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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Le temps comme refus de la refiguration : Diderot post-herméneutique ? », Diderot et le temps, Textuelles, dir. S. Lojkine et A. Paschoud, Presses universitaires de Provence, Aix-en-Provence, 2016, p. 163-176.

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Ressources externes

Diderot post-herméneutique ?

Couverture Diderot et le tempsLa trilogie Temps et récit de Paul Ricœur1 constitue sans doute l’une des entreprises contemporaines les plus impressionnantes pour penser philosophiquement le temps en faisant la somme d’une tradition philosophique qui remonte à Aristote et à Augustin et du dépassement phénoménologique de cette tradition par Husserl et par Heidegger. Pour opérer cette vaste synthèse, Ricœur fait appel à la littérature et à ce qui, en elle, constitue selon lui le moteur essentiel de la fabrique de la fiction : le récit. Notre appréhension du temps serait toujours affaire de récit, c’est-à-dire d’une configuration narrative de notre expérience du temps.

Ricœur oppose d’abord deux modes de configuration, celle qu’opère l’histoire, sur la base d’une reconstitution de l’intelligibilité des événements, et celle qu’opère la littérature, à partir de l’élaboration structurale d’une intrigue. Alors que le récit historique vise l’établissement d’une compréhension linéaire du temps, de ce que Ricœur appelle le temps cosmique, l’intrigue construit un monde fictionnel, c’est-à-dire une reconfiguration de l’histoire en monde, ou autrement dit une configuration seconde. Surgit alors une troisième dimension de l’expérience du temps, qui est la mise à l’épreuve du récit dans la lecture : l’expérience, la compréhension du récit opère une configuration tierce du temps. Ces trois niveaux, qui définissent selon Ricœur les trois niveaux de la mimésis, lui permettent d’opérer le déplacement fondamental d’une phénoménologie du temps, jugée aporétique, vers une herméneutique.

Le concept clef de l’herméneutique ricœurienne du temps est le concept de configuration, ou plutôt de refiguration, puisque le matériau qu’il s’agit de configurer est, dès que l’on passe de l’histoire à la fabrique de la fiction, et a fortiori de la poétique à la lecture, déjà une configuration du temps. La refiguration narrative place la figure au cœur du dispositif conceptuel qui permet de penser le temps, au moment même où la narratologie genettienne se déploie autour des trois Figures, et en mobilisant un corpus littéraire très circonscrit dans le temps : A la recherche du temps perdu de Proust (1906-1922), La Montagne magique de Thomas Mann (1912-1923), Mrs Dalloway de Virginia Woolf (1925). L’époque de ce corpus peut être caractérisée comme celle d’une certaine mise en crise de l’intériorité2 : l’effort en quelque sorte désespéré de refiguration de soi et du monde à quoi s’occupe cette littérature s’avère particulièrement adapté au projet herméneutique ricœurien. Mais qu’en est-il de l’expérience littéraire du temps avant Proust et après Woolf ? D’autre part les grandes avancées de la physique contemporaine dans la modélisation du temps, et notamment la postulation par Einstein d’un espace-temps qui rend obsolète la notion de temps cosmique, ne sont pas prises en compte par Temps et récit : or la notion même d’aporie, qui joue un rôle fondamental dans la démonstration de Ricœur, repose sur cette linéarité du temps cosmique dont elle éprouve la limite.

On montrera ici, à partir de l’œuvre et de la pratique de Diderot, qu’il est possible, et même nécessaire, de penser le temps en dehors du paradigme du récit. Chez Diderot, le concept de figure est irréductible à l’expérience du temps, qui est d’abord la mise à l’épreuve d’une vicissitude ; la parole, le discours, c’est-à-dire tout ce qui met en œuvre la configuration d’un récit, reposent sur une pensée sans durée, de sorte qu’elles ne visent certainement pas la représentation du temps, mais bien plutôt de l’idée, ou de la vérité, et que le temps ne s’y manifeste que de façon seconde et comme falsification ; enfin, une appréhension du temps qui ne serait pas enfermée dans l’expérience par le sujet de sa propre intériorité nécessite de poser l’extériorité d’un hors-temps : ce qui constitue une impossibilité logique dans le cadre conceptuel augustino-aristotélicien devient possible avec l’espace-temps de la physique contemporaine. Diderot n’avait certes pas anticipé les découvertes de la relativité et les possibilités théoriques de la physique quantique. Mais la pratique de l’expérience de pensée et l’observation de la catalepsie lui ont permis, selon une méthode que nous caractériserions peut-être un peu vite aujourd’hui de pré-scientifique, de penser la pluralité simultanée des temps et le travail de la négativité qui sous-tend cette pluralité.

Il ne s’agit pas pour autant d’opposer, par cette étude de cas, Diderot à Ricœur, ni même de dégager la modernité d’une pensée : plutôt d’opérer un décentrement. Le dépaysement radical dans lequel Diderot nous plonge pourrait nous aider à franchir le pas d’une théorisation post-herméneutique des sciences humaines.

I. L’expérience du temps

Il faut d’abord repartir d’une phénoménologie diderotienne du temps : l’expérience de la durée, chez Diderot, n’est pas celle d’un déroulement des événements, mais plutôt d’un accident entraînant des vicissitudes. C’est le modèle matérialiste lucrétien du clinamen.

La catastrophe originaire

Au début des Essais sur la peinture, Diderot décrit le travail du temps sur le visage d’une femme qui, dans sa jeunesse, a perdu les yeux :

« L’accroissement successif de l’orbe n’a plus distendu ses paupières. Elles sont rentrées dans la cavité que l’absence de l’organe a creusée ; elles se sont rapetissées. Celles d’en haut ont entraîné les sourcils ; celles d’en bas ont fait remonter légèrement les joues. La lèvre supérieure s’est ressentie de ce mouvement et s’est relevée. L’altération a affecté toutes les parties du visage, selon qu’elles étaient plus éloignées ou plus voisines du lieu principal de l’accident. Mais croyez-vous que la difformité se soit renfermée dans l’ovale ? » (Ver, IV, 467 ; DPV, XIV, 3433.)

Le temps se marque à partir d’une absence4 : l’œil manque. Depuis ce trou liminaire, des déformations successives se constatent au bord de l’accident. Le temps se manifeste comme altération au seuil d’un irreprésentable. Cette altération est irrépressible, dépassant l’ovale du visage, contaminant insensiblement la totalité de la figure, les épaules, la gorge et jusqu’aux pieds pour le second exemple convoqué, celui du bossu.

Il s’agit de voir l’œil qui manque, mais de le voir hors de ce manque, loin de l’orbite creuse : dans le merveilleux spectacle d’une gorge de femme, dans l’énigme d’un pied découvert dépassant d’un voile qui couvre la figure, il faudrait percevoir la lacune originaire, le défaut qui explique tout, le principe d’altération qui est aussi le principe de singularité. Le temps a défiguré la figure mais, la défigurant, l’a rendue absolument singulière, unique du point de vue de la nature qui, convoquée, ne se trompera pas. Le temps a construit la figure comme défiguration, mais comme défiguration insensible, invisible. La notion même de figure, à partir de laquelle Diderot pourrait bâtir un Traité de peinture, se dérobe et se défait : il n’y aura pas de traité5. Le temps n’imprime donc pas seulement la contagion d’une vicissitude6 : il est saisi dans l’œuvre, en son cœur, comme refus de la refiguration ; le dispositif de l’œuvre empêche de refigurer ce qui, par le jeu, le concours du temps, se dérobe comme défiguration, comme catastrophe originaire.

Ruine et vicissitude

Devant trois paysages de Julliart, au Salon de 1767, Diderot se désespère de voir le peintre aligner platement arbres, eaux et montagnes. Et de décrire la poésie d’un beau paysage :

« il faut savoir […] donner aux montagnes un aspect imposant ; les entrouvrir, en suspendre la cime ruineuse au-dessus de ma tête, y creuser des cavernes, les dépouiller dans cet endroit, dans cet autre, les revêtir de mousse, hérisser leur sommet d’arbustes, y pratiquer des inégalités poétiques ; me rappeler par elles les ravages du temps, l’instabilité des choses, et la vétusté du monde » (Ver, IV, 644 ; DPV, XVI, 252).

Le paysage n’est pas seulement une disposition spatiale : il doit « être touché fortement », mettre en œuvre « une certaine poésie », produire un effet sublime que Diderot identifie à celui des « ravages du temps ». Comment insuffler cette poésie du temps destructeur à ce qui se présente d’abord comme une simple topographie des lieux ? Diderot entrouvre les montagnes, menace d’éboulement leur « cime ruineuse », les perce de trous, les dépouille : il les défigure, les ruine, les sape. La poétisation du paysage est une véritable entreprise de destruction, qui installe la vicissitude au cœur du tableau. La description dynamite son objet ; elle donne à voir le temps par cette altération. Ce mouvement est exactement à l’inverse d’une refiguration : Diderot est au contraire parti d’un paysage plein, d’une disposition ordonnée des lieux, de la campagne produite par Julliart. Y faire sentir la profondeur du temps suppose d’introduire dans cette plénitude de matière naïve du creux, de l’instable, du ruineux. Julliart nous prépare aux ruines de Robert :

« L’effet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c’est de vous laisser dans une douce mélancolie. Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais, et nous revenons sur nous-mêmes ; nous anticipons sur les ravages du temps ; et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. A l’instant la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute une nation qui n’est plus. Et voilà la première ligne de la poétique des ruines7. » (Ver, IV, 699 ; DPV, XVI, 335)

A nouveau, le temps se fait sentir par ses ravages. Mais là encore il impose une projection à partir d’un support instable : « nous attachons nos regards sur les débris » ; il faut souligner l’antinomie de l’attachement et des débris, de ce que le regard cherche à fixer et de ce qui, comme ruine, se présente comme impossible à fixer.

Mais surtout, à l’image de la ruine, déployée sur la toile dans toute sa matérialité plastique, vient se superposer une image seconde, virtuelle, celle des « édifices mêmes que nous habitons », que nous ruinons en imagination8. Le tableau devient interface : en sa profondeur — les édifices dont il présente en surface la ruine ; en sa projection — le même ravage du temps, mais opéré dans le futur sur nos propres habitations. Le motif de la vicissitude, le thème du ravage ne doit pas nous faire illusion : il ne révèle pas une conception diderotienne du temps, une sorte de pessimisme devant l’altération inéluctable des choses ; le ravage organise la superposition imaginative. L’introduction du temps dans la peinture permet cette superposition : d’un côté, l’image réelle, la matérialité plastique de l’image, leurrante, opaque, s’interpose comme écran ; de l’autre, extrapolée à partir de ce leurre, projetée par l’imagination, l’image virtuelle d’une impossible défiguration (l’œil de l’aveugle), la dissémination d’une catastrophe (nos habitations dispersées), la déstabilisation généralisée d’un paysage. Le temps se manifeste donc dans le double jeu du plastique et du virtuel, de ce qui a consistance d’écran et de ce qui a l’inconsistance de la ruine.

II. Temps de la parole, temps de la pensée

Le jeu est le même dans le langage. Avec le langage, nous devrions glisser d’une phénoménologie à une herméneutique du temps : on pourrait penser qu’une des fonctions de la parole est de formuler l’expérience du temps, et par là de la configurer, de l’interpréter. Chez Diderot pourtant, la dépression originaire qui se manifeste chaque fois qu’il est confronté à l’expérience du temps interdit cette configuration.

Négation et projection

C’est, dans la Lettre sur les sourds, l’exemple de Cicéron au début du Pro Marcello :

« Quand Cicéron commence l’Oraison pour Marcellus par Diuturni silentii, Patres Conscripti, quo eram his temporibus usus, etc. l’on voit qu’il avait eu dans l’esprit antérieurement à son long silence une idée qui devait suivre, qui commandait la terminaison de son long silence […]. Qu’est-ce qui déterminait Cicéron à écrire Diuturni silentii au génitif, quo à l’ablatif, eram à l’imparfait, et ainsi du reste, qu’un ordre d’idées préexistant dans son esprit, tout contraire à celui des expressions, ordre auquel il se conformait sans s’en apercevoir, subjugué par la longue habitude de transposer ? » (Ver, IV, 25 ; DPV, IV, 154-155.)

Comme la Ruine de Robert, la phrase de Cicéron fonctionne comme interface entre une antériorité qui la programme syntaxiquement et une idée qui doit suivre, dont la phrase exprime le suspens. La phrase s’inscrit dans une temporalité parce qu’elle superpose une analepse et une prolepse, un silence et une syntaxe qui la précèdent, une prise de position et une stratégie politique qui vont suivre. Le long silence de Cicéron, républicain battu dans un Sénat désormais contrôlé par les partisans de César, installe, avant la phrase, et la démarrant, la catastrophe politique liminaire, le néant verbal, l’abîme d’une parole qui paraît désormais impossible9. Ici encore, le nœud originaire à partir duquel se noue l’expression du temps, est une lacune, un effondrement : diuturni silentii, du long silence auquel moi, le plus grand de tous les orateurs, j’ai été réduit.

Il y a un ordre syntaxique du déroulement, une structure de la phrase, charpentée par le jeu des cas. Par rapport à cette structure, l’ordre sera naturel ou inversé. Mais, dans l’ordre de la pensée, cette succession du déroulement est sans importance : la pensée fonctionne par scène, globale et simultanée10.

« Je me figure Cicéron montant à la tribune aux harangues, et je vois que la première chose qui a dû frapper ses auditeurs, c’est qu’il a été longtemps sans y monter ; ainsi diuturni silentii, le long silence qu’il a gardé, est la première idée qu’il doit leur présenter, quoique l’idée principale pour lui ne soit pas celle-là, mais hodiernus dies finem attulit ; car ce qui frappe le plus un orateur qui monte en chaire, c’est qu’il va parler, et non qu’il a gardé le silence. » (Ver, IV, 26 ; DPV, IV, 156.)

Cette fois ce n’est plus la phrase, mais la figure qui dans la scène fait interface entre deux points de vue, celui du spectateur sur le silence passé et celui de l’orateur sur la parole à venir. Le glissement des temporalités en points de vue prépare l’abolition de la temporalité : prise dans le chiasme d’un double regard, la scène s’arrête, fait tableau dans le suspens du génitif. Le temps s’abolit alors même qu’il n’est question que du temps, diuturni. Ce temps est identifié à la figure de l’orateur prise entre le silence et la parole : « Je me figure Cicéron… » Mais cette refiguration d’une scène suppléant à la phrase dont elle est extrapolée s’avère vite impossible : les points de vue de l’orateur et des spectateurs sont irrémédiablement inconciliables, relèvent de deux temporalités disjointes. La figure superpose cette disjonction : un temps du silence sous-tend le temps de la parole, une négation originaire11 (« il a été longtemps sans y monter »), précédant l’ouverture de la parole (« ce qui frappe le plus un orateur, c’est qu’il va parler »). La parole de Cicéron ne va pas refigurer le silence, mais au contraire le placer dans le suspens du génitif, diuturni silentii, dans l’instabilité projective de ce suspens, en l’identifiant à l’interface figurale du dispositif scénique : une parole fait écran à un silence, Cicéron parlant défigure Cicéron qui se tait.

Il n’y a donc pas simplement dans ce choc dynamique des temporalités deux images hétérogènes affrontées, mais les trois termes d’un dispositif12 : entre la négation originaire du diuturni silentii et la projection représentative du finem attulit s’interpose la figure, l’interface de Cicéron montant à la tribune. Le jeu des hétérogènes constitutif de la temporalité diderotienne est un jeu à trois termes : négation, projection et figure. Ce jeu donne la forme du refus de la refiguration.

Le faisceau de la pensée

Diderot en propose une formulation plus abstraite et plus générale dans les Éléments de physiologie, au chapitre II de la troisième partie, « Phénomènes du cerveau », « Entendement » :

« Les objets agissent sur les sens ; la sensation dans l’organe a de la durée ; les sens agissent sur le cerveau, cette action a de la durée : aucune sensation n’est simple ni momentanée, car s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, c’est un faisceau. De là naît la pensée, le jugement. » (Ver, I, 1284 ; DPV, XVII, 462.)

La formulation est abrupte ; il s’agit de penser la pensée. Pour le faire, Diderot commence par poser une double durée, ou, si l’on préfère, une double temporalité13 : il y a d’abord le temps de « la sensation dans l’organe », de l’empreinte qui se fait des objets sur les sens. Il y a ensuite la traduction de cette empreinte dans le cerveau, la transposition de la sensation dans l’intellection : un temps pour sentir, un temps pour comprendre. Mais Diderot ne se représente pas ces deux durées, ces deux temporalités, comme successives et s’enchaînant. Pour lui, elles forment un faisceau14 : l’ensemble qui constitue la sensation, dans l’organe et dans le cerveau, est fait de traits réactifs, de flux nerveux qui, persistant légèrement après leur émission, entrent en interaction les uns avec les autres, non seulement comme compréhensions multiples déteignant l’une sur l’autre, mais comme mélange hétérogène de réception brute et de message élaboré. Ce faisceau de traits concurrents, de perceptions et d’intellections mêlées, constitue le dispositif de la pensée : la conjonction dont il résulte est aussi une conjonction de temporalités.

La pensée, le jugement, sont l’interface du faisceau de la sensation, le troisième terme entre la perception dans l’organe et l’intellection dans le cerveau, entre la catastrophe ou la négation perceptive (l’expérience sensible comme négation de soi, la sensation qui submerge et anéantit) et la virtualisation, la projection imaginative (le ressaisissement par la construction d’un sens, la conceptualisation de la sensation). Diderot ne parle pas d’interface, mais de coexistence :

« Par la raison qu’elles sont durables, il y a coexistence de sensations. L’animal sent cette coexistence. Or sentir deux êtres coexistants, c’est juger. Voilà le jugement formé » (Ibid., Ver, I, 1284 ; DPV, XVII, 462).

On touche ici à un paradoxe essentiel : Diderot a commencé par poser une double durée de la sensation. Cette double durée lui permet de penser la pensée comme coexistence des sensations. La durée conditionne, produit la coexistence : or cette coexistence, dont Diderot forme l’hypothèse dès la Lettre sur les sourds, lui permet précisément d’abolir la durée dans la représentation de la pensée. Ce que nous énonçons successivement, nous l’avons pensé simultanément. Mieux : la simultanéité, c’est-à-dire la coexistence des sensations constitutives de la pensée, définit la nature hors-temps, non successive, non durable de la pensée. C’est un faisceau, c’est-à-dire un dispositif : une conjonction instantanée15.

Ici se dessine plus nettement ce que nous voyions à l’œuvre de façon plus intuitive dans les Salons : l’expérience du temps revient toujours, chez Diderot, à une durée ou à un système de durées, articulées à une négation de la durée, ou un vide, une absence, une catastrophe : d’un côté, les altérations, les vicissitudes, les ravages du temps, le rapetissement des chairs sur le visage de la femme aveugle, la ruine d’une montagne que le temps creuse de trous, la dispersion des édifices que nous habitons, toutes expériences qui dilatent le temps ; de l’autre côté, l’œil manquant, la vétusté du monde, la solitude et le silence autour de nous : une expérience du dénuement, une réduction au un et au nu qui est une abolition de la durée, la boucle d’un retour sur soi dans l’abîme.

III. Paradoxes du hors-temps

Pour saisir la vicissitude du temps, Diderot pose l’extériorité d’un hors-temps de la pensée. Ce n’est pas seulement la simultanéité du hiéroglyphe de la Lettre sur les sourds, ni de l’accord des cordes du clavecin-philosophe dans Le Rêve de D’Alembert ; c’est le hors-temps de l’expérience de pensée qui va permettre de suppléer l’expérimentation physique que la science des Lumières ne peut pas pratiquement mettre en œuvre. Le hors-temps permet le basculement décisif d’une problématique de la figure (refiguration / défiguration) vers une logique du dispositif : le hors-temps est le hors-scène du dispositif, par quoi nous sortons du cadre épistémologique de l’herméneutique. Depuis le hors-temps, il n’y a ni je, ni relation. Et c’est pourtant lui qui permet de penser le temps comme relation, comme liaison.

Le latus des temporalités

En effet, entre la dilatation du temps en vicissitude et la réduction du temps en abîme, il faut poser une liaison, un latus. Ainsi, dans Le Rêve de D’Alembert, quand Diderot réduit en poudre le groupe de Falconet :

« Lorsque le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable, je mêle cette poudre à de l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j’arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. » (Ver, I, 613 ; DPV, XVII, 94.)

Il s’agit d’articuler deux hétérogènes, la matière inerte, le bloc de marbre, et la matière pensante, moi, celui qui arrose, le philosophe. Ces deux substances renvoient elles-mêmes à deux temporalités que pointe de façon humoristique la formule « le temps ne me fait rien » : car si a priori le temps ne fait rien au bloc de marbre, qui est supposé éternel, il n’est pas indifférent au philosophe qui arrose et ne peut s’offrir le luxe d’arroser éternellement16… Il y a donc, entre les deux matières à conjoindre, l’inerte et la pensante, la différence d’un temps de la vie et d’un hors-temps de la pierre, différence que Diderot se plaît malignement à intervertir : en effet, par l’expérience virtuelle qu’il imagine, le marbre pulvérisé entre en vicissitude, s’altère, produit de l’humus, sur lequel on sème des pois, des fèves, des choux, qu’on mange.

« Vrai ou faux, j’aime ce passage du marbre à l’humus, de l’humus au règne végétal, et du règne végétal au règne animal, à la chair. » (Ver, I, 613 ; DPV, XVII, 95.)

C’est le marbre qui passe l’épreuve du temps, se transforme dans le temps. Pour Diderot, le philosophe qui arrose, au contraire, « le temps ne me fait rien », je suis dans le hors temps de l’expérimentateur, dans l’extériorité sans durée du dispositif d’observation.

À partir de cette interversion de la durée vivante et du hors-temps de la skepsis, de ce chiasme de la vicissitude et de la sensibilité, il s’agit d’introduire le troisième terme, le latus qui fera le lien « entre l’humus et moi » : « rendre le marbre comestible », « je fais donc de la chair ou de l’âme, comme dit ma fille, une matière activement sensible […] car vous m’avouerez qu’il y a bien plus loin d’un morceau de marbre à un être qui sent, que d’un être qui sent à un être qui pense » (ibid.).

Il faut apprécier ici la jubilation transgressive d’un Diderot très fier de son raisonnement délirant. Mais, et c’est tout le jeu et l’équilibre du Rêve de D’Alembert, le délire du raisonnement jette les fondements sérieux, les formes de la machine à penser matérialiste. « Il y a bien plus loin de… à…, que de… à… » : ce sont bien là deux durées, deux vicissitudes qui sont posées, comme, dans les Éléments de physiologie, celles des deux sensations à partir desquelles penser la pensée. Entre les deux, le latus, la liaison est l’interface qui ordonne le temps comme exclusion du temps : à moi, le philosophe, le jardinier, l’expérimentateur, « le temps ne me fait rien ».

Et Diderot reviendra sur cette négation quelques pages plus loin :

« Diderot. Me permettriez-vous d’anticiper de quelques milliers d’années sur les temps ?

D’Alembert. Pourquoi non ? Le temps n’est rien pour la nature17. » (Ver, I, 615 ; DPV, XVII, 98.)

Cette négation constitutive ne peut plus ici, comme dans l’exemple du Diuturni silentii, être simplement pensée comme coexistence, simultanéité d’un dispositif temporel qui se substituerait au modèle discursif du temps successif, continu et enchaîné. Elle ouvre une disproportion et implique un absentement, la position d’extériorité de l’opérateur de pensée : la nature, comme le philosophe qui arrose, est en effet l’instance qui pense la vicissitude, et ne peut la penser qu’en s’en excluant. Le hors-temps de la pensée du temps est une négation mais aussi une totalisation18. Le temps n’est rien pour la nature, le temps ne me fait rien parce que l’opérateur de pensée n’y est pas immergé mais le totalise. Or cette totalisation implique une immersion : la nature n’est pas hors de la nature pour observer sa vicissitude comme je ne suis pas hors du temps pour arroser mon bloc de marbre. La position hors-temps, constitutive du dispositif de temporalité, abolit, inclut par totalisation le hors-temps, et défait ce qu’elle a institué.

Catalepsies : le temps insensible

Ce cercle logique, dont le chiasme est une première approche figurale, donne la forme paradoxale de la discontinuité essentielle du temps diderotien, et pose le principe du refus de la refiguration. La position de la refiguration est la position hors-temps, à quoi le temps ne fait rien, pour quoi le temps n’est rien. Or cette position fait tomber le hors-temps dans le temps par totalisation du processus qu’elle permet d’observer.

Diderot en donne un exemple saisissant dans le Voyage de Hollande :

« Un ministre de La Haye monte en chaire, prêche, s’arrête au milieu de son sermon, se croit dans sa stalle, entonne un psaume, le peuple lui répond ; le psaume fini, il reprend son discours précisément où il s’était interrompu, le continue et l’achève ; et quand il est descendu de chaire, il n’a pas la moindre conscience de ce qui s’est passé. » (DPV, XXIV, 161-16219)

Le prêtre mystique saute de son prêche au chant du psaume, puis saute à nouveau du psaume au prêche. Depuis le prêche, il n’a pas conscience de l’écart du psaume, dont la durée a pour lui été nulle. Il fait donc l’expérience d’une coexistence en lui de deux temporalités exclusives l’une de l’autre, niant chacune l’autre. Il faut introduire l’observation d’un tiers pour constater, penser, formuler cette double temporalité du prêche et du psaume, de la parole publique, singulière, et du chant communautaire depuis sa stalle. Mais ce tiers est-il possible ? Le peuple entraîné par l’élan mystique du prêtre répond à l’appel du psaume. Le saut d’une temporalité à l’autre déclenche une contagion, une totalisation, qui exclut de facto l’extériorité observatrice d’un témoin.

Diderot revient sur cette anecdote du Voyage de Hollande dans les Éléments de physiologie :

« Point de penseurs profonds, point d’imaginations ardentes qui ne soient sujets à des catalepsies momentanées. Une idée singulière se présente, un rapport bizarre distrait, et voilà la tête perdue, on revient de là comme d’un rêve : on demande à ses auditeurs, où en étais-je ? Que disais-je ? Quelquefois on suit son propos, comme s’il n’avait point été interrompu. Témoin le prédicateur hollandais. » (I, 3, « Homme » ; Ver, I, 1279 ; DPV, XVII, 328-329.)

La catalepsie est la dépression temporelle, la manifestation d’une défection, l’ouverture d’un laps par laquelle, à la bordure de l’abîme, se révèle le dispositif du temps. Diderot n’identifie plus cette catalepsie à la pathologie douteuse d’un prédicateur mystique, il en fait le symptôme du génie : c’est la marque du penseur profond, de l’imagination ardente. C’est donc la forme exacerbée de la pensée en général20. Le saut d’une temporalité à l’autre n’est plus décrit comme une simple rupture entre deux hétérogènes, mais comme l’établissement d’« un rapport bizarre » : la disjonction est une liaison, le décrochage est un rapport21. Cette liaison, ce rapport manifestent l’émergence de la pensée, mais la manifestent comme négation originaire, comme égarement dans l’abîme : « et voilà la tête perdue, on revient de là comme d’un rêve ».

Diderot donne un autre exemple au chapitre 2 de la IIIe partie :

« Actions intellectuelles interrompues et reprises après un long intervalle ; phénomène à expliquer. Je ne sais si j’ai fait mention de cet homme, qui reçoit dans la tempe le coup du bras du levier d’un pressoir ; il reste six semaines sans connaissance, au bout de ce temps il revient de son état comme du sommeil ; il se retrouve au moment de l’accident, et continue à donner des ordres pour son vin. On sait l’histoire de cette femme qui continue son discours interrompu par une attaque de catalepsie22. » (III, 2 ; Ver, I, 1286 ; DPV, XVII, 465-466)

Diderot insiste sur la continuité réelle de chaque expérience de temporalité, que le coma, l’accident cataleptique, le saut vers une autre temporalité semblent briser. Il n’y a pas de rupture du temps, mais des superpositions de durée que révèlent les manifestations d’absentement de soi-même.

« Un ouvrier, dont le spectacle faisait tout l’amusement de ses jours de repos, est attaqué d’une fièvre chaude occasionnée par le suc d’une plante venimeuse qu’on lui avait imprudemment administré. Alors cet homme se met à réciter des scènes entières de pièces, dont il n’avait pas le moindre souvenir dans l’état de santé. Il y a plus. C’est qu’il lui est resté une malheureuse disposition à versifier. Il ne sait pas le premier des vers qu’il débitait dans sa fièvre, mais il a la rage d’en faire. » (III, 3 ; Ver, I, 1289 ; DPV, XVII, 469-470.)

Dans cet exemple, le temps de la vie est superposé au temps du théâtre, dont l’ouvrier est particulièrement friand. Mais Diderot prend la peine de décrire les causes de l’attaque : « le suc d’une plante venimeuse » fait le lien entre les deux temporalités ; il instille la fièvre qui réveille la mémoire enfouie des vers entendus au théâtre. Nous n’oublions rien : c’est son humilité sociale qui persuadait l’ouvrier de sa méconnaissance, qui jetait pour lui l’écran de l’oubli entre le temps du théâtre et le temps de la vie, écran dont la fièvre lève l’inhibition. Le suc venimeux est le troisième terme, le révélateur du dispositif temporel : il active l’interface sociale entre la vie de l’ouvrier et la culture du théâtre, entre ces deux temporalités qui s’ignorent. Le poison est l’agent extérieur, la position hors-temps qui établit le rapport des temps. Mais cette extériorité est mortelle, ou en tous cas menace de mort l’ouvrier, ne peut se résoudre que par la mort ou l’assimilation (la totalisation de ce qui est observé). Le résultat de l’assimilation est la fusion des temporalités. L’ouvrier oublie à nouveau les vers entendus au théâtre mais « il a la rage d’en faire23 ». Formellement, cette rage constitue, sur un nouveau plan, une rémanence de la fièvre dont il est sorti ; sur le fond, la rage de faire des vers transpose le désir poétique originel et cherche à frayer un latus entre l’autre monde de la temporalité théâtrale et le monde pratique de l’ouvrier, sa temporalité active, le faire qui la caractérise. L’ouvrier poète devient une figure oxymorique, la figure interface d’une scène permanente qui, sous une forme excentrique, cocasse, représente la scène universelle de la temporalité de la pensée : théâtralisant l’écran social de son inhibition, l’ouvrier poète conjoint les hétérogènes de sa condition et de son désir dans une propension à figurer qui défigure, une rage de faire des vers qui supplée la remémoration inhibée des vers entendus au théâtre.

L’énergumène est l’image du créateur en général et porte en lui la chimie de toute émergence de pensée. Cette émergence introduit la dissonance d’un rapport impossible des temps disjoints, elle jaillit comme révolte contre un ordre social, comme levée d’une inhibition, comme ouverture d’une mémoire et d’une temporalité que pourtant elle vide, comme refus de la refiguration.

 

Qu’est ce que cette post-herméneutique du temps à quoi nous invite Diderot, dans un contexte culturel et épistémologique où ni la littérature, ni la fiction n’ont encore conquis une autonomie qui leur permettrait de produire des concepts opératoires séparés comme ceux de récit ou de configuration narrative ? Le chapitre des Éléments de physiologie consacré à la mémoire apporte, à la suite de l’anecdote de l’ouvrier poète, un début de réponse :

« Pour expliquer le mécanisme de la mémoire il faut regarder la substance molle du cerveau comme une masse d’une cire sensible et vivante, mais susceptible de toutes sortes de formes, n’en perdant aucune de celles qu’elle a reçues, et en recevant sans cesse de nouvelles qu’elle garde. Voilà le livre. Mais où est le lecteur ? Le lecteur c’est le livre même. Car ce livre est sentant, vivant, parlant ou communiquant par des sons, par des traits l’ordre de ses sensations, et comment se lit-il lui-même ? en sentant ce qu’il est, et en le manifestant par des sons. » (Ver, I, 1289 ; DPV, XVII, 470.)

La métaphore du livre désigne la base herméneutique de la compréhension du temps qui est dépassée ici : le livre de la mémoire, par quoi se fait l’expérience du temps, est son propre lecteur ; c’est-à-dire que la configuration tierce du temps (par le lecteur) s’effondre dans la configuration seconde (par la mémoire faite livre), elle-même indifférenciée de la configuration première (de la mémoire brute, dénotative, identifiée à « une masse d’une cire sensible et vivante »).

Diderot suggère, dans la tradition d’Aristote et d’Augustin, les trois niveaux de la mimésis (la cire / le livre / le lecteur), mais pour leur substituer aussitôt le livre vivant, qui prend valeur non de figures où il se fixerait, mais de la mutabilité des figures dont il est susceptible, par quoi il échappe toujours à la configuration. Le livre vivant est placé sous le regard hors-temps de l’observateur supposé par le dispositif de pensée : « Pour expliquer… il faut regarder… »

« Communiquant par des sons », « manifestant [sa présence] par des sons », ce livre n’existe que dans l’interaction qu’il établit, par laquelle il entre en vicissitude et s’abolit comme livre : le refus de la refiguration pourrait constituer la promesse et la positivité d’une ère bien comprise de la communication affranchie de l’aliénation des figures.

Notes

Ce défaut de présence est essentiel, car il constitue le préalable à l’activité de l’entendement : « Or ce qui se fait dans la présence des objets, s’exécute de la même manière dans leur absence, lorsque l’imagination les supplée. » (III,2 ; Ver, I, 1284 ; DPV, XVII, 462-3.)

Il y a donc en elle deux successions ; celle des impressions faites sur l’organe, et celle des sensations qui se retracent à la mémoire. » (Traité des sensations, 1754, I, 4, « Des idées d’un homme borné au sens de l’odorat », édition en ligne de J. M. Simonet sur le texte de l’édition de Paris, Ch. Houel, Imprimeur, 1798, p. 45.)

Chez Condillac, les deux durées sont de l’impression et de la remémoration ; chez Diderot, l’action sur le cerveau n’est pas désignée comme mémoire, mais le chapitre qui suit « Entendement » s’intitule « Mémoire ».

Dans Le Rêve de D’Alembert, le faisceau de fils, ou de brin, désignait les cellules primitives de l’embryon. Diderot faisait du faisceau et de sa manipulation virtuelle l’objet d’une expérience d’observation par la pensée où on retrouve la néantisation originaire comme principe et moteur du processus de représentation de soi, de figuration : « D’abord vous n’étiez rien. Vous fûtes, en commençant, un point imperceptible […] ; ce point devint un fil délié, puis un faisceau de fils. » (Ver., I, 640-641 ; DPV, XVII, 145.)

Mais aussitôt la figuration de soi se change en défiguration, et nous retrouvons le face à face impossible avec l’aveugle qui ouvrait les Essais sur la peinture : « Faites par la pensée ce que la nature fait quelquefois ; mutilez le faisceau d’un de ses brins ; par exemple du brin qui formera les yeux ; que croyez-vous qu’il en arrive ? » (Ver, I, 643 ; DPV, XVII, 149.)

De l’homme sans yeux, on passe à l’homme sans nez : « Supprimez un autre brin du faisceau, le brin qui doit former le nez ; l’animal sera sans nez. » (Ibid.) La suppression du nez fait écho quant à elle au fantasme de l’homme aux deux nez du Rêve de Mangogul, dans une addition des Bijoux indiscrets dont la bouffonnerie renvoie clairement à l’angoisse de castration (Ver, II, 200-204 ; DPV, III, 261-266).

Le faisceau apparaît donc à chaque fois comme l’instrument théorique du refus de la refiguration : il initie le processus constitutif de la figure, mais il ne l’initie que par le biais d’une expérience castratrice de défiguration. La pensée diderotienne du temps comme constitué en faisceau s’appuie sur ces modèles d’expérimentation et d’observation situés à la frontière de la science et de l’imagination.

Mais pour Diderot la fiction n’est que l’archive d’un phénomène plus général, plus universel qui est l’expérience de la pensée. De la déconnexion du temps historique et sa neutralisation par la refiguration narrative du récit de fiction (Ricœur), on passe à l’abolition radicale du temps dans l’expérience universelle de la pensée comprise comme dispositif de faisceau, comme néantisation et comme refus de la refiguration.

1

Paul Ricœur, Temps et récit, t. 1, L’Intrigue et le récit historique ; t. 2, La Configuration dans le récit de fiction ; t. 3, Le Temps raconté, Paris, Seuil, 1983-1985.

2

Voir Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, 1978, Seuil, 1981, qui reste dans le cadre épistémologique ricœurien de la refiguration, et Laurent Jenny, La Fin de l’intériorité, PUF, 2002, qui en sort en recourant au corpus poétique.

3

Les références sont données dans l’édition de Laurent Versini, Laffont, Bouquins, 1994-1997 et dans l’édition initiée par Herbert Dieckmann, Jacques Proust et Jean Varlot, dite DPV, Hermann, 1975-. En cas de discordance des textes ou des ponctuation, la leçon de DPV est préférée.

4

Dans les Éléments de physiologie, Diderot évoque le « burin du temps » : « Lorsque les vieillards ont de la physionomie, ils en ont beaucoup. Leurs rides sont comme les traits profonds du burin du temps, qui a rendu fortement l’image d’une passion qui n’existe plus. » (I,3 ; Ver, I, 1278 ; DPV, XVII, 326.) Comme pour la femme aveugle, c’est à un défaut liminaire, « une passion qui n’existe plus », que renvoient les traits distinctifs de la physionomie, qui sont autant de marques du temps.

6

Sur la notion de vicissitude, voir la contribution de François Pépin au présent volume. Jaucourt, à l’article Vicissitudes de l’Encyclopédie (XVII, 237-238), se réfère d’emblée au Chancelier Bacon. La lecture de Bacon, qui joue un rôle essentiel dans les premiers pas de l’Encyclopédie, a certainement influencé Diderot. Voir “Of vicissitude of things” in Francis Bacon, Essays, Civil and Moral, vol. III, 1ère partie, The Harvard Classics, New York, P. F. Collier & Son, 1909-1914 ; Bartleby.com, 2001.

7

Voir « Diderot, créateur et théoricien d’une “poétique des ruines” », in Roland Mortier, La Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations, de la Renaissance à Victor Hugo, Droz, 1974, chap. VII, p. 91sq.

8

De même dans Jacques le Fataliste, au serment d’amour éternel est immédiatement superposée projection imaginative de la vicissitude des êtres : « Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même, tout passait en eux et autour d’eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. O enfants toujours enfants !… » (Ver, II, 794 ; DPV, XXIII, 128.)

9

Évidemment ce silence est ambigu : objectivement, c’est le silence forcé d’un vaincu de la guerre civile. Mais sur le plan de la culture et de la valeur oratoire, le silence préalable est la marque d’une éloquence maîtrisée et donc d’une supériorité intellectuelle : « Qu’y a-t-il en effet de plus délirant qu’un vain fracas de mots, si excellents et décoratifs soient-ils, quand aucune réflexion, aucun savoir ne les sous-tend ? » (Quid est enim tam furiosum quam verborum vel optimorum atque ornatissimorum sonitus inanis, nulla subjecta sententia nec scientia ? — Cicéron, De oratore, I, XI, 51, je traduis.) La subjecta sententia et scientia à laquelle vient se superposer le verborum sonitus constitue la superposition de temporalités propre à l’éloquence et, de là, à toute formulation d’une pensée dans le langage.

10

Voir S. Lojkine, « Aux origines de la pensée : le silence, le cri, l’image (la Lettre sur les sourds) » et Amor Cherni, Diderot : l’ordre et le devenir, Droz, 2002, notamment p. 110.

11

Sur la négation originaire de la Lettre sur les aveugles, voir S. Lojkine, « Beauté aveugle et monstruosité sensible : le détournement de la question esthétique chez Diderot », La Beauté et ses monstres dans l’Europe baroque. 16e-18e siècles, dir. Line Cottegnies, Tony Gheeraert, Gisèle Venet, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2003, p. 61-78.

12

Voir S. Lojkine, « Brutalités invisibles : vers une théorie du récit », in Brutalité et représentation, dir. Marie-Thérèse Mathet, L’Harmattan, Champs visuels, 2006, p. ???.

13

La notion de double durée vient de Condillac : « L’idée de la durée d’abord produite par la succession des impressions qui se font sur l’organe, se conserve, ou se reproduit par la succession des sensations que la mémoire rappelle. Ainsi, lors même que les corps odoriférants n’agissent plus sur notre statue [= une statue qui serait animée du seul sens de l’odorat], elle continue de se représenter le présent, le passé et l’avenir. Le présent, par l’état où elle se trouve ; le passé, par le souvenir de ce qu’elle a été ; l’avenir, parce qu’elle juge qu’ayant eu à plusieurs reprises les mêmes sensations, elle peut les avoir encore.

14

Diderot s’écarte ici de l’usage scientifique qui est fait du terme « Faisceau » dans l’Encyclopédie pour lui donner une acception quasiment abstraite. Jaucourt y définit le faisceau d’optique, tandis que d’Argenville évoque, dans l’arbre, les faisceaux « de plusieurs canaux en forme de réseaux » portant la sève vers les branches (Enc., VI, 383).

15

Une formulation atténuée de cette proposition théorique consiste à opposer, avec Paul Ricœur, le « temps du récit de fiction » au « temps historique », lui même désigné comme temps du récit historique (comme si toute expérience du temps passait par un récit) : « De l’épopée au roman, en passant par la trégdie et la comédie ancienne et moderne, le temps du récit de fiction est libéré des contraintes qui exigent de le reverser au temps de l’univers. La recherche des connecteurs entre temps phénoménologique et temps cosmologique […] paraît, en première approximation du moins, ainsi perdre toute raison d’être. » (Temps et récit III, 2.1, « La neutralisation du temps historique », Seuil, Points, p. 230.)

16

La formule de Diderot renverse effrontément la méditation stoïcienne sur le temps. Voir par exemple le début de la première lettre de Sénèque à Lucilius : « Vas-y, Lucilius, reprends l’empire sur toi-même, et le temps, qui jusqu’ici t’était ouvertement ou subrepticement dérobé, ou qui te filait entre les doigts, rassemble-le et conserve-le. » (Ita fac, mi Lucili, vindica te tibi, et tempus, quod adhuc aut auferebatur aut subripiebatur aut excidebat, collige et serva. Je traduis.) Diderot évoque cette lettre dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron : « La première est sur le temps. » (Ver, I, 1107 ; DPV, XXV, 230.)

17

A comparer avec la formule de Lamarck : « Pour la Nature le tems n’est rien, et n’est jamais une difficulté ; elle l’a toujours à sa disposition, et c’est pour elle un moyen sans bornes, avec lequel elle fait les plus grandes choses comme les moindres. » (J. B. Lamarck, Hydrogéologie, Paris, Agasse et Maillard, an X [1802], p. 25.) L’homologie des formulations a souvent été soulignée (Amor Cherni, op. cit., p. 110 ; Gerhardt Stenger, Diderot : Le combattant de la liberté, Perrin, 2013, note 1121…).

18

Par opposition avec le temps de la fiction selon Ricœur : « Non seulement les intrigues, mais les mondes d’expérience qu’elles déploient ne sont pas — comme les segments de l’unique temps sucessif, selon Kant — des limitations d’un unique monde imaginaire. Les expériences temporelles fictives ne sont pas totalisables. » (Op. cit., p. 231.) Chez Diderot au contraire, la fiction est une expérience scientifique de pensée qui assure une totalisation que la science expérimentale serait bien en peine de réaliser.

19

Cette anecdote clôt le chapitre intitulé « Gouvernement ecclésiastique ». Diderot est fasciné depuis toujours par la catalepsie. L’article Catalepsie de l’Encyclopédie, de Vandenesse (Enc, II, 759) renvoie à *Assoupissement (Enc, I, 773), signé par Diderot, qui rapporte deux cas tirés des Mémoires de l’Académie des Sciences : dès ces premiers exemples, Diderot tire l’état clinique de catalepsie (léthargie, coma), vers l’ouverture d’une autre temporalité, où l’on observe toute une série d’activités. La catalepsie réduit à sa plus simple expression l’activité vitale, et en exprime par là le ressort naturel. L’anneau des Bijoux indiscrets, qui est un activateur de catalepsie, exploite ce ressort naturel de l’activité cataleptique : le premier essai évoque à la fois la syncope et l’assoupissement (Ver, II, 35-36 ; DPV, III, 48). Voir également l’histoire des jumelles de Rabastens dans Le Rêve de D’Alembert (Ver, I, 650 ; DPV, XVII, 161).

20

Voir, dans Le Rêve de D’Alembert, l’exemple du philosophe atteint du mal d’oreille (Ver, I, 658 ; DPV, XVII, 173-1274). Plus généralement, l’activité intellectuelle suppose une déconnexion temporaire du réel. Ainsi, dans le Salon de 1767 : « le Quesnoi répondit à un amateur éclairé qui le regardait travailler et qui craignait qu’il ne gâtât son ouvrage pour le vouloir plus parfait : vous avez raison, vous qui ne voyez que la copie ; mais j’ai aussi raison, moi qui poursuis l’original qui est dans ma tête ; ce qui est tout voisin de ce qu’on raconte de Phidias qui projetant un Jupiter, ne contemplait aucun objet naturel qui l’aurait placé au-dessous de son sujet. Il avait dans l’imagination quelque chose d’ultérieur à nature. » (Ver, IV, 696 ; DPV, XVI, 330.) La première anecdote est reprise dans le Paradoxe sur le comédien, liée à l’exemple de Mlle Clairon élaborant dans sa tête le « fantôme » de son personnage. (Ver, IV, 1381 ; DPV, XX, 51.)

21

Dans Le Rêve de D’Alembert, ce décrochage se manifeste aussi comme « intervalle incompréhensible de siècles et de développements successifs » (Ver, I, 630 ; DPV, XVII, 126), intervalle qui a d’abord été harmonique : « Cet instrument [=la pensée comparée à un clavecin] a des sauts étonnants, et une idée réveillée va faire quelquefois frémir une harmonique qui en est à un intervalle incompréhensible. » (Ver, I, 617 ; DPV, XVII, 101.)

22

La reprise du discours interrompu revient dans les descriptions cliniques de l’hystérie au XIXe siècle : « Si une phrase avait été commencée, puis interrompue par l’attaque, la phrase est reprise à l’endroit même où elle avait été interrompue. Pendant l’attaque, il y a eu une absence complète : la vie intellectuelle avait absolument disparu, et elle recommence dès que l’accès a pris fin, comme si rien ne s’était passé. Pour prendre une comparaison grossière, mais intelligible, il semble que la compression de l’ovaire [qui permet dans ce cas d’interrompre l’attaque] soit à l’attaque d’hystérie comme un robinet est à l’écoulement d’un tuyau rempli d’eau. » (Charles Richet, « Les Démoniaques d’aujourd’hui - étude de psychologie pathologique », Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 37, 1880, p. 356.) Ou encore : « le docteur Powilewicz demande à Lucie de chanter quelque chose, elle refuse énergiquement. Je murmure derrière elle : “Allons, tu chantes, tu chantes quelque chose.” Elle arrête sa conversation et chante un air de Mignon, puis reprend sa phrase, convaincue qu’elle n’a pas chanté et ne veut pas chanter devant nous. » (Pierre Janet, L’Automatisme psychologique, 1889, 1898, II, 1, 2.)

23

L’ouvrier poète serait-il le poète de Pondichéry, également pauvre et mauvais poète enragé, dont Diderot raconte l’anecdote dans une addition tardive de Jacques le Fataliste ? (Ver, II, 739-740 ; DPV, XXIII, 56-58.)

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Le temps comme refus de la refiguration : Diderot post-herméneutique ? », Diderot et le temps, Textuelles, dir. S. Lojkine et A. Paschoud, Presses universitaires de Provence, Aix-en-Provence, 2016, p. 163-176.

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