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Résumé

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Références de l’article

« Discours du maître, image du bouffon, dispositif du dialogue : Le Neveu de Rameau », Discours, Image, Dispositif, dir. Ph. Ortel, L’Harmattan, 2008, p. 97-123.

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Ressources externes

Le Neveu de Rameau

« Satyre seconde » : la question du genre du Neveu de Rameau semble réglée, puisque Diderot le caractérise dès le titre : s’inscrivant dans la tradition d’Horace et de Juvénal, il définit son texte comme pot-pourri de propos à bâtons rompus, comme saturation conversationnelle, sans ordre ni visée, sans structure ni composition.

« Je m’entretiens avec moi meme de politique, d’amour, de gout ou de philosophie. J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maitre de suivre la premiere idée sage ou folle qui se presente » (p. 3/6231.)

La satire se développe aux antipodes du discours, qui, dans la tradition classique, est l’objet de la rhétorique :

« la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader. […] C’est le discours qui produit la persuasion, quand nous faisons sortir le vrai et le vraisemblable de ce que chaque sujet comporte de persuasif. » (Aristote, Rhétorique, I, 2, 1355b-1356a.)

Or précisément dans Le Neveu de Rameau il n’y a pas de « cas », pas de « sujet » : la satire glisse d’un sujet à l’autre et convoque les idées non pour leur valeur de preuves dans une stratégie de persuasion, mais, sages ou folles, pour la séduction libertine qu’elles exercent dans le moment de la conversation, dans le feu d’artifice du mot d’esprit. Conversation contre persuasion, abandon libertin de l’esprit contre mobilisation concertée des preuves, hasard et chimère de la rêverie contre vraisemblance encadrant un sujet : point par point, la satire semble se définir comme anti-discours, comme la négation radicale de ce qui se joue dans une rhétorique.

I. L’envers de la persuasion

Rhétorique et dialectique

Le problème du rapport du Neveu de Rameau au discours n’est pas celui de sa forme dialoguée, car l’essence même du discours est dialogique :

« La Rhétorique est l’analogue de la Dialectique. […] il faut être apte à persuader le contraire de sa thèse, comme dans les syllogismes dialectiques, non certes pour faire indifféremment les deux choses (car il ne faut rien persuader d’immoral), mais afin de n’ignorer point comment se posent les questions, et, si un autre argumente contre la justice, d’être à même de le réfuter. Aucun autre art ne peut conclure les contraires ; la dialectique et la rhétorique sont seules à la faire ; car l’une et l’autre s’appliquent pareillement aux thèses contraires ; toujours, absolument parlant, les propositions vraies et les propositions plus morales sont par nature plus propres au raisonnement syllogistique et à la persuasion. » (I, 1 ; 1354a-1355a.)

Voilà tout à coup qui nous rapproche singulièrement de l’objet et de la méthode du Neveu de Rameau. L’objet, la visée univoques du discours (la persuasion, et la persuasion morale) passent par la prise en compte de son envers, d’une position et d’une stratégie adverses, qu’il s’agit d’intégrer dialectiquement dans la démonstration et le raisonnement. Le discours doit englober des thèses contraires, et les englober non pas indifféremment, comme pur exercice technique de démonstration pro et contra, mais les englober moralement, comme affirmation d’une position vraie, morale, raisonnable, contre une position qui ne l’est pas, comme affirmation d’une rationalité contre une déraison. Après que Rameau lui a débité d’un ton guilleret l’abominable histoire du renégat d’Avignon, le philosophe lui fait remarquer :

« Je ne scais lequel des deux me fait le plus d’horreur, ou de la sceleratesse de votre renegat, ou du ton dont vous en parlez. » (P. 76/672.)

L’histoire du renégat qui, feignant de l’amitié pour un riche négociant juif d’Avignon, trompe sa confiance, s’empare de ses biens et le fait brûler par l’Inquisition, ne nous est pas livrée directement comme mise à l’épreuve du juste et de l’injuste (l’enjeu de toute persuasion, selon Aristote2), mais bien comme expérience de discours, comme échantillon particulièrement pervers d’une argumentation contre la justice, c’est-à-dire comme cette altérité abjecte à partir de laquelle le discours se bâtit comme antidote.

Le discours comme distanciation de l’histoire

L’histoire met d’abord en scène un discours du renégat, souligné par Rameau :

« — Il arrive un soir chez son bon ami, l’air effaré, la voix entrecoupée, le visage pale comme la mort, tremblant de tous ses membres. — Qu’avez-vous ? — Nous sommes perdus. — Perdus, et comment ? — Perdus, vous dis-je ; perdus sans ressource. — Expliquez-vous… — Un moment, que je me remette de mon effroi. — Allons, remettez-vous, lui dit le Juif ; au lieu de lui dire, tu es un fieffé fripon ; je ne scais ce que tu as à m’apprendre, mais tu es un fieffé fripon ; tu joues la terreur.
Moi. — Et pourquoi devoit-il lui parler ainsi ?
Lui. — C’est qu’il etoit faux et qu’il avoit passé la mesure. Cela est clair pour moi, et ne m’interrompez pas davantage. — Nous sommes perdus, perdus, sans ressources. Est ce que vous ne sentez pas l’affectation de ces perdus repetés. Un traitre nous a deferés à la sainte Inquisition, vous comme Juif, moi comme renegat, comme un infame renegat. Vous voyez comme le traitre ne rougit pas de se servir des expressions les plus odieuses. Il faut plus de courage qu’on n’en pense pour s’appeler de son nom. Vous ne scavez pas ce qu’il en coute pour en venir la. » (P. 74/671.)

Rameau se livre à une véritable explication de texte, à un démontage du discours abject, dont il pointe les artifices théâtraux. Mais l’effet de ce démontage est inattendu : il tend à accuser le Juif, trop crédule, et à valoriser le renégat, identifié à Rameau pour son courage d’acteur. La transformation de l’histoire du renégat en discours du renégat, c’est-à-dire en une stratégie de persuasion susceptible d’être jugée non sur le fond, mais pour ses qualités techniques, pour l’efficacité théâtrale de la performance, objective et neutralise le personnage du renégat, faisant du récit de Rameau, à un second niveau de la diégèse, un discours visant, sinon à innocenter celui qui, dans l’histoire première, est moralement manifestement coupable, du moins à atténuer cyniquement sa faute.

Il y a donc un discours de Rameau sur le discours du renégat. Le discours fait l’objet, de la part de Moi, d’un commentaire : c’est le commentaire du « ton dont vous parlez ». La spécificité de ce ton avait déjà été soulignée, plus haut :

« Lui. — […] Mais vous ne m’ecoutez pas, à quoi revez-vous ?
Moi. — Je reve a l’inegalité de votre ton ; tantot haut, tantot bas. » (P. 74/670.)

Le ton de Rameau, comme l’affectation du renégat, caractérisent esthétiquement le discours et, par l’esthétique, parasitent la question morale. Ce qui flotte ici dangereusement, c’est la fin et, de là, le genre ou le modèle du discours. Après avoir cherché à harmoniser les trois fins qu’il assigne au discours et les trois genres qui en résultent, Aristote remarque la contradiction du délibératif et de l’épidictique :

« De même encore ceux qui louent et ceux qui blâment ne considèrent pas si les actions de leur personnage lui ont été avantageuses ou nuisibles ; souvent même ils le louent d’avoir dédaigné son intérêt personnel pour n’obéir qu’au devoir ; par exemple ils louent Achille d’avoir vengé son ami Patrocle, bien qu’il sût qu’alors il faudrait mourir, tandis qu’il eût pu vivre en ne le faisant pas : pour lui, une telle mort était plus belle, tandis que vivre était son intérêt. » (I, 3 ; 1359a.)

L’apparente contradiction de l’utile et du beau révèle, dans la perspective aristotélicienne, la supériorité du juste et de l’injuste dans la conduite du discours : c’est au juste et à l’injuste en dernier ressort que les éléments de l’histoire doivent être ramenés dans le discours, indépendamment de l’utile et du beau. Même nuisible, la vengeance était juste : et c’est parce qu’Achille a préféré le juste plutôt que l’utile que son action est belle. Le discours sur la vengeance de Patrocle établit donc, par rapport à l’histoire de cette vengeance, la distance de la prescription (on ne saurait la conseiller), de l’évaluation morale (mais on peut l’approuver), et du jugement esthétique (on en fera l’éloge). Le discours apparaît ainsi comme l’articulation d’une histoire (« les actions de leur personnage ») à une finalité (le conseil pratique, le jugement moral, l’évaluation esthétique) ou, autrement dit, comme l’installation de cette histoire dans une situation d’énonciation qui n’a rien à voir a priori avec elle, et où elle sera stratégiquement mobilisée pour une fin donnée. Le discours ne se définit pas par ses contenus, et pas même par ses moyens : c’est là même l’objet principal de la Rhétorique, qui entend se distinguer des Techniques de discours compilées par les sophistes, où l’on pouvait trouver des recettes pour attendrir, émouvoir, irriter son auditeur, sollicitant ainsi fallacieusement son jugement3.

Une représentation seconde

Or précisément le discours de Rameau, d’abord par son inégalité de ton, puis par le cynisme de sa position vis-à-vis de l’histoire qu’il rapporte, brouille sa propre finalité, qui n’est ni purement immorale (la persuasion de l’injuste), ni purement bouffonne (la persuasion du laid) :

« Je ne scavois, moi, si je devois rester ou fuir, rire ou m’indigner. Je restai, dans le dessein de tourner la conversation sur quelque autre sujet qui chassat de mon ame l’horreur dont elle étoit remplie. Je commençois a supporter avec peine la presence d’un homme qui discutoit une action horrible, un execrable forfait, comme un connoisseur en peinture ou en poesie, examine les beautés d’un ouvrage de gout ; ou comme un moraliste ou un historien releve et fait eclater les circonstances d’une action heroique. » (P. 76/672.)

Le connaisseur en peinture, le moraliste, l’historien visent autant de fins différentes, qui définissent des genres de discours différents. Nous touchons ici au troisième niveau de la diégèse, où il s’agit de caractériser la caractérisation par Rameau de l’« action horrible » du renégat. Le discours de Moi est une discours second, un discours sur le discours de Rameau, dont il dégage la finalité brouillée. Déconstruisant celui-ci, il rétablit, négation d’une négation, la possibilité morale de la fin, de sorte que ne subsiste en définitive qu’un discours, le discours de Moi, et qu’une fin, la dénonciation de l’injustice perverse de Lui.

Les quatre niveaux de la représentation
Les quatre niveaux de la représentation dans le discours

À ce stade de notre analyse, nous pouvons dégager une première définition du discours, dont le caractère fondamentalement anti-rhétorique de la satire diderotienne fait apparaître, concurremment à l’analyse aristotélicienne en termes de finalité, et essentiellement de finalité noble, le jeu déconstructif et le travail de négativité qui l’habite nécessairement : cette efficacité déconstructive du discours est ce que la Rhétorique met tous ses efforts à conjurer ; elle est l’envers de la persuasion.

Le discours est une représentation seconde4 : il utilise une histoire, une ou des données du réel (les tekmêria5, I, 2 ; 1357b) pour persuader un ou des auditeurs. Or il y a une contradiction fondamentale entre le service, nécessairement subjectif, de cette fin et la vérité brute, objective, de l’histoire, entre le telos et les tekmêria, contradiction contre laquelle lutte et se fortifie toute la Rhétorique, mais que dénonce et exploite Le Neveu. Cette contradiction entre le donné réel et la finalité démonstrative du discours se manifeste dans ce que tout discours comporte plus ou moins explicitement (et même le moins explicitement possible) sa propre négation, comme Aristote lui-même le suggère en commençant par ramener la rhétorique à la dialectique. La fin du discours n’est donc que superficiellement la persuasion : plus profondément, il s’agit d’anesthésier la position contraire, d’aveugler, d’inhiber l’autre point de vue, d’interdire l’expression de la contradiction. Le discours se développe à Athènes contre le dispositif dangereusement démocratique dans lequel la parole est institutionnellement encadrée : à l’assemblée comme au tribunal, le principe est toujours celui de l’audition contradictoire : faire éclater la vérité, persuader de l’utile, trancher le juste, faire sentir le beau est la fonction du dispositif dans lequel les discours contradictoires viennent prendre place. Mais le discours n’a qu’une fin : tuer l’autre, escamoter sa parole.

II. La scène du discours

L’Autre innommable du dialogue

Le discours tait ce qu’il tue. Il ne vise pas essentiellement l’auditeur qu’il s’agit de persuader, au sommet du dispositif, mais le contradicteur, réel ou virtuel, à éliminer (Lui pour Moi, le Juif pour Lui). Le contradicteur, sa figure, son discours, sa présence, portent les signifiés cachés du discours, la charge parodique du réel à partir de laquelle le discours tout entier s’organise et se construit. À la fois hyper-visible et invisible, l’Autre du dialogue ouvre, entre l’histoire et le discours, entre la représentation première et la représentation seconde, le jeu scénique qui introduit la parole à la dimension du dispositif. Par exemple, dans l’histoire du Juif et du renégat, nous avons vu que le passage de l’histoire au discours se faisait au moment où Rameau, pointant l’artifice théâtral du renégat, ne se contente plus de coller à l’événement, à sa succession narrative, mais le commente6, en fait un objet de démonstration face à Moi, qu’il s’agit de persuader de la proposition (im-)morale suivante : « Je me felicite plus souvent de mes vices que je ne m’en blame. […] On prise en tout l’unité de caractere. » (P. 72/669.) Il y a d’ailleurs toute une lutte dans le dialogue entre Moi et Lui, où Moi cherche à maintenir Lui au niveau servile de l’histoire, à l’empêcher d’atteindre celui, magistral, du discours :

« Lui. — […] C’est qu’ordinairement la grandeur de caractere resulte de la balance naturelle de plusieurs qualités opposées.
Moi. — Et laissez la vos reflexions, et continuez moi votre histoire.
Lui. — Cela ne se peut. Il y a des jours ou il faut que je reflechisse. C’est une maladie qu’il faut abandonner a son cours. Ou en etois je ? » (P. 73/670.)

Lui tient Moi par l’histoire, qui lui sert d’appat pour imposer ses « réflexions », c’est-à-dire pour passer du savoir-faire du conteur au savoir théorique du moraliste7, pour quitter le matériau premier des tekmêria et participer à l’élaboration seconde du discours.

Le moment où ce passage se fait est le suivant : le renégat vient apprendre au Juif qu’ils sont « perdus sans ressource » et joue devant lui la comédie de l’effroi. Le Juif commence alors par essayer de rassurer le renégat, au lieu de l’insulter et de le chasser : selon Rameau, une autre scène était possible, si le Juif avait été plus fin. L’histoire devient l’objet des manipulations discursives de Lui, qui envisage les potentialités fictives des situations qu’elle contient et superpose à la réalité du déroulement narratif une alternative narrative virtuelle. Une autre histoire était possible, et c’est cette histoire autre, irréelle, qui va servir de point d’appui à Rameau dans son discours pour persuader Lui.

La scène absente

Le protagoniste de cette histoire qui n’existe pas, de cette scène absente de l’expulsion du renégat, c’est le Juif. Le Juif, dans le procès truqué de l’Inquisition, sera l’Autre du dialogue, le contradicteur à qui la parole n’est pas donnée, « dont la sainte Inquisition s’empara à son réveil, et dont, quelques jours après, on fit un beau feu de joie » (p. 671). La figure noble du Juif, de l’ami fidèle injustement accusé, est escamotée de l’histoire par le discours, qui lui substitue celle, ridicule, de l’ami crédule pris de panique :

« Le Juif s’effraye, il s’arrache la barbe, il se roule a terre, il voit les sbirres a sa porte ; il se voit affublé du san benito, il voit son auto da fé preparé. » (P. 75/671.)

Ce que le Juif imagine, nouvelle scène virtuelle, est pourtant réellement ce qui va lui arriver. Mais le discours de Rameau escamote cette conclusion tragiquement noble de l’histoire. La scène réelle est virtualisée, en amont du récit, en imagination panique ; son effet pathétique — désamorcé par le jeu bouffon de la barbe arrachée et l’outrance du corps qui se roule à terre. Le discours de Rameau neutralise le Juif et frappe d’invisibilité la scène publique de son châtiment. Cette neutralisation était préparée dès le début de l’histoire, présentée, sans le Juif, comme celle simplement du renégat d’Avignon :

« Lui. — […] Celuy cy vivoit chez un bon et honnete de ces descendants d’Abraham, promis au pere des Croyants, en nombre egal a celui des etoiles8.
Moi. — Chez un Juif. » (P. 73/670.)

C’est Moi qui prend la responsabilité de nommer le Juif, dont les périphrases de Lui disséminent la figure9. Par cette intervention forcée dans l’histoire, Moi est subrepticement identifié au Juif, alors que le renégat est clairement identifié à Lui :

« Vous voyez comme le traitre ne rougit pas de se servir des expressions les plus odieuses. Il faut plus de courage qu’on n’en pense pour s’appeler de son nom. Vous ne scavez pas ce qu’il en coute pour en venir la.
Moi. — Non, certes. » (P. 74/671.)

Dans cette histoire, tout repose sur la difficulté de la nomination, qui oppose l’ignominie d’état du Juif à l’ignominie d’emploi du renégat. Le parallèle est pervers : contre l’histoire, qui accuse le renégat, le discours de Rameau réhabilite le renégat, dont Lui fait le support de sa propre figuration. L’héroïsme paradoxal du renégat, dont l’abject courage anoblit la vile reptation de Rameau parasite, s’humiliant chez Bertin et chez la petite Hus, dote l’esclave chassé d’une figure de maître, « tranquille possesseur de la fortune de ce descendant maudit de ceux qui ont crucifié Notre Seigneur » (p. 75/672). Nouvelle périphrase perverse, qui rend littéralement ignominieuse la victime : ne pas nommer le Juif, c’est lui assigner la nature du renégat, selon un renversement des figures qui met en abyme le renversement de Lui en Moi : par l’histoire du renégat, il ne s’agit pas tant, pour Lui, de réussir l’éloge paradoxal du renégat et de persuader ainsi son auditeur (Moi ?, le lecteur ?) de la justesse de ses principes d’immoralité, que d’anéantir, en la personne du Juif, une figure de Moi. Rameau tait ce qu’il tue et, par cette ellipse, conquiert, usurpe la position du discourant.

Les quatre niveaux de la représentation

La scène du discours, c’est-à-dire non seulement le cadre dans lequel il est prononcé (le lieu, les circonstances, le public), mais ce qu’il donne à voir de l’histoire et au contraire ce que, d’elle, il rend invisible, révèle ici l’enjeu non rhétorique fondamental d’une représentation nécessairement toujours étagée en quatre niveaux10,

  1. l’ombre du discours, ce réel innommable qu’il cache comme Autre du dialogue ;
  2. l’objet du discours, qui n’est pas le réel, mais le tekmêrion, ou l’histoire, c’est-à-dire déjà une élaboration du réel par le langage et un contournement de l’ombre primitive ;
  3. le commentaire de l’histoire, c’est-à-dire la présentation ou la manipulation de l’objet, qui constitue le discours proprement dit ;
  4. l’insertion dialogique du discours, ou autrement l’intégration du commentaire dans un dispositif où il est confronté à un, voire à plusieurs autres discours, soit explicites, soit implicites.

Le dialogue philosophique, la satire, installés dans le Café de la Régence à Paris, sont, pour Le Neveu de Rameau, la forme actualisée que prend ce dispositif exemplifié par la Rhétorique comme le cabinet du prince, l’assemblée du peuple, le tribunal.

Fonction de la pantomime dans la scène du discours

La scène est le medium qui articule le discours au dispositif : débordant la dimension strictement verbale du discours, elle fait voir une insertion que le discours s’ingénie à escamoter. Elle la fait voir dans le discours et autour de lui, dans l’énoncé et dans le lieu de l’énonciation. Les pantomimes de Rameau sont une manifestation essentielle de cette scénographie du discours : en marge du discours du maître, l’image du bouffon fait voir le dispositif du dialogue11. Nous avons vu comment, à partir de l’histoire du renégat, la fin du discours de Rameau était sa propre héroïsation sous la figure du renégat, et la mise à mort de l’Autre pour Lui du dialogue, de Moi sous la figure du Juif. Or le courage du renégat, qui constitue l’armature voyante du discours de Rameau, ne fait que répercuter l’injonction de Moi conseillant au protégé chassé de Mlle Hus de retourner auprès d’elle et de s’humilier à ses pieds :

« Cependant j’irois avec ce visage defait, ces yeux egarés, ce col debraillé, ces cheveux ebouriffés, dans l’etat vraiment tragique ou vous voila. Je me jetterois aux piés de la divinité. Je me colerois la face contre terre, et sans me relever, je lui dirois d’une voix basse et sanglotante : Pardon, madame ! pardon ! je suis un indigne, un infame. Ce fut un malheureux instant ; car vous scavez que je ne suis pas sujet a avoir du sens commun, et je vous promets de n’en avoir de ma vie.
Ce qu’il y a de plaisant, c’est que, tandis que je lui tenois ce discours, il en executoit la pantomime. » (P. 20/634.)

C’est tout l’enjeu du Neveu de Rameau que de démontrer que la scène virtuelle que Moi imagine pour Lui est précisément, de toutes les scènes qu’il peut jouer, celle qu’il ne jouera pas car « Il faut qu’il y ait une certaine dignité attaché à la nature de l’homme, que rien ne peut étouffer » : humilié publiquement par Bertin, au-delà des limites pourtant très larges qu’autorise son statut de bouffon, Rameau ne peut pas demander la réconciliation12. La pantomime qu’il joue supplée cette scène absente, qui dans le réel ne saurait advenir. Mais surtout l’histoire du renégat apporte précisément réponse et réparation à ce que Moi dit ici : le courage du renégat s’humiliant devant le Juif pour mieux le tromper est le courage que Lui n’aura pas devant Mlle Hus ; l’ignominie du héros de Rameau fait ressortir, a contrario, la dignité paradoxale de notre bouffon.

« tandis que je lui tenois ce discours, il en executoit la pantomime » : la pantomime de Rameau constitue la scène du discours de Moi. Elle n’élargit pas seulement l’énoncé discursif à l’espace social de la scène jouée ; dans le discours lui-même, elle désigne ce qui est image. Moi pointe « l’etat vraiment tragique ou vous voila », c’est-à-dire où je vous vois là : il désigne par là ironiquement non le fond réellement tragique de la situation où se trouve Rameau, mais la potentialité théâtrale de son visage, de sa posture, de sa gestuelle, de tout ce qui en lui, dans le Café de la Régence, fait comiquement tableau, par le décalage du gestus tragique et de l’espace trivial où ce gestus se trouve déployé. Le discours du philosophe n’est donc pas opposé à l’image du bouffon, mais traversé, accompagné par elle : il contient le renversement de la posture noble du tragédien en pantomime de la Foire, du théâtre vrai en parodie théâtrale, et, dans ce renversement, le même passage que nous avons observé, textuellement, de l’histoire au discours, qui la détourne, la commente, la scénographie. La pantomime au café est à la scène au théâtre ce que le discours est à l’histoire : la dénaturant, elle la qualifie pour un jeu supérieur ; démontant sa logique verbale, poétique et générique, elle lui restitue sa valeur brute de matériau, susceptible de jouer comme un élément dans un dispositif dialogique.

La pantomime de Lui n’est donc pas l’illustration externe du discours de Moi : intriquée dans le discours, qu’elle préfigure et produit autant qu’elle le mime, la pantomime fait marcher l’attelage verbal du dialogue. Moi n’y contemple pas seulement l’Autre du dialogue, le bouffon ignoble qui lui fait horreur et que son discours cherche à éliminer par tous les moyens ; dans la pantomime de Lui, Moi admire complaisamment l’image de son propre discours, c’est-à-dire un Moi élevé à la dignité publique de la scène, sa pensée montée sur les tréteaux, annoblie par le spectacle.

Pantomime, stade du miroir et conscience divisée

La pantomime de Lui impose à Moi l’expérience existentielle primitive du miroir : recevant d’abord d’elle une image inacceptable, un Autre absolu, Moi accommode cette image par le discours et se l’approprie. Puis, s’aliénant par cette accommodation discursive, dialogiquement défait, il se retrouve dans l’image, depuis laquelle il s’agira de reconquérir le discours. On retrouve ici la dialectique hégélienne, pour laquelle le dialogue du Neveu de Rameau représente la conscience divisée, conscience vile de « l’espèce » contre conscience noble du philosophe13, savoirs faire de l’esclave contre savoir théorique et vide du maître, Autre contre Je dans le stade du miroir lacanien.

Par ce qu’il comporte de dissimulation et de distanciation par rapport à l’histoire, le discours contenait déjà par nature les germes de cette division qui le dissémine, entre Moi et Lui, entre expression verbale et pantomime, entre adhésion fascinée et révolte. La dissémination du discours est le processus qui élargit l’énoncé strictement discursif en scène de discours, c’est-à-dire en représentation de la conscience divisée. La pantomime est la figure de cette dissémination : faisant éclater la cohérence propositionnelle du discours pris comme énoncé verbal elle le donne à voir comme système de figures articulées de façon lâche dans l’espace de la scène et dans la temporalité spectaculaire (répétitive, suspendue) du jeu d’acteur. C’est pourquoi le temps de la pantomime est l’imparfait.

« Il commencoit a entrer en passion, et a chanter tout bas. Il elevoit le ton, a mesure qu’il se passionnoit davantage ; vinrent ensuite, les gestes, les grimaces du visage et les contorsions du corps ; et je dis, bon ; voila la tete qui se perd, et quelque scene nouvelle qui se prepare. […] Tous les pousse-bois avoient quitté leurs echiquiers et s’etoient rassemblés autour de lui. Les fenetres du caffé etoient occupées, en dehors, par les passants qui s’etoient arretés au bruit. On faisoit des eclats de rire a entrouvrir le platfond. Lui n’apercevoit rien ; il continuoit, saisi d’une alienation d’esprit, d’un enthousiasme si voisin de la folie, qu’il est incertain qu’il en revienne ; s’il ne faudra pas le jetter dans un fiacre, et le mener droit aux Petites Maisons. […] La, il enfloit sa voix ; il soutenoit ses sons ; les voisins se mettoient aux fenetres ; nous mettions nos doigts dans nos oreilles. » (P. 82-5/676-9.)

La scène du discours improvise hors du théâtre l’espace et l’attention du spectacle théâtral, sur le modèle des tréteaux de la Foire et du spectacle de rue : parce qu’elle opère ce déplacement trivial du rituel dans un espace qui ne lui est pas dédié, la scène du discours tend à renverser parodiquement celui-ci. L’espace de cette scène est excentrique, tendant à s’élargir en cercles toujours plus élargis. Au cœur de la scène, la pantomime est à la fois l’objet du spectacle et l’écran dans lequel celui-ci s’abîme : Rameau « n’apercevait rien » ; il ne participe pas au spectacle qu’il produit, il s’en absente même ; « saisi d’une aliénation d’esprit », il est menacé d’enfermement, impossible à regarder donc, et même à entendre : « nous mettions nos doigts dans nos oreilles ».

L’aliénation de Rameau-pantomime identifie la scène du discours à cette situation de l’enfant encore inapte au langage et mal assuré même dans sa marche, arrêté fasciné devant le miroir et cherchant à y saisir son image. La scène du discours n’est pas une scène de théâtre, où la performance spectaculaire est réglée, instituée. Si éblouissante que soit la pantomime qu’elle déploie, celle-ci tire son charme de sa fragilité tâtonnante, de son imprévu. Elle est « la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet14 ».

La situation devant le miroir constitue une « forme primordiale », c’est-à-dire une forme de structuration tout à fait primitive du sujet, avant l’apparition du langage. Quoique pré-linguistique, elle se manifeste déjà comme « matrice symbolique », c’est-à-dire comme situation véhiculant les structures symboliques fondamentales que l’on retrouvera dans l’exercice du langage. Ces structures définissent la « fonction de sujet », c’est-à-dire de celui qui dit je et, par ce je, se définit par rapport aux autres ; et cela, répétons-le, alors que la situation devant le miroir est une situation d’avant l’apparition du langage, et a fortiori d’avant l’apparition, dans le langage, du je.

Bien sûr, la scène du discours n’est pas une scène infantile et sa dimension pré-linguistique n’a pas la fraîcheur naïve du premier contact avec le miroir. Le stade du miroir n’y est pas ce qu’elle découvre, mais ce à quoi elle revient : en deçà du discours proposé, elle décompose et articule ses figures constitutives, elle construit l’imago de la pensée, c’est-à-dire la relation de la pensée prise comme organisme intime avec la réalité que cette pensée vise et cherche à saisir15. Cette décomposition de la proposition discursive en figures à articuler, qui caractérise la pantomime et donne à voir, de façon tout à fait exceptionnelle, la déconstruction du discours par la scène qui le porte, est thématisée dans Le Neveu de Rameau par la désarticulation littérale du corps de Rameau.

Formules quadripartites pour la scène du discours

Le quadrilatère du langage selon Foucault
Le quadrilatère du langage selon Foucault

L’expérience de la conscience divisée, la corporisation du discours vécu dans le déchirement du stade du miroir, manifestent par la scène du discours ce que Michel Foucault définit comme le quadrilatère du langage dans Les Mots et les choses16, et que Lacan modélise par les quatre formules du discours dans L’Envers de la psychanalyse17.

Le discours est d’abord liaison de mots, enchaînement de propositions, au sens grammatical du terme, mais avec toute la force affirmative que, sur le plan de la performance, suppose la proposition.Cette liaison de mots repose sur une typologie verbale et une taxinomie du monde, découpant dans le langage et dans la réalité les unités discrètes qu’il s’agira d’articuler : c’est pourquoi l’articulation est le support de la proposition, c’est-à-dire à la fois ce en quoi elle se défait dans la scène du discours et ce par quoi elle rebondit et progresse dans le discours lui-même.

Mais le discours est une représentation seconde : il désigne une histoire, la commente, la manipule. L’art de la désignation redouble donc celui de la proposition, et repose lui-même sur la puissance de dérivation du langage, c’est-à-dire sur toutes les possibilités « de glissement, d’extension, de réorganisation » que ménage « l’espace rhétorique »18.

Trois ans plus tard, sans aucune référence explicite à Michel Foucault, Lacan propose sa formule du discours du maître, où l’on retrouve la forme du quadrilatère :

Formule du discours du maître selon Lacan
Formule du discours du maître selon Lacan

Très énigmatique en soi, le schéma lacanien s’éclaire d’être mis en relation avec la réflexion de Michel Foucault sur le discours classique : on comprend alors pourquoi le signifiant se dédouble en un S1, la force de proposition du sujet signifiant son discours, et un S2, le système de désignation des objets, ou le registre commun des signifiants. S1 pointe vers S2 comme la proposition pointe vers la désignation, comme le discours pointe vers l’histoire. Que S1 s’appuie sur un sujet divisé, faisant l’expérience de sa propre division dans l’exercice du langage, c’est ce que manifeste la puissance articulatoire du langage et l’expérience de la désarticulation qui la sous-tend : c’est ainsi que l’assise du discours de Moi, dans Le Neveu de Rameau, est le dialogue philosophique comme représentation de la conscience divisée.

Quant à l’objet petit a, il figure ce qui est perdu dans le stade du miroir, cette image de soi retrouvée par le sujet dans le miroir, devenue image autre, susceptible d’être appropriée par autrui et socialement partagée. Dans Le Neveu de Rameau, quelque chose du discours est, de la même façon, perdu dans la pantomime qui le copie, à la fois perdu et socialisé, aliéné et mis en commun : la pantomime est l’objet petit a du discours. L’espace rhétorique de Michel Foucault est la scène du discours où s’effectue cette perte, selon un processus de dérivation des signifiants que la psychanalyse modélise comme répétition d’une schize primitive, répétition scénographiée de la perte constitutive du sujet, répétition de la perte de l’objet petit a.

Le discours de Rameau selon la formule lacanienne du discours de l’hystérique
Le discours de Rameau selon la formule lacanienne du discours de l’hystérique

Plus discutable est la rotation que Lacan fait subir à sa formule du discours du maître, chaque quart de tour donnant naissance à un nouveau discours. On n’en retiendra que la formule du discours de l’hystérique, le discours même de Rameau :

 

L’intérêt de cette schématisation est ici de montrer à la fois la différence radicale des discours affrontés dans Le Neveu de Rameau et l’identité de leurs composants, qui ne font que circuler de part et d’autre de la barre sémiotique, tantôt au dessus, du côté de la verbalisation (profération/désignation), tantôt en dessous, du côté de la scénographie (articulation figurale/dérivation et signifiance).

Le quart de tour apparaît alors comme un principe fondamental de la représentation : le discours ne vise qu’en apparence son auditoire juge institué devant lui, mais s’affronte en réalité toujours à un contradicteur latéral, qu’il s’agit de frapper d’invisibilité. De même, toute scène ne se joue qu’inessentiellement pour le public devant lequel elle se déploie, mais ne prend sa valeur réelle que saisie de côté, par le quart de tour d’un dispositif qui la livre par effraction à un regard indiscret. Le quart de tour sémiotique que décrit Lacan traduit dans la structure même de la parole ce que la visée du discours (le télos aristotélicien) et la scène qui porte cette visée (l’effraction du dispositif scénique) mettent en œuvre stratégiquement et spectaculairement.

 

III. Logique de l’atteinte

La structure redoublée du discours, pointant vers l’histoire qu’il commente et manipule, et trouvant son assise dans la scène où il se dissémine, mais aussi s’alimente et se reconstruit, conduit chez Michel Foucault comme chez Jacques Lacan à une formule quadripartite à partir de laquelle l’un et l’autre envisagent une circulation19. Chez Aristote, la circulation discursive est suggérée par l’adossement de la rhétorique à la dialectique, qui implique comme visée seconde du discours l’Autre du dialogue, que ce dialogue soit explicitement posé, comme dans Le Neveu de Rameau, ou demeure implicite, lorsque l’on prend pour exemple un discours apparemment monologique, comme celui de la princesse de Clèves à son mari (je vais vous faire un aveu, qui vise Nemours et le maintient dans l’ombre), ou celui du Général de Gaulle aux Français d’Algérie (Français, je vous ai compris, dont le FLN est l’Autre innommé).

La scène du discours est le lieu de cette circulation, ou de cette dialectique, c’est-à-dire le medium entre le discours (un seul discours, qui dans la circulation verbale occupe parfois la position de maîtrise et devient alors discours du maître) et le dispositif dans lequel tout discours est inséré. Qu’est-ce que ce dispositif du dialogue sans lequel, toujours, une dimension du discours est ignorée, à la fois dans l’espace (la présence de l’Autre) et dans le temps (le renversement de la position du Maître en d’autres positions, comme celle de l’esclave, ou de l’hystérique) ?

J’ai insisté, ailleurs20, sur la superposition dont se constitue nécessairement tout dispositif, d’une dimension géométrale (une organisation de l’espace) et d’une dimension symbolique (une configuration établissant notamment un rapport de forces), articulées imaginairement : c’est l’imaginaire qui identifie cette organisation et cette configuration, et qui le fait de façon intuitive, non concertée, de sorte que le dispositif paraît naturel et s’impose avec d’autant plus d’évidence. Le dispositif du dialogue n’échappe pas à cette superposition. Mais la forme pour ainsi dire abstraite de l’énonciation dans le genre du dialogue philosophique en rend la présence surplombante plus difficile à débusquer.

Exceptionnellement, dans Le Neveu de Rameau, le lieu de l’énonciation est particulièrement souligné et explicitement exploité :

« Si le tems est trop froid, ou trop pluvieux, je me refugie au caffé de la Regence ; la je m’amuse a voir jouer aux echecs. Paris est l’endroit du monde, et le caffé de la Regence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux a ce jeu. » (P. 3/623.)

J’ai montré comment la scène du discours exploitait l’espace du café, espace idéal pour une transposition triviale de la performance scénique, la pantomime y agglutinant des spectateurs nécessairement dévoyés. Dans cet espace du jeu utilisé à contre-emploi par la pantomime, l’activité des échecs figure un système de répétition neutre où inscrire le dialogue. L’activité tranquille et répétitive des échecs qui sert de fond au dialogue apparaît symbolique d’une neutralité sociale qui est aussi une norme : l’altercation dialogique sera donc marquée comme écart par rapport à cette institution symbolique, qui n’est pas seulement celle des échecs, mais plus généralement ce que l’on pourrait appeler le tissu, apparemment indifférent mais en réalité ultra normé, de la société civile et de ses mœurs.

Sur le plan du discours, l’événement spectaculaire de la pantomime se détache sur le fond calme et posé, convenable, du discours du maître, comme sur le plan de la scène l’altercation dialogique se détache sur l’activité tranquille des joueurs d’échecs du café. Le dispositif du dialogue sera donc d’abord intuitivement perçu comme perturbation géométrale (un éclat dans un café) et symbolique (le dérangement d’une activité). Cette perturbation est thématisée dans la pantomime, qui l’anticipe en quelque sorte en la jouant.

L’abordage de Rameau

La perturbation est le ressort fondamental du dispositif du dialogue. Elle se manifeste d’abord très concrètement par la façon dont Rameau entre en scène dans le café. Le philosophe est attablé au café de la Régence à regarder jouer les joueurs d’échec, quand survient le neveu de Rameau :

« Un apres diner, j’étois la, regardant beaucoup, parlant peu, et ecoutant le moins que je pouvois ; lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pais ou Dieu n’en a pas laissé manquer. » (P. 4/623.)

Le philosophe n’a pas l’initiative du dialogue : il est en observation. Comme au théâtre, où jeune il se bouchait les oreilles pour mieux saisir le jeu21, Diderot reçoit le spectacle latéralement, en lui faisant subir le quart de tour discursif ; il le démonte dans le temps même qu’il en jouit.

Mais, tout à ce démontage en retrait, il ne se prémunit pas contre l’abordage de Rameau qui va l’obliger à sortir de cette réserve protectrice. Diderot est abordé : le mot sera répété après le portrait brossé de l’énergumène :

« Il m’aborde… Ah, ah, vous voilà, Mr le philosophe ; et que faites vous ici parmi ce tas de faineants Est-ce que vous perdez aussi votre temps a pousser le bois C’est ainsi qu’on apelle par mepris jouer aux echecs ou aux dames. » (P. 7.)

Aborder est du vocabulaire maritime, même si l’emploi figuré (aborder quelqu’un) est attesté depuis le seizième siècle. Juste après avoir évoqué l’abordage des bateaux, c’est-à-dire le combat, l’agression d’un investissement des lieux, le dictionnaire de Trévoux précise :

« se dit aussi figurément, à peu près dans le même sens ; pour dire, accoster quelqu’un à qui l’on veut parler, s’en approcher. Ce terme, accoster, n’est que du discours familier ; mais il est ici bien à sa place. Adire aliquem. Il y a des gens qu’il est difficile d’aborder. »

Rameau transgresse donc quelque chose. Il entre de force dans une sorte de bulle contemplative où le philosophe s’était installé, à la manière du poêle cartésien22. Sa parole goguenarde, que rien ne ponctue dans le manuscrit original (ni exclamation, ni interrogation), vient crever cette bulle et établir un face à face : « vous voilà », c’est je vous vois là, qui renverse le rapport entre regardant et regardé posé au début du texte : le philosophe se trouve tout à coup faire tableau « parmi ce tas de faineants ».

Agressé par l’abordage de Rameau, le discours du philosophe s’ouvre à une dimension supérieure du spectacle, à ce face à face qui le constitue en dispositif, au-delà du simple jeu de l’énoncé et de l’énonciation. L’atteinte portée est le ressort du dispositif : elle fait voir ce que le discours dissimule, elle rend visible, et même spectaculaire, l’Autre du dialogue. L’Autre, ce n’est pas Rameau, mais l’atteinte du réel qu’il transporte avec lui, et reporte sur Lui, amorçant le circuit discursif : on apprendra plus tard que cette atteinte portée contre Moi n’est que la répercussion d’un atteinte subie par Lui, l’humiliation d’avoir été l’expulsé de chez Bertin23.

L’espace d’invisibilité du dialogue

Rameau fait donc une entrée fracassante, comme œil tout à coup disposé face à un espace jusque là aveugle, et par là inconscient de lui-même. Pourtant l’appareil textuel du dialogue, qui désigne Rameau comme Lui et le philosophe comme Moi, indique nettement comment s’organise le point de vue : c’est de Moi que part le regard, vers la scène que Lui constitue. Contre l’espace scénique du café avec ses joueurs d’échec, la gesticulation de Lui constitue bien une scène au sens trivial du mot : faire une scène, c’est faire un scandale, attirer l’attention, focaliser sur soi les regards.

« Il elevoit le ton, a mesure qu’il se passionnoit davantage ; vinrent ensuite, les gestes, les grimaces du visage et les contorsions du corps ; et je dis, bon ; voilà la tete qui se perd, et quelque scene nouvelle qui se prepare » (pp. 82-83/676).

La scène du scandale se constitue du face à face de l’œil du bouffon et du regard philosophe24. Ce face à face est en même temps une schize, la mise en évidence d’une séparation irrémissible entre le regard et l’œil, où le jeu du plaisir offert au regard fait tableau obscène et pervers, un tableau qu’il s’agit de frapper d’invisibilité :

« Comme vous avez vu quelquefois au concert spirituel, Ferrari ou Chiabran, ou quelque autre virtuose, dans les memes convulsions, m’offrant l’image du meme supplice, et me causant a peu près la meme peine ; car n’est ce pas une chose penible a voir que le tourment, dans celui qui s’occupe a me peindre le plaisir ; tirez entre cet homme et moi, un rideau qui me le cache, s’il faut qu’il me montre un patient appliqué a la question. » (Pp. 26-27/638-9.)

Dispositif du dialogue dans Le Neveu de Rameau (schéma externe)
Dispositif du dialogue dans Le Neveu de Rameau (schéma externe)

Le rideau imaginaire tiré sur Rameau pantomime et souffrant délimite un espace d’invisibilité25 expatrié hors de l’espace rituel de la représentation, hors du théâtre, espace aveugle qui ne manifeste sa présence que par le regard qui l’enveloppe sans le pénétrer. Suspendu aux fluctuations de l’explosion hystérique qui le nourrit, cet espace manifeste dans son instabilité même ce qu’il en est de la parole dans tout discours : qu’elle ne se perpétue qu’en transmettant, en faisant circuler l’atteinte intime qui l’a déclenchée, dans une sorte de jeu de furet dont cette atteinte serait l’objet caché.

Tout le paradoxe tient dans ce que cette bête de scène qu’est Rameau, déployant l’hyper visibilité de sa pantomime, construit en fait l’espace d’invisibilité à partir duquel l’ensemble du dialogue fonctionne. On touche ici au mécanisme même de la pantomime, qui est absolument antithétique de celui de la scène. Ce que joue la pantomime n’est spectaculaire que de n’être pas montré : les personnages en jeu dans la pantomime ne sont pas là, le discours qu’ils tiennent est tu, la réalité de ce qu’ils vivent est à tout moment dénoncée comme virtuelle et illusoire. L’effet de la pantomime tient tout entier à ce qu’il n’y a rien à voir. Ce rien à voir qu’elle montre est l’espace d’invisibilité du dialogue.

« Je l’ecoutois ; et a mesure qu’il faisoit la scene du proxenete et de la jeune fille qu’il seduisoit ; l’ame agitée de deux mouvements opposés, je ne savois si je m’abandonnerois a l’envie de rire, ou au transport de l’indignation. Je soufrois. Vingt fois un éclat de rire empecha ma colère d’éclater ; vingt fois la colere qui s’elevoit au fond de mon cœur se termina par un eclat de rire. » (P. 24/637.)

Faire la scène, c’est la désigner comme n’étant pas là. Techniquement, spatialement, la performance porte la contradiction que relaient, sur le plan moral et symbolique, les « deux mouvements opposés » de l’âme du philosophe : éclat de rire, colère, colère, éclat de rire ; la disposition en chiasme épouse le remous, ou ressac discursif26 et répercute stylistiquement la perturbation constitutive du dispositif du dialogue. Car pour qu’il y ait perturbation, il faut deux mouvements : fascination et répulsion, fascination de se nourrir du savoir, de l’expérience de Rameau, et répulsion qui pousse à s’en dégager, Moi ne se démarquant de Lui que pour mieux s’adresser à Lui, se compromettre avec lui.

Circulation de l’atteinte

Le dispositif du dialogue se manifeste donc d’abord comme mouvement enveloppant autour d’un contenu, comme processus de maîtrise qui répercute, ou plus exactement qui conjure au niveau du langage ce qui s’est joué dans la scène du dialogue : une atteinte portée et répercutée, un circuit mis en œuvre pour reporter, ou au contraire perpétuer, la brutalité d’un choc originaire. Le choc de l’humiliation chez Bertin devient abordage de Moi par Lui, c’est la même irruption face à l’Autre attablé, la même demande qui anticipe une exclusion, le même tableau d’une société établie, la même permanence d’un rituel immuable (éternelles parties d’échecs au café de la Régence, éternels dîners de littérateurs ratés chez Bertin) que vient, l’une et l’autre fois perturber l’image du bouffon.

Le double mouvement de l’atteinte portée et subie informe, conditionne en fait l’ensemble du contenu qui, sous le dehors du badinage, révèle alors son insigne brutalité.

La conversation démarre en effet sur le thème du génie. De son oncle, Rameau annonce tranquillement que

« sa fille et sa femme n’ont qu’a mourir, quand elles voudront ; pourvu que les cloches de la paroisse, qu’on sonnera pour elles, continuent de resonner la douzieme et la dix-septieme tout sera bien » (p. 9/626)

et il en déduit

« que les gens de genie sont detestables, et que si un enfant apportoit en naissant, sur son front, la caracteristique de ce dangereus present de la nature, il faudroit ou l’etouffer, ou le jeter au Cagniard » (p. 9/627)

autrement dit dans le caniveau. Plus loin, lorsque Moi plaide pour l’homme de génie,

« Quand un homme de genie seroit communément d’un commerce dur, difficile, epineux, quand meme ce seroit un mechant, qu’en conluriez vous ?
Lui. — Qu’il est bon à noyer. » (P. 11/628.)

Cette brutalité dans le contenu du discours n’est pas l’apanage de Lui ; elle déclenche, en réaction, celle de Moi, pour qui l’homme sans génie ne jouira de son opulence qu’à la condition d’une vie vertueuse,

« et qu’il eut fait assommer a coups de batons, par ses garçons de boutique, l’homme officieux qui soulage, par la variété, les maris, du degout d’une cohabitation habituelle avec leurs femmes.
Lui. — Assommer ! monsieur, assommer ! l’on n’assomme personne dans une ville bien policée. » (P. 13/629.)

On comprend alors que si Rameau s’identifie à l’homme officieux qui soutire l’argent des riches et que Moi voue aux coups de bâton, le philosophe s’est depuis le début identifié à l’homme de génie que Lui s’est employé à étouffer, à jeter et à noyer.

Le déploiement du contenu du discours retarde, renvoie, répercute l’atteinte originaire, posée par le dispositif scénique et le face à face du regard de Moi et de l’œil de Lui. Ce face à face est à la fois symétrique (chacun regarde l’autre qui fait tableau pour lui) et dissymétrique (le dispositif est établi depuis Moi), ce qui assure à la fois sa pérennité et son instabilité : la parole de Lui se révolte sans cesse, se revendique comme point de vue. Ainsi, lorsque Lui suggère que Racine aurait peut-être gagné à être bon homme plutôt qu’homme de génie,

Lui. — Pour lui, ma foi, peut être que de ces deux hommes, il eut mieux valu qu’il eut été le premier.
Moi. — Cela est meme infiniment plus vrai que vous ne le sentez.
Lui. — Oh ! vous voilà, vous autres ! Si nous disons quelque chose de bien, c’est comme des fous, ou des inspirés ; par hasard. Il n’y a que vous autres qui vous entendiez. Oui, monsieur le philosophe. Je m’entends ; et je m’entends ainsi que vous vous entendez. » (P. 12/629.)

Lui refuse l’instrumentalisation de sa parole, utilisée par Moi comme contenu inconscient de lui-même, comme matière dont il nourrira son discours. Et Moi ramène toujours la parole de son interlocuteur à cette dimension instrumentale de son propre discours :

« Moi. — Peu s’en faut que je ne sois de votre avis ; mais gardons nous de nous expliquer. » (P. 96/685.)

La répercussion de l’atteinte de Lui à Moi, la réversion de l’œil en regard, le délai qu’organise le discours pour assurer cette répercussion, pour faire venir les choses jusqu’au seuil de cette réversion se traduisent stylistiquement par la figure du chiasme27.

Le chiasme comme enveloppement dans la séparation

Le chiasme n’est pas un simple artifice rhétorique dans la disposition des mots. Dans cette circulation de l’atteinte, le chiasme est la figure stylistique de la perturbation constitutive du dispositif du dialogue. Il met d’abord en évidence une séparation, une opposition, un clivage qui n’est autre que l’écran par quoi s’ordonne le face à face de l’œil et du regard dans le dispositif du dialogue. Ainsi, à l’écran matériel, la table par exemple qui sépare les deux protagonistes, à l’écran symbolique qui oppose les contenus de leurs paroles et les postures qu’ils adoptent vis-à-vis de l’ordre social, correspond l’écran linguistique du chiasme : la séparation de A et de B est la base à partir de laquelle s’effectue la boucle, le bouclage ABBA, de sorte que l’on peut définir la figure du chiasme comme une figure de l’enveloppement dans la séparation. La séparation est le contenu du discours ; l’enveloppement est la structure par laquelle ce contenu est récupéré par le philosophe, après avoir été subtilisé à celui qui, dans le dialogue, se présente comme vaincu, voire comme déchu de la parole, et constitue devant nous, par défaut, par son jeu, l’image muette, mutilée du bouffon pantomime.

Le chiasme fait circuler le signifiant de part et d’autre de la séparation sur laquelle il est construit. Il brouille en quelque sorte cette séparation, il la reporte au terme d’un circuit étourdissant du signifiant, il suspend, déplace, voire renverse l’opposition d’où il est parti : en un mot, il constitue la parole en discours, pour ce que tout discours est enveloppement dans la séparation, double contrainte d’une clôture symbolique et d’une prise en compte du réel.

Ainsi, à Rameau qui répétait les propos cyniques « d’un ministre du roi de France », Choiseul probablement, sur l’utilité du mensonge d’État et le danger que représentent « les gens de genie » trop prompts à le déceler, le philosophe répond :

« N’en déplaise au ministre sublime que vous m’avez cité, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est necessairement nuisible a la longue ; et qu’au contraire, la verité sert nécessairement a la longue, bien qu’il puisse arriver qu’elle nuise dans le moment. » (P. 10/628.)

L’opposition de base, nettement marquée par « au contraire », est une opposition à la fois matérielle (opposition temporelle entre « à la longue » et « dans le moment ») et symbolique (opposition morale entre « le mensonge » et « la vérité »). L’utilité du moment, par quoi s’ouvre le chiasme, est renversée à la fin en son contraire, le caractère nuisible du moment. Ce renversement est bien un renversement de point de vue : Moi commence par adopter le point de vue cynique du ministre sublime, c’est-à-dire en fait de Lui, avant de le retourner en son propre point de vue vertueux. Ce renversement relève bien du jeu de l’œil et du regard dont nous avons montré qu’il constituait le dispositif scénique. Utilité immédiate du mensonge, vérité nuisible dans le moment : l’œil du ministre, l’œil de Rameau est le point de départ et le point d’aboutissement de la phrase, il constitue l’enveloppe du chiasme. Au contraire, la perspective du long terme, où le mensonge devient nuisible et la vérité sert, est installée au cœur du chiasme : elle place le point de vue de l’homme de génie, le point de vue de Moi au centre du dispositif, comme vérité de contenu, comme savoir que porte, et travestit nécessairement le discours. Sous cette forme du chiasme, le discours n’énonce pas seulement une opinion ; il pose également un certain rapport entre les opinions, entre celle de l’institution sociale, avec son cynisme enveloppant, et celle de l’exigence éthique, portant la révolte et le cri de la vérité au cœur du dispositif. Moi conclut sa tirade par une question :

« De Socrate ou du magistrat qui lui fit boire la cigüe, quel est aujourd’huy le deshonoré ? » (P. 11/628.)

La question dévoile l’atteinte qu’enveloppait le chiasme. L’horreur brutale de la mort de Socrate est le noyau de l’atteinte que le discours s’occupe de faire circuler : mort de Socrate contre exclusion de Rameau, moi aussi je souffre, rétorque Moi face à Lui blessé.

La chambre du banquet

J’ai montré comment le dispositif du Neveu de Rameau se constituait d’un double mouvement d’enveloppement, de maîtrise d’une part, de séparation et d’horrification d’autre part, double mouvement dont le face à face de l’œil et du regard constitue la topologie, et que traduit stylistiquement la figure du chiasme. Mais toute cette circulation, tout ce jeu de réversion n’a de sens que par rapport à une scène originaire d’horrification, que le texte désigne d’ailleurs très explicitement : la scène originaire du Neveu est la scène de l’expulsion de chez Bertin.

Ce qui s’y joue est de l’ordre de la jouissance, non pas figurée (le propos n’est pas allégorique), mais disposée comme banquet. Nous sortons donc de l’espace géométral du dialogue et de son face à face sanglant et dissymétrique. De la même façon que le discours se redouble de l’histoire qu’il pointe, le dispositif du dialogue redouble la scène où il théâtralise sa perturbation constitutive d’un banquet et d’une atteinte originaire que pointe toujours la perturbation dialogique.

Consommer le banquet, participer à la table de Bertin désigne la jouissance et la perte, ou autrement dit l’objet petit a du quadrilatère discursif. L’arrivée de l’abbé Delaporte, le directeur de l’éphémère Observateur littéraire, journal concurrent de l’Année littéraire de Fréron, va déranger cette belle ordonnance :

« Ce maudit Observateur littéraire. Que le diable l’eut emporté, lui et ses feuilles. C’est ce chien de petit pretre, avare, puant et usurier qui est la cause de mon desastre. Il parut sur notre horison hier, pour la premiere fois. Il arriva a l’heure qui nous chasse tous de nos repaires, l’heure du diner. » (P. 62/663.)

La métaphore astronomique est sous-jacente au discours. L’abbé « parut sur notre horison », comme une nouvelle étoile dans le ciel de chez Bertin. Au nouvel astre qui fait son apparition « pour la premiere fois » correspond le « desastre » de Rameau. Rameau se désigne comme astre barré, tandis qu’il omet le nom de l’intrus, désigné par métonymie comme « ce maudit Observateur littéraire », le journal pour le journaliste. La porte occultée du discours prépare cependant la porte que devra prendre Rameau, tandis que le signifiant qui lui est substitué, l’observateur, désigne la position de celui qui regarde, le maître du discours, par quoi Rameau sera ravalé à la position de l’œil, c’est-à-dire du point de vue aberrant, révolté par quoi quelque chose fait tableau.

Avant même que ne commence l’anecdote proprement dite, la parole de Rameau installe la litanie du manque :

« Quand il fait mauvais tems, heureux celui de nous qui a la piece de vingt quatre sols en poche. Tel s’est moqué de son confrere qui etoit arrivé le matin croté jusqu'à l’echine et mouillé jusqu’aux os, qui le soir rentre chez lui dans le meme etat. Il y en eut un, je ne sçais plus lequel, qui eut, il y a quelques mois, un démêlé violent avec le Savoyard qui s’est etabli à notre porte. Ils etoient en compte courant ; le creancier vouloit que son debiteur se liquidat, et celui cy n’etoit pas en fonds. » (P. 63/663, suite du précédent.)

Le mauvais temps nécessite de prendre un fiacre, si l’on ne veut pas arriver crotté au déjeuner mondain28. Les vingt quatre sols qui manquent désignent le convive type de chez Bertin, et le désignent donc comme signifiant du manque. Dès la phrase suivante, le système différentiel qui semble s’établir entre ceux qui ont l’argent pour le fiacre et ceux qui ne l’ont pas, est sinon annulé, du moins répercuté, enveloppé dans une réversion de la phrase qui s’apparente au processus chiasmatique. À l’arrivée de l’autre crotté correspond le retour de soi crotté, la moquerie se retourne en identification : le signifiant du manque est mis en circulation. C’est de cette circulation que naît l’altercation avec le Savoyard qui en exerçant à crédit ses talents de décrotteur n’a fait qu’allonger le circuit de circulation du manque, c’est-à-dire le dispositif de l’exclusion. Le dispositif précède la scène proprement dite.

L’entrée de l’abbé dans la salle du banquet précède celle de Rameau qui, arrivant en retard, se trouve contraint de prendre place en se serrant au bas bout de la table :

« On sert ; on fait les honneurs de la table a l’abbé, on le place au haut bout. J’entre, je l’aperçois. Comment, l’abbé, lui dis je, vous presidez ? voilà qui est fort bien pour aujourdhuy ; mais demain, vous descendrez, s’il vous plait, d’une assiette ; apres demain, d’une autre assiette ; et ainsi d’assiette en assiette, soit a droite, soit a gauche, jusqu'à ce que de la place que j’ai occupée une fois avant vous, Freron une fois apres moi, Dorat une fois apres Freron, Palissot une fois apres Dorat, vous deveniez stationnaire a coté de moi, pauvre plat bougre comme vous, qui siedo sempre come un maestoso cazzo fra duoi coglioni. » (P. 63/663, suite du précédent.)

Sans aller tout à fait jusqu’au bout de son raisonnement, Rameau suggère que l’arrivée de l’abbé, qui s’ajoute à une table déjà pleine, va conduire nécessairement à l’expulsion d’un des commensaux : il prophétise en quelque sorte sa propre fin. Jean Starobinski a montré comment le déplacement des convives, décalés chacun d’une place vers le bas bout, s’énonce sous la forme d’un entrelacement chiasmatique des noms propres : la disposition de la chaîne signifiante mime le dispositif, avec son système de circulation enveloppante qui prend en charge, dans un tour continu, ce qui est à la base irruption du discontinu, sous la forme du manque, de l’atteinte, de la brutalité, subie du dehors et répercutée sur autrui.

Ce qui circule d’assiette en assiette, de réplique en réplique, de scène en scène, et de sa circulation constitue le dispositif, nous l’avons désigné comme atteinte, comme brutalité, mais aussi comme signifiant du manque. Une autre façon d’envisager cette chose qui passe insaisissable dans le circuit dialogique est de la désigner comme savoir. Face à Moi, Lui tient le discours de l’exclu. Mais précisément parce qu’il a été exclu, il met en circulation le savoir ésotérique de la jouissance auquel sa qualité de familier, de bouffon chez Bertin lui donnait accès. La mise en circulation est déperdition de la jouissance, jusqu’à la triste retombée du maestoso cazzo.

Face à l’abbé célébré à la place d’honneur du déjeuner chez Bertin, Rameau n’a fait que dire comment fonctionne cette chambre du banquet où se joue normalement à huis-clos la partie indéfiniment répétée du plaisir29. Il a extériorisé dans le discours ce qui devait s’opérer dans la clôture de l’implicite. C’est donc le savoir même de Rameau, l’excès de ce savoir, qui l’a projeté au dehors de la chambre de la jouissance. Rameau se trouve dès lors voué à répéter indéfiniment ce retournement du savoir muet de la jouissance en discours de la perte. Plus exactement, la parole du philosophe déclenche la pantomime de Rameau,

« Ce qu’il y a de plaisant, c’est que, tandis que je lui tenois ce discours, il en executoit la pantomime » (p. 20/634).

La pantomime à son tour déclenche la parole de Lui, bouclant ainsi le circuit d’un double discours. À la double voix de ce discours dialogique traversé par la réversion et l’hystérisation pantomimique correspond un double registre des contenus, musical et moral : l’envers servile du discours, les propos sur la musique, devient discours libéré, discours du retournement achevé, morale de l’immoralité ; l’immoralité à son tour se retourne en discours de la vertu.

Une telle circulation ne s’opère pas sans résistances. Alors que Rameau compare l’art d’enseigner l’hypocrisie aux enfants à celui de placer les dissonances dans l’harmonie sociale, le philosophe rétorque :

« Moi. — Fort bien. Par cette comparaison, vous me ramenez des mœurs, a la musique dont je m’etois ecarté malgré moi ; et je vous en remercie ; car, a ne rien vous celer, je vous aime mieux musicien que moraliste.
Lui. — Je suis pourtant bien subalterne en musique, et bien superieur en morale.
Moi. — J’en doute » (P. 94/684.)

Il s’agit pour Moi de conjurer le retournement du savoir servile (le savoir du musicien) en discours du maître (le discours du moraliste). Mais dans le même temps la musique est le moyen du retournement par quoi nous est donné à voir ce qui ne devrait faire l’objet d’aucun discours.

Les pantomimes du Neveu de Rameau ne sont donc que des moyens d’accéder à la maîtrise du discours et ne font sens que dans la circulation du dispositif dialogique. L’image débordante du bouffon dissimule, ou recouvre l’image essentielle et absente sur quoi bute et se fonde la révolte : Lui qui s’est tant humilié de son plein gré ne se jettera pas aux pieds de la divinité pour demander pardon et rentrer en grâce. Dans son humiliation même il puise le sursaut de sa dignité.

« Lui. — La paix chez soi ? morbleu, on ne l’a que quand on est le serviteur ou le maitre ; et c’est le maitre qu’il faut etre. » (P. 29/641.)

 

Conclusion

La satire du Neveu de Rameau, partagée entre Lui et Moi, déchirée entre moralité et immoralité, fait éclater comme problème insoluble la question de sa finalité, sur la clarté de laquelle pourtant repose la conception aristotélicienne du discours. Il y a bien pourtant un discours du Neveu de Rameau, posant avec éclat la question de ce qu’est une rhétorique.

Le problème de la finalité du discours, qui se pose en fait à chaque fois qu’il y a discours, tient à ce que non seulement il se redouble en pointant vers une histoire qu’il détourne, mais il se dissémine dans une scène où le sujet lui-même est défait. La structure éclatée du discours, qui résulte de ce redoublement et de cette dissémination, et la déconstruction subjective que porte la scène du discours, ne trouvent leur cohérence qu’à un méta niveau, qui est celui du dispositif.

Tout discours s’insère dans un dispositif de dialogue. C’est d’ailleurs ce qu’exprime la formule d’Aristote qui ouvre la Rhétorique : « La Rhétorique est l’analogue de la Dialectique ». Le dispositif du dialogue fait apparaître comme circulation ce qui, dans le discours et sa scène est perçu comme séparation, clivage, schize : le dispositif du dialogue fait circuler le signifié caché dont se constitue tout discours. Les choses ne se posent plus alors en termes linguistiques, mais visuels, le basculement étant préparé par l’élargissement du discours (purement verbal) à la scène du discours. A la visibilité de l’énoncé discursif s’oppose l’invisibilité de ce signifié caché, que désigne, dans Le Neveu de Rameau, la pantomime.

Le dispositif est visuel, même lorsqu’il manipule du, ou des discours, ou qu’il fabrique de l’invisibilité. Il n’est pas une structure, car, rassemblant du disséminé, donnant de la cohérence à du déconstruit, il manipule de l’instable, et notamment des énoncés sans finalité. C’est pourquoi nous l’avons lui-même défini, paradoxalement, comme perturbation : plus exactement, il est la forme de la perturbation en jeu en son sein, il la comprend et dans une certaine mesure il y répond, non pour la résoudre, mais pour la faire advenir à la représentation.

La réponse du dispositif, à la fin du Neveu de Rameau, est fameuse. C’est Rira bien qui rira le dernier. A bon entendeur…

 

Notes

1

Les références sont données dans l’édition de Jean Fabre, Textes Littéraires Français, Droz, 1977, puis dans celle de Laurent Versini, Laffont, Bouquins, tome II des Œuvres.

2

Aristote distingue dans la Rhétorique trois types de persuasion, produisant trois types de discours : persuasion de l’utile pour le discours délibératif, du juste pour le judiciaire, du beau pour l’épidictique (I, 3 ; 1358b). Mais ces trois types sont en fait ramenés à un seul, considéré sous trois temporalités, ou trois points de vue différents : de celui qui parle (et toujours, il délibère sur l’avenir), de ce dont il parle (et toujours, le propos doit être juste sur le passé), et de l’auditoire à qui il s’adresse (pour qui toujours le discours revient, en dernier ressort, à un éloge ou à un blâme, à la discrimination du beau et du laid dans la situation présente). Chacun de ces points de vue, ou temporalités, est totalisant, et ramène les deux autres à lui.

3

« Mais jusqu’aujourd’hui ceux qui compilaient les Techniques des discours n’en ont fourni qu’une petite partie ; car seules les preuves sont techniques ; tout le reste n’est qu’accessoires. Nos auteurs, en effet, sont muets sur les enthymèmes [=les raisonnements fondés sur la vraisemblance et faisant appel à l’opinion commune], qui sont pourtant le corps de la preuve ; ils consacrent la majeure part de leurs traités aux questions extérieures à ce qui en est le sujet ; car la suspicion, la pitié, la colère et autres passions de l’âme ne portent pas sur la cause, mais ne concernent que le juge. […] Car il ne faut pas pervertir le juge, en le portant à la colère, la crainte ou la haine ; ce serait fausser la règle dont on doit se servir. » (I, 1 ; 1354a.)

4

De la même façon, lorsqu’il montre comment le discours classique s’organise à partir d’une grammaire générale, Michel Foucault définit d’abord le discours comme représentation (« le discours lie ses parties comme la représentation ses éléments »), puis comme représentation de représentation : « le discours n’est pas simplement un ensemble représentatif, mais une représentation redoublée qui en désigne une autre — celle-là même qu’elle représente » (Les Mots et les choses, IV, 2, Gallimard, 1966, p. 106).

5

Tekmêrion : signe de reconnaissance (autant dire un signifiant), témoignage (donc déjà une représentation), preuve (c’est-à-dire revendiquant malgré tout le statut d’indice, ancré dans le réel).

6

« le commentaire ne peut s’exercer que s’il y a du langage, — du langage qui préexiste silencieusement au discours par lequel on essaie de le faire parler ; pour commenter, il faut le préalable absolu d’un texte […]. À partir de l’âge classique, le langage se déploie à l’intérieur de la représentation et dans ce dédoublement d’elle-même qui la creuse. Désormais, le Texte premier s’efface » (Michel Foucault, Les Mots et les choses, IV, 1, p. 93). Cet effacement n’est pas seulement celui du texte biblique et du Verbe à quoi la Renaissance identifiait le monde ; plus généralement, il vise l’Autre du dialogue, qui n’est pas nécessairement l’interlocuteur, mais plutôt, dans le discours, ce qui pointe le réel. L’effacement du texte premier, l’apparition dans la représentation première d’un espace d’invisibilité, tendent à constituer le discours en commentaire d’un signifié sans signifiant (« qui préexiste silencieusement »). Le discours met en circulation ce signifié, qu’il maintient, par sa gesticulation, à la fois sensible et innommé. Le discours ne nomme pas les choses.

7

Dans la dialectique du maître et de l’esclave, le savoir-faire de l’esclave, savoir réel mais inconscient de lui-même, s’oppose au savoir théorique du maître, savoir vide, usurpé, par quoi il légitime sa position de maîtrise. (Lacan, Séminaire XVII, « L’Envers de la psychanalyse », pp. 21-22.)

8

Lorsque Yahvé propose à Abraham son alliance, « il le conduisit dehors et dit : Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer. Et il lui dit, Telle sera ta postérité. Abraham crut en Yahvé, qui le lui compta comme justice. » (Genèse, XV, 5.) L’image de la postérité d’Abraham aussi nombreuse que les étoiles du ciel est récurrente (Genèse, XXII, 17 ; Exode, XXXII, 13 ; Deutéronome, I, 10 ; Epître aux Hébreux, XI, 12). L’allusion est évidemment cruellement parodique ici, puisque le Juif mourra brûlé.

9

« On peut dire que c’est le Nom qui organise tout le discours classique ; parler ou écrire, ce n’est pas dire les choses ou s’exprimer, c’est s’acheminer vers l’acte souverain de nomination, aller, à travers le langage, jusque vers le lieu où les choses et les mots se nouent en leur essence commune, et qui permet de leur donner un nom. Mais ce nom, une fois énoncé, tout le langage qui a conduit jusqu’à lui ou qu’on a traversé pour l’atteindre, se résorbe en lui et s’efface. De sorte qu’en son essence profonde le discours classique tend toujours à cette limite ; mais il ne subsiste que de la reculer. » (Michel Foucault, Les Mots et les choses, IV, 7, p. 133.)

10

Ces quatre niveaux correspondent aux quatre ellipses de la figure 1.

11

La pantomime réfléchit le problème de l’articulation dialogique, de l’enchaînement du discours, comme en témoigne cette expérience que Diderot a faite avec Grimm, la baronne d’Holbach et quelques amis : « nous allâmes en corps entendre le pantaleone. […] je ne crois pas que la lusique m’ait jamais procuré une pareille yvresse. […] Je ne scais comment cet homme réussissoit à lier tant d’idées disparates ; maisn il est certain qu’elles étoient liées, et que vingt fois, en l’écoutant, cette histoire ou ce conte du musicien de l’antiquité qui faisoit passer à discrétion ses auditeurs de la fureur à la joye, et de la joye à la fureur, me revint à l’esprit et me parut croyable. » (Lettre à Sophie Volland du [17] novembre 1765, Babelon II 314-5.)

12

Hegel analyse ainsi, dans le passage de La Phénoménologie de l’esprit consacré au Neveu de Rameau, le face à face de Bertin et de Rameau, du riche parvenu et de son client : « La richesse partage donc l’abjection avec son client, mais à la révolte se substitue l’arrogance. D’un côté en effet elle sait, comme le client, l’être-pour-soi comme une chose contingente, mais de l’autre elle-même est cette contingence au pouvoir de laquelle se trouve la personnalité. Dans cette arrogance qui croit avoir gagné un Moi étranger par le don d’un repas, et ainsi avoir obtenu l’assujettissement de son être-là le plus intime, elle néglige la révolte intérieure de l’autre, l’affranchissement complet de toute chaîne, ce pur déchirement dans lequel, l’égalité avec soi-même de l’être pour soi étant devenue pleinement inégale, tout ce qui est dans le mode de l’égalité, tout ce qui subsiste est déchiré et qui par conséquent déchire en premier lieu l’opinion et le sentiment à l’égard du bienfaiteur. La richesse se trouve immédiatement devant cet abîme intérieur, devant cette profondeur insondable sans base et sans substance, et elle ne voit dans cette profondeur qu’une chose commune, un jouet de son humeur, un accident de son caprice. Son esprit consiste à être l’opinion absolument inessentielle, la surface délaissée par l’esprit. » (VI, B, a, I, « La culture et son royaume de l’effectivité », trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941, t. 2, p. 77.) Décrivant la révolte intérieure de Rameau comme un « abîme intérieur », invisible, incompréhensible par Bertin avec qui non seulement aucune réconciliation, mais même aucune communication, même sur le mode du jeu d’esprit, n’est plus possible, Hegel met en évidence l’espace d’invisibilité que produit le discours, que va venir suppléer, de façon décalée, l’image du bouffon, dont la pantomime délaisse le salon de Bertin, devenu le réceptacle vide d’opinions inessentielles, pour se tourner vers le philosophe et le café, rompant le jeu social patron-clients qui faisait tenir cette société.

13

Voir déjà, dans la note précédente, la description hégélienne du déchirement de la conscience révoltée de Rameau, client méprisé de Bertin. Mais ce premier déchirement de Rameau n’est que la mise en abyme du déchirement de Moi face à Lui, et au-delà de celui de Diderot livrant, entre ces deux instances de sa propre conscience, le combat intérieur entre conscience noble et conscience vile : « Ce qu’on expérimente dans ce monde, c’est que ni les essences effectives du pouvoir et de la richesse, ni leurs concepts déterminés — Bien et Mal, ou la conscience du bien et la conscience du mal, la conscience noble et la conscience vile — n’ont de vérité ; mais tous ces moments se pervertissent plutôt l’un dans l’autre, et chacun est le contraire de soi-même. […] En considérant la chose du point de vue formel, toute chose est également, selon l’extérieur, l’inverse de ce qu’elle est pour soi, et par contre ce qu’elle est pour soi elle ne l’est pas en vérité mais est quelque chose d’autre que ce qu’elle veut être ; l’être-pour-soi est plutôt la perte de soi-même, et l’extranéation de soi est plutôt la préservation de soi. » (Hegel, op. cit., p. 79.) Le point de vue de Moi sur Lui, et de Lui sur Moi, renversent moralement leurs discours : c’est en sortant de soi-même pour cueillir, dans la parole de son interlocuteur, la suite de son propre discours, que chacun tente de persévérer dans son être. Dans ce processus d’extranéation, la pantomime joue un rôle essentiel : elle extériorise pour Moi son discours, elle intériorise pour Lui le discours de Moi.

14

J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, Seuil, 1966, p. 94.

15

« La fonction du stade du miroir s’avère pour nous dès lors comme un cas particulier de la fonction de l’imago, qui est d’établir une relation de l’organisme à sa réalité — ou, comme on dit, de l’Innenwelt à l’Umwelt. » (Lacan, art. cit., p. 96.)

16

Michel Foucault, Les Mots et les choses, IV, 7, p. 131.

17

Jacques Lacan, Sélminaire XVII, II, p. 31.

18

Michel Foucault, op. cit., pp. 106-107.

19

Les Mots et les choses, IV, 7, pp. 131-132 ; L’Envers de la psychanalyse, I, 1, pp. 12-13.

20

S. Lojkine, La Scène de roman, A. Colin, 2002 ; Image et subversion, J. Chambon, 2005 ; « Brutalités invisibles », Brutalité et représentation, L’Harmattan, 2006.

21

« Aussitôt que la toile était levée, et le moment venu où tous les spectateurs se disposaient à écouter, moi, je mettais mes doigts dans mes oreilles, non sans quelque étonnement de la part de ceux qui m’environnaient […]. Je n’écoutais que quand j’étais dérouté par les gestes, ou que je croyais l’être » (Lettre sur les sourds, Bouquins, IV, 21). Les oreilles bouchées font basculer le théâtre dans la pantomime. Cf. « nous mettions nos doigts dans nos oreilles. », cité plus haut (Neveu, p. 85/679).

22

« …le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées. » (Discours de la méthode, Seconde partie, Garnier, p. 579.) Bien-sûr, le café de Diderot n’est pas le poêle de Descartes : il déstabilise le dispositif cartésien, en permettant l’irruption du réel en la personne de Rameau.

23

Après le dîner malheureux chez Bertin, Rameau a tenté d’obtenir la réconciliation : il s’est dirigé d’abord vers l’abbé de La Porte, puis vers Bertin, qui lui avait signifié son expulsion : « il falloit aborder l’autre, et ce que j’avois a lui dire etoit une autre paire de manches » (p. 64). L’abordage de moi est donc la répétition attébnuée de l’abordage de Bertin, figure originelle du maître. Ce sont là les trois seules occurrences du verbe aborder dans Le Neveu.

24

Lacan, Séminaire XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », VI, « La schize de l’œil et du regard », Seuil, 1973, pp. 65sq.

25

A comparer avec le rideau de lit tiré sur Jacques dans la scène des rôties au sucre (Jacques le Fataliste, p. 772) et avec ce passage de la Réfutation d’Helvétius : « Mais homme de génie, tu t’ignores, si tu penses que c’est ce hasard qui t’a fait ; tout son mérite est de t’avoir produit : il a tiré le rideau qui te dérobait à toi-même, et aux autres le chef-d’œuvre de la nature. » (T. I, p 790. Produire a ici le sens de mettre en plein jour.) Sur la notion d’espace d’invisibilité, voir « Brutalités invisibles », art. cit., p. 44-47, 61-62, 69-73.

26

« Brutalités invisibles », pp. 57-61.

27

Jean Starobinski, « Sur l’emploi du chiasme dans Le Neveu de Rameau », Revue de métahysique et de morale, n° 89 (1984), A. Colin, pp. 182-196.

28

Balzac reprendra ce thème dans Le Père Goriot : « Eugène marchait avec mille précautions pour ne se point crotter, mais il marchait en pensant à ce qu’il dirait à Mme de Restaud […]. Il se crotta, l’étudiant, il fut forcé de faire cirer ses bottes et brosser son pantalon au Palais-Royal. “Si j’étais riche, se dit-il en changeant une pièce de trente sous qu’il avait prise en cas de malheur, je serais allé en voiture, j’aurais pu penser à mon aise.” » (La Comédie humaine, éd. P.-G. Castex, t. III, Pléiade, 1976, p. 94.)

29

La scène du dîner chez Bertin doit peut-être être rapprochée de cette anecdote racontée par Diogène Laërce à propos d’Aristippe : « Contraint un jour par Denys de parler philosophie, il dit : “Il serait risible que tu t’informes auprès de moi sur l’art de parler et que le moment où il faut parler ce soit toi qui me l’enseignes ». Vivement indigné par ce propos, Denys le mit en bout de lit. Et lui de dire : “Tu as voulu donner plus d’honneur à cette place”. » (Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 73, éd. M.-O. Goulet-Cazé, LP p. 279 ; voir également Hégésandre chez Athénée, XII, 544 c-d.)

Référence de l'article

« Discours du maître, image du bouffon, dispositif du dialogue : Le Neveu de Rameau », Discours, Image, Dispositif, dir. Ph. Ortel, L’Harmattan, 2008, p. 97-123.

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