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Résumé

Les références sont données dans l'édition DPV.

[240] se note (DPV XIV 240)

La dernière phrase, notée en italiques, est une intervention de Grimm, qui ne figure pas dans DPV.

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Références de l’article

Diderot, Denis (1713-1784), , mis en ligne le 17/03/2023, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/numeros/salons-diderot-edition/descente-guillaume-conquerant-en-angleterre-lepicie-salon

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Ressources externes

[p.240]

Lépicié

Mon ami, si nous continuions à faire des contes ?…

162. La Descente de Guillaume le Conquérant en Angleterre

La descente de Guillaume le conquérant en Angleterre - Lépicié
La descente de Guillaume le conquérant en Angleterre - Lépicié

Un général ne pouvait guère faire mieux entendre à ses soldats qu’il fallait vaincre ou mourir1, qu’en brûlant les vaisseaux qui les avaient apportés2. C’est ce que fit Guillaume. Le beau trait pour l’historien ! le beau modèle pour le conquérant ! le beau sujet pour le peintre ! pourvu [p.241] que ce peintre ne soit pas Lépicié3 ! Quel instant croyez vous que celui-ci ait choisi4 ? Celui où la flamme consume les vaisseaux, et où le général annonce à son armée l’alternative terrible5. Vous croyez qu’on voit sur la toile les vaisseaux en flamme ; Guillaume sur son cheval parlant à ses troupes ; et sur cette multitude innombrable de visages toute la variété des impressions, de l’inquiétude, de la surprise, de l’admiration, de la terreur, de l’abattement et de la joie ! Votre tête se remplit de groupes ; vous y cherchez l’action véritable de Guillaume, les caractères de ses principaux officiers, le silence ou le murmure, le repos ou le mouvement de son armée6. Tranquillisez-vous, et ne vous donnez pas une peine dont l’artiste s’est dispensé ! Quand on a du génie, il n’y a point d’instants ingrats7. Le génie féconde tout.

On voit à droite, du côté de la mer et des vaisseaux, une faible lueur, de la fumée, qui indique que l’incendie est tombé ; quelques soldats oisifs et muets, sans mouvement, sans passion, sans caractère ; puis, tout seul, un gros homme court, les bras étendus, criant à tue tête, et à qui j’ai demandé cent fois à qui il en voulait, sans avoir pu le savoir8. Ensuite Guillaume, au centre de son armée, sur son cheval, s’avançant de la droite à la gauche, comme dans son pays, et dans une occasion commune ; il est précédé d’infanterie et de cavalerie en marche, du même côté et vue par le dos9. Ni bruit, ni tumulte, ni enthousiasme militaire, ni clairons, ni trompettes. Cela est mille fois plus froid et plus maussade que le passage d’un régiment sous les murs d’une ville de province, en allant à sa garnison10. Trois objets seuls se font remarquer ; cette grosse, courte et lourde figure pédestre, placée seule entre Guillaume et les vaisseaux brûlés, les bras étendus et [p.242] criant sans qu’on l’entende11. Guillaume sur son cheval. L’homme et le cheval aussi pesants et aussi monstrueux, aussi faux et aussi tristes, moins nobles et moins signifiants que votre Louis XIV de la place Vendôme12 ; et puis le dos énorme d’un cavalier, et la croupe plus énorme encore de son cheval.

Mais, mon ami, voulez-vous un tableau ? Laissez ces figures à peu près comme elles sont distribuées, et faites faire volte-face13. Enflammez les vaisseaux, faites parler Guillaume, et montrez-moi sur les visages les passions, avec leur expression accrue par la lueur rougeâtre de la flamme des vaisseaux ; que l’incendie vous serve encore à produire quelque étonnant effet de lumière14. La disposition des figures s’y prête, même sans la changer. [Mais voyez, mon ami, le prestige15 de l’étendue et de la masse.] Cette composition frappe, appelle d’abord, mais n’arrête pas. Si j’avais la tête de Le Sueur16, de Rubens17, du Carrache18 ou de tel autre, je vous dirais comment on aurait pu tirer parti de l’instant que l’artiste a préféré ; mais au défaut de l’une de ces têtes-là, je n’en sais rien. Je conçois seulement qu’il faut remplacer l’intérêt du moment qu’on néglige, par je ne sais quoi de sublime qui s’accorde très bien avec la tranquillité apparente ou réelle, et qui est infiniment au-dessus du mouvement. Témoin ce Déluge universel du Poussin19, où il n’y a que trois ou quatre figures. Mais qui est-ce qui [p.243] trouve de ces choses-là ? et quand l’artiste les a trouvées, qui est-ce qui les sent ? Au théâtre, ce n’est pas dans les scènes violentes, où la multitude s’extasie, que le grand acteur me montre son talent. Rien n’est si facile que de se livrer à la fureur, aux injures, à l’emportement. C’est : Prends un siège, Cinna ; et non pas :

Un fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main, demandant son salaire,

qu’il est difficile de bien dire20. L’auteur qui fait ici le rôle de l’instant dans la peinture21, est pour la moitié de l’effet de la déclamation. C’est lorsque la passion retenue, couverte, dissimulée, bouillonne secrètement au fond du cœur, comme le feu dans la chaudière souterraine des volcans, c’est dans le moment qui précède l’explosion, c’est quelquefois dans le moment qui la suit, que je vois ce qu’un homme sait faire22 ; et ce qui me rendrait un peu vain, ce serait de valoir quelque chose quand les tableaux ne valent rien23. C’est dans la scène tranquille que l’acteur me montre son intelligence, son jugement. C’est lorsque le peintre a laissé de côté tout l’avantage qu’il pouvait tirer d’un moment chaud, que j’attends de lui de grands caractères, du repos, du silence, et tout le merveilleux d’un idéal rare et d’un technique presque aussi rare24. Vous trouverez cent peintres qui se tireront d’une bataille engagée ; vous n’en trouverez pas un qui se tire d’une bataille perdue ou gagnée. Rien25 ne remplace, dans le tableau de Lépicié, l’intérêt qu’il a négligé. Il n’y a ni harmonie ni noblesse26. Il est sec27, dur et cru.

Ce tableau a 26 pieds de large sur 12 de haut.

Toute cette subtile théorie de l’effet28 du repos et du silence dans les ouvrages de poésie et de peinture mériterait d’être mieux développée. Je ne connais rien d’écrit là-dessus.
 

Notes

1

Vincere aut mori, devise des gladiateurs romains. C’est la devise qu’on peut lire sur la bannière brandie derrière Guillaume.

2

Agathocle de Syracuse, lorsqu’il s’attaque à Carthage au IVe siècle, après y avoir débarqué ses troupes, fait brûler ses navires afin de rendre impossible toute retraite : les soldats n’ont plus le choix qu’entre la victoire et la mort. Guillaume le Conquérant aurait procédé de même au XIe siècle (bataille de Hastings, 1066) et Herman Cortès au XVIe.

3

La succession des points d’exclamation présente le début du texte comme un éloge, dans la tradition du genre épidictique de l’ekphrasis (l’exercice rhétorique de la description est historiquement pensé comme relevant de l’éloge). Mais la dernière exclamation ruine toutes les autres.

4

Sur le choix de l’instant, voir l’article Composition de l’Encyclopédie. Pour Diderot, la composition d’une peinture d’histoire passe d’abord par le séquençage de l’histoire à représenter, puis par le choix d’une des séquences, d’un « instant » ou d’un « moment ».

5

L’instant choisi est celui d’une alternative, c’est-à-dire d’un balancement. Dans l’article Composition, prenant l’exemple du Jugement d’Hercule, Diderot privilégie l’instant qui suit le balancement, lorsque Hercule vient de faire son choix.

6

Diderot reconstitue un tableau virtuel à partir de l’instant choisi : un événement et les répercussions de cet événement ; au centre, le discours du protagoniste, Guillaume, et autour de lui la variété des réactions de ses soldats.

7

Diderot suggère ici que l’instant choisi par Lépicié n’était ni le plus facile ni le plus efficace à composer. A l’opposé de l’instant ingrat, il y a ce que Lessing nommera, dans le Laocoon (1766), l’instant fécond, ou prégnant.

8

Ce personnage, à droite de Guillaume (complètement à droite sur l’image, qui est tronquée), lui demande pourquoi il a brûlé les vaisseaux. Guillaume se retourne pour lui répondre et désigne de son épée brandie, la bannière verte, qui est la couleur des Normands. Entre Guillaume et le soldat, la bannière blanche signifie le balancement du choix : « Vincere aut mori ». Comparer avec le Trajan de Hallé (#001043).

9

Diderot ne saisit pas le geste imaginé par Lépicié : le cheval de Guillaume et Guillaume lui-même se tournent vers l’arrière à l’interpellation du soldat de droite, alors qu’ils étaient déjà partis vers les Anglais et la bataille. Ils font retour vers les vaisseaux consumés alors qu’il s’agit désormais de vaincre ou mourir. Même geste contrarié de la part des soldats et des cavaliers qui le précèdent, plus à gauche. Lépicié a bien saisi le moment où ils sont presque complètement décidés à la bataille, le moment qui précède immédiatement l’adhésion commune à « vaincre ou mourir ».

10

Diderot substitue un sujet de genre à la scène d’histoire : il trivialise la scène.

11

Il a bien été entendu de Guillaume puisque celui-ci se retourne vers lui. Diderot repère bien en revanche l’interposition, constitutive du dispositif d’écran.

12

La place Vendôme était la place où se tenait la foire Saint-Ovide, et où se jouaient les farces du théâtre de la foire. Voir #011393. La statue équestre de Louis XIV en son centre a été détruite en 1792 et fondue pour produire des canons. Une nouvelle statue équestre de Louis XIV a été inaugurée en 1822.

13

Que tous les personnages se tournent vers les vaisseaux en flammes, à droite : changement de position des personnages, mais aussi changement d’instant. On revient au premier tableau virtuel imaginé par Diderot.

14

Par cette expression Diderot désigne le clair-obscur.

15

L’effet d’illusion. Toute cette phrase entre parenthèses, qui n’apparaît pas dans la Correspondance littéraire, a été ajoutée sur la copie destinée à Catherine II ainsi que sur celle du fonds Vandeul.

16

La convocation de toutes les plus hautes autorités de la peinture classique prépare le renversement : l’instant ingrat choisi par Lépicié, qui n’est pas l’instant facile permettant de déployer les grands effets du grand genre, est un instant faible : ce serait l’instant sublime si Lépicié avait été à la hauteur de son choix. Ainsi, dans Saint Gervais et saint Protais conduits en procession pour sacrifier un mouton à Jupiter (#001005) Le Sueur a représenté les saints en fait comme s’ils étaient conduits au martyre. Ils ne sont pas censés avoir encore refusé devant Astasius d’adorer les idoles, et ils ne peuvent donc déjà jouer l’instant tragique de leur exécution. A proprement parler, il ne se passe rien dans ce tableau : l’instant choisi par Le Sueur est un artefact ambigu qui condense le refus, le sacrifice et le martyre, c’est-à-dire l’ensemble de l’histoire. Cet instant nul est un instant total.

17

Dans L’Enlèvement des filles de Leucippe (#000847), Rubens sait mettre en scène un cheval et son cavalier qui se retournent alors qu’il s’agit d’aller de l’avant.

18

Quoique Diderot fasse très régulièrement référence aux frères Carrache, c’est le plus souvent de façon vague, comme modèles de la grande peinture classique, souvent associés dans une liste à d’autres grands peintres italiens. A deux reprises cependant, en 1761 et en 1767, il fait référence à une Descente de croix, peut-être le tableau de la National Gallery appelé aussi Les trois Marie. (#005882)

19

#005173. Comparer avec le Déluge de Bassano, qui grouille de personnages (#004242). Poussin préfère isoler, dans un paysage de fin du monde, le geste d’une mère qui, se sachant condamnée, élève son enfant au dessus d’elle, croyant pouvoir le sauver. Geste sublime, quand nous savons que tous, au bout du compte, seront noyés...

20

Deux passages de la même tragédie de Corneille. Le second décrit la guerre civile romaine dans le registre épique, un registre attendu dans une tragédie. Le premier (l’un des vers les plus célèbres de Corneille) désarçonne d’abord le spectateur par sa simplicité presque triviale : Auguste vient de découvrir le complot de Cinna contre lui ; au lieu de déchaîner sa colère et sa vengeance, il annonce son pardon. Difficile pour un acteur de bien dire une phrase aussi simple qui doit produire un effet aussi sublime !

21

L’instant détermine la composition de la peinture par le peintre de la même manière que le dramaturge détermine la représentation de la scène par l’acteur. Pour Diderot, l’instant est donc de nature textuelle : c’est la découpe de la séquence narrative dans le texte de l’histoire.

22

Le meilleur instant n’est donc pas l’instant paroxystique, n’est pas le moment culminant de l’action (le « moment chaud »), mais juste avant, ou juste après.

23

L’enchaînement logique est un peu elliptique ici : le commentaire du tableau vient après le tableau proprement dit, sa capacité à produire un effet sur l’imagination du lecteur-spectateur est plus faible que celle du tableau lui-même. Le commentaire est donc dans la situation de l’instant faible, textuel, qui suit l’instant fort, visuel, du tableau. Si l’auteur de génie choisit justement l’instant faible pour produire un effet sublime avec très peu de moyens, Diderot commentateur est en position de produire, par son commentaire, l’effet sublime que le tableau raté aura manqué.

24

On voit apparaître ici les deux notions qui constitueront le couple théorique central du Salon de 1767, le technique et l’idéal.

25

Asyndète. Comprendre : Mais hélas, rien ne remplace...

26

L’harmonie est la qualité de la couleur, tandis que la noblesse est celle du dessin. A la phrase suivante, « sec » s’oppose à « noblesse », « dur et cru » — à « harmonie ».

27

« Un Auteur, un orateur, un Poéte sec, aridus, jejunus, qui n’est ni abondant en pensées, ni riche en expression. Un style sec, dépourvu d’agrémens, d’ornemens qui font la beauté du style. Une matière sèche, qui ne fournit pas de quoi la traiter avec agrément, avec élégance. » (Dictionnaire de Trévoux, éd. 1771, VII, 608.)

28

La question de composition est devenue une théorie de l’effet : ce glissement est caractéristique du basculement du régime poétique au régime esthétique (Rancière).

 

DANS LE MÊME NUMÉRO

Les Salons de Diderot (édition)

Salon de 1763

Salon de 1765

Salon de 1767