Préambule du Salon de 1767
[p.55]
Le Salon de 1767 adressé à mon ami Mr Grimm
Ne vous attendez pas, mon ami, que je sois aussi riche, aussi varié, aussi sage, aussi fou, aussi fécond cette fois que j’ai pu l’être aux Salons précédents. Tout s’épuise. Les artistes varieront leurs compositions à l’infini ; mais les règles de l’art, ses principes et leurs applications resteront bornés. Peut-être avec de nouvelles connaissances acquises, d’autres secours, le choix d’une forme originale, réussirais-je à conserver le charme de l’intérêt à une matière usée. Mais je n’ai rien acquis ; j’ai perdu Falconet, et la forme originale dépend d’un moment qui n’est pas venu. Supposez-moi de retour d’un voyage d’Italie, et l’imagination pleine des chefs-d’œuvre que la peinture ancienne a produits dans cette contrée. Faites que les ouvrages des écoles flamandes et françaises me soient familiers. Obtenez des personnes opulentes auxquelles vous destinez mes cahiers, l’ordre ou la permission de faire prendre des esquisses de tous les morceaux dont j’aurai à les entretenir ; et je vous réponds d’un Salon tout nouveau. Les artistes des siècles passés mieux connus, je rapporterais la manière et [p.56] le faire d’un moderne, au faire et à la manière de quelque ancien la plus analogue à la sienne, et vous auriez tout de suite une idée plus précise de la couleur, du style, et du clair-obscur. S’il y avait une ordonnance, des incidents, une figure, une tête, un caractère, une expression empruntée de Raphael, des Carraches, du Titien ou d’un autre, je reconnaîtrais le plagiat, et je vous le dénoncerais. Une esquisse, je ne dis pas faite avec esprit, ce qui serait mieux pourtant, mais un simple croquis suffirait pour vous indiquer la disposition générale, les lumières, les ombres, la position des figures, leur action, les masses, les groupes, cette ligne de liaison1 qui serpente et enchaîne les différentes parties de la composition ; vous liriez ma description, et vous auriez ce croquis sous les yeux ; il m’épargnerait beaucoup de mots, et vous entendriez davantage. Nous retirerons encore quelquefois des greniers de notre ami 2 ces immenses portefeuilles d’estampes abandonnés aux rats, et nous les feuilletterons ; mais qu’est-ce qu’une estampe en comparaison d’un tableau ? Connaît-on Virgile, Homere, quand on a lu Desfontaines ou Bitaubé3. Pour ce voyage d’Italie si souvent projeté, il ne se fera jamais. Jamais, mon ami, nous ne nous embrasserons dans cette demeure antique, silencieuse et sacrée, où les hommes sont venus tant de fois accuser leurs erreurs ou exposer leurs besoins, sous ce Pantheon, sous ces voûtes obscures où nos âmes devaient s’ouvrir sans réserve, et verser toutes ces pensées retenues, tous ces sentiments secrets, toutes ces actions dérobées, tous ces plaisirs cachés, toutes ces peines dévorées, tous ces mystères de notre vie dont l’honnêteté scrupuleuse interdit la confidence, [p.57] à l’amitié même la plus intime et la moins réservée. Eh bien, mon ami, nous mourrons donc sans nous être parfaitement connus ; et vous n’aurez point obtenu de moi toute la justice que vous méritiez. Consolez-vous ; j’aurais été vrai ; et j’y aurais peut-être autant perdu que vous y auriez gagné. Combien de côtés en moi que je craindrais de montrer tout nus. Encore une fois, consolez-vous ; il est plus doux d’estimer infiniment son ami que d’être infiniment estimé. Une autre raison de la pauvreté de ce Salon-ci, c’est que plusieurs artistes de réputation ne sont plus, et que d’autres dont les bonnes et les mauvaises qualités m’auraient fourni une récolte abondante d’observations ne s’y sont pas montrés cette année. Il n’y avait rien ni de Pierre4, ni de Boucher5, ni de La Tour6, ni de Bachelier7 ni de Greuze8. Ils ont dit pour leurs raisons qu’ils étaient las de s’exposer aux bêtes et d’être déchirés. Quoi, Mr Boucher, vous à qui les progrès et la durée de l’art devraient être spécialement à cœur9, en qualité de premier peintre du roi ; c’est au moment où vous obtenez ce titre que vous donnez la première atteinte à une des plus utiles institutions, et cela par la crainte d’entendre une vérité dure ? Vous n’avez pas conçu quelle pouvait être la suite de votre exemple ! Si les grands maîtres se retirent, les subalternes se retireront, ne fût-ce que pour se donner un air de grands maîtres ; bientôt les murs du Louvre seront tout nus, ou ne seront couverts que du barbouillage de polissons qui ne s’exposeront que parce qu’ils n’ont rien à perdre à se laisser voir ; et cette lutte annuelle et publique des artistes [p.58] venant à cesser, l’art s’acheminera rapidement à sa décadence. Mais à cette considération, la plus importante, il s’en joint une autre qui n’est pas à négliger. Voici comment raisonnent la plupart des hommes opulents qui occupent les grands artistes. La somme que je vais mettre en dessins de Boucher, tableaux de Vernet10, de Casanove11, de Loutherbourg12 est placée au plus haut intérêt. Je jouirai toute ma vie, de la vue d’un excellent morceau. L’artiste mourra ; et mes enfants ou moi, nous retirerons de ce morceau, vingt fois le prix de son premier achat. Et c’est très bien raisonné ; et les héritiers voient sans chagrin un pareil emploi de la richesse qu’ils convoitent. Le cabinet de Mr de Julienne a rendu à la vente13, beaucoup au-delà de ce qu’il avait coûté. J’ai à présent sous mes yeux, un paysage que Vernet fit à Rome14 pour un habit, veste et culotte, et qui vient d’être acheté mille écus. Quel rapport y a-t-il entre le salaire qu’on accordait aux maîtres anciens, et la valeur que nous mettons à leurs ouvrages ? Ils ont donné pour un morceau de pain telle composition que nous offririons inutilement de couvrir d’or. Le brocanteur15 ne vous lâchera pas un tableau du Corrège pour un sac d’argent dix fois aussi lourd que le sac de liards sous lequel un infâme cardinal le fit mourir. Mais à quoi cela revient-il, me direz-vous ? qu’est-ce [que] l’histoire du Correge16, et la vente des tableaux de Mr de Julienne ont de commun avec l’exposition publique et le Salon. Vous allez l’entendre. L’homme habile à qui l’homme riche [p.59] demande un morceau qu’il puisse laisser à son enfant, à son héritier comme un effet précieux, ne sera plus arrêté par mon jugement, par le vôtre ; par le respect qu’il se portera à lui-même ; par la crainte de perdre sa réputation ; ce n’est plus pour la nation, c’est pour un particulier qu’il travaillera ; et vous n’en obtiendrez qu’un ouvrage médiocre et de nulle valeur. On ne saurait trop opposer de barrières à la paresse, à l’avidité, à l’infidélité ; et la censure publique est une des plus puissantes. Ce serrurier qui avait femme et enfants, qui n’avait ni vêtement ni pain à leur donner, et qu’on ne put jamais résoudre, à quelque prix que ce fût, à faire une mauvaise gâche17, fut un enthousiaste très rare. Je voudrais donc que Mr le Directeur des académies obtint un ordre du roi qui enjoignit, sous peine d’être exclu, à tout artiste, d’envoyer au Salon, deux morceaux au moins, au peintre deux tableaux ; au sculpteur, une statue ou deux modèles. Mais ces gens qui se moquent de la gloire de la nation, des progrès et de la durée de l’art, de l’instruction et de l’amusement publics, n’entendent rien à leur propre intérêt. Combien de tableaux seraient demeurés des années entières dans l’ombre de l’atelier, s’ils n’avaient point été exposés ? Tel particulier va promener au Salon son désœuvrement et son ennui qui y prend ou reconnaît en lui le goût de la peinture. Tel autre qui en a le goût, et n’y était allé chercher qu’un quart d’heure d’amusement, y laisse une somme de deux mille écus. Tel artiste médiocre s’annonce en un instant à toute la ville pour un habile homme. C’est là que cette si belle chienne d’Oudri qui décore à droite notre synagogue attendait le baron notre ami18. [p.60] Jusqu’à lui, personne ne l’avait regardée. Personne n’en avait senti le mérite ; et l’artiste était désolé. Mais, mon ami, ne nous refusons pas au récit des procédés honnêtes. Cela vaut encore mieux que la critique ou l’éloge d’un tableau. Le baron voit cette chienne, l’achète, et à l’instant voilà tous ces dédaigneux amateurs furieux et jaloux. On vient ; on l’obsède ; on lui propose deux fois le prix de son tableau. Le baron va trouver l’artiste et lui demande la permission de céder sa chienne, à son profit. Non, monsieur. Non, lui dit l’artiste. Je suis trop heureux que mon meilleur ouvrage reste à un homme qui en connaît le prix. Je ne consens à rien. Je n’accepterai rien ; et ma chienne vous restera. Ah, mon ami, la maudite race que celle des amateurs19. Il faut que je m’en explique et que je me soulage, puisque j’en ai l’occasion. Elle commence à s’éteindre ici, où elle n’a que trop duré et fait trop de mal. Ce sont ces gens-là qui décident à tort et à travers des réputations ; qui ont pensé faire mourir Greuze de douleur et de faim20 ; qui ont des galeries qui ne leur coûtent guère ; des lumières ou plutôt des prétentions qui ne leur coûtent rien ; qui s’interposent entre l’homme opulent et l’artiste indigent ; qui font payer au talent la protection qu’ils lui accordent ; qui lui ouvrent ou ferment les portes ; qui se servent du besoin qu’il en a pour disposer de son temps ; qui le mettent à contribution ; qui lui arrachent à vil prix ses meilleures productions ; qui sont à l’affût, embusqués derrière son chevalet ; qui l’ont condamné secrètement [p.61] à la mendicité, pour le tenir esclave et dépendant ; qui prêchent sans cesse sa modicité de fortune comme un aiguillon nécessaire à l’artiste et à l’homme de lettres, parce que si la fortune se réunissait une fois aux talents, et aux lumières, ils ne seraient plus rien ; qui décrient et ruinent le peintre et le statuaire, s’il a de la hauteur et qu’il dédaigne leur protection ou leur conseil ; qui le gênent, le troublent dans son atelier par l’importunité de leur présence et l’ineptie de leurs conseils ; qui le découragent, qui l’éteignent, et qui le tiennent, tant qu’ils peuvent dans la cruelle alternative de sacrifier ou son génie, ou son élévation, ou sa fortune. J’en ai entendu, moi qui vous parle, un de ces hommes, le dos appuyé contre la cheminée de l’artiste, le condamner impudemment, lui et tous ses semblables, au travail et à l’indigence ; et croire par la plus malhonnête compassion réparer les propos les plus malhonnêtes, en promettant l’aumône aux enfants de l’artiste qui l’écoutait. Je me tus et je me reprocherai toute ma vie mon silence et ma patience. Ce seul inconvénient suffirait pour hâter la décadence de l’art, surtout lorsque l’on considère que l’acharnement de ces amateurs contre les grands artistes va quelquefois jusqu’à procurer aux artistes médiocres, le profit et l’honneur des ouvrages publics21. Mais comment voulez-vous que le talent résiste et que l’art se conserve, si vous joignez à cette épidémie vermineuse, la multitude de sujets perdus pour les lettres et pour les arts, par la juste répugnance des parents à abandonner leurs enfants à un état qui les menace d’indigence. L’art demande une certaine éducation ; et il n’y a que les citoyens qui sont pauvres, qui n’ont presque aucune ressource, qui manquent de toute perspective qui permettent à leurs enfants de prendre le crayon. Nos plus grands artistes sont sortis des plus basses conditions. Il faut entendre les cris d’une famille honnête, [p.62] lorsqu’un enfant entraîné par son goût se met à dessiner ou à faire des vers. Demandez à un père dont le fils donne dans l’un ou l’autre de ces travers , que fait votre fils ? ce qu’il fait ? il est perdu ; il dessine ; il fait des vers. N’oubliez pas parmi les obstacles à la perfection et à la durée des beaux-arts, je ne dis pas la richesse d’un peuple, mais ce luxe qui dégrade les grands talents, en les assujettissant à de petits ouvrages, et les grands sujets en les réduisant à la bambochade22 ; et pour vous en convaincre, voyez la Vérité, la Vertu, la Justice, la Religion ajustées par Lagrenée pour le boudoir d’un financier23. Ajoutez à ces causes la dépravation des mœurs, ce goût effréné de galanterie universelle qui ne peut supporter que les images du vice et qui condamnerait un artiste moderne à la mendicité, au milieu de cent chefs-d’œuvre dont les sujets auraient été empruntés de l’histoire grecque ou romaine. On lui dira, oui, cela est beau ; mais cela est triste ; un homme qui tient sa main sur un brasier ardent, des chairs qui se consument, du sang qui dégoutte24 ; ah fi, cela fait horreur ; qui voulez-vous qui regarde cela. Cependant on n’en parle pas moins chez ce peuple25 de l’imitation de la belle nature ; et ces gens26 qui parlent sans cesse de l’imitation de la belle nature, croient de bonne foi qu’il y a une belle nature subsistante, qu’elle est27, qu’on la voit, quand on veut, et qu’il n’y a qu’à la [p.63] copier. Si vous leur disiez que c’est un être tout à fait idéal, ils ouvriraient de grands yeux, ou ils vous riraient au nez ; et ces derniers seraient peut-être des artistes, plus imbéciles que les premiers, en ce qu’ils n’entendraient pas davantage qu’eux, et qu’ils feraient les entendus. Dussiez-vous, mon ami, me comparer à ces chiens de chasse, mal disciplinés qui courent indistinctement tout le gibier qui se lève devant eux ; puisque le propos en est jeté, il faut que je le suive et que je me mette aux prises avec un de nos artistes les plus éclairés28. Que cet artiste ironique hoche du nez29, quand je me mêlerai du technique30 de son métier ; à la bonne heure ; mais s’il me contredit, quand il s’agira de l’idéal de son art, il pourrait bien me donner ma revanche31. Je demanderai donc à cet artiste, si vous aviez choisi pour modèle la plus belle femme que vous connussiez, et que vous eussiez rendu avec le plus grand scrupule tous les charmes de son visage, croiriez-vous avoir représenté la beauté32. Si vous me répondez que oui ; le dernier de vos élèves vous démentira, et vous dira que vous avez fait un portrait33. Mais s’il y a un portrait du visage ; il y a un portrait de l’œil ; il y a un portrait du cou, de la gorge, du ventre, du pied, de la main, de l’orteil, de l’ongle ; car qu’est-ce [p.64] qu’un portrait, sinon la représentation d’un être quelconque individuel ? Et si vous ne reconnaissez pas aussi promptement, aussi sûrement, à des caractères aussi certains l’ongle portrait que le visage portrait ; ce n’est pas que la chose ne soit ; c’est que vous l’avez moins étudiée ; c’est qu’elle offre moins d’étendue ; c’est que ses caractères d’individualité sont plus petits, plus légers et plus fugitifs. Mais vous m’en imposez ; vous vous en imposez à vous-même, et vous en savez plus que vous ne dites. Vous avez senti la différence de l’idée générale et de la chose individuelle, jusque dans les moindres parties, puisque vous n’oseriez pas m’assurer depuis le moment où vous prîtes le pinceau, jusqu’à ce jour, de vous être assujetti à l’imitation rigoureuse d’un cheveu. Vous y avez ajouté ; vous en avez supprimé ; sans quoi vous n’eussiez pas fait une image première, une copie de la vérité, mais un portrait ou une copie de copie, *φαντάσματος, οὐκ ἀληθείας, et vous n’auriez été qu’au troisième rang, puisque entre la vérité et votre ouvrage, il y aurait eu la vérité ; ou le prototype, son fantôme34 subsistant qui vous sert de modèle, et la copie que vous faites de cette ombre mal terminée, de ce fantôme. Votre ligne n’eût pas été la véritable ligne, la ligne de [p.65] beauté, la ligne idéale, mais une ligne quelconque altérée, déformée, portraitique35, individuelle ; et Phidias36 aurait dit de vous, *τρίτος ἐστὶ ἀπὸ τῆς καλῆς γύναικος καὶ ἀληθείας. Il y a entre la vérité et son image, la belle femme individuelle qu’il a choisie pour modèle.
37Pour saisir cette théorie très abstraite, il faut remarquer que ce que notre Platon moderne appelle ici l’idée générale, le Platon ancien l’appelait la vérité ou le premier type. Ce type, cette vérité existait, suivant lui, dans l’entendement de Dieu, et les fantasmata, les formes, ce que notre philosophe appelle la chose individuelle, étaient autant d’émanations de ces premiers types, de ces vérités existantes dans l’entendement de Dieu. Ainsi la vérité, le type, l’idée générale de la beauté n’existe pas dans la nature ; le Platon ancien vous dira qu’elle existe dans l’entendement divin, le Platon moderne, que c’est un être idéal. La belle femme individuelle qui existe, que vous rencontrez aux spectacles, dans les assemblées, à la promenade, n’est qu’une émanation de l’idée générale, de ce que Platon appelait vérité. Ainsi chaque objet existant a son type, sa vérité ou son idée générale. Or notre philosophe prétend que c’est jusqu’à cette idée générale, jusqu’à cette vérité qu’il faut que le peintre s’élève dans ses productions, sans quoi il ne serait que le copiste de la chose individuelle, un portraitiste, et son tableau ne serait qu’une chose du troisième rang, après la vérité ou l’idée générale et la chose individuelle qui en est une émanation ou une copie ; son tableau ne serait alors qu’une copie de cette copie.
Mais, me dira l’artiste qui réfléchit avant que de contredire38, où est donc le vrai modèle, s’il n’existe ni en tout ni en partie dans la nature ; et si l’on peut dire de la plus petite et du meilleur choix, φαντάσματος, οὐκ ἀληθείας39. A cela, je répliquerai, et quand je ne pourrais pas vous l’apprendre40, en auriez-vous moins senti la vérité de ce que je vous ai dit ? En serait-il moins vrai que pour un œil microscopique l’imitation rigoureuse d’un ongle, d’un cheveu ne fût un portrait41. Mais je vais vous montrer que vous avez cet œil et que vous vous en servez sans cesse. Ne convenez-vous pas que tout être, surtout animé, a ses fonctions, ses passions, déterminées dans la vie, et qu’avec l’exercice et le temps, ces fonctions ont dû répandre sur toute son organisation, une altération si marquée quelquefois qu’elle ferait deviner la fonction ? ne convenez-vous pas que cette altération n’affecte pas seulement la masse générale, mais qu’il est impossible qu’elle affecte la masse [p.66] générale, sans affecter chaque partie prise séparément ? ne convenez-vous pas que quand vous avez rendu fidèlement et l’altération propre à la masse et l’altération conséquente de chacune de ses parties, vous avez fait le portrait ? Il y a donc une chose qui n’est pas celle que vous avez peinte, et une chose que vous avez peinte qui est entre le modèle premier et votre copie42… Mais où est le modèle premier ?… Un moment, de grâce, et nous y viendrons peut-être. Ne convenez-vous pas encore que les parties molles intérieures de l’animal, les premières développées, disposent de la forme des parties dures ? ne convenez-vous pas que cette influence est générale sur tout le système ? ne convenez-vous qu’indépendamment des fonctions journalières et habituelles qui auraient bientôt gâté ce que nature aurait supérieurement fait, il est impossible d’imaginer entre tant de causes qui agissent et réagissent dans la formation, le développement, l’accroissement d’une machine aussi compliquée, un équilibre si rigoureux et si continu que rien n’eût péché d’aucun côté ni par excès ni par défaut ? Convenez que si vous n’êtes pas frappé de ces observations43, c’est que vous n’avez pas la première teinture d’anatomie, de physiologie, la première [p.67] notion de nature44. Convenez du moins que sur cette multitude de têtes dont les allées de nos jardins fourmillent un beau jour, vous n’en trouverez pas une dont un des profils ressemble à l’autre profil, pas une dont un des côtés de la bouche ne diffère sensiblement de l’autre côté45, pas une qui vue dans un miroir concave46 ait un seul point pareil à un autre point. Convenez qu’il parlait en grand artiste et en homme de sens, ce Vernet lorsqu’il disait aux élèves de l’École occupés de la caricature*, oui, ces plis sont grands, larges et beaux, mais songez que vous ne les reverrez plus. Convenez donc qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir ni un animal entier subsistant47, ni aucune partie d’un animal subsistant que vous puissiez prendre à la rigueur pour modèle premier. Convenez donc que ce modèle est purement idéal, et qu’il n’est emprunté directement d’aucune image48 individuelle de nature dont la copie vous soit restée dans l’imagination, et que vous puissiez appeler derechef, arrêter sous vos yeux, et copier servilement, à moins que vous ne veuillez vous faire portraitiste. Convenez donc que, quand vous faites beau, vous ne faites rien de ce qui est, rien même de ce qui [p.68] puisse être. Convenez donc que la différence du portraitiste et de vous, homme de génie, consiste essentiellement, en ce que le portraitiste rend fidèlement nature comme elle est, et se fixe par goût au troisième rang, et que vous qui cherchez la vérité, le premier modèle, votre effort continu est de vous élever au second… Vous m’embarrassez ; tout cela n’est que de la métaphysique… Eh grosse bête, est-ce que ton art n’a pas sa métaphysique49 ? Est-ce que cette métaphysique qui a pour objet la nature, la belle nature, la vérité, le premier modèle auquel tu te conformes sous peine de n’être qu’un portraitiste, n’est pas la plus sublime métaphysique ? Laisse là ce reproche que les sots qui ne pensent point, font aux hommes profonds qui pensent… Tenez, sans m’alambiquer tant l’esprit ; quand je veux faire une statue de belle femme ; j’en fais déshabiller un grand nombre ; toutes m’offrent de belles parties et des parties difformes ; je prends de chacune ce qu’elles ont de beau50… Eh à quoi le reconnais-tu ?… Mais à la conformité avec l’antique que j’ai beaucoup étudié ?… Et si l’antique n’était pas51, comment t’y prendrais-tu ? Tu ne me réponds pas. Écoute-moi donc, car je vais tâcher de t’expliquer comment les Anciens qui n’avaient pas d’antiques, s’y sont pris, comment tu es devenu ce que tu es, et la raison d’une routine bonne ou mauvaise que tu suis sans en avoir jamais recherché l’origine. Si ce que je te disais tout à l’heure est vrai, le modèle le plus beau, le plus parfait d’un homme ou d’une femme serait un homme ou une femme qui serait supérieurement propre à toutes les fonctions de la vie, et qui serait parvenue à l’âge du plus entier développement, sans en avoir exercé aucune. Mais comme la nature ne nous montre nulle part ce modèle [p.69] ni total ni partiel ; comme elle produit tous ses ouvrages viciés ; comme les plus parfaits qui sortent de son atelier ont été assujettis à des conditions, des travaux, des fonctions, des besoins qui les ont encore déformés. Comme par la seule nécessité sauvage de se conserver et de se reproduire, ils se sont éloignés de plus en plus de la vérité, du modèle premier, de l’image intellectuelle52, en sorte qu’il n’y a point, qu’il n’y eut jamais et qu’il ne put jamais y avoir ni un tout, ni par conséquent une seule partie d’un tout qui n’ait souffert53 ; sais-tu, mon ami, ce que tes plus anciens prédécesseurs ont fait. Par une longue observation, par une expérience consommée54, par un tact exquis, par un goût, un instinct, une sorte d’inspiration donnée à quelques rares génies, peut-être par un projet naturel à un idolâtre d’élever l’homme au-dessus de sa condition et de lui imprimer un caractère divin55, un caractère exclusif de56 toutes les contentions de notre vie chétive, pauvre, mesquine et misérable, ils ont commencé par sentir les grandes altérations, les difformités les plus grossières, les grandes souffrances. Voilà le premier pas qui n’a proprement réformé que la masse générale du système animal ou quelques-unes de ses portions principales. Avec le temps, par une marche lente et pusillanime57, par un long et pénible tâtonnement, par une notion sourde, secrète d’analogie, acquise par une infinité d’observations successives dont la mémoire s’éteint et dont l’effet reste, la réforme s’est étendue à de moindres parties, de celles-ci à de moindres encore, et de ces [p.70] dernières aux plus petites, à l’ongle, à la paupière, aux cils, aux cheveux, effaçant sans relâche et avec une circonspection étonnante les altérations et difformités de nature viciée ou dans son origine, ou par les nécessités de sa condition, s’éloignant sans cesse du portrait, de la ligne fausse, pour s’élever au vrai modèle idéal de la beauté, à la ligne vraie58 ; ligne vraie, modèle idéal de beauté qui n’exista nulle part que dans la tête des Agasias59, des Raphaël, des Poussin, des Puget60, des Pigalle61, des Falconet ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie dont les artistes subalternes ne puisent des notions incorrectes, plus ou moins approchées que dans l’antique ou dans leurs ouvrages ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie que ces grands maîtres ne peuvent inspirer à leurs élèves aussi rigoureusement qu’ils la conçoivent ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie au-dessus de laquelle ils peuvent s’élancer en se jouant, pour produire le chimérique, le sphinx, le centaure, l’hippogriffe, le faune, et toutes les natures mêlées ; au-dessous de laquelle ils peuvent descendre pour produire les différents portraits de la vie, la charge, le monstre, le grotesque, selon la dose de mensonge qu’exige leur composition et l’effet qu’ils ont à produire62, en sorte que c’est presque une question vide de sens que de chercher jusqu’où il faut se tenir approché ou éloigné du modèle idéal de la beauté, de la ligne vraie ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie non traditionnelle63 qui s’évanouit presque avec l’homme [p.71] de génie, qui forme pendant un temps l’esprit, le caractère, le goût des ouvrages d’un peuple, d’un siècle, d’une école ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie dont l’homme de génie aura la notion la plus correcte selon le climat, le gouvernement, les lois, les circonstances qui l’auront vu naître ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie qui se corrompt, qui se perd et qui ne se retrouverait peut-être parfaitement chez un peuple que par le retour à l’état de barbarie ; car c’est la seule condition où les hommes convaincus de leur ignorance puissent se résoudre à la lenteur du tâtonnement ; les autres restent médiocres précisément parce qu’ils naissent, pour ainsi dire, savants. Serviles, et presque stupides imitateurs de ceux qui les ont précédés, ils étudient la nature comme parfaite, et non comme perfectible ; ils la cherchent non pour approcher du modèle idéal et de la ligne vraie, mais pour approcher de plus près de la copie de ceux qui l’ont possédée. C’est du plus habile d’entre eux que le Poussin a dit qu’il était une aigle en comparaison des modernes, et un âne en comparaison des Anciens64. Les imitateurs scrupuleux de l’antique ont sans cesse les yeux attachés sur le phénomène, mais aucun d’eux n’en a la raison65. Ils restent d’abord un peu au-dessous de leur modèle ; peu à peu ils s’en écartent davantage ; du quatrième degré de portraitiste, de copiste, ils se ravalent au centième. Mais, me direz-vous, il est donc impossible à nos artistes d’égaler jamais les Anciens. Je le pense, du moins en suivant la route qu’ils tiennent ; en n’étudiant la nature, en ne la recherchant, en ne la trouvant belle que d’après des copies antiques, quelque sublimes qu’elles soient et quelque fidèle que puisse être l’image qu’ils en ont. Réformer la nature sur l’antique, c’est [p.72] suivre la route inverse des Anciens qui n’en avaient point ; c’est toujours travailler d’après une copie. Et puis, mon ami, croyez-vous qu’il n’y ait aucune différence entre être de l’école primitive et du secret, partager l’esprit national, être animé de la chaleur, et pénétré des vues, des procédés, des moyens de ceux qui ont fait la chose, et voir simplement la chose faite ? Croyez-vous qu’il n’y ait aucune différence entre Pigalle et Falconet à Paris, devant le Gladiateur66, et Pigalle et Falconet dans Athènes et devant Agasias67. C’est un vieux conte, mon ami, que pour former cette statue, vraie ou imaginaire, que les Anciens appelaient la règle68 et que j’appelle le modèle idéal ou la ligne vraie, ils aient parcouru la nature, empruntant d’elle, dans une infinité d’individus, les plus belles parties dont ils composèrent un tout. Comment est-ce qu’ils auraient reconnu la beauté de ces parties69 ? De celles surtout qui rarement exposées à nos yeux, telles que le ventre, le haut des reins, l’articulation des cuisses ou des bras, où le poco più et le poco meno sont sentis par un si petit nombre d’artistes, ne tiennent pas le nom de belles de l’opinion populaire que l’artiste trouve établie en naissant et qui décide son jugement ? Entre la beauté d’une forme et sa difformité, il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu ; comment avaient-ils acquis ce tact, qu’il faut avoir avant que de rechercher les formes les plus belles éparses, pour en composer un tout, voilà ce dont il s’agit. Et quand ils eurent rencontré ces formes, par quel moyen incompréhensible les réunirent-ils ? Qui est-ce qui leur inspira la véritable échelle à laquelle il fallait [p.73] les réduire ? Avancer un pareil paradoxe, n’est-ce pas prétendre que ces artistes avaient la connaissance la plus profonde de la beauté, étaient remontés à son vrai modèle idéal, à la ligne de foi70, avant que d’avoir fait une seule belle chose. Je vous déclare donc que cette marche est impossible, absurde. Je vous déclare que, s’ils avaient possédé le modèle idéal, la ligne vraie dans leur imagination, ils n’auraient trouvé aucune partie qui les eût contentés à la rigueur. Je vous déclare qu’ils n’auraient été que portraitistes de celle qu’ils auraient servilement copiée. Je vous déclare que ce n’est point à l’aide d’une infinité de petits portraits isolés, qu’on s’élève au modèle original et premier ni de la partie, ni de l’ensemble et du tout ; qu’ils ont suivi une autre voie, et que celle que je viens de prescrire est celle de l’esprit humain dans toutes ses recherches. Je ne nie pas qu’une nature grossièrement viciée ne leur ait inspiré la première pensée de réforme, et qu’ils n’aient longtemps pris pour parfaites des natures dont ils n’étaient pas en état de sentir le vice léger ; à moins qu’un génie rare et violent, ne se soit élancé tout à coup du troisième rang où il tâtonnait avec la foule, au second. Mais je prétends que ce génie s’est fait attendre et qu’il n’a pu faire lui seul, ce qui est l’ouvrage du temps, et d’une nation entière. Je prétends que c’est dans cet intervalle du troisième rang, du rang de portraitiste de la plus belle nature subsistante soit en tout, soit en partie que sont renfermées toutes les manières possibles de faire, avec éloge et succès, toutes les nuances imperceptibles du bien, du mieux et de l’excellent. Je prétends que tout ce qui est au-dessus est chimérique et que tout ce qui est au-dessous est pauvre, mesquin, vicieux71. Je prétends que sans recourir aux notions que je viens d’établir, on prononcera éternellement les mots d’exagération, de pauvre nature, de nature mesquine, sans en avoir d’idées nettes. Je prétends que [p.74] la raison principale pour laquelle les arts n’ont pu dans aucun siècle, chez aucune nation atteindre au degré de perfection qu’ils ont eue chez les Grecs ; c’est que c’est le seul endroit connu de la terre où ils ont été soumis au tâtonnement ; c’est que, grâce aux modèles qu’ils nous ont laissés, nous n’avons jamais pu, comme eux, arriver successivement et lentement à la beauté de ces modèles ; c’est que nous nous en sommes rendus plus ou moins servilement imitateurs, portraitistes, et que nous n’avons jamais eu que d’emprunt, sourdement, obscurément le modèle idéal, la ligne vraie ; c’est que si ces modèles avaient été anéantis, il y a tout à présumer qu’obligés comme eux à nous traîner d’après une nature difforme, imparfaite, viciée, nous serions arrivés comme eux à un modèle original et premier, à une ligne vraie qui aurait été bien plus nôtre72, qu’elle ne l’est et ne peut l’être ; et pour trancher le mot, c’est que les chefs-d’œuvre des Anciens me semblent faits pour attester à jamais la sublimité des artistes passés, et perpétuer à toute éternité la médiocrité des artistes à venir73. J’en suis fâché. Mais il faut que les lois inviolables de nature s’exécutent ; c’est que nature ne fait rien par saut74, et que cela n’est pas moins vrai dans les arts que dans l’univers. Quelques conséquences que vous tirerez bien de là, sans que je m’en mêle, c’est l’impossibilité confirmée par l’expérience de tous les temps et de tous les peuples, que les beaux-arts aient chez un même peuple, [p.75] plusieurs beaux siècles ; c’est que ces principes s’étendent également à l’éloquence, à la poésie et peut-être aux langues.
Le célèbre Garrick75 disait au chevalier de Chatelux ; Quelque sensible que nature ait pu vous former, si vous ne jouez que d’après vous-même, ou la nature subsistante la plus parfaite que vous connaissiez, vous ne serez que médiocre… Médiocre ! et pourquoi cela ?… C’est qu’il y a pour vous, pour moi, pour le spectateur, tel homme idéal possible qui dans la position donnée, serait bien autrement affecté que vous. Voilà l’être imaginaire que vous devez prendre pour modèle. Plus fortement vous l’aurez conçu, plus vous serez grand, rare, merveilleux et sublime.… Vous n’êtes donc jamais vous ?… Je m’en garde bien. Ni moi, monsieur le chevalier, ni rien que je connaisse précisément autour de moi. Lorsque je m’arrache les entrailles, lorsque je pousse des cris inhumains ; ce ne sont pas mes entrailles, ce ne sont pas mes cris, ce sont les entrailles, ce sont les cris d’un autre que j’ai conçu et qui n’existe pas… Or il n’y a, mon ami, aucune espèce de poète à qui la leçon de Garrick ne convienne. Son propos bien réfléchi, bien [p.76] approfondi, contient le secundus a natura et le tertius ab idea de Platon, le germe et la preuve de tout ce que j’ai dit. C’est que les modèles, les grands modèles, si utiles aux hommes médiocres, nuisent beaucoup aux hommes de génie. Après cette excursion76 à laquelle, vraie ou fausse, peu d’autres que vous seront tentés de donner toute l’attention qu’elle mérite, parce que peu saisiront la différence d’une nation qu’on fait ou qui se fait d’elle-même77, je passe au Salon, ou aux différentes productions que nos artistes y ont exposées cette année. Je vous ai prévenu sur ma stérilité, ou plutôt sur l’état d’épuisement où les Salons précédents m’ont réduit. Mais ce que vous perdrez du côté des écarts, des vues, des principes, des réflexions, je tâcherai de vous le rendre par l’exactitude des descriptions et l’équité des jugements. Entrons donc dans ce sanctuaire. Regardons ; regardons longtemps ; sentons et jugeons. Surtout, mon ami, comme il faut que je me taise ou que je parle selon la franchise de mon caractère, monsieur le maître de la boutique du Houx toujours vert78, obtenez de vos pratiques le serment solennel de la réticence79. Je ne veux contrister personne, ni l’être à mon tour. Je ne veux pas ajouter à la nuée de mes ennemis, une nuée de surnuméraires. Dites80 que les artistes s’irritent facilement, Genus irritabile vatum81. Dites que dans leur colère ils sont plus violents et plus dangereux que les guêpes. Dites que je ne veux pas être exposé [p.77] aux guêpes82. Dites que je manquerais à l’amitié et à la confiance de la plupart d’entre eux. Dites que ces papiers me donneraient un air de méchanceté, de fausseté, de noirceur et d’ingratitude. Dites que les préjugés nationaux n’étant pas plus respectés dans mes lignes que les mauvaises manières de peindre, les vices des grands que les défauts des artistes, les extravagances de la société que celle de l’Académie, il y a de quoi perdre cent hommes mieux épaulés que moi. Dites que, s’il arrivait qu’un petit service qui vous est rendu par l’amitié83 devînt pour moi la source de quelque grand chagrin, vous ne vous en consoleriez jamais. Dites que, tout inconvénient à part, il faut être fidèle au pacte qu’on a consenti. Présentez mon très humble respect à Mme la princesse de Nassau-Saarbrück84, et envoyez-lui toujours des papiers qui l’amusent. La prochaine fois, mon ami, nous époussetterons Michel Vanloo85.
Sine ira et studio quorum causas procul habeo.
Tacit86.
Voici mes critiques et mes éloges. Je loue, je blâme d’après ma sensation particulière qui ne fait pas loi. Dieu ne demanderait de nous que la sincérité avec nous-mêmes. Les artistes voudront bien n’être pas plus exigeants. On a bientôt dit, cela est beau ; cela est mauvais ; mais la raison du plaisir [p.78] ou du dégoût se fait quelquefois attendre, et je suis commandé par un diable d’homme qui ne lui donne pas le temps de venir87. Priez Dieu pour la conversion de cet homme-là88 ; et le front incliné devant la porte du Salon, faites amende honorable à l’Académie des jugements inconsidérés que je vais porter.
Notes
Notion empruntée à Hogarth (The Analysis of Beauty, Londres, 1753), un texte que Diderot avait découvert à l’occasion du Salon de 1765. Diderot introduit la ligne avant le modèle : il va ensuite conjoindre les deux notions, et ainsi coordonner l’approche matérialiste par l’exécution technique de la ligne avec l’approche idéaliste platonicienne par la conception du modèle.
Le baron d’Holbach, chez qui Diderot et Grimm dînaient régulièrement, possédait une importante collection de gravures. Le catalogue de cette collection, publié en 1789, est accessible dans les collections numérisées de l’INHA : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/19853.
Pierre-François Guyot Desfontaines, journaliste et abbé, critique acerbe des tragédies de Voltaire, avait publié une traduction en prose de Virgile, ornée de gravures (Paris, Quillau, 1743). Paul Jérémie Bitaubé, pasteur calviniste, né à Kœnigsberg, avait entrepris dès 1760 de traduire l’Iliade (Berlin, Pitra, 1762). Son Iliade et la faveur de Frédéric II, lui vaut d’être élu membre de l’Académie royale de Berlin en 1766, mais il réside essentiellement à Paris, où il publie l’Odyssée (Paris, Lamy, 1785) : il y traversera la Révolution, privé de sa pension berlinoise…
Jean-Baptiste Marie Pierre, peintre d’histoire vivement critiqué dans les Salons précédents par Diderot, mais aussi par les autres critiques, avait quasiment renoncé à peindre pour se lancer dans une carrière administrative.
François Boucher (1703-1770), peintre de genre, et peintre prolifique (trop, selon Diderot), au faîte de sa gloire, n’a plus guère besoin du Salon pour vendre…
Maurice Quentin de La Tour, aquarelliste et portraitiste, était très apprécié de Diderot.
Jean-Jacques Bachelier, inventeur d’un nouveau procédé de peinture, à la cire, qui renouait avec une technique antique perdue, avait été violemment critiqué par Diderot dans le Salon de 1765. En 1767, il était absorbé par l’ouverture d’une école gratuite de dessin pour les artisans.
Greuze, qui n’était qu’agréé, ne fut pas autorisé à exposer au Salon de 1767, car il n’avait toujours pas remis son morceau de réception. Il le fera en 1769, en exposant le Septime Sévère et Caracalla.
Boucher occupait de hautes fonctions : Inspecteur de la Manufacture des Gobelins en 1755, et surtout Premier peintre du roi en 1765 (succédant à Carle Vanloo), alors la distinction et la charge la plus prestigieuse pour un peintre en France. Cependant la peinture rococo de Boucher, qui représentait l’avant-garde dans les années 1740, commençait à être concurrencée par le courant néo-classique (Vien).
Claude Joseph Vernet (1714-1789), peintre de paysages, de marines et de tempêtes, une des peintres favoris de Diderot.
Francesco Giuseppe Casanova (1727-1803), frère cadet de Giacomo Casanova, le célèbre séducteur vénitien, était peintre de batailles.
Philippe-Jacques de Loutherbourg (1740-1812), représente la nouvelle génération des paysagistes, après Vernet, auquel Diderot le compare dans le Salon de 1767.
Cette vente avait eu lieu quelques mois plus tôt, le 30 mars 1767. Le catalogue de la collection, publié à l’occasion de la vente, est accessible dans les collections numérisées de l’INHA : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/17961.
« 288. La Vue d’un agréable Port de mer, avec architecture, paysage, beaucoup de figures. Tableau peint à Rome en 1750, sur toile de 2 pieds 6 pouces de haut, sur 3 pieds, 7 pouces de large. » (Catalogue raisonné des tableaux… après le décès de M. Julienne, 1767, p. 110) Diderot, grand admirateur de Vernet, s’est sans doute procuré la gravure réalisée par Jean Daullé en 1760 d’après ce tableau, sous le titre Différents travaux d’un port de mer. (Notice #021107)
« Brocanteur, s. m. Terme en usage parmi les Peintres & les Curieux de Paris. Elegantioris suppellectilis negociator. C’est celui qui achete & revend des tableaux, des médailles & autres curiositez, & qui par ce commèrce gagne sa vie. C’est un des plus habiles & des plus fins brocanteurs de Paris. » (Trévoux, 1738) Un marchand d’art, au dix-huitième siècle, est un brocanteur, sans connotation dépréciative.
Antonio Allegri da Correggio (= du village de Correggio), dit en français Le Corrège (1489-1534), à part un voyage à Rome, avait vécu replié dans sa province de Parme : le cardinal auquel Diderot fait allusion est sans doute Alexandre Farnèse le jeune, qui succède précisément à son grand-père du même nom en 1534, comme évêque de Parme. Alexandre Farnèse l’Ancien, venait en effet d’être élu pape sous le nom de Paul III et l’avait immédiatement fait cardinal… Mais le récit de la mort du Corrège est un peu différent chez Vasari : « On raconte qu’ayant reçu à Parme un paiement de soixante écus dont il avait besoin à Correggio, il se mit en chemin avec l’argent, à pied, par une grade chaleur. Échauffé par le soleil, et ayant bu de l’eau pour se rafraîchir, il s’alita avec une forte fièvre et ne se releva plus, car la mort survint. » (Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres [1550, 1568], éd. et trad. Chastel, Berger-Levrault, 1983, 1989, V, 75)
Montesquieu, dans la Préface de L’Esprit des lois, rapporte le mot du Corrège, soupirant devant la Madonne Sixtine de son prédécesseur Raphaël : « Anch'io, sono pittore ! » (Moi aussi, je suis peintre !) Le modeste Corrège était considéré au XVIIIe siècle comme un des plus importants peintres de la Renaissance italienne…
La gâche est la pièce métallique fixée sur le mur ou l’encadrement de la porte, dans laquelle le penne du verrou de la porte vient se loger, permettant de la maintenir fermée. Diderot, qui est l’auteur du très technique article *Gâche de l’Encyclopédie, écrit (en reprenant ici Trévoux) : « on appelle particulierement gache le morceau de fer sous lequel passe le pêne de la serrure, & qui tient la porte fermée ». La gâche est une pièce de ferronnerie modeste certes, mais un élément de sécurité décisif…
Voir la notice #009242.
Voir les notices #011357 ; #006196 ; #006197.
Les rapports de Greuze avec la critique étaient orageux. Dans le Salon de 1765, à la fin de l’article consacré à La Jeune fille qui pleure son oiseau mort, Diderot rapporte l’anecdote suivante (qu’il a sans doute un peu arrangée…) : « Lorsque le Salon fut tapissé, on en fit les premiers honneurs à M. de Marigny. Poisson Mécene s’y rendit avec le cortège des artistes favoris qu’il admet à sa table ; les autres s’y trouvèrent : il alla, il regarda, il approuva, il dédaigna ; la Pleureuse de Greuze l’arrêta et le surprit. Cela est beau, dit-il à l’artiste, qui lui répondit : Monsieur, je le sais ; on me loue de reste ; mais je manque d’ouvrage. – C’est, lui répondit Vernet, que vous avez une nuée d’ennemis, et parmi ces ennemis, un quidam qui a l’air de vous aimer à la folie, et qui vous perdra. – Et qui est ce quidam ? lui demanda Greuze. – C’est vous, lui répondit Vernet. » (DPV XIV 184)
Dans le Salon de 1765, Diderot a raconté comment, à l’instigation de Marigny et de Watelet, Alexandre Roslin, peintre académique, a été préféré au génial Greuze pour le portrait de la famille de la Reochefoucault, qui était une grosse commande (DPV XIV 141-2).
Le mot n’est pas dans le dictionnaire de Trévoux, qui donne cependant « Bamboches, s. f. Petites figures en forme de Marionettes ausquelles on fait représenter des Ballets, ou des Commédies. […] Ce mot vient de l’Italien. On appelle aussi une femme de petite taille, une bamboche. » Le peintre Pieter van Laer, qui était de petite taille, avait été surnommé Il Bamboccio : il avait mis à la mode à Rome ses scènes rustiques animées de personnages gouailleurs et caricaturaux. Une bambocciata, ou bambochade, fut d’abord un tableau à la manière du Bamboccio (17e siècle) ; le mot est attesté en français à partir de 1747. Diderot l’emploie trois fois dans le Salon de 1767.
Diderot simplifie et déforme les titres d’une série de quatre dessus-de-portes commandés par Guillaume Mazade de Saint-Bresson, Trésorier du Languedoc, à Lagrenée, et exposés au Salon de 1767. La série représente « Les Quatre États » : la Vérité comme la Religion peuvent désigner Le Clergé ou la Religion qui converse avec la Vérité, la Justice désigne La Magistrature représentée par la Justice que l’Innocence désarme (#001016) ; reste la Vertu, qui ne correspond exactement ni au Tiers-Etat ou l’Agriculture et le Commerce qui amènent l’Abondance (#001011), ni à L’Épée ou Bellone présentant à Mars les rênes de ses chevaux (#001013).
Alors que les Etrusques assiégeaient Rome, Mucius Scaevola se rendit volontairement à leur général Porsenna, mit sa main droite sur un brasero et la laissa brûler, comme témoignage de la bravoure romaine. Les Étrusques impressionnés levèrent le camp. (Tite-Live, Histoire romaine, livre II, chapitre 12) La scène était régulièrement portée à la peinture : voir le tableau de Le Brun à Mâcon (#002267, 1643-1645), celui de Dumont le Romain à Besançon (#001105, Salon de 1745), celui de Tiepolo à Würzburg (#004359, 1750-1753), l’esquisse de Boucher à Austin (#003388, 1727-1729).
Ce peuple : les Romains. Leurs héros font peut-être des choses dégoûtantes, mais l’idée de belle nature vient d’eux… Diderot fait-il allusion à Horace ?
Glissement : Diderot revient à ses contemporains qui font les dégoûtés devant Mucius Scævola.
Qu’elle est : qu’elle existe.
Diderot ne nomme pas cet artiste : est-ce Falconet, avec qui il a déjà discuté de ces questions dans Le pour et le contre ou Lettres sur la postérité. Les lettres avaient été échangées durant l’année 1766 et Falconet, qui était à Saint-Pétersbourg, en avait fait faire une copie au printemps 1767, pour une publication en Russie. Diderot n’y était pas favorable et le projet n’aboutit pas. Diderot reçoit la copie de Falconet en septembre 1767 (c’est-à-dire au moment où il visite le Salon et commence à en rédiger le compte-rendu). Il ne procéda pas à la révision promise du texte et refusa constamment sa publication. (Voir Emita Hill, DPV XV xxiv-xxvi).
Hoche du nez : fasse la moue, manifeste son mépris.
Noter le masculin : le technique est la grande catégorie qui, dans le Salon de 1767, va s’opposer à l’idéal. Le technique, ou le faire, c’est la maîtrise technique de la peinture : bien dessiner les figures, les ordonner dans l’espace dans les règles de la composition classique, produire des couleurs au plus près de ce qu’on voit dans la réalité.
Contrairement au technique, qui est le domaine spécifique du peintre, l’idéal est commun à tous les arts de la représentation : le « poète » Diderot est donc au moins autant expert en idéal que n’importe quel peintre.
Allusion à la célèbre parabole de la chimère de Zeuxis : Zeuxis devant peindre Hélène de Troie, la plus belle femme ayant jamais existé, fit venir toutes les plus belles filles de Crotone, et copia la,plus belle partie du corps de chacune : il composa ainsi une chimère de beauté idéale (la chimère est un monstre mythologique, mi-lion, mi-chèvre, mi-serpent). Voir Cicéron, De inventione, II, 1-3.
Ce terme de portrait va jouer un rôle essentiel dans le Préambule du Salon de 1767. Au delà du genre pictural du portrait, il désigne l’image concrète, matérielle, singulière, par différence avec l’image virtuelle du modèle idéal. A la limite, tout ce qu’on peut voir dans la réalité est portrait.
le fantôme et non la chose (Note de Diderot, qui résume Platon, La République, livre X, 598b)
Fantôme traduit ici le grec φάντασμα. Comme en grec, dans la langue française classique fantôme a un double sens, celui d’apparition, de spectre, mais aussi celui d’image, de représentation, sans connotation onirique ou fantasmatique particulière.
Néologisme de Diderot : une ligne portraitique, une ligne qui aurait fait un portrait.
Phidias, le plus grand sculpteur de l’Athènes du Ve siècle, avait notamment réalisé la statue chryséléphantine (en ivoire et en or) d’Athéna pour le Parthénon. Diderot passe du peintre au sculpteur parce que son interlocuteur imaginaire est toujours Falconet…
Vous n’êtes qu’au 3e rang, après la belle femme et la beauté. (Note de Diderot d’après Platon, La République, 597e. Platon écrivait, comparant le : « Et le peintre, le nommerons-nous l’ouvrier et le créateur de cet objet [=le lit du menuisier]. — Nullement. Qu’est-il donc, dis-moi, par rapport au lit ? — Il me semble que le nom qui lui conviendrait le mieux est celui d’imitateur de ce dont les deux autres sont les ouvriers. — Soit. Tu appelles donc imitateur l’auteur d’une production éloignée de la nature de trois degrés. — Parfaitement, dit-il. — Donc le faiseur de tragédies, s’il est un imitateur, sera par nature éloigné de trois degrés du roi et de la vérité, comme aussi tous les autres imitateurs. » (trad. R. Baccou, GF, p. 362). Platon compare deux exemples : le peintre représentant le lit exécuté par le menuisier à partir d’un lit « qui existe dans la nature des choses » et le dramaturge forgeant un roi de tragédie à partir d’une histoire vraie. Peintre-Menuisier-Nature // Poète-Personnage-Vérité.)
Commentaire de Grimm.
Pique contre Falconet, qui avait la contradiction facile et acerbe…
Comprendre : s’il l’on peut dire à propos de la plus petite partie de l’œuvre d’art, et la mieux choisie, qu’elle a été représentée à partir d’un modèle qui était déjà une représentation, un portrait, et non la vérité même.
Comprendre : même si je ne savais pas répondre techniquement à votre question.
Pour un œil qui serait capable de voir le détail des choses comme au microscope, même un ongle, même un cheveu n’est jamais un ongle idéal, un cheveu idéal, mais l’ongle et le cheveu d’une personne particulière, dans une situation particulière. Ce sont donc des portraits. Diderot va s’en expliquer plus loin : le corps confronté aux aléas de la vie se déforme toujours, ne serait-ce que de façon microscopique. Cette idée avait déjà été développée au début des Essais sur la peinture, DPV XIV 343-4.
La chose en question n’est donc jamais un modèle premier, une belle nature, mais toujours déjà une copie, un φάντασμα, une représentation. Cette chose est interposée entre le modèle premier et « votre copie », la peinture réalisée, qui est en fait une copie de copie. Cette chose fait écran : Diderot théorise ici le dispositif de la représentation comme dispositif d’écran.
Observation désigne ici ce qui ne peut justement pas être observé visuellement, expérimentalement, et doit être reconstitué par une expérience de pensée. Dans l’article Observation de l’Encyclopédie, qui est probablement du médecin Ménuret, le premier exemple développé est celui de la mine…
Notion de nature : notion de philosophie naturelle, qui était le terme, depuis Galilée, pour désigner la physique et la science en général.
Tout visage est dissymétrique.
Miroir grossissant.
N.B. A l’École, une fois la semaine, les élèves s’assemblent, un d’eux sert de modèle. Son camarade le pose, et l’enveloppe ensuite d’une pièce d’étoffe blanche, la drapant le mieux qu’il peut. Et c’est là ce qu’on appelle faire la caricature. (Note de Diderot. Le mot caricature, qui vient de l’italien caricare, charger, n’est entré que depuis peu dans la langue, et n’est pas encore attesté dans le Dictionnaire de Trévoux. C’est pourquoi Diderot juge une explication nécessaire. Ici, visiblement, la caricature n’engage ni déformation, ni grotesque. Le modèle est enveloppé, chargé, d’un drap. Le cours donné par Vernet, est un cours de drapé, pour travailler le pli. Vernet a le grade d’Académicien depuis 1753, et de Conseiller depuis 1767, mais n’est pas Professeur en titre.)
Subsistant : qui existe dans la réalité matérielle.
Image traduit ici le φάντασμα platonicien, que Diderot va ensuite différencier en « copie », l’image subsistante, et en « imagination », l’image virtuelle, imaginée.
L’attitude de Diderot vis-à-vis de la métaphysique est ambivalente. Le terme peut désigner la vieille philosophie scolastique, incompréhensible. Dans Le Rêve de D’Alembert, Diderot se moque du « galimatias métaphysico-théologique ». Et dans le Salon de 1765 il opposait déjà au « galimatias métaphysique » des théologiens les tableaux d’histoire religieuse, qui parlent aux yeux (DPV XIV 245). Mais la métaphysique, c’est aussi la théorie au sens le plus noble du terme, et Diderot, en matière d’art, se pique de métaphysique : « Voilà, mon ami, un échantillon de la métaphysique du dessin ; et il n’y a ni science, ni art qui n’ait la sienne, à laquelle le génie s’assujettit, par instinct, sans le savoir. Par instinct ! O la belle occasion de métaphysiquer encore ! » (Salon de 1765, DPV XIV 129)
Nouvelle référence, plus précise, à la chimère de Zeuxis.
Comprendre : Et s’il n’y avait pas eu d’art antique avant toi ? On touche ici à la querelle des Anciens et des Modernes, dans laquelle Diderot n’a jamais pris de parti tranché.
L’image virtuelle du modèle idéal, qui n’existe que dans l’imagination.
C’est-à-dire, qui n’ait été déformée. Le travail de la nature est un travail de déformation perpétuelle de ses propres modèles.
Observation et expérience, c’est-à-dire analyse critique et expérimentation, pratique et métaphysique.
Comparaison implicite de la création picturale à un sacrement : « Les Sacremens qui impriment un caractère sont le Baptême, la Confirmation et l’Ordre » (Dictionnaire de Trévoux, article Caractère).
Irréductible à, qui échappe à.
Ici au sens de prudente, précautionneuse. Le terme s’emploie d’habitude péjorativement : sans courage, couard.
La ligne vraie est la ligne de beauté théorisée par Hogarth dans The Analysis of Beauty.
Agasias d’Éphèse, sculpteur hellénistique (1er siècle avant Jésus-Christ), auteur supposé du Gaulois blessé (#010267) et du Gladiateur Borghèse (#011269). Ce dernier est reproduit dans l’Encyclopédie pour ses proportions parfaites (#011270).
Pierre Puget, un des plus importants sculpteurs français du XVIIe siècle, né et mort à Marseille, auteur notamment d’un Milon de Crotone (#006255) dont une version est visible sur le Cours Honoré d’Estienne d’Orves à côté du Vieux-Port de Marseille.
Jean-Baptiste Pigalle, sculpteur, né en 1714 comme Diderot. Diderot a fait son éloge et évoqué son Mercure attachant sa talonnière (#001836) et son Monument à Louis XV (#004516) dans le Salon de 1765. Pigalle fera le buste en bronze de Diderot en 1777.
Diderot parodie ici les trois genres dramatiques hérités de l’antiquité : au-dessus de nous, la tragédie ; à notre niveau, la comédie ; au-dessous de nous, la farce. Procédant par déformation , et non pas catégories, il place le modèle idéal non en premier, mais au centre : la tragédie devient le chimérique ; la farce, le mensonge, tandis que le centre est le lieu du renouvellement incessant des genres : pour Diderot, le drame bourgeois.
La recherche du modèle idéal s’inscrit dans un processus de perfectionnement continu : il faut toujours rompre avec la tradition. Ici, le texte prend un tournant décisif : le modèle idéal s’historicise et se politise.
« Je me contenteray de rapporter icy ce que disoit un Peintre moderne, qui avoit beaucoup pénétré dans la connoissance de l’Antique, c’est le fameux Poussin : Raphaël, disoit-il, est un Ange comparé aux autres Peintres ; c’est un Asne comparé aux Auteurs des Antiques. » (Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres, 1699, livre I, chap. 5 « De l’Antique », repris dans les Éléments de peinture pratique, Jombert, 1766, 2e partie, chap. 5, p. 379. L’anecdote se trouve également dans les Recherches sur les beautés de la peinture de Webb, qui l’a prise à de De Piles, et Diderot la cite dans son compte-rendu de l’ouvrage pour la Correspondance littéraire du 15 janvier 1763, où l’ange devient un aigle (DPV XIII 314).
« Phénomène, s. m., Phænomena. Effet apparent dans le ciel, ou sur la terre, qu’on découvre par l’observation des astres, ou par les expériences physiques, & dont la cause n’est pas évidente. » (Trévoux) Le mot est rare et réservé en principe à la physique. Les partisans de l’antique regardent les œuvres des Anciens comme des phénomènes de physique dont ils ne comprennent pas la cause.
Le Gladiateur Borghèse d’Agasias, que Napoléon a fait entrer au Louvre en 1808, était à l’époque de Diderot dans la collection Borghèse à Rome. Mais il en existait des copies, comme celle en terre cuite exécutée par Nicolas Coustou en 1683 lors de son séjour à Rome, actuellement au Louvre (RF 198), ou celle en bronze actuellement installée au Bosquet de la Reine à Versailles, sans parler des gravures. Imaginer Pigalle et Agasias à Paris devant le Gladiateur Borghèse suppose de les imaginer devant une copie…
Non pas même le Gladiateur original, mais son créateur : il ne s’agirait plus alors de copie, mais d’émulation entre trois artistes créant simultanément.
Règle, ou canon : « Polyclète de Sicyone, disciple d'Agéladas, a fait le […] Doryphore, figure d’enfant pleine de vigueur, et nommée Canon par les artistes, qui en étudient le dessin comme une sorte de loi ; de sorte que, seul entre tous, il passe pour avoir fait l’art même dans une oeuvre d’art. » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 19, 6 ; voir #019752).
Début de la critique de la Chimère de Zeuxis : Diderot déconstruit la notion de belle nature en montrant qu’elle repose sur un paradoxe originaire (le mot paradoxe sera prononcé quelques lignes plus loin). Il faut connaître d’avance la belle nature pour pouvoir la créer.
Diderot écrit ironiquement « ligne de foi » au lieu de ligne de beauté, ou ligne vraie : la beauté serait un article de foi, une sorte de prescience divine que l’artiste aurait en lui d’emblée, au lieu du produit d’une longue recherche, comme Diderot cherche à le démontrer.
Reprise et radicalisation de l’opposition entre ce qui est au-dessus et ce qui est en dessous du modèle, ici simplement renvoyés dos à dos, comme dépourvus d’idéal. Mesquin signifie, au propre, avare. Mais « Mesquin, se dit figurément en plusieurs Arts, comme en Architecture, Sculpture, Peinture, &c, de tout ce qui est pauvre, de mauvais air, ou de mauvais goût, où il semble qu’on a voulu plaindre la dépense, l’étoffe ou le travail. Sordidus, ineptus, abjectus. On dit, Cela est mesquin. » (Trévoux) Diderot l’emploie généralement pour désigner le manque de noblesse, le caractère commun pour une composition (allégorique, historique) qui prétend à la grande manière, au grand genre.
Il n’y a donc pas de ligne vraie absolue, de belle nature en soi : chaque culture, chaque époque élabore son modèle idéal. Le modèle idéal est désormais pensé par rapport à un milieu (social, politique, culturel).
Ici Diderot semble prendre le parti des Anciens contre les Modernes, et se faire l’écho des plaidoyers enflammés de Winckelmann pour la statuaire grecque. Mais « chefs-d’œuvre » doit se comprendre avec une distance ironique : si on pose d’emblée « les chefs-d’œuvre des Anciens » comme des chefs-d’œuvre absolus et indépassables, tout ce qui suit ne pourra jamais être que l’histoire d’une longue décadence. C’est la thèse de Winckelmann. Mais les développements relativistes de Diderot qui précédent et suivent cette phrase attestent que ce n’est pas la sienne.
C’est le principe de continuité de la philosophie naturelle. Natura non facit saltus, la nature ne fait pas de saut, écrit Leibniz (Préface des Nouveaux Essais sur l’Entendement humain [1704], GF, p. 40). La formule est reprise par Linné dans sa Philosophia botanica, Vienne, J. Th. Trattner, 1755, §77, p. 27.
David Garrick, l’un des plus importants acteurs anglais du XVIIIe siècle, interprète de Shakespeare et directeur pendant 30 ans du théâtre de Drury Lane à Londres. Diderot l’admirait beaucoup et le cite en exemple dès 1758 (Lettre à Mme Riccoboni). La première ébauche du Paradoxe sur le comédien, en 1769, s’intitule Observations sur un ouvrage intitulé : Garrick ou les acteurs anglais. Le dialogue qui suit, entre Garrick et l’aimable chevalier de Chastellux, est repris dans le Paradoxe.
Excursion : digression.
Il s’agit donc de faire une nation : la production du modèle idéal n’est ni l’affaire individuelle d’un artiste, ni une simple question d’esthétique ; elle engage, politiquement, nationalement, le destin d’un peuple. La nation qu’on fait, est une nation qu’on prétend modeler sur un modèle extérieur, i. e. le modèle antique.
Sobriquet que Diderot a donné à son ami Grimm au début du Salon de 1765. Grimm l’explique alors ainsi : « Moi, honnête faiseur de feuilles, j’ai reçu du philosophe, pour étrennes, une enseigne représentant un houx, avec l’inscription au-dessus, en demi-cercle : Au Houx toujours vert ; et en bas, l’épigraphe ondoyante : Semper frondescit. » (il fait toujours des feuilles).
Les lecteurs de la Correspondance littéraire sont censés garder pour eux les jugements de Diderot, et ne surtout pas les divulguer aux artistes : c’est la condition de la sincérité de ses critiques comme de ses éloges.
Diderot énumère les arguments que Grimm devra avancer pour obtenir le « serment solennel de réticence ». Tout ce jeu est évidemment factice : Diderot feint de s’adresser au seul Grimm, mais sait très bien que les abonnés liront ce qu’il est en train d’écrire. Il construit ainsi, par cette adresse indirecte, un dispositif d’effraction énonciative : le lecteur accède, par effraction, à ce qu’il ne devrait pas lire, et lira ensuite des jugements censés rester secrets.
« Race irritable des devins. » (Horace, Épîtres, II, ii, v. 102) Les devins désignent ironiquement les artistes.
Référence à la comédie d’Aristophane, Les Guêpes, qui est une satire du fonctionnement des tribunaux athéniens. Les guêpes, se sont les citoyens jurés qui assaillent de leur aiguillon leurs victimes, les accusés.
C’est comme un service que Grimm avait demandé à Diderot, à la fin de l’été 1759, de rédiger pour la Correspondance littéraire le compte rendu des Salons.
Grimm est alors en visite chez cette princesse, à qui Diderot a dédié Le Père de famille. Voir l’Épître à son altesse sérénissime Madame la Princesse de Nassau Saarbruck, qui ouvre l’édition de 1758 du Père de famille, DPV X 180-189. En 1765, la princesse de passage à Paris accorde à Grimm et à Diderot une matinée charmante, qu’il raconte dans la lettre à Sophie Volland du 25 juillet (CFL V 896).
Dans la lettre suivante, où il commencera les descriptions du Salon de 1767, Diderot débutera par les peintures de Michel Vanloo. Vanloo est un peintre beaucoup trop sage et académique : il faudra l’épousseter !
A la fin du 1er § des Annales, Tacite annonce qu’il passera vite sur la fin d’Auguste et qu’il racontera Tibère « sans colère ni passion, dont je garde les motifs loin de moi ».
Diderot se plaint régulièrement que Grimm le presse de rendre ses pages.
Fils d’un pasteur luthérien, Grimm était, pour les Français, hérétique. La remarque de Diderot, athée, ne manque pas de sel. Même comique, la théâtralisation de l’entrée dans l’espace du Salon solennise sa dimension nationale et politique.
Les Salons de Diderot (édition)
Archive mise à jour depuis 2023
Les Salons de Diderot (édition)
Salon de 1763
Préambule du Salon de 1763
Louis-Michel Vanloo (Salon de 1763)
Deshays (Salon de 1763)
Greuze (Salon de 1763)
Sculptures et gravures (Falconet, Salon de 1763)
Salon de 1765
La Chaste Suzanne (Carle Vanloo, Salon de 1765)
Boucher (Salon de 1765)
La Justice de Trajan (Hallé, Salon de 1765)
Chardin (Salon de 1765)
La jeune fille qui pleure son oiseau mort (Greuze, Salon de 1765)
La Descente de Guillaume le Conquérant en Angleterre (Lépicié, Salon de 1765)
L'antre de Platon (Fragonard, Salon de 1765)
Sculpture (Salon de 1765)