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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Matérialisme et modélisation scientifique dans Le Rêve de D’Alembert », cours d’agrégation sur Le Fils naturel et Le Rêve de D'Alembert donné à l'université Paul-Valéry de Montpellier, janvier 2001.

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La sensibilité, propriété générale de la matière

Le 27 juillet 1758 paraît chez Durand, l’un des éditeurs associés au projet encyclopédique, un ouvrage anonyme intitulé De l’Esprit, avec approbation et privilège du roi. Diderot a dû disposer d’un exemplaire avant même la parution. Grimm lui demande d’en faire le compte rendu pour la Correspondance littéraire : les « Réflexions sur le livre De l’Esprit par M. Helvétius » seront insérées dans la livraison du 15 août.

Diderot n’approuve pas le déterminisme social rigide d’Helvétius, pour qui toutes les qualités de l’esprit sont le produit de l’éducation et du milieu. Mais il saisit, à la racine de ce discours, les conséquences scientifiques d’un matérialisme radical. Helvétius se demandait prudemment si la sensibilité et la mémoire étaient des « modifications d’une substance matérielle ou spirituelle », mais se gardait de répondre à la question.

Diderot lui force la main dans son compte-rendu :

« [Helvétius] paraît attribuer la sensibilité à la matière en général ; système qui convient fort aux philosophes, et contre lequel les superstitieux ne peuvent s’élever sans se précipiter dans de grandes difficultés. Les animaux sentent, on n’en peut guère douter : or la sensibilité est en eux ou une propriété de la matière, ou une qualité d’une substance spirituelle : les superstitieux n’osent avouer ni l’un, ni l’autre… » (DPV IX 304.)

Le doute d’Helvétius devient la honte des superstitieux et, par ce glissement, le point de départ du Rêve de D’Alembert est posé : il faut ou admettre cette hypothèse inconcevable de la matière sensible ou retomber dans toutes les puérilités de la superstition. Il ne s’agit pas d’asséner cette vérité de la matière sensible, mais de partir précisément de l’embarras des autres, de cette position depuis laquelle ils « n’osent avouer ni l’un, ni l’autre ».

Diderot avance alors le paradoxe fondamental :

« Il est aisé de voir que la base de cet ouvrage est posée sur quatre grands paradoxes…
La sensibilité est une propriété générale de la matière. Apercevoir, raisonner, juger c’est sentir. Premier paradoxe… » (DPV IX 310.)

L’armature théorique du Rêve de D’Alembert consistera dans le déploiement de ce paradoxe, autour du passage de la matière à la sensibilité, puis du « sentir », de l’» apercevoir », au « raisonner » et au « juger ».

Entre mécanisme et athéisme : l’entre-deux matérialiste

Pour développer ce paradoxe, il conviendra de se départir du modèle mécaniste que la physique cartésienne a imposé pour rendre compte de l’extériorité sensible de l’homme et, plus généralement, du fonctionnement biologique de la nature.

Mais de quoi parle-t-on exactement ? Dans quel champ épistémologique Le Rêve de D’Alembert se situe-t-il ? Quelques précisions terminologiques s’imposent et on n’emploiera pas indifféremment des termes pourtant souvent voisins, comme mécanisme, matérialisme et athéisme.

On distinguera d’abord le mécanisme que partagent au dix-huitième siècle philosophes éclairés et esprits plus conservateurs, de l’athéisme, toujours massivement considéré comme une dangereuse hérésie. L’homme-machine de Descartes, les automates de Vaucanson fascinent sans effrayer car le mécanisme est dualiste et, pour reprendre l’expression d’Helvétius, s’accommode d’une « substance spirituelle ». Autrement dit, pour le physicien mécaniste, il faut un Dieu qui imprime aux machines vivantes le mouvement qui les anime.

Le mécanisme n’est donc pas nécessairement un matérialisme. Voici comment le Dictionnaire des Jésuites de Trévoux, très hostiles bien–sûr à de telles doctrines, présente « les » matérialismes :

Matériaires. Nom de Secte. Materiarii. L’ancienne Église appeloit Matériaires ceux qui, prévenus par la Philosophie qu’il ne se fait rien de rien, recouroient à une matière éternelle sur laquelle Dieu avoit travaillé, au lieu de s’en tenir au systême de la création qui n’admet que Dieu seul comme cause unique de l’existence de toutes choses parce qu’il est indépendant, absolu & tout-puissant. Tertullien a solidement & fortement combattu l’erreur des Matériaires, dans son Traité contre Hermogène, qui étoit de ce nombre.
Matérialisme. s. m. Dogme très-dangereux, suivant lequel certains Philosophes prétendent que tout est matière, & nient l’immortalité de l’ame. Le Matérialisme est un pur Athéisme, ou pour le moins un pur Déïsme ; car si l’ame n’est point esprit, elle meurt aussi bien que le corps ; & si l’ame meurt, il n’y a plus de Religion. M. Locke disputoit pour le Matérialisme.
Matérialiste. s. m. & f. Celui ou celle qui n’admet que la matière. On donne généralement ce nom aujourd’hui à ceux qui soutiennent que l’ame est matière, ou que la matière est éternelle, ou que Dieu n’est qu’une ame universelle répandue dans toute la matière pour produire les êtres & former les divers arrangemens que nous voyons dans l’univers. Totos diffusa per artus mens agitat molem, & magno se corpore miscet1.

Le matérialisme a une origine épicurienne, avec Démocrite et Lucrèce, et une origine théologique, comme hérésie des premiers temps du christianisme. Les matérialistes, ou matériaires, réfutent l’idée de Création. Pour eux, rien d’extérieur à la matière n’a pu créer le monde. Mais les alternatives théoriques qui sont proposées à l’idée d’une primauté d’une substance spirituelle extérieure sur la matière sont très diverses : physique des fluides et théorie du clinamen chez Lucrèce, parallélisme des modes chez Spinoza, dérision et évitement de la question de la Création dans l’Essai sur les mœurs de Voltaire…

D’autre part, le matérialisme n’est pas un athéisme. Ni Lucrèce, ni Spinoza, ni Voltaire n’ont été athées. Au contraire, Le Rêve de D’Alembert, dès sa première page, révoque quasiment la possibilité de l’existence de Dieu. L’athéisme est donc en quelque sorte l’un des postulats initiaux, mais n’est pas l’objet à proprement parler du dialogue. Diderot lui consacrera ultérieurement un autre texte, l’Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de ***.

Mécanisme, matérialisme et athéisme se recoupent donc parfois, mais ne se recouvrent jamais. Ils ne se différencient pas à proprement parler en champs épistémologiques différents ; mais ils ouvrent à des démarches intellectuelles, à des systèmes d’interrogation et de modélisation divergents. Le mécanisme se pose des problèmes de fonctionnement : comment fonctionne la nature, comment fonctionne le vivant ; l’athéisme se pose une question d’ordre ontologique : si Dieu n’existe pas, comment ce manque d’être est-il compensé, dans l’ordre de la physique, de la métaphysique et de la morale ; le matérialisme enfin, qui est la voie qu’emprunte Diderot, se situe entre mécanisme et athéisme, entre fonctionnement du vivant et inexistence de Dieu, entre ces deux discours que Le Rêve récuse comme incompréhensibles. Cet entre-deux qui installe la défiance vis-à-vis du discours se veut pragmatique. Son interrogation portera avant tout sur le passage : la grande question du Rêve est « comment passe-t-on…? », de la matière inerte à la matière sensible, puis de la sensibilité à la pensée, et même, au-delà de la pensée, au rêve et à la jouissance.

Non seulement la pensée de Diderot doit être saisie comme processus et non comme système, mais ce processus constitue également l’objet du dialogue. Le passage de la matière à la pensée a donc un enjeu second, propédeutique : il s’agit d’entrer dans, d’accéder à un processus de pensée matérialiste. Diderot n’écrit pas un traité, il ne fonde pas en raison le matérialisme qu’il promeut dans Le Rêve. Il met plutôt au point une certaine pratique de pensée et, pour ce faire, il navigue entre différents modèles épistémologiques.

Les trois modèles épistémologiques du Rêve de D’Alembert

Son modèle de base est mécaniste et constitue l’objet central de la déconstruction à laquelle il se livre. Descartes est explicitement visé une fois, au moment où Diderot évoque le poussin :

« Prétendrez-vous avec Descartes que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. » (GF52.)

Sortir du mécanisme relève de la régression. Régression par l’enfance ici, par le rêve et la folie dès le second entretien, enfin régression scientifique, en deçà de la physique, dans cette pré-science qui végète à l’ombre de la médecine humorale du Moyen-Age et des spéculations et expérimentations alchimiques, de cette mal-aimée des rationalistes des Lumières que l’on appelle chimie.

La chimie ramène à la surface du discours les scories d’un savoir médiéval défait. Dans le même temps, au contact de la physique nouvelle, elle s’est restructurée, au point de pouvoir commencer à offrir, face à la physique mécaniste, un véritable modèle alternatif d’explication de la nature.

Le modèle chimique, qui hante Le Rêve, constitue donc à la fois l’envers du rationalisme mécaniste et le principe de son dépassement dialectique. Car la chimie n’est que l’instrument d’un passage. Elle ne rend pas compte spécifiquement de l’humain, qui intéresse avant tout Diderot. Diderot recourt alors au vocabulaire et aux expériences des médecins. Le modèle physiologique est l’horizon de ce dépassement dialectique qui articule dans Le Rêve la négation du mécanisme avec la régression/refondation de la pensée par le modèle chimique. De la question générale du passage, on glisse alors vers celles de la génération, de l’évolution et de l’hybridation. La systématisation que vise Le Rêve de D’Alembert prendra corps dans les Éléments de physiologie.

I. La déconstruction du modèle mécaniste

Briser la statue

Symboliquement, dans le premier entretien, Diderot commence par briser la statue. Or la comparaison de l’homme avec la statue constitue le paradigme mécaniste par excellence au dix-huitième siècle. Il n’est qu’à songer à la statue de Condillac, reconstruction imaginaire de l’homme et au-delà à son modèle originaire cartésien, la statue du Traité de l’homme (1662) :

« Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible. » (CG379.)

Le point de départ de Descartes est une expérience virtuelle : il imagine Dieu créant une machine mécanique ; il décrit le fonctionnement de cette machine. Puis, revenant à la réalité, il montrera que l’homme fonctionne de la même façon :

« Or je vous dirai que, quand Dieu unira une âme raisonnable à cette machine, ainsi que je prétends vous dire ci-après, il lui donnera son siège principal dans le cerveau, et la fera de telle nature, que, selon les diverses façons que les entrées des pores qui sont en la superficie intérieure de ce cerveau seront ouvertes par l’entremise des nerfs, elle aura divers sentiments. » (CG406-407.)

Le « sentiment » n’apparaît dans la machine humaine qu’à partir du moment où « une âme raisonnable » est installée dans cette machine. Cela étant impossible à prouver par l’expérience, seule une reconstruction imaginaire permet de reconstituer le fonctionnement mécaniste du vivant. Cette méthode cartésienne de l’expérience virtuelle avait déjà été reprise par Diderot dans la Lettre sur les aveugles, où il substituait à l’opération réelle de la cataracte par Réaumur, dont ce dernier lui avait refusé le spectacle, une série d’expérience physiologiques imaginaires2. ces expériences imaginaires constituent désormais, dans Le Rêve, le matériau fondamental du raisonnement.

Mais l’expérience virtuelle de Descartes a, de plus, une résonance théologique. Il s’agit tout bonnement pour Descartes de mimer l’acte originel de la Création. Si le corps de l’homme est décrit comme une « machine de terre », et non de chair, contrairement à toute logique expérimentale, c’est par référence à la boue originelle à partir de laquelle Dieu fit Adam. Diderot détourne le même scénario originaire lorsqu’il évoque à la fin du premier entretien l’avertissement biblique de la Genèse : Memento quia pulvis es et in pulverem reverteris (GF61). La réduction de la statue de Falconet en poussière et la recréation du vivant à partir de cette poussière parodie la Création biblique de l’homme, qu’elle répète à l’envers, qu’elle détourne du vivant vers l’art, qu’elle réduit à un arrosage dérisoire de pois et de fèves. Briser la statue, c’est donc briser le modèle de l’homme-machine, qui lui-même déjà détournait le mythe de la Genèse.

Digestion

Le premier phénomène que Descartes évoque dans le Traité de l’homme est la digestion :

« Premièrement, les viandes se digèrent dans l’estomac de cette machine, par la force de certaines liqueurs, qui, se glissant entre leurs parties, les séparent, les agitent, et les échauffent. » (CG380.)

La digestion est dissémination, destruction des formes des aliments3, décomposition des corps en leurs composants infinitésimaux. La digestion est aussi la première expérience qu’évoque Diderot avant même la destruction de la statue :

« D’Alembert. […] je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l’état de sensibilité inerte à l’état de sensibilité active.
[…] Diderot. Je vais vous le dire, puisque vous voulez en avoir la honte. Cela se fait toutes les fois que vous mangez. » (GF38.)

En définissant la digestion comme libération de la sensibilité dans la matière, c’est-à-dire comme accomplissement, comme épanouissement de la matière en tant qu’elle est toujours en fait matière sensible, Diderot prend l’exact contre–pied du processus décrit par Descartes. C’est le contraire même de la dissémination cartésienne ; la digestion n’est pas décomposition des formes mais recomposition du vivant, elle n’est pas séparation de la viande en particules élémentaires, mais au contraire assimilation, intégration, unification dans un réseau de communication sensible.

Vase licite, vase illicite

La description de la digestion par Descartes pourrait en revanche avoir servi de modèle à la célèbre évocation de la génération de D’Alembert :

« Et sachez que l’agitation que reçoivent les petites parties de ces viandes en s’échauffant, joint à celle de l’estomac et des boyaux qui les contiennent, et à la disposition des petits filets dont ces boyaux sont composés, fait qu’à mesure qu’elles se digèrent, elles descendent peu à peu vers le conduit par où les plus grossières d’entre elles doivent sortir ; et que cependant les plus subtiles et les plus agitées rencontrent çà et là une infinité de petits trous, par où elles s’écoulent dans les rameaux d’une grande veine qui les porte vers le foie… » (CG381.)

Les « petites parties » sont en quelque sorte parodiées en « molécules qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre » (GF42) ; elles « se digèrent » et « s’écoulent dans les rameaux d’une grande veine » chez Descartes, tandis que, chez Diderot, elles « se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent avec le sang » ; « elles descendent peu à peu vers le conduit » chez Descartes, « jusqu’à ce qu’enfin elles se rendissent dans les réservoirs » chez Diderot. Bien-sûr on ne repère ici aucune identité de termes, mais c’est le même tableau, ou plus exactement la description sérieuse de Descartes fait tableau, et tableau loufoque chez Diderot. Identifier la digestion, la défécation cartésienne à la génération de D’Alembert relève bien de la parodie que suggère l’expression latine, « distillez in vasi licito », dans le réservoir permis : moi Diderot, je parle d’un vase, tandis que Descartes parle d’un autre ; mon vase, le vagin de la chanoinesse Tencin, est le vase licite (ce qui est un comble !), auquel s’oppose le conduit intestinal, vase illicite pour la pénétration sexuelle. D’Alembert avait été surpris par la police pratiquant ce genre de distillations illicites avec le Père Canaye. Il est plaisant de ranger la faute de la belle et scélérate chanoinesse du côté du licite, tandis que le modèle mécaniste cartésien est renvoyé du côté de l’illicite. L’image diderotienne brouille et renverse le rapport du discours à l’autorité.

Le vocabulaire de Diderot, nous l’avons dit, n’est aucunement tributaire de celui de Descartes. L’image cartésienne était celle du crible : la paroi intestinale est percée de trous qui trient la matière entre ce qui deviendra le sang et ce qui sera évacué. Tout le processus tend vers l’isolation, l’individuation de particules. Il s’agit d’en finir avec la matière comme masse, pour en venir au mouvement de ces particules, à la dynamique physique de ce qui, au terme du processus, sera isolé comme « esprits animaux ».

Diderot ne parle pas de particules, et encore moins d’esprits, mais de molécules. Il n’envisage pas des trous, mais des filtres, pas de chemin linéaire (chez Descartes, les boyaux, le conduit, les rameaux d’une grande veine…), mais un réseau, une circulation.

Glande pinéale et chambre aux cornets

Descartes décrit ensuite le passage du sang créé dans le cœur et son arrivée dans le cerveau, sous la forme des « esprits animaux ». Les esprits grimpent alors au cerveau où ils mettent en branle la machine intellectuelle :

« Car il faut savoir que les artères qui apportent au cœur [les esprits animaux], après s’être divisées en une infinité de petites branches, et avoir composé ces petits tissus, qui sont étendus comme des tapisseries au fond des concavités du cerveau, se rassemblent autour d’une certaine petite glande, située environ le milieu de la substance du cerveau. » (CG388.)

La glande vers laquelle convergent les tissus sanguins est la fameuse glande pinéale, qui bien-sûr disparaîtra de la représentation diderotienne explicite du corps. Mais elle fait retour dans le rêve de D’Alembert, avec l’évocation de la chambre aux cornets :

« Une chambre chaude, tapissée de petits cornets, et sur chacun de ces cornets une étiquette. » (GF81.)

Le cerveau éveillé : fonctionnement de la glande pinéale (Descartes, <i>De l’Homme</i>, 1664, fig. 27)

Le cerveau éveillé : fonctionnement de la glande pinéale (Descartes, De l’Homme, 1664, fig. 27)

Le motif de la tapisserie reprend l’image cartésienne popularisée par la gravure (voir notamment les figures 23 à 28, pp. 441-447).

La chambre délirante d’où l’humanité entière pourrait être créée est conçue comme caricature du cerveau cartésien avec ses « petits trous » par où s’écoulent les esprits animaux des artères dans la glande pinéale.

Filets, fils, brins, réseau, faisceau

Puis Descartes décrit le système nerveux comme un système de tuyaux :

« Et véritablement l’on peut fort bien comparer les nerfs de la machine que je vous décris aux tuyaux des machines de ces fontaines. » (CG390.)

À l’intérieur des nerfs-tuyaux se trouvent des filets :

« Voyez aussi qu’en chacun de ces petits tuyaux, il y a comme une moelle, composée de plusieurs filets fort déliés, qui viennent de la propre substance du cerveau N, et dont les extrémités finissent d’un côté à sa superficie intérieure qui regarde ses concavités, et de l’autre aux peaux et aux chairs contre lesquelles le tuyau qui les contient se termine. » (CG392.)

Le filet est de la même matière que le cerveau et permet au cerveau de se déployer de son intérieur, avec ses concavités, jusqu’aux extrémités des membres du corps. Cette notion de filet prend une importance décisive dans Le Rêve de D’Alembert. Chez Descartes, le filet n’est qu’un vecteur sur lequel « coulent » les esprits animaux, du cerveau dans les muscles :

« Mais, parce que cette moelle ne sert point au mouvement des membres, il me suffit, pour maintenant, que vous sachiez qu’elle ne remplit pas tellement les petits tuyaux qui la contiennent, que les esprits animaux n’y trouvent encore assez de place, pour couler facilement du cerveau dans les muscles, où ces petits tuyaux, qui doivent ici être comptés pour autant de petits nerfs, se vont rendre. » (CG392-3.)

Descartes conçoit toujours le fonctionnement du corps en termes de déplacements matériels de particules solides et individualisées. À cette physique des solides, Diderot oppose une modélisation fondée sur le glissement du contigu vers le continu, sur la circulation et la propagation sensible. Mlle de l’Espinasse partira ainsi du fil de l’araignée, et non d’un tuyau où couleraient les esprits :

« Ébranlez un fil et vous verrez l’animal alerte accourir. Eh bien ! si les fils que l’insecte tire de ses intestins et y rappelle quand il lui plaît, faisaient partie sensible de lui-même ? » (GF96.)

Les fils de l’araignée font songer aux filets des nerfs cartésiens, qu’ils métaphorisent de toute façon ici ; mais très vite, Diderot, par l’entremise de Bordeu, passe au réseau :

« [les différentes parties du corps du nouveau-né] ne sont, à proprement parler, que les développements grossiers d’un réseau qui se forme, s’accroît, s’étend, jette une multitude de fils imperceptibles. » (GF97.)

Bordeu accentue l’image un peu plus loin, sous la forme, typique du Rêve, de la hantise :

« Les fils sont partout ».

Le réseau se démultiplie de façon inquiétante :

« votre araignée à réseaux infinis » (GF101)

Puis cette démultiplication même s’ordonne comme principe du passage de l’inerte au sensible, de l’hétérogénéité sensible à l’unité du vivant :

« un fil délié, puis un faisceau de fils » (GF103)

Ces mots de fils, de brins, de faisceau, de réseau envahissent alors littéralement le texte. Il est d’abord question de leur extraordinaire fragilité, source de toutes les monstruosités naturelles :

« mutilez le faisceau d’un de ses brins ; par exemple, du brin qui formera les yeux ; que croyez-vous qu’il en arrive ? — Mlle de L’Espinasse. Que l’animal n’aura point d’yeux peut-être » (GF109)
« Supprimez un autre brin du faisceau, le brin qui doit former le nez, l’animal sera sans nez. » (GF110)
« une machine dont la formation régulière ou irrégulière dépend d’un paquet de fils minces, déliés et flexibles, d’une espèce d’écheveau où le moindre brin peut être cassé » (GF111)
« le réseau défectueux ne renaît que dans le moment où le descendant de la race monstrueuse prédomine et donne la loi à la formation du réseau » (GF113)

Ce premier moment de la fragilité et de la monstruosité constitue l’expérience négative de l’unité du vivant. C’est dans toutes ses négations que se constitue la continuité organique du moi.

« dans la question de nos sensations en général, qui ne sont toutes qu’un toucher diversifié, il faut laisser là les formes successives que le réseau prend, et s’en tenir au réseau seul » (GF115)
« chaque fil du réseau sensible peut être blessé ou chatouillé sur toute sa longueur » (GF116)

Une fois établie cette unité du réseau, qui constitue le moi en dispositif sensible et non plus comme une instance métaphysique abstraite, le second moment est celui de la remontée à l’origine. Cette origine du faisceau sensible n’a pas été donnée d’emblée, n’a pas été l’instance directrice ; mais elle devient le point où se concentre, après coup, après l’expérience de la douleur, de la différence, de la monstruosité, le principe de la conscience. Il y a dès lors dans le texte un glissement de l’attention au réseau vers l’attention à l’origine du faisceau :

« lorsque [La Peyronie] repompe l’injection et qu’il soulage l’origine du faisceau du poids et de la pression du fluide injecté, le malade rouvre les yeux » (GF118).
[à propos des jumelles de Rabastens :] « lorsque l’origine du faisceau de l’une prévalait, il entraînait le réseau de l’autre qui défaillait à l’instant » (GF127).
« Dérangez l’origine du faisceau, vous changez l’animal » (GF135).
« L’origine du faisceau commande, et tout le reste obéit. » (GF136.)

Peu à peu, le texte trahit alors un retour des catégories fondamentales du cartésianisme, désignant au passage « l’origine du réseau sensible » comme « cette partie qui constitue le soi » (GF136). L’instance maîtresse est bien en quelque sorte celle d’un cogito. On voit d’ailleurs apparaître, précisément à cet endroit du texte, à propos de l’hystérique, le terme cartésien de « filet » à la place des fils et des brins habituels :

« Une femme tomba à la suite d’une couche, dans l’état vaporeux le plus effrayant. […] S’il arrivait que l’action des filets du réseau fût égale à la réaction de leur origine, elle tombait comme morte. […] La révolte commençait toujours par les filets. » (GF137-8.)

Diderot n’unifie pas son vocabulaire scientifique. Il parle de fil ou de brin, de réseau ou de faisceau ; filet n’est utilisé qu’ici. Mais là encore, au-delà de la dissemblance des langages, l’objet de l’expérience du Rêve, cet objet qui se constitue à partir de l’image de l’araignée, est bien l’objet cartésien du Traité de l’homme, ce réseau sensible qui anime la machine humaine. Mais là où Descartes insiste sur le trajet linéaire qui transporte la sensation excitée du corps au cerveau, Diderot met en avant l’effet massif du réseau. Certes, on ne peut s’empêcher de ramener ce point sensible originaire auquel Diderot revient sans cesse à la glande pinéale de Descartes, dont il occupe sans le dire la place. Le dispositif cartésien persiste dans Le Rêve, mais il est complètement parodié et détourné, la puissance dénigrante de la parodie insufflant au modèle la force de se renouveler. Pour Diderot, qu’il s’agisse du déploiement du point originaire dans le corps et, de là, dans le monde, ou au contraire de la récession du réseau en un point, l’objet expérimental n’est plus le filet, c’est-à-dire le démembrement corporel de l’homme machine, mais la totalité organique d’un moi sensible.

La douleur

À ce stade de la description des filets, Descartes achève la recréation virtuelle de l’homme :

« quand Dieu unira une âme raisonnable à cette machine, ainsi que je prétends vous dire ci-après, il lui donnera son siège principal dans le cerveau » (déjà cité CG406)

Ce moment de l’union de l’âme et du corps est aussi le moment de la prise de conscience de leur hétérogénéité fondamentale pour Descartes, hétérogénéité qui s’expérimente dans la douleur :

« Comme, premièrement, si les petits filets, qui composent la moelle de ces nerfs, sont tirés avec tant de force qu’ils se rompent, et se séparent de la partie à laquelle ils étaient joints, en sorte que la structure de toute la machine en soit en quelque façon moins accomplie : le mouvement qu’ils causeront dans le cerveau donnera occasion à l’âme, à qui il importe que le lieu de sa demeure se conserve, d’avoir le sentiment de la douleur4. » (CG407.)

La douleur, pour Descartes, produit la rupture des « petits filets », c’est-à-dire un phénomène inverse de ce que Diderot décrit dans Le Rêve de D’Alembert. Même si elle est rationnellement aberrante (comment cette rupture est-elle réparée, comment le cerveau est-il averti de la douleur si le canal est rompu ?), cette rupture cartésienne du filet a sa logique symbolique. Là où Descartes ne voyait que séparation, que coupure du filet redoublant la coupure entre le corps et l’âme, Diderot évoque la liaison sensible, la communication par contagion de proche en proche. Chez Descartes, l’expérience de la présence de l’âme se fait dans le sentiment de la douleur et l’épreuve de la séparation, c’est-à-dire dans l’expérience de la Chute. L’autonomie de l’homme est monnayée dans la Genèse contre l’exclusion du Paradis terrestre et la promesse pour Eve d’enfanter dans la douleur. La glande pinéale est représentée, sur les gravures du Traité de l’homme, à la manière des cartographies du paradis terrestre, telles qu’on les extrapolait par exemple à partir de la Divine comédie. Le lieu de la demeure de l’âme doit se conserver, mais le filet, lui, n’a pas le même privilège.

Cette expérience de la douleur prise comme expérience constitutive de la conscience chez Descartes est à mettre en relation avec le sado-masochisme que nous repérons comme constante du dispositif expérimental diderotien.

Veille et sommeil

À partir de là, Descartes va vers ce qui constitue son objet essentiel, la description de la conscience. Il oppose d’abord la veille et le sommeil :

« Or la substance du cerveau étant molle et pliante, ses concavités seraient fort étroites, et presque toutes fermées, ainsi qu’elles paraissent dans le cerveau d’un homme mort, s’il n’entrait dedans aucun esprit » (CG445).

Les esprits dont parle ici Descartes sont les esprits animaux, particules légères issues du sang et qui se communiquent, au centre du cerveau, à la glande pinéale, siège de l’âme. Ils s’y communiquent par des « concavités » qui sont fermées, mais qu’ils ouvrent par la pression qu’ils exercent sur elles.

« mais la source qui produit ces esprits est ordinairement si abondante, qu’à mesure qu’ils entrent dans ces concavités, ils ont la force de pousser tout autour la matière qui les environne, et de l’enfler, et par ce moyen de faire tendre tous les petits filets des nerfs qui en viennent : ainsi que le vent, étant un peu fort, peut enfler les voiles d’un navire, et faire tendre toutes les cordes auxquelles elles sont attachées. D’où vient que pour lors cette machine, étant disposée à obéir à toutes les actions des esprits, représente le corps d’un homme qui veille. Ou du moins ils ont la force d’en pousser ainsi et faire tendre quelques parties, pendant que les autres demeurent libres et lâches : ainsi que font celles d’une voile, quand le vent est un peu trop faible pour la remplir. Et pour lors cette machine représente le corps d’un homme qui dort, et qui a divers songes en dormant. » (CG445-6, suite du précédent.)

La métaphore des voiles du navire renvoie à une vieille allégorie de la conscience, figurée par un bateau sur lequel souffle le vent de l’âme. Le vent dans les voiles signifie la veille, l’absence de vent évoque le sommeil. Mais Descartes donne à cette allégorie une portée scientifique en identifiant la conscience à une certaine pression exercée sur les parties centrales du cerveau ; le sommeil correspond au contraire à un relâchement de la pression.

Diderot reprend cette idée de pression sur ce qu’il appelle, quant à lui, l’origine du faisceau. Mais le modèle est littéralement inversé. La pression annihile la conscience ; son relâchement la restitue, comme on peut le voir par exemple dans l’expérience du trépané de La Peyronie :

« lorsqu’il repompe l’injection et qu’il soulage l’origine du faisceau du poids et de la pression du fluide injecté, le malade rouvre les yeux » (GF118, déjà cité).

Décidément le corps dont parle Diderot n’est pas une machine qu’on met en branle. La mise en relation avec les modèles mécanistes de Descartes permet de saisir l’intention polémique de ces anecdotes médicales, qui retournent littéralement les schémas cartésiens. La force de la conscience est non seulement une force organique qui provient du corps, mais elle est rapport de force qu’exerce le centre sur la périphérie. Quelque chose, dans ce rapport, échappe à la pure mécanique sans pour autant constituer une « substance spirituelle ». On mesure ici la voie étroite où s’engage Diderot, qui refuse à la fois le déterminisme d’un Helvétius et le dualisme d’un Descartes.

La négation cartésienne de la biologie

Descartes conclut son Traité en affirmant avec force le modèle mécaniste de l’homme-machine :

« je désire que vous considériez que ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés. » (CG479, fin du Traité.)

Le corps identifié à une horloge renvoie à l’image allégorique du Dieu horloger. Les engrenages et les contrepoids réduisent la réalité biologique du corps à un mécanisme physique tout entier organisé autour de l’idée de transmission, de régulation d’un mouvement. Descartes renverse ici la conception scolastique médiévale de l’âme, héritée d’Aristote. Dans la métaphysique scolastique, on distingue plusieurs aspects, ou plusieurs strates dans l’âme, l’âme végétative qui fait vivre, l’âme sensitive qui reçoit et communique les sensations, et même parfois l’âme locomotrice, qui est à l’origine des mouvements du corps. Les parties de l’âme correspondent avec les parties ou les activités différentes du corps. L’âme scolastique épouse ainsi le corps dans ses diverses fonctionnalités. Descartes au contraire centralise tout. Le modèle mécaniste déploie toutes les fonctions du corps humain à partir de la seule direction que la glande pinéale imprime au mouvement des esprits animaux. La machine vivante devient un réceptacle préparé pour recevoir l’âme qui est débarrassée de toutes les activités matérielles et est conçue comme pure conscience, pure intellection, pure direction du mouvement. Le corps cartésien récuse la répartition en lui de l’animé et de l’inanimé, de ce qui relève de la matière et de ce qui relève de l’âme. Il n’y a que de l’inanimé, mis en mouvement par la chaleur du feu dans le cœur et dirigé ensuite depuis la glande pinéale. Significativement, le dernier mot du Traité est « corps inanimés ». La biologie devient une partie de la physique, une mécanique des corps. Le Traité de l’homme est d’ailleurs conçu par Descartes comme la dernière partie du Traité du Monde, le fonctionnement du corps humain y est un cas particulier du mouvement des grands corps dans la nature, du mouvement des planètes dans l’univers.

Du cogito à la corde sensible

Diderot puise dans le Traité de l’homme cette unicité organique de l’homme machine, qui est toute matière. Le point originaire, l’origine du faisceau est la trace, le résidu de la glande pinéale que Descartes avait installée au cœur de la machine. Ce point originaire, ce point sensible est, dans le dispositif corporel du Rêve, un centre vide, un néant originaire, un trou à l’endroit où Descartes articulait sa physique avec sa métaphysique, le mécanisme de l’homme-machine avec l’expérience existentielle du cogito.

Reconstituer l’unité du cogito sans l’unité de l’âme ; établir la continuité du moi à partir du réseau sensible, du faisceau nerveux, mais sans pouvoir ouvrir l’origine du faisceau sur une autre dimension que celle de la matière ; tout cela semble relever de la gageure.

Diderot recourt alors au modèle musical. Il y a été conduit par les réflexions de Newton sur l’acoustique, qu’il a étudiées dans ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques, publiés en 1748. Mais c’est bien plutôt le « corps sonore » de Jean-Philippe Rameau et sa théorie des harmoniques qui motivent l’apparition, dans le premier entretien, des clavecins sensibles. Ce ne sont pas des esprits animaux qui courent sur les filets nerveux ; les fils, les brins du faisceau nerveux oscillent, vibrent à la manière des cordes d’un clavecin. On passe de la théorie corpusculaire à la théorie ondulatoire ; ce basculement dans la modélisation avait marqué déjà les théories scientifiques sur la lumière. Non seulement le système nerveux, mais le flux même de la pensée peut être modélisé par la vibration sonore des cordes d’un instrument :

« ce qui m’a fait quelquefois comparer les fibres de nos organes à des cordes vibrantes sensibles. La corde vibrante sensible oscille, résonne longtemps encore après qu’on l’a pincée. » (GF48-49.)

Ici la pensée est modélisée autrement qu’à partir d’une origine. Elle émane d’une résonance en masse du corps. Diderot fait peut-être jouer souterrainement l’expression triviale « jouer sur la corde sensible »5. La corde déconstruit le cogito. La persistance du son après l’excitation de la corde permet de représenter la mémoire ; les harmoniques constitutives du corps sonore figurent l’association des idées ; leurs « intervalles incompréhensibles » théorisés par Rameau sont une image de la succession parfois apparemment décousue des idées6.

Dans le clavecin, le son n’a pas d’origine, ne s’effectue pas à partir d’une glande pinéale. La pensée est un corps sonore que produit le système des interférences de vibrations entre les cordes sensibles du corps humain. D’Alembert objecte alors à Diderot que si la pensée est la musique du clavecin sensible, il faut un musicien, autrement dit une glande pinéale pour produire cette musique de l’intelligible. On touche ici au point de différenciation avec le cartésianisme.

« L’instrument philosophe est sensible ; il est en même temps le musicien et l’instrument. » (GF50.)

Le modèle mécaniste est dépassé par l’articulation entre sensibilité et mémoire, qui n’est pas une succession d’actions et de réactions, mais une liaison organique persistante, une simultanéité d’effets en réseau. L’organicité de la pensée oppose au cogito cartésien un ça pense en moi pour lequel la notion de causalité, trop réductrice, est remplacée par l’idée d’une conjonction, d’une co–présence de résonances sensibles.

« Comme sensible, [la clavecin philosophe] a la conscience momentanée du son qu’il rend ; comme animal, il en a la mémoire. Cette faculté organique, en liant les sons en lui-même, y produit et conserve la mélodie. »

À la sensibilité, à la réactivité immédiate par rapport au milieu, l’homme conjoint l’organicité, qui emmagasine en lui les pensées passées et fait entrer telle ou telle en résonance avec ce qui lui vient dans l’instant de l’extérieur. La pensée est l’articulation de cette réactivité immédiate et de cette organicité médiée par la mémoire.

Bilan

Nous avons vu combien la physique cartésienne avait profondément influencé l’écriture du Rêve de D’Alembert, non pas de façon directe, ni même constructive, mais comme modèle à repousser. C’est chez Descartes que se systématise la méthode, curieuse pour le lecteur d’aujourd’hui, de l’expérience virtuelle. L’objet du Traité de l’homme était de comprendre le fonctionnement de la machine humaine en recréant artificiellement et virtuellement un homme à la manière d’une machine. Cette recréation constitue non seulement le point de départ, mais devient la scène obsessionnelle du Rêve, qui répète sans cesse ce moment de l’avènement au vivant, de l’avènement à la conscience. Descartes avait déjà détourné le modèle biblique de la Genèse en imaginant une « machine de terre » ; Diderot se réfère également, en radicalisant la déconstruction, au pulvis es (Genèse III, 19) à la fin du premier entretien. Descartes s’était d’abord intéressé à la digestion, qui dissémine les formes des aliments, les filtre et produit le sang, puis par un nouveau filtrage, les esprits animaux qui viendront, dans le cerveau, mettre en branle la glande pinéale, puis transmettre et communiquer ses ordres.

Diderot part lui aussi de la digestion, mais il retourne radicalement le modèle disséminateur et déconstructif imaginé par Descartes. La digestion pour Diderot est assimilation, c’est-à-dire libération de l’énergie vivante de la matière, transformation de la matière inerte en matière sensible. Il ne s’agit plus d’animer la statue originelle (le Pygmalion de Falconet ou la « machine de terre » de Descartes) à la manière d’un automate, mais d’incorporer, d’assimiler la statue en la mangeant. Au modèle mécanique, Diderot substitue ici un modèle chimique : il ne s’agit pas du mouvement de telle ou telle particule, mais de la transformation de la matière, de la libération, dans la matière, du mouvement.

Descartes décrit ensuite le système nerveux comme un système de tuyaux semblables aux machines hydrauliques des fontaines. Les filets qui se trouvent à l’intérieur des tuyaux nerveux véhiculent les esprits animaux qui transmettent les ordres de la glande pinéale. Ces filets constituent l’objet essentiel du second entretien du Rêve, où D’Alembert parle tantôt du « réseau », tantôt du « faisceau » des « fils », des « brins » sensibles dont l’origine au cerveau, le « point » originaire n’est pas sans rappeler la glande pinéale cartésienne.

Mais pour Diderot ce n’est pas le trajet des esprits animaux du centre à la périphérie ou de la périphérie au centre qui importe ; c’est l’effet massif du réseau, le fonctionnement global de cette totalité sensible qui tantôt s’étend, tantôt se resserre. Il n’y a pas pour Diderot de déplacements matériels de particules. Le réseau est la sensibilité qui se communique à la manière de la vibration des cordes d’un instrument de musique. Descartes avait suggéré que les nerfs étaient de la même substance que le cerveau : Diderot, avec l’image de l’araignée, radicalise l’idée, qui lui permet d’établir une continuité sensible entre le moi et le monde.

Le troisième point, après la digestion et le système nerveux, qu’aborde Descartes est celui de la douleur, une des questions centrales du Rêve. Chez Descartes, la douleur est analysée en termes de rupture : elle « rompt » les nerfs, elle les « sépare de la partie à laquelle ils étaient joints ». Chez Diderot au contraire la douleur est la conscience d’une continuité sensible ; elle est dialectiquement liée au fonctionnement de l’esprit, qui est capable de s’abstraire d’elle et en même temps chargé de la recevoir en lui.

Descartes s’intéresse enfin au passage de la veille au sommeil, qui lui permet d’en venir à son objet essentiel, la description physique de la conscience. Chez Diderot, le passage de l’inconscience à la conscience constitue également une étape essentielle de la réflexion. Mais la question de l’unité du moi, l’évidence du cogito sont déplacées, déstabilisées. Certes, Mlle de l’Espinasse s’exclame :

« Pardi, il me semble qu’il ne faut pas tant verbiager pour savoir que je suis moi, que j’ai toujours été moi, et que je ne serai jamais une autre. » (GF88.)

Mais cette unité du moi, qui constitue le postulat de base pour Descartes, sera peu à peu déconstruite, d’abord dans l’expérience de la souffrance et de la variabilité d’extension du réseau sensible, puis dans l’expérience sexuelle ou asexuée de la reproduction et de l’hybridation.

 

II. La chimie comme subversion

La référence à Descartes dans Le Rêve ne peut donc se limiter à l’allusion explicite au poussin comme machine imitative. Si l’on ne peut faire aucun rapprochement textuel net entre le Traité de l’homme et Le Rêve, les thèmes abordés s’y enchaînent de façon tellement similaire que l’on doit considérer le texte de Descartes comme le modèle que Diderot a détourné et parodié.

L’influence de Rouelle

Descartes avait abordé la question de l’organisation du vivant en physicien. Diderot, profitant des dernières avancées de la science, le fera en chimiste. Il a suivi à Paris, et même rédigé les cours du chimiste Rouelle, dont il fera la nécrologie pour la Correspondance littéraire du 15 août 1770 :

« J’ai suivi son cours trois années de suite. Il n’était pas donné à tout le monde de profiter de ses leçons ; son esprit impétueux était incapable de s’asservir à une méthode rigoureuse. Il entamait un sujet, mais bientôt il en était distrait par une foule d’idées qui se présentaient à lui ; les vues les plus générales et les plus profondes lui échappaient. Il appliquait ses expériences au système général du monde ; il embrassait les phénomènes de la nature et les travaux des arts ; il les liait par les analogies les plus fines ; il se perdait, on se perdait avec lui… » (CFL IX 600.)

On croirait reconnaître ici le portrait de Diderot écrivant Le Rêve de D’Alembert. La chimie revendique, avec les Lumières, la possibilité d’expliquer le « système général du monde » concurremment à la physique. La chimie développe sa propre métaphysique. Rouelle était le champion de la digression ; il parlait mal, refusant de s’astreindre à polir rhétoriquement son expression :

« Il s’agit bien ici, leur disait-il un jour, d’élégance et de pureté : sommes-nous à l’académie du beau parlage ? » (CFL IX 600.)

Substituant l’analogie à la déduction méthodique, la digression à l’exposé, le brassage confus des idées à l’élégance de la formule, Rouelle identifie pour Diderot le champ scientifique ouvert par la chimie à un autre rapport au langage et à la pensée : sortir de la mécanique physique, c’est aussi sortir de la rhétorique et du syllogisme.

Chimie contre physique

Car physique et chimie sont au dix-huitième siècle dans un rapport de concurrence, comme le marque très nettement l’article Chymie de Venel dans l’Encyclopédie :

« Le premier historien de l’académie royale des Sciences a prononcé le jugement suivant à propos de la comparaison qu’il a eu l’occasion de faire de la maniere de philosopher de deux savans illustres, l’un chimiste, l’autre physicien. «La Chimie par des opérations visibles, résout les corps en certains principes grossiers & palpables, sels, soufres, &c. mais la physique, par des spéculations délicates, agit sur les principes comme la Chimie a fait sur les corps ; elle les résout eux-mêmes en d’autres principes encore plus simples, en petits corps mûs & figurés d’une infinité de façons ; voilà la principale différence de la Physique & de la Chimie… L’esprit de la Chimie est plus confus, plus enveloppé ; il [409b] ressemble plus aux mixtes, où les principes sont plus embarrassés les uns avec les autres : l’esprit de Physique est plus net, plus simple, plus dégagé, enfin il remonte jusqu’aux premieres origines, l’autre ne va pas jusqu’au bout.» Mém. de l’acad. des Sciences, 1699.
Les Chimistes seroient fort médiocrement tentés de quelques-unes des prérogatives sur lesquelles est établie la prééminence qu’on accorde ici à la Physique, par exemple de ces spéculations délicates par lesquelles elle résout les principes chimiques en petits corps mûs & figurés d’une infinité de façons ; parce qu’ils ne sont curieux ni de l’infini, ni des romans physiques : mais ils ne passeront pas condamnation sur cet esprit confus, enveloppé, moins net, moins simple que celui de la Physique ; ils conviendront encore moins que la Physique aille plus loin que la Chimie ; ils se flatteront au contraire que celle-ci pénetre jusqu’à l’intérieur de certains corps dont la physique ne connoît que la surface & la figure extérieure ; quam & boves & asini discernunt7, dit peu poliment Becher dans sa physiq. soûterr. Ils ne croiront pas même hasarder un paradoxe absolument téméraire, s’ils avancent que sur la plûpart des questions qui sont désignées par ces mots, elle remonte jusqu’aux premieres origines, la Physique n’a fait jusqu’à présent que confondre des notions abstraites avec des vérités d’existence, & par conséquent qu’elle a manqué la nature nommément sur la composition des corps sensibles, sur la nature de la matiere, sur sa divisibilité, sur sa prétendue homogénéité, sur la porosité des corps, sur l’essence de la solidité, de la fluidité, de la mollesse, de l’élasticité, sur la nature du feu, des couleurs, des odeurs, sur la théorie de l’évaporation, &c. » (III, 409a-b.)

La Chimie, pour les physiciens mécanistes de l’ancienne école, n’est qu’une pratique expérimentale. Elle « résout les corps en certains principes grossiers », c’est-à-dire qu’elle décompose la matière en ses constituants simples, qu’elle analyse la composition de la matière. A la physique sont réservées les « spéculations délicates », c’est-à-dire la réflexion théorique sur les principes, les fondements du système de la nature. La Chimie n’étant pas capable de décomposer totalement la matière, elle ne peut remonter qu’à des « principes grossiers » ; elle ne va pas jusqu’à l’atome. L’atome demeure une spéculation ; il ne peut être mis en œuvre que dans des expériences virtuelles, qui sont l’apanage de la physique initiée par Descartes et renouvelée par Newton.

Le chimiste Venel se montre fort vexé de se voir refuser l’accès aux « spéculations délicates », la remontée « aux premières origines », dont on a vu pourtant qu’il constituait bel et bien l’enjeu passionnant et passionné des cours du chimiste Rouelle, cité par Venel à la fin de l’article Chymie (437b).

Mais cet interdit épistémologique auquel s’affrontent les chimistes leur donne l’occasion de renverser le problème et de mettre en accusation la métaphysique des physiciens précisément parce qu’elle relève de spéculations gratuites, là où le chimiste est en contact direct avec la matière et ses constituants. La chimie « pénetre jusqu’à l’intérieur de certains corps dont la Physique ne connoît que la surface et la figure extérieures ».

Cette accusation n’est pas purement gratuite : les « particules », les « petits corps » imaginés par les physiciens sont des formes abstraites dont la matière, la structure interne leur échappent. La chimie pose alors de nouvelles questions, « sur la composition des corps sensibles, sur la nature de la matière, sur sa divisibilité ». Ces questions constituent l’un des points de départ par lesquels Diderot, dans le premier entretien, renverse le modèle mécaniste. On a vu comment Descartes mettait en mouvement des particules dans la machine de terre de son homme virtuel, comment Diderot au contraire se préoccupait d’animer globalement la matière sensible qui compose l’homme. Il ne s’agit pas d’imaginer le corps de l’homme comme un corps inerte dans lequel on ferait circuler des particules qui lui donneraient du mouvement. Il s’agit de se demander ce que c’est que « la composition des corps sensibles » ; pour ce faire, il faut s’interroger sur « la nature de la matière », c’est-à-dire sur les modalités de libération du mouvement et de l’énergie au sein de la matière. La divisibilité de la matière, quant à elle, est ridiculisée en tant que catégorie scolastique. Elle devient problématique : seuls les « agrégats » permettent de rendre compte de la sensibilité et plus généralement du mouvement qui l’anime.

Continuité et transformation de la matière

Cette question des agrégats, qui relève proprement de la chimie, va donner lieu dans Le Rêve à la longue méditation sur le passage du contigu au continu. Les termes même viennent de la chimie, comme l’indique la définition de Venel :

« J’appelle masse ou corps aggregé, tout assemblage uniformément dense de parties continues, c’est-à-dire qui ont entre elles un rapport par lequel elles résistent à leur dispersion.
Ce rapport, quelle qu’en soit la cause, je l’appelle rapport de masse.
La continuité essentielle à l’aggregé ne suppose pas nécessairement la contiguité de parties, c’est-à-dire que le rapport de masse peut se trouver entre des parties qui ne se touchent point mutuellement ; quelle que soit la matiere qui constitue leur nœud, peut-être même sans qu’il soit nécessaire que ce nœud soit matériel. » (III, 410b.)

Diderot fera certes bien autre chose de cette continuité, qui lui servira de base à partir de laquelle modéliser et penser la conscience et l’unité du moi. La chimie dissocie continuité de la matière et contiguïté des parties. Il n’y a pas nécessairement contact, choc, pour qu’une masse, qu’un corps agrégé fonctionne et réagisse en tant que tel. La notion d’agrégat permet d’envisager autrement l’action et la réaction, non plus comme un mouvement de particules considérées physiquement dans leur extériorité, mais comme une transformation interne, « intestine » (414b) de la matière. La Chimie « pénètre jusqu’à l’intérieur de certains corps dont la physique ne connoît que la surface & la figure extérieure » (409b).

L’objet de la chimie est donc la transformation de la matière, tandis que l’objet de la physique mécanique est le mouvement des corps. C’est assez dire que l’objet du Rêve de D’Alembert est d’abord inscrit dans le champ épistémologique de la chimie. Il n’est qu’à voir le programme que décrit Venel :

« Tous les changemens qui sont opérés dans les corps, soit par la nature, soit par l’art, peuvent se réduire aux trois classes suivantes. La premiere comprendra ceux qui font passer les corps de l’état non-organique à l’état organique, & réciproquement de celui-ci au premier, & tous ceux qui dépendent de l’œconomie organique, ou qui la constituent. La deuxieme renfermera ceux qui appartiennent à l’union & à la séparation des principes constituans ou des matériaux de la composition des corps sensibles non-organiques, tous les phénomenes de la combinaison & de la décomposition des chimistes modernes. La troisieme enfin embrassera tous ceux qui font passer les masses ou les corps aggrégés du repos au mouvement, ou du mouvement au repos, ou qui modifient de différentes façons les mouvemens & les tendances. » (III, 410b.)

La première classe des changements concerne le passage des corps, c’est-à-dire de la matière « de l’état non-organique à l’état organique ». La matière organique est la matière vivante, qui se caractérise par une structure composite dont l’unité, la continuité ne se fait que par l’organisation sensible de ses éléments. Ce premier passage est ce qui constitue l’objet du premier entretien du Rêve, autrement dit, en termes diderotiens, le passage de la matière inerte à la matière sensible.

La deuxième classe de changements concerne le passage de matériaux simples, composés d’un seul élément, à des matériaux mixtes, obtenus par le mélange, l’interaction, la réaction de plusieurs éléments simples. Ce qui est en jeu ici, c’est le problème de l’analyse chimique d’une substance donnée ou de la fabrication artificielle d’un produit, de sa synthèse chimique. La matière est alors saisie dans un double mouvement « de combinaison et de décomposition » ou, autrement dit, « d’union et de séparation ». C’est ici la partie la plus pratique, la plus technique de la chimie, qui n’intéresse pas comme telle directement Diderot dans Le Rêve, mais qu’il répercute sur un plan métaphysique dans le deuxième entretien, lorsqu’il pose la question de l’unité du moi, du passage du contigu au continu. L’objet du dialogue, le « moi », la conscience n’a rien à voir a priori avec la chimie ; mais la méthode se constitue sur le modèle de la chimie : le « moi » est saisi dans ce mouvement instable de décomposition et de recomposition moléculaire, dans ce défaire-refaire des points sensibles, des fils ou brins, de leurs réseaux ou faisceaux.

La troisième classe de changements concerne la mise en mouvement de la matière, c’est-à-dire son changement d’état, du solide au liquide, du liquide au gazeux. Elle est ce qui éloigne le plus la chimie de la physique puisque la nature du mouvement dont il est question ici échappe totalement à sa modélisation mécaniste. Ce qui est en jeu, c’est le mouvement intrinsèque de la matière, mouvement qui constitue l’un des enjeux fondamentaux du matérialisme, comme Diderot l’explique dans le premier entretien du Rêve :

« Le transport d’un corps d’un lieu dans un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile. » (GF65.)

On n’appellerait peut-être plus « transport », ni « mouvement », mais énergie, ou énergie potentielle cette force dont parle Diderot, et qui se trouve aussi bien « dans le corps immobile ». L’ambiguïté du mot « transport » au dix-huitième siècle permet peut-être le glissement : le transport est déplacement dans l’espace et/ou exaltation sensible, c’est-à-dire déploiement d’énergie. Ce glissement du mouvement vers l’énergie prépare dès le début du dialogue le glissement de la physique vers la chimie. D’Alembert oppose soigneusement une « sensibilité active et une sensibilité inerte », « force vive » et « force morte », « translation » et « pression » (GF37) ; il retraduit en termes physiques ce passage à la sensibilité que Diderot pense en chimiste. Pour D’Alembert il n’y a là, à la rigueur, qu’un passage de l’Energie potentielle à l’Énergie cinétique. Diderot acquiesce mais ne reprend pas le vocabulaire de son interlocuteur géomètre. Le terme de « sensibilité inerte », qui réapparaît à la page suivante, sort de la bouche de D’Alembert exclusivement.

Assimilation

Pour Diderot, c’est la transformation essentielle, intérieure, de la matière qui seule compte, non l’opposition de deux catégories physiques.

« Diderot. […] car en mangeant, que faites-vous ? Vous levez les obstacles qui s’opposent à la sensibilité active de l’aliment. Vous l’assimilez avec vous-même ; vous en faites de la chair ; vous l’animalisez ; vous le rendez sensible. » (GF39.)

Lever, assimiler, faire, animaliser, rendre : Diderot s’exprime par verbes d’action quand D’Alembert manipulait des catégories d’états. Au mouvement de la matière répond le mouvement de la parole, le passage de la distinction scolastique à l’animation scénique, à la théâtralisation du phénomène. La physique sert ici de médiation pour D’Alembert, de passage du mécanisme scolastique à la chimie, de passage de la métaphysique cartésienne au monisme matérialiste.

Il sera beaucoup question, dans le dialogue, d’assimilation, de fermentation, de putréfaction. Ces termes symptomatisent l’installation d’un lexique, mais aussi d’une pensée de chimiste. C’est d’abord, au sens le plus trivial, l’assimilation de l’aliment par le corps :

« Vous l’assimilez avec vous-même » (GF39).

Puis l’expérience quotidienne et commune devient observation de laboratoire ; dans le second entretien, Mlle de L’Espinasse rapportant les paroles du rêve de D’Alembert évoque l’assimilation des gouttes contiguës en une matière continue :

« Comme une goutte de mercure se fond dans une autre goutte de mercure, une molécule sensible et vivante se fond dans une molécule sensible et vivante… D’abord il y avait deux gouttes, après le contact, il n’y en a plus qu’une… Avant l’assimilation il y avait deux molécules, après l’assimilation il n’y en a plus qu’une… » (GF70.)

L’exemple du mercure est typiquement un exemple de chimiste. Il revient sans cesse dans l’article de Venel.

Mais l’enjeu pour Diderot, c’est l’assimilation du vivant. Dans le troisième entretien, l’assimilation des êtres est un expression qui désigne l’hybridation :

« Bordeu. J’entends que la circulation des êtres est graduelle, que les assimilations des êtres veulent être préparées. » (GF183.)

L’assimilation constitue une sorte de transformation douce de la matière.

Fermentation

Elle recouvre parfois une fermentation, qui désigne la réaction chimique par excellence. Pour décrire la génération spontanée des anguilles de Needham, le délire de D’Alembert a cette formule saisissante :

« Suite indéfinie d’animalcules dans l’atome qui fermente. » (GF82.)

Pour traduire le motif épicurien de la nature créatrice de toutes choses, Diderot recourt à la même image de fermentation universelle :

« Si lorsque Épicure assurait que la terre contenait les germes de tout8 et que l’espèce animale était le produit de la fermentation9, il avait proposé de montrer une image en petit de ce qui s’était fait en grand à l’origine des temps, que lui aurait-on répondu ?…
[…]
Qui sait si la fermentation et ses produits sont épuisés ?
[…]
L’éléphant, cette masse énorme, organisée, le produit subit de la fermentation !
[…]
Quelle comparaison d’un petit nombre d’éléments mis en fermentation dans le creux de ma main10 et de ce réservoir immense d’éléments épars dans les entrailles de la terre. » (GF84-85.)

La fermentation désigne ici non seulement la réaction chimique au sens restreint que nous connaissons aujourd’hui, mais le processus biologique de création du vivant, d’avènement du vivant dans la matière, conformément à ce que l’Encyclopédie, à l’article Ferment de Venel, désigne comme l’acception du terme par « les anciens chimistes », ou autrement dit ces alchimistes auxquels Diderot consacre, dans l’Encyclopédie, l’article Théosophes :

FERMENT, (Econ. anim. Med.) Les anciens chimistes désignoient par le nom de ferment, tout ce qui a la propriété, par son mélange avec une matiere de différente nature, de convertir, de changer cette matiere en sa propre nature.
Un grain de blé semé dans un terroir bien fertile, peut produire cent grains de son espece : chacun de ceux-ci peut en produire cent autres, par la même vertu de fécondité ; ensorte que du seul premier grain il en résulte une multiplication de dix mille, dont chacun a les mêmes qualités que celui qui en a été le germe. Chacun a la même quantité de farine, la même disposition à former un très-bon aliment ; cependant il a été produit dans le même terrein, en même tems, parmi les plantes du blé, des plantes d’une qualité bien différente, telles que celle de tytimale, d’euphorbe, de moutarde. Il y a donc quelque chose dans le grain de blé, qui a la faculté de changer en une substance qui lui est propre, le suc que la terre lui fournit ; pour peu qu’il manquât à cette faculté, il ne se formeroit point de nouveau grain de blé. Ce même suc reçû dans un germe different, seroit changé en une toute autre substance, jamais en celle du blé : ainsi dans un grain de cette espece, dont la matiere productrice n’a guere plus de volume qu’un grain de sable, si on la dépouille de ses enveloppes, de ses cellules, se trouve renfermée cette puissance, qui fait la transmutation du suc de la terre en dix mille plantes de blé ; par conséquent cette puissance consiste à convertir en la substance propre à cette sorte de grain, un suc qui lui est absolument étranger avant la transmutation.
C’est à cette puissance que les anciens chimistes avoient donné le nom de ferment. Ils avoient conséquemment transporté cette idée aux changemens qui se font dans le corps humain, quelque grande que soit la différence. » (VI, 517b)

La fermentation est « vertu de fécondité », « faculté de changer », et surtout « puissance » de transmutation, de conversion de la matière. La fermentation est l’énergie chimique de la matière. Diderot dans Le Rêve parle également de putréfaction, toujours pour rendre compte de cette transformation chimique intestine de la matière11. À propos du bloc de marbre réduit en poudre, il décrit ainsi l’expérience :

« je mêle cette poudre à de l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j’arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle » (GF40).

La mixtion est une des opérations chimiques de base pour l’expérimentateur. Le verbe pétrir, qui amène implicitement l’image de la pâte à pain, prépare l’idée de fermentation, que le verbe putréfier accentue.

L’incompréhensible

Diderot puise donc pour Le Rêve dans les connaissances en chimie qu’il a acquises non seulement chez Rouelle, mais en collationnant les articles de l’Encyclopédie. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de connaissances que d’un certain vocabulaire et d’une méthode de pensée. Or on a vu combien l’article de Venel était polémique : la chimie naissante s’y révoltait contre la domination, le mépris et les interdits théoriques formulés par les physiciens, disciples de Descartes ou, au mieux, de Newton. Cette position de domination intellectuelle se traduisait dans l’article de Venel par tout un discours sur l’incompréhensible, dont on peut mesurer par ailleurs la prégnance dans Le Rêve de D’Alembert. On accuse les chimistes d’être incompréhensibles :

« 3°. Les Chimistes ne s’honorent d’aucun agent méchanique, & ils trouvent même fort singulier que la seule circonstance d’être éloignés souvent d’un seul degré de la cause inconnue, ait rendu les principes méchaniques si chers à tant de philosophes, & leur ait fait rejetter toute théorie fondée immédiatement sur des causes cachées, comme si être vrai n’étoit autre chose qu’être intelligible, ou comme si un prétendu principe méchanique interposé entre un effet & sa cause inconnue, les rassuroit contre l’horreur de l’inintelligible. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas par le goût contraire, par un courage affecté, que les Chimistes n’admettent point de principes méchaniques, mais parce qu’aucun des principes méchaniques connus n’intervient dans leurs opérations ; ce n’est pas aussi parce qu’ils prétendent que leurs agens sont exempts de méchanisme, mais parce que ce méchanisme est encore inconnu. On reproche aussi très-injustement aux Chimistes de se plaire dans leur obscurité ; pour que cette imputation fût raisonnable, il faudroit qu’on leur montrât des principes évidens & certains : car enfin ils ne seront pas blâmables tant qu’ils préféreront l’obscurité à l’erreur ; & s’il y a quelque ridicule dans cette maniere de philosopher, ils sont tous résolus à le partager avec Aristote, Newton, & cette foule d’anciens philosophes dont M. de Buffon a dit dans son histoire naturelle qu’ils avoient le génie moins limité, & la philosophie plus étendue ; qu’ils s’étonnoient moins que nous des faits qu’ils ne pouvoient expliquer ; [415b] qu’ils voyoient mieux la nature telle qu’elle est ; & qu’une sympathie, une correspondance n’étoit pour eux qu’un phénomene, tandis que c’est pour nous un paradoxe, dès que nous ne pouvons le rapporter à nos prétendues lois de mouvement. » (III, 415a–b.)

La « cause inconnue » dont parle Venel constitue la première page du Rêve de D’Alembert. Elle est Dieu en tant que force motrice de l’univers, dont l’impulsion primordiale peut seule expliquer le mouvement qui anime la machine physique du monde12. À la « cause inconnue » des physiciens dualistes, Venel oppose les « causes cachées » du chimiste, les propriétés secrètes de la matière. On pense aussitôt à la « sensibilité inerte » dont parle Le Rêve. L’argument de Venel préfigure celui du premier entretien. Il ne s’agit pas d’opposer un matérialisme clair à un idéalisme obscur, une chimie qui explique tout à une physique qui échoue à expliquer. Personne n’a la solution. C’est bien incompréhensible contre incompréhensible, ici « cause inconnue » contre « cause cachée ». Il s’agit cependant d’intégrer ce maillon explicatif incompréhensible dans un système général d’explication qui soit le plus économique, le plus simple possible. On reconnaît ici l’argument galiléen : Galilée ne pouvait pas prouver expérimentalement la rotation de la terre, mais en montrant que cette hypothèse simplifiait, rectifiait et précisait le calcul du mouvement des planètes, il recourait à l’argument économique ; la nature va au plus simple ; il ne s’agit pas nécessairement, pour le savant, d’abolir l’incompréhensible, mais de le réduire, de l’intégrer dans le système à la fois le plus global et le plus économique.

Or pour les physiciens le schéma est le suivant :

Dieu                               —> lois mécaniques —> phénomènes
(incompréhensible)            du mouvement

Pour les chimistes, le schéma est plus resserré :

Matière                                   —> phénomènes
(mécanique des particules incompréhensible)

Venel dénonce ici ces « principes mécaniques » qui, au dix-huitième siècle, freinent la modélisation scientifique en faisant écran à ce qu’il appelle « l’horreur de l’inintelligible ».

Venel préfère l’obscurité à l’erreur et dénonce l’identification, héritée du savoir classique, de la vérité à la clarté, ou, autrement dit, du réel et du vraisemblable. Savoir ménager une place pour l’incompréhensible, donner sa part à l’obscur constitue la véritable attitude scientifique. Le délire de D’Alembert théâtralisera en quelque sorte cette posture intellectuelle dans le second entretien.

Action et réaction

Le langage et l’attitude scientifique du chimiste constituent donc pour Diderot, dans Le Rêve de D’Alembert, la nouvelle pratique de pensée à laquelle il convient de se convertir. Le dialogue met en œuvre cette conversion autour d’une notion, ou plutôt d’un couple, repéré par Jean Starobinski13 : l’action et la réaction.

L’expression apparaît pour la première fois au début du second entretien, à propos du passage de la contiguïté à la continuité. Comment l’unité de l’animal se fait-elle, comment ce qui en lui fait système se constitue-t-il à partir de l’» agrégat » (GF69), de l’hétérogénéité matérielle du corps ?

« La combinaison ne s’en fera pas moins, et en conséquence l’identité, la continuité… Et puis l’action et la réaction habituelles… » (GF70.)

La combinaison est ce qui constitue les éléments composés en agrégats, c’est-à-dire en une matière homogène, qui se tient. De la combinaison, on passe à l’identité de l’animal, de l’identité à la continuité sensible de la chair. Une fois cette continuité établie peut naître la conscience, comprise comme action et réaction depuis l’origine du faisceau sensible jusqu’aux extrémités du corps. Cette action et réaction n’est autre que ce que Freud nommera le système Pc/Cs.

L’action et la réaction est bien plus que le processus chimique, que Diderot désigne ici par le terme de « combinaison », ailleurs par la « fermentation » ou, plus marginalement, par « l’assimilation ». C’est de la conscience qu’il s’agit, de cette sorte de cogito chimiste que Diderot oppose à Descartes.

Quelle différence y a-t-il, se demande Diderot plus loin, entre le contact de deux corpuscules de matière inerte et celui de deux molécules sensibles ? Diderot évite d’employer l’expression « matière inerte », marquant ainsi nettement que pour lui cela n’existe pas. C’est que les molécules sensibles interagissent :

« une action, une réaction habituelles… et cette action et cette réaction avec un caractère particulier… Tout concourt donc à produire une sorte d’unité qui n’existe que dans l’animal… » (GF71.)

L’action et la réaction désignent beaucoup plus que l’échange chimique intercellulaire ou la circulation de telles ou telles protéines, tels ou tels acides. Ce qui est en jeu, c’est l’unité de l’animal. Le terme n’est pas neutre : animal, étymologiquement, c’est ce qui est doué d’une anima. La réaction chimique est constitutive de l’âme, ou plutôt tient lieu de l’âme dans un processus qui s’arrête à l’animal. Du point sensible originaire jusqu’à l’unité de l’animal, Diderot remodèle complètement le système cartésien, mais cette métaphysique là n’est jamais loin. Elle constitue en tout cas son point de départ.

Il s’agit pourtant bien de sortir de l’unité métaphysique du cogito, de déconstruire cette circonscription stable du Moi cartésien. Dans son délire, D’Alembert s’interroge :

« Qu’est-ce qu’un être ?… La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis être autre chose qu’une tendance ?… » (GF94.)

On sait quelle sera la fortune psychanalytique de la notion de tendance14, par laquelle Freud rend compte de façon dynamique du moi pris dans le jeu contradictoire du principe de plaisir et du principe de réalité. La tendance déconstruit le moi pris comme certitude métaphysique. Le moi lui-même devient processus :

« Et la vie ?… La vie, une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ?… Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… » (GF94.)

L’action et la réaction constituent l’unité vivante de l’animal, le moi, mais elles défont aussi cette unité. Tous les processus chimiques sont envisagés dans leur réversibilité. La force qui a constitué les molécules en agrégats peut disperser à nouveau l’agrégat en molécules. Mais l’énergie sensible de la matière demeure en elle. L’action et la réaction désignent le moi en tant qu’il se manifeste comme passage, comme unité-limite de cette matière sensible qui, fondamentalement, demeure hétérogène, instable, en mouvement. Ainsi, à propos des jumelles de Rabastens :

« les réseaux de ces deux enfants s’étaient si bien mêlés qu’ils agissaient et réagissaient l’un sur l’autre ; lorsque l’origine du faisceau de l’une prévalait, il entraînait le réseau de l’autre qui défaillait à l’instant. » (GF127.)

Désormais l’unité du moi se brouille de plus en plus. Il s’agit ici non seulement du passage de la vie à la mort comme dans le passage précédent, mais aussi du passage d’une conscience à une autre conscience. L’alternance de conscience et d’inconscience devient l’objet central dont l’action et la réaction cherchent à rendre compte dans le texte de Diderot. Ainsi, à propos de la femme hystérique tombée « dans l’état vaporeux le plus effrayant » :

« S’il arrivait que l’action des filets du réseau fût égale à la réaction de leur origine, elle tombait comme morte. » (GF138.)

Cette révolte des filets met en question radicalement la prééminence du point sensible originaire et, derrière lui, l’unité animale du moi métaphysique couronné par l’âme. L’action et la réaction installent le moi à la frontière, à la limite de sa déperdition animale. la vaporeuse met en accusation le métaphysicien.

On remarquera, entre temps, que le texte a basculé de la chimie vers la médecine ou, plus exactement, vers la physiologie. La dernière évocation de l’action et de la réaction est celle du sommeil, pris comme moment de dissolution absolue du moi :

« tout concert, toute subordination cesse. Le maître est abandonné à la discrétion de ses vassaux et à l’énergie effrénée de sa propre activité. Le fil optique s’est–il agité ? L’origine du réseau voit ; il entend si c’est le fil auditif qui le sollicite. L’action et la réaction sont les seules choses qui subsistent entre eux ; c’est une conséquence de la propriété centrale, de la loi de continuité et de l’habitude. Si l’action commence par le brin voluptueux que la nature a destiné au plaisir de l’amour et à la propagation de l’espèce, l’image réveillée de l’objet aimé sera l’effet de la réaction à l’origine du faisceau. Si cette image, au contraire, se réveille d’abord à l’origine du faisceau, la tension du brin voluptueux, l’effervescence et l’effusion du fluide séminal seront les suites de la réaction. » (GF153-4.)

L’action et la réaction du faisceau sensible se substitue, pendant le sommeil, à la maîtrise de la conscience. La description des effets sensibles du rêve, de la vision jusqu’à l’effusion onaniste, marque un renversement paradoxal dans le rapport du moi à la sensibilité. Le moi était d’abord défini, sous l’influence du modèle cartésien, comme cette instance « au–dessus » qui maîtrise la sensibilité et s’affirme dans sa plénitude, dans sa position et son savoir de maître, dans la puissance de son génie, à proportion qu’elle se détache de cette sensibilité et la domine. Or le moment du sommeil se caractérise par la disparition de cette instance chargée d’assurer « concert » et « subordination ». La sensibilité fait tout à coup retour comme puissance purement corporelle de l’individu, comme moi corporel, c’est–à–dire comme le moi même du matérialiste. Le dialogue est irrésistiblement attiré vers cette position de renversement du cogito. On a vu comment, juste avant, les symptômes de la vaporeuse faisaient éclater cette puissance corporelle d’un faisceau de fils sensibles révoltés contre le point originaire, ou tout simplement faisant son économie. Ici encore, cette position révoltée du moi sensible aboutit à l’évocation de la jouissance sexuelle comme pure « effervescence », comme action et réaction interne. L’image se prépare des chèvres–pieds du troisième entretien : « l’énergie effrénée » du faisceau sensible livré à lui–même fait écho aux « effrénés dissolus » (GF185). De façon caricaturale, le chèvre–pied incarne l’accomplissement matérialiste d’un cogito anti–cartésien.

Notes

1

« L’esprit répandu dans tous les membres agite la matière et se mêle en un grand corps. » Vers de Lucrèce ?

2

Diderot avait lu Descartes et se réfère à lui dans la Lettre sur les aveugles. Il fait allusion aux gravures de la Dioptrique mais pense plus probablement à celles du Traité de l’homme sur le même sujet, qui correspondent mieux à la description qu’il en fait.

3

Viande a ici le sens générique d’aliment.

4

En italiques dans le texte.

5

Le Dictionnaire de Trévoux, à l’article Corde, rappelle l’étymologie du mot : « Ce mot de corde vient du grec cordh ;, qui signifie proprement un gros intestin dont on peut faire des cordes. » Il signale également une signification anatomique du mot : « Corde, terme d’Anatomie, se dit d’un nerf qui est couché sur la membrane du tambour de l’oreille. » L’expression figurée corde sensible n’apparaît pas, mais ce sens est quand même mentionné dans les tournures suivantes : « Corde, en termes de musique, signifie la note ou le ton qu’il faut toucher ou entonner, & se dit de tous les intervalles de musique. […] On dit figurément en ce sens, toucher la grosse corde, quand on parle d’une chose qui doit faire du bruit, ou toucher vivement celui à qui on parle. On dit aussi, il ne faut pas toucher cette corde–là ; pour dire, ne parlez point de cette affaire, de cette circonstance, de peur de choquer quelqu’un qui renverseroit tous vos desseins. » (Trévoux, éd. 1771, II, 909–910.)

6

L’» intervalle incompéhensible » est, plus généralement, la notion qui permet à Diderot d’échapper à un déterminisme rigide, à la manière du clinamen de Lucrèce. Voir également la méditation sur le devenir des espèces : « Qui sait si ce n’est pas la pépinière d’une seconde génération d’êtres, séparée de celle–ci par un intervalle incompréhensible de siècles et de développements successifs ? » (GF80). Enfin, à propos de l’homme qui a perdu puis retrouvé conscience : « Cet intervalle, quelquefois très long, a disparu de sa vie. » (GF133.)

7

[figure] que même les bœufs et les ânes sont capables de discerner.

8

Diderot traduit Lucrèce, De natura rerum, V, 796.

9

Rien de tel chez Lucrèce, ni chez Épicure. Mais Diderot songe peut-être à la fermentation génératrice des abeilles dans le mythe des Géorgiques, V, 796.

10

La goutte d’eau de Needham.

11

La conjonction des termes vient de l’Encyclopédie : à l’article Chymie, Venel renvoie notamment à Effervescence et à Fermentation  ; à l’article Ferment, il renvoie à Putréfaction.

12

Aristote avait certes récusé l’idée d’un commencement absolu du mouvement : « Si en effet, à un certain moment, parmi les êtres dont les uns sont mobiles et les autres moteurs, l’un devient premier moteur et un autre premier mobile, et si auparavant il n’y avait rien que du repos, il y a nécessairement un changement intérieur ; car le repos avait une cause, puisque la mise en repos est privation de mouvement. Par suite, il faut qu’un changement antérieur précède le premier changement. » (Physique, VIII, 251a 5-28.) Mais s’il n’y a pas eu de commencement absolu du mouvement, il y a bien un premier moteur : « il est nécessaire qu’existe un premier moteur qui ne soit mû par rien d’autre ; et si un tel premier moteur existe, il n’en faut point d’autre. Car il est impossible de remonter à l’infini dans la série des moteurs eux-mêmes mus par autre chose ; dans l’infini, en effet, rien n’est premier. Par conséquent, si tout ce qui se meut est mû par quelque chose, et si le premier moteur est mû sans être cependant mû par autre chose, il est nécessairement mû par lui-même. (Physique, VIII, 5, 256a 13 - b 2.)

13

Jean Starobinski, Action et réaction, vie et aventures d’un couple, Seuil, Librairie du XXème siècle, 1999.

14

Le terme s’utilise avant tout au dix–huitième siècle dans le champ scientifique, comme l’indique l’article du Trévoux : «  Tendance. S. f. Terme de Physique, de Statique & de Dynamique. On entend par là l’effort que fait un corps vers un point quelconque. Nisus corporis. Quelquefois pourtant ce mot marque la simple direction du mouvement. […] Tous les corps qui nous environnent, les plus petits comme els plus grands nous apprennent quelques vérités : ils ont tous un langage qui s’adresse à nous, & même qui ne s’adresse qu’à nous. Leur structure particulière nous dit quelque chose. Leur tendance à une fin nous marque l’intention de l’ouvrier. Spect. De la Nat. T. I, p. 4 & 5 de la Préf. La loi qui a imprimé à tous les corps une tendance vers leur centre, & qui a réglé tous les dégrés de leur accélération vers ce centre, est ce qui met l’ordre dans le monde, en prescrivant à chaque corps le lieu qu’il doit occuper. T. III, p. 255. » (Trévoux, éd . 1771, VII, 1020. La petite main indique que l’article a été ajouté pour cette édition.)

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Matérialisme et modélisation scientifique dans Le Rêve de D’Alembert », cours d’agrégation sur Le Fils naturel et Le Rêve de D'Alembert donné à l'université Paul-Valéry de Montpellier, janvier 2001.

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