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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « La Russie de Leprince vue par Diderot », Slavica Occitania, n°19, Toulouse, 2004, pp. 13-38 La Russie de Leprince vue par DiderotStéphane Lojkine Résumé : Quoique
Leprince ait construit l’ensemble de sa carrière de peintre à
partir de son voyage en Russie, sa peinture n’a rien
d’ethnographique. Entre tradition de la pastorale et curiosité
pour les « russeries », c’est le statut du document
qui est en jeu dans ce projet artistique ambigu. Les comptes rendus
que Diderot consacre à Leprince dans ses Salons
reflètent cette ambiguïté. Il commence par ignorer le fait russe,
tout ce qui touche à l’authenticité dans la représentation des
mœurs.
Avec Le Baptême russe,
tableau de réception de l’artiste à l’Académie en 1765,
Diderot prend en compte les mœurs russes par le badinage :
mais il tait les détails orientaux de la scène. Il fustige la
richesse de vêtement des femmes comme un artifice rococo, mais loue
le costume russe, plus proche du costume antique que le français :
la dimension documentaire de la peinture n’est acceptée que parce
qu’elle coïncide avec les canons les plus classiques de la
représentation.
Même
ambiguïté dans les Jeux russiens,
six cartons de tapisserie commandés par la manufacture de Beauvais.
Dans un univers de féerie pastorale totalement irréel,
l’introduction de la bohémienne marque une rupture sans pour
autant introduire le réel : outre ses origines caravagesques,
la bohémienne est un sujet à la mode, illustré par Boucher et par
Casanove notamment, hors de toute spécificité russe. Elle signifie
la trivialité du monde, mais elle ne montre pas cette trivialité.
La description diderotienne de La Diseuse de
bonne aventure de Leprince, en apparence
purement factuelle, souligne le classicisme technique d’une
composition obéissant à toutes les règles d’une scène
canonique. 
Autant
prévenir le lecteur d’emblée : les lignes qui suivent ne
lui apprendront rien sur la Russie du dix-huitième siècle. Pire :
la peinture de Leprince en dit fort peu. C’est pourtant par son
voyage en Russie que Leprince s’est acquis la notoriété ;
c’est sur ce voyage et les carnets de dessins qu’il en a ramenés
qu’il a bâti toute sa carrière artistique. Contrairement aux
chinoiseries d’un Boucher ou aux turqueries d’un Vanloo, les
« russerries » de Leprince (le terme est de lui)
procèdent d’une expérience réelle, correspondant à des mœurs,
à des lieux réels.
On
voudrait se demander ici comment dans l’espace irréaliste de la
représentation classique naît au dix-huitième siècle la notion,
l’idée de document, comment la fantaisie pastorale du peintre
rococo peut être amenée à se revendiquer comme peinture de la
Russie, procédant d’une enquête ethnographique. Leprince n’opère
pourtant aucune transformation radicale : entre bergerie kitch
et scène vue, il demeure dans une ambiguïté d’où son public ne
souhaitait pas sortir. Sur les intentions, sur la démarche du
peintre, nous n’avons pour ainsi dire aucun document ; en
revanche, sur la réception de son œuvre, nous disposons d’un
témoignage de choix : ce sont les commentaires de Diderot,
notamment les comptes rendus des Salons de 1765 et de 1767.
Après
avoir brièvement retracé la carrière de Leprince, nous montrerons
comment le commentaire très mitigé de Diderot, confronté d’abord
à l’étrangeté des mœurs russes, puis à l’exhibition des
vêtements russes, prend appui sur cette présence forcée,
inconvenante du référent pour mettre en œuvre un nouveau rapport,
non médié, à la peinture.
Leprince et le voyage en Russie
 Supplice du grand knout. Chappe d’Auteroche, Voyage en Sibérie, Paris, Debure, 1768. Tome I, n°XIV. Gravure de Tilliard d’après Leprince. 25,5x19,7 cm
Jean
Baptiste Leprince
naît à Metz le 17 septembre 1734. Grâce à la protection du
gouverneur de Metz,
le maréchal de Belle-Isle, qui lui octroie une pension, il devient
un élève de Boucher. Si l’on en croit ses premières œuvres, il
aurait entrepris en 1754 le traditionnel pélerinage en Italie :
mais il a très bien pu s’inspirer pour ces vues d’Italie des
gravures de Piranèse. Toujours est-il qu’en 1757, fuyant les
difficultés d’un mariage malheureux conclu par nécessité avec
une femme plus âgée et plus riche que lui, Marie Guiton, il part
pour la Hollande, depuis laquelle il se rend en Russie en 1758,
réchappant d’une attaque de son bateau par des corsaires grâce
au sang-froid avec lequel il joua du violon pendant l’abordage (L.
Réau). Leprince séjourne en Russie de 1758 à 1763 : depuis
Saint-Pétersbourg, où il peint quelques dessus-de-portes et
plafonds pour le Palais d’Hiver, il se rend à Moscou, Riga,
parcourt la Livonie, la Finlande, visite les Samoyèdes et aurait
poussé jusqu’en Sibérie orientale et au Kamtchatka.
Il est ainsi « le premier artiste français à s’être
aventuré en dehors des milieux de la cour russe, complètement
francisés, pour aller consigner les us et coutumes de la campagne »
(P. Stein). La concordance des dates a fait parfois supposer (à
tort, semble-t-il, et en tout cas sans preuve) qu’il avait
accompagné l’abbé Chappe d’Auteroche dans sa mission
sibérienne commanditée par l’Académie royale des sciences de
Paris, pour aller observer à Tobolsk le passage de Vénus sur le
soleil, prévu le 6 juin 1761 : Chappe d’Auteroche ramena de
son expédition de quinze mois un récit qui est un véritable
tableau des mœurs russes, qu’il fit imprimer en trois volumes
in-folio illustrés de gravures d’après les dessins de Leprince,
de Moreau le Jeune et de Caresme de Fécamp.
 Leprince, Le Berceau pour les enfants, Salon de 1765, n°150, huile sur toile, 59x74 cm, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum Rentré
à Paris à la fin de 1764, Leprince rapporte de son voyage en
Russie toute une provision de dessins qui alimenteront, durant les
vingt années de sa carrière de peintre et de graveur, les tableaux
de genre et les paysages russes par lesquels il devint célèbre.
Outre les peintures qu’il expose régulièrement aux Salons
bisannuels de l’Académie royale de peinture (il est agréé en
1765 avec Le Baptême russe pour tableau de réception),
Leprince exécute pour la manufacture de Beauvais les cartons d’une
tenture de six pièces intitulée Les Jeux russiens, qui sera
tissée plusieurs fois à partir de 1769. Il se consacre également
à la gravure,
perfectionnant en 1768 la technique d’aquatinte inventée par son
compatriote lorrain Jean-Charles François pour imiter les dessins
au lavis. Logé au Louvre où il se lie d’amitié avec son voisin
le sculpteur Pajou, Leprince en 1781 se retire à la campagne en
compagnie de sa nièce Marie-Anne Leprince, à Lagny, où il meurt
le 30 septembre.
Illisibilité de Leprince
Voilà
donc un élève de Boucher, le plus délicieusement artificiel des
peintres des Lumières, le plus insolemment ignorant dans sa
peinture de la réalité du monde, qui se fait peintre de la Russie
et construit toute son œuvre à partir du voyage le moins rococo
qui soit. Leprince pourtant ne rompt aucunement dans sa peinture
avec le style et l’esthétique de son maître. On touche là à
l’ambiguïté fondamentale de son projet artistique.
Contrairement
à Boucher qui l’a pratiquée, Leprince n’est pas un peintre
d’histoire ; il ne crée pas dans la sphère noble de la
représentation, où l’image peinte tient le discours universel de
la culture, où son dispositif, son idée ou idéal est supposé se
traduire indifféremment dans la linéarité d’une narration ou
dans l’effet global, spatial, d’une composition visuelle. Les
toiles les plus appréciées de Diderot, Le Berceau pour les
enfants et Le Baptême russe notamment, relèvent de la
peinture de genre, qui ne s’élabore pas à partir de cette
culture préexistante, partagée par le créateur et son public.
Elle met en scène des mœurs non écrites, une histoire neuve :
le spectateur est alors amené non à déchiffrer, mais à
construire le discours de l’image, non à retrouver, mais à
conjecturer, à établir l’histoire. La peinture de genre produit
son propre discours ; elle intériorise, elle autonomise son
code herméneutique.
 Leprince, Vue d’un pont de la ville de Nerva, Salon de 1765, n°152, huile sur toile, 45,6x55,1 cm, Rouen, Musée des Beaux-Arts Quant
au paysage, par quoi Leprince tente de rivaliser avec Vernet, il
tend carrément à faire l’économie de la culture. Le paysage est
sans histoire : le dix-huitième siècle a évacué
progressivement du paysage tous les repères mythologiques qu’y
disposait encore au siècle précédent un Claude Le Lorrain. Reste
alors l’architecture, qui permet en dernier ressort, faute de
fiction, d’historiciser le paysage, de l’inscrire dans une
civilisation : en 1765, Leprince expose par exemple une Vue
d’une partie de Pétersbourg, Le Pont de Nerva,
ou une Vue d’un moulin dans la Livonie ; en 1769,
c’est le Cabak, ou espèce de guinguette des environs de
Moscou.
Que
signifient pour le public français ce quartier d’une ville
lointaine, ce pont ou ce moulin d’ailleurs, cette guinguette au
nom qui ne dit rien ? L’exotisme du lieu fournit à la
représentation un alibi d’inscription historique, tout en en
escamotant la lisibilité. La scène exotique exhibe le charme de
l’incompréhensibilité de son code : déjà dans l’intimité
du sérail ou dans les gestes de la cérémonie du thé, le public
ne cherchait pas à apprendre une autre culture, mais se délassait
d’être dispensé de lire et de jouer les conventions d’un monde
étranger. L’exotisme vaut sauf-conduit et met en vacances de
déchiffrement. Dans le Salon de 1767, l’article que
Diderot consacre à Leprince précède immédiatement celui sur
Hubert Robert, où le philosophe développe sa poétique des
ruines : comme le moulin de Livonie ou le pont de cette obscure
ville de Nerva, les ruines de Robert viennent déconstruire
l’histoire comme medium et support de la représentation. Seule la
cause de l’étrangeté change. Mais dans un cas comme dans l’autre
ce que l’on peut lire de, ou dans l’image devient
incompréhensible : le monument, l’inscription, l’usage
même du lieu sombrent dans l’illisibilité.
Sur
le plan sémiologique se joue ici l’autonomisation de l’image,
qui commence à fonctionner comme medium autarcique, adopte son
propre langage, puis fait l’économie de tout langage, s’adressant
directement aux yeux. Sur le plan référentiel, ce qui est
communiqué n’est plus essentiellement de l’ordre du signifié,
de la représentation. La peinture introduit la dimension du réel,
non plus à ses marges, comme un écrin dont orner, sertir, habiller
la représentation, mais comme un enjeu central, comme un objet à
part entière : elle devient image de, et par exemple image de
la Russie.
Le problème des mœurs
La
façon dont Diderot rend compte des peintures de Leprince est
caractéristique de cette mutation. Faut-il traiter ces sujets
bucoliques comme des pastorales, c’est-à-dire comme une variation
sur le fond culturel commun constitué par le théâtre, l’opéra,
la peinture décorative, la poésie lyrique et l’épopée tardive,
où les idylles de bergers constituent des représentations
abstraites dans un monde irréel et codifié, ou bien ces Russes en
peintures nous font-ils voir une Russie réelle, constituent-ils un
document ?
La Russie de Leprince est-elle un avatar de la turquerie rococo, un
prétexte à la déréalisation constitutive de la représentation,
ou bien y a-t-il là en soi une image de la Russie qui fait sens
comme référent neuf, inédit, qui communique une description des
mœurs, qui jette les bases d’une investigation ethnographique ?
Diderot
aborde Leprince depuis l’ancien monde de la culture commune avec
ses codes partagés et ses histoires rodées. Dans l’article
Leprince du Salon de 1765, l’image de la Russie n’est
envisagée que de façon négative, comme ce à quoi il n’a pas
accès : « Je ne réponds point des imitations russes,
c’est à ceux qui connaissent le local et les mœurs du pays à
prononcer là-dessus » (DPV XIV 223). L’image de
la Russie suppose, pour être lue, la connaissance d’un code qui
fait défaut, d’une clef qui manque ; Son étrangeté est
indéchiffrable. « Songez, mon ami, que je laisse toujours là
les mœurs que je ne connais point » (DPV XIV 225) :
Diderot refuse de prendre en considération la dimension
documentaire de cette peinture et l’ignorance qu’il invoque
traduit, sinon un désarroi, du moins l’agacement face à ce qui
est perçu comme une incongruïté artistique. L’agacement éclate
d’ailleurs franchement aux pages suivantes. À propos de la Vue
d’un pont de la ville de Nerva, Diderot s’exclame :
« ce sera, si l’on veut, le sujet d’une bonne planche dans
un auteur de voyages,
mais c’est une chose détestable en peinture »
(DPV XIV 228). Ce n’est pas là le rôle de la
peinture : la vacuité narrative du document détonne dans
l’univers culturellement saturé de la peinture ; « avec
la plus rigoureuse imitation de mœurs cela ne signifie rien »
(DPV XIV 229).
Pourtant,
au fur et à mesure que le monde de Leprince, dont la production est
abondante, s’impose à Diderot, le critique d’art modifie son
attitude. Au lieu de rejeter en bloc ce qui se manifeste à lui
comme image de la Russie, c’est-à-dire de quelque chose
d’étranger, d’inconnaissable, du dehors de la peinture, Diderot
accommode son discours : la Halte des Tartares marque le
moment de ce basculement.
« Si les mœurs sont vraies, ce
morceau peut intéresser par là, du reste, c’est peu de chose.
Les objets n’y sont liés que pour l’œil, aucune action commune
qui les enchaîne. En effet qu’ont entre eux de commun ce chariot
qui passe, cette femme debout, cet homme assis, ce voyageur à
cheval ? Qu’ont-ils de commun avec une halte ou le sujet
principal ? Rien qui se sente. Cela est placé là comme dans
un tableau de genre un mouchoir, une tasse, une soucoupe, une jatte,
une corbeille de fruit, et à moins qu’il n’y ait dans le
tableau de genre la plus grande vérité de ressemblance et le plus
beau faire, et dans un paysage tel que celui-ci une grand ebeauté
de site avec la plus rigoureuse imitation de mœurs, cela ne
signifie rien. » (DPV XIV 228.)
On
trouve là les termes les plus durs. Le discours sur la peinture
brutalise celle-ci, l’écrase et la nie précisément pour ce
qu’elle est, qui n’est pas de l’ordre du discours :
« c’est peu de choses » ; « cela ne
signifie rien ». Aucune liaison compréhensible entre les
objets, c’est-à-dire aucun code familier susceptible de favoriser
l’interprétation de la scène. Pourtant le tableau n’est pas
mal composé ; mais « les objets n’y sont liés que
pour l’œil » ; il y a une logique de l’image, que ne
relaye aucune histoire connue. Or cette logique là, sans histoire,
sans texte, a sa place dans la peinture : c’est celle de la
nature morte. Diderot parle encore de tableau de genre, mais dès le
tableau suivant, il saute le pas : « je vais décrire ce
tableau-ci comme si c’était un Chardin ».
Le
document fait son entrée dans la peinture par défaut, comme degré
zéro de la représentation. Mais Chardin est un très grand
peintre, reconnu par Diderot comme tel. Une fois lue comme du
Chardin, la peinture de Leprince peut commencer à exister comme
peinture de la Russie et prendre de la valeur comme image de la
Russie. Timidement, ces mœurs que Diderot avait d’emblée
récusées comme inconnaissables font retour comme valeurs, comme
éléments positifs d’authentification et d’appréciation de la
peinture.
On
ne doit pas se tromper à cette critique de la déliaison des
objets. Elle marque certes une défiance, une incompréhension ;
elle indique peut-être un défaut ; mais elle définit d’abord
et avant tout le genre que Diderot assigne à cette peinture, ce
genre hors-genre de la nature morte qui se manifeste alors, chez
Chardin même, comme limite et comme critique de la représentation
classique, critique muette mais radicale par l’économie qu’elle
fait de l’action, c’est-à-dire de ce qui assure l’interface
entre le texte et l’image, le basculement transparent de la
linéarité discursive d’une narration en la globalité visuelle
d’un dispositif liant, articulant personnages et objets sur la
toile. Ce que Diderot pointe ici, c’est l’absence de cette
articulation discursive des objets, c’est-à-dire l’impossibilité
pour ces toiles russes de restituer une narration relevant de la
culture commune. En feignant de regarder la peinture de Leprince
comme de la nature morte, Diderot ne punit pas simplement un mauvais
élève de l’Académie royale : il pointe l’irréductibilité
de cette peinture ethnographique aux codes classiques de la
représentation, il déconstruit le code pour faire apparaître
quelque chose de neuf, faire voir ne serait-ce que négativement
cette dimension des mœurs, cette étrangeté documentaire qui
constitue l’originalité et a assuré le succès de Leprince.
D’ailleurs
le dédain de l’honnête homme pour les réalités triviales de la
peinture de mœurs le cède bientôt à la curiosité de
l’encyclopédiste à l’affut des savoirs du monde, face à la
Manière de voyager en hiver :
« Tout ce qu’on apprend là,
c’est la manière dont les voitures sont construites en Russie. Je
ne sais si ces bâtons recourbés ne seraient en ce pays-ci même,
surtout dans les provinces où les chemins sont unis et ferrés,
d’un très bon usage, avec la précaution d’y ajuster de larges
roulettes de fer. » (DPV XIV 229.)
On
retrouve ici l’auteur de l’article Abricot nous livrant ses
recettes de fruits confits, ou de l’article Bas, expliquant le
fonctionnement du métier à tisser le plus sophistiqué de l’ère
préindustrielle : les voitures-traîneaux russes ne sont ni
plus, ni moins exotiques pour les lecteurs cultivés, policés,
urbains du philosophe.
Le Baptême
russe, ou l’autofiction comme supplément du code
La
fin de l’article Leprince du Salon de 1765 est consacrée
au Baptême russe, la plus éclatante des productions du
peintre exposées cette année là, son morceau de réception, et
l’un des tableaux les plus remarqués du Salon. À tableau de
choix, commentaire d’exception : Diderot ne se contente pas
d’un examen critique ; il met en œuvre un véritable
badinage d’anthologie.
Il
s’agit d’abord de poser la scène, c’est-à-dire d’établir
le code, le maillage symbolique dans lequel cette représentation
vient s’inscrire :
« Le Baptême russe. Du
même. Nous y voilà. Ma foi, c’est une belle cérémonie. Cette
grande cuve baptismale d’argent fait un bel effet. La fonction de
ces trois prêtres qui sont tous les trois à droite, debout, a de
la dignité : le premier embrasse le nouveau-né par-dessous
les bras et le plonge par les pieds dans la cuve ; le second
tient le Rituel et lit les prières sacramentelles, il lit bien,
comme un vieillard doit lire, en éloignant le livre de ses yeux ;
le troisième regarde attentivement sur le livre ; et ce
quatrième qui répand des parfums sur une poêle ardente placée
vers la cuve baptismale, ne remarquez-vous pas comme il est bien,
richement et noblement vêtu ? comme son action est naturelle
et vraie ? Vous conviendrez que voilà quatre tête bien
vénérables… » (DPV XIV 236.)
Belle
cérémonie, bel effet ; le second prêtre lit bien ;
le quatrième, ne remarquez-vous pas comme il est bien ?
Circulant entre le Beau et le Bien, la rhétorique de l’éloge
déploie tous ses feux : conformément à la tradition qui fait
de l’ekphrasis un genre épidictique, Diderot célèbre la
répétition et la perfection du code : la critique relève
d’un autre genre et n’est pas de mise. Le tableau est « du
même » : la formule, anodine, et qui se répète
d’article en article dans presque tous les Salons de
Diderot, dit la redondance et la familiarité, et le dit ici
d’autant plus que nous arrivons au dernier tableau de l’article
Leprince. « Nous y voilà » : Le Baptême russe
est attendu, comme le clou, comme l’événement sensationnel qui
couronnera ce parcours russe. « Nous y voilà » couronne
la rumeur qui a accompagné le face à face avec l’œuvre, suggère
l’attroupement et la sensation. La toile est déjà là, elle
constitue déjà un événement mondain : l’amplification
encomiastique se nourrit de cette répétition, de cette familiarité
d’un monde attendu aux codes connus.
Diderot
pour sa description ne part ni du premier plan, ni d’un côté de
la toile, mais de ce qui constitue son point focal, la cuve
baptismale, comme le berceau constituait le point focal autour
duquel s’organisait concentriquement toute la représentation dans
Le Berceau pour les enfants, le n° 150 du Livret.
La cuve est l’objet réel à partir duquel va se construire le
réseau symbolique des rites et des liens sociaux. La description
est organisée pour progresser du réel vers le symbolique, des
gestes les plus concrets vers les significations les plus
abstraites, voire les plus cachées.
Le
premier prêtre est celui qui baptise matériellement le nouveau né
en le plongeant dans l’eau : il « embrasse »
l’enfant, c’est-à-dire qu’il l’enserre de ses deux mains.
L’exotisme russe du geste est à peine perceptible : l’enfant
« plong[é] par les pieds dans la cuve » sera baptisé
par immersion, selon le rite grec,
et non par aspersion, comme dans l’église latine.
Le
second prêtre « lit les prières sacramentelles » :
on passe à la dimension symbolique du rite, mais Diderot l’apprécie
dans une perspective qui n’est ni ethnographique, ni même
religieuse. Alors que tout l’exotisme de la scène tient à
l’étrangeté de la mélopée psalmodiée en slavon, Diderot loue
la posture du vieillard qui lit, la vérité du geste du presbyte,
vérité à la fois intime et transculturelle, qui n’a rien de
spécifiquement russe. Le commentaire ramène ainsi l’étrangeté
de mœurs inconnues à la familiarité d’une expérience intime
universellement partagée.
Il
en va de même du quatrième prêtre : passant rapidement sur
l’encens qu’il répand dans l’église, un des éléments
pourtant les plus typiques de la liturgie orientale, Diderot insiste
sur la qualité technique du rendu du vêtement et du geste, qualité
qui ramène la peinture à une pratique et à des normes communes et
connues. Parallèlement, l’énonciation change : la
description distanciée, à la troisième personne, est désormais
adressée à un interlocuteur virtuel, avec lequel le critique
cherche à instaurer une connivence : « ne remarquez-vous
pas comme il est bien » ; « vous conviendrez
que… »
Ici
se prépare un changement de stratégie : l’effacement
presque jusqu’au déni des mœurs russes ne sera plus compensé
par la seule appréciation technique du « faire » de
l’artiste, qui a poussé jusqu’ici Diderot à traiter la
peinture de Leprince comme de la nature morte, mais par la
construction d’un espace social virtuel où intégrer ces nouveaux
personnages, d’une scène hybride, partie du tableau, partie de la
fiction diderotienne. Par cette fiction où il se met en scène,
Diderot va d’abord continuer de suppléer, puis finalement
intégrer la dimension des mœurs.
Le
dialogue qui s’ouvre après la description des quatre prêtres
intègre donc l’étrangeté, l’hétérogénéité du référent
en la répercutant sur le mode du badinage :
« Mais vous ne m’écoutez pas,
vous négligez les prêtres vénérables et toute la sainte
cérémonie, et vos yeux demeurent attachés sur le parrain et la
marraine. Je ne vous en sais pas mauvais gré ; il est certain
que ce parrain a le caractère le plus franc et le plus honnête
qu’il soit possible d’imaginer ; si je le retrouve hors
d’ici, je ne pourrai jamais me défendre de rechercher sa
connaissance et son amitié : j’en ferai mon ami, vous
dis-je. »
 Jean-Honoré Fragonard, Jéroboam sacrifiant aux idoles, huile sur toile, 111,5x143,5 cm, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts À
la φιλία dialogique qu’instaure
l’interpellation d’un interlocuteur fictif, Diderot surenchérit
par la recherche et la promesse d’une amitié avec le parrain du
baptême. Les deux intimités fictives ont le même but : faire
communiquer et unifier l’espace du spectateur (l’œil et le
jugement du critique) et l’espace de la toile. L’autre du
dialogue est déjà entré plus avant dans la scène représentée.
Un pied dans le Salon avec Diderot, un pied dans l’église avec
les personnages, il constitue l’embrayeur visuel que certains
peintres installent latéralement au premier plan de leurs
compositions, regardant la scène juste en avant du public qui
contemplera la toile.
Quant
au choix que Diderot fait du parrain comme ami futur, il est
étrange : celui-ci, placé dans l’ombre derrière la
marraine, ne regardant rien ni personne, l’œil vague et le
sourire éteint, n’invite guère à la sociabilité ! Pas un
mot bien sûr sur le teint basané, les sourcis arqués de ce visage
oriental qui n’a rien de russe et que Leprince a probablement
ramené de ses carnets sibériens. Pas un mot non plus de l’enfant,
encore plus typé pourtant, qui au premier plan à gauche nous fait
face. Diderot l’évoquera plus loin, à contresens d’ailleurs :
« Ce jeune homme que je vois derrière le parrain est ou son
page ou son écuyer ». Mais il ne s’agit pas d’un
domestique portant derrière lui les armes et bagages de son
maître : l’enfant emporte hors de l’église, avec les
lourds vêtements d’hiver, l’épée dont le port y est interdit.
En effet, comme le rappelle Voltaire, « telle était
l’ancienne coutume […] de ne se présenter ni dans l’église
ni devant le trône avec une épée, coutume orientale, opposée à
notre usage ridicule et barbare d’aller parler à Dieu, aux rois,
à ses amis et aux femmes avec une longue arme offensive qui descend
au bas des jambes. »
On
voit ici combien la démarche de Leprince s’oppose à celle de
Diderot. Le peintre pourrait s’être inspiré pour ce morceau de
réception, où il devait montrer non seulement son savoir-faire,
mais sa culture picturale, d’une œuvre de Fragonard qui avait été
primée en 1752 par l’Académie royale de peinture, Jéroboam
sacrifiant aux idoles, actuellement conservée à l’École
nationale supérieure des Beaux-Arts à Paris.
Cette œuvre semble avoir inspiré Fragonard lui-même pour son
Corésus et Callirhoé, exposé au Salon en même temps que
Le Baptême russe. Jean-Baptiste Leprince, Le Baptême russe, huile sur toile, 76x97 cm, Paris, Musée du Louvre, inv. 7331 À
l’autel du veau d’or correspond chez Leprince la cuve
baptismale,
tandis que le couple du parrain et de la marraine occupe la place du
prophète et de la femme spectatrice, sur la gauche. Enfin, le
personnage en rouge, assis de dos au premier plan chez Fragonard,
est remplacé par le prêtre préparant l’encens dans Le
Baptême. Les amples vêtements russes sont très proches des
tuniques bibliques. Quant à l’estrade qui isole l’espace
restreint du rituel de l’espace vague depuis lequel il est
observé, elle se retrouve naturellement dans les trois tableaux. Il
est difficile cependant de certifier l’emprunt : les sujets
diffèrent trop et c’est plus la composition d’ensemble que tel
ou tel détail précis que l’on retrouve. Ce qui est sûr, c’est
que Leprince adopte une disposition de base connue et attendue,
qu’il met en œuvre une organisation scénique de l’espace
caractéristique de la peinture d’histoire classique. Cette
construction, cet artifice constitue la base de la représentation,
qui est dans un second temps adaptée au sujet, qui fait l’objet
d’une variation permise, d’un écart modéré par rapport au
cadre mimétique attendu : au lieu des mendiants assis dans
l’ombre à gauche dans le Jéroboam de Fragonard, Leprince
place l’enfant à l’épée, censé assurer la même fonction de
transition entre l’espace vague et l’espace restreint. Alors que
les mendiants sont insignifiants chez Fragonard, ne remplissant que
le rôle structurel ordinaire, l’enfant au type oriental,
exécutant une action qui renvoie à un trait de mœurs spécifique,
constitue la toile en document et introduit sur la scène de la
représentation la dimension du référent. Leprince détourne
légèrement une composition issue de la culture commune vers la
particularisation ethnographique, tandis que Diderot gomme cette
particularisation et ramène au contraire l’exotisme de la
représentation vers un espace de sociabilité commun et familier.
Mais
le badinage ne saurait s’arrêter en si beau chemin : le
lecteur attend l’ouverture d’un jeu érotique. De la connivence
avec l’interlocuteur dialogique, on n’est passé à la promesse
de rechercher l’amitié du parrain que pour en venir au
libertinage avec la marraine. Tandis que le réseau des liens
affectifs se resserre et se complexifie, l’écart se creuse entre
ce qui se trame dans l’espace dialogique et ce qui est joué sur
la scène picturale de la représentation :
« Pour cette marraine, elle est
si aimable, si décente, si douce… — Que j’en ferai,
dites-vous, ma maîtresse, si je puis. — Et pourquoi non ? —
Et s’ils sont époux, voilà donc votre bon ami le Russe… —
Vous m’embarrassez. Mais aussi, c’est qu’à la place du Russe,
ou je ne laisserais pas trop approcher mes amis de ma femme, ou
j’aurais la justice de dire : Ma femme est si charmante, si
aimable, si attrayante… — Et vous pardonneriez à votre ami ?…
— Oh non. Mais ne voilà-t-il pas une conversation bien édifiante
tout au travers de la plus auguste cérémonie du christianisme,
celle qui nous régénère en Jésus-Christ, en nous lavant de la
faute que notre grand-père a commise il y a sept ou huit mille
ans ?… » (DPV XIV 237, suite du précédent.)
Du
libertinage avec la marraine à « la plus auguste cérémonie
du christianisme », le fossé se creuse. Ce fossé en
transpose un autre, le fossé entre les mœurs russes et le système
français des codes de la représentation, le hiatus entre le
document et la scène de la représentation. La transposition ramène
l’écart à un jeu entre deux mondes également familiers :
il n’est plus question de russerie, mais d’érotisme et de
baptême, c’est-à-dire d’un conflit entre deux mondes connus,
deux systèmes symboliques hétérogènes certes, mais d’où toute
étrangeté, tout exotisme a été banni. Le dialogue ne fait que
préparer les situations qui constitueront la matière du Paradoxe
sur le comédien, ces apartés érotiques ou triviaux des
comédiens au travers des scènes de théâtre les plus
pathétiques.
Diderot va progressivement placer là la jouissance esthétique,
dans ce hiatus entre l’artifice de la représentation et la
montée, l’irruption du réel : mais l’ambiguïté demeure
toujours, dans le rapport à la peinture comme dans la réflexion
sur le théâtre, de l’écart badin, voire libertin, dans les
limites autorisées de la représentation classique, ou de la
mutation sémiologique de fond faisant du document le nouveau
paradigme scénique.
Saturation textile
L’article
Leprince du Salon de 1767 ne revient pas sur la question de
l’étrangeté des mœurs russes. Le problème s’est déplacé.
Les premières œuvres annoncées dans le Livret, dont Diderot suit
l’ordre pour son compte rendu critique de l’exposition, sont des
cartons de tapisseries :
« Leprince n’est pas sans
talent ; et celui qui a su faire le Baptême russe est un
artiste à regretter. Pourquoi sa couleur, si chaude dans son
morceau de réception, est-elle ici sale et sans effet ? on
répond que ce tableau est destiné pour une manufacture en
tapisserie. Il fallait attendre, serrer les tableaux et exposer les
tapisseries. On n’en aurait pas dit autant de ceux que de Troy et
les Vanloo ont peints pour les Gobelins, ni de la Résurrection du
Lazare, ni du Repas du pharisien, par Jouvenet, ni du Baptême de
J.-C. par St Jean, de Restou. Le moyen qu’une copie, de quelque
manière qu’elle se fasse, soit de grand effet, c’est qu’il y
en ait dans l’original, plus que moins. Ainsi, plate excuse que
celle qu’on a cru devoir imprimer dans le livret. »
(DPV XVI 302-303.)
Au-delà
de la critique des couleurs, qui est récurrente chez Diderot
concernant Leprince,
c’est la fonction décorative de la peinture qui est ici visée et
provoque la mauvaise humeur du critique.
N’invective-t-il pas ailleurs Hallé, Lagrenée ou Boucher qui
gagnent leur vie à peindre des dessus-de-porte et à orner des
boudoirs galants, au lieu de créer les machines idéales de la
grande manière ?
Diderot invoque à dessein comme contre exemples des cartons de
tapisseries issus de la peinture d’histoire, aux antipodes des
pastorales rococo de Leprince.
À
partir du Berceau ou le réveil des petits enfants (qui
serait soit le tableau ovale de l’Ermitage,
soit une réplique perdue de ce tableau), cette critique des
couleurs s’accompagne de remarques sur les vêtements :
« Mais une chose dont je suis bien curieux et que je saurai
peut-être un jour, c’est si ce luxe de vêtement est commun dans
les campagnes de Russie » (DPV XVI 307). Déjà dans
le Salon de 1765, Diderot s’étonnait de la disproportion
entre la pauvreté des hommes et la richesse des vêtements des
femmes : « Voilà bien la chaumière du paysan, mais il
est trop grossier, trop pauvrement vêtu pour que cette vieille
femme soit sa femme. […] Serait-ce qu’en Russie les femmes sont
bien et les maris mal ? » (DPV XIV 233.) Et
plus loin : « cette paysanne est aussi très bien vêtue,
notez cela, c’est comme au tableau précédent. » Quoique
Diderot ne mentionne jamais Boucher dans ses commentaires de
Leprince, c’est bien cette filiation là qui est visée, comme le
montre le rapprochement que l’on peut faire avec ce qu’il
écrivait des pastorales et paysages de Boucher dans le Salon de
1761 :
« On se demande, mais où a-t-on
vu des bergers vêtus avec cette élégance et ce luxe ? quel
sujet a jamais rassemblé dans un même endroit, en pleine campagne,
sous les arches d’un pont, loin de toute habitation, des femmes,
des hommes, des enfants, des bœufs, des vaches, des moutons, des
chiens, des bottes de paille, de l’eau, du feu, une lanterne, des
réchauds, des chaudrons ? que fait là cette femme charmante,
si bien vêtue, si propre, si voluptueuse ? […] quel tapage
d’objets disparates on en sent toute l’absurdité ; avec
tout cela on ne saurait quitter le tableau. » (Salon de
1761, DPV XIII 222.)
Comme
on peut le constater, avant 1765, Diderot ne s’est pas encore
déclaré nettement contre Boucher qu’il fustige en 1765 et dans
la préface du Salon de 1767. De même, le ton se durcit
contre Leprince dans l’article du Salon de 1767. À propos
de deux pendants galants à la mode russe mettant en scène une
fille, une lettre, une entremetteuse et un jeune homme,
l’interrogation légèrement narquoise tourne au reproche
cinglant :
« Si vous n’entendez que les
étoffes et l’ajustement, quittez l’Académie, et faites-vous
fille de boutique Au Trait galant, ou maître tailleur à l’Opéra.
À vous parler sans déguisement, tous vos grands tableaux de cette
année sont à faire, et toutes vos petites compositions ne sont que
de riches écrans, de précieux éventails. On n’a d’autre
intérêt à les regarder, que celui qu’on prend à l’accoutrement
bizarre d’un étranger qui passe dans la rue ou qui se montre pour
la première fois au palais Royal ou aux Tuileries. Quelque bien
ajustées que soient vos figures, si elles l’étaient à la
française, on les passerait avec dédain. » (DPV XVI
313.)
Le
vêtement tue l’idéal. Il transforme la scène en défilé, il
défait l’espace de la représentation au profit d’une curiosité
pour l’œil qui ramène la toile à sa matérialité textile, à
une affaire de texture, de coupe, de coloris. Destinée à une
tapisserie murale ou à un écran de cheminée, reproduite sur un
éventail qui battera l’air dans un boudoir chic, la toile ne
suscite plus l’illusion d’une profondeur et d’un moment
théâtral ; c’est, sans la médiation d’une fiction,
directement à l’œil qu’elle s’adresse, pour une satisfaction
scopique pure, détextualisée. On touche là à l’ambiguïté du
rococo, qui défait, aplatit
l’espace de la représentation, mais ouvre dans le même temps à
un nouvel usage de l’œil, à une appréhension matérielle,
textile, colorée des choses. La toile rococo devient une surface
saturée de choses et, ce faisant, sans aller elle-même jusque là,
elle prépare l’avènement de la dimension du référent, de ce
qui se montrera à l’état brut : un bocal ou un fruit de
Chardin, l’étrangeté d’une vue ramenée d’un pays lointain.
Car
il y a une brutalité du rococo. La mièvrerie féminine de ces
saturations textiles dissimule ce qui a commencé par être un
pillage. À propos du second pendant, Diderot écrit :
« Même richesse d’ajustement,
même platitude de têtes qui voudraient être peintes et qui ne le
sont pas.
Si un Tartare, un Cosaque, un Russe voyait cela, il dirait à
l’artiste, tu as pillé toutes nos garde-robes, mais tu n’as pas
connu une de nos passions. »
La
rhétorique des passions appartient à l’ancien monde de la
représentation classique, que l’esthétique rococo a défait. Le
nouveau monde se présente d’abord négativement, comme
désarticulation de la réalité, comme pillage de garde-robes.
Mais
de même que le déni des mœurs russes, dans le Salon de 1765,
était finalement retourné, par l’autofiction galante, en
promesse de voyage, d’amours et d’amitiés russes, de même
l’agacement face à l’étalage de vêtements apprêtés se
renverse, à la fin de l’article Leprince du Salon de 1767,
en une longue digression sur le problème du costume en peinture, où
les vêtements russes, plus proches de l’antique que les français,
sont finalement réhabilités :
« Si cet artiste n’eût pas
pris ses sujets dans des mœurs et des coutumes dont la manière de
se vêtir, les habillements
ont une noblesse que les nôtres n’ont pas et sont aussi
pittoresques que les nôtres sont gothiques et plats, son mérite
s’évanouirait. Substituez aux figures de Le Prince des Français
ajustés à la mode de leur pays, et vous verrez combien les mêmes
tableaux, exécutés de la même manière perdront leur prix,
n’étant plus soutenus par des détails, des accessoires aussi
favorables à l’artiste et à l’art. » (DPV XVI 320.)
L’idée
n’est pas originale. On la trouve dans The Analysis of Beauty
de Hogarth (1753) et Leprince lui-même la reprend à son compte.
Quant à l’éloge du costume antique, c’est un véritable lieu
commun des Lumières.
Le tour de force n’est pas là : par ce biais, Diderot
réussit à nouveau à assimiler l’étrangeté russe au jeu
familier des codes classiques de la représentation. Au lieu
d’aplatir la scène, de rabaisser l’idéal du peintre au faire
du tailleur, « l’habillement des Orientaux » (p. 321)
restaure la simplicité antique de la grande manière. C’est nous
qui sommes ridicules avec nos vêtements :
« Imaginez en un tas à vos
pieds, toute la dépouille d’un Européen, ces bas, ces souliers,
cette cultotte, cette veste, cet habit, ce chapeau, ce col, ces
jarretières, cette chemise ; c’est une friperie. »
(DPV XVI 322.)
N’oublions
pas que quelques pages plus haut, Leprince était sommé de se faire
maître tailleur à l’Opéra ! La friperie a donc changé de
camp. Sans crier gare comme à son habitude, Diderot a renversé les
rôles, mais il n’intègre les russeries de Leprince qu’au prix
d’un effacement de la singularité russe. La dimension du document
n’est acceptée qu’une fois que le critique a fait coïncider sa
disconvenance exotique avec les exigences les plus classiques de la
représentation.
L’héritage de Boucher
Faut-il
en conclure que Diderot n’a pas compris l’œuvre de Leprince, ou
qu’il a trahi ses intentions ? En tout cas la Russie de
Leprince n’est ni plus ni moins russe que ce qu’elle devient
sous la plume du critique, et le plaisir de l’écart exotique, qui
a assuré le succès et la notoriété du peintre, ne remet que très
insidieusement et indirectement en question le cadre et le
fonctionnement de l’espace classique de la représentation.
Prenons
pour exemple la tapisserie de La Bonne Aventure dont le
carton est exposé au Salon de 1767.
Cette tapisserie fait partie d’une série intitulée Les Jeux
russiens commandée à Leprince par la manufacture de Beauvais
et comportant six sujets. Deux autres cartons de cette série sont
exposés au Salon de 1767, Une Jeune Fille orne de fleurs son
berger pour prix de ses chansons (la tapisserie sera intitulée
Le Musicien) et On ne saurait penser à tout (La
Laitière dans la version finale). Leprince n’expose pas les
trois derniers cartons, pour Le Dénicheur d’oiseaux, Le
Repas et La Danse, au Salon de 1769, peut-être en raison
de l’accueil mitigé qui avait été fait aux trois premiers en
1767.
C’est
peu que de dire que la Russie représentée dans La Bohémienne,
comme d’ailleurs dans les autres compositions de la suite des Jeux
russiens, est une Russie d’opérette fort peu russe. La
commande des Jeux russiens vient renouveler dans la même
veine celle des Fêtes italiennes de Boucher, série tissée
par Beauvais de 1736 à 1762. Le titre des Jeux russiens est
calqué sur celui des Fêtes italiennes lui-même établi sur
le modèle des Fêtes galantes de Watteau ou des Fêtes
vénitiennes d’André Campra, un opéra-ballet de 1710 sur un
livret d’Antoine Danchet. Le programme annoncé et voulu est donc
bien un divertissement pastoral dans un monde de pure fantaisie
kitch. Le thème de chacune des compositions ne renvoie d’ailleurs
aucunement à un éventail de réalités spécifiquement russes,
mais bien plutôt au programme établi par Boucher : La
Bonne Aventure reprend le thème de La Bohémienne, Le
Repas est à mettre en relation avec La Collation, Le
Dénicheur d’oiseaux ne constitue qu’une variation légère
par rapport au Jardinier. Les modèles de Leprince ne
relèvent pas de la chose vue mais déjà de la représentation.
Le
sujet de La Bonne Aventure constitue cependant une innovation
pour le monde de la Pastorale, où il introduit des personnages
nouveaux. Mais cette innovation n’est ni russe, ni le fait de
Leprince. La manufacture de Beauvais commande par ailleurs et dans
le même temps à Casanove une série sur Les Bohémiens ;
c’est assez dire que le sujet est à la mode et fait sens comme
symptôme d’une mutation esthétique. Significativement, le n°1
du Livret du Salon de 1769 est une Marche de Bohémiens de
Boucher.
 François Boucher, La Bohémienne, tapisserie de la série des Fêtes italiennes, laine et soie, manufacture de Beauvais, 292x202 cm, New-York, The Metropolitan Museum of Art, inv. 64.145.2 La
représentation d’une Bohémienne prenant la main d’un jeune
homme, puis d’une jeune fille, remonte au Caravage et, de là, se
développe dans toutes les ramifications de la peinture caravagesque
et de ses héritiers : Vouet, Régnier, Valentin de Boulogne,
Georges de La Tour, ou, en Flandres, Cossiers l’ont peint,
sans parler des nombreuses gravures sur le sujet.
Mais le traitement caravagesque du thème privilégie l’étude des
physionomies des personnages, coupés à mi-corps et placés sur un
fond quasiment uni. C’est une autre veine qui va permettre la
construction d’un espace de représentation où camper à
proprement parler une scène de genre : la bambochade,
dont relève La Bonne Aventure de Sébastien Bourdon. La
diseuse de bonne aventure n’est plus dès lors qu’un élément
du tableau, où elle vient signifier la trivialité du monde
représenté.
La
composition de Boucher pour la série des Fêtes italiennes
commandées par la manufacture de Beauvais hérite en quelque sorte
de cette tradition de la bambochade : assise au centre devant
ses moutons, tenant sa houlette entre ses genoux, une bergère au
cou orné d’un ruban tend la main vers une jeune Bohémienne,
placée sur la droite et qui porte un enfant sur son dos. L’enfant
regarde le spectateur. Levant l’index droit pour marteler sa
conclusion, la Bohémienne achève sa prédiction, comme l’indique
son regard, déjà dirigé vers la cliente suivante : sous la
bergère au ruban de cou, en effet, sa compagne penchée en avant
tient son avant-bras droit levé devant elle, sous son menton, prête
à le tendre à son tour vers la Bohémienne. La Bohémienne est
donc partagée entre une prédiction qui s’achève, signifiée par
ses mains, et une autre qui va suivre, annoncée par son regard.
Sur
la gauche, en contrebas, un berger tendait de la main gauche une
couronne de fleurs vers la jeune fille qui s’est détournée pour
attendre son tour face à la Bohémienne. Au même moment une
troisième bergère occupée jusque-là à tresser une longue
guirlande de fleurs et assise devant le berger, se tourne vers la
gauche en ramenant à elle sa guirlande pour la soustraire aux
appétits du mouton levé, à droite, qui la convoite du regard. Ce
n’est donc que par hasard que sa tête se trouve placée sous la
couronne tendue par le berger et que, narquoise, elle surprend un
geste qui ne lui était pas destiné. Le berger embarrassé tente de
lui faire bonne figure.
Au-dessus
de la bergère à la guirlande, au-devant d’une fabrique de pierre
en ruines, une colonne cariatide représente un faune sans bras,
peut-être le dieu Pan. Dans un arbre, juste derrière, des roseaux
assemblés en flûte et suspendus à une branche attendent le vent
pour résonner.
La
complexité de cette composition, à la limite de l’illisibilité,
tient à l’intrication des deux scènes, scène de la bonne
aventure au centre droit, scène de couronnement galant à gauche.
La Bohémienne n’est pas un personnage de la Pastorale, dont le
monde idéalisé n’est pas celui de la bambochade : c’est au
prix d’un véritable tressage que Boucher incruste le motif
caravagesque de la bonne aventure dans le cadre irréel du
libertinage rococo. L’intention allégorique de la composition lui
donne son unité : dans la partie supérieure de la tapisserie,
Pan depuis son temple ruiné contemple sa flûte, à la fois toute
proche de lui, et définitivement perdue pour lui. C’est là
l’image du désir face à son objet. De la même façon, le berger
croit posséder la bergère au bras levé, la bergère au bras levé
croit pouvoir bientôt connaître son avenir, le mouton croit
pouvoir se régaler de la guirlande de fleurs. Chacun court après
la satisfaction imminente d’un désir illusoire : le regard
narquois de la bergère à la guirlande confirme l’indifférence
de sa compagne et laisse imaginer que la déclaration du jeune homme
n’aura guère de succès ; le geste de ses mains indique qu’elle
ramène à elle sa guirlande, qui ne sera pas pour le mouton. Quant
à la bergère au ruban de cou, n’esquisse-t-elle pas une sorte de
retrait désappointé, qui contraste avec la fébrilité de sa
compagne, mais présage en même temps sa future déception ?
Dans
la composition de Leprince, on retrouve la même diagonale
descendante que dans celle de Boucher, qui oppose en bas à gauche
les personnages de la scène et, en haut à droite, les arbres et le
ciel. Mais l’essence des arbres a été adaptée au nouveau pays
qui est censé être représenté : on distingue à droite
trois ou quatre sapins, à gauche, un bouleau, reconnaissable à son
tronc blanc marqué de noir. D’autre part, au lieu d’être
appuyée à une fabrique de pierre représentant un temple en
ruines, la scène a ici pour fond et pour support la carriole et la
tente des Bohémiens. Les bergers et la scène galante de Boucher
ont disparu. Les moutons, placés cette fois ci à gauche, ne sont
plus des moutons de pastorale, mais les moutons même des Bohémiens
: ils vont avec la caravane. Le temple a disparu et avec lui toute
référence à la culture classique. Diderot décrit ainsi le local
de la scène :
« La scène est au fond d’une
forêt. Sous une espèce de tente formée d’un grand voile soutenu
par des branches d’arbres, on voit un grand berceau ou lit
ambulant monté sur des roues, et propre à être traîné par des
chevaux. Plus sur le fond, derrière le lit roulant et les chevaux,
quelques uns de nos sorciers. Hors de la tente, à droite, sur le
devant et à terre, un collier de cheval, des moutons, une cage à
poulets. » (DPV XVI 305.)
 Jean-Baptiste Leprince, La Diseuse de bonne aventure, tapisserie de basse lice de la série des Jeux russiens, laine et soie, manufacture de Beauvais, 362x379 cm, Paris, Musée Jacquemart-André Diderot
repère la persistance du dispositif classique de la
représentation : l’« espèce de tente » délimite
l’espace restreint
de la scène. De « derrière le lit roulant et les chevaux »,
depuis l’obscurité de la tente des Bohémiens, un homme tourne le
dos tandis qu’un vieillard observe la scène. La description
diderotienne se contente de juxtaposer ces informations. Mais
l’ordre même de leur présentation suggère l’articulation
fondamentale du dispositif scénique : le regard par effraction
du vieillard, depuis l’espace vague, vers la diseuse de bonne
aventure et sa cliente, dans l’espace restreint, établit
nettement un espace éclairé de la scène publique et un espace
obscur, soustrait, intime, de la coulisse, le regard se constituant
du passage transgressif de l’un à l’autre.
La
mise en regard des deux tapisseries met en évidence la caractère
premier pour Leprince du dispositif classique de représentation :
Leprince ne part pas du réel et ne décrit pas le réel ;
avant tout il pratique le métier qu’il a appris et combine les
formes, les dispositions que lui fournissent son art et sa culture
de peintre ; l’exotisme même de la russerie est un exotisme
de convention, qui l’amène d’ailleurs à privilégier la
représentation des types les plus orientaux de l’empire russe,
comme on l’a vu dans Le Baptême russe. Quant à la
Bohémienne peinte pour Beauvais, est-elle une tzigane de Russie ou
une gitane de Naples ? Sans doute a-t-on surévalué
l’importance du carnet de dessins ramenés de Russie : ces
dessins là ne sont pas plus proches d’une représentation
réaliste de la Russie que ceux exécutés plus tard, au retour de
Leprince en France. La preuve en est la difficulté qu’on a à les
dater. Quant aux illustrations du Voyage en Sibérie de
Chappe d’Auteroche, elles représentent des scènes que Leprince
n’a jamais vues et qu’il dessine comme les illustrateurs de
romans composent leurs gravures, avec les conventions et les codes
de la scène classique.
Néanmoins
le voyage en Russie de Leprince revêt une importance décisive pour
l’histoire de l’art, plus peut-être pour la célébrité qu’il
a apportée à l’artiste que pour l’influence réelle qu’il a
exercée sur son œuvre. On voit émerger l’idée de document :
Leprince a voulu se rapprocher de cette idée et c’est à ce titre
que son public l’a apprécié, même si le résultat n’est qu’un
timide aménagement des codes de la peinture rococo.
Face
à cette idée, l’attitude de Diderot est ambiguë : il
commence par refuser de prendre en compte les mœurs russes pour son
analyse des tableaux, prétextant son ignorance ; puis il
fustige la prédilection de Leprince pour les beaux costumes, comme
indigne des préoccupations de la grande peinture. Mais dans le même
temps, les digressions qui terminent ses articles consacrés à
Leprince refondent une société russe imaginaire et galante, et
concluent à la simplicité antique du costume russe. Diderot crée
lui aussi sa russerie : le résultat n’est certes que très
peu russe, mais l’essentiel est ce renversement qui organise le
texte. Diderot pratique, certes dans un espace clos et réglé, le
décentrement humaniste. L’exercice du peintre, comme celui du
philosophe, précèdent par là l’entreprise ethnographique.
Bibliographie
Les textes de Diderot sont cités dans l’édition
des œuvres complètes publiée chez Hermann à l’initative de
Herbert Dieckmann, Jacques Proust et Jean Varloot, dite édition
DPV, le chiffre romain indiquant le tome.
Jules Hédou,
« Notice sur le peintre-graveur Jean Le Prince, fils de
Jean-Baptiste le Prince », Précis
Analytique des travaux de l'Académie des Sciences, Belles - Lettres
et Arts de Rouen, 1878-1879, p. 500 et
suivantes
Jules Hédou,
Jean Le Prince et son œuvre,
Paris, 1879, rééd. Amsterdam, 1970
Mary-Elizabeth Hellyer,
Recherches sur Jean-Baptiste Le Prince
(1734-1781), thèse de 3e cycle, Paris IV,
dir. J. Thuillier, 1982 (non publiée)
Michel Mervaud,
Chappe d'Auteroche, Voyage en Sibérie,
2 volumes, Oxford, VoltaireFoundation, 2004, p. XIII - XVI, 1-122
Madeleine Pinault
Sørensen, « Le Prince et les dessinateurs
et graveurs du Voyage en Sibérie »
dans Chappe d'Auteroche, Voyage en Sibérie,
I, SVEC, Oxford, 2004, n° 3, pp. 125-158, suivi d’un
catalogue raisonné des planches.
Louis Réau,
« L’Exotisme russe dans l’œuvre de Jean Baptiste
Leprince », Gazette des Beaux-Arts,
t. I, 1921, pp. 147-165
Perrin Stein,
« Le Prince, Diderot et le débat sur la Russie au temps des
Lumières », traduit de l’anglais par Jeanne Bouniort, Revue
de l’art, n° 112, 1996-2, p.16-27
Expositions
Rouen, 2004 : Jean-Baptiste
Le Prince, le Voyage en Russie, musée des
Beaux-Arts de Rouen, 2004. Cahier du cabinet des dessins n° 8,
Metz, 1988 : Jean-Baptiste
Le Prince, Metz, Musée d’art et
d’histoire, 1988. Catalogue par M. Clermont Joly
Paris 1986-1987 : La
France et la Russie au siècle des Lumières,
Paris, Galeries nationales du Grand-Palais, 1986-1987. Catalogue par
A. Angremy, J.- P. Cuzin et alii
Philadelphie - Pittsburgh - New York, 1986
– 1987 : Drawings by Jean-Baptiste Le
Prince for the Voyage en Sibérie,
Philadelphie, Rosenbach Museum & Library, 1986-1987 ;
Pittsburgh, The Frick Art Museum, 1987 ; New York, The Frick
Collection, 1987. Catalogue par Kimerly Rorschach with an essay
by C. Jones Neuman
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