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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Les Essais sur la peinture : une poétique de la défiguration », conférence prononcée à l’université catholique de Louvain, Louvain-la-neuve, 19 novembre 2007. Les Essais sur la peinture : une poétique de la défigurationStéphane Lojkine  Henry Testelin, Table premiere des preceptes de la peinture sur le traict, 1680
Le télescopage des différences
On peut penser a
priori que la construction d’une poétique, la réflexion sur
une poétique de la représentation amène immanquablement à établir
des divisions. La division semble être l’opérateur théorique de
toute poétique, comme l’indiquent les premiers paragraphes de la
Poétique d’Aristote :
« L’épopée et la poésie
tragique, comme aussi la comédie, l’art du dithyrambe, et, pour la
plus grande partie, celui de la flûte et de la cithare ont tous ceci
de commun qu’ils sont des représentations. Mais il y a entre eux
des différences de trois sortes (διαφέρουσι δὲ ἀλλήλων
τρισίν) : ou bien ils représentent par des moyens autres,
ou bien ils représentent des objets autres, ou bien ils représentent
autrement, c’est-à-dire selon des modes qui ne sont pas les
mêmes. » (trad. Dupont-Roc et Lallot, 47a 14-19.)
ἤ
γὰρ τῷ ἐν ἑτέροις μιμεῖσθαι, ἤ τῷ
ἑτερως : la poétique gère l’hétérogène ;
posant la différence des supports (ἐν
ἑτέροις), des objets (ἕτερα) et des genres
(ἑτέρως) de la représentation, elle fixe des hiérarchies,
institue des catégories, et ramène ainsi, au sein de chacune
d’elles, un ordre, une identité dont elle fixe les lois de
fonctionnement, par différence avec les autres catégories.
La narratologie est
l’héritière directe de ce mode de pensée différentiel : au
sein d’une discipline délimitée par le support « texte »,
elle différencie, selon le type d’objet dont le texte traite, des
genres de littératures,
puis, au sein de chaque genre, des modalités d’expression. On
différenciera ainsi le roman, dont l’objet serait le réel, le
monde réel, de la poésie lyrique, qui traiterait de l’âme, de
l’intimité du sujet, ou de la tragédie, dont la représentation
est idéale et vise les valeurs, irréelles et absolues, de la
noblesse. Puis, au sein du roman par exemple, la narratologie
distingue des genres du récit,
et différencie la narration, qui représente des événements en en
déroulant la succession, de la description, qui arrête au contraire
le temps et déploie dans l’espace un tableau visuel, ou encore du
discours, qui, hors du temps et de l’espace, enchaîne logiquement,
argumentativement, la logique du monde qu’il s’agit de
représenter.
Ce mode d’analyse
constitue le cadre familier des études littéraires et leur fournit
les outils méthodologique apparemment les plus assurés et les mieux
éprouvés. Or, dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, l’étude
des Salons de Diderot et de la poétique que Diderot y met en
œuvre, il s’avère totalement inefficace. Non que Diderot, au sein
même des Salons, n’ait pas longuement réfléchi aux
problèmes de poétique qui se posaient à lui : mais force est
de constater que ce n’est absolument pas par un jeu différentiel
qu’il les a pensés, et encore moins résolus.
« Il me semble qu’il y a autant
de genres de peinture que de genres de poésie : mais c’est
une division superflue. » (Essais, chap. V,
p. 505/65.)
La superposition, voire
l’amalgame de toutes les catégories que la tradition
aristotélicienne prend soin de distinguer constitue au contraire le
principe de base de sa réflexion.
I. Poétique du tableau
Ainsi, la distinction
dans les Salons du support et du niveau de la représentation,
du tableau peint d’une part, du texte qui en rend compte d’autre
part, nous paraîtrait a priori un présupposé méthodologique
de base. De cette distinction, qui partage les artistes d’une part,
Diderot critique d’art d’autre part, découle une seconde
différenciation, interne cette fois, et partageant l’activité
diderotienne : il conviendrait de distinguer sa réflexion sur
la manière dont les peintres composent et ordonnent leurs peintures
et la manière dont Diderot rend compte des mêmes peintures dans les
Salons. On opposerait alors une théorie, l’élaboration
d’une poétique du tableau d’une part, et une pratique, la mise
en œuvre d’une poétique de la description d’autre part. Cette
pratique demande elle-même à être réfléchie et légitimée.
« Produire nos titres » : la
légitimation comme leurre
Or lorsque Diderot
annonce, à la fin du Salon de 1765, qu’il va légitimer son
entreprise et sa posture de critique par un traité, ce n’est pas
le traité auquel, en toute logique poétique, on pourrait s’attendre
qu’il propose à ses lecteurs de la Correspondance littéraire :
« Après avoir décrit et jugé
quatre à cinq cents tableaux, finissons par produire nos titres ;
nous devons cette satisfaction aux artistes que nous avons
maltraités, nous le devons aux personnes à qui ces feuilles sont
destinées ; c’est peut-être un moyen d’adoucir la critique
sévère que nous avons faite de plusieurs productions, que d’exposer
franchement les motifs de confiance qu’on peut avoir dans nos
jugements. Pour cet effet nous oserons donner un petit Traité de
peinture, et parler à notre manière et selon la mesure de nos
connaissances du dessin, de la couleur, de la manière, du
clair-obscur, de l’expression et de la composition. »
(P. 466.)
Diderot annonce qu’il
va produire ses titres, mais quels titres exactement, il ne le dira
jamais. Faut-il entendre que les Essais sur la peinture ont
pour fonction de légitimer la compétence de Diderot comme critique
d’art ? Mais, s’agissant de la description et du jugement de
quatre à cinq cents tableaux, et non directement de leur production,
cette compétence devrait être avant tout rhétorique, et définir
les modalités de la description et les critères du jugement. Au
lieu de cela, Diderot propose un Traité de peinture,
c’est-à-dire littéralement une poétique de la création
artistique, identifiant implicitement son activité critique à
l’activité des peintres dont il a rendu compte : parce que
lui aussi il est peintre,
on peut avoir confiance dans ses jugements. Il ne sera à aucun
moment question des compétences critiques de Diderot, qui prétend
exposer ici non une théorie, mais une expérience de la peinture,
comme s’il était peintre, « à notre manière et selon la
mesure de nos connaissances ». C’est pourquoi le Traité
annoncé deviendra Essais, l’exposé systématique étant
remplacé par une sorte d’introduction au processus même de la
création artistique : en ce sens, et bien que la rationalité
différentielle d’Aristote soit ici bafouée, nous sommes bien en
présence d’une réflexion proprement poétique.
Diderot annonçait,
dans le dernier paragraphe du Salon de 1765 que nous avons
cité, les parties traditionnelles d’un traité académique sur la
peinture : « du dessin, de la couleur, de la manière, du
clair-obscur, de l’expression et de la composition ».
Le point de départ est le dessin, qui, dans la tradition léguée
par Poussin et par Le Brun, constitue la partie noble de la peinture,
par laquelle celle-ci équivaut à la poésie, car le dessin produit
et agence des figures sur une scène au même titre que le poème
dramatique. La couleur ne vient que dans un second temps, car,
absente de la poésie, elle constitue un moyen propre, singulier,
inexportable et, par là, inquiétant. La manière inquiète encore
plus que la peinture : caractérisant le style de l’œuvre
produite, elle renvoie à la matière picturale même, et abolit la
transparence de la représentation à son objet. Les choses
s’aggravent quand on en vient au clair-obscur, qui fait disparaître
les figures dans l’ombre, et les dissout dans le jeu des matières
colorées. Alors la peinture peut se réorganiser à nouveaux frais :
ce n’est plus le dessin et les figures, mais l’expression qui
devient le principe de la représentation, tandis que l’ordonnance
fixe, pour ainsi dire géométrique, de la scène poussinienne est
remplacée par un nouveau type de composition, dite « composition
expressive » (p. 501/61), fondée sur le mouvement et,
dans ce mouvement, nous le verrons, sur le renversement.
Diderot suivra le plan
annoncé, qui déconstruit radicalement la poétique académique de
la peinture. Il entend d’ailleurs faire sentir cette déconstruction
dans la formulation même qu’il donne finalement des titres de ses
chapitres, avec une désinvolture parodique digne des romans de
Fielding ou de Sterne : « Mes pensées bizarres sur le
dessin » (p. 467/11) annoncent une conception peu conforme
à l’enseignement académique et à son modèle cartésien adapté
par Le Brun à la peinture, d’un dessin qui caractérise les
passions de l’âme au moyen de traits différentiels permettant
toutes les oppositions expressives, et de là toutes les polarités
susceptibles de structurer l’espace scénique. « Mes petites
idées sur la couleur » (p. 472/18) ne fait pas très
sérieux non plus : est-ce ainsi que l’on donne des gages de
confiance aux artistes sévèrement jugés et aux lecteurs
susceptibles de dépenser une fortune dans l’achat de tableaux
qu’ils n’auront pas vu, sur la seule foi de ce que la
Correspondance littéraire en aura dit ? « Tout ce
que j’ai compris de ma vie du clair-obscur » (p. 477/26)
fait retour ironiquement sur le clair-obscur de la notion, et
n’indique guère qu’on doive en sortir éclairé. « Ce que
tout le monde sait sur l’expression, et quelque chose que tout le
monde ne sait pas » (p. 486/39) annonce le renversement
paradoxal à partir d’une notion qui constituait l’épine dorsale
de la célèbre conférence de Le Brun sur « l’expression des
passions ».
Enfin, « Paragraphe sur la composition où j’espère que j’en
parlerai » (p. 496/53) souligne le caractère digressif
d’un texte qui se refuse à assumer son rôle de traité.
La figure, notion centrale, mais déceptive
 Nicolas Poussin, La Manne, 1639, huile sur toile, 149x200 cm, Paris, musée du Louvre, INV.7275
De même que le plan
du Traité déroule apparemment les parties d’un cours
académique sur la peinture, mais en déconstruit doublement le fond,
par l’ordre du déroulement et par la formulation parodique des
titres de chapitre, de même le vocabulaire des Essais sur la
peinture semble d’abord correspondre au vocabulaire académique,
puisque la notion centrale, qui revient à toutes les pages de bout
en bout des Essais est la notion de figure. La figure est le
mécano de base de la poétique du tableau :
l’expression des passions, qui constitue l’enjeu de la
représentation picturale classique, s’effectue au moyen des
figures et de leur disposition. Selon Le Brun, l’expression « doit
entrer dans la représentation des paysages, et dans l’assemblage
des figures ».
C’est ainsi que,
pour ce qui est des contours, « Raphaël, a été soigneux de
les rendre précis et corrects dans ses ouvrages à l’exemple des
excellents peintres de l’antiquité, qui étaient si exacts à
profiler jusqu’aux moindres membres des corps, afin que l’on en
vît mieux la figure, étant certain que c’est la circonscription
des lignes (il faut que je me serve de ce mot) qui donne connaissance
de la véritable forme du corps ».
Quant à La Manne de Poussin, sa réussite tient dans « ce
contraste judicieux qui sert à donner du mouvement, et qui provient
des différentes dispositions des figures dont la situation, l’aspect
et les mouvements étant conformes à l’histoire engendrent cette
unité d’action et cette belle harmonie qu’on voit dans ce
tableau ».
 Henry Testelin, Exemple touchant les Proportions & les Contours, 1680
La figure est
l’instrument par lequel s’établit le système des différences
constitutif de la poétique du tableau classique : la figure est
d’abord circonscrites par des lignes, c’est-à-dire qu’elle
partage un intérieur et un extérieur, qu’elle signifie le corps
par ce partage. Les figures sont ensuite disposées pour constituer
des masses et des groupes : ces dispositions de figures
constituent l’unité d’action selon le principe d’un
« contraste judicieux », c’est-à-dire à nouveau d’une
différence, d’une polarité. Enfin, « l’assemblage des
figures » se différencie de la « représentation des
paysages » en opposant deux espaces dans le tableau, la scène
et le décor de fond, c’est-à-dire d’une part l’espace
restreint où les figures jouent l’action et l’espace vague qui
leur sert d’écrin.
On ne s’étonnera
donc pas de voir revenir de façon obsédante le terme de figure dans
les Essais sur la peinture. Mais les formules auxquelles la
figure est associée sont presque systématiquement déceptives, ou
négatives : « Couvrez cette figure, n’en montrez que
les pieds » (p. 467/11) ; « Une figure humaine
est un système trop composé… » ; « accuser une
figure d’être mal dessinée » ; « une figure
difficile à trouver » (p. 468/13) ; « de
figures fausses, apprêtées, ridicules et froides »
(p. 470/15) ; « tâchez, mes amis, de supposer toute
la figure transparente et de placer votre œil au centre »
(p. 471/17) ; « si une figure est dans l’ombre »
(p. 482/33) ; « plus la figure aurait la figure d’un
homme de bois » (p. 485/37) ; « je laisse là
le reste de la figure » (la figure d’Antinoüs qu’il s’agit
de défigurer, p. 486/39) ; « lorsque le poète dit,
vera incessu patuit dea, il faut chercher en soi cette
figure-là (qui n’existe pas, donc, p. 489/43) ; « Quand
on considère certaines figures, certains caractères de tête de
Raphael, des Carraches et d’autres, on se demande où ils les ont
pris » (p. 490/45) ; il est ridicule « de
comparer quelque figure commune avec la Vénus de Gnide ou de
Paphos » (p. 493/49) ; « aucune figure oisive,
aucun accessoire superflu » (p. 496/54) ; « Otez
à Watteau ses sites, sa couleur, la grâce de ses figures »
(p. 498/56) ; « ces figures partagées, ces
personnages indécis » (p. 499/57) ; « il
s’agit vraiment bien de meubler sa toile de figures ! »
(p. 500/59) ; « Figure, que me veux-tu ? »
(ibid., paraphrasant Fontenelle) ; « Je me soucie
bien que l’artiste ait disposé ses figures » (p. 501/61) ;
« De six à cinq figures, à peine en resterait-il deux ou
trois sur lesquelles il ne fallût pas passer la brosse »
(p. 502/62) ; « les figures à demi nues dans une
composition, sont comme les forêts et la campagne transposées
autour de nos maisons » (p. 504/64) ; « les
actions et les mouvements des figures, si loin des actions et des
mouvements réels » (p. 506/66) ; « qu’on me
montre sur toute la surface de la terre, je ne dis pas une seule
figure entière, mais la plus petite partie d’une figure, un ongle,
que l’artiste puisse imiter rigoureusement » (p. 512/74).
Dans ce relevé
quasiment exhaustif des occurrences du mot, on ne s’est pas attaché
pour l’instant à la logique de la démonstration, mais au
contexte, à la situation dans laquelle la figure apparaît : il
s’agit toujours de dénoncer un artifice de la représentation, de
prendre ses distances vis-à-vis d’une conception dépassée de la
peinture d’histoire, de ridiculiser une distorsion, ou alors
carrément d’attaquer la figure, de la défigurer, de la rendre
transparente ou au contraire de la plonger dans l’ombre,
c’est-à-dire fondamentalement de la destituer de sa fonction
différentielle tant interne (comme circonscription d’un corps)
qu’externe (comme constitutive d’une masse ou d’un groupe).
La représentation comme altération
« Mes pensées bizarres sur le
dessin La nature ne fait rien d’incorrect.
Toute forme belle ou laide a sa cause, et de tous les êtres qui
existent, il n’y en a pas un qui ne soit comme il doit être. Voyez cette femme qui a perdu les yeux
dans sa jeunesse. L’accroissement successif de l’orbe n’a plus
distendu ses paupières. […] L’altération a affecté toutes les
parties du visage. » (P. 467/11.)
Le point de départ
des Essais sur la peinture est certes le dessin, c’est-à-dire
la base académique de la représentation picturale. Mais le dessin,
au lieu de circonscrire des figures, produit des altérations.
Pire : ce n’est pas le peintre qui altère les figures ;
c’est la nature même. Diderot télescope ainsi trois niveaux de
l’activité poétique, les productions de la nature, leur
représentation sur le tableau du peintre et les descriptions que le
poète en fait (Diderot ne se définissant jamais comme critique).
L’altération
déconstruit la figure comme principe de structuration différentielle
du tableau, et toute la première partie des Essais accomplit
cette déconstruction : le travail de la négativité est
spectaculaire à l’ouverture du premier chapitre des Essais,
où Diderot campe, en lieu et place des modèles traditionnels donnés
à admirer (la Vénus de Médicis, l’Apollon du Belvédère,
Ganymède et Antinoüs), une femme aveugle et un bossu. Mais les
Essais opèrent, au chapitre IV sur l’expression, un
renversement au terme duquel l’altération va devenir le nouveau
principe d’organisation de la représentation. Dans le chapitre VI
sur l’architecture, le terme réapparaît, aussitôt associé au
bossu du chapitre I :
« Dans les ordres inférieurs [de
la société] il faut choisir l’individu le plus rare, ou celui qui
représente le mieux son état, et se soumettre ensuite à toutes les
altérations qui le caractérisent. La figure sera sublime, non pas
quand j’y remarquerai l’exactitude des proportions, mais quand
j’y verrai tout au contraire un système de difformités bien liées
et bien nécessaires. En effet, si nous connaissions bien
comment tout s’enchaîne dans la nature, que deviendraient toutes
les conventions symétriques ? Un bossu est bossu de la tête
aux pieds. Le plus petit défaut particulier a son influence générale
sur toute la masse. » (Essais, chap. VI, p.
512/75.)
De la disposition des
figures, on est passé à « un système de difformités bien
liées et bien nécessaires », c’est-à-dire non seulement de
la figure à la défiguration, mais du jeu différentiel de la
composition classique à une production du sens qui passe par la
liaison, l’altération dynamique, le mouvement. La figure est
conçue d’abord comme déplacement d’une ligne : « Un
trait déplacé de l’épaisseur d’un cheveu, embellit ou dépare »
(p. 490/44).
 Jean de Bologne, Mercure volant, entre 1564 et 1580, Paris, musée du Louvre Les anamorphoses de
figures auquel Diderot se livre dans les Essais sur la peinture
(« Conservez tous les traits de ce beau visage comme ils sont,
relevez seulement un des coins de la bouche », p. 487/40 ;
« il vous vient en tête de transformer votre lingère en
Hébé ? », p. 513/76) suivent celle du massif
Hercule Farnèse en frêle Mercure de Giambologna, puis
réciproquement de Mercure en Hercule imaginée dans le Salon de
1765, les deux figures se rejoignant dans l’Antinoüs, figure
idéale et donc nulle, irréelle, « un homme qui n’est
d’aucun état », « un fainéant qui n’a jamais rien
fait, et dont aucune des fonctions de la vie n’a altéré les
proportions ».
La ligne figurale se déplace imaginairement, devient principe
d’altération et non plus de circonscription, serpentant non pour
disposer, mais pour animer l’espace, le peupler de fantômes.
Convoquée incantatoirement comme « vrai modèle idéal de la
beauté, ligne vraie » dans le préambule du Salon de 1767
(p. 525), elle devient l’écran qui s’interpose « entre
la vérité et son image » :
« Ne convenez-vous pas que tout
être, surtout animé, a ses fonctions, ses passions déterminées
dans la vie ; et qu’avec l’exercice et le temps, ces
fonctions ont dû répandre sur toute son organisation une altération
si marquée quelquefois, qu’elle ferait deviner la fonction ?
Ne convenez-vous pas que cette altération n’affecte pas seulement
la masse générale, mais qu’il est impossible qu’elle affecte la
masse générale, sans affecter chaque partie prise séparément ?
Ne convenez-vous pas que quand vous avez rendu fidèlement et
l’altération propre à la masse, et l’altération conséquente
de chacune de ses parties, vous avez fait le portrait ? Il y a
donc une chose qui n’est pas celle que vous avez peinte, et une
chose que vous avez peinte qui est entre le modèle premier et votre
copie. » (P. 523.)
Cette chose à partir
de laquelle la peinture produit son altération, c’est le « fantôme
subsistant qui vous sert de modèle », « cette ombre mal
terminée », « ce fantôme » (p. 522). Le
modèle théorique convoqué est ici explicitement platonicien,
contre la poétique aristotélicienne, mais Diderot lui donne une
fonctionnalité nouvelle : la ligne figurale s’interpose entre
le réel que la peinture montre et le fantôme invisible dont elle se
nourrit et qu’elle donne à imaginer ; entre le modèle
premier, ce modèle idéal de la beauté platonicienne, et la
peinture que nous avons matériellement sous les yeux, une chose
fantomatique s’interpose. La peinture devient « l’art de
susciter des fantômes, de les animer » (Essais,
chap. V, p. 502/62) ; sans lui, « nul fantôme
qui vous obsède et qui vous suive » (ibid.).
La poétique du
tableau trouve ici sa limite : peindre, ce n’est pas seulement
agencer, ni même altérer des formes visibles. Peindre, c’est
traiter avec les fantômes, Diderot jouant pleinement de l’ambiguïté
classique du mot, qui signifie déjà les fantômes des cimetières,
mais garde encore le sens grec de φαντάσμα, de
représentation, à l’interface donc du visible et de l’invisible.
II. Dispositif de la scène
La nature, le peintre
et le poète étant donc fondus dans un même regard qui tout à la
fois assiste en spectateur et crée le spectacle auquel il assiste,
ce n’est plus un tableau, c’est une scène qui se déploie devant
nous, sans le cadre technique d’une bordure, sans la frontière
immédiate du monde réel à la matière picturale de la
représentation.
Voiler le bossu : la scène matricielle des
Essais
La scène qui surgit
devant nous n’est ni réelle, ni artificielle ; elle est, dans
le réel, composée, disposée. Elle constitue un dispositif.
Reprenons le début des Essais sur la peinture :
« Tournez vos regards sur cet
homme dont le dos et la poitrine ont pris une forme convexe. Tandis
que les cartilages antérieurs du col s’allongeaient, les vertèbres
postérieures s’en affaissaient. La tête s’est renversée ;
les mains se sont redressées à l’articulation du poignet ;
les coudes se sont portés en arrière ; tous les membres ont
cherché le centre de gravité commun qui convenait le mieux à ce
système hétéroclite. Le visage en a pris un air de contrainte et
de peine. Couvrez cette figure, n’en montrez que les pieds à la
nature ; et la nature dira, sans hésiter, Ces pieds sont ceux
d’un bossu. » (P. 467/11.)
L’établissement d’un
« système hétéroclite » des altérations de la
figure,
d’un principe universel de défiguration n’est en fait que le
préalable de la représentation, la préparation du véritable
spectacle qui suit, et se présente comme un dialogue du
peintre-poète et de la nature. Devant la figure défigurée du
bossu, l’artiste interpose un voile : couvrant la figure, il
délimite une scène ; abaissant, puis levant le rideau de la
représentation, il initie le jeu théâtral essentiel, ce jeu
classique où le réel est toujours renvoyé derrière, dans les
coulisses de la malséance. La parole de la nature, « Ces pieds
sont ceux d’un bossu » accomplit la performance de la
représentation, qui se définit donc à la fois comme discours,
comme articulation d’une visibilité à une invisibilité, comme
déplacement de ce qui est montré vers ce qui se dérobe et ne se
comprend que par effraction.
L’interposition du
voile, l’interception du regard sont les maîtres mots du
dispositif scénique, et reviennent de façon obsédante dans les
Essais.
« Qu’il me soit permis de
transporter le voile de mon bossu sur la Vénus de Médicis, et de ne
laisser apercevoir que l’extrémité de son pied. Si sur
l’extrémité de ce pied la nature évoquée derechef se chargeait
d’achever la figure, vous seriez peut-être surpris de ne voir
naître sous ses crayons que quelque monstre hideux et contrefait. »
(P. 468/12.)
L’artiste ne fait que
transporter le voile ; c’est la nature qui achève la figure :
le dispositif scénique détrône le geste souverain de la main
dessinatrice ; il déplace la création de la mimésis
proprement dite vers la circonscription, l’installation,
l’interposition constitutives de l’espace scénique. Déjà, le
modèle de la production artistique est photographique.
Le voile n’a donc
pas essentiellement, dans ce nouveau modèle de compréhension de la
représentation, une fonction de délimitation, de division, mais de
superposition : la Vénus de Médicis, modèle idéal de la
beauté antique, une fois voilée, vient se superposer imaginairement
au bossu voilé inaugural des Essais. Si admirable soit-elle,
cette Vénus exécutée de main d’homme ne peut réaliser
techniquement la figure virtuelle d’un corps parfait :
produire la figure, c’est déjà l’altérer. L’altération
imperceptible du pied de la Vénus, si la nature était sommée d’en
déduire le corps naturel correspondant, risquerait de s’accentuer
et de produire un monstre, autrement dit le bossu même auquel le
dispositif du voile a été emprunté. Ce que le voile met donc
fondamentalement en œuvre, c’est la superposition de la Vénus et
du bossu. Le dévoilement du corps dont on ne voyait que le beau
pied, qui révèle par surprise, à la place de la Vénus attendue,
un bossu hideux et contrefait, est le scénario répété du
dispositif : il manifeste le jeu de la pulsion scopique, qui
prend l’œil au piège par l’appât du beau pied, le fascine au
moyen de ce leurre, de ce fétiche, puis, brutalement, abolissant la
distance d’avec l’objet peint, effaçant la frontière du réel
au représenté, le précipite dans l’horreur et l’abjection, lui
fait voir ce qu’il avait voulu éviter, le précipite, le plonge,
l’enveloppe dans une dimension absolument nouvelle de la
représentation, la dimension révoltante du réel. L’œil est
ainsi sorti de ses gonds par le jeu du dispositif, littéralement
exorbité : au début des Essais, le portrait de la
vieille aveugle aux orbites vides, dont les paupières « sont
rentrées dans la cavité que l’absence de l’organe a creusée »
(p. 467/11), précédait l’évocation du bossu.
Le principe de superposition
La suite des Essais
se déploie comme répétition atténuée de ce geste, ou de ce piège
inaugural. L’œil de l’artiste est déformé par son
tempérament :
« S’il est ictérique et qu’il
voie tout jaune, comment s’empêchera-t-il de jeter sur sa
composition le même voile jaune que son organe vicié jette sur les
objets de la nature, et qui le chagrine, lorsqu’il vient à
comparer l’arbre vert qu’il a dans son imagination, avec l’arbre
jaune qu’il a sous les yeux ? » (Chap. II,
p. 473/20.)
 Alexandre Roslin, Portrait de la Comtesse d’Egmont Pignatelli en costume espagnol, 1763, huile sur toile, 136x103 cm, Minneapolis, The Minneapolis Institute of Art Non seulement le voile
du tempérament, interposé entre l’œil et l’objet, renverse les
couleurs chaudes de la matière picturale en surproduction bilieuse,
en excrétion organique abjecte, mais le voile déclenche la
superposition, invitant à comparer l’arbre vert réel, mais
absent, invisible, à l’arbre jaune produit par la peinture. Deux
images sont ainsi conjointes par le dispositif, la scène se
constituant du trajet de l’une vers l’autre, de la défiguration
de l’idéale en la matérielle, de la réelle en la peinte.
Cette superposition ne
constitue pas une structure stable : le dispositif est une
adaptation, un mouvement de la figure vers sa défiguration, de la
défiguration vers la restitution d’une figure :
« Voilà sur une toile une femme
vêtue de satin blanc. Couvrez le reste du tableau, et ne regardez
que le vêtement ; peut-être ce satin vous paraîtra-t-il sale,
mat, peu vrai. Mais restituez cette femme au milieu des objets dont
elle est environnée, et en même temps le satin et sa couleur
reprendront leur effet. » (Ibid., p. 475/22.)
Peut-être Diderot se
souvient-il ici du portrait de la comtesse d’Egmont Pignatelli par
Roslin, dont il écrivait, dans le Salon de 1763 : « la
robe ne fait pas trop mal le satin. Les chairs sont un peu blanches.
[…] En général le tout a l’air blanc ; c’est qu’on a
visé à l’éclat et à l’effet. » (P. 273/231.)
Ici l’interposition
du voile n’occulte pas la figure, mais précisément au contraire
ce qui l’entoure, les « objets dont elle est environnée ».
Mais c’est bien le même jeu d’occultation et de révélation qui
retourne le satin « sale, mat, peu vrai » en satin
éclatant, « le satin et la couleur reprenant leur effet » :
l’éclat satiné du blanc fascine l’œil, mais après l’avoir
révulsé de sa salissure ; la fascination naît d’un
retournement de l’abjection, l’œil « révolte » en
quelque sorte le sale en éclatant, l’extinction ignoble du
vêtement sale en apparition théâtrale, lumineuse, sur la scène
apprêtée de l’appartement où la marquise fait son entrée et
prend la pose.
 Pierre de Cortone, Vénus apparaît à Énée & à Acate en chasseresse, vers 1635, huile sur toile, 127x176 cm, Paris, Musée du Louvre, inv. 112
Car le voile est un
rideau de théâtre : il ne diminue pas seulement les appâts
d’une figure faite fantôme ou se retournant en monstre ; se
déchirant, s’ouvrant, il déclenche le coup de théâtre d’une
apparition :
« Peut-être n’appartiendrait-il
qu’à un seul maître de déchirer le nuage qui enveloppait Énée,
et de me le montrer comme il apparut à la crédule et facile reine
de Carthage : Circumfusa repente Scindit se nubes, et in æthera
purgat apertum. »
(Chap. III, p. 480/29.)
On accède à la figure
d’Énée au travers du nuage qui l’enveloppait, circumfusa
nubes, et que l’œil déchire : l’acte créateur du
peintre est identifié à l’action de l’œil du spectateur, qui
scinde, scindit, et discrimine. À cet exemple, que Diderot
emprunte à Webb,
il préfèrera celui de Vénus apparaissant à Énée dans la forêt
de Carthage :
« Lorsque le poète dit, vera
incessu patuit dea, il faut chercher en soi cette figure-là.
Lorsqu’il dit, summa placidum caput extulit unda, il faut
modeler cette tête là. » (P. 489/43.)
Vera incessu patuit
dea, c’est à sa démarche que la véritable déesse trahit sa
nature divine : le pied encore une fois manifeste la figure dans
ce mouvement du regard qui remonte depuis le bas de la robe, et que
Freud identifie au regard fétichiste, arrêté par cette limite,
refusant d’affronter l’horreur archaïque du sexe voilé.
Le dispositif scénique signifie l’arrêt fétichiste et dans le
même temps il le transgresse ; il dit l’inaccessibilité de
l’objet du regard, et pourtant, par effraction, par surprise, il le
fait voir quand même.
 Pierre Paul Rubens, La Colère de Neptune, vers 1634, huile sur toile, Dresde, Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Gemäldegalerie Alte Meister À l’exemple de
Vénus se révélant à son fils, Diderot joint celui de Neptune
sortant sa tête des flots, à l’issue de la tempête qui ouvre
l’Énéide : Neptune projette sa tête apaisée,
placidum caput extulit, des profondeurs de l’onde, summa
unda. La tête seule est donnée à voir, laissant imaginer le
corps gigantesque, mais invisible, du dieu. Diderot avait eu déjà
recours à cet exemple dans la Lettre sur les sourds. Pour lui
alors, malgré l’exemple de Rubens,
une telle peinture était impossible, ou tout du moins relevait de la
gageure :
« pourquoi le dieu ne paraissant
alors qu’un homme décollé, sa tête, si majestueuse dans le
poème, ferait-elle un mauvais effet sur les ondes ? Comment
arrive-t-il que ce qui ravit notre imagination déplaise à nos
yeux ? (Lettre sur les sourds, p. 44.)
Le dispositif
diderotien consiste une fois de plus à superposer deux images,
l’image virgilienne d’imagination et l’image matérielle du
peintre. Le sublime colosse virgilien se retourne alors en abjection
d’« un homme décollé », qui renverse doublement la
figure paternelle, Neptune d’abord, Virgile ensuite.
La déconstruction de
la figure s’incarne alors dans le rapport de l’œil à la scène,
comme castration symbolique, où le visage du père est atteint et
barré. Si la tête de Neptune sortant de l’océan pacifié devient
une tête coupée flottant sur la mer, le Laocoon, autre figure ô
combien emblématique, ne connaît pas un sort plus enviable :
« Toute scène a un aspect, un
point de vue plus intéressant qu’aucun autre ; c’est de là
qu’il faut la voir. Sacrifiez à cet aspect, à ce point de vue,
tous les aspects ou points de vue subordonnés ; c’est le
mieux. Quel groupe plus simple, plus beau que celui du Laocoon et de
ses enfants ? Quel groupe plus maussade, si on le regarde par la
gauche, de l’endroit où la tête du père se voit à peine, et où
l’un des enfants est projeté sur l’autre ? Cependant le
Laocoon est jusqu’à présent le plus beau morceau de sculpture
connu. » (Fin du chap. V, pp. 507-508/68-69.)
 Laocoon et ses fils, IIe siècle avant Jésus-Christ, Rome, Vatican
Le point de vue depuis
lequel la scène
doit être idéalement regardée n’est posé que comme un préalable
destiné à être transgressé par la déambulation autour de la
statue. Le point de vue participe de l’a priori figural de
la représentation, que la mise en œuvre du dispositif se doit de
brouiller puis de rétablir, de défigurer puis de reconfigurer. La
beauté du Laocoon se défait lorsque la statue est contournée
latéralement, de façon, sciemment, à voiler le visage du père
(« la tête du père se voit à peine ») et à écraser
l’un sur l’autre ses enfants (« l’un des enfants est
projeté sur l’autre »).
Une fois de plus, le
geste créateur ne consiste pas à sculpter le Laocoon, qui est donné
comme figure a priori de la représentation, mais à organiser
sa disparition pour, ensuite, restaurer idéalement sa visibilité :
« Cependant le Laocoon est jusqu’à présent le plus beau
morceau de sculpture connu. » La castration symbolique
(défection du père, écrasement des enfants) barre la figure, mais
dans le même temps organise le trajet du regard, par la pulsation
duquel l’objet peut, quand même, être atteint et maîtrisé.
III. Vers une poétique des liaisons
La ligne
Cette pulsation, qui
rythme l’altération des figures et met en œuvre le dispositif
scénique, est thématisée par le serpent :
« Le Laocoon souffre, il ne
grimace pas. Cependant la douleur cruelle serpente depuis l’extrémité
de son orteil jusqu’au sommet de sa tête. Elle affecte
profondément sans inspirer de l’horreur. Faites que je ne puisse
ni arrêter mes yeux, ni les arracher de dessus votre toile. »
(Chap. IV, p. 489/43.)
Diderot reviendra, dans
le Paradoxe sur le comédien, sur la nécessité de composer
la douleur théâtrale, de ne pas en exhiber la réalité grimaçante,
mais d’en produire l’artefact le plus esthétisé,
ce qui montre bien que, même déconstruite, la figure, avec tout ce
qu’elle comporte de stylisation, de postures « académisées »,
demeure pour lui l’instrument fondamental de la représentation.
Mais l’expression
des passions ne se traduit plus par un trait fixe : elle
« serpente », c’est-à-dire qu’elle se constitue à
la fois comme ligne et comme ondulation. On retrouve ici les termes
par lesquels Hogarth a cherché à repenser la composition des
formes, tant en peinture qu’en sculpture : « ligne
ondulante » parcourt et unifie l’ameublement des maisons, ou
suit la baleine des corsets (waving-line, chap. IX) ;
la « ligne serpentine » s’enroule autour des cornes
d’abondances et des os du squelette humaine qu’elle enveloppe de
muscles, de chairs, de drapés (serpentine-line, chap. X).
Ondulante et serpentine, elles constituent respectivement la « ligne
de beauté » (line of beauty) et la « ligne de
grâce » (line of grace), dont on retrouvera l’écho
dans l’apostrophe au peintre qui ouvre le Salon de 1767 :
« Votre ligne n’eût pas été
la véritable ligne, la ligne de beauté, la ligne idéale, mais une
ligne quelconque altérée, déformée, portraitique, individuelle »
(p. 522).
Sous l’influence de
Hogarth, donc, Diderot pense la composition comme une ligne unique,
et non plus comme un système de traits qui délimitent et font
contraster les figures. Au jeu différentiel se substitue un système
de liaison.
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