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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’agrégation à l'université Paul-Valéry de Montpellier, janvier 2001. Matérialisme et modélisation scientifique dans Le Rêve de D’AlembertStéphane Lojkine La sensibilité, propriété générale de la
matière
Le 27 juillet 1758
paraît chez Durand, l’un des éditeurs associés au projet
encyclopédique, un ouvrage anonyme intitulé De l’Esprit,
avec approbation et privilège du roi. Diderot a dû disposer d’un
exemplaire avant même la parution. Grimm lui demande d’en faire le
compte rendu pour la Correspondance littéraire : les
« Réflexions sur le livre De l’Esprit par
M. Helvétius » seront insérées dans la livraison du 15
août.
Diderot n’approuve
pas le déterminisme social rigide d’Helvétius, pour qui toutes
les qualités de l’esprit sont le produit de l’éducation et du
milieu. Mais il saisit, à la racine de ce discours, les conséquences
scientifiques d’un matérialisme radical. Helvétius se demandait
prudemment si la sensibilité et la mémoire étaient des
« modifications d’une substance matérielle ou
spirituelle », mais se gardait de répondre à la question.
Diderot lui force la
main dans son compte-rendu :
« [Helvétius] paraît attribuer
la sensibilité à la matière en général ; système qui
convient fort aux philosophes, et contre lequel les superstitieux ne
peuvent s’élever sans se précipiter dans de grandes difficultés.
Les animaux sentent, on n’en peut guère douter : or la
sensibilité est en eux ou une propriété de la matière, ou une
qualité d’une substance spirituelle : les superstitieux
n’osent avouer ni l’un, ni l’autre… » (DPV IX 304.)
Le doute d’Helvétius
devient la honte des superstitieux et, par ce glissement, le point de
départ du Rêve de D’Alembert est posé : il faut ou
admettre cette hypothèse inconcevable de la matière sensible ou
retomber dans toutes les puérilités de la superstition. Il ne
s’agit pas d’asséner cette vérité de la matière sensible,
mais de partir précisément de l’embarras des autres, de cette
position depuis laquelle ils « n’osent avouer ni l’un, ni
l’autre ».
Diderot avance alors
le paradoxe fondamental :
« Il est aisé de voir que la base
de cet ouvrage est posée sur quatre grands paradoxes… La sensibilité est une propriété
générale de la matière. Apercevoir, raisonner, juger c’est
sentir. Premier paradoxe… » (DPV IX 310.)
L’armature théorique
du Rêve de D’Alembert consistera dans le déploiement de ce
paradoxe, autour du passage de la matière à la sensibilité, puis
du « sentir », de l’» apercevoir », au
« raisonner » et au « juger ».
Entre mécanisme et athéisme : l’entre-deux
matérialiste
Pour développer ce
paradoxe, il conviendra de se départir du modèle mécaniste que la
physique cartésienne a imposé pour rendre compte de l’extériorité
sensible de l’homme et, plus généralement, du fonctionnement
biologique de la nature.
Mais de quoi
parle-t-on exactement ? Dans quel champ épistémologique Le
Rêve de D’Alembert se situe-t-il ? Quelques précisions
terminologiques s’imposent et on n’emploiera pas indifféremment
des termes pourtant souvent voisins, comme mécanisme, matérialisme
et athéisme.
On distinguera d’abord
le mécanisme que partagent au dix-huitième siècle philosophes
éclairés et esprits plus conservateurs, de l’athéisme, toujours
massivement considéré comme une dangereuse hérésie.
L’homme-machine de Descartes, les automates de Vaucanson fascinent
sans effrayer car le mécanisme est dualiste et, pour reprendre
l’expression d’Helvétius, s’accommode d’une « substance
spirituelle ». Autrement dit, pour le physicien mécaniste, il
faut un Dieu qui imprime aux machines vivantes le mouvement qui les
anime.
Le mécanisme n’est
donc pas nécessairement un matérialisme. Voici comment le
Dictionnaire des Jésuites de Trévoux, très hostiles bien–sûr
à de telles doctrines, présente « les » matérialismes :
Matériaires. Nom de Secte. Materiarii.
L’ancienne Église appeloit Matériaires ceux qui, prévenus
par la Philosophie qu’il ne se fait rien de rien, recouroient à
une matière éternelle sur laquelle Dieu avoit travaillé, au
lieu de s’en tenir au systême de la création qui n’admet que
Dieu seul comme cause unique de l’existence de toutes choses parce
qu’il est indépendant, absolu & tout-puissant. Tertullien a
solidement & fortement combattu l’erreur des Matériaires,
dans son Traité contre Hermogène, qui étoit de ce nombre. Matérialisme. s. m. Dogme
très-dangereux, suivant lequel certains Philosophes prétendent que
tout est matière, & nient l’immortalité de l’ame. Le
Matérialisme est un pur Athéisme, ou pour le moins un pur
Déïsme ; car si l’ame n’est point esprit, elle meurt aussi
bien que le corps ; & si l’ame meurt, il n’y a plus de
Religion. M. Locke disputoit pour le Matérialisme. Matérialiste. s. m. & f. Celui ou
celle qui n’admet que la matière. On donne généralement ce nom
aujourd’hui à ceux qui soutiennent que l’ame est matière, ou
que la matière est éternelle, ou que Dieu n’est qu’une ame
universelle répandue dans toute la matière pour produire les êtres
& former les divers arrangemens que nous voyons dans l’univers.
Totos diffusa per artus mens agitat molem, & magno se corpore
miscet.
Le matérialisme a une
origine épicurienne, avec Démocrite et Lucrèce, et une origine
théologique, comme hérésie des premiers temps du christianisme.
Les matérialistes, ou matériaires, réfutent l’idée de Création.
Pour eux, rien d’extérieur à la matière n’a pu créer le
monde. Mais les alternatives théoriques qui sont proposées à
l’idée d’une primauté d’une substance spirituelle extérieure
sur la matière sont très diverses : physique des fluides et
théorie du clinamen chez Lucrèce, parallélisme des modes
chez Spinoza, dérision et évitement de la question de la Création
dans l’Essai sur les mœurs de Voltaire…
D’autre part, le
matérialisme n’est pas un athéisme. Ni Lucrèce, ni Spinoza, ni
Voltaire n’ont été athées. Au contraire, Le Rêve de
D’Alembert, dès sa première page, révoque quasiment la
possibilité de l’existence de Dieu. L’athéisme est donc en
quelque sorte l’un des postulats initiaux, mais n’est pas l’objet
à proprement parler du dialogue. Diderot lui consacrera
ultérieurement un autre texte, l’Entretien d’un philosophe
avec la Maréchale de ***.
Mécanisme,
matérialisme et athéisme se recoupent donc parfois, mais ne se
recouvrent jamais. Ils ne se différencient pas à proprement parler
en champs épistémologiques différents ; mais ils ouvrent à
des démarches intellectuelles, à des systèmes d’interrogation et
de modélisation divergents. Le mécanisme se pose des problèmes de
fonctionnement : comment fonctionne la nature, comment
fonctionne le vivant ; l’athéisme se pose une question
d’ordre ontologique : si Dieu n’existe pas, comment ce
manque d’être est-il compensé, dans l’ordre de la physique, de
la métaphysique et de la morale ; le matérialisme enfin, qui
est la voie qu’emprunte Diderot, se situe entre mécanisme et
athéisme, entre fonctionnement du vivant et inexistence de Dieu,
entre ces deux discours que Le Rêve récuse comme
incompréhensibles. Cet entre-deux qui installe la défiance
vis-à-vis du discours se veut pragmatique. Son interrogation portera
avant tout sur le passage : la grande question du Rêve
est « comment passe-t-on…? », de la matière inerte à
la matière sensible, puis de la sensibilité à la pensée, et même,
au-delà de la pensée, au rêve et à la jouissance.
Non seulement la
pensée de Diderot doit être saisie comme processus et non comme
système, mais ce processus constitue également l’objet du
dialogue. Le passage de la matière à la pensée a donc un enjeu
second, propédeutique : il s’agit d’entrer dans, d’accéder
à un processus de pensée matérialiste. Diderot n’écrit pas un
traité, il ne fonde pas en raison le matérialisme qu’il promeut
dans Le Rêve. Il met plutôt au point une certaine pratique
de pensée et, pour ce faire, il navigue entre différents modèles
épistémologiques.
Les trois modèles épistémologiques du Rêve
de D’Alembert
Son modèle de base
est mécaniste et constitue l’objet central de la déconstruction à
laquelle il se livre. Descartes est explicitement visé une fois, au
moment où Diderot évoque le poussin :
« Prétendrez-vous avec Descartes
que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants
se moqueront de vous et les philosophes vous répliqueront que si
c’est là une machine, vous en êtes une autre. » (GF52.)
Sortir du mécanisme
relève de la régression. Régression par l’enfance ici, par le
rêve et la folie dès le second entretien, enfin régression
scientifique, en deçà de la physique, dans cette pré-science qui
végète à l’ombre de la médecine humorale du Moyen-Age et des
spéculations et expérimentations alchimiques, de cette mal-aimée
des rationalistes des Lumières que l’on appelle chimie.
La chimie ramène à
la surface du discours les scories d’un savoir médiéval défait.
Dans le même temps, au contact de la physique nouvelle, elle s’est
restructurée, au point de pouvoir commencer à offrir, face à la
physique mécaniste, un véritable modèle alternatif d’explication
de la nature.
Le modèle chimique,
qui hante Le Rêve, constitue donc à la fois l’envers du
rationalisme mécaniste et le principe de son dépassement
dialectique. Car la chimie n’est que l’instrument d’un passage.
Elle ne rend pas compte spécifiquement de l’humain, qui intéresse
avant tout Diderot. Diderot recourt alors au vocabulaire et aux
expériences des médecins. Le modèle physiologique est l’horizon
de ce dépassement dialectique qui articule dans Le Rêve la
négation du mécanisme avec la régression/refondation de la pensée
par le modèle chimique. De la question générale du passage, on
glisse alors vers celles de la génération, de l’évolution et de
l’hybridation. La systématisation que vise Le Rêve de
D’Alembert prendra corps dans les Éléments de physiologie.
I. La déconstruction du modèle mécaniste
Briser la statue
Symboliquement, dans
le premier entretien, Diderot commence par briser la statue. Or la
comparaison de l’homme avec la statue constitue le paradigme
mécaniste par excellence au dix-huitième siècle. Il n’est qu’à
songer à la statue de Condillac, reconstruction imaginaire de
l’homme et au-delà à son modèle originaire cartésien, la statue
du Traité de l’homme (1662) :
« Je suppose que le corps n’est
autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout
exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est
possible. » (CG379.)
Le point de départ de
Descartes est une expérience virtuelle : il imagine Dieu créant
une machine mécanique ; il décrit le fonctionnement de cette
machine. Puis, revenant à la réalité, il montrera que l’homme
fonctionne de la même façon :
« Or je vous dirai que, quand Dieu
unira une âme raisonnable à cette machine, ainsi que je prétends
vous dire ci-après, il lui donnera son siège principal dans le
cerveau, et la fera de telle nature, que, selon les diverses façons
que les entrées des pores qui sont en la superficie intérieure de
ce cerveau seront ouvertes par l’entremise des nerfs, elle aura
divers sentiments. » (CG406-407.)
Le « sentiment »
n’apparaît dans la machine humaine qu’à partir du moment où
« une âme raisonnable » est installée dans cette
machine. Cela étant impossible à prouver par l’expérience, seule
une reconstruction imaginaire permet de reconstituer le
fonctionnement mécaniste du vivant. Cette méthode cartésienne de
l’expérience virtuelle avait déjà été reprise par Diderot dans
la Lettre sur les aveugles, où il substituait à l’opération
réelle de la cataracte par Réaumur, dont ce dernier lui avait
refusé le spectacle, une série d’expérience physiologiques
imaginaires.
ces expériences imaginaires constituent désormais, dans Le Rêve,
le matériau fondamental du raisonnement.
Mais l’expérience
virtuelle de Descartes a, de plus, une résonance théologique. Il
s’agit tout bonnement pour Descartes de mimer l’acte originel de
la Création. Si le corps de l’homme est décrit comme une
« machine de terre », et non de chair, contrairement à
toute logique expérimentale, c’est par référence à la boue
originelle à partir de laquelle Dieu fit Adam. Diderot détourne le
même scénario originaire lorsqu’il évoque à la fin du premier
entretien l’avertissement biblique de la Genèse : Memento
quia pulvis es et in pulverem reverteris (GF61). La réduction de
la statue de Falconet en poussière et la recréation du vivant à
partir de cette poussière parodie la Création biblique de l’homme,
qu’elle répète à l’envers, qu’elle détourne du vivant vers
l’art, qu’elle réduit à un arrosage dérisoire de pois et de
fèves. Briser la statue, c’est donc briser le modèle de
l’homme-machine, qui lui-même déjà détournait le mythe de la
Genèse.
Digestion
Le premier phénomène
que Descartes évoque dans le Traité de l’homme est la
digestion :
« Premièrement, les viandes se
digèrent dans l’estomac de cette machine, par la force de
certaines liqueurs, qui, se glissant entre leurs parties, les
séparent, les agitent, et les échauffent. » (CG380.)
La digestion est
dissémination, destruction des formes des aliments,
décomposition des corps en leurs composants infinitésimaux. La
digestion est aussi la première expérience qu’évoque Diderot
avant même la destruction de la statue :
« D’Alembert. […] je ne vois
pas trop comment on fait passer un corps de l’état de sensibilité
inerte à l’état de sensibilité active. […] Diderot. Je vais vous le dire,
puisque vous voulez en avoir la honte. Cela se fait toutes les fois
que vous mangez. » (GF38.)
En définissant la
digestion comme libération de la sensibilité dans la matière,
c’est-à-dire comme accomplissement, comme épanouissement de la
matière en tant qu’elle est toujours en fait matière sensible,
Diderot prend l’exact contre–pied
du processus décrit par Descartes. C’est le contraire même de la
dissémination cartésienne ; la digestion n’est pas
décomposition des formes mais recomposition du vivant, elle n’est
pas séparation de la viande en particules élémentaires, mais au
contraire assimilation, intégration, unification dans un réseau de
communication sensible.
Vase licite, vase illicite
La description de la
digestion par Descartes pourrait en revanche avoir servi de modèle à
la célèbre évocation de la génération de D’Alembert :
« Et sachez que l’agitation que
reçoivent les petites parties de ces viandes en s’échauffant,
joint à celle de l’estomac et des boyaux qui les contiennent, et à
la disposition des petits filets dont ces boyaux sont composés, fait
qu’à mesure qu’elles se digèrent, elles descendent peu à peu
vers le conduit par où les plus grossières d’entre elles doivent
sortir ; et que cependant les plus subtiles et les plus agitées
rencontrent çà et là une infinité de petits trous, par où elles
s’écoulent dans les rameaux d’une grande veine qui les porte
vers le foie… » (CG381.)
Les « petites
parties » sont en quelque sorte parodiées en « molécules
qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre »
(GF42) ; elles « se digèrent » et « s’écoulent
dans les rameaux d’une grande veine » chez Descartes, tandis
que, chez Diderot, elles « se filtrèrent avec la lymphe,
circulèrent avec le sang » ; « elles descendent peu
à peu vers le conduit » chez Descartes, « jusqu’à ce
qu’enfin elles se rendissent dans les réservoirs » chez
Diderot. Bien-sûr on ne repère ici aucune identité de termes, mais
c’est le même tableau, ou plus exactement la description sérieuse
de Descartes fait tableau, et tableau loufoque chez Diderot.
Identifier la digestion, la défécation cartésienne à la
génération de D’Alembert relève bien de la parodie que suggère
l’expression latine, « distillez in vasi licito »,
dans le réservoir permis : moi Diderot, je parle d’un vase,
tandis que Descartes parle d’un autre ; mon vase, le vagin de
la chanoinesse Tencin, est le vase licite (ce qui est un comble !),
auquel s’oppose le conduit intestinal, vase illicite pour la
pénétration sexuelle. D’Alembert avait été surpris par la
police pratiquant ce genre de distillations illicites avec le Père
Canaye. Il est plaisant de ranger la faute de la belle et scélérate
chanoinesse du côté du licite, tandis que le modèle mécaniste
cartésien est renvoyé du côté de l’illicite. L’image
diderotienne brouille et renverse le rapport du discours à
l’autorité.
Le vocabulaire de
Diderot, nous l’avons dit, n’est aucunement tributaire de celui
de Descartes. L’image cartésienne était celle du crible : la
paroi intestinale est percée de trous qui trient la matière entre
ce qui deviendra le sang et ce qui sera évacué. Tout le processus
tend vers l’isolation, l’individuation de particules. Il s’agit
d’en finir avec la matière comme masse, pour en venir au mouvement
de ces particules, à la dynamique physique de ce qui, au terme du
processus, sera isolé comme « esprits animaux ».
Diderot ne parle pas
de particules, et encore moins d’esprits, mais de molécules. Il
n’envisage pas des trous, mais des filtres, pas de chemin linéaire
(chez Descartes, les boyaux, le conduit, les rameaux d’une grande
veine…), mais un réseau, une circulation.
Glande pinéale et chambre aux cornets
Descartes décrit
ensuite le passage du sang créé dans le cœur et son arrivée dans
le cerveau, sous la forme des « esprits animaux ». Les
esprits grimpent alors au cerveau où ils mettent en branle la
machine intellectuelle :
« Car il faut savoir que les
artères qui apportent au cœur [les esprits animaux], après s’être
divisées en une infinité de petites branches, et avoir composé ces
petits tissus, qui sont étendus comme des tapisseries au fond des
concavités du cerveau, se rassemblent autour d’une certaine petite
glande, située environ le milieu de la substance du cerveau. »
(CG388.)
La glande vers laquelle
convergent les tissus sanguins est la fameuse glande pinéale, qui
bien-sûr disparaîtra de la représentation diderotienne explicite
du corps. Mais elle fait retour dans le rêve de D’Alembert, avec
l’évocation de la chambre aux cornets :
« Une chambre chaude, tapissée de
petits cornets, et sur chacun de ces cornets une étiquette. »
(GF81.)
 Le cerveau éveillé : fonctionnement de la glande pinéale (Descartes, De l’Homme, 1664, fig. 27) Le motif de la
tapisserie reprend l’image cartésienne popularisée par la gravure
(voir notamment les figures 23 à 28, pp. 441-447).
La chambre délirante
d’où l’humanité entière pourrait être créée est conçue
comme caricature du cerveau cartésien avec ses « petits
trous » par où s’écoulent les esprits animaux des artères
dans la glande pinéale.
Filets, fils, brins, réseau, faisceau
Puis Descartes décrit
le système nerveux comme un système de tuyaux :
« Et véritablement l’on peut
fort bien comparer les nerfs de la machine que je vous décris aux
tuyaux des machines de ces fontaines. » (CG390.)
À l’intérieur des
nerfs-tuyaux se trouvent des filets :
« Voyez aussi qu’en chacun de
ces petits tuyaux, il y a comme une moelle, composée de plusieurs
filets fort déliés, qui viennent de la propre substance du cerveau
N, et dont les extrémités finissent d’un côté à sa superficie
intérieure qui regarde ses concavités, et de l’autre aux peaux et
aux chairs contre lesquelles le tuyau qui les contient se termine. »
(CG392.)
Le filet est de la même
matière que le cerveau et permet au cerveau de se déployer de son
intérieur, avec ses concavités, jusqu’aux extrémités des
membres du corps. Cette notion de filet prend une importance décisive
dans Le Rêve de D’Alembert. Chez Descartes, le filet n’est
qu’un vecteur sur lequel « coulent » les esprits
animaux, du cerveau dans les muscles :
« Mais, parce que cette moelle ne
sert point au mouvement des membres, il me suffit, pour maintenant,
que vous sachiez qu’elle ne remplit pas tellement les petits tuyaux
qui la contiennent, que les esprits animaux n’y trouvent encore
assez de place, pour couler facilement du cerveau dans les muscles,
où ces petits tuyaux, qui doivent ici être comptés pour autant de
petits nerfs, se vont rendre. » (CG392-3.)
Descartes conçoit
toujours le fonctionnement du corps en termes de déplacements
matériels de particules solides et individualisées. À cette
physique des solides, Diderot oppose une modélisation fondée sur le
glissement du contigu vers le continu, sur la circulation et la
propagation sensible. Mlle de l’Espinasse partira ainsi du fil de
l’araignée, et non d’un tuyau où couleraient les esprits :
« Ébranlez un fil et vous verrez
l’animal alerte accourir. Eh bien ! si les fils que l’insecte
tire de ses intestins et y rappelle quand il lui plaît, faisaient
partie sensible de lui-même ? » (GF96.)
Les fils de l’araignée
font songer aux filets des nerfs cartésiens, qu’ils métaphorisent
de toute façon ici ; mais très vite, Diderot, par l’entremise
de Bordeu, passe au réseau :
« [les différentes parties du
corps du nouveau-né] ne sont, à proprement parler, que les
développements grossiers d’un réseau qui se forme, s’accroît,
s’étend, jette une multitude de fils imperceptibles. »
(GF97.)
Bordeu accentue l’image
un peu plus loin, sous la forme, typique du Rêve, de la
hantise :
« Les fils sont partout ».
Le réseau se
démultiplie de façon inquiétante :
« votre araignée à réseaux
infinis » (GF101)
Puis cette
démultiplication même s’ordonne comme principe du passage de
l’inerte au sensible, de l’hétérogénéité sensible à l’unité
du vivant :
« un fil délié, puis un faisceau
de fils » (GF103)
Ces mots de fils, de
brins, de faisceau, de réseau envahissent alors littéralement le
texte. Il est d’abord question de leur extraordinaire fragilité,
source de toutes les monstruosités naturelles :
« mutilez le faisceau d’un de
ses brins ; par exemple, du brin qui formera les yeux ; que
croyez-vous qu’il en arrive ? — Mlle de L’Espinasse. Que
l’animal n’aura point d’yeux peut-être » (GF109) « Supprimez un autre brin du
faisceau, le brin qui doit former le nez, l’animal sera sans nez. »
(GF110) « une machine dont la formation
régulière ou irrégulière dépend d’un paquet de fils minces,
déliés et flexibles, d’une espèce d’écheveau où le moindre
brin peut être cassé » (GF111) « le réseau défectueux ne renaît
que dans le moment où le descendant de la race monstrueuse prédomine
et donne la loi à la formation du réseau » (GF113)
Ce premier moment de la
fragilité et de la monstruosité constitue l’expérience négative
de l’unité du vivant. C’est dans toutes ses négations que se
constitue la continuité organique du moi.
« dans la question de nos
sensations en général, qui ne sont toutes qu’un toucher
diversifié, il faut laisser là les formes successives que le
réseau prend, et s’en tenir au réseau seul » (GF115) « chaque fil du réseau sensible
peut être blessé ou chatouillé sur toute sa longueur »
(GF116)
Une fois établie cette
unité du réseau, qui constitue le moi en dispositif sensible et non
plus comme une instance métaphysique abstraite, le second moment est
celui de la remontée à l’origine. Cette origine du faisceau
sensible n’a pas été donnée d’emblée, n’a pas été
l’instance directrice ; mais elle devient le point où se
concentre, après coup, après l’expérience de la douleur, de la
différence, de la monstruosité, le principe de la conscience. Il y
a dès lors dans le texte un glissement de l’attention au réseau
vers l’attention à l’origine du faisceau :
« lorsque [La Peyronie] repompe
l’injection et qu’il soulage l’origine du faisceau du poids et
de la pression du fluide injecté, le malade rouvre les yeux »
(GF118). [à propos des jumelles de Rabastens :]
« lorsque l’origine du faisceau de l’une prévalait, il
entraînait le réseau de l’autre qui défaillait à l’instant »
(GF127). « Dérangez l’origine du
faisceau, vous changez l’animal » (GF135). « L’origine du faisceau
commande, et tout le reste obéit. » (GF136.)
Peu à peu, le texte
trahit alors un retour des catégories fondamentales du
cartésianisme, désignant au passage « l’origine du réseau
sensible » comme « cette partie qui constitue le soi »
(GF136). L’instance maîtresse est bien en quelque sorte celle d’un
cogito. On voit d’ailleurs apparaître, précisément à cet
endroit du texte, à propos de l’hystérique, le terme cartésien
de « filet » à la place des fils et des brins
habituels :
« Une femme tomba à la suite
d’une couche, dans l’état vaporeux le plus effrayant. […] S’il
arrivait que l’action des filets du réseau fût égale à
la réaction de leur origine, elle tombait comme morte. […] La
révolte commençait toujours par les filets. »
(GF137-8.)
Diderot n’unifie pas
son vocabulaire scientifique. Il parle de fil ou de brin, de réseau
ou de faisceau ; filet n’est utilisé qu’ici. Mais là
encore, au-delà de la dissemblance des langages, l’objet de
l’expérience du Rêve, cet objet qui se constitue à partir
de l’image de l’araignée, est bien l’objet cartésien du
Traité de l’homme, ce réseau sensible qui anime la machine
humaine. Mais là où Descartes insiste sur le trajet linéaire qui
transporte la sensation excitée du corps au cerveau, Diderot met en
avant l’effet massif du réseau. Certes, on ne peut s’empêcher
de ramener ce point sensible originaire auquel Diderot revient sans
cesse à la glande pinéale de Descartes, dont il occupe sans le dire
la place. Le dispositif cartésien persiste dans Le Rêve,
mais il est complètement parodié et détourné, la puissance
dénigrante de la parodie insufflant au modèle la force de se
renouveler. Pour Diderot, qu’il s’agisse du déploiement du point
originaire dans le corps et, de là, dans le monde, ou au contraire
de la récession du réseau en un point, l’objet expérimental
n’est plus le filet, c’est-à-dire le démembrement corporel de
l’homme machine, mais la totalité organique d’un moi sensible.
La douleur
À ce stade de la
description des filets, Descartes achève la recréation virtuelle de
l’homme :
« quand Dieu unira une âme
raisonnable à cette machine, ainsi que je prétends vous dire
ci-après, il lui donnera son siège principal dans le cerveau »
(déjà cité CG406)
Ce moment de l’union
de l’âme et du corps est aussi le moment de la prise de conscience
de leur hétérogénéité fondamentale pour Descartes, hétérogénéité
qui s’expérimente dans la douleur :
« Comme, premièrement, si les
petits filets, qui composent la moelle de ces nerfs, sont tirés avec
tant de force qu’ils se rompent, et se séparent de la partie à
laquelle ils étaient joints, en sorte que la structure de toute la
machine en soit en quelque façon moins accomplie : le mouvement
qu’ils causeront dans le cerveau donnera occasion à l’âme, à
qui il importe que le lieu de sa demeure se conserve, d’avoir le
sentiment de la douleur. »
(CG407.)
La douleur, pour
Descartes, produit la rupture des « petits filets »,
c’est-à-dire un phénomène inverse de ce que Diderot décrit dans
Le Rêve de D’Alembert. Même si elle est rationnellement
aberrante (comment cette rupture est-elle réparée, comment le
cerveau est-il averti de la douleur si le canal est rompu ?),
cette rupture cartésienne du filet a sa logique symbolique. Là où
Descartes ne voyait que séparation, que coupure du filet redoublant
la coupure entre le corps et l’âme, Diderot évoque la liaison
sensible, la communication par contagion de proche en proche. Chez
Descartes, l’expérience de la présence de l’âme se fait dans
le sentiment de la douleur et l’épreuve de la séparation,
c’est-à-dire dans l’expérience de la Chute. L’autonomie de
l’homme est monnayée dans la Genèse contre l’exclusion du
Paradis terrestre et la promesse pour Eve d’enfanter dans la
douleur. La glande pinéale est représentée, sur les gravures du
Traité de l’homme, à la manière des cartographies du
paradis terrestre, telles qu’on les extrapolait par exemple à
partir de la Divine comédie. Le lieu de la demeure de l’âme
doit se conserver, mais le filet, lui, n’a pas le même privilège.
Cette expérience de
la douleur prise comme expérience constitutive de la conscience chez
Descartes est à mettre en relation avec le sado-masochisme que nous
repérons comme constante du dispositif expérimental diderotien.
Veille et sommeil
À partir de là,
Descartes va vers ce qui constitue son objet essentiel, la
description de la conscience. Il oppose d’abord la veille et le
sommeil :
« Or la substance du cerveau étant
molle et pliante, ses concavités seraient fort étroites, et presque
toutes fermées, ainsi qu’elles paraissent dans le cerveau d’un
homme mort, s’il n’entrait dedans aucun esprit » (CG445).
Les esprits dont parle
ici Descartes sont les esprits animaux, particules légères issues
du sang et qui se communiquent, au centre du cerveau, à la glande
pinéale, siège de l’âme. Ils s’y communiquent par des
« concavités » qui sont fermées, mais qu’ils ouvrent
par la pression qu’ils exercent sur elles.
« mais la source qui produit ces
esprits est ordinairement si abondante, qu’à mesure qu’ils
entrent dans ces concavités, ils ont la force de pousser tout autour
la matière qui les environne, et de l’enfler, et par ce moyen de
faire tendre tous les petits filets des nerfs qui en viennent :
ainsi que le vent, étant un peu fort, peut enfler les voiles d’un
navire, et faire tendre toutes les cordes auxquelles elles sont
attachées. D’où vient que pour lors cette machine, étant
disposée à obéir à toutes les actions des esprits, représente le
corps d’un homme qui veille. Ou du moins ils ont la force
d’en pousser ainsi et faire tendre quelques parties, pendant que
les autres demeurent libres et lâches : ainsi que font celles
d’une voile, quand le vent est un peu trop faible pour la remplir.
Et pour lors cette machine représente le corps d’un homme qui
dort, et qui a divers songes en dormant. »
(CG445-6, suite du précédent.)
La métaphore des
voiles du navire renvoie à une vieille allégorie de la conscience,
figurée par un bateau sur lequel souffle le vent de l’âme. Le
vent dans les voiles signifie la veille, l’absence de vent évoque
le sommeil. Mais Descartes donne à cette allégorie une portée
scientifique en identifiant la conscience à une certaine pression
exercée sur les parties centrales du cerveau ; le sommeil
correspond au contraire à un relâchement de la pression.
Diderot reprend cette
idée de pression sur ce qu’il appelle, quant à lui, l’origine
du faisceau. Mais le modèle est littéralement inversé. La pression
annihile la conscience ; son relâchement la restitue, comme on
peut le voir par exemple dans l’expérience du trépané de La
Peyronie :
« lorsqu’il repompe l’injection
et qu’il soulage l’origine du faisceau du poids et de la pression
du fluide injecté, le malade rouvre les yeux » (GF118, déjà
cité).
Décidément le corps
dont parle Diderot n’est pas une machine qu’on met en branle. La
mise en relation avec les modèles mécanistes de Descartes permet de
saisir l’intention polémique de ces anecdotes médicales, qui
retournent littéralement les schémas cartésiens. La force de la
conscience est non seulement une force organique qui provient du
corps, mais elle est rapport de force qu’exerce le centre sur la
périphérie. Quelque chose, dans ce rapport, échappe à la pure
mécanique sans pour autant constituer une « substance
spirituelle ». On mesure ici la voie étroite où s’engage
Diderot, qui refuse à la fois le déterminisme d’un Helvétius et
le dualisme d’un Descartes.
La négation cartésienne de la biologie
Descartes conclut son
Traité en affirmant avec force le modèle mécaniste de
l’homme-machine :
« je désire que vous considériez
que ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de
la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font les
mouvements d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses
contrepoids et de ses roues ; en sorte qu’il ne faut point à
leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni
sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son
sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle
continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature
que tous les feux qui sont dans les corps inanimés. » (CG479,
fin du Traité.)
Le corps identifié à
une horloge renvoie à l’image allégorique du Dieu horloger. Les
engrenages et les contrepoids réduisent la réalité biologique du
corps à un mécanisme physique tout entier organisé autour de
l’idée de transmission, de régulation d’un mouvement. Descartes
renverse ici la conception scolastique médiévale de l’âme,
héritée d’Aristote. Dans la métaphysique scolastique, on
distingue plusieurs aspects, ou plusieurs strates dans l’âme,
l’âme végétative qui fait vivre, l’âme sensitive qui reçoit
et communique les sensations, et même parfois l’âme locomotrice,
qui est à l’origine des mouvements du corps. Les parties de l’âme
correspondent avec les parties ou les activités différentes du
corps. L’âme scolastique épouse ainsi le corps dans ses diverses
fonctionnalités. Descartes au contraire centralise tout. Le modèle
mécaniste déploie toutes les fonctions du corps humain à partir de
la seule direction que la glande pinéale imprime au mouvement des
esprits animaux. La machine vivante devient un réceptacle préparé
pour recevoir l’âme qui est débarrassée de toutes les activités
matérielles et est conçue comme pure conscience, pure intellection,
pure direction du mouvement. Le corps cartésien récuse la
répartition en lui de l’animé et de l’inanimé, de ce qui
relève de la matière et de ce qui relève de l’âme. Il n’y a
que de l’inanimé, mis en mouvement par la chaleur du feu dans le
cœur et dirigé ensuite depuis la glande pinéale.
Significativement, le dernier mot du Traité est « corps
inanimés ». La biologie devient une partie de la physique, une
mécanique des corps. Le Traité de l’homme est d’ailleurs
conçu par Descartes comme la dernière partie du Traité du
Monde, le fonctionnement du corps humain y est un cas particulier
du mouvement des grands corps dans la nature, du mouvement des
planètes dans l’univers.
Du cogito
à la corde sensible
Diderot puise dans le
Traité de l’homme cette unicité organique de l’homme
machine, qui est toute matière. Le point originaire, l’origine du
faisceau est la trace, le résidu de la glande pinéale que Descartes
avait installée au cœur de la machine. Ce point originaire, ce
point sensible est, dans le dispositif corporel du Rêve, un
centre vide, un néant originaire, un trou à l’endroit où
Descartes articulait sa physique avec sa métaphysique, le mécanisme
de l’homme-machine avec l’expérience existentielle du cogito.
Reconstituer l’unité
du cogito sans l’unité de l’âme ; établir la
continuité du moi à partir du réseau sensible, du faisceau
nerveux, mais sans pouvoir ouvrir l’origine du faisceau sur une
autre dimension que celle de la matière ; tout cela semble
relever de la gageure.
Diderot recourt alors
au modèle musical. Il y a été conduit par les réflexions de
Newton sur l’acoustique, qu’il a étudiées dans ses Mémoires
sur différents sujets de mathématiques, publiés en 1748. Mais
c’est bien plutôt le « corps sonore » de Jean-Philippe
Rameau et sa théorie des harmoniques qui motivent l’apparition,
dans le premier entretien, des clavecins sensibles. Ce ne sont pas
des esprits animaux qui courent sur les filets nerveux ; les
fils, les brins du faisceau nerveux oscillent, vibrent à la manière
des cordes d’un clavecin. On passe de la théorie corpusculaire à
la théorie ondulatoire ; ce basculement dans la modélisation
avait marqué déjà les théories scientifiques sur la lumière. Non
seulement le système nerveux, mais le flux même de la pensée peut
être modélisé par la vibration sonore des cordes d’un
instrument :
« ce qui m’a fait quelquefois
comparer les fibres de nos organes à des cordes vibrantes sensibles.
La corde vibrante sensible oscille, résonne longtemps encore après
qu’on l’a pincée. » (GF48-49.)
Ici la pensée est
modélisée autrement qu’à partir d’une origine. Elle émane
d’une résonance en masse du corps. Diderot fait peut-être jouer
souterrainement l’expression triviale « jouer sur la corde
sensible ».
La corde déconstruit le cogito. La persistance du son après
l’excitation de la corde permet de représenter la mémoire ;
les harmoniques constitutives du corps sonore figurent l’association
des idées ; leurs « intervalles incompréhensibles »
théorisés par Rameau sont une image de la succession parfois
apparemment décousue des idées.
Dans le clavecin, le
son n’a pas d’origine, ne s’effectue pas à partir d’une
glande pinéale. La pensée est un corps sonore que produit le
système des interférences de vibrations entre les cordes sensibles
du corps humain. D’Alembert objecte alors à Diderot que si la
pensée est la musique du clavecin sensible, il faut un musicien,
autrement dit une glande pinéale pour produire cette musique de
l’intelligible. On touche ici au point de différenciation avec le
cartésianisme.
« L’instrument philosophe est
sensible ; il est en même temps le musicien et l’instrument. »
(GF50.)
Le modèle mécaniste
est dépassé par l’articulation entre sensibilité et mémoire,
qui n’est pas une succession d’actions et de réactions, mais une
liaison organique persistante, une simultanéité d’effets en
réseau. L’organicité de la pensée oppose au cogito cartésien
un ça pense en moi pour lequel la notion de causalité, trop
réductrice, est remplacée par l’idée d’une conjonction, d’une
co–présence de résonances
sensibles.
« Comme sensible, [la clavecin
philosophe] a la conscience momentanée du son qu’il rend ;
comme animal, il en a la mémoire. Cette faculté organique, en liant
les sons en lui-même, y produit et conserve la mélodie. »
À la sensibilité, à
la réactivité immédiate par rapport au milieu, l’homme conjoint
l’organicité, qui emmagasine en lui les pensées passées et fait
entrer telle ou telle en résonance avec ce qui lui vient dans
l’instant de l’extérieur. La pensée est l’articulation de
cette réactivité immédiate et de cette organicité médiée par la
mémoire.
Bilan
Nous avons vu combien
la physique cartésienne avait profondément influencé l’écriture
du Rêve de D’Alembert, non pas de façon directe, ni même
constructive, mais comme modèle à repousser. C’est chez Descartes
que se systématise la méthode, curieuse pour le lecteur
d’aujourd’hui, de l’expérience virtuelle. L’objet du Traité
de l’homme était de comprendre le fonctionnement de la machine
humaine en recréant artificiellement et virtuellement un homme à la
manière d’une machine. Cette recréation constitue non seulement
le point de départ, mais devient la scène obsessionnelle du Rêve,
qui répète sans cesse ce moment de l’avènement au vivant, de
l’avènement à la conscience. Descartes avait déjà détourné le
modèle biblique de la Genèse en imaginant une « machine de
terre » ; Diderot se réfère également, en radicalisant
la déconstruction, au pulvis es (Genèse III, 19) à la fin
du premier entretien. Descartes s’était d’abord intéressé à
la digestion, qui dissémine les formes des aliments, les filtre et
produit le sang, puis par un nouveau filtrage, les esprits animaux
qui viendront, dans le cerveau, mettre en branle la glande pinéale,
puis transmettre et communiquer ses ordres.
Diderot part lui aussi
de la digestion, mais il retourne radicalement le modèle
disséminateur et déconstructif imaginé par Descartes. La digestion
pour Diderot est assimilation, c’est-à-dire libération de
l’énergie vivante de la matière, transformation de la matière
inerte en matière sensible. Il ne s’agit plus d’animer la statue
originelle (le Pygmalion de Falconet ou la « machine de
terre » de Descartes) à la manière d’un automate, mais
d’incorporer, d’assimiler la statue en la mangeant. Au modèle
mécanique, Diderot substitue ici un modèle chimique : il ne
s’agit pas du mouvement de telle ou telle particule, mais de la
transformation de la matière, de la libération, dans la matière,
du mouvement.
Descartes décrit
ensuite le système nerveux comme un système de tuyaux semblables
aux machines hydrauliques des fontaines. Les filets qui se trouvent à
l’intérieur des tuyaux nerveux véhiculent les esprits animaux qui
transmettent les ordres de la glande pinéale. Ces filets constituent
l’objet essentiel du second entretien du Rêve, où
D’Alembert parle tantôt du « réseau », tantôt du
« faisceau » des « fils », des « brins »
sensibles dont l’origine au cerveau, le « point »
originaire n’est pas sans rappeler la glande pinéale cartésienne.
Mais pour Diderot ce
n’est pas le trajet des esprits animaux du centre à la périphérie
ou de la périphérie au centre qui importe ; c’est l’effet
massif du réseau, le fonctionnement global de cette totalité
sensible qui tantôt s’étend, tantôt se resserre. Il n’y a pas
pour Diderot de déplacements matériels de particules. Le réseau
est la sensibilité qui se communique à la manière de la
vibration des cordes d’un instrument de musique. Descartes avait
suggéré que les nerfs étaient de la même substance que le
cerveau : Diderot, avec l’image de l’araignée, radicalise
l’idée, qui lui permet d’établir une continuité sensible entre
le moi et le monde.
Le troisième point,
après la digestion et le système nerveux, qu’aborde Descartes est
celui de la douleur, une des questions centrales du Rêve.
Chez Descartes, la douleur est analysée en termes de rupture :
elle « rompt » les nerfs, elle les « sépare de la
partie à laquelle ils étaient joints ». Chez Diderot au
contraire la douleur est la conscience d’une continuité sensible ;
elle est dialectiquement liée au fonctionnement de l’esprit, qui
est capable de s’abstraire d’elle et en même temps chargé de la
recevoir en lui.
Descartes s’intéresse
enfin au passage de la veille au sommeil, qui lui permet d’en venir
à son objet essentiel, la description physique de la conscience.
Chez Diderot, le passage de l’inconscience à la conscience
constitue également une étape essentielle de la réflexion. Mais la
question de l’unité du moi, l’évidence du cogito sont
déplacées, déstabilisées. Certes, Mlle de l’Espinasse
s’exclame :
« Pardi, il me semble qu’il ne
faut pas tant verbiager pour savoir que je suis moi, que j’ai
toujours été moi, et que je ne serai jamais une autre. »
(GF88.)
Mais cette unité du
moi, qui constitue le postulat de base pour Descartes, sera peu à
peu déconstruite, d’abord dans l’expérience de la souffrance et
de la variabilité d’extension du réseau sensible, puis dans
l’expérience sexuelle ou asexuée de la reproduction et de
l’hybridation.
II. La chimie comme subversion
La référence à
Descartes dans Le Rêve ne peut donc se limiter à l’allusion
explicite au poussin comme machine imitative. Si l’on ne peut faire
aucun rapprochement textuel net entre le Traité de l’homme
et Le Rêve, les thèmes abordés s’y enchaînent de façon
tellement similaire que l’on doit considérer le texte de Descartes
comme le modèle que Diderot a détourné et parodié.
L’influence de Rouelle
Descartes avait abordé
la question de l’organisation du vivant en physicien. Diderot,
profitant des dernières avancées de la science, le fera en
chimiste. Il a suivi à Paris, et même rédigé les cours du
chimiste Rouelle, dont il fera la nécrologie pour la Correspondance
littéraire du 15 août 1770 :
« J’ai suivi son cours trois
années de suite. Il n’était pas donné à tout le monde de
profiter de ses leçons ; son esprit impétueux était incapable
de s’asservir à une méthode rigoureuse. Il entamait un sujet,
mais bientôt il en était distrait par une foule d’idées qui se
présentaient à lui ; les vues les plus générales et les plus
profondes lui échappaient. Il appliquait ses expériences au système
général du monde ; il embrassait les phénomènes de la nature
et les travaux des arts ; il les liait par les analogies les
plus fines ; il se perdait, on se perdait avec lui… »
(CFL IX 600.)
On croirait reconnaître
ici le portrait de Diderot écrivant Le Rêve de D’Alembert.
La chimie revendique, avec les Lumières, la possibilité d’expliquer
le « système général du monde » concurremment à la
physique. La chimie développe sa propre métaphysique. Rouelle était
le champion de la digression ; il parlait mal, refusant de
s’astreindre à polir rhétoriquement son expression :
« Il s’agit bien ici, leur
disait-il un jour, d’élégance et de pureté : sommes-nous à
l’académie du beau parlage ? » (CFL IX 600.)
Substituant l’analogie
à la déduction méthodique, la digression à l’exposé, le
brassage confus des idées à l’élégance de la formule, Rouelle
identifie pour Diderot le champ scientifique ouvert par la chimie à
un autre rapport au langage et à la pensée : sortir de la
mécanique physique, c’est aussi sortir de la rhétorique et du
syllogisme.
Chimie contre physique
Car physique et chimie
sont au dix-huitième siècle dans un rapport de concurrence, comme
le marque très nettement l’article Chymie de Venel dans
l’Encyclopédie :
« Le premier historien de
l’académie royale des Sciences a prononcé le jugement suivant à
propos de la comparaison qu’il a eu l’occasion de faire de la
maniere de philosopher de deux savans illustres, l’un chimiste,
l’autre physicien. «La Chimie par des opérations visibles,
résout les corps en certains principes grossiers & palpables,
sels, soufres, &c. mais la physique, par des spéculations
délicates, agit sur les principes comme la Chimie a fait sur
les corps ; elle les résout eux-mêmes en d’autres principes
encore plus simples, en petits corps mûs & figurés d’une
infinité de façons ; voilà la principale différence de la
Physique & de la Chimie… L’esprit de la Chimie
est plus confus, plus enveloppé ; il [409b] ressemble
plus aux mixtes, où les principes sont plus embarrassés les uns
avec les autres : l’esprit de Physique est plus net, plus
simple, plus dégagé, enfin il remonte jusqu’aux premieres
origines, l’autre ne va pas jusqu’au bout.» Mém. de l’acad.
des Sciences, 1699. Les Chimistes seroient fort médiocrement
tentés de quelques-unes des prérogatives sur lesquelles est établie
la prééminence qu’on accorde ici à la Physique, par exemple de
ces spéculations délicates par lesquelles elle résout les
principes chimiques en petits corps mûs & figurés d’une
infinité de façons ; parce qu’ils ne sont curieux ni de
l’infini, ni des romans physiques : mais ils ne passeront pas
condamnation sur cet esprit confus, enveloppé, moins net, moins
simple que celui de la Physique ; ils conviendront encore moins
que la Physique aille plus loin que la Chimie ; ils se
flatteront au contraire que celle-ci pénetre jusqu’à l’intérieur
de certains corps dont la physique ne connoît que la surface &
la figure extérieure ; quam & boves & asini
discernunt,
dit peu poliment Becher dans sa physiq. soûterr. Ils ne
croiront pas même hasarder un paradoxe absolument téméraire, s’ils
avancent que sur la plûpart des questions qui sont désignées par
ces mots, elle remonte jusqu’aux premieres origines, la
Physique n’a fait jusqu’à présent que confondre des notions
abstraites avec des vérités d’existence, & par conséquent
qu’elle a manqué la nature nommément sur la composition des corps
sensibles, sur la nature de la matiere, sur sa divisibilité, sur sa
prétendue homogénéité, sur la porosité des corps, sur l’essence
de la solidité, de la fluidité, de la mollesse, de l’élasticité,
sur la nature du feu, des couleurs, des odeurs, sur la théorie de
l’évaporation, &c. » (III, 409a-b.)
La Chimie, pour les
physiciens mécanistes de l’ancienne école, n’est qu’une
pratique expérimentale. Elle « résout les corps en certains
principes grossiers », c’est-à-dire qu’elle décompose la
matière en ses constituants simples, qu’elle analyse la
composition de la matière. A la physique sont réservées les
« spéculations délicates », c’est-à-dire la
réflexion théorique sur les principes, les fondements du système
de la nature. La Chimie n’étant pas capable de décomposer
totalement la matière, elle ne peut remonter qu’à des « principes
grossiers » ; elle ne va pas jusqu’à l’atome. L’atome
demeure une spéculation ; il ne peut être mis en œuvre que
dans des expériences virtuelles, qui sont l’apanage de la physique
initiée par Descartes et renouvelée par Newton.
Le chimiste Venel se
montre fort vexé de se voir refuser l’accès aux « spéculations
délicates », la remontée « aux premières origines »,
dont on a vu pourtant qu’il constituait bel et bien l’enjeu
passionnant et passionné des cours du chimiste Rouelle, cité par
Venel à la fin de l’article Chymie (437b).
Mais cet interdit
épistémologique auquel s’affrontent les chimistes leur donne
l’occasion de renverser le problème et de mettre en accusation la
métaphysique des physiciens précisément parce qu’elle relève de
spéculations gratuites, là où le chimiste est en contact direct
avec la matière et ses constituants. La chimie « pénetre
jusqu’à l’intérieur de certains corps dont la Physique ne
connoît que la surface et la figure extérieures ».
Cette accusation n’est
pas purement gratuite : les « particules », les
« petits corps » imaginés par les physiciens sont des
formes abstraites dont la matière, la structure interne leur
échappent. La chimie pose alors de nouvelles questions, « sur
la composition des corps sensibles, sur la nature de la matière, sur
sa divisibilité ». Ces questions constituent l’un des points
de départ par lesquels Diderot, dans le premier entretien, renverse
le modèle mécaniste. On a vu comment Descartes mettait en mouvement
des particules dans la machine de terre de son homme virtuel, comment
Diderot au contraire se préoccupait d’animer globalement la
matière sensible qui compose l’homme. Il ne s’agit pas
d’imaginer le corps de l’homme comme un corps inerte dans lequel
on ferait circuler des particules qui lui donneraient du mouvement.
Il s’agit de se demander ce que c’est que « la composition
des corps sensibles » ; pour ce faire, il faut
s’interroger sur « la nature de la matière »,
c’est-à-dire sur les modalités de libération du mouvement et de
l’énergie au sein de la matière. La divisibilité de la matière,
quant à elle, est ridiculisée en tant que catégorie scolastique.
Elle devient problématique : seuls les « agrégats »
permettent de rendre compte de la sensibilité et plus généralement
du mouvement qui l’anime.
Continuité et transformation de la matière
Cette question des
agrégats, qui relève proprement de la chimie, va donner lieu dans
Le Rêve à la longue méditation sur le passage du contigu au
continu. Les termes même viennent de la chimie, comme l’indique la
définition de Venel :
« J’appelle masse ou
corps aggregé, tout assemblage uniformément dense de parties
continues, c’est-à-dire qui ont entre elles un rapport par lequel
elles résistent à leur dispersion. Ce rapport, quelle qu’en soit la
cause, je l’appelle rapport de masse. La continuité essentielle à l’aggregé
ne suppose pas nécessairement la contiguité de parties,
c’est-à-dire que le rapport de masse peut se trouver entre des
parties qui ne se touchent point mutuellement ; quelle que soit
la matiere qui constitue leur nœud, peut-être même sans qu’il
soit nécessaire que ce nœud soit matériel. » (III, 410b.) Diderot fera certes
bien autre chose de cette continuité, qui lui servira de base à
partir de laquelle modéliser et penser la conscience et l’unité
du moi. La chimie dissocie continuité de la matière et contiguïté
des parties. Il n’y a pas nécessairement contact, choc, pour
qu’une masse, qu’un corps agrégé fonctionne et réagisse en
tant que tel. La notion d’agrégat permet d’envisager autrement
l’action et la réaction, non plus comme un mouvement de particules
considérées physiquement dans leur extériorité, mais comme une
transformation interne, « intestine » (414b) de la
matière. La Chimie « pénètre jusqu’à l’intérieur de
certains corps dont la physique ne connoît que la surface & la
figure extérieure » (409b).
L’objet de la chimie
est donc la transformation de la matière, tandis que l’objet de la
physique mécanique est le mouvement des corps. C’est assez dire
que l’objet du Rêve de D’Alembert est d’abord inscrit
dans le champ épistémologique de la chimie. Il n’est qu’à voir
le programme que décrit Venel :
« Tous les changemens qui sont
opérés dans les corps, soit par la nature, soit par l’art,
peuvent se réduire aux trois classes suivantes. La premiere
comprendra ceux qui font passer les corps de l’état non-organique
à l’état organique, & réciproquement de celui-ci au premier,
& tous ceux qui dépendent de l’œconomie organique, ou qui la
constituent. La deuxieme renfermera ceux qui appartiennent à l’union
& à la séparation des principes constituans ou des matériaux
de la composition des corps sensibles non-organiques, tous les
phénomenes de la combinaison & de la décomposition des
chimistes modernes. La troisieme enfin embrassera tous ceux qui font
passer les masses ou les corps aggrégés du repos au mouvement, ou
du mouvement au repos, ou qui modifient de différentes façons les
mouvemens & les tendances. » (III, 410b.) La première classe des
changements concerne le passage des corps, c’est-à-dire de la
matière « de l’état non-organique à l’état organique ».
La matière organique est la matière vivante, qui se caractérise
par une structure composite dont l’unité, la continuité ne se
fait que par l’organisation sensible de ses éléments. Ce premier
passage est ce qui constitue l’objet du premier entretien du Rêve,
autrement dit, en termes diderotiens, le passage de la matière
inerte à la matière sensible.
La deuxième classe de
changements concerne le passage de matériaux simples, composés d’un
seul élément, à des matériaux mixtes, obtenus par le mélange,
l’interaction, la réaction de plusieurs éléments simples. Ce qui
est en jeu ici, c’est le problème de l’analyse chimique d’une
substance donnée ou de la fabrication artificielle d’un produit,
de sa synthèse chimique. La matière est alors saisie dans un double
mouvement « de combinaison et de décomposition » ou,
autrement dit, « d’union et de séparation ». C’est
ici la partie la plus pratique, la plus technique de la chimie, qui
n’intéresse pas comme telle directement Diderot dans Le Rêve,
mais qu’il répercute sur un plan métaphysique dans le deuxième
entretien, lorsqu’il pose la question de l’unité du moi, du
passage du contigu au continu. L’objet du dialogue, le « moi »,
la conscience n’a rien à voir a priori avec la chimie ; mais
la méthode se constitue sur le modèle de la chimie : le
« moi » est saisi dans ce mouvement instable de
décomposition et de recomposition moléculaire, dans ce
défaire-refaire des points sensibles, des fils ou brins, de leurs
réseaux ou faisceaux.
La troisième classe
de changements concerne la mise en mouvement de la matière,
c’est-à-dire son changement d’état, du solide au liquide, du
liquide au gazeux. Elle est ce qui éloigne le plus la chimie de la
physique puisque la nature du mouvement dont il est question ici
échappe totalement à sa modélisation mécaniste. Ce qui est en
jeu, c’est le mouvement intrinsèque de la matière, mouvement qui
constitue l’un des enjeux fondamentaux du matérialisme, comme
Diderot l’explique dans le premier entretien du Rêve :
« Le transport d’un corps d’un
lieu dans un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que
l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré
et dans le corps immobile. » (GF65.)
On n’appellerait
peut-être plus « transport », ni « mouvement »,
mais énergie, ou énergie potentielle cette force dont parle
Diderot, et qui se trouve aussi bien « dans le corps
immobile ». L’ambiguïté du mot « transport » au
dix-huitième siècle permet peut-être le glissement : le
transport est déplacement dans l’espace et/ou exaltation sensible,
c’est-à-dire déploiement d’énergie. Ce glissement du mouvement
vers l’énergie prépare dès le début du dialogue le glissement
de la physique vers la chimie. D’Alembert oppose soigneusement une
« sensibilité active et une sensibilité inerte »,
« force vive » et « force morte »,
« translation » et « pression » (GF37) ;
il retraduit en termes physiques ce passage à la sensibilité que
Diderot pense en chimiste. Pour D’Alembert il n’y a là, à la
rigueur, qu’un passage de l’Energie potentielle à l’Énergie
cinétique. Diderot acquiesce mais ne reprend pas le vocabulaire de
son interlocuteur géomètre. Le terme de « sensibilité
inerte », qui réapparaît à la page suivante, sort de la
bouche de D’Alembert exclusivement.
Assimilation
Pour Diderot, c’est
la transformation essentielle, intérieure, de la matière qui seule
compte, non l’opposition de deux catégories physiques.
« Diderot. […] car en mangeant,
que faites-vous ? Vous levez les obstacles qui s’opposent à
la sensibilité active de l’aliment. Vous l’assimilez avec
vous-même ; vous en faites de la chair ; vous
l’animalisez ; vous le rendez sensible. » (GF39.) Lever, assimiler,
faire, animaliser, rendre : Diderot s’exprime par verbes
d’action quand D’Alembert manipulait des catégories d’états.
Au mouvement de la matière répond le mouvement de la parole, le
passage de la distinction scolastique à l’animation scénique, à
la théâtralisation du phénomène. La physique sert ici de
médiation pour D’Alembert, de passage du mécanisme scolastique à
la chimie, de passage de la métaphysique cartésienne au monisme
matérialiste.
Il sera beaucoup
question, dans le dialogue, d’assimilation, de fermentation, de
putréfaction. Ces termes symptomatisent l’installation d’un
lexique, mais aussi d’une pensée de chimiste. C’est d’abord,
au sens le plus trivial, l’assimilation de l’aliment par le
corps :
« Vous l’assimilez avec
vous-même » (GF39). Puis l’expérience
quotidienne et commune devient observation de laboratoire ; dans
le second entretien, Mlle de L’Espinasse rapportant les paroles du
rêve de D’Alembert évoque l’assimilation des gouttes contiguës
en une matière continue :
« Comme une goutte de mercure se
fond dans une autre goutte de mercure, une molécule sensible et
vivante se fond dans une molécule sensible et vivante… D’abord
il y avait deux gouttes, après le contact, il n’y en a plus
qu’une… Avant l’assimilation il y avait deux molécules,
après l’assimilation il n’y en a plus qu’une… »
(GF70.) L’exemple du mercure
est typiquement un exemple de chimiste. Il revient sans cesse dans
l’article de Venel.
Mais l’enjeu pour
Diderot, c’est l’assimilation du vivant. Dans le troisième
entretien, l’assimilation des êtres est un expression qui désigne
l’hybridation :
« Bordeu. J’entends que la
circulation des êtres est graduelle, que les assimilations des êtres
veulent être préparées. » (GF183.)
L’assimilation
constitue une sorte de transformation douce de la matière.
Fermentation
Elle recouvre parfois
une fermentation, qui désigne la réaction chimique par excellence.
Pour décrire la génération spontanée des anguilles de Needham, le
délire de D’Alembert a cette formule saisissante :
« Suite indéfinie d’animalcules
dans l’atome qui fermente. » (GF82.)
Pour traduire le motif
épicurien de la nature créatrice de toutes choses, Diderot recourt
à la même image de fermentation universelle :
« Si lorsque Épicure assurait que
la terre contenait les germes de tout
et que l’espèce animale était le produit de la fermentation,
il avait proposé de montrer une image en petit de ce qui s’était
fait en grand à l’origine des temps, que lui aurait-on répondu ?… […] Qui sait si la fermentation et ses
produits sont épuisés ? […] L’éléphant, cette masse énorme,
organisée, le produit subit de la fermentation ! […] Quelle comparaison d’un petit nombre
d’éléments mis en fermentation dans le creux de ma main
et de ce réservoir immense d’éléments épars dans les entrailles
de la terre. » (GF84-85.)
La fermentation désigne
ici non seulement la réaction chimique au sens restreint que nous
connaissons aujourd’hui, mais le processus biologique de création
du vivant, d’avènement du vivant dans la matière, conformément à
ce que l’Encyclopédie, à l’article Ferment de Venel,
désigne comme l’acception du terme par « les anciens
chimistes », ou autrement dit ces alchimistes auxquels Diderot
consacre, dans l’Encyclopédie, l’article Théosophes :
FERMENT, (Econ. anim. Med.) Les
anciens chimistes désignoient par le nom de ferment, tout ce
qui a la propriété, par son mélange avec une matiere de différente
nature, de convertir, de changer cette matiere en sa propre nature. Un grain de blé semé dans un terroir
bien fertile, peut produire cent grains de son espece : chacun
de ceux-ci peut en produire cent autres, par la même vertu de
fécondité ; ensorte que du seul premier grain il en résulte
une multiplication de dix mille, dont chacun a les mêmes qualités
que celui qui en a été le germe. Chacun a la même quantité de
farine, la même disposition à former un très-bon aliment ;
cependant il a été produit dans le même terrein, en même tems,
parmi les plantes du blé, des plantes d’une qualité bien
différente, telles que celle de tytimale, d’euphorbe, de moutarde.
Il y a donc quelque chose dans le grain de blé, qui a la faculté de
changer en une substance qui lui est propre, le suc que la terre lui
fournit ; pour peu qu’il manquât à cette faculté, il ne se
formeroit point de nouveau grain de blé. Ce même suc reçû dans un
germe different, seroit changé en une toute autre substance, jamais
en celle du blé : ainsi dans un grain de cette espece, dont la
matiere productrice n’a guere plus de volume qu’un grain de
sable, si on la dépouille de ses enveloppes, de ses cellules, se
trouve renfermée cette puissance, qui fait la transmutation du suc
de la terre en dix mille plantes de blé ; par conséquent cette
puissance consiste à convertir en la substance propre à cette sorte
de grain, un suc qui lui est absolument étranger avant la
transmutation. C’est à cette puissance que les
anciens chimistes avoient donné le nom de ferment. Ils
avoient conséquemment transporté cette idée aux changemens qui se
font dans le corps humain, quelque grande que soit la différence. »
(VI, 517b)
La fermentation est
« vertu de fécondité », « faculté de changer »,
et surtout « puissance » de transmutation, de conversion
de la matière. La fermentation est l’énergie chimique de la
matière. Diderot dans Le Rêve parle également de
putréfaction, toujours pour rendre compte de cette transformation
chimique intestine de la matière.
À propos du bloc de marbre réduit en poudre, il décrit ainsi
l’expérience :
« je mêle cette poudre à de
l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ;
j’arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un
siècle » (GF40).
La mixtion est une des
opérations chimiques de base pour l’expérimentateur. Le verbe
pétrir, qui amène implicitement l’image de la pâte à pain,
prépare l’idée de fermentation, que le verbe putréfier
accentue.
L’incompréhensible
Diderot puise donc
pour Le Rêve dans les connaissances en chimie qu’il a
acquises non seulement chez Rouelle, mais en collationnant les
articles de l’Encyclopédie. Il ne s’agit d’ailleurs pas
tant de connaissances que d’un certain vocabulaire et d’une
méthode de pensée. Or on a vu combien l’article de Venel était
polémique : la chimie naissante s’y révoltait contre la
domination, le mépris et les interdits théoriques formulés par les
physiciens, disciples de Descartes ou, au mieux, de Newton. Cette
position de domination intellectuelle se traduisait dans l’article
de Venel par tout un discours sur l’incompréhensible, dont on peut
mesurer par ailleurs la prégnance dans Le Rêve de D’Alembert.
On accuse les chimistes d’être incompréhensibles :
« 3°. Les Chimistes ne s’honorent
d’aucun agent méchanique, & ils trouvent même fort singulier
que la seule circonstance d’être éloignés souvent d’un seul
degré de la cause inconnue, ait rendu les principes méchaniques si
chers à tant de philosophes, & leur ait fait rejetter toute
théorie fondée immédiatement sur des causes cachées, comme si
être vrai n’étoit autre chose qu’être intelligible, ou comme
si un prétendu principe méchanique interposé entre un effet &
sa cause inconnue, les rassuroit contre l’horreur de
l’inintelligible. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas par
le goût contraire, par un courage affecté, que les Chimistes
n’admettent point de principes méchaniques, mais parce qu’aucun
des principes méchaniques connus n’intervient dans leurs
opérations ; ce n’est pas aussi parce qu’ils prétendent
que leurs agens sont exempts de méchanisme, mais parce que ce
méchanisme est encore inconnu. On reproche aussi très-injustement
aux Chimistes de se plaire dans leur obscurité ; pour que cette
imputation fût raisonnable, il faudroit qu’on leur montrât des
principes évidens & certains : car enfin ils ne seront pas
blâmables tant qu’ils préféreront l’obscurité à l’erreur ;
& s’il y a quelque ridicule dans cette maniere de philosopher,
ils sont tous résolus à le partager avec Aristote, Newton, &
cette foule d’anciens philosophes dont M. de Buffon a dit dans son
histoire naturelle qu’ils avoient le génie moins limité, & la
philosophie plus étendue ; qu’ils s’étonnoient moins que
nous des faits qu’ils ne pouvoient expliquer ; [415b]
qu’ils voyoient mieux la nature telle qu’elle est ; &
qu’une sympathie, une correspondance n’étoit pour eux qu’un
phénomene, tandis que c’est pour nous un paradoxe, dès que nous
ne pouvons le rapporter à nos prétendues lois de mouvement. »
(III, 415a–b.)
La « cause
inconnue » dont parle Venel constitue la première page du Rêve
de D’Alembert. Elle est Dieu en tant que force motrice de
l’univers, dont l’impulsion primordiale peut seule expliquer le
mouvement qui anime la machine physique du monde.
À la « cause inconnue » des physiciens dualistes, Venel
oppose les « causes cachées » du chimiste, les
propriétés secrètes de la matière. On pense aussitôt à la
« sensibilité inerte » dont parle Le Rêve.
L’argument de Venel préfigure celui du premier entretien. Il ne
s’agit pas d’opposer un matérialisme clair à un idéalisme
obscur, une chimie qui explique tout à une physique qui échoue à
expliquer. Personne n’a la solution. C’est bien incompréhensible
contre incompréhensible, ici « cause inconnue » contre
« cause cachée ». Il s’agit cependant d’intégrer ce
maillon explicatif incompréhensible dans un système général
d’explication qui soit le plus économique, le plus simple
possible. On reconnaît ici l’argument galiléen : Galilée ne
pouvait pas prouver expérimentalement la rotation de la terre, mais
en montrant que cette hypothèse simplifiait, rectifiait et précisait
le calcul du mouvement des planètes, il recourait à l’argument
économique ; la nature va au plus simple ; il ne s’agit
pas nécessairement, pour le savant, d’abolir l’incompréhensible,
mais de le réduire, de l’intégrer dans le système à la fois le
plus global et le plus économique.
Or pour les physiciens
le schéma est le suivant :
Dieu —> lois mécaniques —> phénomènes
(incompréhensible) du mouvement
Pour les chimistes, le
schéma est plus resserré :
Matière —> phénomènes
(mécanique des particules incompréhensible)
Venel dénonce ici ces
« principes mécaniques » qui, au dix-huitième siècle,
freinent la modélisation scientifique en faisant écran à ce qu’il
appelle « l’horreur de l’inintelligible ».
Venel préfère
l’obscurité à l’erreur et dénonce l’identification, héritée
du savoir classique, de la vérité à la clarté, ou, autrement dit,
du réel et du vraisemblable. Savoir ménager une place pour
l’incompréhensible, donner sa part à l’obscur constitue la
véritable attitude scientifique. Le délire de D’Alembert
théâtralisera en quelque sorte cette posture intellectuelle dans le
second entretien.
Action et réaction
Le langage et
l’attitude scientifique du chimiste constituent donc pour Diderot,
dans Le Rêve de D’Alembert, la nouvelle pratique de pensée
à laquelle il convient de se convertir. Le dialogue met en œuvre
cette conversion autour d’une notion, ou plutôt d’un couple,
repéré par Jean Starobinski :
l’action et la réaction.
L’expression
apparaît pour la première fois au début du second entretien, à
propos du passage de la contiguïté à la continuité. Comment
l’unité de l’animal se fait-elle, comment ce qui en lui fait
système se constitue-t-il à partir de l’» agrégat »
(GF69), de l’hétérogénéité matérielle du corps ?
« La combinaison ne s’en fera
pas moins, et en conséquence l’identité, la continuité… Et
puis l’action et la réaction habituelles… » (GF70.)
La combinaison est ce
qui constitue les éléments composés en agrégats,
c’est-à-dire en une matière homogène, qui se tient. De la
combinaison, on passe à l’identité de l’animal, de l’identité
à la continuité sensible de la chair. Une fois cette continuité
établie peut naître la conscience, comprise comme action et
réaction depuis l’origine du faisceau sensible jusqu’aux
extrémités du corps. Cette action et réaction n’est autre que ce
que Freud nommera le système Pc/Cs.
L’action et la
réaction est bien plus que le processus chimique, que Diderot
désigne ici par le terme de « combinaison », ailleurs
par la « fermentation » ou, plus marginalement, par
« l’assimilation ». C’est de la conscience qu’il
s’agit, de cette sorte de cogito chimiste que Diderot oppose
à Descartes.
Quelle différence y
a-t-il, se demande Diderot plus loin, entre le contact de deux
corpuscules de matière inerte et celui de deux molécules
sensibles ? Diderot évite d’employer l’expression « matière
inerte », marquant ainsi nettement que pour lui cela n’existe
pas. C’est que les molécules sensibles interagissent :
« une action, une réaction
habituelles… et cette action et cette réaction avec un caractère
particulier… Tout concourt donc à produire une sorte d’unité
qui n’existe que dans l’animal… » (GF71.)
L’action et la
réaction désignent beaucoup plus que l’échange chimique
intercellulaire ou la circulation de telles ou telles protéines,
tels ou tels acides. Ce qui est en jeu, c’est l’unité de
l’animal. Le terme n’est pas neutre : animal,
étymologiquement, c’est ce qui est doué d’une anima. La
réaction chimique est constitutive de l’âme, ou plutôt tient
lieu de l’âme dans un processus qui s’arrête à l’animal. Du
point sensible originaire jusqu’à l’unité de l’animal,
Diderot remodèle complètement le système cartésien, mais cette
métaphysique là n’est jamais loin. Elle constitue en tout cas son
point de départ.
Il s’agit pourtant
bien de sortir de l’unité métaphysique du cogito, de
déconstruire cette circonscription stable du Moi cartésien. Dans
son délire, D’Alembert s’interroge :
« Qu’est-ce qu’un être ?…
La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis
être autre chose qu’une tendance ?… » (GF94.)
On sait quelle sera la
fortune psychanalytique de la notion de tendance,
par laquelle Freud rend compte de façon dynamique du moi pris dans
le jeu contradictoire du principe de plaisir et du principe de
réalité. La tendance déconstruit le moi pris comme certitude
métaphysique. Le moi lui-même devient processus :
« Et la vie ?… La vie, une
suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis
en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs
donc point ?… Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens,
ni moi, ni quoi que ce soit… » (GF94.)
L’action et la
réaction constituent l’unité vivante de l’animal, le moi, mais
elles défont aussi cette unité. Tous les processus chimiques sont
envisagés dans leur réversibilité. La force qui a constitué les
molécules en agrégats peut disperser à nouveau l’agrégat en
molécules. Mais l’énergie sensible de la matière demeure en
elle. L’action et la réaction désignent le moi en tant qu’il se
manifeste comme passage, comme unité-limite de cette matière
sensible qui, fondamentalement, demeure hétérogène, instable, en
mouvement. Ainsi, à propos des jumelles de Rabastens :
« les réseaux de ces deux enfants
s’étaient si bien mêlés qu’ils agissaient et réagissaient
l’un sur l’autre ; lorsque l’origine du faisceau de l’une
prévalait, il entraînait le réseau de l’autre qui défaillait à
l’instant. » (GF127.)
Désormais l’unité
du moi se brouille de plus en plus. Il s’agit ici non seulement du
passage de la vie à la mort comme dans le passage précédent, mais
aussi du passage d’une conscience à une autre conscience.
L’alternance de conscience et d’inconscience devient l’objet
central dont l’action et la réaction cherchent à rendre compte
dans le texte de Diderot. Ainsi, à propos de la femme hystérique
tombée « dans l’état vaporeux le plus effrayant » :
« S’il arrivait que l’action
des filets du réseau fût égale à la réaction de leur origine,
elle tombait comme morte. » (GF138.)
Cette révolte des
filets met en question radicalement la prééminence du point
sensible originaire et, derrière lui, l’unité animale du moi
métaphysique couronné par l’âme. L’action et la réaction
installent le moi à la frontière, à la limite de sa déperdition
animale. la vaporeuse met en accusation le métaphysicien.
On remarquera, entre
temps, que le texte a basculé de la chimie vers la médecine ou,
plus exactement, vers la physiologie. La dernière évocation de
l’action et de la réaction est celle du sommeil, pris comme moment
de dissolution absolue du moi :
« tout concert, toute
subordination cesse. Le maître est abandonné à la discrétion de
ses vassaux et à l’énergie effrénée de sa propre activité. Le
fil optique s’est–il agité ?
L’origine du réseau voit ; il entend si c’est le fil
auditif qui le sollicite. L’action et la réaction sont les seules
choses qui subsistent entre eux ; c’est une conséquence de la
propriété centrale, de la loi de continuité et de l’habitude. Si
l’action commence par le brin voluptueux que la nature a destiné
au plaisir de l’amour et à la propagation de l’espèce, l’image
réveillée de l’objet aimé sera l’effet de la réaction à
l’origine du faisceau. Si cette image, au contraire, se réveille
d’abord à l’origine du faisceau, la tension du brin voluptueux,
l’effervescence et l’effusion du fluide séminal seront les
suites de la réaction. » (GF153-4.)
L’action et la
réaction du faisceau sensible se substitue, pendant le sommeil, à
la maîtrise de la conscience. La description des effets sensibles du
rêve, de la vision jusqu’à l’effusion onaniste, marque un
renversement paradoxal dans le rapport du moi à la sensibilité. Le
moi était d’abord défini, sous l’influence du modèle
cartésien, comme cette instance « au–dessus »
qui maîtrise la sensibilité et s’affirme dans sa plénitude, dans
sa position et son savoir de maître, dans la puissance de son génie,
à proportion qu’elle se détache de cette sensibilité et la
domine. Or le moment du sommeil se caractérise par la disparition de
cette instance chargée d’assurer « concert » et
« subordination ». La sensibilité fait tout à coup
retour comme puissance purement corporelle de l’individu, comme moi
corporel, c’est–à–dire
comme le moi même du matérialiste. Le dialogue est irrésistiblement
attiré vers cette position de renversement du cogito. On a vu
comment, juste avant, les symptômes de la vaporeuse faisaient
éclater cette puissance corporelle d’un faisceau de fils sensibles
révoltés contre le point originaire, ou tout simplement faisant son
économie. Ici encore, cette position révoltée du moi sensible
aboutit à l’évocation de la jouissance sexuelle comme pure
« effervescence », comme action et réaction interne.
L’image se prépare des chèvres–pieds
du troisième entretien : « l’énergie effrénée »
du faisceau sensible livré à lui–même
fait écho aux « effrénés dissolus » (GF185). De
façon caricaturale, le chèvre–pied
incarne l’accomplissement matérialiste d’un cogito
anti–cartésien.
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