|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le matérialisme biologique du Rêve de D’Alembert », Littératures, n°30, printemps 1994, PUM, Toulouse, p. 27-49. Le matérialisme biologique du Rêve de D’AlembertStéphane Lojkine Le Rêve de
D’Alembert ne traite pas une question scientifique. Texte
privé, inédit, il n’est pas non plus au service d’une ambition
littéraire. Pourtant l’espace énonciatif qui lui donne sa
spécificité unit bien une pratique scientifique à une pratique
littéraire, les recherches de la biologie et les plaisirs de la
conversation, indissociables pour Diderot, pour nous irrémédiablement
séparées. Le Rêve s’inscrit dans un espace commun à la
réflexion scientifique et au plaisir de bavarder. Il conjoint le
discours au babil, la jouissance intellectuelle à l’agrément de
la sociabilité. Dans cet espace, Diderot constitue son objet, son
matérialisme biologique.
Tout de suite, cet
objet révèle son statut limite d’impensable culturel. Pour le
considérer, il faut rejeter Dieu non pas tant comme idée ou figure
susceptible d’affirmation ou de négation dans un champ culturel
donné que comme loi constitutive du champ symbolique et, par là,
comme principe d’organisation de l’espace réel :
D’Alembert. J’avoue qu’un être qui
existe quelque part eet qui ne correspond à aucun point de
l’espace ; un être qui est inétendu et qui occupe de
l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette
étendue ; […] un être d’une nature aussi contradictoire
est difficile à admettre. (Début du Rêve, DPV XVII 89-90.)
Rejeter Dieu, c’est
d’emblée mettre en contradiction une certaine représentation
culturelle de l’espace, rejeter le champ symbolique pour se placer
hors-champ, dans un non-lieu difficile :
D’Alembert. Mais d’autres obscurités
attendent celui qui le rejette. Car enfin cette sensibilité que vous
lui substituez, si c’est une qualité générale et essentielle de
la matière ; il faut que la pierre sente. (Suite du précédent.)
Le matérialisme vers
lequel les interlocuteurs s’avancent ne se réduit pas, cependant,
à une position de repli en deçà de la lutte idéologique, ni même
à une frange subversive du champ symbolique où travaillerait son
envers, son négatif. Ce hors-champ matérialiste se revendique comme
un véritable champ alternatif, possédant lui aussi sa logique, son
code, son organisation. La sensibilité, ce n’est pas l’envers de
Dieu, mais ce à quoi il est substitué (“cette sensibilité
que vous lui substituez”).
Plaisir et jouissance
A ce stade de
l’exposition, le lecteur ressent une drôle d’impression :
tout cela est bien sérieux, grave même quand on songe à l’enjeu ;
or cette pierre qui sent nous donne envie de rire, non seulement pour
ce qu’elle suppose de blasphématoire, mais parce qu’elle relève
de la gageure la plus comique.
Pourquoi la pierre ne
sentirait-elle pas ? Et voici, par une succession de surenchères
délirantes, notre pierre criant, puis un Pygmalion de
Falconet réduit en miettes sur lesquelles on sème des haricots que
l’on mange. Partis de Dieu, au bout de deux pages, nous sommes en
plein délire ! Le plaisir de l’esprit, par le climat qu’il
maintient, l’espace énonciatif qu’il crée et garantit, légitime
la jouissance que procurent ces proférations folles, ces énoncés
impensables, ces transgressions voluptueuses.
Le bavardage protège et légitime une élaboration intellectuelle
proprement insensée, hors norme, se développant en dehors de ce qui
est culturellement pensable, hors du champ cultivé de la raison. Le
matérialisme biologique ne peut s’énoncer que dans le climat
protecteur d’une conversation spirituelle ; il ne peut se dire
d’autre part, et en contrepartie, que sous le mode de la jouissance
transgressive, de cette jouissance qu’exhibe, le temps d’une
parenthèse permise, le mot d’esprit.
Stratégie et objet du texte
Entre cette
dialectique du plaisir et de la jouissance qui organise le champ
énonciatif et cette constitution de l’énoncé matérialiste hors
du champ culturel, aux frontières de ce que le langage peut dire, se
constitue un lien plus profond, plus fort que celui simplement
opératoire d’une stratégie textuelle à son objet. Cette
dialectique n’est pas un pur moyen, externe à son objet ;
elle participe de son objet ; le matérialisme, dans Le Rêve
de D’Alembert, est proprement une dialectique du plaisir et de
la jouissance. C’est peut-être même ainsi que l’on peut définir
le travail poétique de ce texte : la stratégie textuelle n’est
bientôt plus un moyen extérieur à son objet ; elle s’intègre
progressivement à l’objet qu’il s’agit d’énoncer ; le
champ énonciatif, en se substituant à la carence du champ culturel,
finit par constituer une contre-culture, par devenir la matière même
d’un matérialisme qui n’a rien à voir avec la science positive
et grave que nous croyions pouvoir extraire du Rêve et
compléter avec les dernières découvertes de notre biologie. Le
matérialisme ne s’est pas seulement dit ici en s’abritant sous
la raillerie et le mot d’esprit d’une conversation mi-figue
mi-raisin ; il a directement à voir avec cette raillerie, il
est essentiellement lié à un plaisir de perversion douce, à une
jouissance qui joue avec la mort.
Ce lien unissant le
matérialisme à une dialectique du plaisir et de la jouissance se
constitue dans l’écriture par un constant recours à la métaphore
et, plus généralement, par la transposition de modèles extérieurs.
On peut distinguer trois systèmes de transposition dans Le Rêve :
la référence mécanique, le modèle acoustique et la dialectique de
la hantise. La référence mécanique sert de base à la réflexion
matérialiste. Avec le modèle acoustique, c’est la coupure entre
l’âme et le corps qui est conjurée. Conjurer une coupure produit
de la jouissance : l’accentuation de cette jouissance
déséquilibre la pratique dialogique, fait tourner le dialogue
délirant en véritable délire. Alors se met en branle une
dialectique de la hantise susceptible de conjurer la fracture
constitutive du “moi”, au-delà de la tentation de la désunion
et de la mort.
I. La référence mécaniste
Pour fonder en raison
le matérialisme comme solution économique d’explication du monde,
il conviendra, d’après les premières pages du dialogue, de
démontrer que la pierre sent, c’est-à-dire que de la matière la
plus inerte à la sensibilité la plus raffinée, celle de l’homme,
il n’y a aucune solution de continuité. Le triomphe de l’option
matérialiste est donc subordonné à la mise en évidence d’un
latus :
Diderot. […] il y a un moyen d’union,
d’appropriation, entre l’humus et moi ; un latus,
comme vous dirait le chimiste. (94.)
Par un processus
linéaire de transformation univoque et irréversible de la matière,
la pierre devient statue sous les mains de Falconet ; la statue
— poussière sous le marteau iconoclaste de Diderot. Aucun retour
en arrière ne sera possible. La poussière devient humus avec le
temps. Or le temps ne marche que dans un sens. Sur l’humus pousse
la plante (le latus), que mange l’homme : de la matière
brute, inerte, apparemment insensible, à cette matière
hyper-organisée, hyper-sensible qu’est l’homme, le mouvement et
la métamorphose s’effectuent sans rupture.
Le présupposé économique et le présupposé
mécanique
De cette
démonstration, on retiendra deux présupposés essentiels : le
premier, que l’apologie du matérialisme se fonde sur le caractère
économique de la doctrine et non, par exemple, sur ses
origines glorieuses, son enracinement historique, ou même sa
supériorité axiologique. En un mot, le raisonnement matérialiste
coûte moins cher à dire, ne dépense pas du “galimatias
théologico-métaphysique” : penser Dieu coûte beaucoup (89),
car il faut pour cela penser “un agent contradictoire dans ses
attributs, un mot vide de sens, inintelligible”, beaucoup plus
lourd que l’“enchaînement de faits incontestables” (99)
déroulés par la pensée matérialiste. Le pur babil des docteurs ne
tient pas contre l’enchaînement incontestable, contre le triomphe,
délirant certes mais rationnellement étayé, de la méthode
scientifique :
Diderot. […] Ecoutez-vous, et vous
aurez pitié de vous-même, vous sentirez que, pour ne pas admettre
une supposition simple qui explique tout, la sensibilité,
propriété générale de la matière, ou produit de l’organisation,
vous renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de
mystères, de contradictions et d’absurdités. (105.)
“Arrêtés là tout
court” (99) que nous sommes dans cet enchaînement de faits, face à
cette rupture de la chaîne qui va de la matière à l’esprit,
cette rupture que le dialogue fait durer, nous éprouvons la
jouissance de pousser à sa limite la machine de notre entendement,
de penser en termes mécaniques le passage de l’être sensible à
l’être pensant, alors même que, dans ces termes cartésiens, ce
passage demeure impensable :
Diderot. […] Prétendrez-vous avec
Descartes que [le poussin] est une pure machine imitative ? mais
les petits enfants se moqueront de vous ; et les philosophes
vous répliqueront que, si c’est là une machine, vous en êtes une
autre. Si vous avouez qu’entre l’animal et vous, il n’y a de
différence que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de
la raison ; vous serez de bonne foi ; mais on en conclura
contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine
manière, imprégnée d’une autre matière inerte, de la chaleur,
et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la
mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée.
(104-105.)
On remarquera au
passage l’inconséquence insolente de ce mouvement qui, de l’œuf,
va au poussin, du poussin sensible au poussin… pensant !
L’aberration est préméditée : nous sommes dans
l’impensable.
Au moment de
l’abandonner, nous touchons ici au second présupposé : la
référence herméneutique sous-jacente à la démonstration était,
jusque-là, mécaniste. Même si le latus est un terme de
chimie, si “manger” relève déjà d’une vision organique de la
matière vivante, la formation du vivant à partir de la matière
inerte est d’abord envisagée sous la forme d’un enchaînement
linéaire d’événements, d’une succession temporelle, d’une
transformation progressive. Le passage d’une sensibilité
potentielle à une sensibilité active reproduit un schéma de la
physique mécanique : une cause produit un effet,
une action entraîne une réaction. Dans ce schéma, il
n’y a pas d’événement spontané ; rien ne peut rendre
compte de l’imprévisibilité de la pensée, de l’arbitraire de
la volonté, de la libre énergie que manifeste l’action humaine.
Diderot ne rentre pas ici dans la vieille explication déterministe :
au lieu d’invoquer la multiplicité des causes cachées, la
disproportion des petites causes et des grands effets, les illusions
du libre-arbitre (comme Spinoza notamment l’avait fait),
l’encyclopédiste préfère jouir de la cassure du schéma
mécaniste, nous planter là, à sa limite, et changer de discours.
Argument économique
et référence mécaniste vont donc de pair : penser simple,
donc penser cartésien, tel est le credo du champ symbolique
que se constitue l’idéologie bourgeoise. Or, dès le début du
Rêve, l’économie du raisonnement est subvertie par le
passage à la limite de la raison, à un état de rupture jubilatoire
qui devient, dans le second dialogue de l’œuvre, une véritable
dépense délirante dans laquelle l’argument économique est
complètement oublié. D’autre part, la référence mécaniste,
subvertie d’emblée par les références chimique (le latus)
et organiciste (“en mangeant”) devient vite une référence
repoussoir, non plus le champ symbolique de base, mais ce depuis et
contre quoi le dialogue se construit, le point de jonction vers le
hors-champ, ce dont il faut sortir pour penser le “moi”, la
jouissance et la liberté.
Car la référence
mécaniste, loin de constituer une simple entrée en matière,
demeure présente tout au long du texte : dans le second
dialogue, notamment, elle sous-tend la métaphore de l’essaim
d’abeilles et, à la fin du troisième, elle forme la trame du
fantasme des chèvres-pieds.
L’essaim d’abeilles
C’est le passage de
la contiguïté à la continuité qui motive la métaphore de
l’essaim d’abeilles. Le processus dont il s’agit de rendre
compte n’est plus celui du passage de la matière inerte à la
matière vivante (faire de l’homme avec de la pierre), mais celui
de l’embryogénèse : passer d’un point vivant à un être
vivant. La juxtaposition et la succession des points vivants relève
de la pensée mécaniste. Elle est linéaire, elle enchaîne les
points vivants comme, dans le premier dialogue, elle enchaînait les
événements. Mais ici c’est l’enchaînement même qui pose
problème, car il contredit l’unité de l’être vivant.
Rien d’abord ; puis un point
vivant… A ce point vivant, il s’en applique un autre, encore un
autre ; et par ces applications successives, il résulte un être
un ; car je suis bien un ; je n’en saurais douter… ( En
disant cela, il se tâtait partout) … Mais comment cette unité
s’est-elle faite ?... (117.)
Penser l’unité à
partir de “ces applications successives” constitue un nouveau
passage à la limite, caractérisé par la même désorientation,
provoquant la même excitation jubilatoire, mais cette fois-ci de
façon plus sensible, avec toute la violence exhibitionniste d’une
mise en scène théâtrale.
La rupture, l’arrivée
au point d’arrêt de l’enchaînement démonstratif, est marquée
par le tâtonnement fébrile du malade en délire. Le redémarrage du
discours ailleurs, selon un autre principe de modélisation,
s’accompagne au contraire des exclamations fiévreuses de
D’Alembert :
Après ce préambule, il s’est mis à
crier : Mademoiselle de l’Espinasse ! Mademoiselle de
l’Espinasse ! — Que voulez-vous ? — Avez-vous quelquefois
vu un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche… […] Les
avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche
d’un arbre, une longue grappe de petits animaux ailés, tous
accrochés les uns aux autres par les pattes… […] Les avez-vous
vues ? — Oui, je les ai vues. — Vous les avez vues. — Oui,
mon ami ; je vous dis que oui. (120.)
Du préambule au cri,
il y a solution de continuité, inconséquence philosophique, passage
du champ symbolique au hors-champ que constituent la métaphore
poétique et la vision inspirée (on notera en effet l’insistance
sur le fait de voir comme alternative à une pratique
discursive de la pensée). Après le tâtonnement égaré vient le
cri de la jouissance créatrice, le discours repart, mais, par le jeu
de la métaphore, repart d’ailleurs. Ce n’est pas dans le cadre
de la référence mécaniste que la contradiction entre contiguïté
et continuité est résolue, mais par le truchement d’une métaphore
proprement délirante, où l’on voit amollir les pattes des
abeilles de l’essaim, transformer l’assemblage d’animaux en
animal un :
Bordeu. […] Amollissez les pattes par
lesquelles elles se tiennent ; de contiguës qu’elles étaient,
rendez-les continues. Entre ce nouvel état de la grappe et le
précédent, il y a certainement une différence marquée ; et
quelle peut être cette différence, sinon qu’à présent c’est
un tout, un animal, un, et qu’auparavant, ce n’était qu’un
assemblage d’animaux... Tous nos organes... (121.)
Le support référentiel
mécaniste du texte engageait D’Alembert à décrire absurdement
l’embryogénèse comme application de points successifs. Cette
théorie se situe dans le champ symbolique de base, et sert ici de
référence-repoussoir pour passer dans le hors-champ où se
constituera l’objet véritable du Rêve. Elle n’est là
que pour être ridiculisée, pour servir, négativement, de matrice
au délire contre-symbolique qui va suivre.
Quant à
l’amollissement des pattes, c’est de la pure fantaisie au même
titre que la pulvérisation du Pygmalion de Falconet. Il
s’agit ici, comme dans le premier dialogue, de marquer un point de
non retour, de figurer une transgression blasphématoire, de mettre
en image le passage du champ au hors-champ, du culturellement
pensable au culturellement impensable. Ce n’est plus Dieu, mais la
belle métaphore virgilienne qui est ici visée comme figure du champ
symbolique et détournée en expérience de biologie : l’envolée
lyrique (ou, comme on voudra, le stéréotype rhétorique) qui
ouvrait le passage, cet “avez-vous quelquefois vu” qui
déclenchait la métaphore, contraste ironiquement avec la recette
pour préparatrice de laboratoire sur laquelle se clôt l’affaire
des abeilles, “amollissez les pattes” n’étant que le prélude
à d’insensés coups de ciseaux figurant le dépècement virgilien
(122).
Or, chemin faisant,
sous le couvert protecteur de cette plaisanterie risquée, le
discours a changé de bouche. Julie ayant interrompu la lecture de
ses notes, prises d’après le délire nocturne de D’Alembert, à
son grand étonnement, Bordeu poursuit le discours, qu’il n’a ni
entendu, ni lu, dans les termes mêmes où il avait été prononcé.
Nous n’entendons plus délirer D’Alembert, mais parler le médecin
Bordeu. Le travail de la négativité, le non-sens où le géomètre
sceptique est parvenu se retournent en une élaboration positive. Une
méthode expérimentale, une science médicale sont en gestation :
entre les points vivants de l’assemblage mécaniste et les organes
qu’observe le médecin, les abeilles ont servi de jonction
délirante, marqué la rupture dans le tâtonnement, la jouissance
avec le cri et la transgression par le coup de ciseaux.
Les chèvres-pieds
Dans les dernières
pages du Rêve (203), le faune joue le même rôle que les
abeilles de Virgile : il sert de point de rupture et de moyen de
passage, il est tout à la fois une figure délirante des limites de
la pensée mécaniste et la référence culturelle qui légitime les
sauts illogiques du discours. Il s’agit alors de réaliser
scientifiquement l’hybridation de l’homme avec la chèvre. Pour
cela, un rapprochement des espèces est nécessaire. Cette fois,
l’enchaînement mécanique est d’emblée complètement
invraisemblable. Comme le fait remarquer Mlle de L’Espinasse, “on
réduira difficilement un homme à brouter” (205). Si l’idée de
“rapprocher les animaux par un régime analogue” se trouve
également chez La Mettrie et Buffon, Diderot a le bon sens d’en
montrer la stupidité monstrueuse : faire copuler des hommes et
des chèvres après avoir fait manger du fromage aux premiers, du
pain aux secondes, ce n’est plus de la farce, c’est du grand
Guignol !
Représentés
successivement comme des domestiques fornicateurs, de nouveaux
esclaves, des singes à baptiser, les chèvres-pieds concentrent tous
les points de rupture de l’ordre symbolique. Par ces images, le
mécanisme de rupture du raisonnement et de redémarrage ailleurs
achève de se théâtraliser dans la jouissance masochiste que
procure le satyre, sadique que fournit l’homme-bête de somme,
subversive que suscite le saint Jean-orang outang. Proférant ces
horreurs, Bordeu, l’ultime instance rationnelle, l’ultime gage de
sérieux, bascule à son tour hors du champ symbolique. Lui aussi
délire : du passé culturel, par sa mise en délire, il est
fait table rase, place nette pour un autre discours.
Le dialogue repart
alors sur une autre piste, une question de Julie de L’Espinasse sur
l’homosexualité. Il n’est plus question de latus entre la
chèvre et l’homme, entre un être sensible et une être pensant,
mais d’un lien plus essentiel et plus profond, celui-là même du
désir. Le Rêve, par cette évocation terminale de
l’homosexualité, se clôt sur un ultime blocage dans le
raisonnement, avant le saut de l’amour du Même vers l’amour de
l’Autre. Dans ce saut-là se condensent les mystères de tous les
autres sauts : de la pierre à l’homme, puis des points
vivants assemblés à l’individu unique, puis de la chèvre à
l’homme. L’écart s’est peu à peu réduit jusqu’à cette
faille irréductible qu’est la faille du désir.
Mais cette faille est
elle-même colonisée par le discours, modélisée grâce à un
glissement, un pivotement métaphorique : ce glissement, ce
pivotement s’effectuent par le recours au modèle acoustique.
II. Le modèle acoustique
La première
métaphore, en effet, à laquelle le personnage Diderot recourt pour
constituer son objet est celle du clavecin sensible, identifiant
l’homme à un instrument de musique animé (101). Le support de
l’image est mécaniste : le clavecin philosophe caricature
l’homme automate. Dans cet automate, Diderot ne s’intéresse pas
au mouvement des rouages, à la traction des muscles, ni même à la
circulation du sang. L’image motrice est celle de “la corde
vibrante”, de cette fibre organique qui, à la manière d’une
corde de clavecin, en recevant un stimulus extérieur, “oscille,
résonne”, réagit en un mot, mais réagit non plus selon une
logique du choc ponctuel entre deux boules de billard mais selon une
logique acoustique d’entrée en résonance, avec vibrations longues
et multiples. La solution de continuité au terme du raisonnement
mécaniste poussé à sa limite, ce saut qualitatif au seuil duquel
la référence mécaniste était abandonnée, sont cette fois
intégrés au modèle acoustique, et même en signalent la
spécificité :
Diderot. […] Cet instrument a des sauts
étonnants ; et une idée réveillée va faire quelquefois
frémir une harmonique qui en est à un intervalle incompréhensible.
(101.)
En acoustique, le
système de causalité, le principe d’action et de réaction
cessent d’être exactement linéaires. L’harmonique d’un son
émis par une corde pincée ne se situe pas sur la corde
immédiatement voisine, mais à l’octave, et plus loin encore. Il y
a même plus : on vient de découvrir, au début du dix-huitième
siècle, que le son produit par la vibration d’une corde contenait,
à lui seul, plusieurs fréquences, plusieurs hauteurs de son fondues
en ce que l’on appellera désormais non plus “son”, mais “corps
sonore”. Corps sonore : comme par hasard la métaphore
du son était anatomique, avant que la métaphore du corps ne soit
acoustique.
Rameau, ou le pivotement épistémologique
On n’évoque pas, en
1769, même métaphoriquement, même implicitement, le “corps
sonore” sans songer à celui qui en fut, sinon l’inventeur, du
moins le génial théoricien, Jean-Philippe Rameau. La référence
devient plus intéressante lorsque l’on apprend que D’Alembert,
après en avoir été le vulgarisateur et le propagandiste à
l’Académie des sciences et dans L’Encyclopédie, s’est
violemment opposé au compositeur philosophe lors de la Querelle des
Bouffons (1752-1754). Diderot, d’autre part, dans ses Mémoires
sur différents sujets de mathématiques (1748), avait abordé
les principes généraux d’acoustique (premier mémoire), la
question de la tension des cordes (troisième mémoire) et même
imaginé un orgue automatique (quatrième mémoire).
Quel est l’enjeu
épistémologique de l’entreprise théorique ramiste, pour qu’elle
ait à ce point déclenché les passions ?
Il s’agit d’unifier les règles d’harmonie et de composition
musicale en une théorie cohérente. Rameau entreprend ce gigantesque
travail législatif en se fondant d’abord sur un modèle
mathématique cartésien.
Mais dans un second temps, reprenant à son compte les expériences
menées en physique acoustique, il change de stratégie et, cessant
de se référer uniquement, pour expliquer consonances et
dissonances, à une théorie des nombres, il invoque
l’expérimentation scientifique (notamment la découverte du corps
sonore) et cherche à fonder sa théorie non plus sur les nombres,
mais en nature :
les règles de l’harmonie ne seront plus des règles idéales de
beauté fondées sur une mystique pythagoricienne des nombres ;
elles seront les règles mêmes de la physique acoustique ; les
lois de la musique et les lois de la nature ne formeront plus qu’un
unique système.
Bien entendu, ce
passage d’un modèle théorique cartésien à une méthode
expérimentale ne s’effectue pas sans heurts, incohérences,
résistances, d’autant que Rameau refuse de revenir sur ce qu’il
a une fois posé. On assiste alors à un curieux phénomène :
d’un côté, la théorie ramiste met fin à l’ancienne musique
contrapuntique, dans laquelle la mélodie, prise comme donnée
empirique première, fondait la composition et consacre le
triomphe institutionnel de l’harmonie, où le problème théorique
des consonances et des dissonances devient premier, où
l’enchaînement harmonieux des accords fonde avant tout la
composition. La législation musicale ramiste étend alors
progressivement son empire sur toutes les écoles de composition.
Mais, d’un autre côté, la musique de Rameau, son œuvre pratique
donc, entre en crise et tombe dans le discrédit de son vivant même,
au profit de la mélodie et de la sensibilité italiennes, vécues
non plus comme données empiriques de base, mais comme ce qui est
gagné sur l’harmonie, ce qui excède l’architecture harmonique
première, fondant non plus la musique, mais la musicalité de
la musique. Au moment où l’harmonie triomphe de la mélodie dans
la composition, la mélodie triomphe de l’harmonie dans la
hiérarchie esthétique musicale. Mais, même si Rameau en fait les
frais, il ne s’agit plus de la même mélodie.
Comme modèle
référentiel mécaniste, Rameau s’universalise. Comme pratique
textuelle et musicale, il disparaît. La mélodie, arrachée au
contrepoint par l’entreprise ramiste, trouve sa légitimation dans
la théorie même de Rameau, avec les moyens de laquelle elle a été
composée. Le bloc théorique ramiste pivote : il faisait front
contre la mélodie contrapuntique au moyen de l’harmonie
classique ; il fonde désormais, et bien malgré son inventeur,
la mélodie préromantique au détriment d’une pratique musicale
qui n’aura servi, au fond très passagèrement, que de transition,
de levier pour contourner un obstacle épistémologique, comme si, de
la mélodie contrapuntique à la mélodie préromantique, le latus
du tout harmonique était nécessaire.
Le latus
caché du modèle acoustique
Ce pivotement qui
caractérise l’enjeu épistémologique de l’entreprise théorique
ramiste, Diderot le transporte dans son entreprise dialogique, sous
la figure du modèle acoustique. L’acoustique relève encore de la
mécanique. L’harmonie organiciste du clavecin philosophe, comme
l’enchaînement mécanique de faits incontestables, est érigée
contre le contrepoint babillard, contre la mélodie dépensière et
profuse du raisonnement scolastique. Mais le modèle acoustique
s’ouvre déjà, avec les fibres sensibles, à la biologie et à
l’embryogénèse, puisqu’il s’agit, très sympathiquement, que
le coït des clavecins produise des bébés :
D’Alembert. J’entends. Ainsi donc si
ce clavecin sensible et animé était encore doué de la faculté de
se nourrir et de se reproduire, il vivrait, et engendrerait de
lui-même ou avec sa femelle, de petits clavecins vivants et
résonnants. (103.)
La mécanique ici
s’emballe, elle ne va plus contre, elle fonde la mélodie
biologique, non plus mélodie-babil du galimatias
théologico-métaphysique, mais mélodie-jouissance dans et pour
l’engendrement.
Avant d’analyser
plus précisément cette fonction du modèle acoustique, nous
voudrions nous arrêter sur ce déplacement, ce gauchissement de la
pensée mécaniste par le modèle acoustique. Michel Serres, en
analysant le De natura rerum, a montré comment la théorie du
clinamen, fondatrice du matérialisme lucrétien, était
devenue incompréhensible pour notre raison physique parce que la
physique de référence chez Lucrèce n’était pas une mécanique
des solides mais une physique des flux, une hydraulique, cette
science même des cônes et des tourbillons qu’avait systématisée
Archimède.
C’est à l’envers de cette mécanique matérialiste des liquides
et des écoulements qu’à partir du seizième siècle se serait
constituée une mécanique idéaliste des solides depuis laquelle le
matérialisme serait devenu physiquement impensable.
Il n’est donc pas
indifférent que Le Rêve possède également, en la personne
de Rameau, son auctoritas scientifique cachée. De même que
sous la figure fondatrice d’Epicure travaille celle d’Archimède
dans le De natura rerum, à la manière d’un schème
régulateur de tous les réseaux métaphoriques du poème, de même
sous la référence mécaniste qui constitue le point de départ
obligé du discours matérialiste, Diderot fait œuvrer les folies
théoriques ramistes sous la forme d’un modèle à la fois
déstabilisateur et imageant, d’une rationalité de rechange, d’une
cohérence extra-rhétorique. Tout se passe comme si la dimension
hors-champ du matérialisme se doublait d’une dimension
hors-langue, du recours paradoxal à une langue extra-symbolique. La
métaphore du clavecin philosophe caricature la folie totalisante de
la théorie ramiste ; mais cette caricature n’est pas
l’instrument d’un rejet. Bien au contraire, en confortant ce
discours-là dans une logique délirante, elle l’isole de la
logique commune du langage argumentatif, elle le constitue en système
linguistique alternatif déviant. La référence mécaniste servait
de jonction vers le hors-champ matérialiste. Le système
métaphorique que développe le modèle acoustique constitue la
langue de ce hors-champ.
Penser la pensée
Le modèle acoustique
ne réduit pas sa présence dans Le Rêve à l’évocation
somme toute assez fugitive des clavecins philosophes. Il engage toute
la méditation sur les fibres sensibles et sur le réseau qu’elles
constituent, à partir duquel le “moi” peut être pensé dans son
unité. Dans cette élaboration intellectuelle, le clavecin constitue
une métaphore matricielle. Il donne l’image de la pensée,
c’est-à-dire de ce qui, dans le système référentiel mécaniste,
demeurait le chaînon manquant :
Diderot. […] Mais les cordes vibrantes
ont encore une autre propriété, c’est d’en faire frémir
d’autres ; et c’est ainsi qu’une première idée en
rappelle une seconde ; ces deux-là une troisième ; toutes
les trois une quatrième, et ainsi de suite, sans qu’on puisse
fixer la limite des idées réveillées, enchaînées, du philosophe
qui médite ou qui s’écoute dans le silence et l’obscurité.
(101.)
Chaque idée consone
avec les idées précédentes, dont elle constitue le développement
musical par un système analogique qui les fait entrer en résonance
malgré leur apparente incongruité, de la même façon qu’un son
très aigu peut consoner avec un très grave.
Méditer, ce n’est
plus tirer des conséquences, c’est “s’écouter” comme le
compositeur écoute la musique qu’il compose. La méditation doit
être comprise d’emblée comme une partition globale, si l’on
veut en saisir la cohérence harmonique. Le temps cesse d’être
conçu comme une ligne contrapuntique, un processus irréversible,
une déperdition continue. Il s’accumule et circule dans la
partition vivante, il l’emplit, l’étoffe, lui donne de la
matière. Alors seulement, la mélodie peut être réintroduite :
Diderot. […] L’instrument philosophe
est sensible ; il est en même temps le musicien et
l’instrument. Comme sensible, il a la conscience momentanée du son
qu’il rend ; comme animal, il en a la mémoire ; cette
faculté organique, en liant les sons en lui-même, y produit et
conserve la mélodie. (102.)
Ici le modèle
acoustique pivote véritablement, abandonnant la référence
mécaniste pour s’ouvrir à une représentation proprement
biologique de l’homme. Cette fusion du musicien et de l’instrument
en une représentation unique ne permet pas tant d’échapper au
“petit harpeur” idéaliste que, plus radicalement, de sortir
d’une conception linéaire de la pensée comme enchaînement :
une sensation (l’instrument) ne produit pas un
jugement (le musicien) ; le “moi” produit en même temps
mélodie et harmonie, de la sensation et du jugement.
Pour le matérialisme biologique, la pensée est ce produit mixte
auquel l’oreille musicale est accoutumée.
La mémoire, pivot entre l’harmonie du “moi”
et l’harmonie du monde
Diderot récupère ici
l’ambiguïté fondamentale de la théorie harmonique : la
théorie des consonances et des dissonances est à la fois une
théorie de la construction verticale des accords et de leur
enchaînement horizontal ; elle prévoit ce qui peut s’entendre
simultanément et successivement. Or seule la construction verticale
peut prétendre se fonder en nature sur la constitution du corps
sonore ; mais l’enchaînement est de pure convention. Pour y
remédier, on fait intervenir la mémoire de l’oreille, qui
conserve la trace des sons précédents pendant que se jouent les
suivants. La mémoire devient la pièce maîtresse de cette nouvelle
conception du temps comme moyen d’accumulation et de conservation
de l’information, comme troisième terme entre l’action et la
réaction. Les sons ne s’énoncent plus, de façon simple, à
partir de la dernière stimulation externe, mais en fonction de la
totalité des sons déjà énoncés. Le clavecin ne métaphorise plus
tout à fait les automates de Vaucanson.
Il annonce déjà le corps organique du biologiste, qui ne répond
pas aux seuls stimuli externes, mais aussi et d’abord à la logique
propre que le temps et la mémoire ont accumulée et constituée en
lui.
Alors seulement la
dépense du discours argumentatif peut être réintroduite. A
l’enchaînement mécanique du syllogisme scolastique, le philosophe
oppose les consonances de sa méditation :
D’Alembert. Par exemple, on ne conçoit
pas trop d’après votre système comment nous formons des
syllogismes ni comment nous tirons des conséquences. Diderot. C’est que nous n’en tirons
point ; elles sont toutes tirées par la nature. Nous ne faisons
qu’énoncer des phénomènes conjoints dont la liaison est ou
nécessaire ou contingente ; phénomènes qui nous sont connus
par l’expérience […]. (109.)
La pensée circule
désormais dans tous les sens et, loin de séparer l’avant de
l’après, la cause de l’effet, n’envisage plus que des liens à
double sens, des consonances, des “phénomènes conjoints”. La
dépense au fond est plus grande encore que celle de la discussion
scolastique et du contrepoint ; la métaphore acoustique, après
avoir récusé leurs babils (nous ne tirons point de syllogismes),
s’ouvre vers le délire, le délire même de Rameau qui identifiait
sa musique à la musique de la nature, comme le personnage Diderot
ici identifie sa méditation à l’ordre même du monde :
Diderot. […] Et pour donner à mon
système toute sa force, remarquez encore qu’il est sujet à la
même difficulté insurmontable que Berkley a proposée contre
l’existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin
sensible a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au
monde, et que toute l’harmonie de l’univers se passait en lui.
(108-109.)
Au galimatias idéaliste
de Berkeley répond le délire du clavecin sensible. La mélodie est
réintroduite : mais au lieu de se situer en deçà de
l’expérience sensible, de la nier pour se refermer dans une
construction syllogistique autonome, une pure disjonction du “moi”
et du monde, elle excède, elle déborde cette expérience, elle
s’enivre de sentir en elle la consonance de l’harmonie du “moi”
et de l’harmonie du monde.
Prenant appui sur cette harmonie nouvellement découverte, le
dialogue pivote : il résistait contre les plaisirs du
galimatias babillard ; il s’ouvre maintenant sur la jouissance
des élucubrations délirantes. Le “moment de délire” auquel
Diderot fait allusion n’est pas une hypothèse gratuite ; il
préfigure, dans le second dialogue, le moment où se conjoignent le
rerum novus nascitur ordo (la partition de l’univers, “son
inscription éternelle”) et le plaisir onaniste (128-129), la
vision totalisante du monde et la jouissance autonome du “moi”.
L’araignée, ou le schème involutif
Après son pivotement
de la référence mécaniste vers le raisonnement proprement
biologique, le modèle acoustique réapparaît, dans le second
dialogue, sous une forme détournée : c’est la métaphore,
proposée par Julie de L’Espinasse, de l’araignée au centre de
sa toile :
Madlle de l’Espinasse.
Docteur, approchez-vous. Imaginez une araignée au centre de sa
toile. Ebranlez un fil ; et vous verrez l’animal alerte
accourir. Hé bien, si les fils que l’insecte tire de ses
intestins, et y rappelle, quand il lui plaît, faisaient partie
sensible de lui-même ? ...
Il y a bien toujours un
réseau de cordes sensibles, les fils de la toile, et une instance
pensante, l’araignée. D’une certaine façon même, la
représentation a régressé, puisque la sensibilité est à nouveau
exprimée en termes d’action et de réaction univoques, de stimulus
extérieur et de réponse immédiate. Mais la dichotomie de
l’instrument et du musicien, de la sensibilité et du jugement, a
été définitivement réduite, puisque les fils sont tirés des
intestins de l’araignée, qu’aucune rupture ne sépare le lieu de
la sensation de celui de l’intellection, que le premier est la bave
du second, et même, à prendre la métaphore au pied de la lettre,
que le fil de l’araignée, comme dans les supplices du Moyen-Age,
n’est que le déroulement de ses intestins.
L’union de l’âme
et du corps se joue ici par un jeu subtil du dehors et du dedans, de
ce qui se passe hors de nous et ce qui est en nous : à l’âme
est substituée l’incorporation de l’univers par le fil sensible
projeté au dehors de mes intestins, l’ingestion du dehors par le
dedans, à moins même que l’univers ne soit que ma déjection.
L’araignée court sur ses boyaux, elle est à la fois au dedans et
au dehors d’elle-même. Comme on le dit en botanique ou en
médecine, elle est involutée.
Le “moment de
délire” du clavecin philosophe, en figurant l’harmonie idéale
du “moi”, suggérait déjà sa structure involutée. Ici, la
métaphore de l’araignée, en se développant, révèle la même
propension délirante : par glissements progressifs, par
métonymies englobantes, le réseau sensible de mon corps est d’abord
comparé à “la toile d’araignée”, puis s’étend à un
“appartement immense qu’elle a tapissé”, appartement que Julie
désigne comme “le mien, ou le monde” pour se déployer
finalement dans “l’espace immense qui m’environne”
(141-142).
C’est la fin du corps-machine : la véritable limite du corps
n’est pas mécanique, mais sensible. Or tout se touche dans
l’univers, et si notre sensibilité était parfaite, si la
transmission se faisait bien des stimuli éloignés au centre
nerveux, nous comprendrions tout l’univers : nous
l’entendrions, nous l’engloberions. Le modèle acoustique est
toujours à l’œuvre ici : il ne s’agit que de bien prêter
l’oreille aux harmoniques ténues, d’entendre les aigus déliés
qui coexistent dans le corps sonore du monde : “Et qui est-ce
qui vous a dit que vous ne l’entendiez pas plus ou moins ?”,
demande Bordeu (142).
Selon la qualité de
cette attention, notre corps change donc de grandeur. Le cerveau
“donne un volume presque infini à l’individu, ou il le concentre
presque dans un point” (156). Identifié à l’activité du réseau
sensible, tantôt le corps étend ses ramifications à l’écoute de
l’extérieur du monde, tantôt il se rétracte et rentre en
lui-même. “Lorsque la vraie limite de votre sensibilité est
franchie, soit en vous rapprochant, en vous condensant en vous-même,
soit en vous étendant au-dehors” (157), vous vous trouvez donc
hors-champ, en pleine jouissance matérialiste. Tel est le schème
involutif : roulé du dehors vers le dedans, je me projette pour
me resserrer, mais je ne suis plus du corps, je suis du “moi”, ce
n’est plus de l’expérimentation biologique, c’est de
l’expérience fantasmatique. La métaphore acoustique, au moment de
saisir son objet, dévie donc pour déboucher ici sur un autre
système de modélisation. Ce n’est plus de vibrations et
d’harmoniques qu’il s’agit désormais, mais de rêve, de
hantises et d’hystérie. Le champ expérimental a changé.
Le “défaire-refaire” du modèle acoustique
Le modèle acoustique
n’a pas pour seule fonction de résoudre les contradictions et les
lacunes de la pensée mécaniste. Il intervient également de façon
formelle dans la conduite même du dialogue. Le verbe osciller, où
se trahit le plus nettement la prégnance du modèle, n’est utilisé
que quatre fois dans le texte : il désigne d’abord le
mouvement de la corde sensible, corde du clavecin (101), puis fil de
la toile d’araignée (141). Il caractérise ensuite la force vitale
du filament qui, dans l’œuf, deviendra le poussin (104). Il
métaphorise enfin le scepticisme de D’Alembert balançant entre
matérialisme et idéalisme (112). Le modèle est constitué, puis
appliqué à son objet, enfin transposé au cadre énonciatif
lui-même.
On est donc fondé à
rapprocher l’oscillation de la corde sensible, les harmoniques de
la sensibilité, la mélodie du jugement, des oscillations du
langage, des tournures alternatives ou disjonctives insistantes, du
perpétuel balancement des “ou”, comme si la nature même du
dialogue était vibratoire :
… Vrai ou faux, j’aime ce
passage du marbre à l’humus (95) … la question de la priorité
de l’œuf sur la poule ou de la poule sur l’œuf (97)
… nos animaux d’aujourd’hui se reproduiront ou ne se
reproduiront pas (99) … qui prononce sur leur consonance ou
leur dissonance (102) … Mais qu’est-ce que cet élément ?
Occupait-il de l’espace, ou n’en occupait-il point ?
Comment est-il venu ou s’est-il échappé, sans se mouvoir ?
Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs ? A-t-il été
créé à l’instant du besoin ? Existait-il, attendait-il un
domicile ? était-il homogène ou hétérogène à ce
domicile ? (105) … des phénomènes conjoints dont la
liaison est ou nécessaire ou contingente (109) …
ou donné par la nature ou imaginé à l’imitation de
nature (110) … vous le
verrez ou vous ne le verrez pas (121) … Est-elle vraie
? ou est-elle fausse ? (187)
Toutes ces alternatives
paraissent bien gratuites, ces formulations lourdes ne sont pas
économiques. Il s’agit de figurer ici la dépense du babil
scolastique, ce piétinement qui le caractérise au seuil de la
rupture épistémologique ouvrant sur l’impensable objet
matérialiste.
Mais bientôt la
disjonction est récupérée par l’efficace du discours, elle
devient instrument de totalisation :
… des sons naturels ou
conventionnels (103) … dans toutes les langues, mortes ou
vivantes . (108) … une machine
dont la conformation régulière ou irrégulière (150) …
l’étendue réelle ou imaginaire du corps (159) … plus
petit ou plus grand (159) … sous le despotisme ou
sous l’anarchie (168) … dans l’aliénation volontaire ou
involontaire (171) … heureusement ou malheureusement né
(186) … le mérite ou le démérite d' un instant nécessaire
(187) … défigure le fait ou l’embellit (190) … Il y a
du plus ou du moins en tout. Notre discours est toujours en
deçà, ou au-delà de la sensation . (193)
Il ne s’agit plus,
dans ces formules, d’opposer les deux éventualités d’une
véritable alternative, mais de s’assurer que le discours englobe
bien, grâce à la disjonction, la totalité de son objet : tout
ce qui n’est pas conventionnel est naturel, n’est pas vivant est
mort, n’est pas irrégulier est régulier… etc. La rupture du
“ou” devient un moyen d’intégrer le tout, l’oscillation est
totalisante, selon le même type de fonctionnalité que nous avons
repérée dans le modèle acoustique.
Mais ce qui peut
apparaître encore comme un simple jeu formel prend une tout autre
dimension lorsque la disjonction reproduit le mouvement involuté de
projection du dedans (toujours premier) vers le dehors (qui vient en
second) pour intégrer le dehors au dedans, et représente ainsi le
schème structurant construit à l’aide du modèle acoustique pour
penser l’âme de façon matérialiste :
… Il y a une impression qui a sa cause
au dedans ou au dehors de l’instrument […] une autre
impression qui lui succède et qui a pareillement sa cause au-dedans
ou au-dehors de l’animal (103) … la seule différence
qu’il y ait,
est celle d’une bourse pendante en dehors, ou d’une bourse
retournée en dedans (153) … La volonté naît toujours de quelque
motif intérieur ou extérieur (186) … Il
se remonte ou de lui-même ou il est remonté par
quelque cause étrangère. Alors il frémit au-dedans, ou il
résonne au-dehors. (189)
Plus généralement,
une des figures de prédilection du dialogue est celle du
va-et-vient, où le schème involutif prend toute son extension :
… Nous y
reviendrons ou nous n’y reviendrons pas. (98) … Cela est
passé ou cela viendra (125) … elle
fuit ou elle accourt. (141) … si
elle n’a pas été, ou si elle ne sera pas. (143) …
Pourrait avoir été, ou venir et passer ? (143) … vous
aimiez, vous haïssiez, vous blâmiez, vous approuviez, vous riiez,
vous pleuriez, vous alliez, vous veniez. (185)
La méthode
expérimentale elle-même est affectée par la prégnance du modèle.
Peu à peu, et contrairement à ce qui se passait au début du
premier dialogue, les expériences elles-mêmes, réelles ou
imaginaires, sont effectuées et rapportées sous la forme réversible
d’un va-et-vient.
Le modèle acoustique, qui s’accomplit dans ce défaire-refaire
expérimental, en informant la méthode même et non plus simplement
le discours métaphorique, est radicalement détourné. Il ne s’agit
plus du saut de la sensibilité à la pensée, du corps à l’âme.
A l’inverse, que l’expérience soit celle du monstre, du double,
du rêve, de la retombée en enfance, toujours la pulsation vitale se
manifeste dans les cas-limites de sa presque extinction, ou de sa
quasi-déréliction.
III. Dialectique de la hantise
Cette déréliction se
répercute dans l’histoire même du Rêve, celle d’un
sceptique qu’un matérialiste ébranle au point qu’il en délire
la nuit. Le balancement, l’oscillation philosophique où D’Alembert
se maintenait en équilibre se défont, s’anéantissent sous le
flot du discours délirant mis en branle par cette hypothèse, ce
hors-champ montrés par le personnage Diderot. D’Alembert est
hanté.
Il y a dans ce passage
du scepticisme au délire plus qu’une image, la formule même du
détournement du modèle acoustique : le retour du balancier, la
résonance, le répondant acoustique se détraquent, prennent des
proportions. Le “défaire-refaire” cesse de constituer, avec
distance et sang-froid, une méthode expérimentale et tourne à la
compulsion, à la fascination maniaque pour le “défaire” et la
désunion. La jouissance devient morbide : Memento quia
pulvis es, et in pulverem reverteris,
avertissait Diderot, à la fin du premier dialogue. L’avertissement
biblique devient, dans le délire de D’Alembert, fantasme de
dissolution, image régressive d’“une chambre chaude tapissée de
petits cornets” (127) où, de la matière décomposée des
cadavres, on refabriquerait, comme se font les polypes, des hommes.
Tout se défait et se refait sans cesse, tel est le sens donné au
Rerum novus nascitur ordo virgilien (128).
Le “défaire-refaire” s’est emballé, se transforme en délire
de mélancolie narcissique : “Il n’y a rien de solide”
(129), “Qui sait si tout ne tend pas à se réduire à un grand
sédiment inerte et immobile” (130), demande D’Alembert. Julie de
L’Espinasse voit le danger et résiste à la dérive, opposant à
cette déstabilisation universelle l’unité monolithique de son
“moi”. La seule certitude qu’elle ait au fond est celle “de
mon unité, de mon moi […]. Pardi, il me semble qu’il ne faut pas
tant verbiager pour savoir que je suis moi, que j’ai toujours été
moi, et que je ne serai jamais une autre” (134). Or justement cette
certitude-là, qui ouvre la discussion entre Julie et Bordeu, en
passant du statut de certitude à celui d’enjeu du dialogue,
atteint, par le champ fantasmatique, l’idée même d’une
organisation symbolique possible du monde. Les déformations, les
transformations, les désarticulations ne s’intègrent plus à
aucune structure stable, à aucun dispositif régulateur. L’ordo
à chaque instant est novus : autant dire qu’il n’y a
plus d’ordo.
Le schème de la conjuration
Ce qui est stable, en
revanche, c’est, dans ce champ fantasmatique qui s’ouvre, un
dispositif de la hantise organisé selon le schème de la
conjuration : la conjuration, c’est l’injonction, mais c’est
aussi la conspiration, dirons-nous avec Jacques Derrida.
L’injonction d’abord, est toujours double. Elle n’est pas
lancée à sens unique, de celui qui hante vers celui qui est hanté,
mais dans les deux sens. Elle établit une conjonction, une
consonance : je conjure le spectre de cesser de me hanter, il me
conjure de le satisfaire.
Quant à la conspiration, elle inscrit ce qui s’ourdit dans une
collectivité secrète,
une sociabilité mystérieuse. La conjuration, quoique souterraine,
n’est pas le fait d’un individu isolé.
C’est bien sur
l’injonction de Diderot que D’Alembert, hanté par lui, commence
à délirer. D’abord, il lui résiste : “Tenez, philosophe ;
je vois bien un agrégat, […] mais un animal ? […] je ne le
vois pas... Non, je ne le vois pas... (117). A ce refus de voir
sceptique s’opposera, sur le registre de la hantise, la vision
de la grappe d’abeilles.
Mais avant d’en arriver là, D’Alembert commence par incorporer
la parole de Diderot sous la forme, justement, d’une injonction :
“Mon ami, D’Alembert, prenez-y garde ; vous ne
supposez que de la contiguïté où il y a continuité... Oui... il
est assez malin pour me dire cela...” (118). Malin comme un génie
diabolique, Diderot possède D’Alembert. Il faut qu’il
disparaisse de la scène, qu’il se fasse spectre, pour que son
discours s’accomplisse et que son injonction soit efficace. Diderot
l’auteur délègue sa parole, sa pensée à D’Alembert le
personnage non comme à un porte-parole (c’est le but du premier
dialogue que de dénier cette fonction au sceptique géomètre) mais
comme à un héritier, et à un héritier malgré lui, hanté. Le
D’Alembert du Rêve est à Diderot ce que J. Derrida est à
Marx, l’héritier d’un de ses esprits, à cette différence près,
qui est capitale, que ce D’Alembert là demeure sous contrôle :
délirant, mais hanté, ne se contrôlant plus, mais contrôlé,
telle est la contradiction du personnage.
Quant à la
conspiration, elle se trame entre Julie et Bordeu, au chevet du
malade :
D’Alembert. Je crois que vous dites des
ordures à Madlle de l’Espinasse. […] Madlle de l’Espinasse. Oui,
oui, taisez-vous ; et ne vous mêlez pas de nos affaires...
(153-154.)
La réversibilité du
schème de la conjuration se manifeste ici de façon exemplaire.
L’injonction joue bien à double sens : D’Alembert était
hanté par le “Prenez-y garde” diderotien ; c’est lui
maintenant qui, de derrière les rideaux de son lit, hante les
conspirateurs. Mais ces conspirations ne s’opposent pas en une
antinomie tragique, irréductible et mortifère. Elles convergent, se
stimulent l’une l’autre, se confortent en une opposition non plus
tragique, mais dialectique, celle du plaisir de la conversation
contre la jouissance du délire.
Enjeu critique de ce schème
Ainsi, de façon
inattendue, se trouvent mis en perspective Diderot, Shakespeare, Marx
et Derrida.
On notera tout de
suite, à titre de réserve, que le Swear de Hamlet incarne la
parole et la loi du Père, l’ordre symbolique donc, tandis que le
Manifeste s’inscrit d’emblée hors la loi, dans une
justice révolutionnaire qui ne peut pas être identifiée au Droit,
qui ne peut pas procéder du Père. L’expression to set it right
employée par Hamlet pour “rejointer” ne convient guère à Marx,
qui ne se réclame pas de ce right là. On peut donc se
demander si le modèle shakespearien ne figure pas l’envers du
phénomène marxiste, son image négative : hériter de Marx,
n’est-ce pas précisément déjointer ce qui, un peu trop vite,
tendait à se rejointer, transformer l’out of joint en
revendication, au nom de la justice, d’un Droit alternatif ?
On peut se demander
d’autre part comment J. Derrida concilie ce qu’il appelle
une “tentative unique” dans l’histoire, “une promesse
messianique d’un type nouveau”
avec la présence de cette tentative, de cette promesse dans Hamlet.
Si la tentative est nouvelle, il faudrait au moins que le modèle ait
été détourné. La validité de ce modèle, le rapprochement entre
Marx et Shakespeare ne peuvent d’ailleurs se fonder simplement sur
l’alibi de quelques citations du dramaturge chez le philosophe,
citations qui ne sont pas celles de Marx. Il faut que quelque chose
de plus long dans l’histoire, de plus lointain, soit à l’œuvre
avec le schème de la conjuration, quelque chose où se joue un
héritage difficile, hors normes, quelque chose permettant d’ouvrir
un espace à la fois hors du champ symbolique et, à sa manière,
symbolique ; non plus une faille déconstructive, mais un champ
organisé. Cette articulation difficile autour de laquelle tourne
Spectres de Marx fait l’intérêt du livre pour notre
propos.
Lucrèce avec ses
simulacres, son Archimède secret et ses invocations à Epicure, son
clinamen organisé comme un out of joint à l’envers ;
Diderot avec son Rêve, son Rameau mort
et caché et son Diderot hantant D’Alembert, son “défaire-refaire”
involutif,
lui aussi organisé comme un out of joint à l’envers,
semblent participer du même schème de la conjuration que Marx, et
même de façon beaucoup plus totale et cohérente que Shakespeare,
qui ne nous en offre que la métaphore inversée. Allons plus loin :
le schème de la conjuration n’est-il pas le schème matérialiste
en général ?
Le fantôme qui hante
l’œuvre de Marx n’est plus une figure singulière comme
Archimède et Rameau, ou une théorie spéculative comme la physique
des fluides ou la physique acoustique, mais, sous la forme de
l’Internationale communiste, un véritable corps social et une
alternative plausible au système symbolique.
L’enjeu du
matérialisme biologique, dans Le Rêve de D’Alembert, c’est
justement de donner un corps au matérialisme ; pas encore un
corps social, mais déjà un corps humain, un corps biologique doté
d’un “moi” biologique. L’objet théorique du corps sonore est
dépassé ; mais l’élaboration intellectuelle ne débouche
pas encore dans le réel : “grâce à notre pusillanimité, à
nos répugnances, à nos lois, à nos préjugés, il y a très peu
d’expériences faites” (203), regrette Bordeu à propos de
l’hybridation.
Tout se déroule
encore à huis-clos, dans le privé d’une conversation plaisante.
Le matérialisme ne sort pas dans les rues : “Je n’ôterais
pas mon chapeau dans la rue à l’homme suspecté de pratiquer ma
doctrine” (201), prévenait le médecin.
En admettant que le
matérialisme soit profondément lié au schème de la conjuration,
que d’autre part le matérialisme biologique qui constitue l’objet
du Rêve ne puisse s’exprimer que sous la forme d’une
dialectique de la hantise (Diderot hante D’Alembert, D’Alembert
hante Julie et Bordeu), on peut s’interroger maintenant sur les
raisons de ce détour :
pourquoi faut-il passer par le délire de D’Alembert, par cette
extraordinaire dépense verbale, pour penser l’objet matérialiste ?
On le voit, par rapport à la critique rhétorique habituelle, la
question est renversée. Nous n’envisageons pas le détour du
délire comme une stratégie littéraire,
une ornementation poétique, mais comme un chemin nécessaire de la
pensée, une nécessité heuristique. Ce renversement ne constitue
pas une simple option critique ; pour rendre compte de l’unité
du champ énonciatif, on est bien obligé d’envisager la stratégie
littéraire et la stratégie philosophique comme un dispositif un et
indivisible.
Il s’agit donc de
montrer que le schème de la conjuration n’est que le moyen de dire
le hors-champ matérialiste, de proférer du discours hors de
l’idéologie référentielle, hors de la loi symbolique. L’auteur
se trouve alors pris dans une contradiction : d’un côté, le
langage qu’il utilise est précodé par la loi symbolique ; de
l’autre, l’objet qu’il poursuit se situe hors de ce code. Pour
dire cet impensable culturel, il faudra donc tuer le père dans la
loi du père, substituer à l’autorité idéologique une autorité
morte, invisible, inaccessible aux mécanismes d’exclusion que
produit la loi symbolique. Dire le matérialisme oblige à marquer un
double refus : refus de l’hégémonie et des aliénations
symboliques ; refus de la régression, de la déconstruction
imaginaires. Le discours matérialiste se situera donc entre ces deux
refus, entre le meurtre et la vacance du père, dans l’entre-deux
non pas du deuil, mais de la conjuration (qu’il faudrait,
contrairement à J. Derrida, opposer, à partir du moment où
l’état out of joint du présent matérialiste est inversé).
Face à une collectivité symbolique défaillante, refusée, se
constitue une contre-collectivité secrète, cachée, minoritaire,
sur laquelle s’appuiera le discours matérialiste : chez Marx,
c’est l’Internationale ; chez Diderot, c’est le huis-clos
du salon, la conjuration conversationnelle des interlocuteurs du
dialogue. L’espace privé ne s’est pas encore ouvert à une
publicité hégémonique.
De façon inattendue
s’explique ainsi le caractère “biologique” du matérialisme
diderotien. Toute la dialectique de la hantise, qui informe Le
Rêve, est marquée par le jeu entre la fascination du “moi”
délirant pour la désunion, l’impossibilité morcelante à penser
le continu et, d’autre part, le mouvement poétique de jouissance,
la percée triomphante du désir et de la vie. Chez Diderot,
l’articulation fantasmatique entre l’objet et le discours passe
par le corps. Le corps biologique est le lieu de la hantise comme
l’est, chez Lucrèce, le clinamen, ou, chez Marx, le corps
social. Pourquoi le corps ? Parce que les réseaux métaphoriques
actuels pour Diderot, conformes à l’esprit de son temps,
fournissent à sa langue des automates et des corps sonores, en un
mot parce que c’était là le seul réseau métaphorique
disponible. Le matérialisme diderotien transforme le corps mécanique
en corps biologique en y faisant jouer le schème de la conjuration.
Ainsi se constitue, dans le hors-champ où opère ce schème, entre
le refus de l’imaginaire et le refus du symbolique, un nouvel ordre
du langage que nous avons appelé ailleurs ordre épique.
Rerum novus nascitur ordo : à partir d’une citation
fausse, l’épopée virgilienne se remet en marche, après avoir été
totalement subvertie.
|
|