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Résumé

En 1770 paraissait, sans nom d’auteur, une Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, dont l’abbé Raynal était le maître d’œuvre, mais n’était pas l’auteur unique. Diderot notamment y avait collaboré pour près d’un tiers. L’ouvrage a un immense succès, est plusieurs fois réédité. Il signe l’édition de 1780, avec son portrait en frontispice. Le scandale éclate et la Correspondance littéraire de Grimm, alliée naturelle des philosophes, se désolidarise de Raynal. Grimm oppose à Raynal ce dilemme : « Ou vous croyez que ceux que vous attaquez ne pourront se venger de vous, et c’est une lâcheté de les attaquer ; ou vous croyez qu’ils pourront et voudront se venger ; et c’est une folie que de s’exposer à leur ressentiment. » Diderot réagit violemment à ce dilemme et prend la défense de Raynal contre Grimm, son ami de 30 ans : c’est la Lettre apologétique de l’abbé Raynal, qui pose les principes de l’engagement politique du philosophe des Lumières, au-delà de l’exigence humaniste de la postérité. Se pose alors la question de l’engagement sans le nom, qu’on se propose d’étudier dans le présent article.

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « “Et l’auteur anonyme n’est pas un lâche…” Diderot, l’engagement sans le nom », Littératures classiques, dir. Ch. Delmas, P. Ronzeaud, Ph. Chomety, A. Colin, 2013, p. 249-263

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Ressources externes

Diderot, l’engagement sans le nom

I. Le dilemme de Grimm : la dépossession du nom

Au commencement de la Lettre apologétique de l’abbé Raynal, Diderot rappelle le dilemme sarcastique que Grimm avait lancé à Raynal, qui venait de provoquer le scandale en affichant son portrait et son nom en tête de l’Histoire des deux Indes :

« Ou vous croyez, lui disait-il, que ceux que vous attaquez ne pourront se venger de vous, et c’est une lâcheté de les attaquer ; ou vous croyez qu’ils pourront et voudront se venger ; et c’est une folie que de s’exposer à leur ressentiment. » (CFL XIII 671)

La position de l’anonyme, qui était celle de Raynal lors de la première publication de l’Histoire des deux Indes, en 1770, serait donc la position du lâche, qui attaque les institutions et les personnes sans présenter un nom, une figure à qui répondre, sans assumer les conséquences politiques, judiciaires de ses accusations ; et lorsque Raynal, fort de l’immense succès du livre, s’est découvert en 1780, avec une nouvelle édition plus radicale encore du texte, qu’il signe cette fois, il était fou de s’exposer. La folie est une autre dépossession du nom : une aliénation.

Le dilemme n’oppose donc pas l’anonymat à l’engagement, mais, dans l’engagement mal compris, deux formes de dépossession du nom. Diderot réagit violemment en montrant qu’il ne s’agit nullement ici de prudence, que c’est la position, la fonction même du philosophe, de l’homme des Lumières qui est menacée :

« Le dilemme de M. Grimm ferme la bouche à l’homme éclairé, à l’homme de bien, au philosophe, sur les lois, les mœurs, les abus de l’autorité, la religion, le gouvernement, les vices les erreurs, les préjugés, seuls objets dignes d’occuper un bon esprit. » (p. 68)

Grimm, fermant d’abord la bouche du philosophe, lui vide finalement l’esprit. C’est l’esprit même des Lumières qui est en jeu, un esprit qui ne passe pas par l’affirmation du nom, mais par l’investissement de la chose politique2.

« Celui qui se nomme au frontispice de son ouvrage est un imprudent, mais n’est pas un fou ; et l’auteur anonyme n’est pas un lâche. 
Comment sommes-nous sortis de la barbarie ? C’est qu’heureusement il s’est trouvé des hommes qui ont plus aimé la vérité qu’ils n’ont redouté la persécution. Certes ces hommes-là n’étaient pas des lâches. Les appellerons-nous des fous ? » (ibid.)

Diderot ne nomme aucun nom : il citera plus loin Tibère, Caligula, Néron face à d’impersonnels « philosophes des écoles les plus opposées » : le nom, c’est la tyrannie. On peut certes reconnaître ici Raynal dans l’imprudent qui s’est nommé en tête de l’Histoire des deux Indes, mais l’essentiel n’est pas là : Diderot transforme le face à face du dilemme, la structure fermée qui oppose le lâche et le fou, en mouvement progressif à la fois de dépossession et de collectivisation du nom : de « celui qui se nomme » à « l’auteur anonyme », puis à la collectivité du « nous » (« Comment sommes-nous sortis de la barbarie ?), puis à la tournure impersonnelle (« il s’est trouvé des hommes »), un nom se perd et un réseau se crée. A la dénégation liminaire (« n’est pas un fou… n’est pas un lâche ») s’oppose, en chiasme, l’interrogation finale (« n’étaient pas des lâches. Les appellerons-nous des fous ? »). Le chiasme3, la question indiquent, préparent le renversement.

Le lâche, ce n’est pas l’anonyme, c’est au contraire précisément le courtisan, celui qui est en train de se faire un nom en trahissant après l’avoir exploité le nom des philosophes. Marie-Thérèse d’Autriche a fait Grimm baron en 1774 :

« Vous ne savez plus, mon ami, comment les hommes de génie, les hommes courageux, les hommes vertueux, les contempteurs de ces grandes idoles devant lesquelles tant de lâches se font honneur de se prosterner ; vous avez oublié comment ils écrivaient leurs ouvrages. » (ibid.)

C’est la prudence intéressée du courtisan, non le mépris du danger par le philosophe, qui signe la lâcheté. La lâcheté change donc de camp, tandis que le nom, loin d’offrir la promesse de la postérité pour laquelle Diderot avait tant plaidé contre Falconet, désigne désormais un monde d’idoles, Catherine, Frédéric, le comte de Vergennes… Le nom des autres, la fascination pour le nom, l’ambition de se faire, socialement, un nom, amenuise le courtisan :

« Ah mon ami, je vois bien, votre âme s’est amenuisée à Pétersbourg, à Potsdam, à l’Œil-de-bœuf et dans les antichambres des grands. […] Mon ami, je ne vous reconnais plus ; vous êtes devenu, sans vous en douter peut-être, un des plus cachés, mais un des plus dangereux antiphilosophes. Vous vivez avec nous, mais vous nous haïssez. » (p. 69-70)

Grimm petit, Grimm caché, Grimm méconnaissable est désormais le lâche sans nom. Paradoxalement, il perd son nom de s’individualiser, comme star mondaine courant les capitales d’Europe et se faisant connaître des grands, tandis que ses amis prennent consistance de ne se manifester que dans l’indivision du nous. L’indivision4, c’est la positivité de l’anonymat, qui permet l’engagement sans le nom. Diderot en décrit plus loin très précisément le dialogue, le processus :

« J’ai dit à l’abbé Raynal : Mais, mon ami, qui est-ce qui sera assez osé pour publier et pour avouer cela ? Il m’a répondu avec fierté : Moi, moi. — Vous vous perdrez. — Je me perdrai ! Ah je vois que vous me croyez bien moins de courage que je n’en ai. 
Las de travailler, et cherchant un prétexte qui abrégeât la longueur et la fatigue de ma tâche, j’ai écrit à l’abbé : Mais cher abbé, ne craignez-vous pas que tous ces écarts, quelque éloquents que vous les supposiez, ne gâtent un peu votre ouvrage ? — Non, non, me répondit-il ; faites toujours ce que je vous demande. — Ils diront que c’est de la rhétorique. — Ils diront ? qui ? les valets des grands… je m’y attends. Tenez, mon philosophe, je connais un peu mieux que vous le goût du public ; ce sont vos lignes qui sauveront l’ennui de mes calculs éternels. Savez-vous par qui l’on est lu ? par la canaille qui nous déchire. » (p. 77-78)

Raynal excite Diderot à la hardiesse, il le libère de la servitude du nom, qu’il assume ; le public reconnaîtra Diderot à la hardiesse des digressions demandées et fournies, mais c’est Raynal qui signe l’ensemble et prend le risque de la publication, de l’indignation, du scandale. L’anonymat n’est pas un refus, mais tout au contraire une économie du risque, qui permet d’en démultiplier les efforts : à Diderot le risque de la plume, l’effort intellectuel du livre à faire ; à Raynal le risque du nom en frontispice, la responsabilité politique du livre fait.

II. Dissémination du nom, dissémination des choses

Une telle répartition des responsabilités et des audaces n’est pas neuve, ni simplement conjoncturelle chez Diderot. Toute sa collaboration à la Correspondance littéraire de Grimm obéit au même principe : Grimm assume la diffusion de ce que Diderot rédige, dans la fiction d’une intimité protégée et sous la forme insistante de confidences épistolaires à son ami. Avant cela, l’aventure encyclopédique obéissait au même principe : D’Alembert, le géomètre reconnu et accepté par l’institution, devait cautionner et promouvoir le projet diderotien. Même lorsque D’Alembert, incapable d’assumer la publicité du nom, se retire, Jaucourt continue de jouer en quelque sorte ce rôle : il est le seul à signer de façon transparente ses articles, tous les autres collaborateurs étant désignés par une lettre qui n’est pas l’initiale de leur nom, tandis que Diderot oscille entre l’astérisque et l’anonymat pur.

L’anonymat de Diderot5 n’est pas une dissimulation : sous l’apparence de la modestie, il instaure un surplomb stratégique. Derrière le nom publié, un commerce philosophique est à l’œuvre, qui suppose dialogue, disposition des idées et des textes, agencement, contamination, ébullition. Derrière Le Fils naturel, en retrait du salon de Dorval qu’il exhibe, les Entretiens (1757) déploient la théorie dramatique de Diderot sous le nom de Dorval, ou plus exactement dans la division entre le nom de Dorval et le nom de Diderot. Et que dire de la Réfutation d’Helvétius (à partir de 1774), du Supplément au voyage de Bougainville, ou Dialogue entre A et B (1772), dont les titres parlent d’eaux-même ? La Lettre sur les sourds (1751) répond aux Lettres sur la phrase française comparée avec la phrase latine de l’abbé Batteux, tandis que le Paradoxe sur le comédien (1773) ne se déploie comme dialogue anonyme, entre le premier et le second interlocuteur, qu’à partir d’une première version monologique censée rendre compte d’une brochure de Sticotti, Garrick ou les Acteurs anglais (1769).

L’Encyclopédie a été le laboratoire de cette pratique de la dissémination du nom, qui est tout le contraire de la dépossession stigmatisée par Grimm : théorisée d’emblée dans le Prospectus (1750), elle n’attaque pas, mais déplace la position du philosophe :

« Chambers n’a presque rien ajouté à ce qu’il a traduit de nos auteurs. Tout nous déterminait donc à recourir aux ouvriers. 
On s’est adressé aux plus habiles de Paris & du royaume. On s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d’en tirer les termes propres à leurs professions, d’en dresser des tables, de les définir, de converser avec ceux dont on avait obtenu des mémoires, & (précaution presque indispensable) de rectifier, dans de longs et fréquents entretiens avec les uns, ce que d’autres avaient imparfaitement, obscurément, et quelquefois infidèlement expliqué. […] Nous avons vu des ouvriers qui travaillaient depuis quarante années, sans rien connaître à leurs machines. Il nous a fallu exercer avec eux la fonction dont se glorifiait Socrate, la fonction pénible & délicate de faire accoucher les esprits, obstetrix animorum. » (DPV V 100 ; CFL II 293-4)

Il ne s’agit pas simplement de distribuer une matière entre des spécialistes reconnus qui, pour chaque branche d’un hypothétique arbre des connaissances, apporteront leur compétence et leur nom. Il faut suppléer un savoir qui n’a pas de représentants patentés, rassembler, susciter, produire une parole qui n’existe que disséminée et latente. Non seulement Diderot retire en quelque sorte son nom, mais, depuis ce retrait, il fait advenir dans l’Encyclopédie la pensée, le savoir anonyme, collectif, interactif des ouvriers. L’anonymat est donc à la fois la condition et le symptôme de la maïeutique encyclopédique : il transforme l’auteur qu’était Chambers en maître d’œuvre que devient Diderot ; il catalyse l’émergence d’une parole en mouvement, d’une sorte de discours des muets du royaume. C’est par la disparition du nom que Diderot fait, dès 1750, œuvre engagée.

À ses détracteurs qui, notamment dans le Dictionnaire de Trévoux, prétendaient que jamais il n’achèverait son entreprise, Diderot répond à l’article Encyclopédie par une citation du chancelier Bacon, autrement plus décisive que la caution postiche du Système figuré des connaissances humaines :

De impossibilitate ità statuo ; ea omnia possibilia & praestabilia esse censenda quæ ab aliquibus perfici possunt, licèt non à quibusvis ; & quæ à multis conjunctim, licèt non ab uno ; & quæ in successione sæculorum, licèt non eodem ævo ; & denique quæ multorum curâ & sumptû, licèt non opibus & industriâ singulorum. Bac. lib. II. de augment. scient. cap. j. pag. 103.(Diderot, *Encyclopédie, Philosophie, V, 6356 ; DPV VII 174)

Avant de juger impossible une entreprise, on doit considérer comme possible et faisable tout ce qui peut être accompli par certaines personnes, même si ce n’est pas donné à n’importe qui ; par des personnes qui se mettent ensemble, même si ce n’est pas donné à une personne seule ; par un effort sur plusieurs générations, même si ce n’est pas donné à une seule génération ; enfin, par l’effort et la contribution d’un grand nombre de personnes, même si ce n’est pas donné aux moyens et à l’engagement d’un individu7.

Plus l’entreprise est difficile, plus l’anonymat est nécessaire, un anonymat qui n’a rien à voir avec une dépossession du nom, mais consiste plutôt dans le passage à une méta-personnalité auctoriale, se déployant en réseau à la fois dans l’espace et dans le temps. Pour Diderot, le modèle de l’auteur unique est un modèle tyrannique :

« Je ne crois point qu’il soit donné à un seul homme de connoître tout ce qui peut être connu ; de faire usage de tout ce qui est ; de voir tout ce qui peut être vu ; de comprendre tout ce qui est intelligible. » (DPV VII 175)

Ce fantasme de toute puissance, chimérique pour un seul homme, devient possible lorsque l’œuvre se constitue par agencement, disposition, coordination des pensées et des travaux d’une collectivité.

« Je distingue deux moyens de cultiver les sciences : l’un d’augmenter la masse des connoissances par des découvertes ; & c’est ainsi qu’on mérite le nom d’inventeur : l’autre de rapprocher les découvertes & de les ordonner entre elles, afin que plus d’hommes soient éclairés, & que chacun participe, selon sa portée, à la lumiere de son siecle ; et l’on appelle auteurs classiques, ceux qui réussissent dans ce genre qui n’est pas sans difficulté. » (DPV VII 179)

Il ne s’agit pas seulement, pour le directeur de l’Encyclopédie, de distribuer le travail entre les membres d’une « société de gens de lettres et d’artistes ». Chacun des auteurs est sommé de procéder, dans sa contribution même, selon la même logique de disposition et de coordination des connaissances et des matériaux d’autrui. Contrairement à l’inventeur, qui s’immortaliserait par l’ouvrage « qu’il publierait en son nom », les contributeurs sont ce que Diderot appelle des auteurs classiques, c’est-à-dire déjà des méta-auteurs, qui n’apportent pas à l’œuvre commune l’identité d’un nom, d’une invention liée à ce nom, mais une disposition ordonnée d’apports hétérogènes, l’effort « de rapprocher les découvertes et de les ordonner entre elles ». Chaque nom se dissémine ainsi en une coalescence d’apports.

Ce n’est pas une organisation externe du travail : c’est le travail même, intime, des Lumières, le système de sa pensée. Les Lumières consistent dans ce « que chacun participe, selon sa portée, à la lumière de son siècle ». Mais les Lumières dans le même temps promeuvent une pensée de la participation, de la disposition : en même temps que l’auteur abandonne son nom pour s’engager dans un processus collectif de connaissance, la connaissance est pensée elle-même comme système de rapports, disposition d’éléments et, dans cette disposition, comme effervescence, émergence de mouvements, de dynamiques, d’engagements. C’est la nature même qui cesse d’être une table de noms, une taxinomie, pour basculer dans l’anonymat et dans ses dispositifs8.

Dès le Discours préliminaire, D’Alembert nous avait prévenus ; l’ordonnance des articles de l’Encyclopédie en fonction d’un système de classification des connaissances du type de celui légué par Bacon, adapté à la fin du Prospectuset rebricolé en tête du volume I est un leurre :

« S’il arrive que le nom de la Science soit omis dans l’article, la lecture suffira pour connoître à quelle Science il se rapporte ; & quand nous aurions, par exemple, oublié d’avertir que le mot Bombe appartient à l’art militaire, & le nom d’une ville ou d’un pays à la Géographie, nous comptons assez sur l’intelligence de nos lecteurs, pour espérer qu’ils ne seroient pas choqués d’une pareille omission. D’ailleurs par la disposition des matieres dans chaque article, sur-tout lorsqu’il est un peu étendu, on ne pourra manquer de voir que cet article tient à un autre qui dépend d’une Science différente, celui-là à un troisieme, & ainsi de suite. » (D’Alembert, « Discours préliminaire », Encyclopédie, I, xviii)

La « disposition des matières dans chaque article », bien plus efficacement qu’une taxinomie des sciences et un système mécanique de renvois, non seulement produit le sens, mais suggère, prédispose le réseau des liaisons à faire dans la matière encyclopédique. Le choix de Bombe comme exemple est un clin d’œil malicieux : la nomenclature réserve des bombes, la bombe donne le modèle de la dissémination : « cet article tient à un autre qui dépend d’une Science différente, celui-là à un troisieme, & ainsi de suite. » Au système des noms, D’Alembert substitue d’emblée non pas tant le système mécanique, visible, des renvois, qu’une pensée de la disposition et des rapports. C’est au sein de chaque article que se joue la dissémination du nom : un même mot éclate en rubriques, en champs différents du savoir ; mais cet éclatement est en même temps une mise en évidence de rapports inédits, un frottement de matières hétérogènes tenues ensemble par l’identité du nom. Ensuite, chaque rubrique convoque un savoir qui se trouve développé ailleurs : ce développement est, ou n’est pas signalé par un renvoi. Il y a surtout une « disposition des matières » qui amène le lecteur à établir des liaisons. Du coup, l’autonomie nominale de l’article se dissipe, se dissémine dans ce jeu des rapports, et, dans la matière même, dans l’exercice de pensée qu’elle suscite, le réseau se substitue au nom9.

III. Anonymat et modélisation encyclopédique

La disposition des matières cesse alors de constituer un modèle d’organisation des connaissances pour devenir un modèle d’appréhension et, de là, d’organisation de la nature même. Ainsi, à l’article Air :

« La plûpart des Philosophes font consister l’élasticité de l’air dans la figure de ses particules. Quelques-uns veulent que ce soit de petits floccons semblables à des touffes de laine ; d’autres les imaginent tournées en rond comme des cerceaux, ou roulées en spirale comme des fils d’archal, des copeaux de bois, ou le ressort d’une montre, & faisant effort pour se rétablir en vertu de leur contexture ; de sorte que pour produire de l’air, il faut, selon eux, produire des particules disposées de cette maniere, & qu’il n’y a de corps propres à en produire, que ceux qui sont susceptibles de cette disposition. […] 
Mais Newton, (Opt. p. 37110.) propose un système différent : […] comme il prétend que tous les corps ont un pouvoir attractif & répulsif, & que ces deux qualités sont d’autant plus fortes dans les corps, qu’ils sont plus denses, plus solides, & plus compacts ; il en conclut que quand par la chaleur, ou par l’effet de quelqu’autre agent, la force attractive est surmontée, & les particules du corps écartées au point de n’être plus dans la sphere d’attraction, la force répulsive commençant à agir, les fait éloigner les unes des autres avec d’autant plus de force qu’elles étoient plus étroitement adhérentes entre elles, & ainsi il s’en forme un air permanent11. » (D’Alembert et Formey, Air, I, 226)

Le premier mécanisme, d’inspiration cartésienne, pense l’air comme un agencement de figures. Le flocon, le cerceau, le fil d’archal, le copeau, le ressort sont autant de formes, de noms qui permettent d’assigner à l’air une identité singulière dans le système général des éléments de la nature. Mais la figure des particules d’air ainsi imaginées ne permet pas de penser son élasticité : le modèle se déplace donc de la figure vers la contexture, vers la disposition, préparant le basculement vers le second mécanisme, newtonien, fondé sur l’attraction et la répulsion, ou autrement dit sur l’action et la réaction des particules entre elles12. Le double mouvement de la dissémination et de l’adhésion des corps dessine dans la nature la dynamique de l’entreprise encyclopédique : anonymat engagé des encyclopédistes et modélisation newtonienne de l’air procèdent d’un même modèle.

Quand on passe de la physique à la métaphysique, on retrouve le même modèle de conceptualisation, fondé sur l’agencement, la disposition, l’action et la réaction. Ainsi, dans l’article Ame des bêtes :

« Supposons un de ces chefs-d’œuvres de la méchanique où divers poids & divers ressorts sont si industrieusement ajustés, qu’au moindre mouvement qu’on lui donne, il produit les effets les plus surprenans & les plus agréables à la vûe ; comme vous diriez une de ces machines hydrauliques dont parle M. Regis13, une de ces merveilleuses horloges, un de ces tableaux mouvans, une de ces perspectives animées ; supposons qu’on dise à un enfant de presser un ressort, ou de tourner une manivelle, & qu’aussi-tôt on apperçoive des décorations superbes & des paysages rians ; qu’on voye remuer & danser plusieurs figures, qu’on entende des sons harmonieux, &c. cet enfant n’est-il pas un agent aveugle, par rapport à la machine ? Il en ignore parfaitement la disposition, il ne sait comment & par quelles lois arrivent tous ces effets qui le surprennent ; cependant il est la cause de ces mouvemens ; en touchant un seul ressort il a fait joüer toute la machine ; il est la force mouvante qui lui donne le branle. Le méchanisme est l’affaire de l’ouvrier qui a inventé cette machine pour le divertir : ce méchanisme que l’enfant ignore est fait pour lui, & c’est lui qui le fait agir sans le savoir. Voilà l’ame des bêtes » (Yvon14Ame des Bêtes, I, 349).

L’âme des bêtes est cette machine merveilleusement complexe que met en branle un agent aveugle, un enfant, sans en connaître le mécanisme. Yvon propose d’abord une description cartésienne de ce mécanisme : l’enfant presse un ressort, tourne une manivelle, actionne la machine du dehors, comme la glande pinéale de Descartes fait avec les esprits animaux15. Il fait « remuer et danser plusieurs figures », il meut une structure mécanique externe dont le jeu, toujours le même, est d’avance programmé. 

Or, déjà chez Descartes, le mécanisme de l’homme machine était tout entier programmé par la vue, dont l’impression constituait l’impulsion type sur la glande pinéale. La mécanique cartésienne est d’abord une optique, et sa logique linéaire d’explication du mouvement est subordonnée à la globalité vague d’une vision, d’une sensation originaire, qui donne l’impulsion. Yvon déploie à l’extrême cette visualité de la vision, prise ici non comme origine, mais comme produit de l’action de la machine : la « mécanique », les « ressorts », l’« horloge » produisent des « effets agréables à la vue », des « tableaux mouvants », une « perspective », des « décorations », des « paysages ». Le paradigme de l’âme n’est plus une machine, mais une vue, un site, un panorama. Face à cette vue, l’enfant est l’instance subjective qui ordonne le spectacle et en jouit : chez Descartes, il y a bien un auteur de l’âme. 

Yvon entreprend alors de déconstruire cette instance :

« Mais l’exemple est imparfait ; il faut supposer qu’il y ait quelque chose à ce ressort d’ou dépend le jeu de la machine, qui attire l’enfant, qui lui plaît & qui l’engage à le toucher. Il faut supposer que l’enfant s’avançant dans une grote, à peine a-t-il appuyé son pied sur un certain endroit où est un ressort, qu’il paroît un Neptune qui vient le menacer avec son trident ; qu’effrayé de cette apparition, il fuit vers un endroit où un autre ressort étant pressé, fasse survenir une figure plus agréable, ou fasse disparoître la premiere. Vous voyez que l’enfant contribue à ceci, comme un agent aveugle, dont l’activité est déterminée par l’impression agréable ou effrayante que lui causent certains objets. L’ame de la bête est de même, & de-là ce merveilleux concert entre l’impression des objets & les mouvemens qu’elle fait à leur occasion. » (Suite du précédent)

L’enfant n’actionne plus la machine, il est aspiré par elle, intégré dans sa machinerie de grotte baroque. L’acteur manipulateur devient spectateur manipulé, dans un dispositif à la maîtrise duquel il s’abandonne, entre terreur et plaisir : chaque position qu’il occupe déclenche une figure et le pousse vers une autre figure ; ce n’est plus un simple mécanisme, c’est le piège d’une réaction en chaîne. L’enfant fait corps avec la grotte, avec l’action et la réaction des figures, il n’est plus possible de différencier comme extérieures l’une à l’autre l’action de l’enfant et la réaction de la machine : l’enfant s’est disséminé dans la machine. L’âme des bêtes fournit le modèle d’une âme sans auteur, d’une âme anonyme.

Cette dissémination de l’instance auctoriale dans la nature même des choses se répercute, dans les domaines les plus divers, par une attention à la disposition, beaucoup plus qu’à la structure : à l’article Arc-en-ciel, D’Alembert décrit la disposition des globules de pluie par rapport au soleil et à l’œil du spectateur (I, 596) ; à l’article Ardoise, Diderot évoque, dans les mines, la figure et la disposition des bancs, à la manière de grands et longs degrés d’un escalier (I, 628-9) ; l’article Astronomie, de Formey et D’Alembert, considère d’abord « la véritable structure et disposition des corps célestes » avant d’envisager les causes de leurs mouvements et « l’action qu’elles exercent mutuellement les unes sur les autres » (I, 793) ; l’article Aube fait tourbillonner devant nous l’ingéniosité des dispositions16 qui meuvent les moulins :

« * Si l’on considere que la vîtesse de l’eau n’est pas la même à différentes profondeurs, & plusieurs autres circonstances, on conjecturera que le nombre & la disposition les plus favorables des aubes sur une roue, ne sont pas faciles à déterminer. […] On a pensé à donner aux aubes la disposition des ailes à moulin à vent, & l’on a dit : ce que l’air fait, l’eau peut le faire; au lieu que dans la disposition ordinaire des aubes, elles sont attachées à un arbre perpendiculaire au fil de l’eau, ici elles le sont à un arbre parallele à ce fil. L’impression de l’eau sur les aubes disposées à l’ordinaire, est inégale d’un instant à l’autre : sa plus grande force est dans le moment où une aube étant perpendiculaire au courant, & entierement plongée, la suivante va entrer dans l’eau, & la précédente en sort. […] Si l’on n’a pas songé à donner aux ailes de moulin à vent la disposition des aubes, comme on a songé à donner aux aubes la disposition des ailes de moulin, c’est que les ailes de moulin étant entierement plongées dans le fluide, son impression tendroit à renverser la machine, en agissant également sur toutes ses parties en même tems, & non à produire un mouvement circulaire dans quelques-unes. » (D’Alembert et Diderot, Aube, Hydraulique, I, 863)

Pourquoi l’aube des moulins à eau diffère-t-elle essentiellement de l’aile des moulins à vents ? Non parce que l’une réagit à l’eau et l’autre à l’air, car l’air comme l’eau sont des fluides mus par des courants. Mais parce que l’aile du moulin est immergée dans l’air, quand l’aube tantôt plonge dans l’eau, tantôt en sort. Il faut donc penser la machine à la fois comme externe et comme interne à l’agent qui la meut, comme partie prenante d’un système d’action et de réaction et comme tierce partie. La disposition des aubes (non seulement leur conformation interne, mais leur position par rapport à un arbre, ou moyeu, parallèle ou perpendiculaire à la rivière) n’articule pas un agent à une machine, mais une machine tantôt dans un agent, tantôt hors de lui17.

À l’article Atomisme, Yvon et Formey citent Aristote, qui ramène l’atomisme de Leucippe et de Démocrite à « trois choses, la figure, la disposition, & la situation » (I, 822). De fait, la disposition est toujours un dépassement des figures, et la situation un renversement de la disposition. La disposition est partout. Elle définit toute une série d’actions, qu’on trouve par exemple aux articles Aimant, Ajuster, Appareil, Assimilation, Balancier… La pensée encyclopédique de la nature est une pensée qui déconstruit la disposition : des savoirs cartésiens, elle hérite la disposition mécanique des choses, dont elle interroge l’origine et les limites pour déployer, par l’attention aux fluides, aux mouvements, aux relations, toutes les dynamiques du réseau vivant qui défait le jeu des figures, le jeu du nom, au profit d’une méta-figure systémique. 

La dérive du sens au fil de la succession des articles Disposition de l’Encyclopédie (IV, 1042-1044) est caractéristique de cette orientation, de cet infléchissement post-mécaniste que son directeur entend donner à la matière encyclopédique : la première disposition est celle, rhétorique, du discours, qui en ordonne mécaniquement les parties. Cette disposition est l’œuvre d’un auteur, même si l’ensemble de l’article est formulé de façon impersonnelle (« il s’agit de… ; il ne suffit pas… ; il faut… ; on met… ; il est beaucoup plus simple… »). De là on passe à l’acception médicale du mot, où disposition, διαθέσις, « signifie l’état du corps humain », qui est à la fois une situation, un tableau clinique, et une prédisposition à toute une série de changements. La disposition se substitue donc à l’action et abolit la différence entre le sujet et la scène de l’action18. Cette tendance déconstructive s’accentue quand on passe au domaine juridique : une disposition est « un acte qui ordonne quelque chose », mais définit en même temps, à l’intérieur de cet acte « quelque arrangement », des « conventions » ; « Les dispositions sont toutes renfermées dans la derniere partie du jugement, qu’on appelle le dispositif ». Toute disposition se ramène à sa dernière partie et se rend par là insaisissable. Il y a un aspect pratique, empirique, parcellaire, de la disposition ; une disposition est une singularité dans le corps de l’acte, une accommodation de la structure au réel. Elle l’emporte pourtant sur la généralité de la loi : 

« La disposition de l’homme est opposée à celle de la loi ; & la maxime en cette matiere est que la disposition de l’homme fait cesser celle de la loi. Ce n’est pas que les particuliers ayent le pouvoir d’abroger les lois : cela signifie seulement que la disposition de l’homme prévaut sur celle de la loi, lorsque celle-ci n’a ordonné quelque chose que dans le cas où l’homme n’en auroit pas ordonné autrement, ou lorsque la loi a disposé simplement sans défendre de déroger à sa disposition. (A19) »

La disposition de l’homme n’est pas l’affirmation d’une subjectivité, pas même à proprement parler d’une volonté : dans l’état des biens, des propriétés, des jouissances, elle instaure une succession, des regroupements, une appropriation. La loi, avec ses principes, ses catégories, entend organiser et répartir logiquement, d’en haut ; la disposition, avec ses affinités souterraines, les particularismes qu’elle avoue et ceux qu’elle tait, impose ses réseaux d’en bas et dans l’ombre, de sorte que paradoxalement c’est un sujet anonyme que la disposition de l’homme fait prévaloir.

 

C’est en la confrontant à sa pratique sociale et scientifique d’encyclopédiste, qu’il radicalisera plus tard dans les Éléments de physiologie et les Observations sur Hemsterhuis, que la violente réaction de Diderot à l’attaque de Grimm prend tout son sens. Bien sûr, le généreux philosophe s’indigne contre les insinuations du courtisan et prend la défense de son ami Raynal injustement vilipendé. Mais la défense de l’anonymat comme forme nécessaire de l’engagement philosophique va bien au delà de ces nobles sentiments.

Toute la pensée encyclopédique était en effet mue et conditionnée par une pratique de l’anonymat : pensée non d’un homme, mais d’une société de gens de lettres ; pensée non des seuls gens de lettres, mais de ces grands noms associés aux artisans dont l’expérience et la pratique innervera le discours encyclopédique et lui apportera le contrepoint des planches ; pensée non d’une époque, mais d’une succession d’époques, dont les discours mêlés dissémineront leurs noms.

Il y a un courage supérieur à celui du nom avancé pour une idée : c’est celui d’effacer son nom, de le fondre dans l’entreprise de pensée. Pourquoi cette dissémination du nom est-elle nécessaire ? Parce qu’elle épouse ainsi l’ordre des choses : aux dispositions de la nature, à l’action et la réaction des choses, aux réseaux du sensible et du vivant, correspond la disposition des matières dans l’Encyclopédie, la mixtion du signé et du non signé, puis, après l’Encyclopédie, la pratique du fragment et l’agencement d’écritures hétérogènes, non seulement dans le dialogue d’interlocuteurs fictifs, mais dans le jeu des Observations et des Réfutations, après celui, que Diderot a pratiqué plus jeune, des traductions et des réécritures.

Pensée de la nature, pensée politique et juridique procèdent de ce même mouvement post-mécaniste de dissémination du nom. Il s’agit de penser son propre effacement dans le réseau en mouvement des molécules, des hommes et des idées.

Notes

1

Le manuscrit de la Lettre apologétique de l’abbé Raynal à Monsieur Grimm, composée par Diderot le 25 mars 1781, est conservé aux Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France, N. a. fr. 24932, fol. 3-12. La Lettre n’étant pas encore publiée dans l’édition en cours des Œuvres complètespubliée chez Hermann (édition dite DPV), nous donnons les référence dans l’édition Lewinter des Œuvres complètes publiée au Club Français du Livre (dite CFL).

2

Voir G. Benrekassa, « Scène politique, scène philosophique, scène privée : à propos de la Lettre apologétique de l’abbé Raynal à Monsieur Grimm », Interpréter Diderot aujourd’hui, colloque de Cerisy, Le Sycomore, 1984, p. 181sq.

3

Sur le chiasme comme figure de pensée chez Diderot, voir Jean Starobindki, « Sur l’emploi du chiasme dans Le Neveu de Rameau », Revue de métaphysique et de morale, avr.-juin 1984, n° 2, p. 182-196, ; sur l’analogie et le syllogisme, dans lesquels s’inscrit le chiasme, voir Fumie Kawamura, Diderot et la chimie. Répercussions de la notion de fermentation dans la pensée et l’écriture de Diderot, thèse soutenue à l’université de Provence le 18 déc. 2009, IIe partie.

4

Sur la dissémination de la notion même d’œuvre chez Diderot, voir G. Benrekassa, « Diderot, l’absence d’œuvre », Études sur Le Neveu de Rameauet le Paradoxe sur le comédien de Denis DiderotCahiers Textuel, n°11, 1992, p. 133-140.

5

Cet anonymat paradoxal constitue une mise en retrait du nom, plutôt que sa dissimulation proprement dite. Sur la relation très particulière que, par ce moyen, Diderot entretient avec son œuvre, voir Pascale Pellerin, « Diderot et l’appel à la postérité : une certaine relation à l’œuvre », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 35, oct. 2003, p. 25-39.

6

On donne la référence à l’édition originale de l’Encyclopédie, ici le tome V paru en novembre 1755. Le même passage était déjà cité en note au commencement du Prospectus (DPV V 85). The Advancement of learning, de Francis Bacon, paru en 1605, fut publié en latin en 1623 sous le titre De dignitate et augmentis scientiarum. On lui connaît plusieurs éditions juqu’en 1652 ; au XVIIIe siècle, seulement celle publiée à Lyon en 1763. 

7

Je traduis. Voir sinon Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, traduction de l’édition anglaise de 1605 par Michèle Le Dœuff, Gallimard, Tel, 1991, p. 89.

8

Pour M. Foucault, la critique de la taxonomie classique (qui pense la science et le monde comme une grammaire et ordonne sa pensée comme un discours) prépare l’avènement de l’anthropologie et la critique de l’homme (Michel Foucault, Les Mots et les choses, II, 9, 7, Gallimard, 1966, p. 355). Ce progrès de la raison, dont il souligne en se référant implicitement à Derrida la dimension déconstructive (critique des origines de l’homme, des langues, des sociétés), est d’abord une régression logique, privilégiant l’analogie sur l’enchaînement et l’impression sur la déduction. L’effacement du nom participe de cette régression où les objets du discours se dissolvent dans le tissu des expériences.

9

A l’article Encyclopédie, ce n’est plus la « disposition », mais la « succession » qui devient le maître mot, non parce que Diderot reviendrait à une conception linéaire de l’ordre encyclopédique, mais parce que sa disposition est projetée dans le temps, comme œuvre en devenir, in successione sæculorum.

10

Opticks : or, a treatise of the reflexions, refractions, inflexions and colours of light, Londres, Smith et Walford, 1704. Le traité de Newton avait été traduit en français en 1720 par Pierre Coste : Traité d’optique sur les réflexions, réfractions, inflexions et couleurs de la lumière, par M. le Chev. Newton, traduit de l’anglais par M. Coste sur la seconde édition augmentée par l’auteur, Amsterdam, P. Humbert, 1720, 2 vol. in-12. Seonde édition, parisienne, en 1722.

11

« les particules détachées d’un corps par la chaleur & la fermentation, n’ont pas plus tôt franchi la sphère d’attraction, qu’elles s’écartent avec rapidité de ce corps, & les unes des autres, quelquefois jusqu’à occuper un espace un million de fois plus grand que celui qu’elles occupoient lors de leur aggrégation. Or il n’est pas possible d’expliquer cette contraction & cette expansion prodigieuses, en supposant que les particules de l’air, sont élastiques, rameuses, ou semblables à des osiers pliés en cerceaux : le seul moyen d’en rendre raison, ou plus tôt de les produire, est une puissance répulsive écartant ces particules les unes des autres. » (Newton, Traité d’Optique, éd. N. Beauzée, trad. J. P. Marat, Paris, Leroy, 1787, t. II, p. 265-6)

12

Sur cette question située à la frontière de la physique et de la chimie, qui joue un rôle décisif dans la pensée scientifique des Lumières, voir Jean Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Seuil, 1999, notamment p. 85-88.

13

Le cartésien Pierre-Sylvain Régis (1632-1707) explique le fonctionnement des fontaines et jets d’eau dans son Système de philosophie, contenant la logique, metaphysique, physique & morale, Lyon, Anisson, Posuel et Rigaud, 1691, livre V, notamment le chap. 8, « Des Jets d’Eau ». Mais la référence à Régis est motivée par la 1ère partie du livre VII, où Régis se propose d’examiner « tous les ressorts, dont la Machine des Animaux est composée » : « Et quoy qu’en expliquant toutes les fonctions des Bêtes, nous ne fassions aucune mention de leur Ame, nous ne leur refuserons pas néanmoins la vie ni le sentiment, pourvû toutefois que par la vie et le sentiment des Bêtes, on n’entende autre chose que la chaleur de leur sang, & les mouvemens particuliers des organes des sens qui en dépendent. Car il n’est rien de plus déraisonnable que d’attribuer aux Bêtes une Ame qui soit une substance réellement distincte du Corps, & qui néanmoins ne puisse pas exister hors du Corps » (Livre septième, « Des Bêtes en général », Avertissement, p. 407).

14

L’abbé Claude Yvon, auteur des articles Ame et Athée de l’Encyclopédie, fut soupçonné d’avoir trempé dans l’affaire de la thèse de l’abbé de Prades et s’enfuit en Hollande en 1752. 

15

« Or le principal effet qui suit de ceci consiste en ce que les esprits, sortant ainsi plus particulièrement de quelques endroits de la superficie de cette glande que des autres, peuvent avoir la force de tourner les petits tuyaux de la superficie intérieure du cerveau dans lesquels ils se vont rendre vers les endroits d’où ils sortent, s’ils ne les y trouvent déjà tout tournés ; et par ce moyen, de faire mouvoir les membres auxquels se rapportent ces tuyaux, vers les lieux auxquels se rapportent ces endroits de la superficie de la glande H [= la glande pinéale]. » (Descartes, L’Homme, p. 181 ; Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, t. I, Garnier, 1988, 1997, p. 455)

16

On est frappé, dans l’article Aube de l’Encyclopédie, par l’omniprésence du mot « disposition ». Le terme disparaît quasiment dans l’article Aubedu Dictionnaire d’architecture civile et hydraulique de Jombert (1755), qui s’inspire pourtant probablement de celui-ci.

17

D’une manière générale, l’hydraulique, qui se développe à la fin du XVIIe siècle, porte en elle la critique du mécanisme cartésien. Voir à ce sujet Michel Serres, La Naissance de la physique, Minuit, 1977. Michel Serres montre comment l’atomisme antique et le matérialisme épicurien se sont appuyés sur une physique qui était une physique des fluides, dont le modèle épistémologique est radicalement hétérogène à la mécanique des solides qui s’est développée en Europe à partir de la Renaissance.

18

On retrouve donc ici le même glissement qu’à l’article Ame des bêtes.

19

La signature (A) désigne Antoine-Gaspard Boucher d’Argis, avocat et spécialiste de jurisprudence. Boucher d’Argis a fourni plus de 4000 articles de droit pour l’Encyclopédie.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « “Et l’auteur anonyme n’est pas un lâche…” Diderot, l’engagement sans le nom », Littératures classiques, dir. Ch. Delmas, P. Ronzeaud, Ph. Chomety, A. Colin, 2013, p. 249-263

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