|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le Décentrement matérialiste du champ des connaissances dans l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, avril 1999, pp. 65-84.
Le décentrement matérialiste du champ des
connaissances dans l’Encyclopédie
D’Alembert, dans
l’« Avertissement des éditeurs » qui ouvre le
troisième volume de l’Encyclopédie, définit ainsi
l’ouvrage qu’il présente au public :
« L’empire des Sciences &
des Arts est un palais irrégulier, imparfait, & en quelque
maniere monstrueux, où certains morceaux se font admirer par leur
magnificence, leur solidité et leur hardiesse ; où d’autres
ressemblent encore à des masses informes ; où d’autres
enfin, que l’art n’a pas même ébauchés, attendent le génie ou
le hasard. Les principales parties de cet édifice sont élevées par
un petit nombre de grands hommes, tandis que les autres apportent
quelques matériaux, ou se bornent à la simple description. Nous
tâcherons de réunir ces deux derniers objets, de tracer le plan du
temple, & de remplir en même tems quelques vuides. Nous en
laisserons beaucoup d’autres à remplir ; nos descendans s’en
chargeront, & placeront le comble, s’ils l’osent ou s’ils
le peuvent. » (D’Alembert, « Avertissement des
éditeurs », tome III, pp. vj-vij ; GF I 217.)
L’Encyclopédie
est un « palais irrégulier », un « temple »
inachevé, un « édifice » sans « comble » :
de la métaphore architecturale, employée traditionnellement pour
désigner l’objet discursif, D’Alembert passe à la métaphore du
chantier, avec ses « vides » jamais remplis, et de là au
monstre : car ce qui s’ouvre à nous est « en quelque
manière monstrueux ».
Dans le même esprit,
l’article Encyclopédie signé par Diderot envisage l’Encyclopédie
comme un travail inachevé sur des matériaux bruts, livré informe
aux générations à venir pour y être poursuivi :
« Si nos neveux s’occupent de
l’Encyclopédie sans interruption, ils pourront conduire
l’ordonnance de ses matériaux à quelque degré de perfection.
Mais, au défaut d’une mesure commune et constante, il n’y a
point de milieu ; il faut d’abord admettre sans exception tout
ce qu’une science comprend, abandonner chaque matière à
elle-même, et ne lui prescrire d’autres limites que celles de son
objet. […] Ce défaut diminuera à mesure que les éditions se
multiplieront ; les connaissances se rapprocheront
nécessairement. J’examine notre travail sans partialité ; je
vois qu’il n’y a peut-être aucune sorte de faute que nous
n’ayons commise, et je suis forcé d’avouer que d’une
Encyclopédie telle que la nôtre, il en entrerait à peine
les deux tiers dans une véritable Encyclopédie. […] la
première édition d’une Encyclopédie ne peut être qu’une
compilation très informe et très incomplète. » (Diderot,
art. Encyclopédie, t. V, p. 641c,
645a ; éd. Versini, Bouquins, I 397, 414, 416.)
Œuvre sans « mesure
commune et constante », l’Encyclopédie abandonne
« chaque matière à elle-même ». Elle est le travail
même de la matière orienté vers « l’ordonnance de ses
matériaux », selon un processus qui ne fait que commencer et
ne finira jamais. On est loin ici des illusoires ordonnancements de
l’arbre inspiré de Bacon, déployant sa « division des
sciences » en un organigramme harmonieux, dans l’illusion
d’un savoir immobile, susceptible d’être réparti de façon
logique, homogène et stable. L’Encyclopédie se constitue à
partir de la subversion de ces limites du savoir taxinomique. Il ne
faut prescrire à la matière du savoir « d’autres limites
que celles de son objet », un objet en perpétuel devenir, en
quelque sorte absenté par le travail même de la matière qui
toujours le dépasse et le repousse. La « véritable
Encyclopédie » se constituera d’abord par cet
absentement, par l’élimination d’une bonne part de l’actuel
ouvrage.
Diderot, comme
D’Alembert, est alors amené à déconstruire la métaphore
architecturale. De l’Encyclopédie comme statue, il passe à
la démesure du colosse et, de là, se référant à un passage
célèbre de l’Art poétique, à la Chimère.
« Ici nous sommes boursouflés &
d’un volume exorbitant ; là maigres, petits, mesquins, secs &
décharnés. Dans un endroit, nous ressemblons à des squelettes ;
dans un autre, nous avons un air hydropique ; nous sommes
alternativement nains & géants, colosses & pigmées ;
droits, bienfaits & proportionnés ; bossus, boiteux &
contrefaits. Ajoûtez à toutes ces bizarreries celle d’un discours
tantôt abstrait, obscur ou recherché, plus souvent négligé,
traînant & lâche ; & vous comparerez l’ouvrage
entier au monstre de l’art poétique, ou même à quelque chose de
plus hideux. Mais ces défauts sont inséparables d’une premiere
tentative, & il m’est évidemment démontré qu’il
n’appartient qu’au tems & aux siecles à venir de les
réparer. » (Diderot, art. Encyclopédie, t. V, p. 641c,
éd. Versini, Bouquins, I 396.)
Comme sous la plume de
D’Alembert, le work in progress encyclopédique est ici
identifié à l’abjection monstrueuse de ce qui s’exhibe dans les
cabinets de curiosité. La proportion, la mesure, l’harmonie ne
sont plus que des catégories parmi d’autres du monde, un monde qui
n’est plus idéalement ordonné, un monde inscrit dans le devenir
de l’histoire précisément parce qu’il se donne, sans fin, à
réparer.
Le double ressort matérialiste de la Chose
encyclopédique
Ainsi, paradoxalement,
il n’y a pas d’objet encyclopédique. Le dictionnaire est là,
l’ordre alphabétique est parcouru, accompli, les volumes de
planches déploient un impressionnant éventail du savoir technique
des Lumières. Pourtant, il n’y a pas d’objet. L’Encyclopédie
n’est pas la clôture d’un savoir achevé, la circonscription
d’un champ limité des connaissances. Elle est entreprise,
processus, mouvement vers la constitution d’un objet qui toujours
lui échappe. En attendant la constitution improbable de l’objet,
il y a des ratés, ce que Diderot appelle des boursouflures. Tantôt
c’est trop long, tantôt lacunaire, parfois erroné. Souvent, c’est
illisible, et les planches viennent tant bien que mal suppléer à
cette illisibilité : l’Encyclopédie se présente
comme ce qui, en deçà de l’objet, sous la forme informe du
monstre abject et fascinant, constitue la Chose. Elle est
« informe », elle est le travail même de la « matière »
abandonnée à elle-même sans autre limite que son « objet ».
L’objet se définit ainsi comme l’horizon de la matière
encyclopédique, comme sa visée comme si l’enjeu renversé de
cette tâche était d’élever la Chose encyclopédique à la
dignité d’objet.
L’Encyclopédie
est la Chose à plus d’un titre. D’abord par cet inachèvement de
l’objet qui définit l’Encyclopédie comme processus et,
plus précisément, comme travail de glissement épistémologique,
comme décentrement du savoir. L’Encyclopédie est
glissement de la Chose plutôt que circonscription de l’objet.
Il y a ensuite
l’indétermination inquiétante de ses contours et, par là, de ses
enjeux : faut-il y voir la somme objective d’un savoir érigé
à la gloire de la France, le monument culturel servant à sa manière
l’institution politique ? Ou bien s’agit-il d’une vaste
entreprise de subversion idéologique, où le savoir est saisi comme
levier d’une révolte culturelle avant d’être politique ?
La révolte travaille l’Encyclopédie, non pas tant sous la
forme d’un discours manifeste de la révolte, mais indirectement,
dans le retournement qui s’y opère des outils du savoir, non
seulement des concepts, des notions, qui prennent des sens nouveaux,
mais des langages même de la culture, brutalement affrontés à un
réel que ne médie aucune distance mimétique.
La Chose
encyclopédique se définit donc d’emblée comme glissement et
comme révolte, c’est-à-dire comme travail de l’institution
symbolique, à la fois travail de sape et moteur de sa rénovation.
Il y a un double ressort de la Chose : dans son rapport aux
objets préétablis du savoir, la Chose encyclopédique déconstruit,
défait, négative la gangue du discours hérité ; mais dans le
mouvement qui la porte vers l’utopique aboutissement d’un objet
encyclopédique, elle ordonne le savoir en fonction d’un nouveau
dispositif à la fois sémiologique et idéologique, dispositif
qu’elle n’accomplit pas, qu’elle ne théorise pas, mais que son
travail dessine en creux.
Ce dispositif est
fondamentalement tributaire du mouvement dans lequel il s’inscrit,
de cette dynamique de la Chose constitutive de l’Encyclopédie:
la Chose défait le discours et se réordonne à partir de res,
pra`gma, la matérialité
même du réel. A ce titre, on définira le double ressort du travail
encyclopédique comme le principe d’un matérialisme
épistémologique.
Assumer l’héritage historique du matérialisme
Notre but n’est pas
essentiellement aujourd’hui de nous demander si les Philosophes de
l’Encylopédie étaient ou se pensaient matérialistes. Il
est clair que si la question du matérialisme de Diderot s’est
posée et se pose encore aujourd’hui, ce n’est pas par rapport à
l’hérésie Matériaire combattue par Tertullien dans son Traité
contre Hermogène, ni même par rapport à l’interprétation
matérialiste du spinozisme dans les cercles philosophiques animés
par le baron d’Holbach ou par Mme d’Épinay : si la question
métaphysique du matérialisme des Lumières dépasse largement le
simple intérêt d’érudition, c’est à cause de certaine
filiation historique dont nous ne savons trop aujourd’hui comment
hériter : le matérialisme dialectique s’est revendiqué des
Lumières et précisément de l’entreprise encyclopédique. Cette
filiation n’a pas tant à voir avec une communauté de positions
théoriques, que précisément avec un certain rapport au réel, non
seulement d’engagement militant dans les affaires de la cité, mais
d’investissement du réel dans la réflexion théorique.
L’articulation du travail et de la valeur, qui constitue le noyau
problématique du livre I du Capital, relève de ce même
double ressort de la Chose dont nous tentons ici de dégager le
processus dans l’Encyclopédie. Marx déconstruit les
discours de la richesse, dénonce les spéculations de l’économie
politique bourgeoise comme autant d’écrans moraux et politiques,
pour atteindre la Chose elle-même, fascinante et abjecte, la valeur
d’usage des choses, la singularité incommunicable de la matière
travaillée, la différence infinie qui habite le travail ; puis
il remodélise la richesse en termes économiques, constitue par la
valeur d’échange les choses en objets de la circulation
capitaliste, en marchandises. Cet objet là, l’objet matérialiste,
n’a plus rien à voir avec l’objet rhétorique des discours de
l’ancien monde. Définie comme valeur d’échange objectivée par
le travail, la richesse chez Marx ne se manifeste plus comme discours
sur les mirages de la Chose, à la manière de cette tirade du Timon
d’Athènes citée en note par Marx,
mais comme la Chose même prise dans son mouvement de transformation
de la matière par l’industrie des hommes, le processus interdisant
la distanciation définitive, la coupure mimétique d’un discours
clos séparé d’un objet clos.
En ce sens, analyser
le décentrement matérialiste du champ des connaissances dans
l’Encyclopédie renvoie à la révolution épistémologique
marxiste, non que la philosophie soit la même, mais, encore une
fois, parce qu’un certain rapport au réel, une dynamique de la
Chose s’est mise en place dans l’Encyclopédie, une
rationalité non discursive, ou si l’on préfère non rhétorique,
qui n’est visible pour nous qu’à la condition d’assumer cet
héritage historique par lequel le travail inconscient de la Chose
encyclopédique est devenu démarche réflexive et consciente.
Refuser l’héritage au nom d’une restitution archéologique de la
vérité authentique des textes n’est pas seulement une entreprise
illusoire ; c’est aussi une condamnation à l’aveuglement
volontaire, si tant est que l’oiseau de Minerve ne se lève qu’à
la tombée de la nuit.
Ce décentrement ne se
mesure pas simplement aux déclarations de méthode et d’intention
des textes liminaires et des articles programmes de l’Encyclopédie.
Le corps même du dictionnaire, par le jeu des entrées multiples,
mais aussi par l’intertextualité qui fait circuler les définitions
d’un dictionnaire à l’autre,
est travaillé par le double ressort, par la dynamique de la Chose
encyclopédique. Nous prendrons un exemple : l’article
Caractère.
De la taxinomie à la technique : l’article
Caractère
Il faut savoir lire
l’article Caractère pour ce qu’il ne contient pas. Ce long
article collectif
de 23 pages qui renvoie à une série de planches consacrées à
l’imprimerie, se construit comme écart par rapport à une
signification connue et attendue. La notion de caractère, placée
par La Bruyère au cœur de la construction idéologique
conservatrice des moralistes, s’identifie à ce que Michel Foucault
définit comme le « savoir taxinomique » de l’âge
classique. Le caractère, défini comme empreinte, comme marque
frappée, comme creux infligé, établit un système de signification
différentielle, un catalogue de singularités articulées entre
elles par le jeu du Même et de l’Autre. Le caractère sépare,
divise, compartimente le monde ; il transforme le continuum de
la matière en succession d’objets différenciés, susceptibles
d’êtres rangés, classés et, par là, de signifier. Le caractère
constitue par là la coupure sémiotique ; il est ce qui
justifie cet axiome étrange et sublime de la sémiotique classique,
que pour signifier, il faut couper, que le sens se fonde sur une
séparation, un écart, l’empreinte même du signe blessant la
matière où il vient s’inscrire en creux.
Le mot caractère
apparaît bien dans le Thresor de la langue françoyse de
J. Nicot, en 1606, mais d’une façon pour le moins laconique :
« Caractere, character,
characteris, voyez Charactere. »
Et à Charactère, on
ne trouve rien, sans pouvoir assurer pour autant qu’il s’agisse
d’un oubli. Considéré comme un pur hellénisme, le mot Caractère
n’est pas entré complètement dans la langue ; il ne signifie
rien en dehors de son référent grec.
Le caractère entre matière et pensée
Le dictionnaire de
Furetière, en 1690, est beaucoup plus prolixe. L’article commence
ainsi :
« Caractere, subst. Masc. Certaine
figure qu’on trace sur le papier, sur l’airain, sur le marbre ou
sur autres matieres avec la plume, le burin, le ciseau, ou autres
instrumens, pour signifier ou marquer quelque chose. Les lettres sont
des caractères qui servent à marquer nos pensées. »
Très nettement, le
caractère se définit comme le rapport de la « matière »
sur laquelle il est tracé aux « pensées » qu’il
entreprend de « signifier », de « marquer ».
De cette définition, le dictionnaire de Trévoux ne retient que la
fin :
« Caractère. s. m. Lettre de
l’alphabet. Littera. Les lettres sont des caractères
qui servent à marquer nos pensées. »
Sous l’apparence du
plagiat, la perspective idéologique s’infléchit. Plus concise,
plus étroite aussi, cette définition liminaire ramène le caractère
à l’instance de la lettre, évacue le rapport à la matière pour
refermer la constitution du sens dans une pure combinatoire de
signes, un jeu de lettres abstrait où ni l’airain, ni le marbre ne
sont plus travaillés par le burin ou le ciseau.
L’Encyclopédie
au contraire met de côté dans un premier temps la référence à la
lettre pour ne retenir de Furetière que ce que Trévoux avait exclu,
le travail même de la matière :
« Ce mot pris dans un sens
général, signifie une marque ou une figure tracée sur du papier,
sur du métal, sur de la pierre, ou sur toute autre matiere, avec la
plume, le burin, le ciseau, ou autre instrument, afin de faire
connoître ou de désigner quelque chose. » (T. II,
p. 645a.)
La « figure »
de Furetière devient « une marque ou une figure » :
le mot figure, qui désigne de façon ambivalente une abstraction ou
un objet matériel, est tiré vers la matérialité de la marque,
tandis que la désignation poétique des matières nobles, l’airain
et le marbre, est remplacée par des termes triviaux, le métal et la
pierre. Enfin, le caractère, au lieu de « signifier ou
marquer », permet « de faire connoître ou de désigner
quelque chose » : il ne signifie pas, ne marque pas la
coupure, l’écart de la représentation ; il désigne, il fait
voir et connaître ; il montre immédiatement « quelque
chose » ; il fait travailler la Chose, met en œuvre sa
monstration, fait advenir la matière à la connaissance hors du jeu
taxinomique de la représentation discursive.
Dès le départ, donc,
entre le Furetière, le Trévoux et l’Encyclopédie, la
différence des perspectives idéologiques est marquée. Ce qui
pourrait ne se lire après tout que comme une simple variation
décorative entre des définitions équivalentes pose en fait les
bases de trajectoires divergentes, de plus en plus sensibles au fur
et à mesure que se déroulent les articles.
Cette divergence ne se
mesure pas à proprement parler dans l’acception des termes. Il
serait réducteur d’envisager une comparaison thématique entre les
entrées des articles des différents dictionnaires, et de conclure
qu’à la définition morale du caractère classique, comme
typologie des personnes, viennent s’ajouter dans l’Encyclopédie
des définitions techniques, comme l’entrée « *Caractères
d’imprimerie », rédigée par Diderot si l’on en croit
l’astérisque, et qui constitue à elle seule 16 des 23 pages de
l’article. Ni Furetière, ni Trévoux n’oublient le caractère
d’imprimerie et s’ils leur consacrent une place plus réduite,
c’est aussi parce que la place dans un dictionnaire est plus
comptée que dans une Encyclopédie.
Les caractères d’imprimerie : du
catalogue de noms au travail de l’histoire
Une nouvelle fois,
c’est dans l’articulation de la matière à la représentation,
ou autrement dit du réel au symbolique, que se manifeste le
décentrement matérialiste du champ des connaissances. Dans le
Furetière, les caractères d’imprimerie sont définis comme une
nomenclature :
« Les imprimeurs appellent aussi
caracteres, les lettres qui leur servent à imprimer, dont voicy les
degrés. Gros double canon, gros canon, Trismegiste
ou canon rapproché, petit canon, gros parangon,
gros Romain, St. Augustin, Cicero, Philosophie,
petit Romain, petit texte, mignonne,
nompareille, Sedanoise ou Parisienne. Presque
toutes ces lettres ont leurs Italiques & leurs capitales. »
Déroulant la bigarrure
de leurs dénominations exotiques, les noms des caractères
quadrillent un monde clos de pur langage, certes un autre langage,
mais toujours du langage, conçu comme un outil à délivrer des
étiquettes et faisant l’élégante économie de la matière du
monde, qu’ils suppléent par la régularité rassurante de leur
taxinomie.
Cette stylisation du
monde, cette épure atemporelle n’est plus recevable au
dix-huitième siècle. Trévoux reprend grosso modo le paragraphe de
Furetière, mais il le place au terme d’un long développement
historique sur l’origine et les transformations des caractères,
depuis l’ancien jusqu’au nouvel hébreu, qui a donné le grec,
puis le latin « dont on se sert aujourd’hui communément en
Europe » ; les vicissitudes des caractères grecs et
latins pendant le Moyen-Age sont analysées à partir du témoignage
des médailles : de l’histoire à la médaille, le référent
fait retour.
L’inscription de la
taxinomie du monde dans un processus historique, rendu sensible par
l’examen du matériau des médailles, est traitée par Trévoux de
façon implicitement négative : depuis les caractères
hébraïques, qui forment le livre parfait, la Bible, l’histoire du
caractère est l’histoire d’une dégradation :
« Après le retour de la captivité
[de Babylone], le peuple [hébreu] n’écrivit plus que
le caractère assyrien » ; « Après [l’empereur]
Michel on retrouve des caractères grecs, qui commencèrent à
s’altérer aussi-bien que la langue, qui n’étoit plus
qu’un mêlange de grec & de latin » ; « Vers
le temps de Décius, le caractère commença à s’altérer, & à
perdre de sa rondeur & de sa netteté » ; « il
tomba dans la dernière barbarie » ; « ce fut encore
pis dans la suite » ; « quand le caractère est rond
& bien formé, c’est une marque d’antiquité ».
Le Trévoux doit donc
déconstruire l’histoire pour sauver une taxinomie du monde qui ne
peut plus se livrer d’emblée, comme la forme a priori d’un
savoir atemporel.
La positivation de l’histoire dans
l’Encyclopédie :
matérialisation et absentement
L’histoire du
caractère n’est pas fondamentalement différente dans l’article
de l’Encyclopédie, qui semble l’avoir reprise du Trévoux,
parfois presque mot pour mot.
Mais elle ne débouche pas cette fois sur la taxinomie de Furetière
et est elle-même enchâssée dans un tout autre dispositif.
L’origine du caractère, dans l’Encyclopédie, n’est ni
hébraïque, ni biblique ; pour des raisons idéologiques
évidentes, c’est dans le passage de l’état de nature à l’état
de société, c’est-à-dire dans un contexte totalement profane,
que vient s’inscrire la nouvelle genèse. Si, dans le Trévoux, le
caractère était considéré comme un élément toujours déjà là
de l’histoire, comme une sorte de commencement a priori
face auquel aucune antériorité n’était pensable, la référence
implicite de l’Encyclopédie à l’état de nature comme un
état sans langue et, de là, sans caractère, transforme
radicalement la perspective. Le caractère s’invente :
à l’histoire perçue comme altération des signes primitifs
parfaits du Verbe divin succède une histoire de la construction et
du perfectionnement des signes ; d’autre part, à une
conception du caractère comme instrument de la représentation du
monde succèdent des caractères mis au service de la communication
dans le monde. De l’histoire comme altération de la
représentation, on passe à l’histoire comme perfectionnement de
la communication :
« A peine les hommes furent-ils en
société, qu’ils sentirent le besoin qu’ils avoient d’inventer
une langue pour se communiquer leurs pensées. Cette langue ne
consista sans doute d’abord qu’à désigner par certains sons &
par certaines figures les êtres sensibles & palpables qu’ils
pouvoient se montrer, & par conséquent elle étoit encore fort
imparfaite : mais les hommes ne furent pas long-tems sans
s’appercevoir que non-seulement il leur étoit nécessaire de
représenter, pour ainsi dire, ces êtres à l’oreille par des
sons, mais de les représenter aussi en quelque maniere aux yeux, en
convenant de certaines marques qui les désignassent. »
(P. 645a.)
Le commencement est
imparfait et le caractère ne s’invente et ne se perfectionne que
pour suppléer
cette imperfection principielle : la langue matérialise
l’immatérialité de la pensée ; le caractère, qui
transforme le son en marque visuelle, matérialise la langue et
permet de communiquer à des êtres absents. Plus l’objet de la
communication est immatériel (passant des « êtres sensibles &
palpables qu’ils pouvoient se montrer » à « ces êtres
présens ou absens », puis aux « êtres non-palpables »
et aux « termes abstraits »), plus l’interlocuteur
s’éloigne, plus la nécessité matérielle de la perfection
concrète du caractère se fait sentir. Des « figures même de
ces êtres, tracées grossierement sur quelques corps », on
passe à des « gestes », puis à « certaines
marques arbitraires » : le caractère naît de la
décorporisation du signe, de sa séparation d’avec le corps sur
lequel il est d’abord tracé, puis avec lequel, dans le geste, il
est exprimé. L’arbitraire du signe est le produit de ce travail de
l’absence, qui sépare l’abstraction du sens de la concrétude du
monde, qui sépare les interlocuteurs, désormais l’un à l’autre
absents, qui sépare enfin la matière technique du caractère de
l’empathie du corps-symptôme faisant signe, s’exposant dans le
geste.
L’apparition de
l’abstraction, la désincarnation de la communication introduisent
donc l’absence au cœur de l’échange des pensées ; mais
dans le même temps, selon un mouvement inverse, l’invention et le
perfectionnement des caractères tendent à matérialiser la
communication. Le caractère se détache de la pensée, à laquelle
il n’est plus relié que par un code arbitraire ; il
s’objective ; il devient pure marque ; il ne sera bientôt
plus que matière.
Ce double mouvement
d’abstraction et d’absentement d’une part, de matérialisation
d’autre part, gouverne le déroulement de l’ensemble de l’article
Caractère de l’Encyclopédie et explique le détour étrange
qu’il semble prendre en abordant la question de la langue parfaite,
sous l’angle de ce qu’il nomme « un projet d’un caractere
universel ».
Le projet de caractère universel, ou
l’anti-Babel encyclopédique
Dès lors que le
caractère n’est plus envisagé comme une nomenclature stable,
livrée tout au plus aux altérations de l’histoire, mais se
définit comme processus de perfectionnement de la communication, le
caractère fonctionne comme travail de la Chose tendu vers un
inaccessible objet. Le caractère universel remplit pour l’article
Caractère la même fonction que la « véritable »Encyclopédie
utopiquement à venir, pour l’actuel chantier encyclopédique. Il
est l’accomplissement du processus, l’idéal à la fois vide et
hyper-matériel vers quoi tendent les caractères.
En effet, après
l’invention du premier alphabet, la multiplication des hommes ayant
selon D’Alembert engendré un éclatement de la société primitive
en différentes nations possédant des langues différentes, le
progrès des Sciences s’est trouvé entravé par une impossibilité
nouvelle de communiquer :
« quelques auteurs pensant à
affranchir le genre humain de cette servitude, ont proposé des plans
de caracteres qui puissent être universels, & que chaque
nation pût lire dans sa langue. On voit bien qu’en ce cas, ces
sortes de caracteres doivent être réels & non
nominaux, c’est-à-dire exprimer des choses, & non pas,
comme les caracteres communs, exprimer des lettres ou des
sons. » (P. 645b.)
Le caractère universel
accomplit à la fois l’absentement et la matérialisation. Il est
totalement coupé de l’expression corporelle de la langue puisque
toute équivalence entre un caractère et un son est désormais
caduque. Le caractère renvoie directement à la « chose »,
en faisant totalement l’économie de la langue. Il ne s’agit plus
d’un supplément partiel, d’une béquille, mais d’une
substitution absolue. La langue est donc absentée, le silence
parfait, tandis que la relation à la chose, que le réel même s’y
exprime sans médiation. Le mouvement historique de perfectionnement
des caractères tend donc vers une universalisation qui tout à la
fois le détache, l’évide et le matérialise à l’extrême.
Cette matérialisation
du caractère correspond à un décentrement, et même à un
retournement des modèles idéologiques dominants. Le projet de
caractère universel supplée à l’éclatement de la société en
plusieurs nations et langues selon un processus bien entendu
totalement irréaliste, qui consiste en fait à subvertir, à
renverser l’histoire de la tour de Babel. Dans le mythe biblique,
l’unité construite de la société des hommes est renversée par
la colère de Dieu ; la diversité des langues est la marque du
châtiment divin, la note d’infamie qui rappelle l’u{bri "
sans cesse réitérée des hommes. Dans l’Encylopédie au
contraire, c’est une cause purement naturelle qui précipite
l’éclatement des langues, une crise de croissance de l’humanité.
Cette crise ne ramène pas les hommes à quelque juste mesure que ce
soit ; elle crée de nouveaux besoins, qui suscitent de nouveaux
perfectionnements techniques. L’anti-Babel encyclopédique
n’effondre pas l’utopie d’une humanité et d’une langue
parfaites ; tout au contraire il la fonde. A la langue adamique,
définitivement révolue, dispersée après l’effondrement de la
Tour dans le récit biblique se substitue ici cette langue parfaite
des caractères universels, non plus perfection perdue, mais
perfectionnement à venir.
Ces caractères ne
sont d’ailleurs pas utopiques, puisqu’ils existent au Japon et en
Chine :
« Il ne faut pas s’imaginer que
ce caractère réel soit une chimere. Les Chinois & les
Japonois ont déjà, dit-on, quelque chose de semblable : ils
ont un caractere commun que chacun de ces peuples entend de la
même maniere dans leurs différentes langues, quoiqu’ils le
prononcent avec des sons ou des mots tellement différens, qu’ils
n’entendent pas la moindre syllabe les uns des autres quand ils
parlent. » (P. 646a.)
On sait qu’en réalité
les idéogrammes japonais et chinois, quoique apparentés, sont loin
d’être interchangeables et ne réalisent pas cette communication
parfaite entre gens de langues différentes que visent les caractères
universels. A dire vrai, Chinois et Japonais fournissent le prétexte
rêvé à un décentrement géographique du modèle idéologique. On
n’y regardera pas de plus près.
Le modèle extrême-oriental dégage du modèle biblique, selon une
stratégie largement utilisée par Voltaire, et favorise le passage
d’une logique taxinomique de la culture, à la fois logo- et
théo-centrique, vers une logique matérialiste de production du
sens.
Sémiologie matérialiste du caractère
Car au fond, ce qui
achoppe essentiellement dans la notion de « Caractère »,
ce qui permet et favorise le décentrement, c’est la matérialité
qu’il introduit dans le signe : le caractère n’est ni signe
du discours, ni phonème de la langue ; il est la matérialité
du signe ; plus matériel encore que le signifiant, il identifie
le travail du signifiant au travail même de la matière. Cette
matérialité du caractère conduit à sa diabolisation, comme en
témoigne ce dernier paragraphe de l’article Caractère du
Furetière :
« Caractere, se dit aussi de
certains billets que donnent des Charlatans, ou Sorciers, qui sont
marqués de quelques figures talismaniques, ou de simples cachets.
Ils font accroire au sot peuple qu’ils ont la vertu de faire faire
des choses merveilleuses & incroyables, comme de faire cent
lieuës en trois heures, d’estre invulnerable à l’armée, &c.
Quand on raconte quelqu’un de ces prétendus effets, on dit qu’il
faut que cet homme ait un caractere, qu’il ait fait un pacte
avec le Diable. »
Le paragraphe de
Furetière est repris mot pour mot dans le Trévoux, mais ne clôt
plus l’article, qui lui ajoute les notions de « caractère
générique », par laquelle Linné fonde la science botanique,
et de « caractère en peinture », qui permet de rendre
compte de la représentation non discursive. La botanique comme la
peinture débordent la définition strictement taxinomique du
caractère : les caractères des plantes font glisser la
taxinomie du monde vers un modèle organiciste ;
les caractères de la peinture détournent les catégories du
discours vers l’image. Dans les deux cas, le caractère renvoie à
la matérialité du référent, non plus la seule matérialité
satanique du signe non discursif, du talisman inquiétant et douteux,
mais une matérialité qui fonde les sciences de la nature et révèle
la rationalité de l’image, qui investit la science et la culture.
Ce renversement, qui
reste à l’état d’esquisse dans le Trévoux, conditionne le
déroulement de l’ensemble de l’article de l’Encyclopédie,
d’où le paragraphe sur les talismans disparaît d’ailleurs
complètement. L’identité du travail du signifiant et du travail
de la matière ordonne dans l’Encyclopédie un dispositif
d’ensemble, où se joue bien autre chose que la seule matérialité
de la marque imprimée sur le papier, le métal ou la pierre. C’est
dans le cadre de ce dispositif que la question de la langue parfaite
traitée par D’Alembert est suivie de l’entrée *Caractères
d’imprimerie, qui traite de la technique de la gravure des poinçons
et de la fonte des caractères. Il ne faut pas envisager cette
succession comme un pur aléa du dictionnaire. L’organisation des
entrées au sein d’un article n’obéit pas à l’arbitraire de
la contrainte alphabétique. Avec le jeu des renvois et le supplément
des planches elle constitue le dispositif même de l’Encyclopédie.
La fabrication
matérielle des caractères accomplit le décentrement matérialiste
de la question de la langue parfaite : de la langue, on est
passé aux signes ; des signes, à la production de leurs
marques. Cette production elle aussi a son histoire : au
perfectionnement de la communication, marqué par l’invention de la
langue, puis des signes, puis de l’alphabet, correspond le
perfectionnement
de l’imprimerie, marqué par l’invention des caractères mobiles
(Guttemberg), par la modélisation des jeux de caractères et de
leurs formes (Garamond), par la distinction de i et de j, de u et de
v.
Le système
différentiel des signes, qui organisait la sémiotique classique, la
nomenclature des caractères d’imprimerie, présentée dans le
Furetière et le Trévoux comme un monde stable et réglé,
deviennent ici non seulement quelque chose de matériel, du métal
que l’on grave, que l’on fond et que l’on frappe, mais par ce
travail même, constituent un enjeu économique.
On pourrait croire à première vue que l’enjeu sémiologique se
perd dans les explications techniques. A trop se préoccuper de l’art
de la gravure des poinçons et de la fonte des caractères, il semble
que l’article de l’Encyclopédie oublie sa visée originelle, que
les caractères ont été inventés pour communiquer du sens.
En fait, si l’on
envisage la succession des entrées de l’article Caractère comme
un dispositif signifiant, on s’aperçoit que l’entrée *Caractère
d’imprimerie fonctionne comme le moment clef d’un retournement du
sens, permettant le passage du propre au figuré, du caractère comme
marque matérielle au caractère comme principe abstrait de
construction d’une identité. Ce retournement est d’abord indiqué
de la façon la plus matérielle qui soit :
« On conçoit qu’il faut que le
caractere qui doit laisser son empreinte sur le papier, soit
tourné dans le sens opposé à l’empreinte. Exemple,
pour que le caractere B donne l’empreinte B, il faut
que ce caractere soit disposé comme le voici
;
car si l’on suppose un papier appliqué sur ce
,
de maniere qu’il en reçoive l’empreinte, il est évident que
quand on retournera le papier pour appercevoir l’empreinte laissée,
les parties de ce qui étoit à gauche, se trouvant à droite, &
celles qui étoient à droite se trouvant à gauche, on ne verra plus
la figure , mais la figure B. C’est précisément comme si
le papier étant transparent, on regardoit le caractere par
derriere. C’est-là ce qui rend la lecture d’une forme difficile
à ceux qui n’en ont pas l’habitude. » (P. 650b.)
Le procédé de
l’imprimerie suppose un retournement des caractères et, par là,
nous confronte à l’illisibilité. D’emblée, la dimension
technique de la chose est présentée comme passage à l’envers,
comme épreuve et obstacle de l’étrangeté, enfin, symboliquement,
comme élision du support papier : « C’est précisément
comme si le papier étant transparent, on regardoit le caractere
par derriere ». Ce qui tombe ici, tandis que s’ouvre le monde
de la technique, c’est le support de la graphosphère : l’art
du graveur élide le livre, s’offre à regarder en dehors des
catégories du lisible.
Car c’est bien du
graveur et non de l’imprimeur qu’il s’agit. Le décentrement
matérialiste se double ici d’un décentrement social et
technologique :
« Les Graveurs de caracteres
sont peu connus dans la république des Lettres. Par une injustice
dont on a des exemples plus importans, on a attribué aux Imprimeurs
qui ont fait les plus belles éditions, une réputation & des
éloges que devoient au moins partager avec eux les ouvriers habiles
qui avoient gravé les poinçons sur lesquels les caracteres
avoient été fondus […] On a beaucoup parlé des Plantins, des
Elzevirs, des Etiennes, & autres Imprimeurs, que la beauté &
la netteté de leurs caracteres ont rendu célebres, sans observer
qu’ils n’en étoient pas les auteurs […]. Mais n’est-ce pas
assez pour l’Imprimeur de la loüange qui lui revient du méchanisme
de la composition, de la propreté de l’impression, de la pureté
de la correction, &c. sans lui transporter encore celle qui
appartient à des hommes qu’on a laissés dans l’oubli, quoiqu’on
leur eût l’obligation de ce que l’Imprimerie a de plus beau ?
[…] quoique l’Imprimeur ou plutôt le Typographe ne soit au
Graveur, que comme un habile chanteur est à un compositeur de
Musique. » (P. 651a et b)
Le savoir technique des
caractères permet de décentrer la représentation du travail de
l’imprimerie, de déplacer la scène de la galerie traditionnelle
des imprimeurs humanistes aux noms célèbres vers le monde obscur et
sans noms des « ouvriers habiles », des Graveurs. A la
faveur d’une métaphore musicale, Diderot va jusqu’à retourner
la hiérarchie sociale, puisque l’ouvrier, d’exécutant, devient
compositeur, et l’imprimeur, de maître d’œuvre, simple « habile
chanteur ». L’adjectif « habile » passe des
Graveurs aux Imprimeurs, tandis que l’art de la composition passe
des Imprimeurs (qui composent les caractères) aux Graveurs.
Ce renversement
hiérarchique, comme le retournement du caractère d’imprimerie,
participent à une même déconstruction de l’univers taxinomique
et logocentrique légué par la culture classique conservatrice. Au
moment où le caractère fait son apparition comme chose illisible où
travaille la matière, la figure de son maître d’œuvre devient
une figure sans nom, une figure exclue de la république des lettres,
destituée par le texte :
« Car une chose qui doit
étonner, c’est que les Écrivains qui ont fait en différents tems
l’histoire de l’Imprimerie, qui en ont suivi les progès, &
qui se sont montrés les plus instruits sur cet objet, se sont fort
étendus sur le mérite des Imprimeurs, sans presque dire un mot des
Graveurs en caracteres » (p. 651b).
L’inversion et le
décentrement sont réitérés quand on passe de la gravure des
poinçons à la fonderie des caractères. En fait, du
contre-poinçon au poinçon, du poinçon à la matrice, de la matrice
au caractère, du caractère à la lettre imprimée, la lettre sera
retournée quatre fois. Quant au glissement hiérarchique, il
s’accentue par l’apparition de cette nouvelle catégorie
socio-professionelle des ouvriers fondeurs. Si la conception,
l’invention, le dessin du caractère revient aux seuls graveurs, le
caractère ne se matérialise pour le monde, pour la république des
lettres, qu’à partir de l’« empreinte » du poinçon,
dont les fondeurs tirent le caractère, et de l’empreinte des
caractères, avec laquelle les imprimeurs éditent les livres. Ce qui
du caractère est visible dans le monde et représenté dans le
discours n’est donc que l’empreinte d’une empreinte, le
simulacre doublement, et même quadruplement inversé de ce qui s’est
décidé dans le seul geste du graveur, dans sa mise en œuvre
créatrice de la matière.
Mais tandis que le
texte s’enfonce dans ce jeu de renversements et ces effets de
décentrement épistémologique, s’affrontant par là à la force
de désémiotisation qu’exerce le travail de la Chose, une nouvelle
instance apparaît qui vient suppléer la dynamique déconstructive
du texte : ce sont les planches.
Le dispositif texte-image
La représentation des
procédés de la gravure et de la fonderie s’inscrit dans un
dispositif en apparence assez simple : le texte de l’article
renvoie à une série de planches censées l’illustrer. En réalité,
ce dispositif texte-image obéit à une économie changeante. On peut
même avancer que c’est la modification des relations entre le
texte et l’image dans le dispositif qui ici conditionne le
déroulement et la logique sémiologique de l’article.
Dans un premier temps,
le renvoi aux planches donne à voir des objets, dont le texte
raconte la fabrication. Le texte fonctionne alors comme travail de la
matière, comme mise en œuvre de la Chose. Les images auxquelles il
renvoie constituent la visée du texte, les objets constitués vers
lesquels il tend. Les planches sont l’horizon du texte, comme si le
travail de l’illisibilité dans l’écriture (la description des
procédures techniques devenant incompréhensible) était tendu vers
le dépassement de l’écriture dans l’image, selon un mouvement
identique à celui décrit dans le processus de perfectionnement
historique du caractère, dont l’accomplissement, le caractère
universel, ne peut se représenter que dans l’iconicité de
l’idéogramme.
Cette première
économie du dispositif texte-image se traduit par l’omniprésence,
dans le texte, du verbe faire : « cette gravûre se
fait », « On fait les poinçons », « Le
contre-poinçon fait, il s’agit de faire le poinçon », « On
fait une marque de repaire », « Cette opération faite,
on retire le contre-poinçon ». La mise en œuvre de la matière
est en même temps mise en œuvre d’un dispositif, comme le
marquent les verbes indiquant la disposition des objets : « on
dresse un morceau », « on le serre dans un tas »,
« on l’affermit par deux vis », « on
présente à cette face », « on le dresse sur la
pierre ». Le texte met en œuvre un dispositif de
transformation de la matière tendu vers la constitution d’un
objet, c’est-à-dire d’une forme, d’une structure, comme
l’indiquent ces phrases caractéristiques :
« Pour former les parties
creuses [du poinçon], on travaille un contre-poinçon d’acier
de la forme des parties blanches. » (P. 652a.) « Voilà tout ce qui concerne la
structure du moule » (p. 654b).
Mais au fur et à
mesure que l’on avance dans le processus de fabrication, le rapport
texte-image se complique. La surface des planches se subdivise en un
espace dit vignette, où est représenté le lieu dans lequel les
machines sont mises en œuvre, et une entité hors-lieu, hors-espace,
où sont disposées les pièces des machines. Entre le support
textuel de la mise en œuvre et le support iconique où l’objet
s’accomplit s’intercale la dimension du lieu, l’espace de la
vignette où s’image le dispositif. Cette tripartition est recoupée
par la remarque lexicale que Diderot fait à l’entrée De la
Fonderie en caractère :
« Le terme Fonderie en
caracteres a plusieurs acceptions : il se prend ou pour un
assortiment complet de poinçons & de matrices de tous les
caracteres, signes, figures, &c. servant à l’Imprimerie,
avec les moules, fourneaux, & autres ustensiles nécessaires à
la fonte des caracteres ; ou pour le lieu où l’on
fabrique les caracteres ; ou pour l’endroit où l’on
prépare le métal dont ils sont formés ; ou enfin pour l’art
même de les fondre : c’est dans ce dernier sens que nous en
allons traiter particulierement. » (P. 653a.)
Entre la collection
d’objets, le lieu où sont fabriqués les objets et la fabrication
même des objets, nous retrouvons ici les mêmes trois niveaux du
dispositif texte-image, d’abord les objets figurés sur les
planches, puis les vignettes, enfin le texte qui, dans le processus
qu’il met en œuvre, renvoie à l’un et à l’autre.
Mais la fonderie est
un processus plus compliqué que la gravure. Il ne s’agit plus
directement de fabriquer des objets, mais de décrire et pour cela de
décomposer la machine qui permettra, à partir des quelques poinçons
fournis par le graveur, de fabriquer les milliers de caractères
commandés par l’imprimeur. De la mise en œuvre artisanale on
passe à une mise en œuvre industrielle.
Le texte ne renvoie
plus à des objets, mais à des pièces, ou même à des parties de
pièces. Le renvoi aux planches, c’est-à-dire le passage du
lisible au visible, permet de séparer, de diviser, de décomposer
l’objet :
« Cela fait, on pratique les
entailles, a, b, c qu’on voit fig. 12 & 13. » « Les deux premieres parties
qu’on peut considérer dans le moule, sont celles qu’on voit
Planche II […] fig. 20 et 21. » (P. 653b.)
Le mot « pièce »
revient alors de façon obsédante : « garnie de toutes
ses pieces », « toutes les autres pieces », « La
première piece », « Cette longue piece ». Toutes
ces pièces assemblées par le texte et éparpillées, éclatées
dans l’image, accomplissent un dispositif qui se parachève à la
page suivante :
« Voilà bien des pieces
assemblées : cependant le moule n’est pas encore formé ;
il y manque la piece principale, celle pour laquelle toutes les
autres ont été inventées & disposées, la matrice. »
(P. 654b.)
Ici le texte ne met
plus en œuvre la matière ; il dispose les pièces
constitutives de la machine. On s’éloigne de plus en plus d’une
logique discursive. Diderot ne raconte plus un procédé de
fabrication ; il ordonne dans l’espace les éléments d’une
machine. On glisse alors d’un modèle logocentrique vers un modèle
iconocentrique : l’image ne complète plus un texte où se
situe l’action ; le texte se réduit à décrire l’image.
Parallèlement, l’enjeu n’est plus la fabrication du poinçon
(avec tout ce que cela suppose d’imaginaire phallique), mais la
mise en place de la matrice : dans le monde de la technique, le
processus de symbolisation s’ordonne selon le féminin symbolique.
Mais l’économie du
dispositif texte-image ne se stabilise pas dans ce nouveau rapport de
force. Le glissement se poursuit vers l’image dans la troisième
partie de l’entrée *Caractère d’imprimerie, consacrée à la
fonte de caractères d’Imprimerie, la fonte et non la fonderie,
c’est-à-dire l’assortiment même des caractères, que Furetière
et Trévoux résumaient par l’énumération laconique des noms des
polices. Dans cette troisième partie, l’image fait irruption dans
le texte même de l’article, d’abord sous la forme de tableaux,
puis avec « des exemples de tous les Caracteres en usage »
(p. 663). Le texte ici fait image comme dispositif
typographique, se donne à regarder comme forme du signifiant,
indépendamment de son signifié. L’écriture du monde
logocentrique achève ici de se désémiotiser.
La reconstruction symbolique des caractères
Ce qui s’écrit là
pourtant n’est pas indifférent : ce sont des maximes de
morale, de véritables pastiches des Maximes ou des
Caractères, par ailleurs jamais explicitement cités dans cet
article. Les caractères des moralistes sont intégrés dans le
travail de la Chose encyclopédique, comme moment ultime de la
déconstruction textuelle et du travail de l’illisibilité sur une
surface gagnée par la logique du visible. La littérature morale
advient dans le texte avant la signification morale du mot ;
elle la précède comme une sorte d’avant-dire négatif.
La signification
figurée et abstraite du caractère est alors l’occasion d’une
vaste parodie, où l’on nous explique que rien d’autre n’y est
signifié que ce qui était signifié au propre. La référence à La
Bruyère est soigneusement évitée, au profit de Duclos, qui tire le
caractère vers les mœurs et les mœurs vers le caractère des
nations : le décentrement matérialiste du champ des
connaissances produit la représentation d’un autre monde,
multiculturel et polycentrique. Mais c’est là une autre question.
L’analyse de
l’article Caractère de l’Encyclopédie nous a permis de
cerner ce qui constitue le mouvement même d’une culture
matérialiste dans le travail de la pensée des Philosophes. Article
collectif, conjoignant selon un équilibre assez rare les extrêmes
de l’Encylopédie, des considérations métaphysiques les
plus abstraites sur l’origine des caractères aux comptes-rendus
les plus techniques sur la fonte des caractères, l’article
Caractère constitue en quelque sorte un condensé de ce que nous
avons défini comme le travail de la Chose encyclopédique.
Ce n’est plus
l’efficacité taxinomique du caractère classique, avec ce qu’elle
suppose d’idéalisme métaphysique et de conservatisme moral, qui
dans la notion de Caractère intéresse les Encyclopédistes.
D’emblée, le Caractère est défini non comme un état, un
habitus, mais comme un processus tout à la fois de
matérialisation et de perfectionnement de la communication. Tout le
mouvement de l’article va dès lors consister dans
l’approfondissement de cette matérialisation du caractère, qui se
détache du corps, devient signifiant arbitraire et coupé, objet
donc, dont on pourra dès lors envisager, très matériellement, la
fabrication.
Cette matérialisation
déconstruit toutes les références bibliques, depuis l’origine du
caractère, qui n’est plus hébraïque, mais naturelle, jusqu’à
sa fin ultime, qui reconstruit à l’envers une Babel bienheureuse.
Mais l’enjeu
sémiologique de ce décentrement matérialiste ne se manifeste
pleinement que dans la partie technique de l’article, lorsque le
rapport du texte à l’image se déplace progressivement au profit
de cette dernière, pour retourner, négativer le discours des
moralistes sur les caractères. Le décentrement matérialiste du
champ des connaissances révèle alors le passage d’un monde
logocentrique à un monde iconocentrique, et d’une sémiotique de
la coupure (où les caractères compartimentent, isolent des
singularités) à une sémiologie du continuum (où le caractère
relève de la fonderie et de l’inversion).
On retrouve ce
mouvement dans de nombreux autres articles : l’article Essai
conjoint l’essor d’un nouveau genre littéraire et le four à
essai où sont fondus et analysés les métaux, où s’éprouve la
valeur de la monnaie ; l’article Matière se focalise sur la
question de la matérialité de la lumière, faisant basculer la
question obsolète du matérialisme métaphysique vers le domaine du
visible, qui devient le champ de tous les enjeux sémiologiques.
|