intervalles dérobés aux fonctions de l’instituteur […] ; il ne compose pas, il verse sur le papier son esprit et son âme, il ne s’épuise point à donner de la cadence à sa phrase, il m’exhorte, il s’exhorte lui-même à la pratique de la vertu. » (II, 10, 257.)
De l’image traditionnelle du style de Sénèque comme style saillant, irrégulier, précisément détaché à la manière des moralistes (Diderot répète la comparaison avec La Bruyère et avec La Rochefoucauld), on passe à celle d’une âme déversée sur le papier, écriture sans médiation, pur mouvement de la révolte intime s’objectivant, s’universalisant sur le papier du texte.
De la représentation à l’imaginaire du pouvoir : la chose politique
C’est alors que peut naître l’imaginaire du pouvoir. Le pouvoir n’est plus l’objet abstrait, théorique, d’une représentation philosophique. Il est la chose politique, à la fois instance abjecte du réel, barbarie du monde et principe de symbolisation, que l’écrivain incorpore, corporise dans la pratique de son écriture, pour la restituer, la « verser » dans son écrit. C’est alors un imaginaire et non plus une représentation du pouvoir qui s’écrit, imaginaire révolté, subversif. L’Essai sur les mœurs n’est-il pas célèbre pour ses méditations sur les révolutions et, surtout, son apologie de la révolution américaine 47 ?
L’imaginaire du pouvoir est l’avènement dans l’écriture de la chose politique, qui se manifeste non comme le thème d’un discours philosophique, mais, on l’a vu, comme le dispositif d’un certain face à face engageant un conflit symbolique : le face à face de Sénèque et de Néron, et plus généralement le face à face de la conscience morale, porteuse de l’exigence éthique, et de l’horreur du monde, de ce donné du réel qui saisit le philosophe à la gorge, qui le défie et l’étreint, qui l’accule à choisir entre la mort et la compromission.
La chose politique se manifeste donc à la fois comme exigence morale et comme donné du réel. Elle est pour cette raison toujours figurée par la mise en scène d’un choix impossible : Sénèque doit-il justifier le meurtre d’Agrippine pour continuer à faire le bien ou se retirer, lui qui est le dernier rempart contre la barbarie du tyran (I, 79, 148-150) ? Cneius Pison doit-il exécuter les deux soldats coupables et le centurion désobéissant au nom de la discipline militaire, ou pardonner par humanité contre la loi (II, 46, 317) ?
Chaque fois, il s’agit d’appliquer une maxime de morale (ne pas mentir, ne pas cautionner le crime, respecter et faire respecter la loi) à une réalité politique dans laquelle cette maxime est pour ainsi dire retournée contre elle-même : ses effets, barbares et inhumains, révoltent la morale qui l’a dictée.
La chose politique est l’articulation révoltée de la maxime et du réel. Elle engage l’écriture de l’Essai, écriture du détachement, de la maxime donc, mais du détachement sur le réel, de la maxime qui se retourne et se révolte, mettant en échec le dispositif stoïcien du face à face entre le sage, que le suicide libère du tyran, et le tyran, dont la barbarie détache la liberté du sage.
Kant avec Diderot ?
L’Essai travaille à l’effondrement de ce dispositif. Diderot rejoint, dans cette construction négative d’un imaginaire du pouvoir, l’entreprise contemporaine de Kant. La Critique de la raison pratique (1788) est bien tout entière ordonnée autour de l’articulation des principes idéaux de la morale (l’exigence de vertu) et des satisfactions pratiques qu’offre le monde (la poursuite du bonheur). La loi morale est l’objectivation universelle d’une maxime qui détache l’énoncé de son auteur 48 : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle. » (I, l. 1, ch. 1, §7, p. 643 49.)
Mais cette maxime, nécessairement orientée vers la recherche du « souverain Bien » (le summum bonum stoïcien), échoue à faire coïncider « la vertu et le bonheur », dont la liaison ne peut être ni analytique, ni synthétique : c’est l’antinomie de la raison pratique (I, l. 2, ch. 2, I, pp. 746-747), que Kant résout en dissociant le sujet moral comme phénomène (un individu pris dans les événements du monde sensible) et comme noumène (« pure intelligence dotée d’une existence qui échappe aux déterminations du temps »). Kant concède que l’intention vertueuse ne produit pas nécessairement le bonheur dans le monde sensible, mais, de façon médiate, « dans la connexion avec un monde intelligible ». Il évoque alors longuement Épicure et les stoïciens, pour qui « la possibilité du souverain Bien » était intégralement située dans le monde sensible. Mais dans le monde sensible la poursuite du souverain Bien ne produit le plus souvent qu’une satisfaction négative, le « contentement de soi même » (p. 751) que l’on doit distinguer du bonheur et de la béatitude (p. 753). La recherche du souverain Bien doit être en conséquence considérée comme possible par la conscience morale, même si l’accomplissement total, positif, de ce souverain Bien demeure incompréhensible pour la raison pratique.
D’une certaine façon, Kant comme Diderot partent de ce dispositif stoïcien du face à face de l’exigence éthique et du réel pour le déconstruire. Kant lui assigne les limites idéalisantes de sa critique, qui sépare le monde sensible où s’engage le combat de la vertu du monde intelligible où est promise la jouissance. La représentation du pouvoir est ainsi séparée de l’imaginaire de la jouissance, rejeté hors des compétences de la raison pratique. La critique du dispositif moral stoïcien qui déconstruit la dynamique symbolique du Souverain Bien, fondée sur l’unicité du bonheur et de la vertu, ne débouche pas sur l’avènement de la chose politique comme articulation symbolique centrale. La chose politique demeure toujours à l’horizon de la critique, comme en témoigne la conclusion de la Critique de la raison pratique, illustrée par un double face à face : celui de l’honnête homme et des calomniateurs d’Anne Boleyn, puis de l’honnête homme et du taureau brûlant de Phalaris.
La « pure moralité » exige bien sûr que l’honnête homme refuse de porter un faux témoignage en échange de profits, mais aussi qu’il ne cède ni aux menaces, fussent-elles de mort, ni aux supplications de « sa famille menacée de la dernière misère ». La « loi des mœurs » doit donc être représentée absolument dégagée de toute visée de bien-être, car c’est dans la souffrance qu’elle se montre avec le plus d’éclat » (p. 795). Rien n’est moins stoïcien.
Kant radicalise la dissociation de la vertu et du bonheur entamée pour résoudre l’antinomie de la raison pratique. Cette dissociation, qui relève toujours d’une sémiotique de la coupure, engage également celle de la raison et des sentiments. Le face à face théâtral du sage et de la réalité immonde du monde est perçu comme un face à face indécent, qu’on ne doit pas donner pour modèle aux enfants : « il faut ici attirer l’attention moins sur l’élévation de l’âme […] que sur la soumission du cœur au devoir », car la première ne produit que des « transports » passagers quand la seconde engage des « principes » durables (p. 794, note).
Comment ne pas reconnaître Diderot dans ce que vise la critique kantienne du dispositif de face à face 50 ?
Diderot, au lieu de répudier le dispositif stoïcien, l’exacerbe et le retourne contre lui-même. Le face à face n’est pas critiqué comme image vaine d’une moralité plus romanesque que philosophique, mais comme postulant une soumission insupportable au pouvoir : la résistance de l’honnête homme au tyran ne remet pas en question le pouvoir du tyran, et même évacue la question du pouvoir au profit de celle de la moralité. Cette soumission est d’abord justifiée, dans la première partie de l’Essai, par l’action politique du philosophe : ce n’est pas pour obéir aux principes de la moralité pure, mais parce que lui-même, comme ministre de Néron, détient un pouvoir qu’il peut mettre en œuvre utilement que Sénèque (le Sénèque de Diderot, sinon le Sénèque historique) se soumet à son prince. La réalité immédiate, les effets tangibles de l’action politique justifient ce que Kant stigmatiserait comme une compromission morale, voire comme le sacrifice de la moralité subjective 51. Exigence éthique et causalité pratique des événements dans le monde sensible ne sont pas, ne peuvent pas être séparées pour Diderot.
L’antinomie de la raison pratique qui se manifeste dans le face à face de l’honnête homme et du tyran n’étant pas résolue par la critique et par la séparation du sujet comme phénomène vertueux et comme noumène accessible à la jouissance, Diderot ouvre une autre voie qui de « l’élévation de l’âme » au « transport » conduit le sujet vers la révolte.
La révolte scénique comme dépassement du face à face
Tout commence avec l’anecdote de Cneius Pison et des trois soldats :
« Pison condamne à mort un soldat, pour être retourné du fourrage sans son camarade. Ce soldat présentait sa gorge au glaive, lorsque son camarade reparut. Ces deux hommes se tenant embrassés, sont reconduits, aux acclamations du camp, dans la tente de Pison, qui dit à l’un : Toi, tu mourras, parce que tu as occasionné la condamnation de celui-là ; et au centurion : Toi, pour n’avoir pas obéi… » (II, 46, 317.)
Quid hoc indignius ? Sénèque, dans le De ira, avait réprouvé la colère de Cneius Pison, vir a multis vitiis integer, sed pravus et cui placebat pro constantia rigor, « un homme que bien des vices laissaient insensible, mais mauvais, aimant la rigueur qu’il prenait pour de la fermeté » (I, XVIII, 3). Mais cette réprobation morale visait l’iracundia en tant que passion pernicieuse de l’âme ; elle n’engageait pas la chose politique, ne sollicitait pas un imaginaire du pouvoir mettant en jeu la légitimité politique de Pison.
Diderot se révolte contre cette passivité du rapport purement moral à la chose politique :
« A ce récit, dites-moi que se passe-t-il en votre âme ? Est-ce que vous ne sentez pas la fureur s’en emparer ? Est-ce que vous ne criez pas à ces trois malheureux : Lâches, que faites-vous ? Quoi ! vous vous laissez égorger sans résistance ? Suivez-moi : élançons-nous tous les quatre sur cette bête féroce, poignardons-la, et qu’après il soit fait de nous tout ce que l’on voudra ; nous ne mourrons pas du moins sans être vengés. Je le sens au bouillon de mon sang, j’en conviens, c’est la passion qui me transporte et qui m’associe dans ce moment aux trois soldats exécutés il y a deux mille ans ; mais si je suis fou, qui est-ce qui osera blâmer ma folie ? » (Suite du précédent.)
La « résistance » de l’honnête homme dépasse ici de loin le travail de la négativité à l’œuvre face aux calomniateurs d’Anne Boleyn ou aux exigences de Phalaris : il ne s’agit pas de résister à la tentation des biens terrestres, à la menace physique et morale, à la prière des proches, c’est-à-dire de se raidir contre les sollicitations du monde sensible ; il s’agit tout au contraire de s’engager totalement dans le monde, d’exercer ce que la Déclaration des droits de l’homme désignera comme le droit politique fondamental de résistance à l’oppression.
Diderot retourne le face à face du tyran et des trois condamnés. La scène engage un imaginaire du pouvoir précisément parce qu’elle est ainsi dédoublée, travaillée par la révolte : l’antinomie se résout non par la critique, mais dans la révolte qui met la passion au service de la justice.
Ici s’ouvre une nécessaire vacance de la raison : « je le sens au bouillon de mon sang, j’en conviens, c’est la passion qui me transporte ». Le transport de la révolte met en œuvre une dynamique impure, engageant des forces que ne gouvernent ni la morale, ni la raison. Cette « folie » révolutionnaire, absolument extérieure à la sphère kantienne de la raison pratique, radicalement détachée de l’efficace poétique et philosophique de la maxime, n’est pas pour autant anti-philosophique.
L’Iroquois qui sauve les Européens du naufrage obéit-il à un principe d’humanité naturelle (II, 67, 344) ? Ce face à face là, que Diderot emprunte à l’Histoire des deux Indes (XV, 4, addition de 1774), elle-même inspirée des Voyages dans le Canada de Louis Crespel (1742) est également retourné, révolté dans l’Essai : « tout à l’heure vous étiez des hommes malheureux, et nous vous avons secourus ; demain vous serez nos ennemis, et nous vous égorgerons » 52.
C’est le même transport sensible qui précipite l’Iroquois dans la compassion héroïque et dans le massacre sanglant. L’action n’est motivée par aucune maxime. C’est par rapport au dispositif de la scène, c’est-à-dire par rapport à la Chose même du réel, et non au principe de la morale, à la maxime, que se détermine l’action.
Le rapport du sage, du philosopphe, de l’honnête homme, de l’intellectuel avec le pouvoir cesse donc ici d’être conditionné par l’objectivité universelle de la maxime morale. Une certaine puissance révoltante du réel fait image pour le sujet qui s’engage. C’est à partir de cette image que se déclenche à la fois l’action politique et l’écriture, écriture qui dialectise le détachement pour communier avec le monde.
L’imaginaire du pouvoir se nourrit de cette communion révoltée. Le héros diderotien en dernier ressort n’est pas le sage retranché mais l’esclave noir qui a préféré se trancher le poignet plutôt que d’exécuter ses compagnons rattrapés dans leur fuite :
« Voilà donc un homme sans éducatiuon, sans principes, réduit par son état à la condition de la brute, qui s’abat un poignet plutôt que de s’avilir. N’oublions jamais que le serviteur peut valoir mieux que son maître. » (II, 67, 345.)
Sénèque avait préféré faire l’éloge de Mucius Scaevola (II, 55, 328 ; De providentia, 3, 5). La mutilation de Scaevola représentait la grandeur du pouvoir romain, soutenue dans le sacrifice par la pure exigence morale du devoir ; la mutilation de l’esclave fait travailler un imaginaire du pouvoir pris entre l’horrification et la révolte : un imaginaire qui n’engage pas le retrait de (ou le détachement dans) la sphère symbolique, mais tout au contraire qui l’investit de sa posture subversive.
Notes
Les références seront données dans l’édition de Jean Deprun, Œuvres complètes (édition dite DPV), tome XXV, Hermann, 1986. Le chiffre romain désigne la première ou la seconde partie de l’Essai, le second chiffre indique le numéro de paragraphe dans l’édition de 1782, le troisième chiffre renvoie à la page dans DPV.
C’est dans cette tradition là que la critique philologique lit encore l’Essai. Voir J. Robert Loy, « L’Essai sur la vie de Sénèque et les règnes de Claude et de Néron, de Diderot », Cahiers de l’association internationale des Etudes françaises, Juin, 1961 ; William T. Conroy, Jr., « Diderot’s Essai sur Sénèque », Studies on Voltaire and the eighteenth century, 131 (1975) ; « Three neglected sources of Diderot’s Essai sur Sénèque : Ponçol, Peyrilhe, L’Estoile », Studies on Voltaire, 176 (1979), pp. 259-271 ; Herbert Josephs, « Essai sur les règnes de Claude et de Néron : a final borrowing », in Diderot : digression and dispersion, a bicentennial tribute, ed. Jack Undank and Herbert Josephs, Lexington, Kentucky ; French Forum Publishers, 1984, pp. 138-149.
Nous mettons en œuvre ici le travail théorique engagé par J. Kristeva dans Sens et non-sens de la révolte, Fayard, 1996.
Cette notion de posture est essentielle pour comprendre ce que Diderot entreprend dans l’Essai. Comme Paolo Casini le rappelle, « il ne s’agit pas de bâtir un système de morale. Il s’agit plutôt d’examiner et de comprendre, sans les distorsions typiques que produisent les systèmes, l’écart perpétuel qui sépare la conscience pure du sage des exigences impures de l’action, l’utopie de la réalité, la théorie de la pratique » (« Diderot apologiste de Sénèque », Dix-huitième siècle, n°11 (1979), p. 242). Cet écart ne fait pas l’objet d’un discours mais d’une mise en scène. Il n’est donc pas représenté par une position systématique, mais par une posture intellectuelle.
On distingue ici la sémiotique, comme système d’organisation des signes fondé strictement sur le jeu du signifiant et du signifié, de la sémiologie, comme système d’organisation du sens, dans lequel le jeu du signifiant et du signifié n’est que l’une des combinatoires possibles.
Diderot tire toutes les conséquences de ce principe : il n’y a pas, ou en tout cas on ne doit jamais souhaiter un despote éclairé. « Celui qui pourrait nous contraindre au bien, pourrait aussi nous contraindre au mal. Un premier despote juste, ferme et éclairé, est un fléau ; un second despote juste, ferme et éclairé, est un fléau plus grand : un troisième qui ressemblerait aux deux premiers, en faisant oublier aux peuples leur privilège, concommerait leur esclavage. » (II, 35, 299.)
A juste titre Jean Deprun rapproche ce passage de la Réfutation d’Helvétius : « Le gouvernement arbitraire d’un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre des séductions : elles accoutument insensiblement un peuple à aimer, à respecter, à servir son successeur quel qu’il soit, méchant ou stupide. » (T. I, section iv, ch. i.)
Voir également, dans les Mémoires pour Catherine II : « Tout gouvernement arbitraire est mauvais ; je n’en excepte pas le gouvernement arbitraire d’un maître bon, ferme, juste et éclairé. Ce maître accoutume à respecter et à chérir un maître, quel qu’il soit. Il enlève à la nation le droit de délibérer, de vouloir ou de ne pas vouloir, de s’opposer, de s’opposer même au bien. Le droit d’opposition me semble dans une société d’hommes, un droit naturel, inaliénable et sacré. Un despote, fût-il le meilleur des hommes, en gouvernant selon son bon plaisir, commet un forfait. C’est un bon pâtre qui réduit ses sujets à la condition des animaux ; en leur faisant oublier le sentiment de la liberté, sentiment si difficile à recouvrer quand on l’a perdu, il leur procure un bonheur de dix ans qu’ils payerint de vingt siècles de misère. Un des plus grands malheurs qui pût arriver à une nation libre, ce seraient deux ou trois règnes consécutifs d’un despotisme juste et éclairé. Trois souveraines de suite, telles qu’Elizabeth, et les Anglais étaient conduits imperceptiblement à un esclavage dont [on] ne peut déterminer la durée. » (Mélanges philosophiques, historiques etc…, 1773, chapitre 24 « De la Commission », éd. G. Dulac, à paraître dans DPV, pagination provisoire p. 67).
La révolte fascine Diderot. Dans les Mémoires pour Catherine II, Diderot écrivait déjà : « Il est dans l’homme une qualité singulière dont je fais grand cas ; c’est de se porter à toutes les actions hasardeuses. On punit de mort un homme convaincu d’avoir affiché un placard séditieux et injurieux au roi. Le lendemain, on en affiche vingt autres plus atroces que le premier. Au moment où il y eut danger de mort, l’action qui n’était qu’une lâcheté prit un caractère d’héroïsme. Quel plaisir que de courir le hasard de la vie ! (Mélanges philosophiques, historiques etc…, chap. 20 « Sur la tolérance », p. 55).
La restriction est plus forte encore dans l’ajout de la deuxième édition. Voir le texte entre crochets au haut de la p. 55 qui, identifiant le stoïcien au janséniste, le dissocie de Sénèque.
J. Derrida montre dans les premières pages d’Apories le travail de la coupure qui est à l’œuvre dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron et dans la méditation de Sénèque sur finis (la fin / la frontière), laquelle doit être mise en relation avec le De finibus de Cicéron (Apories, Galilée, 1996).
Jean-Marie Goulemot avait déjà attiré l’attention sur cette fonction herméneutique du détachement stylistique dans l’Essai : « le commentaire n’est nullement un genre mineur ou la preuve d’une inspiration défaillante, ici écrire en marge de Sénèque, puis en marge de ce que l’on a écrit sur Sénèque, mais au contraire, formellement le moule d’une écriture fragmentaire en rebonds, reprises et retours, et stylistiquement la figure incomplète du dialogue, paradoxalement enfin, peut-être, par son éclatement même le lieu d’une synthèse par la diversité des angles d’attaque et des points de vue. » (« Jeux de conscience, de texte et de philosophie : l’art de prendre des positions dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron de Diderot », Revue des sciences humaines, 54, n°182 (1981), p. 47.)
« Or quel écrivain a plus que lui de ces pensées saillantes, qui peuvent se détacher sans faire tort à l’ensemble ? […] il n’ a donc pas l’empreinte du génie. » (Journal de Paris, 25 janvier 1779, p. 98 ; voir II, 10, 257.)
« ce qui suit ne sont plus que les réclames de ce que [Suzanne] promettait apparemment d’employer dans le reste de son récit » (DPV XI 275).
Jacques Proust, « Diderot et l’expérience russe : un exemple de pratique théorique au dix-huitième siècle », Studies on Voltaire, 154 (1976), pp. 1777-1800.
« La maxime n’a pas d’auteur. Elle est l’expression d’une vérité qui dépasse l’auteur » (Art. cit., p. 1780.)
« Je vais donc commencer par les Lettres, transportant dans l’une ce qu’il aura dit dans une autre, généralisant ses maximes, les restreignant, les commentant, les appliquant à ma manière, quelquefois les confirmant, quelquefois les réfutant ; ici, présentant au censeur le philosophe derrière lequel je me tiens caché ; là, faisant le rôle contraire, et m’offrant à des flèches qui ne blesseront que Séneque caché derrière moi. » (P. 229.)
« Ces actions, ce n’est pas dans le fond d’une retraite paisible où la sécurité nous environne, dans une bibliothèque, devant un pupitre, qu’on les juge sainement : c’est dans l’antre de la bête féroce qu’il faut être ou se supposer, devant elle, sous ses yeux étincelants, ses ongles tirés, sa gueule entrouverte et dégouttante du sang d’une mère ; c’est là qu’il faut dire à la bête : “Tu vas me déchirer, je n’en doute pas, mais je ne ferai rien de ce que tu me commandes.” » (I, 108, 194.) C’est là qu’il faut dire… mais qui dit ? Diderot ? Sénèque ? Tout homme ?
La dimension polémique de l’Essai, qui à la deuxième édition répond vertement aux injures des journaux, éclate à tout instant et constitue le point de départ de la révolte : « Mais voulez-vous exposer Socrate à des invectives atroces, à des imputations mille fois réfutées, ressusciter des Anites et des Mélites ? écrivez l’apologie de Socrate » (I, 50, 106) ; « on lit dans le journaliste une tirade d’invectives où l’on aurait peine à reconnaître un professeur d’urbanité ; mais je suis injurié dans la page avec tant d’honnêtes gens que j’aurais trop mauvaise grâce à m’offenser » (I, 122, 222, note de Diderot) ; « Nos bibliothèques immenses, le commun réceptacle et des productions du génie et des immondices des lettres, conserveront indistinctement les unes et les autres. Un jour viendra où les libelles publiés contre les hommes les plus illustres de ce siècle seront tirés de la poussière par des méchants animés du même esprit qui les a dictés ; mais il s’élèvera, n’en doutons point, quelque homme de bien indigné qui décèlera la turpitude de leurs calomniateurs, et par qui ces auteurs célèbres seront mieux défendus et mieux vengés que Séneque ne l’est par moi. Le vice des ignorants est d’enchérir sur les invectives des méchants, dans la crainte de n’en paraître que les échos. Les détracteurs modernes de Séneque ont été beaucoup plus cruels que les anciens : les douze lignes d’un Suilius ont enfanté des volumes d’injures atroces. » (II, 37, 304).
Jacques Proust et à sa suite J.-M. Goulemot ont tenté de suivre les glissements du « je » au « nous » de l’énonciation.
Diderot insiste lourdement sur le caractère apologétique de son Essai : « C’est dans une cinquantaine d’années, c’est lorsque je ne serai plus qu’on rendra justice à Séneque, si mon apologie me survit » (I, 46, 96) ; « je ne suis point accusateur, je suis apologiste » (I, 50, 107) ; « Ce n’est point une satire que j’écris, c’est mon apologie, c’est celle d’un assez grand nombre de citoyens qui me sont chers » (I, 67, 130, noter la dilution de la figure de l’auteur) ; « je me serai du moins occupé de l’apologie d’un grand homme » (II, 91, 383) ; « pour ne pas donner à mon apologie une fausse solidité en affaiblissant les objections [de Quintilien], je vais les rapporter dans ses propres termes » (II, 102, 396) ; « Lisez [Sénèque], relisez-le en entier, lisez Tacite, et jetez au feu mon apologie » (II, 105, 399-400). Les références se multiplient à la fin du texte, notamment dans le discours rapporté de Marmontel (pp. 405, 406, 408, 417, 426).
« Pour faire le bien, un ministre des provinces a mille occasions où le consentement de César lui est inutile ; tout autant pour prévenir ou réparer le mal ; c’est la prérogative inséparable de son poste. Les amis, les parents, les bons citoyens qui avaient été attachés au philosophe ne furent persécutés qu’après sa mort. » (I, 46, 93.) Le commentaire historique s’objective dans la deuxième partie de l’Essai en maxime : « Les hommes ne se considèrent pas assez comme dépositaires du bonheur, ni de l’honneur de ceux auxquels ils sont attachés par les liens du sang, de l’amitié, de la confraternité. » (II, 23, 279.)
Comme Paolo Casini le remarque, « le problème de la morale […] se déplace du terrain du “système”, et des idées “claires et distinctes”, à la sphère du goût et de la sensibilité. » (Art. cit., p. 243.)
Comparer avec le texte des Mélanges philosophiques, historiques etc… cité note Erreur : source de la référence non trouvée.
DPV XVI 520-525 ; CFL VII 371-376. Voir S. Lojkine, Le Dialogue et l’image : essai sur la poétique de Diderot dans les années 1760, chapitre I, pp. 90-97. Le rapprochement avec Le Chêne et le roseau de La Fontaine suggéré par Jean Deprun n’est guères convaincant.
On reconnaît bien sûr ici la formule biblique vox clamantis in deserto (Isaïe, 40, 3) reprise au début des Evangiles.
Contre Sénèque, Diderot réhabilite plus loin le théâtre : « “Sachons mettre de la différence entre les applaudissements de l’école et ceux du théâtre.” Et pourquoi ? Ils sont accordés les uns et les autres à la vertu et au talent… » (II, 21, 274). Sur la fonction pédagogique et politique du théâtre chez Diderot, voir le Paradoxe sur le comédien, éd. S. Lojkine, A. Colin, 1992, intro. pp. 53-59.
Paolo Casini conclut son article en faisant remarquer cette coïncidence qui travaille l’Essai de la posture moderne et de la figure antique de l’engagement : « L’apologie de Sénèque est en même temps une parabole au sujet des despotes, un véritable acte d’accusation contre tous les tyrans. On ne peut s’y tromper : l’Essai sur Sénèque est quelque chose de plus qu’une méditation sur la morale privée, qu’un testament spirituel. En 1778 comme en 1782, c’est un acte de politique militante. Diderot ne choisit point la retraite, mais l’attitude du “sage en évidence, comme l’athlète sur l’arène” : la posture de l’orateur ancien. » (Art. cit, p. 248.)
Paolo Casini arrive au même constat : « Son apologie de Sénèque tourne précisément autour de la vieille question que les stoïciens romains avaient placée au centre de leur éthique : Sitne sapientis ad rem publicam accedere ? L’enjeu n’est pas une simple attitude subjective, comme la position personnelle de Sénèque face à Néron, ou de Diderot face à Catherine II. » (Art cit., p. 247.)
Voir à ce sujet John Hope Mason, « Portrait de l’auteur, accompagné d’un fantôme : l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron », in Diderot : les dernières années, 1770-84, colloque du bicentenaire, Edimbourg, 1984, éd. Peter France et Anthony Strugnell, Edimburgh University Press, 1985, pp. 43-62.
La position n’est pas toujours facile à tenir entre les antiphilosophes détracteurs de Sénèque et le détachement antipolitique du stoïcisme : « “Séneque n’a donc point de défauts ?” Il en a, et je crois lui en avoir remarqué. Ne se laisse-t-il jamais emporter au-delà des limites de l’exactitude par sa manière forte et vive de sentir ? C’est un reproche que je lui ai fait. Puisque je l’ai souvent contredit, j’ai donc pensé qu’il s’était trompé ? S’est-il en effet trompé ? C’est, me disait un ami, ce qu’une seconde lecture m’apprendra. » (II, 15, 264.)
Voir également l’anecdote de Cneius Pison et des trois soldats romains, et le commentaire indigné de Diderot appelant les condamnés au meurtre de leur général (II, 46, 317). Plus loin, Diderot fait contre Sénèque l’éloge de ceux qui « toute leur vie éprouveront une profonde indignation à l’aspect de l’injustice » (II, 46, 318).
Allusion à l’anecdote du conseiller Prexaspe et du roi Cambyse, racontée par Hérodote (Histoire, III, 34-35), reprise dans le De ira (III, 14, 2) et évoquée quelques lignes plus haut dans l’Essai. Mais Sénèque ne laissait pas éclater son indignation en ces termes : O regem cruentum : O dignum in quem omnium suorum arcus verterentur !, « O roi sanguinaire, tu mériterais que les arcs de tous tes sujets se retournent contre toi ! » (III, XIV, 4.) La condamnation morale du roi ne débouche que très indirectement sur une incitation à la vengeance : Non veto patrem damnare regis sui factum, non veto quaerere dignam tam truci portento poenam, « je ne défends pas à un père de condamner les actions de son roi, je ne lui défends pas de rechercher le châtiment d’une atrocité aussi barbare » (XV, 2). On est loin du cri révolté de Diderot ; il s’agit ici plutôt d’une concession oratoire embarrassée qui permet de conclure immédiatement aux deux idées essentielles : on peut toujours réfréner sa colère (XV, 3) ; on peut toujours se libérer du tyran par le suicide (XV, 4).
A comparer avec les « quelques préceptes qui répugnent à la nature, et dont la pratique rigoureuse ajouterait peut-être à la misère de notre condition » (I, 127, 227).
On ne peut qu’être indigné de l’interprétation que J.-M. Goulemot donne du rapport à la révolte dans l’Essai (art. cit., p. 53). On ne peut parler de filiation entre Diderot et les « libertins érudits », toujours hostiles à Sénèque : Diderot condamne sans appel Saint-Evremond (II, 37, 300-304) et La Mettrie (II, 6, 246-248). On ne peut définir ni l’énonciation diderotienne comme une « politique du retrait et du masque » ni la posture du philosophe dans l’Essai comme une posture méprisant le peuple et stigmatisant les révolutions : les citations données dans l’article sont détournées ou tronquées. Il ne s’agit pas ici de satisfaire à tout prix à « l’image d’un Diderot progressiste chère à la critique contemporaine » (Utinam !), mais de satisfaire à la vérité.
L’ interprétation de J.-M. Goulemot tire probablement son origine d’un passage de l’article de Jacques Proust, parlant à propos de l’Essai « d’un mépris de fer pour le peuple en général, jugé décidément incapable de s’élever jusqu’au niveau de conscience du philosophe : “L’homme peuple est le plus sot et le plus méchant des hommes ; se dépopulariser ou se rendre meilleur, c’est la même chose.” » (Art. cit., p. 1796). L’homme peuple ne désigne pas l’homme du peuple en général, mais, comme le fait remarquer Jean Deprun, l’homme qui fait peuple, le démagogue (II, 36, 297 et n. 611 et 612). Il ne faudrait pas confondre mépris pour les démagogues et mépris pour le peuple, ou même retrait vis-à-vis du peuple. La démonstration générale de J. Proust dans cet article vise d’ailleurs à prouver le contraire.
Les références à Kant sont données dans la traduction de la Pléiade (dir. F. Alquié). Le texte de la Critique de la raison pratique, publié dans le tome II, a été traduit par Luc Ferry et Heinz Wismann.
Ce rapport que nous établissons ici demeure bien entendu purement théorique, Kant n’ayant probablement jamais eu connaissance de l’Essai. Il s’agit de comparer deux réactions contemporaines, deux rapports au stoïcisme.
Cette position n’a rien à voir ni avec un pragmatisme machiavélique (la fin justifie les moyens), ni avec une prudence politique plus ou moins opportuniste (de type vichyssois). Pour Diderot, la révolte du philosophe ne saurait être motivée par la question subjective de sa propre intégrité morale, mais par un certain travail de la chose politique dans le monde : c’est une situation générale, une accumulation d’injustices, non un cas de conscience offert à la casuistique de la vertu qui motive la révolte politique.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Du détachement à la révolte : philosophie et politique dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron », Lieux littéraires / La Revue, dir. Alain Vaillant, n°3, juin 2001, Publications de l’université Paul-Valéry, p. 95-127.
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