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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « La Jambe d’Hersé : Écriture de l’image et cristallisation scopique dans les Salons de Diderot », Écrire la peinture entre XVIIIe et XIXe siècles, dir. P. Auraix-Jonchière, Presses universitaires Blaise Pascal, 2003, pp. 75-92. La Jambe d’Hersé : Écriture de l’image et cristallisation scopique dans les Salons de DiderotStéphane Lojkine On voudrait se
demander ici ce que peut signifier « écrire la peinture »
dans le cadre des Salons de Diderot. On écartera d’emblée
la production d’un discours prenant la peinture pour l’objet
indirect d’une théorie esthétique, ou même simplement d’un
jugement de goût. Il ne s’agit pas d’écrire sur la
peinture, mais, transitivement, d’écrire la peinture, c’est-à-dire
de traduire la peinture en écriture.
Or la
peinture classique entretient un rapport tout à fait particulier,
aujourd’hui révolu, avec le texte. Le modèle dominant auquel elle
est censée s’assujettir est d’une représentation qui traduit en
image un texte. En ce sens, le modèle idéologique dominant, depuis
la Renaissance jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, est celui d’une
peinture écrite, d’une peinture qui se donne à lire comme
de l’écriture, et ce bien au-delà de la seule peinture
d’histoire. Écrire la peinture, ce sera donc d’abord,
naturellement, restituer ce texte que l’image s’est efforcée de
représenter.
Mais
bien-sûr la peinture échappe presque toujours à ce modèle, à la
fois parce que les moyens d’expression de la peinture sont trop
différents de ceux de l’écrit, et parce qu’elle revendique son
autonomie sémiologique. Dans l’image, l’œil du spectateur
rencontre ce que l’on appellera ici de la peinture non écrite,
c’est-à-dire quelque chose d’irréductible à un texte qu’il
s’agirait de traduire en image. Cette peinture non écrite
constitue l’enjeu essentiel de l’écriture des Salons, la
gageure à laquelle Diderot va s’affronter : écrire la
peinture, ce sera donc dans un second temps, traduire en texte cette
peinture non écrite, rendre compte avec des mots de ce qui dans la
peinture ne s’est pas structuré à partir d’un texte.
La
peinture non écrite révèle le génie de la peinture, son ressort
intime ; elle ne désigne pas nécessairement pour autant ce
qui, dans la production picturale, est génial. Le point de départ
de la peinture non écrite est bien souvent l’échec du peintre à
traduire correctement le texte en image. C’est Diderot qui, de ce
défaut, fait le ressort spirituel des Salons. Mise en défaut,
la peinture est alors rattrapée par l’écrit qui la juge. La
critique du défaut rapatrie in extremis la peinture non
écrite dans le champ de la peinture écrite.
Après
un bref rappel du fonctionnement général de ce modèle à partir
duquel est censée se construire la peinture écrite, nous étudierons
un exemple célèbre du Salon de 1767, le commentaire du
Mercure, Hersé et Aglaure de Lagrenée.
I. La scène comme medium de la peinture écrite
Depuis la Renaissance,
la doctrine de l’ut pictura poesis institue un parallélisme
théorique des arts qui tend, dans la pratique, à assujettir les
arts de l’image au modèle textuel. Il ne s’agit pas d’une
préséance culturelle de l’écrit sur des arts que l’on jugerait
inférieurs. Ce qui est en jeu, c’est la conjuration de l’interdit
biblique de l’image : le moyen-âge, pour conjurer cet
interdit, a recouru à des moyens théologiques ; de la querelle
iconoclaste est née la théorie de la translatio ad prototypum,
qui abolit l’image peinte de façon que le fidèle, sans s’arrêter
à sa surface, se transporte au-delà d’elle, de la vision sensible
vers la vision intelligible, la clara visio dei.
La peinture comme scène
L’ut pictura
poesis laïcise cette conjuration. Face à la peinture, le
spectateur ne s’arrêtera ni aux prestiges de la couleur, ni au
plaisir que peuvent donner les formes. Au-delà de la surface peinte,
il saisira le texte qu’elle représente et qu’il s’agit, par
elle, de se remémorer. La peinture est un pré-texte qu’il s’agit
de lire comme texte. Peuplée, baignée d’images, toute la culture
classique s’ordonne pourtant comme s’il n’y avait pas
d’images : très bibliquement, elle célèbre le Texte.
La scène joue un rôle
central dans la généralisation du système de l’ut pictura
poesis : le théâtre est l’art par excellence qui se
situe à l’articulation du texte et de l’image. Une scène se
dit ; une scène se donne à voir. Dans le processus de
réduction de l’image à du texte, la scène constitue le medium
commun à l’une et à l’autre, qui permet la modélisation. Elle
est, dans l’image, ce qui renvoie immédiatement à du texte. On
sait que la peinture d’histoire a été amenée à occuper dans la
hiérarchie des genres une position de domination écrasante. Or
qu’est-ce qu’une peinture d’histoire ? Ce n’est pas
essentiellement, comme on la définit trop souvent de façon
réductrice, une peinture qui traite un sujet historique, ni une
peinture qui raconte une histoire : c’est une peinture qui
représente une scène. La scène du tableau donne à voir, met en
spectacle le texte d’une scène de théâtre.
L’invention de la
perspective joue également un rôle clef dans cette adaptation
profane de la translatio ad prototypum. La perspective établit
la profondeur : elle traduit dans l’espace, matériellement,
l’ancienne distance mystique de l’image au prototype, du monde
sensible au monde intelligible. Pour cela, elle suppose que l’espace
de la représentation est un espace qui s’établit à distance par
rapport à l’œil du spectateur. Entre l’œil et la scène,
quelque chose vient s’interposer, faire écran, signaler la
frontière : c’est le miroir de Brunelleschi, ou
l’intersecteur d’Alberti. Ce dispositif, technique à l’origine,
se thématise aussitôt dans la peinture qui le met en abyme :
la scène proprement dite délimite sur la toile un espace restreint
autour duquel, ou en arrière duquel, est suggéré un espace vague
depuis lequel regarder la scène. Mais l’espace restreint ne se
voit que par effraction, depuis une porte entrebâillée, de derrière
un buisson, un rideau. Parfois, la porte, le rideau signifient
l’effraction même si aucun spectateur n’est représenté.
La scène comme dispositif
Écrire la peinture
c’est donc essentiellement renverser l’ut pictura poesis :
il ne s’agit plus simplement, comme dans la tradition rhétorique
de l’e[kfrasi", de recréer
le texte de la scène que la peinture déploie sous nos yeux et de
restituer, par ce texte, le sens d’une peinture écrite, mais de
mettre en évidence, dans la peinture, ce qui est spécifiquement de
l’image, ce qui relève d’une peinture non écrite, d’une
peinture qui n’est que de l’image, que du visuel. Quelque chose,
dans la composition peinte, dans la peinture écrite, échappe à la
logique théâtrale de la mise en scène du texte. Quelque chose
résiste à la modélisation textuelle : faillite du peintre
échouant à scénographier son sujet ? ou coup de génie de
l’artiste ouvrant, pour la peinture, un champ de représentation
autonome, libéré de la tutelle du texte ?
Pour Diderot, c’est
tout un : ce supplément iconique (ou ce défaut) vient
déconstruire le parallélisme des arts et déstabiliser la scène
picturale. Rendre compte de ce supplément, c’est écrire ce qui,
sur la toile, relève de la peinture non écrite : à la fois
dénoncer la crise de l’ut pictura poesis finissante et,
paradoxalement, en écrivant la peinture non écrite, rétablir in
extremis le parallélisme, l’équivalence qui vient d’être
dénoncée.
La description des
peintures, dans les Salons de Diderot, semble à première vue
n’obéir à aucun schéma préétabli. Certains tableaux sont
expédiés en une ligne, d’autres font l’objet de digressions si
longues qu’elles constituent presque une œuvre dans l’œuvre.
Pourtant, si l’on a en tête ce parallélisme de la poésie et de
la peinture, auquel Diderot fait constamment allusion, et si l’on
prend en compte la conséquence immédiate de ce parallélisme, la
modélisation de la peinture comme scène (le mot « scène »
revient de façon obsédante dans le texte), on s’aperçoit vite
que le compte-rendu de l’œuvre fonctionne presque toujours comme
variation à partir d’un protocole de lecture unique :
Dans la peinture il
s’agit d’abord de dégager le « moment »,
l’« instant » que le peintre a voulu représenter. Ce
moment (textuel) délimite une scène, dont le commentateur dégage
l’« ordonnance », la « machine », posant
ainsi l’équivalence entre la scène prise comme concentration
d’une narration, et la scène considérée comme mise en espace,
comme disposition dans une certaine profondeur. Ainsi est posée la
dimension géométrale de la représentation, qui vient se superposer
à sa dimension symbolique, c’est-à-dire au sens, à l’enjeu
théâtral fixé par le moment. La superposition du « moment »
et de la « machine » constitue le dispositif de la
représentation : le dispositif est toujours double, à la fois
géométral et symbolique.
Pourtant
l’articulation du géométral et du symbolique n’est plus ni
automatique, ni transparente au dix-huitième siècle : elle
ouvre une dimension intermédiaire, où se déploie toute une
phénoménologie du regard. Dans cet entre-deux, la distance de la
fiction comme la profondeur de l’espace s’abolissent : l’œil
ne lit plus ; il est affecté par l’image, qui le fascine ou
l’horrifie. Le suspens de toute distance est diversement thématisé,
par l’identification du regard à un toucher, par l’entrée du
spectateur dans l’espace de la toile, par le surgissement face à
l’œil d’un objet incongru, inquiétant, choquant. Pulsion
désirante et sentiment du sublime font émerger la dimension
scopique de la représentation, où se manifeste l’envers de l’ut
pictura poesis, c’est-à-dire précisément ce qui s’écrit
quand on ne lit pas simplement, mais qu’on écrit la peinture,
qu’on écrit ce qui dans la peinture est propre à la peinture et
irréductible au texte.
On ne peut pas
dissocier la critique de Diderot de l’émergence de cette dimension
scopique. Le travail de la critique ne remet pas seulement en
question le choix du moment par le peintre et la disposition des
figures sur la toile, ou autrement dit « le technique »
(ou « le faire ») et « l’idéal ».
C’est le protocole même de lecture sous-tendu par ce dispositif,
par cette superposition d’une structure géométrale et d’une
ordonnance symbolique, qui est ébranlé et, d’une certaine
manière, dépassé. Le travail de la critique s’accomplit
pleinement, qui délimite son objet, le dispositif de la peinture
d’histoire classique, en montre l’envers, l’effet scopique de
la peinture, et, par cette déconstruction, parvient à autre chose,
à cette matérialité de la peinture qui procure à l’œil une
satisfaction ou un déplaisir, une jouissance excédant tout
discours.
II. Le Mercure, Hersé et Aglaure de
Lagrenée : dispositif de la scène
 Louis Jean François Lagrenée, Mercure, Hersé et Aglaure jalouse de sa sœur, huile sur toile, signé et daté « Lagrenée 1767 », 55x70 cm, musée national de Stockholm, Photo Bodil Korlsson, n°26 du Livret, n°168 du cat. Sandoz. Commandé pour le roi de Suède. La balustrade en bas à droite fait écho à celle de Véronèse au même endroit. Le regard jaloux d’Aglaure prise dans le rideau reprend celui de la statue d’Envie dans le Véronèse Dans le Salon de 1767,
Lagrenée a exposé une toile représentant Mercure, Hersé et
Aglaure jalouse de sa sœur.
Omettant ici de
définir le moment de la toile, et donc de révéler le texte des
Métamorphoses d’Ovide (II, 708-832) qu’il s’agit de
représenter, Diderot commence sans transition par décrire la
disposition des personnages :
« Hersé, à gauche, est assise.
Elle a sa jambe droite étendue et posée sur le genou gauche de
Mercure. On la voit de profil. Mercure, vu de face est assis devant
elle, un peu plus bas et un peu plus sur le fond. Tout à fait vers
la droite, Aglaure écartant un rideau, regarde d’un œil colère
et jaloux le bonheur de sa sœur. » (DPV XVI 134.)
En faisant défiler les
personnages de la gauche vers la droite, c’est-à-dire également
de l’avant vers l’arrière de la scène, Diderot met en évidence
d’abord l’espace restreint de la scène proprement dite, le
couple que forment Hersé et Mercure, puis l’espace vague du dehors
que désigne le rideau écarté par Aglaure. Mercure est « un
peu plus sur le fond » : la profondeur est posée, qui
permet d’installer le dispositif d’écran avec son système
d’interposition. Le rideau vert, ainsi que la balustrade sur
laquelle est assis Mercure délimitent l’écran de la
représentation, écran qu’Aglaure lève pour regarder, par
effraction, une scène intime, interdite au regard. Selon Ovide,
Aglaure occupait la première chambre au fond du palais de Cécrops,
à Athènes, et Hersé la seconde, de sorte que Mercure devait
franchir celle d’Aglaure pour parvenir à celle d’Hersé dont il
était tombé amoureux.
Le rideau, la balustrade et la main gauche d’Aglaure figurent
matériellement la séparation des chambres, et symboliquement la
coupure du désir qui ronge la sœur délaissée. Aglaure est
interdite à plus d’un titre : elle n’a pas le droit de
regarder ; elle est mortifiée de ce qu’elle voit ; elle
sera pétrifiée par Mercure qui la punira de sa jalousie. Ce regard
interdit métaphorise le regard du spectateur qui, face à l’image,
transgresse l’interdit biblique de la représentation. Aglaure est
une autre femme de Loth.
La dimension scopique
Pourtant ce qui est
donné à regarder n’est pas, n’est plus à proprement parler ni
le culte des images, ni son équivalent symbolique, la pratique de la
luxure, mais simplement le « bonheur ». L’enjeu de la
représentation est l’expression de la jouissance :
« Les artistes vous diront
peut-être que les figures principales sont lourdes de dessin et de
couleur, et sans passages de teintes. Je ne sais s’ils ont raison ;
mais après m’être rappelé la nature, je me suis écrié en dépit
d’eux et de leur jugement, ô les belles chairs, les beaux pieds,
les beaux bras, les belles mains, la belle peau ; la vie et
l’incarnat du sang transpirent à travers ; je suis sous cette
enveloppe délicate et sensible le cours imperceptible et bleuâtre
des veines et des artères. Je parle d’Hersé et de Mercure. Les
chairs de l’art luttent contre les chairs de nature. » (Suite
du précédent.)
Les reproches
techniques que l’on peut faire à Lagrenée sont dans un premier
temps conjurés par la force d’évidence naturelle, par l’appel
voluptueux de la chair.
Diderot oppose alors
deux regards : le regard distancié, technicien, des
« artistes » critiquera le « dessein », la
« couleur », les « passages de teintes », en
un mot tout ce qui, conventionnellement, doit permettre de
représenter « les chairs de l’art… ». Face à ce
regard, Diderot invoque la nature (« après m’être rappelé
la nature », « les chairs de nature »). Il ne
s’agit pourtant pas là de deux points de vue, ni même de deux
instances de jugement. La technique ouvre certes la distance
géométrale du jugement ;
mais la nature abolit cette distance ; elle imprègne les
choses, elle défait la structure du corps dont elle isole les
parties, elle entraîne l’adhésion enthousiaste. Il ne s’agit
plus de regarder, encore moins de critiquer, mais de sentir :
l’artifice des figures peintes est oublié, le spectateur participe
à la vie de la chair. Au moment où la profondeur de l’espace
s’évanouit, c’est la profondeur de la chair qui lui fait place :
sous la chair, le sang, sous l’enveloppe de la peau, les veines.
Ce ne sont plus des
figures, c’est de la chair. Le regard ne circonscrit plus une
scène. L’œil adhère à de sublimes membra disjecta.
L’objet du regard est déconstruit, disséminé. De cette
dissémination même, où le regard se perd, naît le sentiment du
sublime et la dimension scopique, où le dispositif de la
représentation trouve à la fois son accomplissement (jamais nous
n’avons été si proches de la jouissance amoureuse de Mercure avec
Hersé) et sa fin (il n’y a plus ni Mercure, ni Hersé, mais de la
chair).
« Approchez votre main de la toile,
et vous verrez que l’imitation est aussi forte que la réalité, et
qu’elle l’emporte sur elle par la beauté des formes. On ne se
lasse point de parcourir le cou, les bras, la gorge, les pieds, les
mains, la tête d’Hersé. J’y porte mes lèvres, et je couvre de
baisers, tous ces charmes. » (Suite du précédent.)
 Louis Jean François Lagrenée, Aglaure, jalouse de sa sœur Hersé que Mercure aimait, se plaisait à les distraire lorsqu’ils étaient ensemble. Vers 1798-1804. Localisation actuelle inconnue. Cat. Sandoz, n°453. L’effraction d’Aglaure occupe ici une place tout à fait marginale et n’organise plus le dispositif de la scène, centré sur l’échange de Mercure et d’Hersé. La distance de la parole, établie par Mercure, n’est plus contrebalancée par l’appel d’Hersé à la jouissance : pudique et retenue, elle a modestement replié sa jambe… Lagrenée aurait-il entendu la critique de Diderot ? Dans le texte, le
moment où s’exprime la dimension scopique de l’image est aussi
celui où la distance du regard bascule en sensibilité du toucher.
« Je » parcours Hersé, « je » réunis les
parties séparées de son corps en un parcours qui reconstitue la
figure. Son nom peut alors revenir : l’espace vidé par le
regard est à nouveau habité par la communion sensible.
Le supplément et le défaut, principes du
dédoublement symbolique
« Je »
jouis d’Hersé : le spectateur s’identifie à Mercure et non
plus à Aglaure, dont le point de vue et le regard par effraction
ordonnaient la dimension géométrale de la scène. Il s’agit cette
fois d’entrer dans le jeu scénique au lieu d’en délimiter les
frontières. « Je » vient en supplément dans la scène,
comme quelque chose en trop qui désigne quelque chose en moins,
précisément la défaillance de Mercure, ce défaut constitutif de
la jouissance :
« O Mercure, que fais-tu ?
qu’attends-tu ? tu laisses reposer cette cuisse sur la tienne, et
tu ne t’en saisis pas, et tu ne la dévores pas ? et tu ne
vois pas l’ivresse d’amour qui s’empare de cette jeune
innocente, et tu n’ajoutes pas au désordre de son âme et de ses
sens, le désordre de ses vêtements ; et tu ne t’élances pas
sur elle. Dieu des filous !... » (Suite du précédent.)
Mercure ne répond pas
à l’appel de la chair. L’image demeure immobile, la peinture
échoue par nature, essentiellement, à produire le mouvement que,
dans sa dimension scénique même, elle suscite.
L’interpellation de
Mercure rétablit progressivement la distance de la parole. « Je »
sort de la scène. Insidieusement, l’identification du spectateur
glisse encore vers la gauche. Ce n’est plus de la jouissance de
Mercure, mais de celle d’Hersé qu’il est question, jouissance
excitée par le moment de la scène, par l’entreprise du dieu, puis
frustrée dans son accomplissement.
III. Peinture non écrite : le point de vue
d’Hersé, envers du dispositif
 Louis Jean François Lagrenée, L’Amour et Psyché, 55x72 cm, pendant du Mercure, Hersé et Aglaure. Musée national de Stockholm. Cat. Sandoz, n°179. Ce tableau n’a pas été exposé au Salon de 1767, mais au Salon de 1771 où, apporté tardivement, il ne figure pas au Livret. Diderot n’a donc pas pu saisir la logique narrative et temporelle du diptyque, qui oppose discours timide de Mercure, retenue d’Hersé d’une part et embrassement d’Amour, caresse de Psyché d’autre part. L’inflation du désir est figurée, de façon assez piquante, par celle des ailes, quand on passe de Mercure à Cupidon… Il ne s’agit pas
seulement de l’immobilité de la peinture, nécessairement
suspendue au seuil de l’accomplissement narratif. Mercure ne fait
rien de ses mains. Il ne se saisit pas de la cuisse offerte d’Hersé,
il ne dévore pas cette chair appétissante de ses baisers, il ne met
pas en désordre la draperie bleue de sa tunique sagement posée sur
ses genoux.
Que fait Mercure ?
Main droite sur le cœur, main gauche ouverte, l’index légèrement
tendu vers l’avant, dans la position de l’acteur déclamant sa
tirade, Mercure pérore. Lagrenée respecte en cela les conventions
de la peinture d’histoire. Cette peinture est écrite ; elle
écrit, sur un autre support que le texte, le discours de Mercure :
la déclaration d’amour est le texte dont ce dispositif scénique
nous fournit l’image.
Mais la parole de
Mercure ne satisfait pas la jouissance d’Hersé. Elle s’inscrit
en creux dans l’image, comme défaut d’action, comme filouterie
dont Mercure, dieu des voleurs, devient l’emblème. Ce qui se
révèle ici, c’est qu’au fond nous nous moquons bien de ce texte
que l’image est censée porter. L’essentiel ne peut se dire que
sous le voile du badinage : la jouissance d’Hersé demeure
inassouvie. Au-delà de l’anecdote, le point de vue d’Hersé, qui
est celui du manque, retourne le point de vue d’Aglaure, qui dans
la scène introduit le supplément d’une effraction. Toutes deux, à
leur manière, métaphorisent le regard que toute scène peinte
programme pour le spectateur de l’œuvre d’art en général :
ce regard est sollicité pour entrer dans un espace où il est, par
nature, impossible d’entrer (c’est la tragédie d’Aglaure) et
jouir d’un spectacle qui, par nature également, ne peut satisfaire
la jouissance qu’il promet (c’est le drame d’Hersé).
On touche ici aux
fondements du dispositif scénique classique :
D’une part, la mise
en scène de l’effraction manifeste la coupure symbolique
constitutive de la scène : l’espace est coupé ; la
parole est coupée. Cette coupure recouvre et figure une castration
dont la conjuration constitue l’un des moteurs et des enjeux de la
jouissance esthétique.
D’autre part, et
ceci est moins connu, face à cette économie de la coupure, le
dispositif scénique met en jeu, manifeste un certain défaut
consubstantiel de la jouissance qui n’a rien à voir avec la
castration. Il s’agit d’un certain ressenti de la chair féminine
à quoi s’identifie le regard. Ce ressenti féminin, Diderot
l’exprime par le rêve d’une continuité sensible, de cette
caresse impossible venant de l’œil devenu main du spectateur et
suppléant la caresse de Mercure qui ne vient pas. L’important
n’est pas que l’œil se substitue à Mercure, mais qu’il se
fonde en Hersé par la caresse. « Je » s’identifie
alors à ce défaut de jouissance qui habite le corps de la femme et
menace de le disloquer. Une autre économie de la jouissance est en
jeu, économie non phallique, toute en surfaces et en touchers de
chairs, économie féminine de l’hymen,
qui est le lieu et le moyen d’une autre symbolisation.
La jambe d’Hersé, punctum
de la toile
Tout à coup, donc,
apparaît sur cette toile ce « défaut énorme » de la
jambe d’Hersé. Aussitôt se trouve rétablie la distance
matérielle et la distance symbolique, distance du regard qui
délimite la peinture comme scène et distance critique qui retourne
cette limite en défaut, en défaillance de la peinture. Le
spectateur sort du « transport » que procurait
l’expérience de la dimension scopique de la représentation. Le
défaut de jouissance qu’il avait éprouvé au terme de son
« transport » persiste dans l’espace retrouvé de la
scène. Mais il se manifeste d’une autre manière. Transposé
géométralement, il devient défaut technique, défaut
d’ordonnance :
« Je sentais toutes ces choses et
j’en étais transporté, lorsque m’étant un peu éloigné du
tableau, je poussai un cri de douleur, comme si j’avais été
heurté d’un coup violent. C’était une incorrection, mais une si
cruelle incorrection de dessin que j’éprouvai une peine mortelle
de voir une des meilleures compositions du Salon gâtée par un
défaut énorme. Cette jambe d’Hersé à l’extrémité de
laquelle il y a un si beau pied, cette jambe étendue et posée sur
le genou, sur ce si beau, si précieux genou de Mercure, est de
quatre grands doigts trop longue ; en sorte que laissant ce beau
pied à sa place, et raccourcissant cette jambe de son excès, il
s’en manquerait beaucoup, mais beaucoup qu’elle ne tînt au
corps ; défaut qui en a entraîné un autre, c’est qu’en la
suivant sous la draperie, on ne sait où la rapporter. »
(DPV XVI 135.)
La jambe d’Hersé
n’est pas rattachée à son corps. Elle flotte, elle défait le
corps d’Hersé et, paradoxalement, elle signifie ainsi le défaut
de jouissance qui la constitue.
 Louis Jean François Lagrenée, Diane et Endymion, peinture sur cuivre, 25x35 cm, signée et datée « L. Lagrenée 1768 », exposée au Salon de 1769, n°21 du livret, pendant d’un Bacchus et Ariane. Musée national de Stockholm. Ce diptyque, exécuté sur le même modèle que celui de 1767, montre à quel point Lagrenée affectionnait les grandes jambes. On retrouve cette même jambe ostensiblement offerte à la concupiscence du regard dans le Mars et Vénus surpris par Vulcain, du même Salon de 1769, où Vénus pose son mollet nu sur le genou de Mars, comme Hersé l’avait fait sur celui de Mercure. Mais dans les deux cas l’articulation à la hanche a été corrigée… Ce « défaut
énorme » s’est manifesté comme un heurt, comme un « coup
violent ». La jambe abolit le quatrième mur qui, au-devant du
premier plan, délimite la scène et la sépare du spectateur.
Le défaut pénètre dans le réel ; il assure la jonction, la
communication de ces deux mondes théoriquement disjoints, le Salon
où évolue le spectateur et la scène où est produite l’imitation.
La jambe choque ; selon l’expression de Roland Barthes dans La
Chambre claire, elle me point ; désarticulant la nature et
« le technique », la jambe constitue l’aléa
imprévisible du réel au sein du dispositif culturellement cadré de
l’imitation ; par là, le « défaut énorme »
préfigure le punctum. La critique de la peinture, en révélant
son défaut, quitte l’économie de la mimèsis pour entrer
dans une économie du punctum.
En effet, le tableau à
demi raté de Lagrenée devient un morceau d’anthologie pour
Diderot critique d’art. Dans ce morceau, la jambe fait tableau :
on ne voit qu’elle. Faire tableau ne relève pas de l’imitation
concertée de la nature, modélisée comme scène de façon que
l’image devienne un objet lisible, textualisé. Faire tableau
relève d’une cristallisation aléatoire : l’œil de Diderot
pouvait se fixer, comme ne pas se fixer sur ce défaut de la jambe.
Ce défaut peut faire sens comme retournement subversif du sens de la
scène d’histoire ; mais ce défaut peut demeurer
insignifiant, démolir Lagrenée sans pour autant ouvrir à une autre
vérité de l’image.
Diderot fait du défaut
de la jambe le signe d’un déplacement sémiologique fondamental.
L’imitation était centrée sur la parole de Mercure ; le
punctum déplace l’attention sur le défaut de jouissance
d’Hersé, déconstruisant tout l’édifice qui structurait la
peinture écrite à partir d’une tirade de théâtre, pour faire
surgir, dans le texte de Diderot, l’image virtuelle, flottante,
inquiétante et parodique, de cette jambe désarticulée.
IV. Le choix du moment et la crise de l’ut
pictura poesis
La tirade de Mercure
s’effondre, dénonçant du même coup l’artifice, la fausseté
même du moment choisi.
Alors que Véronèse,
qui avait servi en cela de modèle à plusieurs peintures sur le même
sujet, avait choisi de représenter le moment où Mercure franchit le
seuil de la chambre d’Hersé, passant sur le corps d’Aglaure et
la pétrifiant de son caducée, Lagrenée imagine un moment qui
n’existe pas dans le récit d’Ovide : Mercure est déjà
dans la chambre et c’est à Aglaure que revient la fonction de
l’effraction dans l’espace restreint de la scène, une effraction
purement visuelle.
 Véronèse, Mercure, Hersê et Aglauros, huile sur toile, 232x173 cm, Cambridge, Fitzwilliam Museum, signée sur la balustrade en bas à droite « Paulus Caliar / Veronensis faci ». Années 1580. Photo Fitzwilliam Museum, n°166 cat. Pignatti/Pedrocco. Cette peinture a fait partie de la collection du duc d’Orléans, où elle a pu être vue par les peintres français du XVIIe et du XVIIIe siècle. La statue dans la niche représente probablement Minerve, qui se venge dans cette histoire d’une ancienne trahison d’Hersé. La statue dorée sur la table, avec son corps de faune et ses seins décharnés, figure l’Envie, qu’Ovide décrit longuement lorsque Minerve vient lui rendre visite pour lui demander d’inspirer de la jalousie à Hersé. Le rideau constitue l’écran de la scène et isole, à gauche, l’espace restreint de l’espace vague depuis lequel Hersé assiste, en spectatrice, au châtiment de sa sœur. Le moment de Véronèse
constitue le point culminant du récit d’Ovide : c’est la
chute du conte, le châtiment de la métamorphose, au-delà duquel il
n’y a plus rien à imaginer, à suppléer. Le choix du moment
paroxystique du récit correspond à une sémiologie de l’expression
des passions, voire de leur emblématisation : Aglaure terrassée
figure le châtiment de l’Envie ; face à elle, Hersé
spectatrice figure la pudeur et l’usage réglé du désir :
assise modestement, en retrait, chez Véronèse et dans la peinture
de Jean-Baptiste Pierre qui s’en inspire directement, plus lascive
dans la version de Poussin, mais bien vite recouverte d’un voile
par d’opportuns putti.
Lagrenée préfère à
ce moment paroxystique ce que Lessing théorise dans le Laocoon
comme « instant prégnant ». Mercure est déjà dans la
chambre : avant la scène qui s’offre à nos yeux, il a donc
déjà conclu un marché avec Aglaure. Aglaure n’est pas encore
châtiée : après la scène, en sortant de la chambre, il y
aura la métamorphose. Pris entre un avant et un après narratifs,
l’instant prégnant concentre une série d’événements dans un
dispositif unique, suspendu et artificiel. Il ne s’agit plus
d’allégoriser l’histoire pour en extraire des figures et fixer
des signes, mais de théâtraliser la scène, de donner à imaginer
un déroulement. La peinture écrit désormais son propre texte. Elle
invente un invraisemblable discours de Mercure. Par ce déroulement,
par cette invention, par cette théâtralisation, le nouveau
dispositif sémiologique, fondé sur l’instant prégnant, fait
flotter l’image, l’ouvre aux virtualités de l’imagination.
Sous une forme burlesque, le flottement de la jambe pointé par
Diderot dit ce flottement imaginaire, symptomatique d’une
transformation sémiologique profonde : le défaut de
composition qui a échappé à Lagrenée est retourné par Diderot en
moyen d’expansion imaginaire, c’est-à-dire précisément en ce
que produit l’instant prégnant quand il est réussi.
 Nicolas Poussin, Mercure, Hersé et Aglaure, huile sur toile, 53x77 cm, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, photo du musée. Vers 1624-1625 ? Les éléments allégoriques présents chez Véronèse disparaissent ici (Envie, Minerve). Mercure ne frappe pas Aglaure de son caducée (cf le bourdon du Roman de la rose) : il va le faire ; on s’achemine vers l’instant prégnant… Hersé n’est plus la simple spectatrice du châtiment et tend à devenir l’objet focal de la scène. Le franchissement du seuil par Mercure est redoublé par le voile qu’il s’agira de franchir : le corps d’Hersé devient l’espace restreint de la scène. La jambe alanguie de l’Hersé de Poussin aurait-elle inspiré Lagrenée (hypothèse de R. Démoris) ? Cette transformation
sémiologique, marquée par le glissement du moment paroxystique vers
l’instant prégnant, de l’effraction par l’intrusion à
l’effraction par le regard, ne traduit pas simplement une évolution
du goût et un changement d’ordre esthétique. C’est
l’articulation symbolique même de l’image qui se trouve
bouleversée : on passe ainsi d’une économie phallique,
marquée par la coupure de l’écran, à une économie non
phallique, où la dislocation corporelle place la chair au cœur du
sens qui est ici mis en question. Causant « une peine
mortelle » au spectateur, le défaut désigne la mort, comme le
crane anamorphique des Ambassadeurs de Holbein. Le sexe de la
femme devient le nouveau point focal où vient échouer la
représentation, le point à partir duquel on ne peut rien
articuler : « il s’en manquerait beaucoup » ;
« on ne sait où la rapporter ». Mercure châtiant
Aglaure figurait la castration symbolique : Aglaure périssait
pour avoir barré le phallus. Hersé se disloquant face au discours
de Mercure figure l’appel du sexe féminin, la précipitation et la
fusion en lui.
Traits d’esprit
Une fois repéré le
défaut, Diderot se délecte et fait de l’esprit :
« Certainement, si Mercure n’a
besoin que d’une cuisse, il peut emporter celle-ci sous son bras,
sans qu’Hersé puisse s’en douter. Le Mercure est très savant
des bras, du cou, de la poitrine, des flancs, mais on sent qu’il a
été dessiné d’après la statue de Pigalle. Le peintre lui a
planté encore ici deux ailes à la tête qui ne font pas mieux
qu’ailleurs. J’ai pensé ne vous rien dire d’Aglaure. C’est
qu’elle est froide, plate, mesquine, roide de position, faible de
couleur, nulle d’expression. Si vous pouvez pardonner à cet
ouvrage ce petit nombre de défauts, couvrez-le d’or sur la parole
de Le Moine. » (DPV XVI 136.)
 Jean-Baptiste Pigalle, Mercure attachant ses talonnières, marbre. Paris, musée du Louvre. C’est le morceau de réception de l’artiste, au Salon de 1744, qui lui a a valu une célébrité immédiate. Un modèle en terre cuite pour cette statue, actuellement au Metropolitan Museum of Art de New-York, avait été exposé au Salon de 1742. Le rapprochement imaginé par Diderot entre ce Mercure aux bras baissés et le Mercure discourant de Lagrenée n’est guères convaincant.
Mercure a en effet bien
besoin d’une cuisse car il lui en manque une. Étant donné la
position du lit sur lequel Hersé est assise, ainsi que du tabouret
sur lequel elle pose le pied, il n’y a pas d’endroit pour que
Mercure place sa jambe droite.
Le mot d’esprit
permet de ramener in extremis la jambe flottante, signe du
défaut de la jouissance féminine, vers Mercure et la traditionnelle
symbolique de la castration. L’excès de jambe d’Hersé devient
défaut de jambe de Mercure et ne fait alors que redoubler, sur le
plan imaginaire, la coupure sémiotique figurée par l’écran
constitutif de la scène classique. La jambe d’Hersé barre
d’ailleurs, très explicitement sur la toile, le désir de Mercure,
comme le rideau et la balustrade barrent le désir d’Aglaure, qui
lui-même métaphorise le regard du spectateur.
Mercure, selon
Diderot, est imité du Mercure attachant ses talonnières de
Jean-Baptiste Pigalle, son célèbre morceau de réception à
l’Académie en 1744. Pigalle, par le geste de Mercure, a voulu
signifier la vitesse de la course, à laquelle ce dieu excellait.
Rattachant distraitement sa sandale, Mercure a les yeux tournés vers
le but de sa course. Il est arrêté, tiré vers l’arrière par ce
contre-temps. Mais son corps est tourné vers l’avant, tendu vers
la reprise. Sculpter le mouvement relève de la gageure et Pigalle
fut applaudi pour ce tour de force.
Mais surtout, la
représentation du mouvement dans les arts immobiles de l’image
participe de la modélisation scénique imposée par l’ut
pictura poesis. Représenter le mouvement, c’est inscrire
l’image dans une linéarité narrative. Si Diderot insiste tant sur
l’immobilité du Mercure de Lagrenée, c’est par référence à
son célèbre modèle qui était devenu une véritable allégorie de
la vitesse. Le Mercure de Lagrenée bavarde au lieu de se précipiter.
Il tue le texte qu’il prononce par le seul fait de le prononcer. Ce
qui est en mouvement, c’est l’autre jambe. Mais ce mouvement ne
renvoie pas à une narration ; il relève du symptôme.
 Que l’art aide la nature, représenté par la statue de Mercure face à l’image de Fortune. J. Baudoin, Recueil d’emblèmes divers, seconde partie, Paris, J. Villery, 1639, p. 16. La gravure pourrait être de Marie Briot, qui a signé certaines des gravures du recueil. L’attitude de ce Mercure se retrouve dans une autre gravure du recueil de Baudoin, face au discours Des statues en général et de celle de Mercure en particulier. C’est cette position stéréotypée du Mercure discoureur, qui se retrouve un peu partout, qui a servi de modèle à Lagrenée.
Enfin, la critique
d’Aglaure se conclut par un dernier trait d’esprit : nous
sommes donc autorisés à couvrir d’or cet ouvrage si nous nous
rangeons au jugement de Jean-Baptiste Lemoyne, avec qui Diderot en a
parlé. Cet or fait allusion à la récompense qu’avait réclamée
la cupide Aglaure à Mercure pour lui permettre de traverser sa
chambre et de rejoindre Hersé :
Proque ministerio magni sibi ponderis
aurum Postulat… (II, 750-751) Et pour prix du service elle demande un
grand poids d’or…
Aglaure ne reçoit
jamais l’or qu’elle a demandé, puisque Mercure impatienté de
ses atermoiements la pétrifie.
 Jean-Baptiste Pierre, Mercure amoureux de Hersé change en pierre Aglaure qui voulait l’empêcher d’entrer chez sa sœur, huile sur toile, 320x320 cm, Paris, Musée du Louvre. Exposé au Salon de 1763, n°12 du livret, n°100 du cat. Diderot et l’art de Boucher à David. Ce tableau était destiné à une suite de la tenture des Amours des dieux. Pierre a pris pour modèle Véronèse : comme premier peintre du duc d’Orléans, il avait la charge de la galerie de peinture où se trouvait le tableau. La scène est clairement d’Hersé à sa toilette, dérangée par Mercure, qu’elle regarde : l’espace focal n’est plus celui du châtiment exemplaire (Véronèse), ni même de l’ardeur d’un désir exposé (Poussin), mais de l’intimité dérangée, comme chez Lagrenée
Couvrir d’or la
peinture, c’est la pétrifier, c’est-à-dire conjurer en elle
cette dimension scopique qui, un instant, avait fait venir le sang,
la vie et les sensations de la chair sur ces corps désarticulés. De
la même façon, dans le Salon de 1763, Diderot avait conclu
son bref commentaire sur le tableau de Pierre, intitulé Mercure
amoureux qui change en pierre Aglaure qui l’éloignait de sa sœur
Hersé, par ces mots : « Ce n’est pas Aglaure, c’est
l’artiste et toute sa composition que Mercure en colère a
pétrifiés. » (DPV XIII 360.)
Conclusion
Comme critique d’art,
Diderot s’est certes astreint à décrire l’ordonnance des
peintures. Lorsqu’il fait parler les personnages, qu’il anime le
« moment » de la scène, il porte à l’extrême ce qui
constitue le protocole normal, forgé par la tradition de l’ut
pictura poesis, de la lecture de la peinture.
Mais la plus grande
originalité des Salons pourrait se situer ailleurs, dans
l’exploitation des défauts de la peinture. Le défaut assure un
passage, une communication entre l’expérience de la dimension
scopique du regard et la critique du modèle scénique de la
peinture. La fascination ou l’horreur scopique cessent alors de
constituer le moment fugace de la transition entre les deux
dimensions, géométrale et symbolique, du dispositif.
L’épreuve
incertaine du défaut de la jouissance féminine se pérennise,
s’objective en désignation d’un défaut technique. Ecrire la
peinture consiste alors, pour Diderot, à écrire le défaut de la
peinture. Le critique révèle alors l’envers de la peinture
d’histoire ; il met en évidence ce qui, dans la peinture,
échappe à la modélisation textuelle. Ecrire la peinture, c’est
passer de l’ancienne peinture écrite, qui se lisait comme texte, à
une peinture non écrite où l’expérience du défaut de jouissance
abolit la frontière mimétique entre le réel et sa représentation.
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