« Inversion. s. f. Action par laquelle on renverse, on retourne une chose. Inversio. Les problêmes de Géométrie & d’Arithmétique se prouvent souvent par l’inversion 1.
Inversion. Terme de Grammaire. Manière de ranger les mots d’une phrase dans un ordre qui n’est pas le plus naturel & le plus simple. ☞ Notre langue n’aime pas les inversions ; la marche de chaque phrase est presque toujours uniforme : c’est un substantif qui mène son adjectif comme par la main ; son verbe marche derrière, suivi d’un adverbe qui ne souffre rien entre deux, & le régime appelle aussitôt un accusatif qui ne peut se déplacer. […] La sévérité de notre langue contre presque toutes les inversions de phrase augmente encore infiniment la difficulté du vers François. Fénelon. » (Dictionnaire de Trévoux, article Inversion.)
« Ce qui vient de m’arriver n’est donc point une chose indifférente, un pur effet du hasard. C’est qu’il est temps que je meure et que mes travaux cessent. Voilà pourquoi le signe divin m’a laissé faire sans aucune opposition. Aussi ne suis-je que médiocrement indigné contre ceux qui m’ont accusé, et les autres qui m’ont condamné. [...] Mais il est temps que j’aille mourir et que vous alliez vivre. Il n’y a que Dieu qui sache si votre sort est préférable au mien, ou le mien au vôtre. » (Platon, Apologie de Socrate, traduite par Diderot au donjon de Vincennes. DPV IV 280.)
Le 24 juillet 1749, Diderot est arrêté à son domicile de la rue de l’Estrapade et, sous le coup d’une lettre de cachet, emprisonné au donjon de la forteresse de Vincennes. La lettre est signée par le comte d’Argenson, directeur de la librairie (et à ce titre chargé de la censure) et son exécution est confiée au lieutenant général de police Berryer. D’Argenson reproche d’abord à Diderot sa Lettre sur les aveugles (juin 1749), dans laquelle l’aveugle Saunderson tient des propos contraires à la religion, et ses Bijoux indiscrets (janvier 1748), qui offensent les bonnes mœurs. Mais il ordonne également de perquisitionner, à la recherche d’éventuels manuscrits sulfureux inédits.
C’est la deuxième fois que Diderot est arrêté : en décembre 1742, son père furieux d’apprendre qu’il projetait d’épouser Antoinette Champion et réclamait sa part d’héritage, l’avait fait « enfermer chez des moines qui ont exercé contre moi ce que la méchanceté la plus déterminée pouvait imaginer 2 ». Diderot s’est échappé en passant par une fenêtre et a vécu quelques temps caché à Paris. Son mariage ne fut célébré qu’en novembre 1743, c’est-à-dire après sa trentième année révolue : marié contre son père avant trente ans, Diderot risquait d’être déshérité.
La persécution politique et intellectuelle de 1749 réédite donc en quelque sorte sur un autre plan l’atteinte intime de 1742. La posture que Diderot prend à Vincennes, traduisant l’Apologie de Socrate et le début du Criton 3, théâtralise et porte sur la scène publique le conflit œdipien : apprenant l’incarcération de son fils, le père de Diderot ne fait pas le voyage de Langres à Paris ; il se contente, et encore pas tout de suite, d’une lettre à son fils où les bonnes paroles côtoient les remarques sardoniques.
Diderot doit en fait essentiellement sa libération aux libraires avec lesquels il est engagé dans le projet de l’Encyclopédie : de grosses sommes ont été investies, D’Alembert est à Berlin et, sans Diderot, tout est arrêté. L’enjeu économique est trop considérable : d’Argenson se laisse fléchir. Diderot a promis en échange de sa libération « de ne rien faire à l’avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la religion et aux bonnes mœurs ». Cette promesse n’est pas vaine : de fait, l’essentiel de l’œuvre de Diderot, ses dialogues philosophiques, ses romans, ses Salons, ne furent pas publiés de son vivant, le philosophe se contentant pour l’essentiel de lectures privées et d’une diffusion manuscrite dans la Correspondance littéraire de Grimm. Une telle attitude ne saurait s’expliquer cependant ni par le manque de courage, ni par le respect tatillon d’une promesse somme toute assez vaguement donnée : quelque chose de beaucoup plus profond a été atteint et cassé.
C’est dans ce contexte de défiance vis-à-vis de la sphère publique, de déception et de crainte face à l’autorité paternelle, que Diderot soumet à la censure, à la fin de l’année 1750, le manuscrit de la Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent. Malgré l’avis favorable des censeurs, le nouveau directeur de la librairie, Malesherbes, refuse l’« approbation et privilège du roi », à cause de l’épisode de Vincennes, et accorde à l’ouvrage une « permission tacite ». La Lettre sur les sourds paraît en février 1751, trois mois après le Prospectus de l’Encyclopédie 4. Elle a trois éditions en 1751, et sera rééditée en 1772 à Amsterdam chez Rey dans les Œuvres philosophique de M. D***, et en 1773, avec la mention « Londres », dans la Collection complète des œuvres philosophiques, littéraires et dramatiques de M. Diderot.
La préface en forme de lettre à son libraire
Le livre s’ouvre avec, en guise de préface, une lettre à M. B[auche], le libraire à qui Diderot avait confié l’impression de l’ouvrage. Diderot y explique et justifie l’étrange titre de la Lettre sur les sourds, qui ne constitue pas simplement un clin d’œil à la Lettre sur les aveugles, par laquelle il avait été précipité en prison, mais traduit surtout une situation d’énonciation désespérée : réduit au mutisme face à des sourds, Diderot éprouve cette fois personnellement les conséquences et les effets de l’interdit symbolique qu’il avait évoqué dans le préambule de La Promenade du sceptique 5 :
« Je conviens que ce titre est applicable indistinctement au grand nombre de ceux qui parlent sans entendre ; au petit nombre de ceux qui entendent sans parler ; et au très petit nombre de ceux qui savent parler et entendre ; quoique ma Lettre ne soit guère qu’à l’usage de ces derniers.
Je conviens encore qu’il est fait à l’imitation d’un autre qui n’est pas trop bon : mais je suis las d’en chercher un meilleur. » (P. 11.)
Il n’est donc pas question ici à proprement parler du sens de l’ouïe, mais bien de l’intelligence des textes : contrairement à la Lettre sur les aveugles, le problème posé ne sera ni médical, ni physiologique, ni même métaphysique ; le titre de la lettre n’indique pas son contenu mais précisément la blessure, l’atteinte à laquelle elle répond. Il désigne le mur auquel la pensée de Diderot s’est heurtée. La sphère du langage, l’ordre de la parole, le discours en un mot est occupé par « ceux qui parlent sans entendre », face auxquels ceux qui sont accessibles à la pensée ne forment qu’un « petit nombre » qui n’a pas le droit à la parole ; il conviendra donc, et c’est l’enjeu de la Lettre, d’élaborer une stratégie d’expression substituant à la pratique de la parole vaine un savoir de la parole détournée, réservé « au très petit nombre de ceux qui savent parler et entendre ». On remarquera comment Diderot procède par glissements de sens : de la signification intellectuelle d’entendre, qui renvoie discrètement à l’épisode de Vincennes ; de la signification rhétorique de parler, qui déqualifie l’ordre du discours institué, à un « savoir parler » qui suppose d’avoir accès à un envers, un en deçà de la langue que la Lettre sur les sourds se propose d’explorer.
Le personnage central de la Lettre ne sera pas le sourd auquel la médecine se proposerait de restituer l’ouïe, mais le muet, un « muet de convention » (p. 14) qui renvoie de façon à la fois ironique et désespérée au mutisme que Diderot a juré à d’Argenson et à Berryer. Diderot se met en abyme dans la Lettre : la question philosophique (qui n’est comme on l’a dit parfois ni celle de l’origine des langues, ni celle des modèles esthétiques du sublime, mais celle, obsédante dans l’écriture diderotienne, du processus de la pensée) conduit finalement Diderot à envisager le mot, la phrase comme une image muette pour le profane, qui ne s’adresse que de celui qui sait parler à celui qui sait entendre. Le terme d’hiéroglyphe, à l’époque où restés indéchiffrés ils n’étaient connus que par la littérature ésotérique, désigne assez le secret d’un espace de communication protégé, abrité, séparé de l’espace public de représentation où se déploie le discours de ceux qui parlent sans entendre. Le cadre énonciatif de la Lettre est donc celui de l’hiéroglyphe, le mutisme auquel Diderot est réduit se répercute dans l’image muette qu’il offre, dans la Lettre, à la représentation.
I. La question des inversions
Diderot présente cette lettre ouverte à l’abbé Batteux comme une réponse à ses Lettres sur la phrase française comparée avec la phrase latine, parues en 1747-1748 à la fin du Cours de belles-lettres distribué par exercices. Batteux venait d’être nommé à la chaire de philosophie grecque et latine du Collège de France. Entre Condillac, sensualiste lockien, et les grammairiens de Port-Royal, Batteux représente une position moyenne, que la Lettre sur les sourds va chercher à récupérer politiquement. Loin de s’affronter à un représentant de l’autorité et de l’institution, Diderot cherche plutôt à se concilier un allié.
Il s’agit de comparer l’ordre des mots dans la langue avec ce qui est d’abord convoqué sans discussion comme l’ordre naturel de la pensée, identifiée au déroulement d’un discours. L’enjeu est idéologique : l’ordre des mots dans la phrase étant inverse en latin et en français, en prouvant que le latin est une langue à inversion, les grammairiens de Port-Royal ont fait du français une langue naturelle et, de là, la langue universelle de la raison. En forçant à peine le trait, l’humanité penserait et aurait toujours pensé en français : le français peut dès lors s’imposer comme langue scientifique de l’Europe et du monde.
Batteux suggère au contraire que l’ordre naturel va de la sensation, des objets exprimés par des substantifs, vers l’intellection, les idées exprimées par les verbes : c’est là l’ordre du latin, par rapport auquel le français apparaît comme la langue par excellence à inversions.
Quintilien et l’hyperbate
La question de l’ordre des mots dans la phrase avait déjà été traitée par Quintilien dans l’Institution oratoire. Dans l’approche rhétorique, cependant, il ne s’agit pas de réfléchir à la notion d’ordre naturel, ou d’opposer un ordre des idées à l’ordre des mots. La rhétorique part d’un ordre des mots dans la phrase qu’elle pose comme ordre normal, ordre ordinaire, statistiquement le plus commun, et elle envisage ensuite, lorsque cet ordre est exceptionnellement modifié, l’effet que produit cette modification. La rhétorique analyse toujours le langage en termes de procédés d’ornementation, sans s’interroger sur ce qui situe en amont de son objet, en amont de la langue, la pensée d’une part, le réel d’autre part.
Chez Quintilien, la modification exceptionnelle de l’ordre des mots est nommée hyperbate. On trouve une première remarque sur l’hyperbate au chapitre 2 du livre VIII, lorsque le rhéteur d’interroge sur les différentes causes de l’obscurité :
« Cependant l’obscurité se rencontre plus souvent dans la contexture et la suite d’un propos continu [in contextu et continuatione sermonis] et cela peut se produire de plusieurs manières. Aussi, une phrase ne doit-elle pas être si longue que l’attention ne puisse en suivre le cours, ni qu’une transposition par hyperbate n’en diffère outre mesure la conclusion. Pire encore est le mélange des mots, comme dans ce vers :saxa vocant Itali, mediis quæ in fluctibus, aras » (VIII, 2, 14 6.)
Le vers de Virgile que cite Quintilien constitue une parenthèse dans le récit de la tempête, au premier livre de l’Énéide : les vaisseaux poussés par les vents déchaînés se brisent sur des écueils : ces rochers, saxa, qui sont au milieu des flots, quæ in mediis fluctibus, les Italiens, Itali, les appellent autels, vocant aras ;
Peu sensible à l’effet poétique du vers virgilien, qui entrechoque les mots à l’image des navires entrechoqués qu’il décrit, Quintilien critique l’obscurité syntaxique d’un vers où l’on ne peut pas suivre la contexture de la phrase, l’enchaînement grammatical des syntagmes.
Mais le développement le plus important sur l’hyperbate se trouve au chapitre 6 du même livre VIII :
« L’hyperbate aussi, c’est-à-dire la transposition d’un mot [verbi transgressionem], étant souvent exigée par la structure organique et l’élégance de la phrase, n’est pas rangée à tort parmi les qualités [du discours] ; Très souvent, en effet, le style serait âpre et dur et lâche et décousu, si le mots étaient réduits à garder leur ordre rigoureux, et si, à mesure qu’ils se présentent, on les accolait aux plus proches, même lorsqu’ils ne peuvent pas s’enchaîner. Il faut donc postposer certains mots, antéposer certains autres et, comme on procède lorsque l’on construit avec des pierres non taillées, mettre chacun à la place qui lui convient.
Nous ne pouvons en effet ni les tailler, ni les polir, pour qu’en s’imbriquant ils s’ajustent mieux les uns aux autres, mais il faut les prendre tels qu’ils sont et choisir leur place. » (VIII, 6, 62-63.)
La seule justification de l’hyperbate est donc euphonique : fidèle à la logique rhétorique d’ornementation, Quintilien ne s’intéresse pas aux effets de sens, au dialogisme, à la polyphonie que peut déclencher la modification de l’ordre commun des mots, le rectum par rapport à quoi l’hyperbate constitue ordinis permutatio, ou reversio quædam, une interversion technique et non une intervention sémantique : tout au plus le sens risque-t-il d’être obscurci. Mais pour l’essentiel, nihil ex significatione mutatum est, rien dans la signification n’est altéré, et structura sola variatur,et l’ordre est seul modifié (VIII, 6, 67) : c’est pourquoi Quintilien range plutôt l’hyperbate dans la catégorie des figures de mots (figura verborum) que dans celle des tropes, distinction sur laquelle il revient cependant à plusieurs reprises au livre IX.
La discussion dans laquelle s’inscrit La Lettre sur les sourds déplace donc doublement cette très ancienne question rhétorique de l’hyperbate.
Tout d’abord l’inversion n’est pas envisagée par rapport à un ordre commun, empiriquement donné, de la langue. C’est la langue tout entière, dans sa pratique ordinaire de la succession, de l’enchaînement des mots, avant même d’envisager un effet particulier, qui est examinée par rapport à un ordre qui ne serait plus cette fois empirique, mais rationnel et universel, l’ordre naturel d’une langue parfaite identifiée à la pensée humaine même. Le déroulement des mots dans la langue est rapporté cette fois au déroulement des idées dans l’esprit. Ce déroulement, Diderot arrive à la conclusion qu’il n’existe pas, car la pensée est d’une nature différente du langage, qu’elle est iconique et simultanée.
Diderot revient cependant dans un second temps à cette origine rhétorique du problème de l’inversion, et le développement sur les hiéroglyphes est une manière de traiter la question pour ainsi dire stylistique de l’hyperbate : les écueils de Virgile que réprouve Quintilien sont typiquement ce que Diderot réhabilite et analyse comme des hiéroglyphes. Il faut donc bien comprendre que les hiéroglyphes de Diderot ne constituent pas, malgré les apparences, une digression — même géniale — par rapport au problème originellement posé, mais bien au contraire un retour à l’origine rhétorique du problème. Cela explique que ces hiéroglyphes ne reviendront pas dans l’œuvre de Diderot, alors même qu’ils ouvrent et fondent à la fois sa pratique poétique et sa réflexion théorique ultérieures. Les hiéroglyphes sont une formation de compromis entre l’approche rhétorique avec laquelle Diderot va rompre et la pensée par l’image vers laquelle il se tourne désormais. Les hiéroglyphes sont encore des modélisations textuelles, linguistiques, de l’image créatrice. L’expérience du théâtre puis de la critique d’art, à la décennie suivante, va permettre à Diderot de trouver dans la peinture et sur la scène d’autres modèles, plus efficaces, de compréhension et de mise en œuvre d’une authentique pensée par l’image.
Sujet apparent et sujet réel de la Lettre
On s’en doute, le sujet rhétorique de la Lettre sur les sourds n’en est pas le sujet réel. Le débat se fixe très vite sur ce que signifie et engage un ordre naturel. Et de quel ordre parle-t-on ? S’agit-il de l’ordre naturel d’une langue idéale, parfaite, ou de l’ordre naturel des idées, qui ne sont pas de même nature que les mots qui les traduisent dans la langue ? Diderot avance alors progressivement une idée révolutionnaire : les idées n’ont pas d’ordre de succession dans l’esprit, où elles se présentent nécessairement simultanément, au moins par deux pour que le jugement les articule, les fasse entrer en harmonie, en accord ou en discordance, car la pensée ne consiste pas à aligner des idées successivement mais à exercer son jugement sur les idées.
C’est l’idée même d’inversion grammaticale, avec ses présupposés scolastiques, qui est récusée par Diderot, l’idée d’une transparence absolue entre les idées et les mots, d’une pensée linéaire et successive, d’une équivalence possible entre le mouvement de la pensée et le déroulement de la phrase.
Pourtant Diderot n’abandonne pas l’idée d’inversion. Il en change plutôt les termes. Il ne s’agit plus d’inverser l’ordre idéal de la phrase naturelle, mais, en traduisant l’association des idées dans la pensée en enchaînement de mots dans la phrase, de pratiquer non pas systématiquement, mais justement exceptionnellement, artistement, une inversion susceptible de restituer pour l’auditeur l’impression de la simultanéité idéale de la pensée malgré les contraintes et les distorsions qu’impose l’ordre de succession inhérent à toute langue.
Autrement dit, le paradoxe est le suivant : quand l’ordre des mots choisi par l’écrivain de génie paraît aberrant, inversé diraient les grammairiens, c’est pour obliger l’auditeur à un effort de mémoire et de renversement qui déclenchera en lui l’effet de rencontre, de concomitance des idées, c’est-à-dire précisément le mouvement naturel de la pensée. L’ordre inversé des mots restitue la rencontre naturelle des idées. C’est l’inversion qui est naturelle.
De la pensée à l’écriture : image, emblème, hiéroglyphe
Qu’est-ce exactement que cette nouvelle inversion, non plus grammaticale, mais poétique ? Nous montrerons qu’elle met en œuvre à la fois le retournement de l’atteinte intime en pensée et un certain jeu entre l’avers et le revers de l’image à partir de laquelle s’élabore la pensée ; Certains éléments de ce processus sont explicités et même théorisés par Diderot, d’autres non, soit qu’ils échappent au rayon d’action d’un texte bref, incisif, non systématique, soit que le philosophe n’ait pas pleinement conscience des implications, notamment imaginaires et fantasmatiques, du processus de la pensée par l’image qu’il est en train de mettre en évidence.
L’image qui est en jeu dans l’inversion est double : il y a d’abord l’image idéale, le spectacle platonicien que saisit la pensée avant toute conversion dans l’ordre du langage, image fugitive, insaisissable dans son état naturel ; puis vient l’image que Diderot désigne comme « emblématique » et nomme « hiéroglyphe » : l’hiéroglyphe est une construction du langage qui, par le recours à l’inversion, donne l’illusion, reproduit l’effet, des images mentales qui s’offrent aux manipulations de la pensée. L’hiéroglyphe est à la pensée ce que le jardin est à la nature, le théâtre au monde, le tableau à la fenêtre : l’image emblématique est une représentation, une scène écran qui vient doubler la scène primitive où s’est nouée la pensée. L’hiéroglyphe recristallise après coup le processus de la pensée par l’image.
Pour rendre compte de cette image secondaire, Diderot recourt à l’ancienne sémiologie : parlant de « poésie […] emblématique » (p. 34), « d’emblème poétique », « d’emblème délié » (p. 36), il nous renvoie au monde et aux références de l’allégorie figurale qu’il a tant pratiqués dans La Promenade du sceptique et dans Les Bijoux indiscrets. L’hiéroglyphe de la Lettre sur les sourds est encore désigné comme un emblème, au même titre que la robe et le bandeau de l’allée des épines. Mais alors que le bandeau s’intègre, comme figure, dans une construction allégorique, dans tout un discours qui lui assigne une origine historique, une fonction spirituelle et un enjeu idéologique, l’hiéroglyphe déconstruit le discours et restitue en deçà de lui l’image mentale dont il était issu.
Cette dimension déconstructive d’une image qui ouvre tout à coup à la rêverie et se prête à une approche sensible, intuitive, immédiate du langage n’a plus rien à voir avec l’ordonnancement rhétorique de l’allégorie figurale. De l’ancienne figure, de l’emblème, l’hiéroglyphe conserve la fonction de concentration et l’enveloppement énigmatique du sens. Mais le rapport de l’image au langage est complètement retourné : au lieu d’instituer le discours, le nouvel emblème le destitue, le ramène à ses éléments iconiques constitutifs.
Vision et atteinte intime : l’impartageable hiéroglyphique
Diderot explore ici les ressorts les plus intimes du langage, à la fois dans ce qui détermine la formulation et dans ce qui est ressenti, visualisé à la réception. Il a conscience qu’il s’expose, dès lors qu’il sort d’une modélisation purement grammaticale et technique et fait appel à sa subjectivité d’artiste :
« Mais l’intelligence de l’emblème poétique n’est pas donnée à tout le monde ; il faut être presque en état de créer pour le sentir fortement. » (P. 34.)
Sentir l’hiéroglyphe, c’est à la fois le comprendre et le ressentir, c’est-à-dire l’intérioriser, le faire entrer en résonance avec son moi profond. Le sentir fortement, c’est le sentir quantitativement dans toute la puissance de son effet, mais aussi qualitativement dans toute la grandeur épique et la noblesse du grand genre auquel, implicitement, il se trouvera nécessairement rattaché. L’hiéroglyphe n’est pas une simple construction technique du langage ; il ne relève pas d’une mécanique de la langue : c’est une signature d’artiste qui ne fait sens que dans le cadre d’une certaine culture.
Le décodage de l’hiéroglyphe touche à l’intimité du « moi » et provoque le même type de mécanisme de défense que le recours à la psychanalyse :
« …je m’attends bien que ceux qui n’ont pas saisi d’eux-mêmes ces hiéroglyphes en lisant le vers de Despréaux (et ils seront en grand nombre) riront de mon commentaire, se rappelleront celui du Chef-d’œuvre d’un inconnu, et me traiteront de visionnaire. » (P. 35.)
On peut après cela rire avec le plus grand nombre des lectures hasardeuses que Diderot propose des vers qu’il cite et qu’il désigne comme hiéroglyphes ; ou bien suivre son exemple et, quitte à prêter soi-même à rire, tenter de déchiffrer, au travers de ces lectures qui l’exposent, le fonctionnement spécifiquement diderotien de l’image.
II. Gestes sublimes
« Peu de temps après la mort de son amie et de la mienne, je fis un voyage en province. Je sortais un jour de chez moi, elle de chez elle. Elle m’invita à l’accompagner à l’église. Je lui donnai le bras. Lorsque nous fûmes au cimetière, elle se détourna la tête, et me montra du doigt l’endroit où celle que nous avions aimée l’un et l’autre était déposée. Jugez de l’impression que son silence et son geste firent sur moi. » (Lettre à Sophie Volland du 3 août 1759.)
Il y a un mouvement de la Lettre sur les sourds qui nous conduit de la question grammaticale des inversions, question écran, aux hiéroglyphes et à ce qu’ils révèlent de la pensée par l’image. Il s’agit de quitter l’ordre rhétorique du discours pour accéder à l’ordre iconique de la parole et du langage. Ainsi abruptement formulée, l’idée pourra choquer : en quoi la parole, le langage relèvent-ils pour Diderot de l’iconicité ? C’est pourtant là tout l’enjeu de la Lettre sur les sourds. Dans ce glissement à la fois thématique, idéologique et sémiologique, le théâtre joue un rôle décisif. Nous avons pu constater, dans La Promenade du sceptique, comment le passage de l’allégorie figurale au dialogue s’opérait grâce à l’instauration d’un dispositif scénique, le narrateur étant même amené à représenter après coup devant les sceptiques rassemblés la scène du dialogue avec Athéos en jouant le rôle de l’aveugle. Dans la Lettre sur les sourds, c’est la référence aux scènes muettes et aux gestes sublimes du théâtre qui, pour la première fois, fait déraper la discussion académique sur les inversions.
Les gestes du muet
Pour s’assurer de l’ordre naturel des mots dans la phrase, Diderot imagine de faire parler par gestes un muet de convention qui sera « sans préjugé sur la manière de communiquer la pensée » (p. 17). L’ordre des gestes constituera l’ordre naturel de succession des idées et permettra, par comparaison avec l’ordre de la phrase française, de déterminer si notre langue est une langue à inversion.
Mais cette expérience virtuelle rencontre immédiatement une série de difficultés : il faudra d’abord pouvoir traduire les gestes, et les traduire dans l’ordre où le muet les aura effectués. Il faudrait ensuite saisir dans le geste l’idée exacte, « le sens et la pensée », ce qui n’est plus simplement un problème de traduction, mais déjà une question philosophique. Ici Diderot entrevoit déjà ce qui va devenir l’enjeu de la Lettre, la question du passage des idées à la pensée, puis de la pensée au langage. Un hiatus s’ouvre alors entre l’iconicité naturelle du geste et la construction, la transposition de cette image naturelle dans la langue. Il n’est pas sûr qu’« on parviendrait à substituer aux gestes à peu près leur équivalent en mots » (p. 17).
Les mains de lady Macbeth
Ici, la progression dans l’argumentation est interrompue par ce qui ressemble à une digression, mais constitue en fait le glissement décisif vers la question d’une pensée et d’une expression directes par l’image. Le geste n’est pas toujours susceptible, même à peu près, d’être substitué par des mots :
« je dis à peu près parce qu’il y a des gestes sublimes que toute l’éloquence oratoire ne rendra jamais. Tel est celui de Macbeth dans la tragédie de Shakespeare. La somnambule Macbeth s’avance en silence et les yeux fermés sur la scène, imitant l’action d’une personne qui se lave les mains, comme si les siennes eussent été teintes du sang de son roi qu’elle avait égorgé il y avait plus de vingt ans. Je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence et le mouvement des mains de cette femme. Quelle image du remords ! » (P. 17.)
Ici, le geste pointe une défaillance de la langue. Il dénude brutalement l’iconicité première de la pensée et rappelle que la langue n’est qu’un instrument de bricolage, inventé et perfectionné au coup par coup, pour en traduire, quand elle peut, l’expression.
Le geste sublime est un geste théâtral qui ouvre aussitôt la profondeur d’une scène et l’arrière-plan d’une autre scène : devant, sous les feux de la rampe, « la somnambule Macbeth s’avance en silence et les yeux fermés » ; derrière, invisible mais suggéré par son geste, se perpètre, indéfiniment répété dans le cauchemar qu’il s’agit à la fois de représenter et de conjurer, le meurtre de Duncan, le roi légitime dont Macbeth a usurpé la couronne. On ne peut s’empêcher de comparer l’avancée de lady Macbeth, les yeux fermés, à l’errance de l’aveugle au bandeau qui prépare la scène avec Athéos dans La Promenade du sceptique. Quant à l’image absente du crime, elle ne fait au fond que déplacer dans l’ordre du mythe le crime essentiel d’Athéos, sa méditation sur l’inexistence du prince Dieu. Dans des contextes complètement différents, avec des matériaux imaginaires sans aucun rapport thématique, Diderot répète le même dispositif et image sa propre avancée somnambulique dans l’aventure philosophique ; son propre crime, le crime même d’où procède son avancée.
Ici encore, le geste sublime, qui fait tableau par la brutalité du non-sens qu’il exhibe, ne constitue pas lui-même l’image, mais ouvre le cadre d’une image vide, que vient imaginairement remplir le meurtre de Duncan. Derrière les mains, c’est ce meurtre qui est donné à voir : la scène ne prend toute sa force que dans le cadre de la redécouverte post-classique de Shakespeare ; on peut douter qu’elle ait été conçue comme une scène autonome et de cette puissance hallucinatoire par le dramaturge élisabéthain, adonné tout entier aux prestiges du verbe et aux déploiements virtuoses du beau langage. C’est ici Diderot qui compose : il contourne par sa mise en scène l’interdit visuel qu’imposent les bienséances classiques proscrivant toute représentation d’un crime sur la scène.
Le geste sublime respecte littéralement l’interdit visuel, mais le transgresse de facto, déclenchant la jouissance esthétique. Lady Macbeth ferme les yeux pour donner à voir, comme le spectateur se pénètre de l’interdit visuel pour jouir de ce qu’il voit quand même par la puissance évocatoire du théâtre.
Le moment sublime suppose l’abolition temporaire de toute distance entre le spectateur et l’acteur ; nous avons suggéré comment Diderot pouvait plus ou moins consciemment identifier le cauchemar de lady Macbeth à sa propre démarche intellectuelle. La distance est aussitôt rétablie à la chute du paragraphe : « Quelle image du remords » ramène in extremis le geste sublime à l’idée, voire au mot « remords » ; l’exclamation écrase la profondeur scénique, réduit la scène à une figure allégorique.
« Une poignée de terre… sur le corps de son fils »
L’exemple suivant de geste sublime est plutôt obscur :
« La manière dont une autre femme annonça la mort à son époux incertain de son sort, est encore une de ces représentations dont l’énergie du langage oral n’approche pas. Elle se transporta avec son fils entre ses bras dans un endroit de la campagne où son mari pouvait l’apercevoir de la tour où il était enfermé ; et après s’être fixé le visage pendant quelque temps du côté de la tour, elle prit une poignée de terre qu’elle répandit en croix sur le corps de son fils qu’elle avait étendu à ses pieds. Son mari comprit le signe, et se laissa mourir de faim. » (Pp. 17-18.)
On ne comprend pas quelle mort est annoncée : si c’est la mort de son mari que la femme annonce, en quoi le signe de croix sur le corps du fils la signifie-t-elle ? et comment a-t-il le temps de se laisser mourir de faim s’il est condamné de toute façon à mort ? quel est l’intérêt de la manœuvre ? Le geste de la mère 7 semble plutôt signifier la mort du fils (mais est-il déjà mort ou va-t-il mourir ?) : il faudrait alors restituer « une autre femme annonça la mort <de son fils> à son époux ». Le père, désespéré du sort qui sera (ou a été) fait à son fils se laisse alors mourir de faim. Diderot peut avoir déformé l’histoire par attraction de celle de Macbeth, où la scène invisible, la scène signifiée par le geste, est bien celle d’un meurtre de père.
Le parallèle des deux gestes est suggéré par l’ouverture de l’anecdote : « une autre femme » lie explicitement la femme face à la tour du père et lady Macbeth face au crime de Duncan 8, le geste de se laver les mains et la croix de terre sur le corps du fils. Le geste a cependant changé de nature : le signe de croix est un signe institué, une figure. L’effet sublime tient ici à ce que le signe est en même temps de la terre sur le corps du fils : le signe est la matière même de l’enterrement. Le geste sublime fait fusionner signe et référent, l’image s’y constitue comme signe puis s’y défigure dans l’action même, la terre recouvrant le corps du fils. Elle se donne d’abord à lire puis, par son horreur même, se rend insoutenable aux yeux.
Le silence de Martian
Le troisième exemple n’est pas muet ; c’est un vers de Corneille :
« On a fort admiré et avec justice un grand nombre de beaux vers dans la magnifique scène d’Héraclius où Phocas ignore lequel des deux princes est son fils. Pour moi l’endroit de cette scène que je préfère à tout le reste, est celui où le tyran se tourne successivement vers les deux princes en les appelant du nom de son fils, et où les deux princes restent froids et immobiles.
Martian ! À ce mot personne ne veut répondre 9.
Voilà ce que le papier ne peut jamais rendre ; voilà où le geste triomphe du discours ! » (P. 18.)
La progression est nette du geste de lady Macbeth au signe de la femme à la tour, puis au mot, et même au vers de Phocas. Il s’agit peu à peu d’en venir à l’iconicité de la langue, de superposer à la puissance évocatoire du geste le déroulement du discours.
À la double scène (le meurtre de Duncan et le cauchemar de lady Macbeth, la mort du fils et le face à face de la mère et du père en bas et en haut de la tour, la substitution d’Héraclius et de Martian par Léontine pour faire échapper le petit prince légitime au carnage ordonné par l’usurpateur puis la reconnaissance par le tyran Phocas de son vrai fils), Diderot associe la double économie de l’écriture, iconique et discursive.
La pensée par l’image procède donc d’une double superposition (comme il y a en fait deux substitutions et non une seule dans l’histoire d’Héraclius, Léontine ayant fait entrer son propre fils dans le jeu des échanges) : la superposition de l’atteinte, de l’horreur intime, invisible, et de la scène représentée et la superposition de l’image scénique et du discours qui la recouvre.
Épaminondas et Timagène
Les deux derniers exemples tirent tout leur effet sublime du décalage entre les mots prononcés et ce qui fait tableau sur la scène :
« Épaminondas à la bataille de Mantinée est percé d’un trait mortel ; les médecins déclarent qu’il expirera dès qu’on arrachera le trait de son corps ; il demande où est son bouclier, c’était un déshonneur de le perdre dans le combat : on le lui apporte, il arrache le trait lui-même. Dans la sublime scène qui termine la tragédie de Rodogune, le moment le plus théâtral est, sans contredit, celui où Antiochus porte la coupe à ses lèvres, et où Timagène entre sur la scène en criant : “Ah ! Seigneur !” : quelle foule d’idées et de sentiments ce geste et ce mot ne font-ils pas éprouver à la fois ! Mais je m’écarte toujours. » (P. 18.)
Ici, la mort constitue l’objet focal de la scène visible. Aucune autre scène n’est en jeu. Épaminondas se suicide glorieusement en arrachant lui-même la pointe de la lame qui l’a blessé 10 ; Antiochus s’empoisonne en buvant la coupe qui ne lui était pas destinée. Le geste s’approche cette fois au plus près de la mort qu’il signifie : il la cause. Le geste porte en lui-même l’écart scénique : la pointe ôtée et non enfoncée tue, le poison n’atteint pas la bonne personne. Il ne constitue plus un signe, une figure, mais déclenche une « foule d’idées et de sentiments ». La phrase d’Épaminondas demandant son bouclier est incompréhensible au moment où il la prononce ; celle de Timagène, trop tardive pour suspendre le geste fatal d’Antiochus, demeure suspendue dans l’ellipse : le mot sublime est un mot faible, insignifiant, banal.
Sémiologie du geste sublime
La scène met en échec la logique discursive : les signifiants se vident de signifié et le geste sublime qui fait alors tableau se nourrit de cette confusion des sens, du vague et du jeu qu’ouvre alors l’image. Le geste expressif n’est pas le geste qui tient lieu de signe, comme pouvait encore le suggérer le geste de Macbeth, « image du remords », ou même « le signe » de la terre répandue en croix par la mère sur le corps de son fils. Il remonte en amont du langage dans le processus de la pensée et restitue cette image première, polysémique, que la pensée déclenche en réaction à l’atteinte. Les exemples de Diderot représentent indirectement cette atteinte : le meurtre de Duncan, la mort ou la disparition du fils, le trait reçu à la bataille, l’atteinte infligée par Rodogune sont les blessures primitives dont le geste sublime ne constitue qu’un contrecoup mis en lumière dans une scène écran. Diderot propose tout un éventail d’atteintes possibles. Nous avons suggéré, à propos du geste de lady Macbeth, une relation possible avec l’atteinte qu’a représenté pour lui l’emprisonnement à Vincennes. On peut ajouter que cet emprisonnement redoublant celui que son père lui avait infligé pour le punir de la vie qu’il avait choisie, les références à la mort ou à la faute du père ne sont peut-être pas elles non plus sans résonances personnelles.
III. Diuturni silentii
Mais les gestes sublimes ne constituent encore qu’un écart dans la discussion de la question grammaticale des inversions. Diderot, à ce stade de la Lettre, ne fait que mettre en évidence une sorte de point aveugle de la question, le moment où, tout discours étant défait par le geste sublime, la question de l’ordre de succession du discours et, de là, la question des inversions devient caduque.
Viennent alors différentes remarques sur l’ordre dans lequel le muet de convention présenterait ses idées, puis sur la place respective du nom et de l’adjectif, enfin sur les verbes : les gestes du muet ne peuvent marquer « la différence des temps » (p. 23). Diderot note alors la bizarrerie du grec qui, mêlant valeur d’aspect et valeur temporelle, rend par un aoriste notre présent de vérité générale. Il y a là « comme des restes de l’imperfection originelle des langues, des traces de leur enfance » (p. 24). L’ordre de succession des mots est lui aussi nécessairement tributaire de l’histoire de la langue. On ne peut donc en rendre compte de façon purement logique. Cette histoire nous fait plonger dans l’inconscient de la langue. Généralisant à partir de la confusion du temps et de l’aspect en grec, Diderot s’exclame :
« Mais il n’y a peut-être pas un seul écrivain grec ou latin qui se soit aperçu de ce défaut : je dis plus, pas un peut-être qui n’ait imaginé que son discours ou l’ordre d’institution de ses signes , suivait exactement celui des vues de son esprit ; cependant il est évident qu’il n’en était rien. » (P. 25.)
Les discours d’un orateur grec ou latin suivent un ordre d’institution imposé par l’histoire de la langue, qui par conséquent n’est pas l’ordre naturel de la pensée, « celui des vues de son esprit ». Mais l’orateur n’a pas conscience de la distorsion entre ce que son esprit voit et ce que sa langue prononce. Il effectue inconsciemment transpositions et inversions.
C’est ici que commence l’exemple du Diuturni silentii cicéronien, véritable cas d’école puisque la construction de cette première phrase du Pro Marcello est entièrement renversée par rapport à l’ordre de la phrase française. Le texte constitue donc un grand classique de la version latine et a servi d’exemple phare dans le débat sur les inversions qui a précédé Diderot.
Situation de Cicéron et enjeu du Pro Marcello
On ne peut cependant s’empêcher de remarquer d’emblée la filiation pour le sens du long silence d’où sort Cicéron après son exil avec le long silence auquel Diderot, après l’épisode de Vincennes, se voit condamné. Le Pro Marcello fut prononcé dans l’été ~46 au sénat par Cicéron en remerciement de la grâce et du rappel d’exil que César venait d’accorder à Marcellus, un opposant de longue date. César a défait Pompée à Pharsale en ~48, soumis l’Égypte en ~47, puis écrasé Pharnace à Zéla. Au début de ~46, il débarque en Afrique du nord à Thapsus, où il met en déroute les restes du parti pompéien coalisés avec les républicains partisans de Caton. Le Pro Marcello se situe au moment où César est au faîte de sa gloire, juste avant l’ultime soulèvement d’Espagne qui le conduira à durcir la répression. L’heure est donc à la clémence. Après Pharsale, Cicéron qui était du parti vaincu s’est astreint à un exil volontaire d’une petite année à Brindes. Lorsque César rentre d’Orient en ~47, Cicéron vient lui demander et obtient son pardon, mais conserve le silence prudent ou honteux d’un opposant fraîchement rallié. Contrairement à Cicéron, Marcellus est resté ferme dans ses convictions républicaines. Il s’est exilé à Mytilène et refuse de demander un pardon que César, tout à sa politique de consensus et de clémence, décide de lui accorder si le sénat intervient officiellement en sa faveur. C’est lors de la séance où les sénateurs mettent aux voix la demande du rappel de Marcellus que Cicéron, au lieu de simplement opiner comme ses collègues, prononce ou improvise ce discours d’apparat sans enjeu politique réel puisque l’affaire était déjà entendue avec César.
L’enjeu réel du discours n’est donc pas le pardon de Marcellus, mais la parole même de Cicéron, qui tente à cette occasion une sorte de retour sur la scène publique et se pose en médiateur entre César et les modérés du parti vaincu. Comment ne pas comparer le malaise d’un Cicéron qui cherche à effacer son opportunisme politique en paraissant solliciter pour ses amis d’autrefois avec le malaise d’un Diderot dont la lettre à d’Argenson et à Berryer n’était pas un modèle d’héroïsme philosophique ? Le retour de Cicéron sur la scène publique fait écho au retour de Diderot, qui publie cette Lettre sur les sourds au sujet beaucoup moins sulfureux que la Lettre sur les aveugles et Les Bijoux.
Ordre des mots et ordre des idées : déconstruction du modèle lockien
Mais indépendamment des résonances personnelles que peut avoir l’exemple grammatical du Diuturni silentii, c’est d’abord la double scène qu’implique cette phrase qui intéresse Diderot :
« Quand Cicéron commence l’Oraison pour Marcellus par Diuturni silentii, Patres Conscripti, quo eram his temporibus usus, etc. 11, l’on voit qu’il avait eu dans l’esprit antérieurement à son long silence une idée qui devait suivre, qui commandait la terminaison de son long silence, et qui le contraignait à dire Diuturni silentii, et non pas Diuturnum silentium. » (P. 25.)
Il faut suivre dans ce développement tout en glissements imperceptibles le déplacement décisif que Diderot imprime à la discussion. C’est l’exemple du Diuturni silentii qui va amener la réorientation de la question grammaticale des inversions en question philosophique de la pensée par l’image.
Pour l’instant, il s’agit bien encore de l’ordre des mots, de ce commencement d’une phrase par un génitif qui restera en suspens pendant deux lignes avant que n’apparaisse le nom dont il est le complément. Si diuturni silentii est au génitif, c’est que Cicéron a pensé la fin du silence, finem, avant le silence lui-même. L’ordre du discours n’est donc pas l’ordre de la pensée. Comment distinguer ces deux ordres ?
« En effet, dans la période précédente, qu’est-ce qui déterminait Cicéron à écrire Diuturni silentii au génitif, quo à l’ablatif, eram à l’imparfait, et ainsi du reste, qu’un ordre d’idées préexistant dans son esprit, tout contraire à celui des expressions, ordre auquel il se conformait sans s’en apercevoir, subjugué par la longue habitude de transposer ? Et pourquoi Cicéron n’aurait-il pas transposé sans s’en apercevoir, puisque la chose nous arrive à nous-mêmes, à nous qui croyons avoir formé notre langue sur la suite naturelle des idées ? J’ai donc eu raison de distinguer l’ordre naturel des idées et des signes, de l’ordre scientifique et d’institution. » (P. 25.)
La distinction de « l’ordre naturel des idées et des signes » et de « l’ordre scientifique et d’institution » renvoie à un développement précédent sur la préséance de l’adjectif par rapport au substantif : « il faut distinguer ici l’ordre naturel d’avec l’ordre d’institution, et pour ainsi dire l’ordre scientifique ; celui des vues de l’esprit, lorsque la langue fut tout à fait formée. » (P. 14.) Selon Diderot qui reprend ici Locke, alors que l’ordre naturel des idées amène d’abord l’adjectif, les qualités sensibles d’un objet, et seulement secondairement le nom, car le substantif abstrait ne frappe pas l’œil de prime abord, la grammaire et la logique scolastique ont renversé cet ordre naturel pour créer un ordre scientifique, ou ordre d’institution, une sorte de hiérarchie logique élaborée après coup, pour laquelle le substantif est premier et les adjectifs seconds. L’ordre de la langue suit souvent cet ordre d’institution qui n’est pas l’ordre naturel, intuitif et sensible.
Mais si le raisonnement a un semblant de logique en ce qui concerne l’ordre de succession des noms et des adjectifs, il devient aberrant concernant la phrase de Cicéron : en quoi le fait de commencer une phrase par un génitif relèverait-il d’un « ordre scientifique et d’institution » ? Diderot importe mécaniquement ici le raisonnement lockien sans vérifier s’il pourra s’appliquer à l’exemple qui l’occupe. La seule chose qui l’intéresse ici, c’est ce mouvement inconscient de transposition qui constitue pour lui le mouvement même par quoi la pensée advient de l’image au langage. Diderot ne parle d’ailleurs plus d’inversion mais de transposition. Il ne s’agit plus d’une simple question d’ordre dans la succession, mais du passage d’un niveau de la pensée à un autre niveau. Ici encore, le raisonnement lockien n’est plus adapté. Diderot parle encore de « l’ordre naturel des idées et des signes » alors que déjà pour lui il n’y a plus d’ordre naturel des signes. C’est la transposition des idées en signes, de l’image que l’esprit se fait des idées (les vues de l’esprit) en discours qui pose le problème de l’ordre. Les signes ne sont jamais naturels ; ils relèvent toujours déjà d’une institution, à l’exception peut-être de ces gestes du muet de convention vite abandonnés comme impossibles à réaliser, ou des gestes sublimes, qui justement ne peuvent constituer des modèles car ils relèvent par nature de l’exception et de la transgression.
C’est la référence aux Lettres sur la phrase française de Batteux, le très académique destinataire de la Lettre sur les sourds, qui va porter le coup de grâce à la théorie grammaticale des inversions :
« Vous avez pourtant cru, Monsieur, devoir soutenir que dans la période de Cicéron dont il s’agit entre nous, il n’y avait point d’inversion, et je ne disconviens pas qu’à certains égards vous ne puissiez avoir raison ; mais il faut pour s’en convaincre faire deux réflexions, qui, ce me semble, vous ont échappé. La première c’est que l’inversion proprement dite, ou l’ordre d’institution, l’ordre scientifique et grammatical, n’étant autre chose qu’un ordre dans les mots contraire à celui des idées, ce qui sera inversion pour l’un, souvent ne le sera pas pour l’autre. Car dans une suite d’idées, il n’arrive pas toujours que tout le monde soit également affecté par la même. » (Pp. 25-26.)
Cette fois l’opposition entre l’ordre des signes et l’ordre des idées est explicite et l’inversion devient « inversion pour l’un », qui « souvent ne le sera pas pour l’autre ». Diderot subjective l’inversion et, la subjectivant, quitte le terrain de la grammaire pour explorer le ressort intime de la pensée. Il s’agit d’imaginer comment les idées affectent la sensibilité intime, de reconstruire virtuellement le tableau singulier qui de la scène intérieure du « moi » sera transposé sur la scène publique du langage.
De la grammaire à la peinture : serpentem fuge
Diderot reprend alors un autre exemple de l’abbé Batteux :
« Par exemple, si de ces deux idées contenues dans la phrase serpentem fuge, je vous demande quelle est la principale, vous me direz, vous, que c’est le serpent ; mais un autre prétendra que c’est la fuite, et vous aurez tous deux raison. L’homme peureux ne songe qu’au serpent ; mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu’à ma fuite : l’un s’effraie et l’autre m’avertit. » (P. 26.)
Le fait que l’exemple se trouve déjà chez Batteux est un indice qu’il s’agit là encore d’un cas d’école, et l’on peut penser que serpentem fuge se retrouvait dans un certain nombre de manuels et de cours de grammaire ou de rhétorique. Il est fort possible du coup que le célèbre Paysage avec l’homme au serpent de Poussin ait été conçu — ironiquement ? — comme une illustration d’un exemple de grammaire familier à tout le public cultivé. Diderot consacrera un long développement au tableau de Poussin dans l’article « Loutherbourg » du Salon de 1767, qui complète et explicite les intuitions de la Lettre sur les sourds 12. Pour remonter de la phrase serpentem fuge à l’image mentale qui a pu la susciter, il faut recréer la scène à trois qui confronte l’auditeur à l’homme qui a vu le serpent. L’image qui engendrera la pensée et la parole est ici encore une image dialogique : serpentem fuge est une phrase adressée, un échange entre deux interlocuteurs face à un objet. La transposition inhérente au passage à la parole est en quelque sorte figurée par l’action même qui accompagne la phrase, le retournement dans la fuite. Si le locuteur est peureux, il n’y a pas d’inversion : il parle sans distance au fur et à mesure de ce qu’il ressent, évoquant d’abord la crainte du serpent puis un désir de fuite qui vaut plus pour lui que pour son interlocuteur. Si au contraire il s’agit d’un homme de « sens froid », c’est-à-dire à la fois d’un de ces héros capables des gestes sublimes décrits plus haut dans la Lettre et d’un grand comédien tel que Diderot les décrira dans le Paradoxe 13, il pensera d’abord à avertir son interlocuteur qu’il faut fuir ; la cause de cette fuite, le serpent, ne lui viendra à l’esprit que dans un second temps. La phrase, identique dans sa forme, procèdera alors d’une inversion entre l’ordre des idées et l’ordre des mots.
Cependant le sens et l’intonation du serpentem fuge ne sont pas du tout les mêmes dans les deux cas et l’on voit bien où va la préférence de Diderot : à l’interjection hypocrite et couarde décrite par le rhéteur Batteux, incapable d’imaginer autre chose qu’une fuite honteuse, Diderot oppose le mot sublime de l’ami courageux qui s’interposera au risque de sa vie entre son interlocuteur et le serpent. Le mot sublime suppose l’inversion. L’inversion n’est donc pas distribuée au hasard selon les personnes et les situations. Elle devient la marque du grand genre, la fabrique de l’idéal : ici se prépare le développement sur les hiéroglyphes qui achèvera la Lettre.
Il faut concéder que le tableau de Poussin donne raison à Batteux plutôt qu’à Diderot : on l’a intitulé également Les Effets de la peur. Dans le Salon de 1767, après avoir décrit en partant du fond les différents plans du paysage, Diderot en vient à ce qu’il nomme lui-même le « devant de la scène » :
« Tout à fait à droite et sur le devant, c’est un homme debout, transi de terreur, et prêt à s’enfuir, il a vu. Mais qu’est-ce qui lui imprime cette terreur ? Qu’a-t-il vu ? Il a vu tout à fait sur la gauche et sur le devant, une femme étendue à terre, enlacée d’un énorme serpent qui la dévore et qui l’entraîne au fond des eaux, où ses bras, sa tête et sa chevelure pendent déjà. » (P. 742.)
Ce n’est pas le seul serpent qui inspire la terreur à l’homme de droite, mais ce que Diderot décrit comme une femme « enlacée d’un énorme serpent ». À l’article « Julliart » il parlait de même d’« une femme enveloppée d’un serpent qui l’entraîne au fond des eaux » (p. 645). On peut douter cependant que Poussin ait réellement peint une femme ; le titre du tableau, qui certes n’est pas de lui mais fixe l’interprétation courante, indique que c’est plutôt un homme qui a été identifié là. La femme étouffée par le serpent sort de l’imagination de Diderot, comme figure extrême d’horrification.
La scène horrifiante dans le tableau suscite alors le dialogue, un dialogue qui évoque irrésistiblement le serpentem fuge de la Lettre sur les sourds :
« On est tenté, à l’aspect de cette scène, de crier à cet homme qui se lève d’inquiétude : “Fuis” ; à cette femme qui lave son linge : “Quittez votre linge, fuyez” ; à ces voyageurs qui se reposent : “Que faites-vous là ? fuyez, mes amis, fuyez.” » (P. 743.)
L’image horrifiante suscite le détour de l’œil, l’interjection aux personnages les plus éloignés : la parole détourne de la vision et lui fait écran. Le dialogue conjure l’horrification, l’ouverture d’une scène de la parole réagit à la blessure pour l’œil, à l’atteinte infligée par le spectacle du monstre et de la femme enlacés. Or qu’est-ce que ce spectacle que Diderot affine après Poussin pour en faire une sorte de figure archétypale de la terreur, sinon le face à face imaginaire de l’enfant « transi » et de sa mère 14 monstrueusement accouplée, que Freud modélise sous le nom de scène primitive ?
Comment le serpentem fuge vient-il s’insérer au sein de l’exemple du Diuturni silentii dans la Lettre sur les sourds ? N’est-il pas question en filigrane du Pro Marcello, de l’exil, donc de la fuite de Marcellus, et du retournement de l’image du tyran César, l’ennemi fatal de la république, en image du vainqueur César, clément et magnanime ? César est le serpent que Marcellus mais aussi Cicéron a fui, de sorte que l’exemple du serpentem fuge constitue et exprime inconsciemment l’atteinte intime, la scène secrète, indicible, à laquelle le Diuturni silentii vient faire écran : serpentem fuge contient l’image primitive du Pro Marcello et figure le dispositif énonciatif auquel l’écriture diderotienne demeurera désormais fondamentalement attachée. La disposition des exemples dans le texte complète ainsi ce qui demeure à demi implicite dans la démonstration.
Court-circuit iconique et pas-de-sens
La comparaison avec le tableau de Poussin nous révèle que le principe de la double scène ne conduit pas seulement à opposer la scène du discours à la scène de l’atteinte à laquelle elle fait écran, mais à distinguer dans la scène de l’atteinte l’atteinte elle-même et les personnes, les lieux où celle-ci est susceptible de se répercuter. De même, Diderot distingue, au commencement du Pro Marcello, l’image qui habite l’orateur et celle, toute différente, « qui a dû frapper ses auditeurs » ; c’est le jeu entre les deux images qui constitue la scène de l’atteinte :
« Je me figure Cicéron montant à la tribune aux harangues, et je vois que la première chose qui a dû frapper ses auditeurs, c’est qu’il a été longtemps sans y monter ; ainsi diuturni silentii, le long silence qu’il a gardé, est la première idée qu’il doit leur présenter, quoique l’idée principale pour lui ne soit pas celle-là, mais hodiernus dies finem attulit ; car ce qui frappe le plus un orateur qui monte en chaire, c’est qu’il va parler, et non qu’il a gardé longtemps le silence. Je remarque encore une autre finesse dans le génitif diuturni silentii : les auditeurs ne pouvaient penser au long silence de Cicéron, sans chercher en même temps la cause, et de ce silence, et de ce qui le déterminait à le rompre. Or le génitif étant un cas suspensif, leur fait naturellement attendre toutes ces idées que l’orateur ne pouvait leur présenter à la fois. » (P. 26.)
Le moment de la prise de parole est la rencontre, le choc de deux images antithétiques, image du silence d’une part, gardé par Cicéron depuis son retour de Brindes à Rome, image du discours d’autre part que l’orateur a en tête et de la signification que revêtira cette prise de parole inattendue et spectaculaire. L’image du silence est celle que les auditeurs de Cicéron ont en tête ; l’image du discours est celle qui habite l’esprit de Cicéron. La phrase établira le lien, le passage d’une image à l’autre ; la prise de parole doit amener les auditeurs de leur image mentale à celle de l’orateur. La théâtralité de la parole naît de ce court-circuit des images mentales ; l’effet sensationnel est réussi lorsque la phrase donne l’illusion d’asséner globalement et simultanément toutes les images mentales que le discours est pourtant de fait obligé de séparer, d’articuler et donc de faire se succéder.
Cet effet, comme le remarque Diderot, est produit au commencement du Pro Marcello par le génitif diuturni silentii : cas suspensif, il contraint l’auditeur à chercher, à suppléer le substantif auquel se rapporte ce complément de nom, c’est-à-dire « à chercher en même temps la cause, et de ce silence, et de ce qui le déterminait à le rompre ».
Le court-circuit déclenché par l’effet théâtral du génitif suspendu superpose les deux images, image du silence et image du discours. Il n’est plus question dès lors d’un ordre de succession dans la pensée : diuturni silentii et hodiernus dies finem attulit seront pensés en même temps, grâce à l’artifice syntaxique, à l’inversion ou plutôt au suspens grammatical auquel Cicéron recourt.
Diuturni silentii commence par ne rien vouloir dire. La phrase débute par être incompréhensible. Mais de cette incompréhension même naît la recherche du sens qui va superposer les deux images a priori inconciliables du silence et de la prise de parole et faire participer les auditeurs et l’orateur à une même communauté de pensée qui n’était pas – loin s’en faut – donnée d’avance. Le phénomène, que nous avons comparé à un court-circuit, constitue un « pas-de-sens » : des mots qui n’ont pas de sens forcent les auditeurs à faire un pas vers l’image encore étrangère que l’orateur a en tête, à établir le lien , la superposition de leurs vues avec ses vues. Le pas-de-sens retourne l’incompréhensible en établissement spectaculaire d’un sens et ouvre l’espace dialogique, la communauté minimale de pensée à partir de laquelle une parole peut s’établir.
Le pas-de-sens révèle l’iconicité fondamentale de la langue car, en lui, le discours est défait, réduit à l’image qu’ordinairement il recouvre, puis refait mais de façon non plus à recouvrir une image, mais à en superposer deux.
Le pas-de-sens enfin force le sens : chez l’auditeur l’orateur déclenche, répète de façon atténuée l’atteinte qu’il porte en lui. Cette blessure d’un long silence qui mortifiait Cicéron devient brutalement l’image gênante qu’il impose à ses collègues sénateurs avant de les amener, comme par contrecoup, comme en réparation de cette brutalité inaugurale, au discours pacifiant qu’il ouvre par la fin de sa première phrase.
Diderot va plus loin. L’effet théâtral de suspension du sens puis de superposition des images que produit le Diuturni silentii est un effet de discours exceptionnel. Mais il révèle un phénomène beaucoup plus commun et même universel : c’est l’iconicité fondamentale de la pensée.
« Mais allons plus loin : je soutiens que quand une phrase ne renferme qu’un très petit nombre d’idées, il est fort difficile de déterminer quel est l’ordre naturel que ces idées doivent avoir par rapport à celui qui parle. Car si elles ne se présentent pas toutes à la fois, leur succession est au moins si rapide, qu’il est souvent impossible de démêler celle qui nous frappe la première. Qui sait même si l’esprit ne peut pas en avoir un certain nombre exactement dans le même instant ? Vous allez peut-être, Monsieur, crier au paradoxe. » (P. 26.)
L’idée est tellement révolutionnaire que Diderot ne la formule pas d’emblée dans toute sa radicalité. D’une part le phénomène ne toucherait pas toutes les phrases, mais seulement les phrases ne renfermant qu’un très petit nombre d’idées ; d’autre part les idées 15 ne se présenteraient pas simultanément à l’esprit, mais dans un ordre de succession si rapide qu’il demeure indécidable. Cette double précaution, ou limitation, sera vite balayée.
Le désir du fruit défendu, instant indivisible
Diderot enchaîne avec l’exemple du fruit, comme si le désir de manger le fruit défendu découlait de l’évocation précédente du serpent :
« Car quoique tous ces jugements le beau fruit ! j’ai faim, je mangerais volontiers icelui, soient rendus chacun par deux ou trois expressions, ils ne supposent tous qu’une seule vue de l’âme ; celui du milieu j’ai faim se rend en latin par le seul mot esurio. Le fruit et la qualité s’aperçoivent en même temps ; et quand un Latin disait esurio, il croyait ne rendre qu’une seule idée. Je mangerais volontiers icelui ne sont que des modes d’une seule sensation. Je marque la personne qui l’éprouve ; mangerais le désir et la nature de la sensation éprouvée ; volontiers, son intensité ou sa force ; icelui, la présence de l’objet désiré ; mais la sensation n’a point dans l’âme ce développement successif du discours » (p. 27).
Diderot parle plus loin des « mouvements simultanés de l’âme », de la « continuité » des sensations, pour en venir aux formulations les plus décisives, dans un passage resté célèbre. Retraçant à grands traits le perfectionnement progressif de la langue, il conclut :
« L’état de l’âme dans un instant indivisible fut représenté par une foule de termes que la précision du langage exigea, et qui distribuèrent une impression totale en parties : et parce que ces termes se prononçaient successivement, et ne s’entendaient qu’à mesure qu’ils se prononçaient, on fut porté à croire que les affections de l’âme qu’ils représentaient avaient la même succession ; mais il n’en est rien. Autre chose est l’état de notre âme, autre chose le compte que nous en rendons soit à nous-mêmes, soit aux autres ; autre chose la sensation totale et instantanée de cet état, autre chose l’attention successive et détaillée que nous sommes forcés d’y donner pour l’analyser, la manifester et nous faire entendre. Notre âme est un tableau mouvant d’après lequel nous peignons sans cesse ; nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité ; mais il existe en entier et tout à la fois : l’esprit ne va pas à pas comptés comme l’expression. Le pinceau n’exécute qu’à la longue ce que l’œil du peintre embrasse tout d’un coup. La formation des langues exigeait la décomposition ; mais voir un objet, le juger beau, éprouver une sensation agréable, désirer la possession, c’est l’état de l’âme dans un même instant. » (Pp. 29-30.)
Par glissements successifs, Diderot est passé de la conception aristotélicienne de la pensée comme succession verbale d’idées, conception que présuppose la question grammaticale des inversions, à une conception en quelque sorte platonicienne de la pensée comme contemplation des idées. Pour y parvenir, il a réduit progressivement la succession des idées pour finir par poser leur nécessaire simultanéité. Cet « instant indivisible » de la pensée est constitué par « une impression totale », une « sensation totale et instantanée ». Mais ce concours de tous les sens que Diderot formule sous l’influence des sensualistes se concentre vite essentiellement sur la vue : l’âme est un « tableau » et l’activité de la pensée est comparable à celle d’un peintre qui travaillerait instantanément. Autrement dit, la pensée est photographique…
IV. Hiéroglyphes
Il y a une illusion de l’emblème : l’image n’est pas choisie par l’artiste dans une collection préétablie de figures qu’il combinera pour construire un sens. Il faut absolument détacher notre approche de l’image du modèle linguistique qui tend à l’identifier à un signe, une lettre, un mot. L’image préexiste au sens et maintient un certain flou, un jeu sémantique. Elle naît d’une rencontre qui se fait dans l’intimité de l’acte créateur : l’idée, les idées entrent en résonance avec cette intimité.
Cette rencontre intime, dans l’invisible et l’impartageable, comment en rendre compte ? On verra qu’elle se ramène toujours aux répercussions d’une atteinte au plus profond, d’une blessure indicible. L’expérience instantanée de la pensée qui conjoint vision des idées et désir de l’objet constitue la répétition atténuée de cette rencontre, cette atteinte, cette blessure originaires, où il faut rechercher le ressort caché de la parole. Si le discours se contente de réduire cette expérience à l’expression d’une signification, la transposition de la pensée dans la succession du langage traduit efficacement cette signification, et Diderot fait l’éloge au passage de la langue française pour « la netteté, la clarté, la précision, qualités essentielles au discours » (p. 31).
Mais si c’est l’expérience même de la pensée qu’il s’agit de communiquer, le discours devra trouver le moyen d’annuler cette succession, de restituer, de communiquer l’image première, de recréer l’illusion, l’impression, l’effet d’instantanéité. C’est ici qu’apparaissent les fameux « hiéroglyphes » qui ont tant fasciné la critique diderotienne. L’hiéroglyphe est ce qui dans le discours restitue l’expérience originelle et instantanée de la pensée par l’image.
Il serait très réducteur de cantonner les hiéroglyphes à la poésie, quoique le propos de Diderot et le choix de ses exemples nous y invitent. Le hiéroglyphe n’est pas une simple notion d’esthétique, il engage une philosophie du langage, une épistémologie, une métaphysique. Au moment où Diderot écrit la Lettre sur les sourds, il ne lui voit encore d’application que poétique et, éventuellement, musicale. Mais c’est en fait le rapport de toute forme de pensée à l’écriture qui est en jeu : l’écriture des Salons, centrée sur la notion de « moment », puis celle des dialogues philosophiques, avec leurs rêveries, leurs pantomimes, la pratique et la théorie du théâtre, identifiant la scène à un tableau, seront marquées de façon décisive par cette invention de l’hiéroglyphe diderotien.
Il serait fastidieux de passer en revue tous les exemples poétiques, français, grecs et latins, que Diderot cite et analyse. Nous voudrions dégager plutôt ce qui relie entre eux les hiéroglyphes, montrer qu’il existe, dans ces commentaires souvent jugés par la critique avec sévérité ou, au mieux, avec une indulgente désinvolture, des mécanismes récurrents tendant à constituer pour ainsi dire inconsciemment un modèle sémiologique commun.
Les cadavres de la Saint-Barthélémy
Les deux vers de La Henriade qui ouvrent la série décrivent les cadavres de la Saint-Barthélémy :
« Et des fleuves français les eaux ensanglantées
Ne portaient que des morts aux mers épouvantées.
Mais qui est-ce qui voit dans la première syllabe de portaient, les eaux gonflées de cadavres, et le cours des fleuves comme suspendu par cette digue ? Qui est-ce qui voit la masse des eaux et des cadavres s’affaisser et descendre vers les mers à la seconde syllabe du même mot ? L’effroi des mers est montré à tout lecteur dans épouvantées ; mais la prononciation emphatique de sa troisième syllabe me découvre encore leur vaste étendue. » (P. 35.)
L’analyse de Diderot se déroule en trois temps, marqués par la répétition de « Qui est-ce qui voit », puis par la variation « L’effroi des mers est montré ». Diderot distingue donc trois images dans le seul second vers : l’amoncellement des cadavres, puis leur descente, enfin l’étendue de la mer. L’image est en quelque sorte chargée, mise en suspens (« le cours… comme suspendu »), puis déclenchée, mise en mouvement (« s’affaisser et descendre »), enfin retournée, la mer ouvrant en face de notre regard un autre regard horrifié. Ce retournement, très sensible dans le vers de Voltaire, est redoublé dans le commentaire de Diderot par le passage de l’actif (« Qui est-ce qui voit… ») au passif (« est montré »).
L’acquiescement de Zeus
Si l’on passe maintenant au troisième exemple, aux trois vers de l’Iliade où Homère décrit comment Zeus accède à la prière de vengeance de Thétis pour son fils Achille, qu’Agamemnon a humilié en lui prenant sa captive Briséis, on remarque à nouveau que Diderot décompose son exemple en trois images, délimitées par les points-virgules :
« ἧ, καὶ κυανέησιν ἔπ᾽ὀφρύσι νεῦσε Κρονίων·
ἀμϐρόσιαι δ᾽ἄρα χαῖται ἐπερρώσανντο ἄνακτος
κρατὸς ἀπ᾽ἀθανάτοιο, μέγαν δ᾽ἐλέλιξεν Ὄλυμπον16.
Combien d'images dans ces deux vers ! On voit le froncement des sourcils de Jupiter dans ἔπ᾽ὀφρύσι, dans νεῦσε Κρονίων, et surtout dans le redoublement heureux des K, d’ἧ καὶ κυανέησιν ; la descente et les ondes de ses cheveux dans ἐπερρώσανντο ἄνακτος, la tête immortelle du dieu majestueusement relevée par l’élision d’ἀπό dans κρατὸς ἀπ᾽ἀθανάτοιο ; l’ébranlement de l’Olympe dans les deux premières syllabes d’ἐλέλιξεν, et dans le dernier mot entier où l’Olympe ébranlé retombe avec le vers, Ὄλυμπον. » (P. 37.)
C’est d’abord « le froncement des sourcils », puis « la descente et les ondes de ses cheveux », enfin « l’ébranlement de l’Olympe ». Nous retrouvons le temps du suspens dans la première image, la mise en mouvement du tableau dans la seconde avec le verbe ἐπερρώσανντο, et l’élargissement du paysage avec l’ébranlement de l’Olympe dans la troisième. L’Olympe subit le contrecoup de l’acquiescement jupitérien, comme la mer, dans les vers de La Henriade, recevait par contrecoup les cadavres charriés par les fleuves.
La mort d’Euryale
Dans l’exemple apparemment plus complexe de la mort d’Euryale, que Virgile raconte au chant IX de l’Énéide 17, on retrouve la même répartition en trois images : c’est d’abord le trait, qui arrête l’image et constitue le cadre du tableau, it cruor, « l’image d’un jet de sang », suspendant Euryale entre la vie et la mort. Puis vient la lente retombée, l’affaissement du héros comparé à un coquelicot fauché : l’image se met alors en mouvement, un mouvement qui est toujours celui du glissement vers la catastrophe. Enfin la troisième image est suggérée par « gravantur qui finit le tableau » (p. 36) : ce n’est plus un héros qui meurt, une fleur qui est coupée, c’est tout un champ que la pluie couche et accable de son poids.
L’analyse des vers de Virgile décrivant la mort d’Euryale s’inscrit dans un développement sur les difficultés de la traduction poétique. Diderot évoquera plus loin les difficultés de Virgile à traduire Homère et sans doute faut-il déjà lire la mort d’Euryale sinon comme une traduction d’un passage précis de l’Iliade 18, du moins comme la traduction latine d’une pratique grecque, homérique, de la comparaison épique. Aborder l’emblème poétique, le hiéroglyphe, sous l’angle de la traduction, c’est déconstruire d’emblée la possibilité d’une analyse rhétorique.Il ne s’agira pas d’analyser après coup les effets poétiques, les embellissements stylistiques d’un texte déjà là, donné à consommer, à goûter, mais bel et bien de retrouver le mouvement créateur qui de l’idée poétique, de l’image informulée, conduit à sa traduction verbale, à sa mise en forme discursive. Diderot nous avait prévenus : « l’intelligence de l’emblème poétique n’est pas donnée à tout le monde ; il faut être presque en état de le créer pour le sentir fortement » (p. 34). Or l’acte créateur est un acte de traduction : traduction originelle de l’image en langage, ou, à défaut, traduction seconde, derrière la langue étrangère, de l’image retrouvée, qu’il s’agit d’acclimater à la nouvelle langue.
Il est presque impossible de traduire : « L’emblème délié, l’hiéroglyphe subtil […] disparaît nécessairement dans la meilleure traduction » (p. 36). Tout l’effort du texte de Diderot ira pourtant dans le sens de cette traduction, qu’il commence par ne pas fournir, dont il dit l’impossibilité, avant d’en produire en quelque sorte le supplément, c’est-à-dire la déconstruction.
Après la citation des vers latins, on attend en effet de Diderot qu’il les traduise : c’est la pratique courante au dix-huitième siècle, où le recours au latin brut cesse d’être la norme ; dans l’Encyclopédie par exemple le latin est systématiquement traduit. La traduction d’une citation latine, au dix-huitième siècle, n’est généralement pas marquée typographiquement : il n’y a ni note, ni retrait, ni changement de casse, ni guillemets. Le français suit, parfois précède le latin comme en écho, ou en fondu enchaîné, soutenant discrètement l’effort de traduction du lecteur. Le latin doit se réverbérer, se réfracter dans le français pour ainsi dire insensiblement.
Or cette réfraction a bien lieu ici dans ce qui vient suppléer à l’absence de traduction. Diderot compare l’impossible équivalent français des vers de Virgile à « quelque jet fortuit de caractères », comme si de désespoir le traducteur jouait aux dés avec les caractères d’imprimerie, dans l’attente improbable que le hasard lui fournisse ce que son impuissance créatrice échoue à formuler. Or cette scène en creux, pour ainsi dire borgésienne, va informer et réordonner souterrainement l’ensemble du passage. D’une part l’image du jet traduit en fait l’image virgilienne, l’it cruor, « l’image d’un jet de sang ». D’autre part, associée à l’impuissance du traducteur qu’elle figure, elle motive l’évocation de la parodie de Pétrone, chez qui la sublime lassitude des coquelicots couchés par la pluie devient image blasphématoire de l’impuissance d’Encolpe 19. À la grande mort épique de l’it cruor correspond la petite mort de la jouissance ; à la mort accomplie d’Euryale s’oppose la jouissance inaccomplie d’Encolpe ; au jet de sang impossible à traduire de Virgile répond en creux le jet de sperme simplement impossible pour le vieux débauché du Satiricon.
Le traducteur, celui qui ressent l’hiéroglyphe au plus près du processus créateur, se situe exactement à l’interface des deux jets, dans le mouvement du retournement de sa plénitude iconique (l’image sublime de Virgile) en son éclatement verbal, sa dissémination discursive, sa défection dans et par le langage. Ce suspens entre les deux logiques productives de sens, cette ambivalence de l’éclat (éclat et éclatement, plénitude de l’image et déconstruction de la syntaxe), Diderot les manifeste par la longue énumération des images contenues dans le vers, typique d’un style paratactique dont Georges Daniel a montré la permanence dans son œuvre.
L’énumération est une amplification : elle exalte la puissance de l’emblème et pour ainsi dire en mime l’ampleur. Mais dans le même temps l’énumération est une déconstruction : elle brise toute syntaxe, brouille le sens, annule la différence du comparant et du comparé, émiette les effets.
Pourtant les syntagmes latins ne sont pas disposés au hasard. Diderot omet d’abord le premier hémistiche cité, pulchrosque per artus, ainsi que sa reprise au vers suivant, inque humeros, la belle image du jeune homme étendu, que Virgile raye, ou tache ensuite d’un jet de sang. Artus, humeros, les membres, sont refoulés au moment où entre en travail l’image du jet, jet de sang, jet de caractères à la manière de dès, jet de sperme. Si artus, ou humeri, sont des mots anodins en latin, membre en français joue à plein dans le sens du renversement parodique de Virgile par Pétrone. Tandis que Diderot fournit les éléments visibles de ce qu’il nomme explicitement « le tableau », tableau hyper théâtral de la mort d’Euryale, la dimension sexuelle de ce tableau, ce qui en lui motive et déclenche perversement la jouissance du lecteur spectateur, est provisoirement éludé, et ne sera fourni qu’ensuite, allusivement et de façon dissociée.
Il est impossible de traduire Virgile car le français précipite l’emblème poétique vers son envers obscène : le membre et le jet amènent irrépressiblement Diderot vers un faux-sens on ne peut plus juste, faux sens délibéré, dont il s’explique : Virgile comparait le beau corps d’Euryale affaissé dans un jet de sang à une fleur de coquelicot succisus aratro, coupée, tranchée, broyée par la charrue. Diderot, qui rappelons-le ne traduit pas mais tente de restituer coup pour coup l’éclat asyntaxique des images superposées, évoque « le bruit d’une faux qui scie ». Faux et non charrue. En note, notre philosophe précise qu’« Aratrum ne signifie point une faux ; mais on verra plus bas pourquoi je le traduis ainsi ». Il invoquera à la fin de son commentaire l’effet sonore, qui justifie une correction de Virgile même au plus près de l’idée homérique : « l’aratro qui suit le succisus ne me paraît pas en achever la peinture hiéroglyphique. Je suis presque sûr qu’Homère eût placé à la fin de son vers un mot qui eût continué à mon oreille le bruit d’un instrument qui scie. » Le bruit de la faux qui scie, l’enchaînement des monosyllabes, font voir « la chute molle du sommet d’une fleur » : la faux n’est pas seulement un mot ; c’est le son même du cou coupé.
L’hiéroglyphe articule ces deux scènes comme l’exprime à sa manière Diderot, qui parle de « hiéroglyphe double ». Il y a le « jet de sang », puis « la tête d’un moribond qui retombe sur son épaule » ; il y a « le bruit d’une faux qui scie », puis « la défaillance », « la mollesse », « le demisere » et « le gravantur ». Les images ne s’accumulent pas n’importe comment ; elles se disposent selon la dichotomie « effort et chute », que Diderot reformule encore ainsi, lorsqu’il traduit l’effet phonique de pă/pāvĕră : « les deux premières syllabes tiennent la tête du pavot droite, et les deux dernières l’inclinent ». L’analyse de Diderot est ici motivée par la prosodie de l’hexamètre dactylique. Papavera, qui vient à l’avant-dernier pied de l’hexamètre, lequel est toujours un dactyle, se trouve coupé de fait par l’accent sur le second a. Jusqu’à cet accent, le vers suit son cours, avec les surprises de l’alternance entre dactyles et spondées ; après lui, le vers retrouve son rythme obligé, uniforme d’un vers à l’autre, et marquant par là, rythmiquement, nécessairement une chute. Ici, l’alternance spondée/dactyle est parfaite jusqu’au début de papavera, ce qui peut donner l’impression d’un suspens, de l’effort d’un combat coup contre coup. Avec lās/sōvĕ pă/pāvĕră, deux dactyles s’enchaînent 20 : contrairement aux deux syllabes longues du spondée, les trois syllabes du dactyle (une longue suivie de deux brèves) précipitent nécessairement le rythme et, à cette place du vers, elles précipitent bien une chute.
L’hiéroglyphe conjugue donc effort et chute. Or l’effort n’est-il pas l’effort de la bataille, la scène visible du héros au champ d’honneur, tandis que la chute n’est pas seulement chute d’Euryale dans la mort, mais chute du coquelicot et, de là, panne sexuelle et angoisse de castration ? Diderot le suggère ainsi : « Vous n’auriez pas été si agréablement affecté de cette application, si vous n’eussiez reconnu dans le lasso papavera collo une peinture fidèle du désastre d’Ascylte. »
L’image du coquelicot fauché appliquée à la mort d’Euryale ne fait plaisir, selon Diderot, qu’à cause de son envers, la parodie imaginée par Pétrone. « La faiblesse d’Ascylte », le « désastre d’Ascylte » renvoient à la mise en défaut du membre, dont l’image a été occultée lors de l’énumération des images constitutives du tableau. Il y a donc bien un endroit et un envers de l’hiéroglyphe, une scène visible et un espace d’invisibilité où se joue quelque chose d’intime, de défectif et d’horrible, même si certes le texte traite ici cette atteinte intime avec la plus ironique distance et la plus désinvolte légèreté.
La prière d’Ajax
La prière homérique d’Ajax combattant autour du corps de Patrocle fauché par Hector est choisie et découpée de façon à retrouver le même processus de mise en images. Diderot combat alors farouchement (et à juste titre d’ailleurs) les traductions de Boileau et de La Motte pour rétablir en français le développement en trois temps, matérialisés par les trois vers qu’il propose et les trois images qui composent à chaque fois le tableau :
« Faudra-t-il sans combats terminer sa carrière ?
Grand Dieu, chassez la nuit qui nous couvre les yeux,
Et que nous périssions à la clarté des cieux. » (P. 39.)
L’interrogation liminaire, qui n’est pas dans Homère, rétablit le suspens de la première image, suggérant d’abord Ajax arrêté, empêché dans son combat ; « on n’y voit qu’un héros prêt à mourir ». Le deuxième vers, où Diderot suit Boileau, transforme l’appel à la lumière 21 en mouvement de la nuit chassée comme on tire un rideau, comme on lève un écran. Le troisième vers élargit le champ visuel à l’ensemble du champ de bataille, virtuellement illuminé ejn de ; favei, à la clarté des cieux, tandis que l’opposition de la première personne (« que nous périssions », une création de Diderot) à la seconde au deuxième vers (« chassez ») établit un face à face entre les deux images, une ouverture dialogique.
Neptune sortant des flots
De même, la fin de la tempête au premier livre de l’Énéide évoque la sortie de Neptune hors des flots en trois temps, trois images similaires si l’on suit le découpage diderotien.
Interea magno misceri murmure pontum
Emissamque hiemem sensit Neptunus, et imis
Stagna refusa vadis ; graviter commotus, et alto
Prospiciens summa placidum caput extulit unda 22. (Enéide I 124-127 ; Vers. IV 44)
Quoique Diderot fasse ici l’économie du commentaire, on retrouve ici la première image, qui évoque les sens en éveil de Neptune, sensit Neptunus : suspendu à l’écoute de la tempête, Neptune demeure immobile. La seconde image accompagne la sortie de la tête hors des flots, caput extulit. La troisième ouvre le regard à l’étendue du spectacle, alto prospiciens. On peut noter d’ailleurs la belle inversion virgilienne, qui évoque d’abord le regard de Neptune au-dessus des flots, alto prospiciens, qui peut ne venir pourtant qu’après la remontée de sa tête depuis les profondeurs marines, caput extulit unda.
Les trois temps de l’hiéroglyphe
La récurrence dans cette série d’exemples d’un même type d’enchaînement et de disposition des images permet de dégager une sorte de modèle structural de l’hiéroglyphe diderotien. Le premier temps, la première image est celle d’un suspens, d’un coup d’arrêt : ce sont les cadavres retenus par les fleuves avant leur déferlement dans la mer ; l’acquiescement des sourcils de Cronos avant qu’il ne se répercute dans le flot de ses cheveux ; le jet de sang jaillissant d’Euryale blessé, l’immobilisant dans sa course avant qu’il ne s’affaisse sur le sol ; l’interrogation à Zeus d’Ajax empêché de combattre par l’obscurité, avant qu’il n’évoque la lumière et la mort dans l’honneur ; c’est enfin Neptune à l’écoute au fond des mers tandis que la tempête se déchaîne, et avant qu’il ne soulève sa tête hors des flots. Cet arrêt marqué déclenche le « pas-de-sens », le court-circuit dans le discours par lequel tout à coup celui-ci n’est plus reçu comme du texte porteur de sens, mais ressaisi dans la dimension primitive de l’image qui l’a conçu. Autrement dit, la première image « fait tableau », c’est-à-dire qu’elle ouvre dans le discours la dimension incompréhensible de l’image et restitue, ou transpose l’impact de l’atteinte originelle à partir de laquelle s’est constituée la pensée. C’est de cette atteinte qu’elle mobilise que la première image tire sa puissance d’impact, de trait, d’arrêt : les fleuves reçoivent les cadavres, Zeus reçoit la prière de Thétis, Euryale reçoit le coup mortel, Ajax est arrêté dans son combat par la nuit, Neptune ressent la tempête.
Le deuxième temps de l’hiéroglyphe organise un trajet, un mouvement. Il accomplit le pas du « pas-de-sens », il effectue un passage similaire à celui qui conduit les auditeurs du pro Marcello de l’image du silence à l’image de la prise de parole. Le silence, ou au contraire le trait, le suspens interloqué se répercute dans un paysage, une étendue. La vue initiale, intime, singulière, incommunicable et incompréhensible, se renverse en une vue globale, universelle, communicable, à partir de laquelle un discours est à nouveau possible. Le pas du « pas-de-sens », c’est la descente des cadavres vers la mer, la descente de l’onde des cheveux que Zeus secoue, l’affaissement d’Euryale à terre, le rideau tiré de l’obscurité vers la lumière qu’Ajax réclame, la remontée de la tête de Neptune du fond de la mer jusqu’à la surface des eaux.
Le troisième temps de l’hiéroglyphe amène une image qui retourne et globalise le point de vue : les cadavres de la Saint-Barthélémy sont vus depuis le dehors de la France, depuis les mers où les fleuves se déversent ; la prière de Thétis à Zeus est vue depuis l’Olympe tout entier qu’ébranle l’acquiescement du roi des dieux ; la mort d’Euryale n’est plus ressentie de l’intérieur comme jet de sang (it cruor), mais vue globalement et en quelque sorte du point de vue extérieur de la nature, puisque l’étendue du champ de bataille est comparée à un champ dont les taches de sang devenues coquelicots sont couchées par la pluie ; le tourbillon de la tempête où Énée frôle la mort (magno misceri murmuro) est vu de loin par l’œil placide (placidum caput) de Neptune.
À chaque fois donc la troisième image élargit le champ et extériorise le point de vue. Cette réversion permet la superposition avec la première image, dont la traduction discursive la plus exacte est la métaphore épique, à laquelle Virgile recourt pour la mort d’Euryale : « Purpureus veluti cum flos », comme lorsque la fleur rouge…
C’est cette réversion et cette superposition produites dans le troisième temps qui constituent à proprement parler le hiéroglyphe. On voit alors les cadavres depuis Paris et depuis la mer, Zeus avec les yeux de Thétis et depuis le flanc de la montagne des dieux, Ajax combattant dans le noir et terrassé dans la lumière, Euryale en sang et les coquelicots couchés par la pluie, la tempête depuis le naufrage d’Énée et depuis le regard olympien de Neptune. La simultanéité des images est reconstituée dans l’esprit de l’auditeur qui se trouve ainsi transporté à l’origine de la pensée, en amont même de la parole dans laquelle elle a été transposée. La puissance de l’hiéroglyphe est celle de l’effacement du langage et de la restitution d’un état iconique originaire où les idées sont présentes simultanément.
La gravure dans la Lettre : implications fantasmatiques
Cette restitution dénude une atteinte et, par là même, expose quelque chose du moi. Diderot reconnaît à plusieurs reprises, nous l’avons vu, une certaine inconscience de l’artiste. La transposition de l’état iconique de la pensée en un discours articulé est une transposition inconsciente. La création dans le discours d’hiéroglyphes susceptibles de restituer pour le destinataire, en plus du message obvie, du contenu rationnel de la pensée, l’image, les images originaires que ce discours transpose, relève elle aussi, pour une large part, de mécanismes inconscients.
On est donc en droit de s’interroger sur la signification fantasmatique pour Diderot du dernier hiéroglyphe qu’il convoque et que, contrairement aux autres, en quelque sorte il crée. Cet hiéroglyphe est composé d’un savant collage : Diderot juxtapose les vers de Virgile décrivant la mort de Didon et ceux de Lucrèce au livre I du De natura rerum. Ces vers sont illustrés par une gravure illustrant non le livre I, mais le livre V du De natura rerum et représentant la peste d’Athènes. L’image, conformément à ce que Diderot avait demandé à son libraire, a été transformée :
« Vous trouverez dans la planche du dernier livre de Lucrèce, de la belle édition d’Havercamp, la figure qui me convient ; il faut seulement en écarter un enfant qui la cache à moitié, lui supposer une blessure au-dessous du sein, et en faire prendre le trait. » (Vers. IV 12.)
Enfin, Diderot imagine pour ce dernier « exemple » un air d’opéra dont il compose la musique, découpée en trois phrases qui correspondent aux trois temps de l’hiéroglyphe.
Le but semble être de superposer l’image singulière du suicide de Didon et l’image globale de la mort des pestiférés, dont la femme allongée avec son enfant imaginée par F. Van Mieris semble constituer pour Diderot la figure emblématique. Diderot déforme la mère mourante de la gravure pour qu’elle puisse également figurer Didon.
L’évocation de la peste d’Athènes permettait à Lucrèce de décrire les effets de la terreur, et notamment la naissance de tous les phénomènes de superstition. Le choix de cet épisode par Diderot établit une filiation avec l’exemple du serpentem fuge, dont nous avons montré les liens avec Les Effets de la peur de Poussin. L’exemple constitue ainsi une discrète allusion aux convictions matérialistes de Diderot, lecteur et admirateur du matérialiste Lucrèce, dans une Lettre qui, explicitement, n’aborde que d’anodins sujets de grammaire et d’esthétique. C’est dire que cet hiéroglyphe constitue une signature et engage personnellement Diderot.
De la gravure de van Mieris, donc, il s’agit d’ôter le fils à la mère pertiférée et de remplacer ce fils par la blessure de Didon. La mère pestiférée est par ailleurs indirectement mise en relation avec le Paysage avec l’homme au serpent de Poussin, où Diderot croit voir une femme mourante emportée par l’énorme serpent du premier plan.
Serpentem fuge : il faut fuir la mère qui se meurt du désamour du fils. La mère tue le fils qui la tue. Diderot perdit sa mère jeune, dans des circonstances qui ne nous sont pas connues. Ce qui est sûr c’est que la figure maternelle hante son imaginaire bien plus que celle du père : évoquons simplement l’héroïne de La Religieuse, dont la mère est bien celle qui est coupable d’avoir cueilli le fruit défendu (on songe à l’exemple traité dans la Lettre sur les sourds, « Le beau fruit ! j’ai faim, je mangerais volontiers icelui23 »). La mère tue sa fille en la contraignant à expier sa naissance illégitime par une vocation religieuse que Suzanne n’a pas ; et la fille tue sa mère par ce défaut de vocation. Dans Jacques le Fataliste, madame de la Pommeraye porte le fruit défendu et la blessure qu’il suscite dans son nom même (pomme et raye) ; elle cherche à atteindre par sa vengeance le cœur du marquis des Arcis qui la blesse deux fois, par son inconstance d’abord, puis par sa constance auprès de la d’Aisnon devenue son épouse. Entre La Religieuse et Jacques le Fataliste, « l’Antre de Platon », dans le Salon de 1765, met en scène le même type de couple : Callirhoé mise à mort par un effet de la vengeance de Corésus provoque le suicide de ce dernier. Ce couple, superposé à celui formé par Suzanne et par sa mère et celui que constituent le juvénile marquis des Arcis et la duchesse-veuve de la Pommeraye recouvre en fait, sur le plan imaginaire, un couple mère/fils. On voit ici se dessiner une scène originaire fondamentale dans l’imaginaire de Diderot : il ne s’agit ni d’un Œdipe, ni d’une quelconque de ses variantes, mais d’un rapport beaucoup plus archaïque à la mère et à la mort.
On sait quel parti la psychanalyse a tiré du complexe d’Œdipe pour rendre compte de l’avènement au langage chez l’enfant et plus généralement de l’articulation entre l’inconscient et la parole chez l’analysé. Or la Lettre sur les sourds traite à sa manière de l’avènement au langage, dont le hiéroglyphe restitue en quelque sorte à l’envers le processus. La structure tripartite du hiéroglyphe – suspens, liaison, globalisation – n’est pas sans rapport avec la structure saussurienne du signe – signifiant, coupure sémiotique, signifié – qu’elle renverse en quelque sorte : la première image de l’hiéroglyphe marque un temps d’arrêt dans le discours, une mise en défaut du signifiant ; la seconde déroule un mouvement, établit un continuum, une liaison (Diderot affectionnait ce mot), c’est-à-dire le contraire même de la coupure sémiotique ; la troisième opère une superposition et parachève le pas-de-sens, qui est proprement l’envers du signifié. Le hiéroglyphe apparaît ainsi en quelque sorte comme un anti-signe. Quoiqu’il soit une œuvre de langage, que des signes le constituent, il fait oublier sa forme linguistique et tend à restituer une autre constitution signifiante, antérieure au langage dans le mouvement de la pensée. S’il existe une relation entre la castration symbolique et la coupure sémiotique qui ordonne le signe saussurien, on peut penser qu’il existe également une relation entre cette image de la mère meurtrière et meurtrie et le pas-de-sens qui ordonne l’hiéroglyphe. La pensée par l’image, en s’appuyant sur l’hiéroglyphe comme structure signifiante concurrente du discours, recourt certes aux signes, mais en exploitant ce qui subsiste en eux de non fonctionnel, d’impur, d’archaïque. La pensée par l’image ressuscite et fait travailler l’épaisseur iconique des signes ; elle restitue ce qui en eux résiste à un usage transparent, ce qui déborde leur statut d’outils fonctionnels du discours.
Il y a donc une forme de la pensée par l’image, à laquelle Diderot donne le nom d’hiéroglyphe. Mais cette forme est immédiatement associée à un contenu qu’emblématise l’illustration choisie par Diderot pour la Lettre sur les sourds, cette Vénus mère de tous les héros qu’invoque Lucrèce et qui est ici retournée en mère meurtrière et meurtrie. La pensée par l’image constitue le fondement matérialiste de la pensée, tendu entre l’image horrifiante de la mère pestiférée et son revers sublime, l’Æneadum genetrix qui ouvre le De rerum natura et que Diderot invoquera à plusieurs reprises dans les Salons. On peut certes éclairer cette image double à la lumière d’un mythe personnel diderotien ; mais la Vénus de Lucrèce, au delà des seuls enjeux d’une configuration intime de l’imaginaire, propose surtout pour la raison un modèle universel de pensée, tandis que l’hiéroglyphe, au delà de la prouesse poétique ponctuelle d’un Homère ou d’un Virgile, révèle le fondement iconique universel de toute pensée : si l’hiéroglyphe poétique se manifeste toujours comme une exception miraculeuse dans le langage, il n’en révèle pas moins un ressort permanent de la pensée, généralement masqué par son expression discursive convenue.
Notes
Le premier volume de l’Encyclopédie, paru en juin 1751, s’ouvre sur une dédicace au comte d’Argenson, signée de Diderot et D’Alembert. Diderot écrira en septembre 1774 à Catherine II son amertume à l’encontre « d’un ministre commun qui me priva de la liberté pour m’arracher un hommage auquel il ne pouvait prétendre par son mérite ».
Ariste y rend visite à Cléobule pour lui arracher la permission de « publier ses pensées » (DPV II 78). ce qu’il présente comme « son discours ». Cléobule s’y oppose d’abord : « Ariste, vous n’avez pas seulement affaire à des gens qui ne savent rien, mais à des gens qui ne veulent rien savoir. […] La religion et le gouvernement son des sujets sacrés auxquels il n’est pas permis de toucher. » Et plus loin : « N’écrivez jamais s’il faut que vous vous perdiez par un écrit. » (P. 81.) Le manuscrit de La Promenade du sceptique, écrit peu avant l’arrestation de Diderot en juillet 1749, fut saisi par Berryer. Il aurait servi à la première édition du texte, par Paulin en 1830, avant de redisparaître après 1831.
Quintilien, Institution oratoire, livres VIII et IX, traduction Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978.
On peut rapprocher ce geste énigmatique de la mère face à la tour du tableau pathétique de la femme embrassant les pieds de son mari mort que Dorval prétend avoir vu dans la maison d’un village voisin, dans le second entretien sur Le Fils naturel : voir p. 1143.
L’association d’idées passe peut-être par le meurtre des petits princes emprisonnés dans la tour de Londres, dans Richard III.
La pointe arrachée, dans cette scène de mort héroïque, ne fait sens cependant que par référence à la pointe enfoncée sur le champ de bataille, c’est-à-dire par rapport à une première atteinte. Quant au poison de Rodogune, il a beaucoup circulé…
La traduction juxtalinéaire de la première phrase du Pro Marcello donne ceci : Diuturni silentii Du long silence, patres conscripti pères conscrits, quo eram auquel je m’étais his temporibus ces derniers temps usus conformé, non timore aliquo non par une crainte quelconque, sed partim dolore mais partie sous l’empire du chagrin, partim verecundia partie par réserve, finem hodiernus dies attulit le jour d’aujourd’hui a fixé le terme.
Voir p. 743. Diderot fait également allusion au Paysage au serpent à l’article « Julliart », p. 645.
Dans le Paradoxe, Garrick, le modèle du comédien de « sens froid », est opposé au comédien français « enlacé par les vers harmonieux de [Racine], comme par autant de serpents dont les replis lui étreignent la tête » (p. 1379). La même image est en jeu, sollicitée ici par les célèbres vers de la folie d’Oreste à la fin d’Andromaque. N’y a-t-il pas là comme une répétition atténuée de l’injonction de la Lettre sur les sourds, serpentem fuge, que répercute en 1767 l’évocation du Paysage de Poussin ?
Rien évidemment dans le tableau de Poussin n’indique un lien de parenté entre le fuyard du premier plan à droite et la victime du serpent à gauche. En revanche l’évocation par Diderot des victimes potentielles du serpent glisse significativement du lien conjugal au lien filial : « Hélas ! parmi eux il y a peut-être un époux que sa femme attend avec impatience et qu’elle ne reverra plus ; un fils unique que sa mère a perdu de vue depuis longtemps et dont elle soupire en vain le retour ; un père qui brûle du désir de rentrer dans sa famille, et le monstre terrible qui veille dans la contrée perfide dont le charme les a invités au repos, va peut-être tromper toutes ces espérances. » (P. 743.) Le serpent prend donc la place de l’épouse, puis de la mère, puis de la famille du père. Le drame ébauché par Diderot d’après Poussin est bel et bien un drame familial.
Il faut comprendre par idées, dans un contexte culturel qui mêle héritage platonicien et empirisme anglo-saxon, les images mentales, les représentations visuelles et non les universaux scolastiques ou, plus généralement les notions du langage abstrait.
ἧ, il dit, καὶ κυανέησιν ἔπ᾽ὀφρύσι, et de ses sourcils de geai, νεῦσε Κρονίων· le fils de Cronos acquiesca ; ἀμϐρόσιαι δ᾽ἄρα χαῖται, alors les cheveux d’ambroisie, ἐπερρώσαντο ἄνακτος, du roi se secouèrent, κρατὸς ἀπ᾽ἀθανάτοιο, depuis sa tête immortelle, μέγαν δ᾽ἐλέλιξεν Ὄλυμπον, et ils ébranlèrent le grand Olympe. (Homère, Iliade, I, 528-530.)
L’intuition de Diderot est fondée : Virgile adapte ici un passage du chant VIII de l’Iliade, la mort de Gorgythion tué par Teucros. « Il dit, et de sa corde il fit jaillir un nouveau trait, / Droit sur Hector, car c’était lui qu’il brûlait de toucher. / Il le manqua pourtant, et le trait frappa en plein cœur / Le valeureux Gorgythion, noble fils de Priam / […] Tel un pavot, dans un jardin, laisse pencher sa tête / Sous le poids de son fruit et des averses printanières : / Tel on le vit pencher son front par le casque alourdi » (vv. 300-308). It cruor répercute de façon décalée le premier jet, βάλεν, le trait de Teucros au vers 303 : κατὰ στῆθος βάλεν ἰῶ ; ἰός, le trait, devient l’it d’it cruor, qui est en fait la même racine indo-européenne. Quant à la métaphore du pavot, μήκων δ᾽ὡς ἑτερωσε κάρη βάλεν, ἥ τ᾽ἐνὶ κήπῳ, elle est motivée chez Homère par un jeu sur le double sens de βάλεν, d’abord actif, Teucros frappe, puis passif, le pavot laisse tomber sa tête. Enfin, chez Homère, Hector furieux met Teucros hors combat en l’abattant d’une pierre au cou, « Là où le col se joint à la poitrine » (v. 325-326), précisément à l’endroit où son poignet s’appuyait pour bander son arc. Cette articulation au cou se répercute chez Virgile dans cervix collapsa, puis dans lasso collo.
Encolpe, et non Ascylte comme Diderot le suggère par erreur, est le narrateur du Satiricon de Pétrone. Dans cet épisode (CXXXII), il raconte comment face à Circé, matrone romaine avec qui il avait un rendez-vous galant, il s’est trouvé incapable de la moindre érection. Celle-ci, outragée, l’a fait fouetter, puis chassé. Encolpe rentré chez lui invective alors son membre en parodiant des vers de Virgile : « Ainsi s’épanchait mon courroux, mais détournant la tête, elle [= ma verge] tenait les yeux baissés vers la terre ; et son visage ne trahit pas plus d’émotion à ce discours que les saules aux branches souples ou les coquelicots à la tige lassée, lassove papavera collo. » (Budé, p. 160.)
Interea alors, sensit Neptunus Neptune sentit, pontum que la mer, magno murmure misceri était remuée par un grand mugissement, emissamque hiemem que la tempête s’était déchaînée, et stagna et que les étendues liquides, refusa avaient reflué, imis vadis des profondeurs ; graviter commotus bouleversé, et alto prospiciens et voulant regarder au loin, placidum caput extulit il fit sortir sa tête tranquille, summa unda du fond de l’eau.
On peut considérer que placidum est un hypallage pour placida… unda, il fit sortir sa tête du fond de l’eau pacifiée.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « La Lettre sur les sourds aux origines de la pensée. Le silence, le cri, l’image », Diderot, une pensée par l’image, cours donné à l’université de Toulouse-Le Mirail, année 2006-2007.
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2006 - sous la direction de Stéphane Lojkine
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