|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « De la figure à l’image : l’allégorie dans les Salons de Diderot », in Allégorie, Edward Nye (ed.), Studies on Voltaire and the eighteenth century, 2003:07, Voltaire foundation, Oxford, pp. 343-370. De la figure à l’image : l’allégorie dans les Salons de DiderotStéphane Lojkine Résumé : La conception diderotienne de l’allégorie dans les Salons
est largement tributaire de celle de l’abbé
Du Bos, qui se déploie selon trois dimensions : métaphorique,
elle enveloppe le sens ; subversive, elle frappe comme le trait
d’esprit ; obscure, elle échappe à l’interprétation. Ces
trois caractéristiques de l’allégorie selon Du Bos constituent
autant de critiques, que Diderot reprend à son compte. Il critique
d’abord les compositions mi-allégoriques, mi-historiques
qu’affectionne Rubens et qu’on retrouve dans le monument à Louis
XV imaginé par Pigalle, car elles font ressortir le décalage entre
monde héroïque des figures et scène intime des hommes réels. Mais
ce décalage est le moyen pour Diderot de penser l’image comme
anamorphose et de lui donner par là une fonction heuristique. La
peinture allégorique, prise alors exprès à contresens, fait sens
contre la métaphore qu’elle véhicule par la matérialité de ce
qu’elle représente. Elle exhibe symptomatiquement son
insignifiance et révèle ainsi le dispositif qui la sous-tend :
par lui, l’image s’inscrit dans un réseau imaginaire à
contresens des codes usés de la figuration allégorique. 
Dans les années 1760, l’expérience des Salons
confronte Diderot à ce que l’on appelle alors l’allégorie
pittoresque, c’est-à-dire aux peintures allégoriques. Il semble à
première vue épouser les idées de l’abbé Du Bos, dont la
critique de l’allégorie se fonde sur une défiance quant aux
capacités de l’image à pouvoir signifier et sur la nécessité
d’assujettir la peinture comme la représentation théâtrale aux
typologies, aux normes de bienséances, aux contraintes rhétoriques
de la vraisemblance. Mais la critique diderotienne de l’allégorie,
si elle reprend les conclusions de Du Bos, en retourne les attendus
idéologiques et sémiologiques. Pour Diderot, aux antipodes de
l’abbé, l’allégorie n’est pas assez iconique : il s’agit
de mettre au centre de la création picturale l’idée du peintre,
c’est-à-dire sa pensée par l’image. C’est là l’enjeu du
Salon de 1767, qui rompt ainsi avec l’ut pictura poesis :
le dispositif scénique,
où peinture et poésie dramatique venaient converger et s’articuler,
est désormais dénoncé comme réduction rhétorique de la pensée
par l’image, au même titre que l’allégorie.
I. La critique de l’allégorie chez Du Bos
On peut dégager trois caractéristiques de
l’allégorie selon l’abbé Du Bos : tout d’abord,
l’allégorie fonctionne comme enveloppement du sens ; ensuite,
elle est une sorte de « mot d’esprit » :
l’invention allégorique est un travail de l’esprit, un jeu
spirituel ingénieux ; enfin, l’allégorie est
incompréhensible et, pour cette raison plus que pour tout autre,
elle est condamnable.
L’allégorie comme enveloppement du sens
Déchiffrer l’allégorie, c’est « chercher
le sens des pensées d’un peintre qui l’enveloppe
toujours » (p. 69).
Notre cœur, peu sensible à ce jeu, regarde les personnages
allégoriques « comme des symboles et des énigmes sous
lesquels sont enveloppés des préceptes de morale et des
traits de satire qui sont du ressort de l’esprit » (p. 74).
Cet enveloppement du sens organise dans le texte
un déplacement qui est de l’ordre de la métaphore. Du Bos évoque
« le brillant qui naît d’une action métaphorique » ;
les figures de l’allégorie sont des métaphores et, comme telles,
sont décalées par rapport à la réalité qu’il s’agit de
représenter. Mais l’enveloppement assure également une
condensation du sens, et c’est là la force de l’allégorie, qui
enveloppe une grande quantité de sens sous un petit nombre de
figures. L’exemple que donne Du Bos est celui des victoires de
Louis XIV dans les Flandres, peintes par Le Brun à Versailles. Des
peintres comme Le Brun à Versailles ou Rubens dans le Cycle de Marie
de Médicis « font voir en un seul tableau des événements
qu’un historien ne pourrait narrer qu’en plusieurs pages »
(p. 67). Dans le tableau de Le Brun, le char de la Victoire, où
paraît le roi, « renverse dans sa course les figures étonnées
des villes et des fleuves qui formaient la frontière des Hollandais,
et chaque figure se reconnaît d’abord ou par l’écu de ses armes
ou par ses autres attributs » (p. 68). Le tableau fait
livre, chaque figure allégorique condensant une page d’histoire,
un récit de bataille, et venant s’articuler au char unique de la
victoire qui enveloppe le sens de sa gloire, faisant écran par son
triomphe au tumulte, à l’horreur, au détail des combats.
L’enveloppement allégorique est donc à la
fois affaire de déplacement (de métaphore) et de condensation. Du
Bos rejoint curieusement les grammaires inconscientes du witz
freudien.
L’allégorie comme trait d’esprit
Pour lui, l’allégorie a d’ailleurs la même
fonction subversive que le mot d’esprit. Il en donne deux exemples.
L’héritier du grand Condé ayant entrepris de faire peindre à
Chantilly l’histoire de son père avait à représenter les hauts
faits du Frondeur dans les Flandres au moment où celui-ci « s’était
trouvé lié d’intérêt avec les ennemis de l’État ».
L’allégorie vient ici contourner l’interdit politique qui
devrait frapper une telle représentation :
« Il fit donc dessiner la Muse de
l’histoire […] qui tenait un livre sur le dos duquel était
écrit Vie du prince de Condé. Cette Muse arrachait des
feuillets du livre qu’elle jetait par terre et on lisait sur ces
feuillets Secours de Cambrai, Secours de Valenciennes,
Retraite de devant Arras ; enfin le titre de toutes les
belles actions du prince de Condé durant son séjour dans les
Pays-Bas espagnols, actions dont tout était louable, à l’exception
de l’écharpe qu’il portait quand il les fit. » (P. 67.)
Les victoires du
séditieux sont, par ce subterfuge allégorique, à la fois
représentées et arrachées du livre : nous voyons ce que nous
ne devrions pas voir, disposé de telle sorte que nous le voyons en
toute bonne conscience. Le jeu allégorique recoupe ici le
dispositif d’écran qui structure et modélise la scène
d’histoire classique.
Le second exemple est
théâtral :
« Je n’ignore pas que les
personnages de plusieurs comédies d’Aristophane, ceux des Oiseaux
et des chœurs des Nuées, par exemple, ne soient
allégoriques. Mais […] ce poète voulait jouer dans Athènes les
hommes les plus considérables de la République […]. Aristophane
[…] ne pouvait donc trop masquer ses personnages, ni trop déguiser
ses sujets. Ainsi, une action et des personnages allégoriques
étaient plus propres à son dessein que des personnages et une
action à l’ordinaire. » (P. 74.)
Le rire d’Aristophane
masque donc l’attaque, la visée politique, dans le mouvement même
de l’allégorie enveloppant le sens de la pièce. L’allégorie
procède du trait, de l’agression spirituelle du witz
faisant mouche.
Cet esprit est
suspect, précisément peut-être parce qu’il est subversif. Aussi
l’allégorie ne convient-elle pas « dans les tableaux de
dévotion », où elle est pourtant si souvent pratiquée :
« Des vérités auxquelles nous
ne saurions penser sans terreur et sans humiliation ne doivent pas
être peintes avec tant d’esprit, ni représentées sous l’emblème
d’une allégorie ingénieuse inventée à plaisir. »
(P. 70.)
 P. P. Rubens, Le Débarquement à Marseille, 6e tableau de la Vie de Marie de Médicis, 1621-1625, Paris, Musée du Louvre. Le tableau représente l’arrivée de la reine à Marseille le 3 novembre 1600.
L’ingéniosité de
l’allégorie est œuvre de plaisir ; le travail de la
jouissance esthétique y est à l’œuvre, tant pour le créateur
que pour le spectateur. Ainsi au théâtre « il faut avoir
trop d’esprit pour démêler toujours avec justesse l’application
que nous devons faire d’une allégorie » (p. 73). La
vitesse du pas-de-sens
allégorique est celle du trait d’esprit. En un mot l’allégorie
a « le défaut d’aimer trop à faire usage du brillant de
l’imagination, qu’on appelle communément l’esprit »
(p. 68). Elle est le propre « des écrivains, à qui
personne ne refuse de l’esprit », et qui auraient gagné à
« être moins ingénieux et traiter un sujet historiquement »
(p. 73). Elle se caractérise par « le brillant »,
« les pensées délicates », « les tours fins »,
« toutes les grâces qu’un bel esprit peut tirer d’une […]
fiction » (ibid.).
Cet esprit de
l’allégorie contre lequel Du Bos n’a pas de mots assez durs
s’oppose à la convenance et à la vraisemblance, auxquelles
l’allégorie contrevient. Le défaut le plus choquant de
l’allégorie est le défaut de convenance, qui amène Dubos à
condamner les « compositions mixtes », comme celles du
Cycle de Marie de Médicis de Rubens, où personnages réels et
figures allégoriques sont mêlés : « des personnages
allégoriques employés comme acteurs dans une composition
historique doivent en altérer la vraisemblance » (p. 63).
Ainsi, dans Le Débarquement à Marseille, « les
néréides et les tritons sonnant de leurs conques, que Rubens a
placés dans le port pour exprimer l’allégresse avec laquelle
cette ville maritime reçoit la nouvelle reine, ne font point un bon
effet suivant mon sentiment. » (P. 64.)
Parce qu’elle est
spirituelle, l’allégorie est invraisemblable. Elle conjoint, par
son trait, du réel et du chimérique ou, plus exactement, une
représentation vraisemblable du réel et une construction
ingénieuse de l’esprit. L’allégorie exhibe l’artifice de la
représentation, en joue et en jouit.
L’artifice
allégorique tend alors à devenir une construction autonome :
le trait se distend, se rompt, l’articulation vraisemblable se
perd ; l’allégorie devient incompréhensible.
L’allégorie est incompréhensible
Les figures
allégoriques deviennent « figures hiéroglyphiques »
(p. 66). Les hiéroglyphes, indéchiffrables avant Champollion,
sont le modèle même de l’obscurité ; ce sont des signes
incompréhensibles :
« Il est rare que les peintres
réussissent dans les compositions purement allégoriques, parce
qu’il est presque impossible que, dans les compositions de ce
genre, ils puissent faire connaître distinctement leur sujet et
mettre toutes leurs idées à portée des spectateurs les plus
intelligents. […] La composition purement allégorique ne devrait
donc être mise en œuvre que dans une nécessité urgente […]. Si
l’on ne l’entend pas aisément, on la laisse comme un vain
galimatias. Il est des galimatias en peinture aussi
bien qu’en poésie » (ibid.).
L’allégorie suppose
un travail de décodage du lecteur-spectateur : elle est une
image-écran dont il s’agit de réduire l’inintelligibilité
pour parvenir à son sens. Du Bos refuse ce déchiffrement, cette
relation imaginative à la représentation qui se situe aux
antipodes de l’exigence rhétorique du movere :
la représentation doit « nous émouvoir » et non
« exercer notre imagination » ; « Les
tableaux ne doivent pas être des énigmes » (p. 68), ni
représenter « des chimères, dont l’allégorie mystérieuse
est une énigme plus obscure que ne le furent jamais celles du
sphinx » (ibid.). Nous ne sommes pas là pour chercher
« le net de ces chiffres » (p. 69), « des
chiffres dont personne n’a la clef » (p. 63).
Du Bos oppose donc
nettement, dans ces deux sections, deux fonctionnements
sémiologiques inconciliables de la représentation :
l’allégorie est fondée sur l’enveloppement du sens, sur le
trait d’esprit qui recouvre, puis découvre, après déchiffrement,
la vérité intellectuelle du sujet. L’allégorie exhibe donc
insolemment la mécanique qu’elle met en œuvre. À l’opposé,
la vraisemblance propose une représentation transparente du sujet :
elle s’appuie sur l’expression des passions,
structure typologique stable, connue, douée d’une syntaxe
permettant d’en combiner les éléments à l’infini. La
vraisemblance ne construit pas à chaque fois un nouveau code ;
son apparente pérennité donne l’illusion de sa transparence,
l’illusion qu’il n’y a ni code, ni énigme, ni chiffre. Cette
transparence de la vraisemblance est la condition nécessaire de
l’illusion, c’est-à-dire de l’abolition du support de la
représentation pour le spectateur : devant lui, il n’y a ni
poésie, ni peinture, ni tréteaux de scène, ni toile de tableau,
mais de la représentation, un sujet, une histoire dans laquelle il
entre de plain-pied. La vraisemblance assure le fonctionnement de
l’ut pictura posesis, c’est-à-dire la circulation du
texte à l’image, de l’image au texte.
Au contraire,
l’allégorie souligne l’artifice de sa construction : se
donnant à interpréter, elle se désigne comme enveloppe,
c’est-à-dire comme support. Or l’interprétation se situe aux
antipodes de l’illusion : tout à coup, le fait qu’il
s’agisse de peinture ou de poésie devient essentiel. C’est le
signe qu’alors l’ut pictura poesis a cessé d’être
opératoire.
II. Symboles froids et ombres passagères :
la récupération de l’allégorie dans les Salons de
Diderot
Diderot reprend en
apparence l’essentiel des attaques de Du Bos contre l’allégorie :
mais la comparaison attentive des motivations de l’abbé et du
philosophe révèle en fait une opposition frontale. Diderot va
utiliser le discrédit où est tombée l’allégorie au
dix-huitième siècle, non pas pour sauver l’ut pictura poesis
et la sémiologie de la vraisemblance qui lui est attachée, mais
pour rompre définitivement avec elle, récupérant l’image
allégorique, la détournant pour la mettre au service d’une
pratique généralisée de la pensée par l’image. La pensée par
l’image procède aux antipodes de la vraisemblance : elle
déforme les modèles que lui fournit la culture, elle conjoint les
figures nobles de la tradition et les réalités triviales de la vie
contemporaine, elle procède par sauts et incongruités.
Mi-vraisemblables, mi-allégoriques : les
compositions mixtes
 Jacques Dumont le Romain, Allégorie de la paix d’Aix-la-Chapelle, 472x330 cm, peinture sur toile exposée au Salon de 1761, Paris, musée Carnavalet Dès le Salon de
1761, commentant La Publication de la paix en 1749 par
Dumont le Romain, Diderot reprend la critique, formulée par Du Bos,
des compositions mixtes : « Les êtres réels perdent de
leur vérité à côté des êtres allégoriques »
(DPV XIII 216 ; Laffont 202).
On se souvient des tritons marseillais de Rubens : Du Bos
préconise en ce cas d’éliminer les figures allégoriques,
déplacées dans une peinture d’histoire moderne. L’histoire
moderne s’inscrit en effet dans une culture où mythologie et
allégorie ne sont plus des objets de croyance : personne
d’entre nous ne croit plus aujourd’hui à la réalité de ces
figures, tandis que les personnages d’une scène antique sont
censés croire dans la réalité des figures allégoriques qui les
entourent, et que leur religion, leur culture admettaient alors ces
figures comme vraisemblables. Le rejet de l’allégorie est
question de convenances, c’est-à-dire d’uniformité du code de
la représentation.
Diderot part bien de
cette question de convenance, mais il la retourne :
« Le contraste de ces figures
antiques et modernes ferait croire que le tableau est un composé de
deux pièces rapportées, l’une d’aujourd’hui et l’autre qui
fut peinte il y a quelque mille ans ; et l’abbé Galliani
vous séparerait cela avec des ciseaux qui laisserai[en]t
d’un côté tout le plat et tout le ridicule, et de l’autre tout
l’antique qui serait supportable et que chacun interprèterait à
sa fantaisie. On trouverait cent traits de l’histoire grecque ou
romaine auxquels cela reviendrait. » (DPV XIII 216 ;
Laffont 202.)
S’il faut conserver
quelque chose de la toile de Dumont le Romain, ce n’est donc pas
le sujet d’histoire récente, qui est plat et ridicule, mais les
figures allégoriques, parce qu’elles contiennent quelque chose de
la grandeur antique. Il ne s’agit pas non plus de réintégrer ces
figures dans un tableau d’histoire ancienne, où elles
respecteraient la convenance nécessaire, mais de pouvoir, à
volonté et par l’imagination, les rapporter à « cent
traits de l’histoire grecque ou romaine ». Une fois
découpées, les figures deviennent des images virtuelles, livrées
à la rêverie créatrice de Diderot. L’image allégorique devient
« idée », c’est-à-dire support à la pensée par
l’image, support de toute représentation.
Diderot reprend la
critique des compositions mixtes à propos de La Naissance de
Louis XIII de Rubens, tableau que Du Bos avait lui-même
commenté à la section 24. Dans les Essais sur la peinture,
il écrit :
« Je ne saurais souffrir, à
moins que ce ne soit dans une apothéose ou quelque autre sujet de
verve pure, le mélange des êtres allégoriques et réels. […] Le
mélange des êtres allégoriques et réels donne à l’histoire
l’air d’un conte, et pour trancher le mot, ce défaut défigure
pour moi la plupart des compositions de Rubens. Je ne les entends
pas. Qu’est-ce que cette figure qui tient un nid d’oiseaux,
un Mercure,
l’arc-en-ciel, le Zodiaque, le Sagittaire,
dans la chambre et autour du lit d’une accouchée ? Il
faudrait faire sortir de la bouche de chacun de ces personnages,
comme on le voit à nos vieilles tapisseries de château, une
légende qui dît ce qu’ils veulent. » (DPV XIV 390 ;
Laffont 499.)
 P. P. Rubens, La Naissance du Dauphin, 8e tableau de la Vie de Marie de Médicis, 1621-1625, Paris, Musée du Louvre Les figures évoquées
par Diderot sont celles de La Naissance de Louis XIII,
tableau qu’il vient de louer et auquel il revient à plusieurs
reprises avec éloge dans les Salons. Certes, comme Du Bos,
c’est l’expression sur le visage de Marie de Médicis, où se
mêlent la douleur passée de l’enfantement et la joie naissante
face à l’enfant, qui retient son admiration.
Les figures
allégoriques échouent à produire leur effet par défaut de
convenance, parce qu’il y a un décalage entre le monde héroïque
et glorifiant des allégories et l’espace familial, intime, que
constitue le « lit d’une accouchée ». Diderot
rappellera plus loin le précepte d’Horace : peinture et
poésie « doivent être bene moratæ ; il faut
qu’elles aient des mœurs » (DPV XIV 391 ;
Laffont 500), c’est-à-dire qu’elles concourent à une idée
morale forte.
Cette exigence de
convenance reproduit apparemment le discours de Du Bos et semble
réaffirmer le principe classique des bienséances de la
représentation. Pourtant, à y bien regarder, tout est faussé dans
l’image que Diderot convoque : l’amoncellement que produit
l’énumération des allégories, l’expression désinvolte qui
désigne la figure de l’abondance, « cette figure qui tient
un nid d’oiseaux », font basculer l’univers héroïque de
l’allégorie rubénienne dans la familiarité naïve de « nos
vieilles tapisseries de château ». Réciproquement, qu’est-ce
que ce « lit d’une accouchée » évoqué par Diderot,
quand la reine accouche, chez Rubens, assise sur son trône !
 Vincenzo Cartari, Le imagini de i dei degli antichi, Padoue, Tozzi, 1614, Cybèle (identifiée à Ops). La déesse sur son char s’avance vers un de ses fidèles en bonnet phrygien, adossé à un arbre portant une vigne, qui brandit un tambour de la main gauche et porte sa main droite à son cou, son thyrse planté en terre à son côté. Cet homme est le troisième terme de l’allégorie, qui devient chez Pigalle le citoyen satisfait. L’opposition, la
contradiction des mœurs que Diderot relève dans les compositions
mêlant des êtres allégoriques et réels, n’est donc pas la
contradiction des mœurs du réel et des mœurs de l’allégorie,
mais celle de la tapisserie du château médiéval et de la peinture
de la chambre de Greuze, contradiction non pas générique, mais
sémiologique, entre deux sortes d’allégories : allégorie
énigmatique des anciens âges, avec ses phylactères et ses
devises ; allégorie familière et bourgeoise des Lumières, où
le mot n’est plus dans un livre, mais dans la bouche des enfants,
ou dans l’interrogation faussement naïve du philosophe. En
témoignent les deux exemples que cite Diderot après celui de
Rubens.
C’est d’abord le
monument érigé par Pigalle à Reims en l’honneur de Louis XV,
monument que Diderot avait déjà éreinté dans un article de la
Correspondance littéraire en juillet 1760
et dont la construction venait d’être achevée en 1765, au moment
où il écrit les Essais sur la peinture :
« Je vous ai déjà dit mon avis
sur le monument de Rheims exécuté par Pigalle, et mon sujet m’y
ramène. Que signifie à côté de ce portefaix étendu sur des
ballots, cette femme qui conduit un lion par la crinière ? La
femme et l’animal s’en vont du côté du portefaix endormi, et
je suis sûr qu’un enfant s’écrierait : Maman, cette femme
va faire manger ce pauvre homme-là qui dort, par sa bête. »
(DPV XIV 390 ; Laffont 499.)
La femme conduisant le
lion est une allégorie du bon gouvernement, la cité florissante
étant traditionnellement représentée, depuis l’époque romaine
impériale, par une Cybèle couronnée de tours et conduisant un
char tiré par des lions.
Quant au « portefaix », qui est un autoportrait du
sculpteur, il symbolise en réalité le citoyen jouissant des
bienfaits de la félicité publique. Or le monument de Reims ne
présente pas de mélange flagrant entre l’allégorie et la
réalité, le seul personnage réel, Louis XV, figurant au-dessus,
hors scène. Ce qui est choquant, hétéroclite, c’est la
juxtaposition des codes désuets de l’allégorie médiévale du
bon gouvernement et de cette bonne paysane menant sa bête, du
citoyen idéal et du trivial portefaix.
L’allégorie, si
elle ne manipule pas les images mêmes du réel, tourne au
contresens. Elle devient une collection de figures :
« Il s’agit vraiment bien de
meubler sa toile de figures ! Il faut que ces figures s’y
placent d’elles-mêmes, comme dans la nature. Il faut qu’elles
concourent toutes à un effet commun, d’une manière forte, simple
et claire ; sans quoi je dirai comme Fontenelle à la Sonate :
figure, que me veux-tu ? »
(DPV XIV 391 ; Laffont 500.)
 Jean-Baptiste Pigalle, Monument à Louis XV, 1765, Reims, place Royale, détail du citoyen satisfait
On ne peut condamner
plus radicalement la conception classique de l’allégorie comme
taxinomie de figures, comme syntaxe d’images codées à la manière
d’un langage. Mais ce qui est condamné ici, ce n’est pas
l’allégorie comme genre et comme moyen d’expression, c’est un
certain fonctionnement sémiologique de la représentation réduisant
l’image à une allégorie rhétorique, à une succession de
signes.
Diderot assume au contraire le
caractère flottant, polysémique de l’image allégorique, fondée
non sur une articulation, mais sur une concentration de sens :
l’« effet commun », la « manière forte, simple
et claire » placent au premier plan l’impact immédiat, non
verbal, de l’image, la puissance iconique d’un effet d’ensemble
qui ne se décomposera pas en figures. Cette transformation
sémiologique de l’allégorie, qui implique désormais
l’imagination et joue même sciemment sur les ressorts populaires
de l’image, est indissociable de la transformation idéologique
qui s’opère : déjà Pigalle avait renoncé pour son
monument de Reims aux traditionnels esclaves accompagnant le
Triomphe du roi pour leur substituer ce Citoyen satisfait de la
douceur d’un gouvernement qui renonçait de lui-même à
l’absolutisme.
Diderot va plus loin :
« Pigalle, mon ami, prends ton
marteau, brise-moi cette association d’êtres bizarres. Tu veux
faire un roi protecteur ; qu’il le soit de l’agriculture,
du commerce et de la population. Ton portefaix dormant sur ses
ballots, voilà bien le Commerce. Abats de l’autre côté de ton
piédestal un taureau ; qu’un vigoureux habitant des champs
se repose entre les cornes de l’animal, et tu auras l’Agriculture.
Place entre l’un et l’autre une bonne grosse paysanne qui
allaite un enfant, et je reconnaîtrai la Population. »
(DPV XIV 390-391 ; Laffont 499-500.)
Le geste imaginaire de
briser la statue, que l’on retrouvera au commencement du Rêve
de D’Alembert,
Diderot brisant le Pygmalion de Falconet pour, sur ses
miettes, poser les fondements d’un matérialisme biologique,
change le statut de l’image qui occupe le texte, mais ne détruit
pas cette image : de la statue (imago, image), on passe
à l’idée, au modèle, au phantasma platonicien que
Diderot convoquera dans le préambule du Salon de 1767.
En effet, le monument
virtuel que Diderot propose à Pigalle en remplacement du sien n’est
pas un monument absolument autre. Il est bien conçu à partir du
monument réel et raté, comme une anamorphose de celui-ci :
les trois personnages, la femme, le lion et le portefaix, ne sont
pas supprimés mais transformés. Le portefaix n’est plus le
symbole du citoyen satisfait, mais du Commerce ; le lion
devient taureau, symbole de l’Agriculture ; la femme, à
laquelle l’enfant spectateur et critique convoqué quelques lignes
plus haut est adjoint, intégré dans la représentation, figurera
désormais la Population.
Cette anamorphose a
pour fonction essentielle de transformer les rapports entre les
différents éléments de l’allégorie. Dans l’ancien système,
les figures s’agençaient en une syntaxe qui n’est plus
comprise : la femme conduisait son lion pour le plus grand bien
du citoyen ; autrement dit, la France (figure 1, la femme)
adoucissait son gouvernement (figure 2, le lion) pour le bonheur des
Français (figure 3, l’homme assis).
Dans l’allégorie
que reconstruit Diderot, le Commerce, l’Agriculture et la
Population n’ont entre eux aucune relation syntaxique. Placés
tous trois sur le même plan, à égalité, ils concourent au même
titre à un même effet, ils superposent, ou concentrent trois
images concurrentes d’une même félicité publique. L’image
allégorique n’est pas seulement devenue virtuelle ; elle
revendique, hors langage, sa spécificité sémiologique : elle
est image et non figure et, comme telle, ne peut se réduire à un
signe linguistique ; elle est juxtaposée et non enchaînée ;
elle concourt à un effet commun et ne peut, pour cette raison, être
subordonnée.
L’image est ici
désormais idée, modèle, et non imago ; il n’est
plus question de support ; elle circule de la poésie à la
peinture, de la peinture à l’opéra, de l’opéra au seul flux
de l’imagination. Car pour ne pas réduire l’image à un signe,
il vaut mieux parfois carrément ne pas la représenter. Dans le cas
du monument de Pigalle, la force de l’allégorie reconstruite
tient peut-être à son immatérialité.
De même, dans les
Pensées détachées, Diderot préfère ne pas voir
d’illustration du texte de l’Arioste, afin que les images que
convoque le poète ne soient pas fixées, c’est-à-dire ne
deviennent pas des figures, de simples signes conventionnels :
« Pourquoi l’hippogriffe, qui
me plaît tant dans le poème, me déplairait-il sur la toile ?
J’en vais dire une raison bonne ou mauvaise. L’image, dans mon
imagination, n’est qu’une ombre passagère. La toile fixe
l’objet sous mes yeux et m’en inculque la difformité. Il y a,
entre ces deux imitations, la différence d’il peut être à
il est. » (Laffont 1018.)
Du Bos avait
explicitement réprouvé les « visions de l’Arioste »
pour lesquelles Diderot commence par confesser son plaisir :
comment l’hippogriffe monté par Roger lui déplairait-il, à lui
qui l’a parodié complaisamment dans le « Rêve de
Mangogul », au chapitre 32 des Bijoux indiscrets ?
Diderot identifie ici « l’hippogriffe […] dans le poème »
à « l’image, dans son imagination », tandis que
l’hippogriffe sur la toile est un objet extérieur au spectateur,
un objet que « la toile fixe […] sous mes yeux ».
Curieusement, il y a pour Diderot une sorte de transparence du
support-texte, et une opacité du support-peinture. L’hippogriffe
textuel plaît encore une fois comme image virtuelle, offerte
fugitivement au vagabondage de la pensée. C’est « une ombre
passagère » : en mouvement, glissant dans le flux de la
rêverie poétique du spectateur-lecteur, l’image virtuelle
échappe au dispositif scénique où, dans la peinture, elle demeure
fixée.
L’allégorie
pittoresque est donc critiquée chez Diderot non pas tant pour ses
entorses à la vraisemblance, que parce qu’elle échappe aux
virtualités magiques de ce qui « peut être ».
Matérialité de la peinture, métaphoricité de
l’allégorie
Cette matérialité
de l’objet allégorique en peinture entre en conflit avec la
dimension essentiellement métaphorique de l’allégorie. À propos
de L’Amour menaçant de Vanloo, Diderot écrit, dans le
Salon de 1761 :
« Je ne sais, mon ami,
si vous avez remarqué que les peintres n’ont pas la même liberté
que les poètes, dans l’usage des flèches de l’Amour. En
poésie, ces flèches partent, atteignent et blessent. Cela ne se
peut en peinture. Dans un tableau, l’Amour menace de sa flèche,
mais il ne la peut jamais lancer sans produire un mauvais effet. Ici
le physique répugne. On oublie l’allégorie ; et ce n’est
plus un homme percé d’une métaphore, mais un homme percé d’un
trait
réel qu’on aperçoit. » (P. 204.)
L’effet de réel
propre à la peinture matérialise l’image, lui ôte la virtualité
nécessaire à la manipulation allégorique. En effet, il y a, selon
Diderot, une transparence de la peinture par rapport au réel, comme
il y a une transparence de l’idée, de l’image virtuelle par
rapport au texte, à la poésie. La peinture ne peut pas rendre la
métaphore, c’est-à-dire le déplacement propre au
« pas-de-sens » allégorique.
Au fond, et en
forçant le trait, la peinture est impropre à l’allégorie, non
pour des raisons de convenance, mais pour des raisons
consubstantielles au medium pictural. On est bien loin ici de
Du Bos.
À partir de là, et
c’est l’enjeu sémiologique fondamental du Salon de 1767,
Diderot va s’attacher à dissocier poésie et peinture, et
ordonner sa réflexion autour de l’opposition du « faire »
et de l’« idéal ».
L’allégorie pittoresque ne met en œuvre que le « faire »,
c’est-à-dire la virtuosité technique du peintre, mais ne peut
représenter l’« idéal », l’idée, par laquelle
s’exerce la « verve », la fureur créatrice de
l’artiste. En effet, l’idée allégorique, idée sublime, idée
grandiose, est une idée essentiellement virtuelle, une image que
l’on peut penser, non représenter. C’est là le germe de la
pensée par l’image.
La perte de sens
Les allégories de
Lagrenée fournissent à Diderot l’occasion de cette prise de
conscience et de position. Dans le Salon de 1765, Lagrenée
avait exposé deux tableaux allégoriques qui se faisaient pendant,
La Justice et la Clémence et La Bonté et la Générosité.
Diderot ne tarit pas d’éloges. Du premier, il dit : « O
le beau tableau ! Louez-en et la couleur, et les caractères,
et les attitudes, et les draperies et tous les détails. Les pieds,
les mains, tout est fini et du plus beau fini. » (DPV XIV 82 ;
Laffont 325.) Pas un mot sur le sens de ces allégories ;
l’éloge est purement technique ; seule l’efficacité
mimétique de la peinture est visée. De même pour le second :
« les caractères de têtes on ne saurait plus beaux, et puis
des pieds, des mains, de la chair, de la vie. » (DPV XIV 84 ;
Laffont 326.)
Les têtes sont
belles, mais que caractérisent-elles, quelle passion ? La
chair est vivante, mais pour quelle action ?
 L. Lagrenée, La Justice et la Clémence, dessus-de-porte, 106x156 cm, signé et daté en bas à gauche « L. Lagrenée 1765 », n° 22 du Livret, cat. Sandoz n° 142, Fontainebleau, Musée du château
Ces objections ne
viennent qu’à l’occasion du Salon suivant, où Lagrenée expose
une série de tableaux allégoriques : d’abord les quatre
états, commandés par Mazade de Saint-Bresson, trésorier des États
du Languedoc ; puis Le Dauphin mourant.
D’emblée, à
propos de L’Épée, ou Bellone présentant à Mars les rênes
de ses chevaux, Diderot s’exclame : « Qu’est-ce
que cela signifie ? rien, ou pas grand-chose »
(DPV XVI 119 ; Laffont 553). À propos de La
Robe, ou la Justice que l’Innocence désarme et à qui la Prudence
applaudit, même constat d’une déperdition du sens :
« Était-il possible d’imaginer rien de plus pauvre, de plus
froid, de plus plat ? et si l’on n’écrit pas une légende
au-dessous du tableau, qui est-ce qui entendra le sujet ? »
(DPV XVI 120 ; Laffont 554.) L’allégorie est
incompréhensible ; plus exactement, les figures allégoriques,
techniquement parfaites, ne sont pas caractérisées par une idée
susceptible de les particulariser. Leur beauté est générale et,
de là, insignifiante. L’insignifiance de Lagrenée retourne ses
beautés parfaites en horreurs de l’ineptie :
« Si l’on pense, si l’on rêve
à quelque chose, c’est à la beauté de la touche, aux draperies,
aux têtes, aux pieds, aux mains, et à la froideur, à l’obscurité,
à l’ineptie de la composition. […] Maudit maître à écrire,
n’écriras-tu jamais une ligne qui réponde à la beauté de ton
écriture. » (DPV XVI 121 ; Laffont 555.)
La critique est
étrange : Lagrenée sait dessiner, même des lettres, mais il
ne sait pas écrire.
Il possède le faire
du peintre, mais non l’idéal du créateur, qui, quel que soit son
art, est d’abord poète. Même constat pour Le Clergé :
« C’est pis que jamais. Autre logogryphe plus froid, plus
impertinent, plus obscur encore que les précédents. »
(Ibid.) L’allégorie tourne au logogryphe, appellation
dépréciative de l’énigme. On retrouve ici la critique de Du
Bos : mais l’énigme n’est pas mauvaise parce qu’elle
demande un effort d’interprétation ; elle est mauvaise pour
la pauvreté de ce qu’elle donne à interpréter.
 L. Lagrenée, La Magistrature représentée par la Justice que l’Innocence désarme ; la Prudence l’en félicite, signé et daté L. Lagrenée 1766, n° 24 du Livret, cat. Sandoz n° 163, The Art Museum, Princeton. Sa composition est visiblement inspirée de celle de La Justice et la Clémence, dont le sujet est similaire et qu’elle reprend symétriquement.
Diderot rejette alors
sur le reste du public l’attitude qui était pourtant la sienne
deux ans plus tôt : « Tout le monde accourt. On admire.
Mais personne ne se demande, qu’est-ce que cela signifie. »
(DPV XVI 124 ; Laffont 557.)
Il ne s’agit pas de
rejeter l’allégorie parce qu’elle est incompréhensible mais de
conjurer le glissement de l’allégorie dans l’insignifiance, dû
à la privatisation, à l’embourgeoisement des grands genres :
« petit bélître, à qui
donneras-tu donc de la grandeur, de la solennité, de la majesté,
si tu n’en donnes pas à la Religion, à la Justice, à la Vérité.
Mais, me répond l’artiste, vous ne savez donc pas que ces vertus
sont des dessus-de-porte, pour un receveur général des finances. »
(DPV XVI 122 ; Laffont 555.)
L’allégorie ne
s’accommode pas d’une fonction décorative. Parce qu’elle
exige la grandeur, le sublime, elle rappelle la primauté de l’idée
sur l’exécution dans la représentation.
Diderot reprend
l’identification, établie par Du Bos, de la grande peinture
allégorique à la peinture de Rubens : « Peintres
modernes, abandonnez ces symboles à la fureur et au pinceau de
Rubens. Il n’y a que la force de son expression et de sa couleur
qui puisse les faire supporter. » (DPV XVI 120 ;
Laffont 554.) La critique de Rubens, chez Du Bos, tourne ici à
l’éloge, même si en apparence Diderot se démarque toujours,
comme Du Bos, de la pratique allégorique rubénienne. C’est quand
même là que réside la force de l’idée, cette fureur, cet
enthousiasme poétique qui constitue toujours chez Diderot, depuis
la lecture de Shaftesbury, le modèle de référence en matière de
création.
 Louis-Jean-Jacques Durameau, Le Triomphe de la Justice, 351,7x462 cm, peinture sur toile exposée au Salon de 1767, n° 155 du Livret. Destinée à être placée dans la Chambre criminelle du parlement de Rouen, la toile est encore aujourd’hui dans le Palais de justice de cette ville.
De même, Diderot
reprend l’identification de l’allégorie au mot d’esprit, pour
une critique alignée en apparence sur celle de Du Bos : « Mr
de La Grenée, sachez qu’une allégorie commune, quoique neuve,
est mauvaise, et qu’une allégorie sublime, n’est bonne qu’une
fois. C’est un bon mot usé, dès qu’il est redit. »
(DPV XVI 123 ; Laffont 556.) À y réfléchir,
l’identification par Diderot de l’allégorie au bon mot ne
déprécie pas l’allégorie, mais la condamne plutôt à
l’excellence. Cette unicité du « bon mot usé dès qu’il
est redit » est l’unicité même du trait, de ce
« pas-de-sens » propre au witz et sur lequel se
fonde son efficacité. L’allégorie est de l’ordre du mot
sublime et exprime par là la quintessence de cette puissance
principielle de l’idée.
À propos du Triomphe
de la Justice de Durameau, toujours dans le Salon de 1767,
Diderot remarque :
« mais je prétends que, celui qui
se jette dans l’allégorie, s’impose la nécessité de trouver
des idées si fortes, si neuves, si frappantes, si sublimes. Sans
cette ressource, avec Pallas, Minerve, les Grâces, l’Amour, la
Discorde, les Furies, tournés et retournés en cent façons
diverses, on est froid, obscur, plat et commun. »
(DPV XVI 440 ; Laffont 766.)
Pour Diderot,
l’allégorie ne permet pas une simple manipulation typologique des
figures. Elle impose l’évidence de l’idée, elle est le support
idéal pour exprimer les inventions sublimes. Ici encore, les
formulations rappellent l’abbé Du Bos, pour exprimer pourtant
exactement le contraire de ce qu’il dit. Selon Du Bos, la bonne
représentation est vraisemblable et, pour ce faire, s’attache
exclusivement à l’expression des passions, c’est-à-dire à la
manipulation typologique que Diderot fustige dans la mauvaise
allégorie (tourner et retourner Pallas, Minerve, les Grâces…).
Au contraire, l’allégorie est critiquable selon Du Bos parce que,
sortant de cette manipulation à l’intérieur d’un code et d’une
typologie convenus, elle crée des figures neuves, elle sort des
convenances du code connu pour construire son propre code, flirtant
ainsi avec l’incompréhensible. Or c’est précisément cette
création hors codes, ce dépassement des typologies qui suscite
chez Diderot l’adhésion enthousiaste aux sublimes allégories.
Ainsi l’allégorie de la Justice ne sera pas cette femme « roide
[qui] tient ses balances d’une manière apprêtée »
(DPV XVI 437 ; Laffont 764), figure convenue,
maussade, mais la figure de Calas et son Histoire, dont le « trait »
est « capable d’inviter [les juges] à la commisération, à
la méfiance ; à faire sentir la faiblesse de l’homme,
l’atrocité des peines capitales, et le prix de la vie »
(DPV XVI 438 ; Laffont 765).
L’allégorie relève
bien, dans cet exemple, du trait, et du trait subversif, qui place
en imagination la célèbre gravure de la mort de Calas au mur de
tous les tribunaux, faisant de ce déni de justice un emblème de la
justice.
De l’allégorie au dispositif
Le jeu subversif
sauve parfois l’allégorie malgré elle, comme dans Le Dauphin
mourant de Lagrenée :
« Un grand rideau s’est levé,
et l’on a vu le dauphin moribond, étendu sur son lit, le corps à
demi nu.
Cette idée du dauphin derrière le
rideau a fait fortune. Le dauphin a passé toute sa vie derrière un
rideau, et un rideau bien épais ; c’est Thomas qui l’a dit
en prose. C’est moi qui l’ai dit en vers. C’est Cochin qui l’a
dit en gravure.
C’est Lagrenée qui le dit en peinture, d’après M. de La
Vauguyon qui lui avait appris à se tenir là. »
(DPV XVI 148 ; Laffont 572 .)
 L. Lagrenée, Allégorie à la mort du Dauphin, 129x97 cm, Salon de 1767, Fontainebleau, musée du château.
Le duc de La Vauguyon,
commanditaire de l’œuvre, était le précepteur du Dauphin et a
imaginé lui-même la composition qu’il a donnée à exécuter à
Lagrenée. Le dispositif du rideau, classique dans la peinture
d’histoire,
fait sens ici comme trait d’esprit malgré le peintre et son
inspirateur : l’effet du « bon mot » allégorique
se déclenche au rebours de l’intention manifeste, condensant
toutes les épigrammes.
Ici, peut-être plus
visiblement qu’ailleurs, la déconstruction de l’allégorie est
suppléée par le dispositif scénique : l’ordonnance visible
du tableau sauve ce que la vacuité du discours qu’il allégorise
avait menacé. Il ne s’agit pas de représenter un discours, mais
une scène : « il s’agit d’une scène de mœurs,
d’une scène de famille, d’une dernière scène de la vie, d’une
scène pathétique et de grand pathétique. » (DPV XVI 149 ;
Laffont 573.)Diderot recherche l’image virtuelle qui
sous-tend le sujet, cette fameuse « idée » qui se situe
au principe de la création. Mais l’image n’est pas une ;
la caractérisation de la scène est une énumération, une
dissémination. Le flottement de l’image virtuelle, le glissement
dans l’imagination, contredit la fixation, l’immobilisation, la
focalisation qui caractérisent l’image peinte sur la toile.
« c’est ce que mes confrères
ne sentent pas. Ils ont dans la tête, Ut pictura poesis erit ;
et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai qu’ut poesis
pictura non erit. Ce qui fait bien en peinture fait toujours bien en
poésie, mais cela n’est pas réciproque. » (DPV XVI 150 ;
Laffont 573.)
 Le rideau soutenu par deux chérubins est emprunté à l’iconographie du tabernacle ; il encadre traditionnellement les représentations de la Vierge. Ici, Dormition de la Vierge, Péricopes d’Henri II, XIe siècle, Munich, Bayerische Staatbibliothek, clm 4452, fol. 161v°. Les chérubins soutiennent une mandorle avec le Christ du Jugement, la Vierge orante sur le modèle byzantin de la Vierge des Blachernes et le voile du tabernacle. Les chérubins portant le voile sont plus courants dans les représentations de la Vierge en majesté, de l’Adoration des Mages, ou des apparitions de la Vierge. Pour sauver
l’allégorie, Diderot abandonne l’ut pictura poesis :
l’allégorie est pour ainsi dire détachée de son support visuel
pour devenir exercice intérieur de la pensée, d’une pensée
nouvelle, par l’image.
« L’imagination passe
rapidement d’image en image ; son œil embrasse tout à la
fois. Si elle discerne des plans, elle ne les gradue ni ne les
établit. Elle s’enfoncera tout à coup à des distances immenses.
Tout à coup elle reviendra sur elle-même avec la même rapidité,
et pressera sur vous les objets. » (DPV XVI 151 ;
Laffont 574.)
L’œil de
l’imagination s’oppose à l’œil réel par cette appréhension
globale, cette constitution d’un réseau au sein d’un espace
pour ainsi dire dé-géométralisé : il n’y a plus ni plans,
ni profondeur, ni distances, ni séparation stable entre un œil
regardant et un objet regardé. L’espace imaginaire est l’espace
de l’instabilité, de la réversibilité scopique, qui récupère
la nature réversible, labile de l’image allégorique.
Or cet espace
imaginaire n’est autre que l’imagination créatrice de Diderot
lui-même :
« Chardin, La Grenée, Greuze et
d’autres m’ont assuré, et les artistes ne flattent point les
littérateurs, que j’étais presque le seul d’entre ceux-ci dont
les images pouvaient passer sur la toile, presque comme elles
étaient ordonnées dans ma tête. » (DPV XVI 152 ;
Laffont 574.)
Diderot récupère
pour lui les prestiges et les puissances de l’allégorie. Il
s’agit encore, en 1767, de penser les peintures ; mais déjà
le Salon de 1767 s’emplit de digressions philosophiques.
Cette pensée par images, cultivée par Diderot au contact des
peintures, deviendra la pensée des dialogues philosophiques.
|
|