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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Parole, jouissance, révolte : le corps convulsif chez Diderot », Le Corps romanesque. Images & usages topiques sous l’Ancien Régime, Montréal, dir. Monique Moser-Verrey, Lucie Desjardins, Chantal Turbide, Québec, Presses de l’université Laval, « Symposiums », 2009, pp. 391-416 Parole, jouissance, révolte : le corps convulsif chez DiderotStéphane Lojkine
Le corps comme horizon d’attente de la fiction
Faire parler le corps
des femmes contre le discours convenu des bouches : l’entreprise
des Bijoux indiscrets semble placer le corps au centre de leur
fiction. À y regarder de près cependant, l’émergence du corps
dans l’espace de la représentation romanesque n’est que
l’horizon d’attente de la fiction. Pour le roman classique, le
corps est certes le pôle d’attraction vers lequel convergent
toutes les forces du désir qui meuvent l’écriture ; mais il
y est en même temps un corps étranger, qui se dérobe obstinément
à ce par quoi elle fait œuvre et articule le récit : la mise
en discours de la quête, l’instauration de la parole comme
supplément de la jouissance, puis la théâtralisation des
situations, tout ce processus d’information de la fiction tend à
hypostasier, mais dans le même temps repousse indéfiniment les
gestes sublimes ou simplement les manifestations physiologiques d’un
corps romanesque promis, mais rarement offert en pâture à
l’imagination des lecteurs. Ce corps n’advient qu’une fois la
parole tue, qu’à l’extinction d’un discours qui n’en finit
pas de se déployer.
Dans Jacques le
Fataliste, le dialogue s’organise à partir de la demande du
Maître, que Jacques lui conte ses amours. Mais la satisfaction de
cette demande est presque indéfiniment retardée, par les
perturbations que le réel introduit dans le cours de la narration,
et plus encore par la narration elle-même, dont le flux discursif ne
se déploie qu’à la condition de rater son objet : l’objet
est le corps sexe de Jacques que la narration ne peut qu’approcher
(par la métonymie du genou, ou la métaphore de la gaine et du
coutelet), mais n’atteindrait qu’au prix de sa propre fin. On
attend donc le corps de Jacques, ou plus exactement la révélation
du savoir que contient son corps, identifié à sa première
expérience sexuelle, comme on attend le corps de Mirzoza dans Les
Bijoux, ce corps inconnaissable où réside le secret de la
jouissance et de son extinction.
Dans La Religieuse,
l’objet du récit est le corps de Suzanne, et précisément ce
corps sexe qui échappe à la maîtrise comme à la représentation :
forcer Suzanne au couvent, c’est réduire, interdire l’usage de
ce corps sexe qui menace de publier, en réclamant ses droits, la
faute de la mère. La mère, ni les mères supérieures successives
ne réussiront jamais à neutraliser ce corps qui résiste, en
refusant de prononcer ses vœux, en prenant la tête de la fronde
contre la mère Sainte-Christine, en réclamant contre ses vœux, en
repoussant les avances de la supérieure du couvent d’Arpajon,
enfin en prenant la fuite. Diderot récupère ici et adapte le
dispositif du récit richardsonien : comme l’histoire de
Clarisse, l’histoire de Suzanne est celle d’un corps qui se
refuse, s’exclut de toute forme d’assignation au désir de
l’autre. Elle s’en explique ainsi, lors de l’entrevue avec la
mère Sainte-Christine qui précède le procès pour résilier ses
vœux :
« mon corps est ici, mais mon cœur
n’y est pas, il est au-dehors » (Vers II 319).
Le corps enfermé de
Suzanne est un corps mort, un corps sans cœur ni sexe, vacant,
mobile, incontrôlable car détaché de l’économie du désir. La
supérieure soupçonne aussitôt Suzanne d’une liaison secrète :
une telle révolte sans le support d’aucun appel du corps à la
jouissance, « Cela ne se conçoit pas » (Vers II
318-319), dit-elle. Le corps de Suzanne est l’objet inconcevable du
récit : il s’agit au bout du compte d’accéder au savoir
que renferme ce corps à la fois vide et libre, dont la scène du
roman s’attache à nous montrer l’irreprésentabilité :
« Cependant je tâchais de
rajuster mon voile, mes mains tremblaient, et plus je m’efforçais
à l’arranger, plus je le dérangeais : impatientée, je le
saisis avec violence, je l’arrachai, je le jetai à terre, et je
restai vis-à-vis de ma supérieure, le front ceint d’un bandeau et
la tête échevelée. » (Vers II 320.)
La violence libératrice
du corps révolté défigure Suzanne ; le corps parcouru de
tremblements, l’hystérie, le spasme qui symptomatise le refus
d’être assignée, fixée, rendent Suzanne obscène : « Je
sentis l’indécence de mon état », fait-elle aussitôt
remarquer. L’obscénité expose à la mort, à l’enfermement
auquel on réduit les folles dans les cachots nommés in pace.
Pour rester sur scène, il faut composer son maintien (« je me
composai de mon mieux »), dissimuler son corps (« je
ramassai mon voile et je le remis ») : corps et récit
sont incompatibles.
Le corps remplit cette
même fonction d’horizon du texte dans Les Bijoux
indiscrets : il s’agit, comme le titre du roman l’indique,
du corps féminin, dans l’exercice le plus corporel qui soit d’une
sexualité sans états d’âme, fonctionnelle, cherchant platement à
satisfaire un besoin physique. La fiction, en mettant en œuvre
l’indiscrétion des bijoux, manifeste la corporéité du sexe, une
sorte de mécanique de la jouissance dissociée des sensibleries, des
méandres des amours de tête. L’objet de la fiction est donc bien
au bout du compte le corps, mais il ne se manifeste a priori
que comme parole, comme indiscrétion.
La parole comme supplément du corps
Le bijou manifeste le
corps dans la partie qu’on ne peut montrer, le corps innommable
retourné en corps qui nomme, en parole sans vergogne ni limite que
celle de l’autre bijou, de l’anneau de Cucufa retourné. Bijou
est un vieux mot breton, bizou, l’anneau, de biz, le
doigt : l’anneau de Cucufa tournant sur le doigt de Mangogul
fait parler le bijou des femmes, qui est un autre anneau, dont la
parole ne s’exprime que pour parler d’un autre doigt. Le
dispositif du conte, qui se déroule comme autant d’essais de
l’anneau, coïncide donc avec le discours des bijoux, qui eux-mêmes
racontent une succession d’essais, d’usages du bijou,
c’est-à-dire de l’anneau du sexe. L’anneau tourné est mis en
abyme : par lui, le corps est désigné et dans le même temps
absenté, ramené à la mécanique abstraite, structurale, du récit.
Il n’y a de corps que le bijou, et de bijou que dans l’essai qui
libère une parole. Ce corps des femmes du conte est pure parole,
indiscrète certes, mais frappée d’invisibilité.
L’essai de l’anneau
rend invisible : « J’ai oublié de vous dire qu’outre
la vertu de faire parler les bijoux des femmes sur lesquelles on
tournait le chaton, il avait encore celle de rendre invisible la
personne qui le portait au petit doigt. » (Vers II 32.) Au
moment où le corps de l’autre devient pure parole, le sujet du
désir s’absente. De la même façon, dans la fiction du Fils
naturel, Diderot sera posté invisible dans le salon de Dorval où
se joue la pièce : « J’entrai dans le salon par la
fenêtre ; et Dorval, qui avait écarté tout le monde, me plaça
dans un coin, d’où, sans être vu, je vis et j’entendis ce qu’on
va lire » (Vers IV 1083).
 Frontispice du tome I l’édition originale in-12° des Bijoux indiscrets, publiée dans nom d’auteur, ni éditeur, ni date, probablement à Paris en 1748 (Tchemerzine). Paris, Bibliothèque nationale de France, cote Y2 12479 (1) Par cette invisibilité
du voyeur, le dispositif annule la géométralité de l’espace
scénique : Dorval répètera à tout instant dans les
Entretiens que ce qui s’est joué relève du salon et non de
la scène ; dans l’émotion partagée du salon, il n’y a ni
regardant, ni regardé, ni différence du sujet à l’objet, comme
dans Les Bijoux la différence s’annule de l’anneau
tournant sur le doigt au bijou évoquant ses hôtes.
Le corps défaillant : Zuleïman et Zaïde
Si la manifestation du
corps sexe déconstruit la géométralité de la scène et plonge le
sujet regardant dans l’invisibilité, quel statut faut-il donner
aux gravures qui illustrent l’édition originale des Bijoux,
et ne mettent en scène d’ailleurs qu’exceptionnellement les
essais que l’illustrateur a jugés les plus pittoresques ? Les
gravures, de très belle facture, ne sont pas licencieuses. Celle du
frontispice, d’abord, répétée en tête des deux tomes du roman,
figure une tente (skènè en grec, la scène par excellence,
et le Tabernacle dans la Septante) qu’un amour volant referme en
riant. Le Mystère de l’amour, qui n’est suggéré que par trois
pantoufles éparpillées devant l’entrée, est célébré dans ce
tabernacle que la Bible nomme aussi Tente du rendez-vous, dont
l’amour gouailleur, à la langue libertine, dit à la fois le
secret consubstantiel à la jouissance et l’indiscrétion que
promet le titre et l’ouverture du livre. L’allégorie, courante
quand la gravure sert de frontispice, dit bien l’irreprésentabilité
du corps sexe qu’elle désigne mais enveloppe, qu’elle suggère
mais circonscrit.
La neuvième et
dernière gravure de la série représente la scène qui suit le
vint-neuvième essai de l’anneau, par lequel nous est contée
l’histoire de Zuleïman et de Zaïde. Le chapitre est
particulièrement elliptique. Mangogul trouve d’abord Zaïde seule
chez elle, pleurant d’amour devant le portrait de son amant
Zuleïman. Il a parié contre Mirzoza qu’aucun bijou ne passerait
l’épreuve de son anneau sans avouer une infidélité, mais son
favori Sélim
lui a indiqué Zaïde comme une candidate possible à l’amour
idéal. Le tableau qu’offre Zaïde, bientôt confirmé par le
discours du bijou à l’unisson du monologue de sa maîtresse,
semble dans un premier temps assurer de la fidélité heureuse de la
jeune femme, et consacrerait le triomphe de Mirzoza dans son pari, si
Zuleïman était le mari, non l’amant de Zaïde. Pourtant cette
quasi victoire est étrange : pourquoi Zaïde pleure-t-elle ?
Pleure-t-on d’amour ? Et puis la formule de son monologue,
reprise par le bijou, intrigue : « Cher Zuleïman, […]
que tu m’occupes agréablement. » Qu’est-ce concrètement
qu’occuper ?
 Zuleïman et Zaïde, 9e et dernière gravure des Bijoux indiscrets, tome II de la même édition Mangogul pour en avoir
le cœur net retourne chez Zaïde, qu’il surprend cette fois en
compagnie de Zuleïman. C’est la scène qu’illustre la gravure :
« Il trouva Zaïde dans le cabinet
de la veille. Zuleïman y était avec elle. Il tenait les mains de sa
maîtresse dans les siennes, et il avait les yeux fixés sur les
siens. […] Mangogul, accablé de tristesse, se renversa dans un
fauteuil, et se mit la main sur les yeux. Il craignait de voir des
choses qu’on imagine bien, et qui ne furent point… Après un
silence de quelques moments : Ah ! cher et tendre amant,
que ne vous ai-je toujours éprouvé tel que vous êtes à présent !
dit Zaïde. Je ne vous en aimerais pas moins, et je n’aurais aucun
reproche à me faire… » (Vers II 191.)
La tristesse jalouse de
Mangogul est motivée par le désir d’être à la place de Zuleïman
et de connaître plutôt que lui une jouissance qui promet d’être
intense. Mais les préliminaires ne sont pas suivis d’effet et,
bien que le sultan ait fermé les yeux, l’éclat obscène du sexe
ne vient pas. Zaïde jouit de l’étreinte platonique de Zuleïman
devenu impuissant par excès d’amour. Zuleïman l’occupe
en esprit mais ne la pénètre pas : son corps ne fournit
pour toute sécrétion que des larmes.
La gravure exprime à
sa manière ce défaut du corps sexe, qui ne se maintient comme objet
de jouissance que parce que se dérobant toujours il laisse espérer
qu’ultérieurement il ne se dérobera pas. Au fond à gauche, assis
près de la fenêtre, Mangogul se détourne et porte la main à son
visage. Depuis l’espace vague de la représentation, il figure le
regard barré, interdit du spectateur sur la scène proprement dite :
il ne faut pas la voir parce qu’elle s’annonce obscène, et nous
ne la surprenons que par effraction, dédouanés par le geste pudique
du sultan voyeur. À droite, le sopha où sont assis les deux amants
constitue l’espace restreint de la scène, la scène proprement
dite, circonscrite, tabernaculaire, où se joue le mystère corporel
de la représentation. L’espace restreint pourtant ne représente
jamais directement, et pour cause, le corps irreprésentable qui le
sous-tend. Dans l’ordre du discours, il le figure. S’écartant de
la description de Diderot, qui imagine une scène quasiment muette où
Zaïde d’abord penchée aux genoux de Zuleïman se relève bientôt
pour tenter de forcer la montée du désir dans le corps de son
amant, l’illustrateur met en scène de façon plus convenue le
discours passionné de Zuleïman, signifié, scandé par les gestes
éloquents de ses mains. Les mains de Zuleïman superposées à la
robe de Zaïde, désignant le creux, la dépression que fait son
genou gauche abandonné, circonscrivent ainsi indirectement le lieu
du sexe que la gravure manifeste comme lieu inerte et inoccupé.
À l’écran
géométral de la scène, marqué verticalement par le rideau qui
borde le mur derrière le sopha, et soustrait l’intimité des
amants au regard du sultan même s’il venait à ouvrir les yeux,
s’ajoute ici l’écran scopique, circulaire, des deux mains de
Zuleïman qui signifient la superstructure discursive de la
représentation, la tirade enflammée de l’amant et son envers, la
défaillance du corps et le trou que fait l’appel du sexe dans la
texture de la représentation.
Au-dessus du sopha,
sur le mur, le graveur a imaginé un tableau qui semble représenter,
au-dessus d’une femme endormie sous un arbre, Amour, ou Hymen
s’avançant avec un flambeau. Le tableau sur le mur indique la
fonction du lieu, le boudoir des rendez-vous, dont la décoration
doit inviter au passage à l’acte qui ici ne vient pas. Ce tableau
devrait figurer, et figure en quelque sorte par défaut la chose en
jeu sur le sopha, le contenu du discours amoureux sinon l’amour
même. La scène est ainsi mise en abyme par cette allégorie
seconde, anticipant en quelque sorte le progrès même du texte, qui
fait suivre l’histoire de Zuleïman et de Zaïde d’une discussion
sur l’amour platonique que la parabole d’Hilas, racontée par
Sélim, vient énigmatiquement conclure et figurer.
La parabole d’Hilas
Le bel Hilas distrait
dans ses génuflexions par le passage d’une beauté provoque le
couroux de la grande pagode qui le punit en lui ôtant son sexe. Il
ne le retrouvera qu’« entre les bras d’une femme qui,
connaissant ton malheur, ne t’en aimera pas moins » (Vers II
194). Le drame originel d’Hilas est celui de Zuleïman, mais le
conte prend un tout autre tour. Hilas a la présomption de croire que
sa figure lui vaudra un amour platonique sincère ; il doit vite
déchanter : « Le malheureux Hilas fit bien des
mécontentes, avec la plus belle figure du monde et les sentiments
les plus délicats. » Seule une jeune fille affligée de la
même disgrâce, Iphis, finit par accepter dans un désert l’étreinte
de cette figure sans corps. Derrière le pastiche plaisant de
Crébillon, cette anti-Thébaïde libertine manifeste une angoisse de
la perte, perte du corps, perte de la puissance créatrice dans
l’ordre du langage, que tente de conjurer la profusion des
indiscrétions des bijoux.
Le défaut du corps
d’Hilas se traduit dans le texte par la défaillance du signifiant
qui lui correspond, comme dans ce dialogue de la première rencontre
avec Iphis :
« Et de quoi vous affligez-vous ? — Hélas !… — Parlez, mademoiselle ;
qu’avez-vous ? — Rien… — Comment, rien ? — Non, rien du tout ; et c’est
là mon chagrin : il y a deux ans que j’eus le malheur
d’offenser une pagode qui m’ôta tout. »
Le rien dans l’ordre
du discours est ramené au rien dans l’ordre corporel du réel ;
n’avoir rien désigne d’abord une figure qui cherche à
donner le change puis un corps auquel il manque quelque chose ;
le rien manifeste donc un surplus dans l’ordre du langage avant de
révéler le manque innommable du corps.
« Serait-il bien possible ?
demanda la jeune fille. — Ce que vous m’avez dit est-il
vrai ? demanda Hilas. — Voyez, répondit la jeune fille. — Voyez, répondit Hilas. Ils s’assurèrent l’un et l’autre,
à n’en pouvoir douter, qu’ils étaient deux objets du courroux
céleste. » (Vers II 197.)
A n’en pouvoir
douter signifie, rappelle que nous ne voyons rien. Le double
voyez suggère pourtant qu’il n’est question que de voir.
Ne doutons pas qu’ils virent quelque chose, ou plus exactement que,
se dénudant l’un à l’autre, ils virent qu’il n’y avait rien
à voir : en somme, nous ne voyons pas qu’ils ne voient rien.
La scène est doublement frappée d’invisibilité, à son seuil que
l’ellipse interdit de franchir, et en son cœur, où la fiction
installe le manque. Le corps romanesque, qui est ici le corps même
de la fiction, n’advient à la représentation que doublement
barré.
II. Le corps figure
C’est lorsque la
narration apparaît habitée par un trou depuis lequel ça montre,
en deçà de toute visibilité, que le dispositif de récit révèle
ses véritables infrastructures et que le corps, dans cette dimension
anti-théâtrale, invisible, du symptôme, du ça montre, s’y
manifeste à tous les niveaux, comme corps sexe, corps figure et
corps texte.
Le trou narratif
L’enjeu de la
représentation romanesque devient dès lors d’éviter l’apparition
de ce trou narratif par lequel le dispositif de récit devient
visible. Le vrai trou bien-sûr, c’est le trou que fait l’irruption
innommable du corps sexe dans le récit, lorsque la médiation de la
figure et du texte n’en amortit pas la représentation. Mais
l’angoisse de ce trou est elle-même condensée et déplacée en
angoisse d’une narration techniquement, mécaniquement interrompue,
d’une simple coupure dans le flux discursif, indépendamment de son
contenu. L’impuissance, la panne sexuelle métaphorise à son tour
cette interruption. On sait quel parti Les Mille et une nuits
tirent de cette angoisse fondamentale et de l’exigence qui la
sous-tend de dérober à la conscience du lecteur le fonctionnement
du récit comme dispositif : Shéhérazade payerait de sa vie
l’interruption de sa narration, qui vaut jouissance pour le
calife.
La parole est le supplément de la jouissance par la magie du
dispositif de récit, mais au prix d’un corps de femme exposé à
la mort si la parole s’interrompt.
Dans L’Oiseau
blanc, conte bleu Diderot retourne et parodie ce rituel. La
favorite commande, pour s’endormir, qu’on lui fasse des contes,
en fait qu’on poursuive pour elle, indéfiniment, une même
histoire, le conte que nous lisons : « cette fonction
était partagée entre quatre personnes, deux émirs et deux femmes.
Ces quatre improvisateurs poursuivaient successivement le même récit
aux ordres de la favorite » (Vers II 223). Il s’agit donc de
ne jamais interrompre le fil de la narration jusqu’à ce que, sinon
la mort, du moins le sommeil s’ensuive. La narration révèle ainsi
sa nature fondamentalement rhétorique :
« La sultane. – Est-ce que vous
ne pourriez pas éviter ces lieux communs ? Le second émir. – Non, sultane, c’est
le moyen le plus sûr de vous endormir. La sultane. – Vous avez raison. »
(Vers II 228.)
L’agencement
rhétorique des lieux communs endort la sagacité du lecteur, le
détourne du corps sexe que thématise, figure le récit.
L’angoisse que la
narration s’arrête constitue dans L’Oiseau blanc, conte bleu
la structure voyante du récit. Mais cette angoisse est diffuse dans
l’ensemble de l’œuvre romanesque de Diderot, jusqu’à faire
système dans Jacques le Fataliste où la narration
constamment interrompue répond à un véritable principe
d’irritation narrative. Dans Les Bijoux indiscrets, elle
décide la mise en œuvre de la structure de l’essai, pour conjurer
les défaillances de la parole, comme de la jouissance qu’elle
supplée :
« Mangogul n’osait proposer un
piquet, et il y avait près d’un quart d’heure que cette
situation maussade durait, lorsque le sultan dit en bâillant à
plusieurs reprises : “Il faut avouer que Jélyotte a chanté
comme un ange. — Et que Votre Hautesse s’ennuie à
périr, ajouta la favorite. — Non, madame, reprit Mangogul en
bâillant à demi, le moment où l’on vous voit n’est jamais
celui de l’ennui. — Il ne tenait qu’à vous que cela
fût galant, répliqua Mirzoza : mais vous rêvez, vous êtes
distrait, vous bâillez. Prince, qu’avez-vous ? » (Vers
II 29.) Le point de départ du
récit est ce trou narratif, où tombant les masques, les corps se
dénudent, face à face sans l’aura du désir de deux corps
peu disposés à recevoir des caresses, ni à en donner. Au-dessus de
ce trou, la rhétorique galante ne donne plus le change. Le trou
narratif, dont la bouche ouverte pour bâiller constitue la
métonymie, suscite, appelle la demande (« Prince,
qu’avez-vous ? »), sur laquelle embraye l’appel,
l’exigence d’une structure (« y sauriez-vous quelque
remède ? »).
La même scène
inaugure, dans Jacques le fataliste, l’histoire de Mme de la
Pommeraye :
« Un jour, après dîner, elle dit
au marquis : “Mon ami, vous rêvez ? — Vous rêvez aussi, marquise. — Il est vrai, et même assez
tristement. — Qu’avez-vous ? — Rien. — Cela n’est pas vrai. Allons,
marquise, dit-il en bâillant, racontez-moi cela, cela vous
désennuiera et moi. — Est-ce que vous vous ennuyez ? »
(Vers II 791.)
On retrouve, pour
brosser la scène, les mêmes ingrédients que dans Les Bijoux
indiscrets : ennui, silence et rêverie des interlocuteurs,
qui n’ont plus rien à se dire ; échec du discours galant,
que l’amante dénonce comme artifice rhétorique ; bâillement
qui signifie le trou narratif ; proposition féminine qui met en
œuvre la structure du récit, ici la mystification de Mme de la
Pommeraye, par quoi s’ouvre un système différentiel de
figuration : les saintes femmes, les d’Aisnon, sont des
putains, l’amie complaisante, la marquise — une furie vengeresse.
Appelée par le trou
narratif, la mécanique structurale produit les figures de la
représentation. Dans Les Bijoux, à la série des essais de
l’anneau correspond une série de figures : la joueuse (chap.
12), la dévote (chap. 17), la vaporeuse (chap. 20), la dame aux
chiens (chap. 23), la veuve éplorée (chap. 24), la faussement
violée (chap. 25), la calomniée (chap. 30), la lesbienne (II
chap. 8), la voyageuse (II chap. 14), la nymphomane en manque
d’héritiers (II chap. 16)… La figure se constitue de sa
différence externe (dans le système taxinomique, une figure diffère
d’une autre figure) et de sa différence interne (chaque figure
diffère du corps auquel elle correspond, cette différence étant
marquée par la division des deux paroles, de bouche et de bijou).
Dans La Religieuse,
Suzanne est avantagée par sa figure, qui ne correspond pas à sa
situation réelle de bâtarde : « Certainement je valais
mieux que mes sœurs par les agréments de l’esprit et de la
figure » (Vers II 277). On l’habille, on la flatte en
religieuse, on lui construit une figure pour réduire son corps. Mais
le corps se révolte et fait éclater sa représentation en une
multiplicité de figures, comme lorsque Suzanne lit la lettre de sa
mère :
« je la lus d’abord avec assez
de fermeté ; mais à mesure que j’avançais, la frayeur,
l’indignation, la colère, le dépit, différentes passions se
succédant en moi, j’avais différentes voix, je prenais différents
visages et je faisais différents mouvements. » (Vers II 283.)
Diderot développera
dans le Paradoxe sur le comédien ce motif de la « gamme
des sensations » pour décrire le jeu de Garrick, le célèbre
acteur anglais :
« Garrick passe sa tête entre les
deux battants d’une porte et, dans l’intervalle de quatre à cinq
secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie
modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à
la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à
la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à
l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur au
désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d’où il était
descendu. » (Vers IV 1394.)
En 1769, au moment du
Paradoxe, ce jeu des figures devient pleinement conscient de
lui-même : il n’y a de figure que cette disjonction absolue
du cœur et du corps proclamée par Suzanne, le corps n’étant
abandonné à la convulsion que pour être aussitôt ressaisi,
composé, travesti en figure(s). Face à la mère Sainte-Christine,
Suzanne ne donnait libre cours à son corps que pour se reprendre
aussitôt, dans ce mouvement révolté qui est continûment le sien,
de défiguration et de refiguration. Mais le champion de ces gammes
figuratives est bien-sûr le neveu de Rameau dans l’exercice de ses
pantomimes :
« Les passions se succédaient sur
son visage ; on y distinguait la tendresse, la colère, le
plaisir, la douleur ; on sentait les piano et les forte,
et je suis sûr qu’un plus habile que moi aurait reconnu le morceau
au mouvement, au caractère, à ses mines et à quelques traits de
chant qui lui échappaient par intervalle. » (Vers IV 639.)
Logique de la figure
Par l’exercice
pantomimique de la gamme des figures, il y aura donc de moins en
moins de pures figures, celles-là même des Bijoux ne
coïncidant que très imparfaitement avec les essais censés les
révéler successivement. La figure émerge dans un processus de
représentation, mais disparaît tout aussi bien dans le processus
réciproque de la défiguration. Le trou narratif, que nous évoquions
pour rendre compte du silence et des bâillements sur lesquels se
bâtissent les structures du récit, est le résultat de cette
défiguration inquiétante, angoissante même, qui atteint l’espace
de la représentation. Mais par lui quelque chose en arrière-plan
(le corps convulsif, la sensibilité révoltée) se retourne et
mobilise la relance du récit. Le trou narratif demandant à être
comblé suscite une dynamique du supplément, une structure par
laquelle le récit va conjurer ce qui du corps a été atteint. Mais
la structure ne peut être mise en œuvre que par un jeu de
différences, par lequel les corps acquièrent le statut de figures :
c’est pourquoi la défiguration appelle une refiguration.
La figure provient
d’une pensée taxinomique, mais s’assouplit chez Diderot en
processus d’anamorphose : un même corps prend différentes
figures selon la circonstance, le moment, la passion qui l’affecte.
Autant de figures, autant de modalités de la représentation d’un
même corps. Toute figure est barrée (c’est la règle
taxinomique). Dans la sémiologie classique, cette barre est pensée
comme trait de caractère (ou « trait de chant », dans la
pantomime de Rameau), c’est-à-dire comme traduction discursive
d’une altération de l’âme, d’une passion. Le trait révèle
l’âme altérée et conditionne son discours, où se dit par quoi
elle souffre et par quoi elle jouit. Dans Jacques le Fataliste,
l’épisode du bourru bienfaisant (Vers II 783-785) constitue de
cette manière un type de caractérisation classique des figures,
même si le renversement des positions du suppliant et du supplié
marque nettement l’attraction du nouveau modèle anamorphique, qui
substitue à la différenciation des figures le processus de
défiguration/refiguration, processus qui structure par ailleurs
l’ensemble de la critique des Salons.
Toute figure est une
figure menacée. Le discours de la figure sur la scène manifeste
déjà, dans sa toute puissance, une affection, une défection de
l’âme. Il porte en lui le trait par quoi il sera défait, dans le
trou narratif. La pensée, l’expression de Diderot font irruption
dans notre culture au moment de ce retournement du discours
triomphant de la figure en discours défait de la défiguration.
Alors émerge le corps, la chair et le corps convulsifs des Lumières.
La figure devenant
corps est désormais barrée sans parole : barrée, c’est-à-dire
atteinte, brutalisée, exclue. Le rapport à l’autre qu’articule
la barre constitutive de la figure n’est plus supporté par un
discours, mais par un corps interface, corps barré, blessé,
atteint, mais aussi corps offensif, pathétique et sublime, le corps
exprimant, jouant pour l’œil, au-delà du renversement du
discours, le rétablissement de la figure. La polarité structurante
de la figure barrée n’est plus alors le couple parole/jouissance,
mais le couple jouissance/révolte.
Suzanne face au grand vicaire : une figure
du Christ
Dans La Religieuse,
le moment de la persécution de Suzanne par les religieuses coalisées
à leur supérieure dans l’attente du procès qui fait scandale
pour leur communauté constitue un épisode caractéristique de cette
révolte du corps par laquelle la figure est défaite. Prises au jeu
même de leur persécution qui défigure Suzanne, les sœurs
fanatisées par la mère Sainte-Christine ont convoqué le grand
vicaire, M. Hébert, qui doit venir constater la possession de
Suzanne et l’exorciser. Suzanne est conduite à l’église, où le
grand vicaire et ses jeunes acolytes célèbrent la messe. L’église
étant un lieu mixte, où le public peut venir assister à la messe
(on se souvient que les religieuses de Longchamp étaient célèbres
pour leur liturgie chantée de la Semaine Sainte), elle est
nécessairement coupée en deux par une grille, et ce n’est pas de
la nef, mais du chœur, derrière l’autel, que Suzanne entre pour
venir s’agenouiller sur les marches de l’autel. Elle fait donc
face à l’archidiacre, occupant pour lui la position du Christ.
Quoique cette disposition symbolique ne soit que suggérée, de
nombreux éléments de la scène renforcent l’identification de
Suzanne à la figure du Christ. Suzanne est liée et lorsque le grand
vicaire ordonne qu’on la délie, elle pousse une plainte
douloureuse qui fait croire un instant qu’elle est habitée par le
diable :
« A peine eus-je les mains libres,
que je poussai une plainte douloureuse et aiguë qui le fit pâlir,
et les religieuses hypocrites qui m’approchaient s’écartèrent
comme effrayées. Il se remit, les sœurs revinrent comme en
tremblant ; je demeurais immobile, et il me dit :
“Qu’avez-vous ?” Je ne lui répondis qu’en lui montrant
mes deux bras : la corde dont on me les avait garrottés m’était
entrée presque entièrement dans les chairs, et ils étaient tout
violets du sang qui ne circulait plus et qui s’était extravasé. »
(Vers II 331-2.)
Suzanne fait tableau
pour le prêtre, non comme une folle, mais comme un Christ aux
douleurs. Suzanne s’expose comme corps souffrant, sans paroles,
identifié à un Ecce homo. Alors que durant la messe les
religieuses ont mis en scène sa possession, la tirant et poussant
pour la faire apparaître parcourue de convulsions, cette figure de
théâtre tombe tout à coup, dénudant le corps pur qui est,
théologiquement, le corps du Christ. La prière de Suzanne se
conclut de la façon la plus christique qui soit :
« Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne à tous mes
ennemis » (Vers II 333). Elle reprend la prière faite devant
la supérieure et ses favorites, lors de la première persécution,
prière dont la formulation était plus offensive :
« Je me mis à genoux et je dis :
“Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j’ai faites,
comme vous le demandâtes sur la croix pour moi. — Quel orgueil !
s’écrièrent-elles ; elle se compare à Jésus-Christ et elle
nous compare aux Juifs qui l’ont crucifié. » (Vers II 311.)
L’identification de
Suzanne au Christ a donc été préparée de longue date. Dans la
scène d’exorcisme, les religieuses cherchent à s’interposer
entre le grand vicaire et Suzanne. Elles font bloc avec le voile de
Suzanne, qu’elles ont cousu, le transformant en linceul, ou corps
trou promis à la mort :
« On l’avait cousu en différents
endroits sans que je m’en aperçusse, et l’on apporta encore bien
de l’embarras et de la violence à une chose qui n’en exigeait
que parce qu’on y avait pourvu ; il fallait que ce prêtre me
vît obsédée, possédée, ou folle ; cependant à force de
tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se
déchirèrent en d’autres, et l’on me vit. J’ai la figure
intéressante ; la profonde douleur l’avait altérée, mais ne
lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix
qui touche, on sent que mon expression est celle de la vérité. »
(Vers II 332.)
Du moment que la
représentation de Suzanne se pose en termes de figure, comme ici, il
y a schize et dédoublement : les religieuses font voir à
M. Hébert une figure « obsédée, possédée, ou folle »,
qui s’oppose à la « figure intéressante » révélée
par la déchirure du voile. Cette figure possède toutes les
caractéristiques de la figure classique telle que nous l’avons
définie : elle se constitue comme figure d’avoir été
altérée (« la profonde douleur l’avait altérée ») ;
l’altération la singularise, la différencie, mais la ramène
toujours à l’unicité du caractère (« la profonde douleur
l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son
caractère »). Sommes-nous pour autant en présence d’un
corps ? Suzanne fait tableau pour le vicaire et fait tableau
comme figure parce que « j’ai un son de voix qui touche, on
sent que mon expression est celle de la vérité » : ce
sont là qualités de comédien ; la figure n’est pas le
réel ; elle joue toujours un rôle, même si ce rôle est ici
celui de la vérité. Le voile qui se déchire pour faire apparaître
la figure marque que la figure est barrée, c’est-à-dire qu’elle
est un signifiant dissocié d’un signifié et, par là, fragilement
exposé à la duplicité des points de vue.
L’écran de la scène : Suzanne en Lazare
Les religieuses, le
voile cousu, puis Suzanne elle-même constituent l’écran de la
représentation dans cette scène : l’écran est d’abord un
écran géométral, qui articule l’espace : le grand vicaire
est l’embrayeur visuel de la scène devant Suzanne ; l’autel
annonce, prépare la sanction symbolique du Dieu caché derrière
elle. L’écran géométral interpose l’image, la possibilité
d’une image entre le prêtre et Dieu, selon le dispositif
archétypal du Tabernacle, dont le rideau (ici le voile de Suzanne,
puis Suzanne elle-même) sépare le Saint du Saint des Saints. Mais
l’écran est aussi un écran scopique, qui barre le corps pour
constituer la figure, permettre la figuration. Par ce voile cousu
d’où n’émergent que ses deux bras de morte, Suzanne n’est pas
seulement déchirée entre le monde et le cloître, mais entre les
vivants et les morts. Elle fait tableau à la manière du Lazare de
Rembrandt qui obsédait Diderot :
« Vous rappelez-vous, mon ami, la
Résurrection de Rembrandt ; ces disciples écartés ;
ce Christ en prière ; cette tête enveloppée du linceul, dont
on ne voit que le sommet, et ces deux bras effrayants qui sortent du
tombeau ? » (Salon de 1759, Vers IV 196.) « Exemple d’une idée sublime du
Rembrandt : le Rembrandt a peint une Résurrection du
Lazare ; son Christ a l’air d’un tristo, il
est à genoux sur le bord du sépulcre, il prie, et l’on voit
s’élever deux bras du fond du sépulcre. » (Essais sur la
peinture, Vers IV 484.)
 Rembrandt, La Résurrection de Lazare, 1630, The Los Angeles County Museum of Art
M. Hébert venu
exorciser Suzanne ordonne sa réintégration dans une communauté qui
est d’abord celle des vivants. Sa première parole à Suzanne,
« Sœur-Suzanne, levez-vous », fait écho au « Lazare,
lève-toi » du Christ. La scène est donc bien, symboliquement,
celle d’une Résurrection de Lazare.
La logique de la
figure suppose la préexistence de modèles de ce type : figurer
Suzanne, c’est ramener son corps à un jeu de différences entre
des figures qui lui préexistent. La figure n’est pas seulement
barrée, clivée ; elle fait référence, certes pour renvoyer à
l’innommable de la mort et du sépulcre que Lazare désigne, mais
aussi subrepticement parce que toute référence détourne, évacue
la brutalité immédiate de l’innommable au profit des médiations
de la culture.
La scène déploie
cette théâtralité de la référence et des figures, organise
sciemment ce travestissement des corps, mais elle prépare également
la défiguration et le trou dans la chaîne signifiante, par quoi le
corps, enfin, puisse être montré.
De la figure au corps
L’objet du long
dialogue qui suit est de marquer le dénuement absolu de Suzanne :
le leitmotiv est, à propos des objets, des vêtements qui devraient
composer sa figure, on me les a ôtés, on me l’a ôté.
Son statut même de figure finit par être menacé. Le grand vicaire
lui ordonne de regagner sa cellule, dont elle lui a expliqué
pourtant qu’elle avait été entièrement détruite :
 Suzanne est visitée dans sa cellule, 3e gravure par Dupréel d’après Barbier, La Religieuse, Paris, 1804. Paris, Bibliothèque de l’Assemblée nationale « Je fis quelques pas, puis je
revins, et je me prosternai aux pieds de la supérieure et de
l’archidiacre. “Eh bien, me dit-il, qu’est-ce qu’il y a ?”
Je lui dis en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits,
mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement
sale et déchiré : “Vous voyez !” » (Vers II
335.)
Ici, il ne s’agit
plus de montrer une figure, de faire bonne figure, mais bien
d’exposer un corps. Le corps n’advient qu’à l’issue de la
scène, une fois usées, défaites toutes les médiations
discursives. Par ce corps sale et défait, ce corps en deçà de
toute figuration, nous accédons momentanément au socle du
dispositif de récit, à cette fiction du corps atteint, brutalisé,
qui préexiste au récit et le conditionne entièrement. On voit
ainsi comment l’horreur du corps abject appelle une structure du
récit permettant de la figurer, puis une narration par quoi cette
structure puisse s’inscrire dans une temporalité. De même que
toute figure est barrée, toute structure organise une polarité :
la structure de La Religieuse, consiste à assigner le corps
de Suzanne qui résiste à toute assignation. La narration compense,
conjure les ruptures qu’induit la mécanique structurale :
dans La Religieuse, on progresse d’assignation en
assignation, dans l’illusion d’aller vers un corps réconcilié
avec sa figure.
III. Le corps du texte
Le corps romanesque révèle ainsi sa fondamentale ambiguïté :
c’est bien la plénitude charnelle du corps, désirante et désirée,
abjecte et sublime, glorieuse et martyrisée, qui fournit la matière
principielle de la fiction. Le corps est le substrat du texte. Mais
dans le même temps tout ce que le texte élabore dans l’ordre du
discours non seulement s’éloigne du corps (du corps à la figure,
de la figure à la narration), mais lui substitue des représentations
dénaturées. Le texte défait le corps, s’ingénie à travestir
cette origine honteuse, à dissimuler cet enjeu prosaïque.
La révolte de
Suzanne, qui défait les figures auxquelles elle est astreinte,
s’avère dès lors insuffisante : elle ne fait advenir le
corps dans le texte qu’à l’usure, à l’issue fragile des
scènes où elle abîme ses figures. C’est le corps même du texte
qu’il s’agit d’attaquer, c’est-à-dire la pratique de
l’écriture, que Diderot s’emploie à réformer : une
écriture qui ne se construirait plus contre le corps, comme sa
négation rhétorique, mais à partir de lui, par le hiéroglyphe, le
tableau vivant, la pantomime.
La théorie du
hiéroglyphe se constitue dans la Lettre sur les sourds à
partir d’une banale question de grammaire sur l’ordre naturel des
mots dans la langue. Progressivement, La Lettre sur les sourds
en vient à suggérer qu’il n’y a pas d’ordre naturel de la
langue, car la pensée est simultanée. La comparaison entre la
pensée, qui est sans durée, et le langage, qui traduit l’impression
sensible globale en articulation et enchaînement syntagmatique,
précède et prépare, chez Diderot, la réflexion dans les Salons
sur l’ut pictura poesis, la comparaison de la peinture,
muette et immobile, et du théâtre, qui déroule son intrigue et
fait entendre ses tirades. Par le hiéroglyphe, la poésie est
ramenée aux moyens de la peinture, le langage à l’expression
naturelle de la pensée. Inversant le précepte humaniste de l’ut
pictura poesis, Diderot revient à sa signification première,
celle qu’il avait dans l’Art poétique d’Horace :
que la poésie soit comme une peinture.
 Les effets de la peste, gravure de Frans van Mieris le jeune en tête du livre V du De natura rerum de Lucrèce, illustrant la peste d'Athènes. Lucrèce, De rerum natura, éd. S. Havercamp, 2 vol. in-4°, Leyde, 1725
Le hiéroglyphe
réalise cette sublime régression, qui, ramenant la parole à son
origine muette et sensible, abolit la durée du syntagme. Diderot en
donne une série d’exemples, empruntés essentiellement à Homère
et à Virgile : selon lui, les sonorités et les effets
prosodiques du vers épique donnent à entendre, à sentir, à voir
immédiatement ce que la phrase déroule dans l’orbe lourde et
longue d’une métaphore ou d’un micro-récit. Le hiéroglyphe
révèle ainsi l’épaisseur du signifiant, le corps du texte, qui
n’est pas seulement une appréhension plus intuitive de la parole,
mais bel et bien l’évocation d’un corps matériel, charnel, de
ce corps même, archaïque, par lequel nous pensons.
Le dernier hiéroglyphe
et le plus élaboré a donné lieu, dans l’édition originale de la
Lettre, à une gravure, représentant une femme à l’agonie.
Diderot cite, pour décrire cette « femme mourante », les
vers de Virgile sur la mort de Didon, puis ceux de Lucrèce décrivant
la vie quittant le corps. Il imagine ensuite, pour exprimer
musicalement la succession de ces deux références latines, une
phrase musicale qu’il dote à son tour d’un texte français à
chanter : « Je me meurs ; à mes yeux le jour cesse
de luire. » Quant à la gravure, il a expliqué son origine
dans le préambule de le Lettre :
« Vous trouverez dans la planche
du dernier livre de Lucrèce, de la belle édition d’Havercamp, la
figure qui me convient ; il faut seulement en écarter un enfant
qui la cache à moitié, lui supposer une blessure au-dessous du
sein, et en faire prendre le trait. » (Vers IV 12.)
La gravure n’illustre
donc ni la mort de Didon, que Diderot commence par citer, ni les vers
du premier livre du De natura rerum. La peste d’Athènes,
dont Diderot extrait et dénature un détail, constitue une quatrième
référence au moins pour ce corps de femme mortellement atteinte
donné comme exemple de hiéroglyphe.
 Diderot, Lettre sur les sourds, gravure de l’édition originale in-8° de 1751
La multiplicité des
références, le trucage de l’image explicitement affiché,
déconstruisent délibérément la caractérisation taxinomique de la
figure ainsi que sa lecture, son décodage comme signe dans un espace
convenu, codé, de représentation. Détaché de l’enfant qui
pendait à son sein, blessé par un trait anonyme et sans histoire,
le corps de la femme mourante est un corps pur, pourvu de la seule
virtualité figurale vague du trait. Ce n’est pourtant pas
n’importe quel corps. On a vu comment dans La Religieuse le
corps de Suzanne mourante constituait la matrice de la fiction. Entre
mort du désir et petite mort de la jouissance, le corps de Mirzoza
ouvre le trou narratif et dessine l’horizon d’attente du récit
des Bijoux. Mais surtout la matrice imaginaire qui porte
l’angoisse du trou narratif est le corps menacé de Shéhérazade,
dont Mirzoza, la favorite de L’Oiseau blanc, conte bleu,
Suzanne, l’hôtesse de Jacques le fataliste constituent
autant de figures détournées.
Dans le Salon de
1767, Diderot évoque à deux reprises deux célèbres tableaux
de Poussin, l’Et in Arcadia ego et le Paysage au serpent,
que l’on désigne ordinairement comme Paysage avec un homme tué
par un serpent, mais où notre critique d’art décrit
obstinément un corps de femme :
« une femme enveloppée d’un
serpent qui l’entraîne au fond des eaux » (Vers IV 645). « une femme étendue à terre,
enlacée d’un énorme serpent qui l’entraîne au fond des eaux,
où ses bras, sa tête et sa chevelure pendent déjà » (Vers
IV 742).
 Poussin, Paysage avec un homme tué par un serpent, 1648, Londres, National Gallery
Le tableau, appelé
aussi Les Effets de la peur, pour la gradation qu’il
représente des figures, de plus en plus indifférentes à mesure
qu’on s’éloigne du corps et du cœur de l’horrification, a
fait l’objet d’un commentaire de Félibien ; Fénelon, dans
son Dialogue entre Poussin et Léonard (1695), lui consacre un
long développement.
Poussin a peint le
hiéroglyphe de Diderot, et l’a peint comme archétype de la
transformation, par le processus de la représentation, du corps
trou, abject, horrifiant, en figure détachée, barrée par son
indifférence à l’horreur de l’événement. La hiérarchisation
des plans dans le paysage établit la taxinomie des figures et le jeu
des différences. Le corps exhibé du Paysage au serpent est
couplé avec le corps caché de l’Et in Arcadia ego :
la jouissance pastorale dans l’Eden arcadien se résout dans la
dépression figurale du tombeau, l’irreprésentable corps mort,
corps trou constitutif de toute représentation. Ce que Diderot
analyse comme un diptyque de Poussin
(le corps montré / le corps occulté) n’est pas évoqué
directement dans la Lettre sur les sourds. Mais l’image en
est sous-jacente dans l’exemple du serpentem fuge, que
Diderot donne pour analyser les inversions :
« Par exemple, si de ces deux
idées contenues dans la phrase serpentem fuge, je vous
demande quelle est la principale, vous me direz, vous, que c’est le
serpent ; mais un autre prétendra que c’est la fuite, et vous
aurez tous deux raison. L’homme peureux ne songe qu’au serpent,
mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu’à
ma fuite : l’un s’effraie et l’autre m’avertit. »
(Vers IV 26.)
La différenciation des
attitudes prises face à la catastrophe menaçante du serpent ne
résout pas la question de l’ordre naturel des mots ; mais
elle rend compte exactement du dispositif mis en œuvre dans le
tableau de Poussin, qui constitue donc implicitement, et probablement
inconsciemment pour Diderot, le modèle absolu, principiel du corps
fictionnel sur lequel tout récit, toute représentation se
construit.
Le corps du texte
renvoie à la mort de la mère, figurée puis défigurée d’après
la gravure de Frans van Mieris, reconstituée à partir du tableau de
Poussin. Cette mort archaïque, qui préexiste à toute
représentation et que toute représentation commence par défigurer,
est celle de la scène primitive freudienne, où père, mère et
enfant confondent leur rôle dans la perpétration brutale du meurtre
du corps sexe. Dans le Paradoxe sur le comédien, Diderot
évoque une nouvelle fois ce corps abject enlacé de serpents :
contrairement à l’acteur anglais, l’acteur français tributaire
des contraintes du vers racinien est « enlacé par les vers
harmonieux de ce dernier, comme par autant de serpents dont les plis
lui étreignent la tête, les pieds, les mains, les jambes et les
bras. » (Vers IV 1379.)
Le modèle du Laocoon,
ici implicitement convoqué, n’est pas distinct de celui de la
femme au serpent de Poussin. À propos d’Une Scène du Massacre
des Innocents de Jean Baptiste Marie Pierre, dans le Salon de
1763, Diderot fait le lien :
« La femme qui se tue est
blafarde. Je ne sais pourquoi elle se tue, car je cherche son
désespoir et ne le trouve point. Il ne faut pas prendre de la
grimace pour de la passion. […] Pour en sentir la différence, je
[…] renvoie au Laocoon antique qui souffre et ne grimace
point. » (Vers IV 250.)
De même, pour la même
réflexion, dans les Essais sur la peinture, l’évocation de
l’apparition de Vénus à Énée au chant I de l’Énéide
(Vera incessu patuit dea) appelle la référence à Laocoon :
« Le Laocoon souffre, il ne grimace pas. Cependant la douleur
cruelle serpente depuis l’extrémité de son orteil jusqu’au
sommet de sa tête. » (Vers IV 489.) Le corps pur,
irreprésentable, est celui de la mère mortellement atteinte, et
l’une de ses figurations les plus sublimes, avec le Paysage au
serpent, est le Laocoon. Parfois le corps même est
identifié au serpent, comme dans Le Neveu de Rameau. Tout le
dialogue de Lui et de Moi se bâtit à partir de la fiction du dîner
chez Bertin, où la conscience vile du parasite s’est retournée,
par le tableau de l’abbé de La Porte conduit au haut bout de la
table, en conscience noble du philosophe décrivant sans complaisance
la pantomime d’une société corrompue (Vers II 663). La scène du
dîner, le tableau qu’en fait Rameau, se ramène en définitive au
maestoso cazzo, c’est-à-dire au corps sexe du Neveu. Or,
plus tôt dans le dialogue, Rameau s’était décrit comme serpent :
« Faut-il qu’on puisse me dire :
Rampe, et que je sois obligé de ramper ? C’est l’allure du
ver, c’est mon allure ; nous la suivons l’un et l’autre
quand on nous laisse aller, mais nous nous redressons quand on nous
marche sur la queue. On m’a marché sur la queue, et je me
redresserai. » (Vers II 652.)
Du corps mourant,
étouffé, enlacé par les serpents, au corps sexe du maestoso
cazzo ou au corps ver tout à coup redressé, révolté, le même
corps du texte est à l’œuvre, entre mort, jouissance et révolte.
Même s’il s’incarne fugitivement, allusivement, dans une figure,
ce corps n’est pas fondamentalement de l’ordre de la
représentation. Il en constitue, comme corps sexe, l’horizon, et
comme corps du texte, le substrat et le processus.
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