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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Les Salons de Diderot, ou la rhétorique détournée », Détournements de modèles, T.I.G.R.E., Éditions Universitaires du Sud, Toulouse, 1998, p. 249-295 Les Salons de Diderot, ou la rhétorique détournéeStéphane Lojkine La
description de tableau donne bien souvent l’impression de ne
renvoyer qu’à un référent : la toile réelle que le texte
décrit. La critique diderotienne a accompli un effort important, ces
dernières années, pour élucider les Salons dans cette
perspective. Else-Marie Bukdahl notamment s’est attachée à
identifier les tableaux auxquels Diderot se réfère et à les
localiser dans les musées et collections actuels.
Ce travail a été accompagné de recherches en apparence très
différentes, mais en réalité fondées sur le même couple image
textuelle / image picturale : lorsque le chercheur
s’attache aux idées esthétiques de Diderot,
à l’influence des écoles et des courants artistiques du XVIIIème
siècle sur l’écriture des Salons, il considère
implicitement au moins la peinture (même s’il s’agit, de façon
plus générale et subtile, de l’univers des peintres
et non plus de telle peinture particulière) comme le référent
unique du texte. Quant aux analyses sémiotiques, qui s’interrogent
sur la capacité de l’écriture à rendre compte de la peinture, à
traduire un espace iconique en système de signes linguistiques, tout
en répercutant la révolution structuraliste dans le champ des
recherches diderotiennes, elles ne remettent pas fondamentalement en
question le présupposé initial : c’est par rapport à
l’image que le texte se construit.
Tout l’effort poétique de Diderot serait donc orienté et informé
par la traduction textuelle d’un espace pictural, perçu non plus
comme collection de tableaux concrets, ni même d’écoles et
d’idées esthétiques, mais comme modèle de cohérence sémiotique
hétérogène au modèle scriptural.
Une affaire de rituel, plutôt que de traduction
Il ne s’agit bien entendu pas ici de nier l’existence dans les
Salons et pour Diderot de ce rapport constitutif. Nous
formulons cependant l’hypothèse que ce rapport n’est pas
premier. Les comptes rendus de l’exposition organisée par
l’Académie royale de peinture tous les deux ans au Salon carré du
Louvre constituaient des articles de journaux, destinés à être lus
en l’absence de tout dessin ou gravure, et, a fortiori,
indépendamment des tableaux réels, auxquels ils se substituaient.
Du point de vue de la réception du texte, donc, la description de
tableau ne renvoie immédiatement ni à une toile qui demeure
inconnue du lecteur (les abonnés à la Correspondance littéraire,
pour laquelle les Salons étaient écrits, résidaient à
l’étranger), ni à quelque illustration que ce soit. L’absence
d’images n’est pas vécue comme un drame ; tout au
contraire, elle est source de jeu, convertissant le manque matériel
en gain de plaisir.
Ce
n’est donc pas en le confrontant à une image que le lecteur lit,
apprécie et juge le texte qui lui est livré ; c’est par
rapport à une pratique de l’ἔκφρασις,
un rituel de la description de peinture, qu’il est censé se
déterminer. Il existe donc un second référent à la description de
peinture, référent que l’on qualifiera de rhétorique à
condition d’envisager ici la rhétorique non comme une grammaire
abstraite (voire universelle) du langage, un système formel de
contraintes et de dispositifs, mais comme un exercice socialement et
historiquement intégré de la parole, une activité possédant une
cohérence anthropologique limitée dans l’espace et dans le temps
et se légitimant elle-même par la visée idéologique précise
qu’elle poursuit.
Autrement dit, la description de tableau ne se lit pas forcément
pour être confrontée au tableau qu’elle décrit, mais bien
plutôt, dans un premier temps du moins, pour être intégrée,
subsumée à un modèle général de l’ἔκφρασις, modèle
rhétorique dont les implications anthropologiques et idéologiques
sont lourdes. Le premier écart, le premier détournement que
rencontre le lecteur n’est donc pas celui de l’image au texte,
comme on pourrait s’y attendre, mais du modèle rhétorique à sa
traduction diderotienne. Ce détournement n’est pas sémiotique,
mais poétique, le problème n’étant pas de passer d’un système
et d’un support sémiotiques à un autre (Diderot a toujours de la
ressource en cette matière comme en tant d’autres), mais de
transposer un modèle rhétorique antique de l’ἔκφρασις dans
une réalité moderne, où cette pratique est anachronique.
On
analysera dans un premier temps le modèle rhétorique reconstruit
par Diderot comme un véritable fantasme de pérennisation des
valeurs de la cité. On montrera dans un second temps à quelle
révolution dans la relation du spectateur à l’image ce
détournement conduit, jusqu’à remettre en question le mécanisme
même de la mimésis. Enfin, on envisagera la transformation poétique
qui en résulte dans la production textuelle, et le nouveau partage
qu’elle institue entre texte et image dans ce qui constitue, de
façon inaugurale dans l’histoire littéraire, le genre du Salon.
I. Reconstruire le modèle rhétorique
Dans
les Préambules de ses Salons, Diderot insiste sur la fonction
collective et pédagogique de l’exposition.
Entre les peintures et le public s’établit un va-et-vient, et même
un véritable jeu de miroir : la peinture représente les
valeurs de la cité que le public rassemblé incarne et représente à
son tour. C’est cette équivalence qui fonde le rituel de
l’ἔκφρασις. L’image n’est ici que le prétexte à redire
les valeurs ; elle ne vaut d’ailleurs que par le discours
qu’elle suscitera. Comme la performance de l’aède chantant son
épopée,
comme le cérémonial politique auquel l’éloge des morts donnait
lieu,
l’ἔκφρασις rassemble une collectivité qui se reconnaît
dans des références culturelles et idéologiques communes, et se
ressoude à les entendre rappeler.
Reconstruire le référent culturel : le Saint
Victor de Deshays
 Jean-Baptiste Deshays, Saint Victor, jeune capitaine romain, est amené les mains liées devant le tribunal du préteur, en présence des prêtres des faux dieux, et le sacrifice préparé : le Saint renverse l’idole ; il est saisi par les soldats et condamné au martyre, Paris, Musée du Louvre (attribution incertaine) Tout
se passe comme si Diderot avait cherché à transposer cette pratique
dans le cadre paradoxal de la Correspondance littéraire que
sa présentation manuscrite et non imprimée rapproche des rituels et
des modèles énonciatifs oraux. Les digressions, les considérations
générales sur l’art et, plus généralement, sur la culture dans
son rapport au politique, ne constituent pas, dans cette stratégie
de transposition, un écart par rapport à une règle du genre, mais
confèrent tout au contraire une légitimité nouvelle au rituel de
l’ἔκφρασις en le dotant du référent culturel qui, dans
l’Antiquité, ne demandait qu’à être rappelé. Ici se manifeste
le premier détournement : il ne s’agira plus de retrouver le
mythe à partir du tableau d’histoire, le texte premier à partir
de l’image seconde qui l’illustre,
mais, dans un double mouvement, de construire le référent culturel
et de faire de l’image sa réalisation iconique. Le passage du
fonds culturel commun à la représentation mimétique qui se réfère
à lui a perdu de son évidence. L’ἔκφρασις ne se contentera
donc plus de rappeler les valeurs ; elle les reconstruira :
Il y a des passions bien difficiles à
rendre. Presque jamais on ne les a vues dans la nature. Où donc en
est le modèle ? où le peintre les trouve-t-il ? qu’est-ce
qui me détermine, moi, à prononcer qu’il a trouvé la vérité ?
le fanatisme et son atrocité muette règnent sur tous les visages de
son tableau
de St Victor ; elle est
dans ce vieux préteur qui l’interroge, et dans ce pontife qui
tient un couteau qu’il aiguise ; et dans le saint dont les
regards décèlent l’aliénation d’esprit, et dans les soldats
qui l’ont saisi et qui le tiennent. Ce sont autant de têtes
étonnées. Comme ces figures sont distribuées, caractérisées,
drapées ! comme tout en est simple et grand ! l’affreuse,
mais la belle poésie ! Le préteur est élevé sur son estrade.
Il ordonne. La scène se passe au-dessous. Les beaux accessoires !
ce Jupiter brisé ; cet autel renversé ; ce brasier
répandu ; quel effet entre ces natures féroces ne produit
point ce jeune acolyte, d’une physionomie douce et charmante
agenouillé entre le sacrificateur et le saint. A gauche de celui qui
regarde le tableau, le préteur et ses assistants élevés sur une
estrade ; au-dessous du même côté, le sacrificateur, son dieu
et son autel renversé ; à côté vers le milieu, le jeune
acolyte ; vers la droite, le St
debout, et lié ; derrière le saint les soldats qui l’ont
amené. Voilà le tableau. Ils disent que le St
Victor a plus l’air d’un homme qui insulte, qui brave, que d’un
homme ferme et tranquille qui ne craint rien et qui attend.
Laissons-les dire. Rappelons-nous les vers que Corneille a mis dans
la bouche de Polyeucte. Imaginons d’après ces vers la figure du
fanatique qui les prononce, et nous verrons le St
Victor de Deshays. (Salon de 1761, DPV XIII 236-237 ;
CFL V 69-70.)
Deshays
s’était spécialisé dans la peinture d’église. Son cycle de
saint André, destiné à l’église Saint-André de Rouen, lui vaut
la célébrité comme peintre religieux ; l’église
Saint-Louis de Versailles,
la collégiale Saint-Pierre à Douais, l’église Saint-Roch à
Paris lui passent alors commande. C’est donc dans un grand
mouvement de renouveau d’une peinture dont « l’âpreté
épique » et l’authenticité spirituelle tranchent sur les
fadeurs rococo du siècle
que Deshays peint son Saint Victor, dont le référent
culturel, profondément chrétien, apparaît anachronique aux yeux de
Diderot. Pareille « passion » ne se rencontre plus « dans
la nature » ; elle a cessé d’être idéologiquement
prégnante. Du fait de cet anachronisme du référent, le mouvement
de reconnaissance auquel se livre en principe le rituel de l’ἔκφρασις
est rendu impossible par l’effacement du modèle mimétique qu’il
conviendra donc dans un premier temps de restituer. Le martyre de
saint Victor demande à être remis au goût du jour.
Pour
ce faire, le critique biaise, détourne le référent antique pour
lui donner une signification symbolique moderne approchante : de
l’histoire de Victor, il ne nous sera rien dit. C’est la passion
fanatique qui devient pour Diderot le sujet du tableau, c’est « son
atrocité » qui ordonne, informe et dispose chacune de ses
figures. La signification religieuse de la toile disparaît : la
représentation du martyre, loin d’exalter la foi, devient l’image
des excès auxquels elle conduit. Sa morale se laïcise. Aux valeurs
collectives de l’ancien espace public de représentation se
substituent les valeurs subjectives de l’espace privé bourgeois,
au premier rang desquelles figurent, contre les excès de la gloire,
la maîtrise rationnelle et la modération des passions. Le message
idéologique du tableau est ici radicalement détourné : d’une
scène d’hagiographie chrétienne, on est passé à la dénonciation
du fanatisme religieux. Au référent culturel initial, chrétien, se
substitue un autre référent culturel, constitué dans le champ de
la philosophie des Lumières.
Dans
ce premier temps, donc, le tableau n’est pas décrit ;
il n’est encore que référencié : « l’affreuse,
mais la belle poésie ! », s’exclame Diderot au
terme de cette première phase de reconstruction, marquant par là
que ce qui précédait ne relevait pas encore de l’ἔκφρασις
proprement dite, mais élaborait le dispositif préalable au rituel
de reconnaissance, au mouvement d’anamnèse et de sympathie qui la
définit ensuite. On en était encore au référent textuel, à la
« poésie » dont la peinture est l’illustration
seconde. Ce référent étant reconstruit, rétabli, il s’agira
maintenant de remonter de l’image à lui, de revenir, à partir de
l’effet pictural, à sa source et à sa légitimation culturelle et
idéologique. Ce mouvement de retour qui caractérise
anthropologiquement la pratique de l’ἔκφρασις ne peut
s’effectuer que par l’éloge. Lorsque le moment est venu de
redire les valeurs à travers la peinture, de constater l’adéquation
de l’effet visuel immédiat avec l’environnement culturel médiat,
le modèle rhétorique exige une hyperbolique démonstration de
sympathie, un acte d’allégeance, une fusion sans réserve de
l’orateur avec la production du peintre. Il n’y a pas de place
ici pour la critique : ce n’est pas une opinion singulière
qui s’exprime sur une image isolée ; c’est la cité tout
entière qui se rend hommage à elle-même par le biais d’une image
où son excellence est signifiée.
Détournement du référent culturel,
constitution d’une morale laïque
Le
moment est donc venu des exclamations lyriques et impersonnelles :
ce n’est pas Diderot qui parle, c’est la peinture elle-même qui,
du seul fait de se montrer, délivre le message idéologique où le
critique, le peintre et le spectateur se rencontrent et dans lequel
ils communient. Cependant le détournement se poursuit :
[…] les beaux accessoires ! Ce
Jupiter brisé, cet autel renversé, ce brasier répandu !
Sous
le couvert de l’éloge, un décentrement se produit : ce qui
devait, dans le référent culturel initial, constituer le cœur de
la représentation, le refus du paganisme, se transforme en bel
accessoire vide de contenu. Une sorte d’équivalence s’introduit
« entre le sacrificateur et le saint », qualifiés tous
deux de « natures féroces », tandis qu’émerge de
façon inattendue une figure centrale inédite, chargée de délivrer
le nouveau message idéologique : « ce jeune acolyte d’une
physionomie douce et charmante » incarnera la modération des
passions et l’exaltation des vertus raisonnables contre les tenants
des fanatismes chrétien et païen renvoyés dos à dos. La
subversion ne manque pas d’insolence, lorsque l’on songe que le
tableau était destiné à une église : ce n’est pas la
communauté de l’ancien espace public de représentation qui
communiera par lui avec son référent culturel, mais la communauté
de l’espace privé bourgeois où les philosophes cherchent à
imposer les valeurs de tolérance et de laïcité.
La critique contre l’éloge
Ainsi,
même pendant le suspens critique que suppose le rituel de l’ἔκφρασις,
Diderot poursuit son détournement. La reconstruction du modèle
rhétorique (toujours au sens anthropologique que nous avons donné à
ce terme) fait apparaître en son sein des polarités contradictoires
irréductibles à un système idéologique consensuel unique. Devant
le tableau, il y aura toujours plusieurs communautés, plusieurs
fusions possibles. Ici, entre la fusion religieuse et la fusion
laïque, l’éloge se dialogise :
Ils disent que le St
Victor a plus l’air d’un homme qui insulte, qui brave, que d’un
homme ferme et tranquille qui ne craint rien et qui attend.
Laissons-les dire.
Au
saint Victor martyr, attendant avec une sérénité confiante le
supplice qui le confirmera dans sa foi, et confirmera sa foi par son
exemple, un autre regard, un autre public opposent le Victor
fanatique qui, méprisant les lois et manifestant par l’outrage son
ὕβρις, discrédite la foi par l’intolérance non seulement
qu’elle suscite, mais qu’elle exprime. Habilement, la vision
laïque, qui est celle reconstruite par Diderot, est finalement
rejetée au dehors du discours, à l’extérieur de l’ἔκφρασις :
cet « ils disent » qui renvoie à des détracteurs
invisibles, à un bruit surpris dans la cohue du Salon, et que le
discours diderotien cite sans paraître l’approuver synthétise
pourtant le message idéologique que ce même discours véhicule au
terme du détournement du modèle rhétorique. Mais l’efficace
formelle de l’ἔκφρασις est sauve : le temps de célébrer
les valeurs, même subverties, que l’image représente, le « je »
du juge est effacé. La responsabilité du détournement est
repoussée au dehors du rituel, alors que le contenu laïc du
référent culturel s’impose dans le cours même du rituel.
« Laissons-les dire » : cette contradiction, la
constatation de cet écart idéologique, de cette dissonance dans la
symbolisation demeureront irrésolues. Valeurs et contre-valeurs sont
désignées, leurs positions respectives fixées, mais aucune
résolution positive de ce travail dialectique et secret de la
négativité n’est envisagée. C’est l’exemple qui constitue le
dispositif culturel à partir duquel s’opèrera la mise en images :
Rappelons-nous les vers que Corneille a
mis dans la bouche de Polyeucte. Imaginons d’après ces vers la
figure du fanatique qui les prononce, et nous verrons le St
Victor de Deshays.
Dans
ces dernières lignes consacrées au tableau, le modèle rhétorique
qui conditionne le rituel de l’ἔκφρασις semble s’appliquer
avec rigueur : le tableau évoque les vers de Corneille qu’il
illustre et dont la seule mention suffit à restituer l’image.
L’ordre est respecté selon lequel le texte est premier, la
peinture seconde, et l’ἔκφρασις le mouvement qui restitue le
texte à partir de l’image. Ce que nous voyons, ce n’est pas le
geste vraisemblable d’un homme de nature, c’est, derrière la
toile, la tragédie de Corneille. La peinture réactive une référence
culturelle commune, elle en est la représentation :
représentation de l’espace public, représentation théâtrale,
mais en aucun cas présentation. Nous ne voyons donc rien de
visible au sens moderne du terme, puisque tout ici est encore affaire
de mots.
Pourtant,
entre les vers de Corneille, véritables tirades apologétiques de la
foi étayées par une référence idéologique profondément
chrétienne, et « la figure d’un fanatique qui les
prononce », évocation transgressive d’une performance
d’acteur détournant le contenu apologétique dans une perspective
d’outrance et de satire, en un mot entre l’énoncé et
l’énonciation, le même écart, la même dissonance se perpétuent.
Le nouveau modèle rhétorique est dialogique : cet écart du
texte à la performance de l’acteur, du modèle idéal du poète au
modèle idéal du comédien fera l’objet de la réflexion théorique
du Paradoxe. Souterrainement, le système même de
référenciation culturelle de l’image est miné.
II. Du référent culturel au référent visuel
Bien
des fois, le dispositif s’effondre : entre le texte référent
et l’image qui l’illustre, le lien se distend, l’idée même
d’un rapport devient non seulement improbable, mais risible. Ainsi,
à propos d’un Aman sortant du Palais d’Assuérus, irrité de
ce que Mardochée ne l’adore pas, de Restout :
Pour le tableau d’Amman, on lit ce que
c’est sur le livre, mais on n’en devine rien sur la toile. (Salon
de 1759, DPV XIII 70 ; CFL III 562.)
Entre le référent culturel sur la piste duquel la notice du livret
est censée nous placer et la réalisation picturale qui devrait
l’illustrer, la solution de continuité est patente : la
peinture ne se déchiffre plus, rendant impossible le rituel
d’anamnèse et de sympathie. De façon inédite pour l’ἔκφρασις,
en principe fondée sur la louange, apparaissent alors de mauvais
tableaux. L’échec, le barbouillage, la gaucherie, le contresens
envahissent le discours, dessinant les contours d’une instance
critique subjective à laquelle le rituel était initialement
étranger (dans la Galerie de peintures de Philostrate, tous
les tableaux sont réussis).
Une autre pratique d’écriture vient alors interférer avec
l’ancien modèle rhétorique : c’est la pratique du
journaliste exerçant les pouvoirs autonomes d’un jugement
individuel, manifestant jusqu’au caprice les prérogatives du libre
arbitre dont le nouvel espace privé bourgeois assure la toute
fraîche légitimité idéologique. Il ne s’agira plus simplement
d’infléchir le modèle rhétorique, de subvertir de l’intérieur
le référent culturel de la toile, mais bel et bien de révoquer
l’image qui ne se plie pas au rituel, de lui substituer
souverainement une autre image, plus conforme à l’idée que le
« je »-critique se fait du (nouveau) modèle rhétorique
et de son illustration : ce n’est plus le texte, c’est alors
l’image qui se dialogise.
Voici une Vestale de Nattier ;
et vous allez imaginer de la jeunesse, de l’innocence, de la
candeur, des cheveux épars, une draperie à grands plis, ramenée
sur la tête et dérobant une partie du front ; un peu de
pâleur ; car la pâleur sied bien à la piété (et à la
tendresse). Rien de cela, mais à la place, une coiffure de tête
élégante, un ajustement recherché, toute l’afféterie d’une
femme du monde à sa toilette, et des yeux pleins de volupté, pour
ne rien dire de plus. (Salon de 1759, DPV XIII 73 ;
CFL III 564.)
A
l’image que suscite le référent culturel s’oppose la peinture
réelle, à l’idée de Vestale, la Vestale de Nattier.
L’image que « vous allez imaginer » ne constitue pas
une ἔκφρασις ; elle est la « poésie » du
sujet, le texte que la peinture est censée illustrer. Elle
synthétise en quelque sorte toutes les histoires de Vestales que
nous rapportent les auteurs latins : Vestales de Virgile, de
Tite-Live, Vestales des mythes fondateurs de la Rome antique, elles
ont donné lieu à un portrait littéraire type que Diderot rapporte,
ou plutôt accommode ici.
Il
ne s’agit pas ici de nier l’existence d’une culture picturale
chez le spectateur, mais elle nous semble d’une nature bien
différente de ce que nous entendons par là aujourd’hui. Il existe
en effet en peinture des « physionomies de tradition »,
dues à la répétition de sujets qui tendaient à se stéréotyper.
Mais ces physionomies, auxquelles Diderot identifie peut-être son
modèle de Vestale, ne constituent pas un référent proprement
iconique : elles formalisent le référent culturel (textuel),
elles participent à un système de contraintes formelles, un
dispositif de mise en scène dans lequel le spectateur s’attend,
rituellement, à voir représenter le mythe, le texte, l’histoire
qu’il est invité à se remémorer. Alors que la culture textuelle
est une culture des grands textes (donnés à imiter en retour), la
culture picturale est une culture des stéréotypes (donnés à
repérer et décoder). Ces physionomies de tradition, ces dispositifs
attendus, s’ils se perpétuent, pour les peintres, par
l’exercice de la copie de peintures célèbres, de
l’assujettissement aux modèles des maîtres, permettent au
contraire, pour le spectateur, de ne pas regarder la peinture
comme une image, mais tout de suite de la déchiffrer pour y
retrouver le texte premier : plus le dispositif est attendu,
moins il se donne à voir ; plus la physionomie est « de
tradition », moins nous la regardons comme physionomie réelle,
plus elle devient transparente et s’estompe entre Virgile,
Tite-Live et nous. Que le medium pictural tende à l’autonomie
réaliste, et le référent textuel devient illisible.
Cet
idéal de la mimésis invisible n’est pas original en soi : on
dit parallèlement que la bonne éloquence est celle qui ne se
voit pas. Mais tous ces amateurs qui regardent la peinture ont
appris à l’école et pratiqué l’éloquence ; bien peu ont
touché à la peinture. La spécificité de la peinture dans l’ancien
système tient à ce cloisonnement : ne pas voir l’éloquence
que par ailleurs on pratique relève du jeu de deux points de vue
dont on maîtrise le passage ; ne pas voir la peinture, au
contraire, ne se compense pas. L’espace des peintres est
inaccessible.
Un dispositif purement iconique
Que
rencontre-t-on sur la toile ? Non pas l’illustration du mythe,
mais un portrait réel ; non pas le modèle de Virgile, mais une
jeune femme faisant le métier de modèle ; non pas l’imitation
d’un référent culturel dont cette jeune femme serait le
truchement, mais, sans médiation, la reproduction réaliste du
modèle exposé. Ces « yeux pleins de volupté » qui font
régulièrement scandale dans les Salons trahissent la
technique du peintre, révèlent avec impudeur l’équivoque des
séances de pose : ce n’est pas le recours à une prostituée
pour peindre une Vestale qui choque ; c’est l’exclusif
abandon du peintre à son modèle de chair, l’effacement du
référent culturel ancien au profit d’un référent visuel, pour
ainsi dire photographique, pour lequel l’image ne se légitime plus
par le texte qu’elle illustre, mais par la monstration,
l’exhibition, le piège et le trouble du regard, par tout ce
dispositif inter-personnel dont elle est le signe et conserve la
trace. Un déplacement essentiel se produit alors dans la relation du
texte à l’image : le texte premier disparaît, l’image que
fournit le réel devient la référence primitive. Un dispositif
exclusivement iconique se met en place, dans lequel la technique du
peintre assurera le lien entre l’image réelle et l’image
représentée. La peinture d’histoire (c’est-à-dire la peinture
de texte) entame un lent déclin, au profit de la peinture de genre,
voire de la nature morte, qui en se contentant d’agencer des objets
dans un espace de pure couleur et géométrie accomplit de la façon
la plus radicale ce nouveau dispositif au terme duquel la toile
s’émancipera du langage.
La
dimension symbolique de la peinture ne s’abolit pas pour autant.
Mais, alors que le rendu du réel ne constituait jusque-là qu’un
exercice de virtuosité préalable, et une belle nature morte
exécutée par un jeune peintre valait certificat d’aptitude avant
une commande importante, désormais ce rendu, cette capacité de
saisir le réel et pour ainsi dire d’abolir la peinture en la
donnant pour la nature elle-même, cette virtuosité-là devient le
but ultime du peintre.
Le coup d’œil comme valeur
L’image
ne donnera plus lieu dès lors au décryptage de son texte premier.
C’est le regard du peintre que le spectateur devra retrouver, un
point de vue, une position de surplomb gagnée sur la nature. La
contemplation de la peinture n’est plus une cérémonie collective,
mais la conjonction de deux coups d’œil, la rencontre du regard de
l’artiste et du regard du visiteur. Dans cet entrelacs du regard se
cristallisent les valeurs de l’espace privé : l’autonomie
du sujet, la souveraine puissance de son jugement critique, la
motivation technique (rationnelle) de ce jugement.
 Joseph Vernet, Vue du Port de La Rochelle, Paris, Musée du Louvre, en dépôt au Musée de la Marine Face
à ce dispositif exclusivement iconique, qui représente un
bouleversement absolu par rapport à l’ancienne constitution —
rhétorique — de l’image, le rituel de l’ἔκφρασις subit
son détournement décisif : l’anamnèse ne portera pas sur le
texte du tableau, mais sur le coup d’œil du peintre ; la
sympathie ne naîtra plus de la fusion entre les valeurs de la cité
que la représentation véhicule, mais de la fusion avec la réalité
même que la peinture n’imite plus, mais reproduit. Ce passage d’un
système de référenciation textuelle à un système de
référenciation visuelle
dans l’appréhension de l’œuvre peinte est particulièrement
sensible lors du compte rendu de la Vue du port de La Rochelle
par Vernet :
Son Port de Rochefort est très
beau. Il fixe l’attention des artistes par l’ingratitude du
sujet ; mais celui de La Rochelle est infiniment plus piquant.
Voilà ce qu’on peut appeler un ciel. Voilà des eaux
transparentes. Et tous ces groupes, ce sont autant de petits tableaux
vrais et caractéristiques du local. Les figures en sont du dessin le
plus correct. Comme la touche en est spirituelle et légère !
Qui est-ce qui entend la perspective aérienne mieux que cet
homme-là ?
Ce sentiment est particulier au
philosophe, car il me semble que tout le monde s’est accordé à
préférer le tableau du Port de Rochefort à celui du Port
de La Rochelle, et quelques connaisseurs l’ont regardé comme le
plus beau tableau qu’ils aient jamais vu. Il est vrai qu’il y a
plus de variété et par conséquent plus de poésie dans celui du
Port de La Rochelle. Ecoutons ce qu’il reste à en dire au
philosophe.
 Claude Lorrain, Port de mer avec Ulysse reconduisant Chryséis auprès de son père, Paris, Musée du Louvre Regardez le Port de La Rochelle avec
une lunette qui embrasse le champ du tableau et qui exclut la
bordure ; et oubliant tout à coup que vous examinez un morceau
de peinture, vous vous écrierez, comme si vous étiez placé au haut
d’une montagne, spectateur de la nature même : O le beau
point de vue ! Et puis, la fécondité de génie et la
vitesse d’exécution de cet artiste sont inconcevables. Il eût
employé deux ans à peindre un seul de ces morceaux, qu’on n’en
serait point surpris, et il y en a vingt de la même force !
C’est l’univers montré sous toutes sortes de faces à tous les
points du jour, à toutes les lumières. Je ne regarde pas toujours ;
j’écoute quelquefois. J’entendis un spectateur d’un de ces
tableaux qui disait à son voisin : Le Claude Lorrain me
semble encore plus piquant ; et celui-ci qui lui répondit :
D’accord, mais il est moins vrai. Cette réponse ne me parut pas juste.
Les deux artistes comparés sont également vrais ; mais Le
Lorrain a choisi des moments plus rares et des phénomènes plus
extraordinaires. Mais, me direz-vous, vous préférez
donc Le Lorrain à Vernet ; car quand on prend la plume ou le
pinceau, ce n’est pas pour dire ou pour montrer une chose commune ? J’en conviens. Mais considérez que
les grandes compositions de Vernet ne sont point d’une imagination
libre. C’est un travail commandé ; c’est un local qu’il
faut rendre tel qu’il est, et remarquez que dans ces morceaux
mêmes, Vernet montre bien une autre tête, un autre talent que Le
Lorrain, par la multitude incroyable d’actions, d’objets et de
scènes particulières. L’un est un paysagiste ; l’autre un
peintre d’histoire, et de la première force, dans toutes les
parties de la peinture. (Salon de 1763, DPV XIII 388-389 ;
CFL V 440-441.)
Tout
le texte oscille entre les catégories du beau et du piquant, du
piquant et du vrai. Alors que le piquant semble caractériser, au
moins la deuxième fois, l’ancien mode de référenciation
picturale, le vrai renvoie au nouveau dispositif iconique. En effet,
l’« ingratitude du sujet »,
caractéristique de l’effacement du référent culturel, s’oppose
à la « variété » et à la « poésie »
d’une composition rhétoriquement ordonnée. Dans le premier cas,
la peinture se présente comme pure reproduction d’une réalité
dépourvue de toute dimension symbolique : c’est un sujet
ingrat, de la nature qui n’évoque rien, ne renvoie à rien. Dans
le second cas, la réalité produit le même effet qu’une
composition dans l’ancien système aurait produit. La poésie du
tableau récupère, réintroduit les fonctions du modèle rhétorique
dans un genre, celui du paysage, a priori mineur et purement
technique, un genre qui se situait initialement à la marge de ce
modèle.
Claude Lorrain, Port de mer avec Ulysse reconduisant
Chryséis auprès de son père, Paris, Musée du Louvre
L’enjeu
du compte rendu s’éclaire alors : comme tableau de commande
administrative, ouvrage de technicien et non de poète, destiné à
un usage purement instrumental (on avait commandé à Vernet la
peinture de tous les ports de France pour les collationner à titre
en quelque sorte d’inventaire),
la peinture de Vernet ne devrait pas pouvoir prétendre à l’ἔκφρασις.
Elle ne se réfère pas à un passé culturel prégnant, à un texte
dont le peintre entreprendrait l’illustration. Elle n’a pas de
message, du moins dans l’ancien système de référenciation.
Pourtant,
Diderot la loue, et ce dans la perspective nouvelle d’un dispositif
purement iconique. Pour figurer ce dispositif, il s’imagine
braquant l’objectif d’une lunette sur le « champ du
tableau », abolissant la peinture par ce geste inaugural du
photographe de paysage. La lunette braquée sur la peinture pour
retrouver le réel équivaut à l’objectif braqué sur le réel
pour constituer une peinture : c’est ici la frontière entre
le réel et le représenté qui est remise en question. Cette
frontière perd en effet de sa légitimité à partir du moment où
le système de référenciation textuelle entre en crise, puis
s’effondre. Si la peinture n’est plus le medium transparent d’un
texte, elle est du visuel au même titre que la réalité.
Derrière
la toile, ce n’est plus un texte que le spectateur va chercher,
mais la nature, nature que le peintre n’a pas imitée (on n’imite
guère en peinture que des sujets), mais sur laquelle il a
découpé un point de vue : « O le beau point de vue ! »
Les trois paradoxes du nouveau dispositif
iconique
Le
regard occupe une place centrale dans ce nouveau dispositif,
qui explique la position paradoxale occupée par l’activité
technique du peintre : au moment où elle quitte le rang
secondaire d’un talent nécessaire mais sans valeur par lui-même
pour devenir à elle seule une valeur, la technique cesse d’être
visible. Sur la toile, c’est la réalité même que l’on voit :
tendue tout entière vers la reproduction fidèle du réel, vers le
« vrai », la technique ne triomphe que d’être oubliée.
Se laisser voir, c’est pour elle manquer son effet. Par le
truchement de la toile, le peintre donne l’illusion de livrer la
pure immatérialité d’un coup d’œil posé sur le monde. Pur
produit de la technique, puisqu’il n’y entre aucune médiation
culturelle, ce coup d’œil nie souverainement la technique,
puisqu’il abolit tout support intermédiaire entre le réel et le
spectateur, autre que le canal de son dispositif, cet objectif dirigé
sur le monde, ce regard orienté.
Si
le référent devient visuel, l’ἔκφρασις ne nous livrera
plus la familiarité d’un contexte idéologique et culturel commun,
mais au contraire la singularité d’une vision du monde
personnelle. Le monde s’y présente à nous, s’expose à notre
regard : la dimension collective, dans le face-à-face de la
toile et du public, n’existe plus que d’un côté, par notre
consentement à fusionner avec le regard du peintre.
L’évidence
transparente des déictiques (« Voilà ce qu’on peut
appeler un ciel ; voilà des eaux transparentes »
et « C’est l’univers ») objective le coup
d’œil du peintre. C’est elle qui nous force, nous spectateurs, à
nous y couler. Mais, et c’est là le second paradoxe de ce
dispositif, cette exposition non médiatisée du réel, ce coup d’œil
objectivé morcellent la réalité qu’ils nous livrent, fragmentent
le contenu qu’ils exhibent. L’unité même du point de vue est un
facteur de dispersion sur la surface peinte. Le seul Port de La
Rochelle constitue « autant de petits tableaux vrais et
caractéristiques du local » que de groupes de personnages
représentés. On retrouve la même dispersion d’un tableau à
l’autre. Certes, le tableau n’a de sens que dans la série où il
s’intègre, mais rien d’autre n’ordonne cette série que
l’uniforme exhaustivité exigée par la commande. Il y a « vingt
[tableaux] de la même force », constituant un tout, mais ne
s’enchaînant pas comme les parties articulées d’une totalité
composée. « C’est l’univers montré sous toutes sortes de
faces, à tous les points du jour, à toutes les lumières » :
l’ordre souverain qui régit cette production sublime ne s’envisage
que sub specie æternitatis, dans le dessein général du
démiurge.
La
« variété », la « multitude incroyable d’actions,
d’objets et de scènes particulières », si elles rompent
avec l’idéal architecturé du modèle rhétorique, ne serait-ce
que par l’éloge visible qu’elles constituent tant dans la bouche
de Grimm que de Diderot, semblent bien rendre compte de ce qui, dans
le nouveau dispositif iconique qui se met ici en place, tient lieu
avec la technique de valeur. Au cérémonial unique qui rassemblait
la collectivité autour d’une représentation de ses valeurs a
succédé un cérémonial éclaté, un sinuement du regard de groupe
en groupe, d’individu en individu, d’objet en objet. Le détail
devient le grand art, non pas comme exercice plaqué ou détachable
de virtuosité technique, comme prouesse maniériste (Diderot se
réclame de Vernet pour condamner « la manière »), mais,
à l’opposé, comme nouveau principe structurant où viennent
s’épanouir les valeurs d’une subjectivité prête à prendre le
pouvoir politique : l’activité du port est rendue par un
véritable parcours obligé de ces détails, de ces activités de la
sphère privée où chaque personnage singulier exerce librement son
savoir-faire, mais dont la totalité constitue ce système grouillant
et animé, organisé dans sa désorganisation même, que l’on
pourra nommer précisément « activité du port ». C’est
la technique, placée au centre de l’activité du peintre, qui lui
permet d’en rendre les détails. C’est le parcours de ces détails
qui constitue le nouveau système d’organisation de la surface
peinte. C’est ce système d’organisation qui marque le
basculement, dans la référenciation axiologique de la peinture, de
l’ancien espace public de représentation (peu à peu aménagé,
puis subverti et dialogisé) au nouvel espace privé bourgeois.
La
dimension symbolique de la peinture n’apparaît donc de façon
claire qu’au moment où, à partir de cet espace fragmenté que
constitue le dispositif iconique nouveau, le regard du spectateur
reconstruit un parcours structurant, reconstitue cette vision globale
que la toile livre en fin de compte, à la fois vision singulière du
monde par le peintre et vision collective, exposée, des valeurs
nouvelles émanant des activités de la sphère privée. Cette
ambivalence d’une vision à la fois superbement subjective (« le
beau point de vue ») et révolutionnairement commune
(« la multitude incroyable ») constitue le troisième
paradoxe du dispositif iconique.
Le piquant de la toile
Alors,
quelque chose se cristallise dans l’image, une circulation du
regard s’établit, cela fait sens. Ce moment de la cristallisation,
parfois souligné par le critique, n’est ici que suggéré par le
« piquant » dont il gratifie de prime abord la toile,
qu’il semble ensuite lui ôter, et dont il la ré-assure pour finir
avec éclat. Qu’est-ce que le « piquant » de la toile ?
L’Encyclopédie
distingue quatre sens pour l’adjectif « piquant » :
ce qui est piquant pour le toucher, « qui a une pointe aiguë »,
ce qui est piquant pour le goût « comme le sel, le vinaigre,
le suc des fruits non mûrs, le vin nouveau de Champagne », ce
qui est piquant pour la vue (« une femme est piquante,
lorsqu’elle attire une attention vive de la part de ceux qui la
regardent, par sa fraîcheur, sa légèreté, l’éclat de son
teint, la vivacité de ses yeux, sa jeunesse ») et ce qui est
piquant pour l’esprit (« un mot est piquant, lorsqu’il nous
reproche d’une manière forte quelque défaut ou réel ou de
préjugé »).
Le
piquant désigne donc une sensation ambivalente, à la fois
d’agression, de blessure et de titillation agréable : cela
nous accroche en faisant mine de nous repousser. Le dictionnaire de
Trévoux précise en effet que « transporté au figuré, ce mot
s’applique tantôt à ce qui offense ou peut offenser, tantôt à
ce qui plaît à l’esprit ». L’exemple de la femme piquante
n’est pas indifférent, qui permet de filer la métaphore du désir,
aiguillon doux-amer, comme figure emblématique de l’ambivalence du
piquant : le piquant de la femme séduisante est opposé à la
régularité de la femme belle ; la conversation piquante tourne
vite à la conversation amoureuse : « les premiers
plaisirs de chaque engagement ont je ne sais quoi de piquant qui
excite le désir de s’engager davantage » (Trévoux, ibid.).
Déclic d’un piège du désir qui se referme, le piquant est ici
explicitement associé à la cristallisation, pour déboucher sur la
définition picturale, trop vague pour ne pas subir l’empreinte de
ce qui a précédé : « En peinture, on appelle piquant ce
qui excite un sentiment d’approbation plus vif qu’à
l’ordinaire. » (Ibid.) La peinture piquante emporte
donc l’adhésion (la sympathie) : le dispositif iconique a
fonctionné comme piège du regard, quelque chose du désir du
spectateur a été capturé, il est piqué et, par cette blessure qui
lui est faite, il aime…
Que
le piquant renvoie d’abord au dispositif de la toile, c’est ce
que montre l’opposition que Diderot établit dans les Salons
entre la « pensée piquante » et « l’exécution
heureuse » :
Il me semble que, quand on prend le
pinceau, il faudrait avoir quelque idée forte, ingénieuse, délicate
ou piquante, et se proposer quelque effet, quelque impression. […]
Il y a bien peu d’artistes qui aient des idées, et il n’y en a
presque pas un seul qui puisse s’en passer. Oui, sans doute, il est
permis à Chardin de montrer une cuisine avec une servante penchée
sur son tonneau et rinçant sa vaisselle […]. Point de milieu :
ou des idées intéressantes, un sujet original, ou un faire
étonnant. Le mieux serait de réunir les deux, et la pensée
piquante et l’exécution heureuse. Si le sublime du technique n’y
était pas, l’idéal de Chardin serait misérable. (Salon de
1765, Bachelier, n° 43, DPV XIV 111 ;
CFL VI 82-83.)
En
ce sens, Le Lorrain est plus piquant que Vernet qui, comme Chardin,
ne compose pas au sens rhétorique du terme, mais photographie ses
paysages. Point d’idées rares, de couchers de soleil somptueux,
d’actions subtilement enchaînées chez un Vernet qui se distingue
au contraire par des ciels clairs, une végétation pauvre, une
architecture modeste et dépouillée, des actions isolées, absorbées
chacune en son espace, une sorte de réalisme minimal.
Mais
très vite ce piquant de composition devient piquant de point de vue,
et marque ainsi le passage à un système de référenciation
iconique :
Carle modelait sa machine, et il en
étudiait les lumières, les raccourcis, les effets, dans le vague
même de l’air. S’il y découvrait un point de vue plus favorable
qu’un autre, il s’y arrêtait, et retournait toute sa composition
d’une manière plus piquante, plus hardie et plus pittoresque.
(Salon de 1765, Carle Vanloo, Septième esquisse pour la
chapelle de Saint-Grégoire, DPV XIV 48 ;
CFL VI 35.)
Carle
Vanloo tournant et retournant « sa machine […] dans le vague
même de l’air » se livre à la même gymnastique que Vernet
montrant « l’univers […] sous toutes sortes de faces, à
tous les points du jour, à toutes les lumières ». Pour piéger
le regard, il ne s’agit plus de composer habilement, mais de
trouver l’angle d’attaque, l’axe de perspective piquant :
non pas inventer de l’extraordinaire, mais saisir le point de vue
efficace, ce qui, brusquement, fait tableau. En ce sens, Vernet est
plus piquant que Le Lorrain, d’un piquant qui n’est plus théâtral
(rhétoriquement composé, en vue d’une représentation),
mais photographique (fondé sur un dispositif iconique, un point de
vue).
Le
piquant devient alors effet de lumière, comme si la lumière
concentrait, dans l’image, les pouvoirs du nouveau système
structurant, substituant la blessure visuelle du clair-obscur à la
blessure morale du référent textuel (le mot, le trait, le discours
piquants sous-jacents à la peinture d’histoire).
[…] et cette lampe, en doit-elle
laisser tomber
la lumière sur les yeux de l’Amour ? ne doit-elle pas la
tenir écartée, et interposer sa main, pour en amortir la clarté.
Ce serait un moyen d’éclairer ce morceau d’une manière bien
piquante. (Salon de 1761, Vien, Psyché qui vient avec sa
lampe surprendre et voir Amour endormi, DPV XIII 234 ;
CFL V 67.)
[…] les masses d’ombre relevant de la
manière la plus forte et la plus piquante la splendeur éblouissante
des clairs (Salon de 1765, Fragonard, Corésus et
Callirhoé, DPV XIV 264 ; CFL VI 199).
[Quel est l’artiste] qui eût imaginé
de rompre la continuité de cette chaussée rocailleuse par cette
touffe d’arbre…Vernet […] aurait-il pu rendre l’effet chaud
et piquant de cette lumière qui joue entre leurs troncs et leurs
branches ? (Salon de 1767, Promenade Vernet, Premier
site, DPV XVI 176 ; CFL VII 133.)
Au delà de l’arcade qui éclaire de la
manière la plus douce et dont la lumière est faible, pâle, comme
celle qui a traversé des vitres, autre portion de mur nu et obscur
où l’on voit debout quelques moines noirs. Cela est tout à fait
piquant, et d’un effet qu’on reconnaît sur-le-champ. (Salon
de 1767, Hubert Robert, Partie d’un temple,
DPV XVI 363-364 ; CFL VII 289-290.)
D’abord je voudrais bien que l’artiste
me dît pourquoi cette lampe suspendue au fond de son tableau,
éclaire fortement le devant et laisse le fond obscur. Cet effet de
lumière est piquant ; d’accord. Mais est-il vrai ? (Salon
de 1767, Durameau, Une Sainte Famille, DPV XVI 445 ;
CFL VII 359.)
La lumière, la couleur baignant telle ou telle scène, révèle
brusquement, dans la réalité, un moment qui s’autonomise,
cristallise un ensemble picturalement cohérent, déclenche un
processus de sémiotisation : le « piquant » du
tableau désigne cette coalescence, légitime sa référenciation
visuelle par cette pointe (le punctum de R. Barthes) qui
saille du réel et que la peinture saisit.
Le
piquant de la toile, c’est donc ce qui cristallise le sens pour le
spectateur, soit par le truchement rhétorique de l’idée,
soit par la puissance proprement visuelle de l’effet. Le
Lorrain est piquant à la manière d’un poète, parce que ses
compositions représentent une scène rare et sublime ; Vernet
est piquant à la manière d’un photographe, isolant dans le réel
un point de vue susceptible de piéger le regard et constituant par
là un dispositif.
Trop
plein de la nature qui photogénise la toile, mais aussi « touche
spirituelle » du peintre douée du même pouvoir de
concentration, de cadrage et de juste visée que la pointe poétique,
le « piquant » du tableau réconcilie ici en catastrophe,
à la faveur d’un flottement de sens, le nouveau dispositif
iconique et son mode de référenciation visuelle, avec le modèle
rhétorique dont la peinture s’est écartée, mais sans lequel
l’ἔκφρασις n’a plus de sens. La peinture retrouve une
constitution sinon rhétorique, du moins textuelle : elle se
clôt et s’éclaire par sa pointe, à la fois clausule et pointe du
cône que forme le regard, le « beau point de vue ».
Cette réconciliation ne peut s’effectuer que parce que la
métaphore est fraîche : sous le piquant visuel de la toile
point l’aiguille du piège à désir, et avec elle la mécanique de
la symbolisation. Lorsque, dans le français plus moderne, se
banalisera l’identification du « piquant » et du
« spirituel », la métaphore du Port piquant
deviendra incongrue, incompréhensible. Entre le système de
référenciation textuelle et le système de référenciation
picturale, toute communication, tout compromis « piquant »
seront devenus impossibles.
Subversion de la hiérarchie des genres, primat
de la conjoncture
Par
ce biais du piquant, Diderot peut alors malignement détourner la
hiérarchie des genres de sa légitimation rhétorique initiale pour,
en se réclamant de la métaphore, proclamer Vernet, modeste peintre
de genre en principe, peintre d’histoire, et rabaisser Le Lorrain,
qui organisait souvent ses marines et tempêtes autour d’un
prétexte historique ou mythologique, au rang de paysagiste. Dans la
bouche du spectateur anonyme dont le critique surprend le discours,
le « piquant » renvoie encore à l’ancien modèle
rhétorique : Claude Lorrain est plus piquant parce qu’il
manie mieux la partie poétique de la peinture, le sujet d’histoire
dont l’image sera l’illustration. C’est alors le « moment
rare », le « phénomène extraordinaire » qui donne
à la peinture sa valeur d’invention, qui permet la cristallisation
autour d’une pointe.
Mais lorsque de lui-même le critique qualifie Le Port de La
Rochelle d’« infiniment plus piquant », il renvoie
au nouveau modèle, dans le dispositif iconique duquel la pointe est
affaire de regard et non de poésie. Alors, « c’est un local
qu’il faut rendre tel qu’il est » : l’invention est
nulle ; tout est affaire d’un tour de tête, d’un talent non
dans la composition, mais dans le choix de l’angle de vue et le
rendu d’une atmosphère particulière, autrement dit, non dans la
structure, mais dans la conjoncture de l’œuvre peinte.
Or
cette conjoncture, ce hors-texte de l’image constituent désormais
la véritable histoire qu’il s’agit de peindre. C’est en eux
que les valeurs du nouveau système symbolique s’incarnent
désormais : tandis que les errances d’Ulysse et les tragédies
du martyrologe tournent à la féerie et à la décoration, au
paysage donc, les « scènes particulières » organisent
l’environnement symbolique d’un public qui se définit maintenant
en fonction de son univers et de ses activités domestiques plutôt
que des grandes représentations du passé : la collectivité ne
se représente plus dans le décorum révolu de la tragédie
classique ; elle se montre au présent. La peinture n’est plus
de représentation, mais de démonstration : à la fois
exposition du réel et revendication des valeurs
pré-révolutionnaires.
III. Vers un modèle encyclopédique
Ce
passage d’une peinture composée à une peinture exposée, d’une
référenciation rhétorique à une référenciation visuelle
(laquelle constitue progressivement une nouvelle culture) bouleverse
l’écriture et en même temps donne une impulsion décisive au
genre des Salons. Tant que le rituel de la louange, battu en
brèche on l’a vu dès les premiers essais de Diderot, demeure bon
an mal an le rituel de référence, aucun genre ne se constitue.
Curieusement, le modèle rhétorique interdit la structuration
rhétorique du Salon : chaque œuvre peinte vaut par
elle-même, l’ἔκφρασις se clôt sur elle-même et ne
s’articule ni à celle qui la précède, ni à celle qui la suit.
La liste en est arbitraire, la succession aléatoire, la disposition
non significative. Ce n’est que rétrospectivement que Diderot fera
remarquer qu’il suit l’ordre du livret faute de mieux.
La structure
Mais
lorsque l’écriture est confrontée à un dispositif purement
iconique, il en va tout autrement. La peinture se constitue alors
comme trajet : c’est le trajet de l’œil sur la toile qui y
cristallise un sens et, dans les scènes de genre, rétablit la
cohésion sociale du groupe. L’ἔκφρασις n’est plus close
sur elle-même : c’est un chemin frayé dans un amas a priori
hétéroclite, un trajet sans origine ni fin définitives. De plus,
avec la disparition des médiations qui isolaient auparavant le réel
(instrumental) du représenté (symbolique), la fusion du spectateur
avec la toile passe par une véritable entrée dans ce lieu ambigu où
peinture et nature sont indifférenciées. Cette entrée est
suggérée, dans le compte rendu du Port de La Rochelle, par
le dispositif de la « lunette ». Elle identifie le trajet
de l’ἔκφρασις au trajet réel du regard, et au-delà à un
trajet du spectateur dans la nature. La promenade définit à la fois
la peinture comme dispositif exclusivement iconique et l’ἔκφρασις
comme structure ouverte. De là à faire du Salon une vaste
promenade récupérant poétiquement le principe de déambulation qui
préside aux errances du visiteur réel, il n’y avait qu’un pas :
trajet idéal du regard sur la toile et trajet réel du spectateur
d’une toile à l’autre s’interpénètrent jusqu’à se
confondre.
L’ἔκφρασις
ne se contente plus alors de décrire et de célébrer la toile ;
elle tisse d’une toile à l’autre un réseau de relations, elle
inscrit son objet dans une série et problématise un espace
multiple : à partir des îlots morcelés, isolés, que
constituent chacun des tableaux, cela devient la visée de l’écriture
que d’établir une cohérence d’ensemble, de construire un
système, un maillage signifiant. Le compte rendu situe dès lors la
toile non seulement par rapport aux autres toiles de l’artiste
présentées dans le Salon (dont l’ensemble fournit la matière
d’un article), mais également par rapport aux productions
des autres années, et surtout des autres peintres que le hasard, ou
la malice du tapissier, a fait accrocher auprès ou vis-à-vis de
lui : ce dernier rapport, où triomphe la conjoncture, est
particulièrement caractéristique du nouveau mode de référenciation
et de l’écriture qu’il induit.
À
l’émergence d’une valeur d’exposition instituant l’œuvre
peinte non plus en miroir idéologique de la cité, mais en moment de
σκέψις pour le promeneur,
c’est-à-dire de regard et de jugement, de mise en balance et de
va-et-vient d’une toile à l’autre, à cette σκέψις donc
qui constitue désormais anthropologiquement la toile correspond, au
niveau de l’écriture des Salons, la mise en place d’une
écriture de la comparaison, de la relation, du réseau, où les
structures closes de l’ἔκφρασις éclatent, et que gouverne
une logique structurante inédite. Mais cette logique n’induit que
des structurations partielles : l’hétérogénéité des
matériaux du compte rendu est intégrée, voire dépassée par la
position surplombante, englobante du regard critique, sans pour
autant se dissoudre dans une reconstruction rhétorique ou théorique
totalisante. Le dispositif de la caverne mis en place à propos du
Corésus et Callirhoé de Fragonard dans le Salon de 1765,
la Promenade Vernet dans le Salon de 1767, les tableaux à
l’encan dans celui de 1769,
tendent bien à homogénéiser les matériaux au moyen d’une
fiction dont la visée intégratrice est patente. Mais cette fiction
tourne toujours court : loin de resserrer l’unité de chacun
des Salons, elle y isole des sous-ensembles nettement
hétérogènes au corps du texte, reproduisant à plus grande échelle
le même problème d’une absence d’enchaînement avec ce qui les
précède et ce qui les suit. Même lorsque plusieurs tableaux se
regroupent en une unité structurelle, cette unité constitue, comme
les comptes rendus isolés, un îlot morcelant l’espace multiple du
Salon.
La
logique structurante qui correspond à la nouvelle σκέψις ne
vise donc pas une réduction de cette hétérogénéité
constitutive ; au contraire, elle s’en targue et en joue :
le système de relations qu’elle tisse ne se justifie qu’à
partir d’une irréductibilité première des matériaux à un
discours rhétoriquement ordonné, irréductibilité que les fictions
intégratrices cherchent à entamer, mais confortent de fait par leur
caractère fragmentaire. Chaque genre, chaque sujet, chaque peintre,
chaque toile nécessite, de la part du critique, une compétence
particulière, un autre regard, un langage adapté aux références
culturelles dans lesquelles son objet s’inscrit. L’espace du
Salon est un espace multiple parce que le champ culturel s’est
fragmenté : or c’est précisément de cette fragmentation du
système référentiel, de cette nécessité de prendre en
considération des compétences particulières pour continuer d’y
avoir accès, que rend compte l’aventure encyclopédique.
De
la même façon en effet, il ne s’agissait plus, dans
L’Encyclopédie, de réduire l’hétérogénéité des
sujets abordés à un sens commun universalisant pour les intégrer à
la machine rhétoriquement réglée d’une Cyclopædia de
conception, d’écriture et de visée homogènes, régulières,
disposant harmonieusement le savoir sur les rayonnages bien rangés
d’une bibliothèque humaniste. L’Encyclopédie se veut
contradictoire, obscure, boursouflée. Ses articles sont polémiques,
ses renvois subversifs : non seulement le savoir qu’elle
dispense ne se prétend plus irénique, mais les énoncés se
contredisent sciemment, et se targuent de leur imperfection.
L’Encylopédie ne se présente pas comme une somme, mais
comme un processus. Nous retrouvons là, dans la démarche
intellectuelle, cette logique du trajet, du réseau, qui définit
anthropologiquement et poétiquement le Salon.
Il y
a donc véritablement dans les Salons une logique
structurante, dans la mesure où l’éclatement des énoncés cesse
d’être envisagé comme un handicap de nature que l’artifice
rhétorique serait chargé de compenser, pour constituer au contraire
le point de départ obligé d’un processus à la fois heuristique
et poétique : seul cet éclatement, seules ces boursouflures
permettent à la nouvelle démarche encyclopédique
de s’engager dans les Salons, c’est-à-dire à la fois à
une pensée et à une écriture dialogiques de se construire.
La poétique des ruines : parcours et
déception
L’apparition
d’une poétique des ruines,
d’abord comme genre pictural du paysage, puis comme pratique
littéraire de la méditation sur la peinture, est caractéristique
de cette logique structurante qui constitue le nouveau genre des
Salons. Si la nature n’est plus intégrée à une scène
d’histoire susceptible de légitimer la représentation du paysage,
(cette intégration, Poussin
ou Claude le Lorrain
l’avaient pratiquée) la promenade dans les ruines, soit du
visiteur réel du Salon, soit d’un visiteur représenté,
l’habitation de ces ruines par une population qui vaque et,
au-delà, par un regard critique qui y installe sa rêverie,
perpétuent une stratégie similaire d’intégration à l’Histoire,
quoique dans une logique différente. Le tableau cesse d’être une
représentation emblématique d’un moment figé et stylisé ;
il reproduit le mouvement de l’Histoire sur la nature ; il
évoque l’écart entre le temps de la splendeur et le temps de la
ruine, il oppose l’univers héroïque et glorieux du monument à
l’univers quotidien d’un tiers-état paisible. Au souvenir des
conquérants et des bâtisseurs de la tragédie cornélienne se
superpose l’humble activité du berger paissant ses troupeaux, de
la lavandière occupée de son linge, du pêcheur, du marchand. La
sphère bourgeoise des activités privées colonise un espace public
de représentation qui se ruine. Il n’y a pas là simplement un
système de valeurs qui en remplace un autre ; ces valeurs
nouvelles ne se constituent que de la dégradation, de la
fragmentation des anciennes, et dans la dynamique du passage des unes
aux autres. Elles retraitent un système déjà là, de la même
façon que, lorsqu’il inscrit son activité dans le modèle
photographique, le peintre n’invente pas, mais transforme une
conjoncture iconique déjà donnée.
 Hubert Robert, Le Port de Rome, Paris, Musée des Beaux-Arts
Diderot décrit ainsi le Port de Rome d’Hubert Robert, morceau de
réception de l’artiste :
On voit au centre du tableau la rotonde
isolée ; de droite et de gauche, sur le fond, des portions de
palais. Au-dessous de ces palais, deux immenses escaliers qui
conduisent à une large esplanade pratiquée au-devant de la
rotonde ; et de là à un second terre-plein pratiqué
au-dessous de l’esplanade. L’esplanade prend dans son milieu une
forme circulaire ; elle règne sur toute la largeur du tableau ;
il en est de même du terre-plein, au-dessous d’elle. Le
terre-plein est fermé par des bornes enchaînées. Au bas de la
partie circulaire de l’esplanade, au niveau du terre-plein, il y a
une espèce d’enfoncement ou de grotte. Du terre-plein, on descend
par quelques marches, à la mer, ou au port dont la forme est un
carré oblong. Les deux côtés longs de cet espace forment les deux
grèves du port qui s’étendent depuis le bas des deux grands
escaliers, jusqu’au bord de la toile. Ces grèves sont comme deux
grands parallélogrammes. On y voit des commerçants debout, assis,
des ballots, des marchandises. Des citoyens et autres personnages
montent et descendent les grands escaliers. A gauche, il y a
parallèlement au côté de la grève et du port, une façade de
palais. Ce n’est pas tout. L’artiste a élevé à chaque
extrémité de l’esplanade deux grands obélisques. On voit aussi
ramper circulairement contre la face extérieure de cette esplanade
un petit escalier étroit, dont les marches contiguës aux marches du
grand escalier, sont beaucoup plus élevées, et forment un parapet
singulier pour les allants et les venants qui peuvent descendre et
remonter sans gêner la liberté des grands escaliers. (Salon de
1767, DPV XVI 348 ; CFL VII 276-277.)
Le
regard qui décrit cet agencement d’architectures ruinées n’est
pas un regard subjectivé : des tournures impersonnelles comme
« on voit », répété trois fois, « on descend »,
ou « il y a », ne posent pas cette fois, face à l’objet
qui se montre, l’instance d’un « je » sujet
susceptible de focaliser, de cadrer, de découper l’image qui se
construit. La ruine se montre, s’exhibe, se donne à voir
d’elle-même, poursuivant toujours plus loin le processus
d’autonomisation du dispositif iconique. D’objet, elle devient
dès la seconde phrase le sujet de l’ἔκφρασις, et s’expose
à la tête des verbes, faisant momentanément l’ellipse du
critique et du spectateur : « Le terre-plein est
fermé… » ; « les deux côtés longs de cet espace
forment… » ; « ces grèves sont… ».
Symétriquement,
le critique devient objet sur la toile. Il se fond dans le parcours
de son espace, il habite le lieu. La description s’articule en
effet autour des deux grands escaliers qui permettent de passer de la
partie haute à la partie basse du tableau, de l’esplanade de la
rotonde au quai du port. Or ces escaliers semblent gravis ou
descendus tantôt par un reliquat d’instance subjective spectatrice
externe (le « on » de « on descend » est
indéfini, et non exactement impersonnel), tantôt par des êtres
hybrides, mi-réels, mi-fictifs (« commerçant » et
« citoyens » réels, et dans le même temps personnages
peints).
Mais le plus extraordinaire de ces déplacements mêlés de façon
incongrue est la reptation d’un petit escalier supplémentaire
(« On voit aussi ramper circulairement contre la face
extérieure de cette esplanade un petit escalier étroit »),
comme si l’architecture participait également, sur un pied
d’égalité avec les personnes, les personnages et les spectateurs,
à cette occupation de l’espace par le mouvement qui constitue
désormais, dans la toile, le réseau structurant. L’exposition de
la ruine, la δεῖξις qui l’anime, homogénéisent en un seul
médium des registres que la mimésis avait coutume de séparer. Non
seulement le réel et le représenté (les citoyens et les
personnages) mais le décor et le spectateur (le petit escalier et le
« on » indéfini), c’est-à-dire ce qui est le plus au
fond de la scène et ce qui s’en détache le plus, sont intégrés
à un va-et-vient commun, un réseau unique « pour les allants
et les venants ».
L’objet
regardé devient donc sujet en mouvement, et réciproquement le sujet
regardant se fond dans l’objet regardé. Pareil échange, où la
distance du sujet à l’objet est remise en question, peut sembler
paradoxal dans un dispositif que nous analysions plus haut comme
moment de σκέψις, c’est-à-dire comme l’épiphanie d’un
regard critique revendiquant triomphalement l’arbitraire de son
point de vue comme conjoncture constitutive de la toile. Mais c’est
précisément parce que la rencontre de l’objet qui se montre sur
la toile et du regard du spectateur qui le découpe, le circonscrit
et le comprend devient le moment capital où se constitue la
peinture, que cette rencontre cesse d’aller de soi pour devenir
l’enjeu du nouveau rituel. Ce rituel de la rencontre commence par
une indifférenciation préliminaire du spectateur et de la masse
picturale. Puis, dans la toile, quelque chose se cristallise, devient
objet au fur et à mesure que le sujet regardant s’arrache à la
contemplation, se met à distance de ce qui devient son objet. Les
ronds et les rectangles de pierre commencent par fasciner le regard
qui se noie dans leurs formes pour qu’ensuite soit marqué l’écart.
Ici
encore, il ne saurait être question d’établir d’emblée et
totalement une logique où les différentes parties du tableau
composeraient une structure totale, intégrée. D’abord, il y a ce
moment de fascination où le regard ne s’est pas encore constitué
et où les parties de l’objet encore incréé jouent des jeux
séparés ; chaque escalier, l’esplanade, les obélisques, le
fatras des ballots et des marchandises se juxtaposent, s’entassent,
se mélangent à un « on » qui voit sans encore
regarder ; ce sont des matériaux du visible que rien encore ne
domine. Un réseau s’ébauche dans cette confusion hétéroclite,
mais sans plan préexistant, sans stratégie bien ordonnée. Le
jugement n’émerge que d’un irréductible fatras verbal, sans que
cesse pour autant le balancement, le va-et-vient où le regard prend
peu à peu consistance. La σκέψις, si elle achève le
dispositif iconique, participe d’un inachèvement essentiel, de cet
entassement primitif où l’œil s’est d’abord laissé piéger
et dans les rets duquel il demeure.
Paradoxalement
pourtant, ce va-et-vient dans le fatras verbal de la description
débouche sur une impression d’ordre excessif dans la composition,
le reproche d’une trop grande géométrie, comme si ce monstrueux
assemblage, cette complexe machinerie architecturale n’avaient pas
assez égaré le regard du spectateur :
Ce morceau est très beau. Il est plein
de grandeur et de majesté. On l’admire ; mais on n’en est
point ému. Il ne fait point rêver. Ce n’est qu’une vue rare où
tout est grand, mais symétrique. Supposez un plan vertical qui coupe
par leur milieu la rotonde et le port, les deux portions qui seront
de droite et de gauche de ce plan montreront les mêmes objets
répétés. Il y a plus de poésie, plus d’accidents, je ne dis pas
dans une chaumière, mais dans un seul arbre qui a souffert des
années et des saisons, que dans toute la façade d’un palais. Il
faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt. Tant il
est vrai que, quel que soit le faire, point de vraies beautés sans
l’idéal. La beauté de l’idéal frappe tous les hommes, la
beauté du faire n’arrête que le connaisseur. Si elle le fait
rêver, c’est sur l’art et l’artiste, et non sur la chose. Il
reste toujours hors de la scène ; il n’y entre jamais. La
véritable éloquence est celle qu’on oublie. Si je m’aperçois
que vous êtes éloquent, vous ne l’êtes pas assez. Il y a entre
le mérite du faire et le mérite de l’idéal, la différence de ce
qui attache les yeux et de ce qui attache l’âme. (Suite du
précédent.)
L’architecture
représentée doit être vraiment ruinée ; pas seulement
abîmée, mais bel et bien désarticulée, déstructurée : si
la structure architecturale (rhétorique) n’est pas radicalement
défaite, l’autre structure ne peut pas se développer. Michel
Serres a montré comment cette tension de l’architecture et du
réseau, de la pierre et de la verdure, d’un espace planifié et
d’un espace multiple, organisait la peinture de Hubert Robert.
Dans l’écriture qui en rend compte, une nouvelle dimension se fait
alors jour : il ne s’agira plus d’identifier la surface
picturale à un message lisible et prédéterminé, à un dessin
porteur de sens, mais tout au contraire de ruiner l’objet, de le
réduire à presque rien pour, sur cette table rase du passé,
construire le cheminement d’une rêverie, la logique
d’indétermination qui gouverne l’esprit du promeneur méditatif
qu’est devenu le spectateur. Le « je » regardant ne lit
plus ; il s’épanche. Et s’épanchant, il retrouve ce geste
antique de fermer les yeux devant l’image pour la mieux voir :
la rêverie, à sa manière, quitte elle aussi un espace de
visibilité muette (« ce qui attache les yeux ») pour un
autre espace, aveugle, mais de parole inspirée. On « oublie »
l’éloquence picturale qui « attache l’âme », parce
que cet attachement est du même ordre que celui du bandeau qui nous
bande les yeux : sublime, mais mutilant.
Le
« je » triomphe donc au prix d’un aveuglement. Ce
« je » qui vaticine est un « je » blessé,
diminué. Il ne s’expose guère d’ailleurs dans le tissu
syntaxique : « je ne dis pas dans une chaumière »
est une incise où le « je » participe d’une tournure
figée qui le dépersonnalise ; de même, la sentence ramassée
en clausule « si je m’aperçois que vous êtes éloquent,
vous ne l’êtes pas assez » renvoie à un « je »
abstrait, indéfini, aux antipodes de cet inimitable « moi »
chargé d’affect sur lequel se construit le discours de la
subjectivité. Ces « je » paradoxalement rhétoriques,
ainsi que le passage à la troisième personne pour se désigner
comme « le connaisseur », marquent de la part de Diderot
l’établissement d’une distance critique que ne légitime pas
simplement le relatif échec du tableau.
On a
commenté parfois ce passage en suggérant que, selon le critique
d’art, dans la poétique des ruines bien comprise, l’idéal
supplanterait le faire, la chaumine et l’arbre tortueux
remplaceraient avantageusement le palais trop peu ruiné. Une telle
interprétation repose à notre avis sur un malentendu quant à la
nature du texte que Diderot nous donne à lire : son propos
n’est pas normatif ; loin des traités d’esthétique, il
s’agit de rendre compte d’une σκέψις, c’est-à-dire de
l’expérience phénoménologique même du regard. Cette déception
n’est pas due au manque de talent de Hubert Robert ; loin
d’invalider la toile, elle apparaît inhérente au genre et, plus
généralement, à la valeur d’exposition qui se manifeste alors,
de plus en plus généralement, dans la peinture. La poétique des
ruines est essentiellement déceptive. Les ruines ne sont jamais
assez ruinées, le faire d’une architecture omniprésente
concurrence toujours l’idéal d’une civilisation perdue,
effondrée.
Quant au spectateur, s’il entre dans la toile (c’est là même
l’une des caractéristiques les plus originales du dispositif
iconique), c’est toujours pour se constater « hors de la
scène », hors de l’espace que son regard a découpé :
à la fatrasie et l’indifférenciation du dedans préliminaire
succèdent la σκέψις et la distanciation qui, projetant l’œil
regardant dans un dehors, constituent un objet regardé. L’exclusion
complète ici naturellement le parcours.
Les natures mortes de Chardin
 Chardin, Les Attributs de la musique (tableau de 1765), Paris, Musée du Louvre
Une
même poétique déceptive est à l’œuvre dans les natures-mortes,
où la primauté du faire sur l’idéal est avouée sans honte. La
magie de Chardin est une magie technique, acquise hors de toute
poésie par la seule maîtrise du matériau et des couleurs :
On n’entend rien à cette magie. Ce
sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les
autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres
fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la
toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée.
Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous expliqueraient ce faire
bien mieux que moi ; tous en feront sentir l’effet à vos
yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ;
éloignez-vous, tout se crée et se reproduit. (Salon de 1763,
DPV XIII 380 ; CFL V 432.)
D’abord
s’approcher, puis s’éloigner : le premier regard est le
regard de près. Dans ces couches appliquées dont seuls les peintres
conservent le secret, on retrouve le fatras désarticulé par lequel
se manifeste préliminairement la ruine. Ce désordre est le prélude
nécessaire du regard. Au va-et-vient des promeneurs s’est
substituée ici la transpiration des effets « de dessous en
dessus », mise implicitement en parallèle avec le mouvement
d’approche et d’éloignement de l’œil, dans un même jeu de
balancier, une même indétermination constituant le moment de la
σκέψις. L’objet ne se circonscrit, la distance du regard ne
se fixe qu’au terme de cette allée et venue conjoignant le travail
du peintre (la superposition des couches) et l’approche du
spectateur cherchant la position juste pour jouir du tableau, dans
une même oscillation entre le faire et le défait, entre le matériau
brouillé et l’image reproduite. La vapeur soufflée, l’écume
jetée demeureront, au terme de la monstration, une fois émergé
l’objet de la peinture, les reliquats de ce caractère initialement
brouillé, défait, de l’image, de ce chaos dans lequel
s’établissent peu à peu les réseaux du dispositif iconique.
Mais
le dessin de la nature-morte ne se trace dans le va-et-vient des
couleurs, la vision ne se cristallise, qu’au prix d’une perte,
que Diderot figure par une anecdote lourde de sens :
Il faut, mon ami, que je vous communique
une idée qui me vient, et qui peut-être ne me reviendrait pas dans
un autre moment ; c’est que cette peinture, qu’on appelle de
genre, devrait être celle des vieillards ou de ceux qui sont nés
vieux. Elle ne demande que de l’étude et de la patience. Nulle
verve ; peu de génie ; guère de poésie ; beaucoup
de technique et de vérité ; et puis, c’est tout. Or, vous
savez que le temps où nous nous mettons à ce qu’on appelle,
d’après l’usage, la recherche de la vérité, la philosophie,
est précisément celui où nos tempes grisonnent, et où nous
aurions mauvaise grâce à écrire une lettre galante. A propos, mon
ami, de ces cheveux gris, j’en ai vu ce matin ma tête tout
argentée, et je me suis écrié comme Sophocle, lorsque Socrate lui
demandait comment allaient les amours : A domino agresti et
furioso profugi ; j’échappe au maître sauvage et
furieux.
(Salon de 1765, Chardin, DPV XIV 118 ;
CFL VI 88.)
Cette
ambivalence curieuse de la peinture de genre, vraie mais sans génie,
n’est autre que l’ambivalence du Socrate platonicien, accoucheur
de vérité parce qu’assez vieux pour être devenu stérile. De
même que la σκέψις philosophique nécessite un détachement
préalable et, pour ce faire, une perte de l’initiative dans la
production du discours, de même la σκέψις picturale s’adresse
aux tempes grisonnantes parce qu’elle est un exercice de
renoncement, qu’elle circonscrit l’image en retrait de la
culture, et qu’elle manifeste pour la peinture la perte de son
ambition idéologique.
Cette
perte, qu’elle soit figurée par la ménopause de la sage-femme ou
par la disparition du désir chez le vieillard, pourrait être la
perte du phallus dont J. Lacan a montré qu’elle cristallisait
dans l’expérience du regard le passage du champ imaginaire, où
s’exerce la pulsion scopique, au champ symbolique, par lequel
l’image fait sens.
Dans cette perspective, il serait intéressant de rapprocher le
dispositif iconique de la nature-morte du motif baroque de la Vanité,
dont il est peut-être originaire,
pour identifier la distanciation qui s’effectue alors du spectateur
par rapport à la toile, au message de détachement dont la Vanité
émet le signal. Le discours fasciné de Diderot sur les
natures-mortes de Chardin tirerait sa force d’attraction de la
répétition obsessionnelle d’une castration symbolique que
J. Lacan place à la racine du plaisir esthétique.
Ce
serait évacuer là un peu vite la sublimation qui s’effectue au
travers de la double comparaison : Diderot ne compare pas
seulement Chardin à Socrate ; il se compare lui-même à
Sophocle. Dans un cas comme dans l’autre, la castration symbolique
est sublimée par la puissance créatrice du philosophe et du poète.
Un renversement s’opère dans la relation de la peinture à son
dehors : la σκέψις fonctionnait jusqu’ici comme piège
de l’œil, comme réduction du symbolique à une pure exposition
déceptive du réel ; désormais, elle libèrera le regard de
toute conjoncture en en faisant le champ même et l’instrument de
la création. L’œil ne tombe plus dans un piège ; il
investit un espace de liberté où dessiner en démiurge une
topographie de rêve.
Car,
à y bien regarder, la question de Socrate à Sophocle ne métaphorise
rien d’autre que celle de la toile au spectateur. C’est en se
regardant dans la glace que Diderot se l’entend poser, c’est-à-dire
bel et bien dans la position du sujet qui se regarde dans l’objet
regardé. Et l’article nous apprend que cet objet, ce sont les
œuvres exposées par Chardin : qu’est-ce que la nature-morte
sinon un miroir du réel ; qu’est-ce que le miroir sinon un
motif de Vanité ? Dans cette double comparaison de Chardin à
Socrate, de Diderot à Sophocle, c’est le fondement anthropologique
du regard qui est en jeu, et bascule pour le spectateur d’une
expérience déceptive dans une expérience créatrice.
Le
regard rencontré dans la glace ne se superpose donc pas ici au
regard posé sur la nature-morte par un simple accident de la
digression. Pourtant, cette anecdote des cheveux gris n’est pas
rhétoriquement articulée à un propos théorique explicite sur
l’art du peintre ; simplement juxtaposée, elle semble, dans
une logique rhétorique de la structure, digressive par rapport à la
présentation du peintre, dilatoire avant les comptes rendus des
tableaux, et, par là, au mieux, ornementale. Après tout, la
comparaison est suggérée, mais demeure implicite. Or nous avons vu
que, loin de constituer une boucle de plus dans la spirale d’un
beau dire, elle fondait la pratique poétique qui sera à l’œuvre
dans les comptes rendus. Elle fait donc sens de façon profonde et
efficace, simplement par la position stratégique qu’elle occupe en
tête de l’article Chardin. L’écriture des Salons se
structure comme les murs du Salon qu’habille le tapissier : sa
cohérence est topographique, et ce qui y tient lieu de structure
relève en fait du dispositif. L’anecdote est disposée à l’entrée
de l’article, comme le tapissier Chardin dispose les tableaux, pour
susciter des comparaisons qui demeurent implicites, toujours à la
limite de l’intention obvie de l’ordonnateur et de la
surinterprétation obtuse du destinataire du dispositif. C’est
cette ambiguïté d’une structure mi-suggérée, mi-reconstituée
qui constitue de façon interactive et dialectique le modèle
encyclopédique.
La
toile demande donc narquoise au spectateur comment vont ses amours :
elle joue son rôle déceptif en reflétant dans le gris de la
chevelure la marque du temps, sous l’espèce ici narcissique de la
ruine du désir. Mais la réponse du spectateur retourne cette
faillite symbolique en victoire de l’esprit, en émancipation, en
affranchissement vis-à-vis de la contrainte symbolique : a
domino agresti et furioso profugi. Tel est le plaisir du
spectateur devant la nature morte et, au-delà, devant le nouveau
dispositif iconique : par lui, il échappe au maître sauvage et
furieux ; fuyant la représentation, contournant les violences
de la castration symbolique, il pénètre une oasis d’urbanité
douce ; il se replie dans un espace abrité où poésie et
philosophie se pratiquent sans contrainte autre que celle de
rechercher la vérité. Cet espace, il revient à son regard de le
découper, d’en garantir l’autonomie. L’espace public de
représentation, où se célébrait le rituel rhétorique de
l’ἔκφρασις, et dont la peinture d’histoire constituait la
réplique, est définitivement abandonné au profit d’un espace
privé où se tissent les réseaux d’une rêverie douce :
échappant à la castration du dominus agrestis, le spectateur
ne retrouve pas, dans l’expérience du regard, l’aliénation
symbolique qui transmue l’objet visuel en message lisible, la
peinture en texte codé. L’épaisseur de l’image demeure,
irréductible à un motto. Rêver devant la toile, c’est
bien défaire les liens du discours rhétoriquement ordonné — en
ce sens, la nouvelle poétique est déceptive — mais c’est aussi
méditer profondément, c’est philosopher au sens plein, c’est
construire soi-même la culture référentielle de l’objet
regardé.
Le
nouveau regard qui se constitue ici induit une nouvelle pratique de
la description picturale. Il ne s’agira plus de redire les valeurs
de la cité, ni même d’isoler le piquant d’un point de vue
(phase transitoire et purement négative dans l’élaboration du
nouveau dispositif), mais bel et bien d’amalgamer, à partir de la
découpe dans le réel que le peintre fournit au spectateur, les
éléments d’une nouvelle référenciation culturelle, de
construire un espace non plus de représentation, mais d’exposition
(la peinture ne représente pas les valeurs ; elle expose le
réel), espace non plus public, mais privé (la peinture ne s’adresse
pas à la collectivité civique, mais au regard et à l’affect d’un
spectateur singulier), espace innervé par la rêverie du
critique-poète.
Devant
la nature-morte, l’effet d’amalgame est poussé à l’extrême
par l’énumération des objets que le peintre a disposés dans
l’espace de la toile. En revanche, la créativité du regard
critique, la construction culturelle à l’œuvre dans l’amalgame,
la constitution d’un dispositif structurant possédant une
dimension théorique et idéologique paraissent moins évidentes.
Est-ce le propre d’un dispositif forçant son destinataire à
expliciter des rapports toujours incertains, ou sommes-nous leurrés
par notre rituel moderne du regard pour lequel l’absence
d’articulation rhétorique, devenue la norme, ne suscite pas de
réaction, ne crée pas de besoin structurant ? Toujours est-il
que l’amalgame des objets de la nature-morte est immédiatement
sensible dans sa dimension déceptive, mais beaucoup moins
immédiatement convaincant dans sa positivité créatrice.
Prenons
pour exemple les Attributs de la musique :
Le peintre a répandu sur une table
couverte d’un tapis rougeâtre une foule d’objets divers
distribués de la manière la plus naturelle et la plus pittoresque ;
c’est un pupitre dressé, c’est devant ce pupitre un flambeau à
deux branches ; c’est par-derrière une trompe et un cor de
chasse, dont on voit le concave de la trompe par-dessus le pupitre ;
ce sont des haut-bois, une mandore, des papiers de musique étalés,
le manche d’un violon avec son archet, et des livres posés sur la
tranche. Si un être animé malfaisant, un serpent était peint aussi
vrai, il effrayerait.
Ces trois tableaux ont 3 pieds 10 pouces
de large sur 3 pieds 10 pouces de haut. (Salon de 1765,
Chardin, DPV XIV 119-120 ; CFL VI 89.)
On
aurait difficilement pu imaginer énumération plus neutre : les
verbes précisent d’abord la configuration du dispositif (« Le
peintre a répandu… » ; « une foule
d’objets divers, distribués… ») ; ils se
réduisent ensuite à un simple présentatif (« c’est
un pupitre » ; « c’est […] un
flambeau » ; « c’est […] une trompe » ;
« ce sont des hautbois »), pour finalement
disparaître complètement (« des hautbois, une mandore, des
papiers de musique étalés, le manche d’un violon avec son archet,
et des livres posés sur la tranche »). Tout lien se défait
d’un objet à l’autre. La description s’atomise. Les
instruments même se fragmentent : le « concave de la
trompe », autrement dit le pavillon du cor de chasse, le
« manche d’un violon », découpés, isolés dans la
description, se dotent d’une existence autonome pleine d’étrangeté.
Cela
commençait pourtant par suggérer un réseau : aux verbes
« répandre » et « distribuer » succédaient
des indications de lieu : « devant »,
« par-derrière », « par-dessus »
articulaient les premiers objets au point de départ de la
description, le pupitre, sorte de repère visuel dans le dispositif
iconique. Mais à partir des hautbois, l’énumération fait
l’économie des adverbes et des prépositions. Les objets sont
juxtaposés et se succèdent sans hiérarchie ni direction autre que
celle, implicite, de la droite vers la gauche, toujours prise par
Diderot. Le regard, après avoir saisi autour du pupitre l’embryon
d’une image (« on voit » est le symptôme de cette
cristallisation), est ainsi désorienté par le vertige d’une
accumulation désordonnée : les partitions sont « étalées »,
comme chez un musicien au travail, les livres, « posés sur la
tranche » en un dangereux équilibre, comme si, abandonnés un
moment pour une autre activité, ils devaient imminemment être
repris en mains. Rien de cela n’est donc rangé. Ce n’est pas
utilisé, mais ce n’est pas non plus remisé. Entre deux, c’est
rassemblé en tas, arraché au réseau d’une activité absorbante,
sans pour autant venir se plier à la rationalité morte d’une
table mise en ordre, où le ménage aurait été fait.
L’impression
est donc ambiguë. Cela commence comme un dispositif articulé, mais
s’achève en bric-à-brac. Cela suggère l’activité, mais une
activité abandonnée, détachée de son contexte. Vient alors, en
véritable épiphore sentencieuse, une réflexion inattendue, qui
achève de déconcerter : « Si un être animé malfaisant,
un serpent était peint aussi vrai, il effrayerait. » Le
rapport explicite entre la description qui précède et l’image du
serpent ici contenu est bien mince : s’il ne s’agissait de
comparer que deux effets de réel, était-il besoin d’aller
chercher si loin, aux antipodes de la musique, l’abjecte reptation
d’un animal malfaisant ? Cette image rapportée, incongrue,
produit, en dehors de l’artificielle articulation logique qui
semble l’amener, un effet de sens obtus où elle trouve sa
véritable légitimation : du coup, contre le sens obvie du
texte, ce n’est plus d’opposer l’animé et l’inanimé, mais
justement de les comparer qu’on a envie. La juxtaposition pour le
lecteur de l’espace purement fantasmé du serpent et de l’espace
représenté des attributs de la musique produit une signifiance qui
devient le but ultime de l’ἔκφρασις : ni monde idéel
du rituel rhétorique (où la musique est une valeur), ni
monde réel livré par la mimésis (où la musique se représente par
des objets), la signifiance participe de l’un et de l’autre.
Elle construit des objets-valeurs comme ce serpent musical qui, pour
la logique, est une chimère.
Regardons
maintenant la toile de Chardin : la flûte, la chandelle, la
trompette, les tuyaux de la cornemuse, le manche et l’archet du
violon hérissent une ligne sinueuse qui, partant de la droite du
tableau, épouse d’abord, vers le haut, l’ovale de la toile, pour
redescendre vers le milieu, et remonter symétriquement à gauche. Le
tableau étant assez sombre, ce sinuement hérissé de pointes a
quelque chose d’effrayant comme un serpent. Cela saute aux
yeux ; mais cette comparaison là, bien qu’elle soit la
comparaison organisatrice dans notre texte, Diderot ne l’a pas
explicitement faite. Il y a donc une contradiction entre l’opposition
explicite du serpent animé et de la nature morte, et
l’identification implicite de la nature morte à un serpent.
Mais
le jeu entre ce qui est montré et ce qui est caché ne s’arrête
pas là, si l’on considère les infidélités de la description par
rapport à la toile réelle : là où Diderot se souvient d’un
« flambeau à deux branches », il n’y a qu’une
chandelle ; là où il voit « des hautbois », il n’y
a qu’une flûte traversière, en bois comme elles l’étaient
toutes à l’époque. Il oublie par ailleurs les deux gros glands
dorés qui pendent à la bandoulière de la trompette, et surtout la
petite cornemuse rouge et or, ou plus exactement la « musette
de cour » dont pointent les deux chalumeaux, derrière lesquels
se distinguent la « boîte à bourdons » comme un gros
tube blanc et court, et, sur la droite, le soufflet rouge destiné à
alimenter en air le sac de la cornemuse. De part et d’autre du
soufflet serpente la bandoulière de la musette, du même velours
rouge que le sac.
 Diderot
n’avait pas les tableaux qu’il décrivait sous les yeux au moment
d’écrire. Il lui était donc matériellement impossible d’en
rendre compte fidèlement. On l’excuse donc généralement de ces
quelques inexactitudes, sans en tirer parti pour reconstruire,
lorsque l’on dispose des peintures décrites, le chemin qui va de
la toile vue à la description. Car ces infidélités ont leur
logique : l’omission des glands est compensée par le
dédoublement de la chandelle en « flambeau à deux branches »,
d’un faste équivalent de leur dorure ; l’effet festif est
simplement déplacé. Les hautbois condensent quant à eux la flûte
et les chalumeaux de cornemuse oubliés : autant de tuyaux de
bois assez similaires. Un seul objet ne trouve pas de substitut :
c’est la musette proprement dite, ce sac de velours rouge avec sa
bandoulière qui, au premier plan de la toile, crève les yeux de sa
présence débordante. L’équilibre se fait hors de la description,
dans l’épiphore sentencieuse : la cornemuse est,
symboliquement, un serpent. Le serpent, ôté du tableau, est placé
en regard de lui, marquant par là que la signifiance se constitue à
la fois au-dedans et au-dehors de la représentation. La substitution
peut avoir été motivée par les planches de lutherie se trouvant
dans le cinquième volume de planches de l’Encyclopédie :
la planche VI de la seconde suite, entièrement consacrée à la
musette, est suivie d’une curieuse planche d’instruments
onduleux, dont la figure 1 est intitulée « Serpent ».
 Planches de Lutherie du cinquième volume de planches de l’Encyclopédie : seconde suite, planches VI et VII
C’est
donc un même processus de déplacement et de condensation qui, selon
la logique freudienne du rêve, préside à la transformation du
tableau de Chardin en image constituée par le regard du critique. La
stratégie de la transformation est assez aisée à deviner : si
la chandelle se dédouble, si les glands disparaissent, si la flûte
se fond dans la pluralité des hautbois, c’est pour gommer tout
symbolisme phallique. Mais ce refoulement est compensé par la
construction beaucoup plus compromettante de fait d’un serpent
malfaisant sur les décombres d’une musette dont les formes rondes
redoublaient celles de la mandore et du pavillon du cor, pour
triplement figurer le sexe féminin. Le tableau était distribué
symétriquement : c’est à gauche et à droite des symboles
féminins centraux que se hérissaient l’archet et le manche du
violon d’une part, la flûte, la chandelle et la trompette d’autre
part. A la rayure blanche de la chandelle répondait la rayure rouge
de la tranche du livre, à sa couverture de maroquin vert, la reliure
identique de celui posé sur le pupitre. La construction équilibrée,
prévue par Chardin comme une représentation du triomphe du féminin,
est renversée par Diderot qui en évide le centre non seulement par
l’occultation de la musette, mais également en concluant que ceci
n’est pas un serpent, puisque le tableau reproduit de
l’inanimé.
Ce
renversement reproduit celui du préambule de l’article, figuré
par la réponse de Sophocle à Socrate. Ici aussi, la toile renvoie
au sujet regardant une image déceptive de lui-même, où le phallus,
rejeté dans l’ombre et la périphérie, doit laisser la lumière
et la place centrale au féminin, où s’image la virilité perdue.
Le critique renchérit d’abord sur cette déflation, en gommant
même, dans sa description, les résidus périphériques de ce
phallus dispersé. Mais le processus de condensation et de
déplacement qui se met en branle pour accomplir cette occultation
s’emballe en quelque sorte, déborde le cadre qui lui était
d’abord imparti, et finit par se retourner contre l’image
centrale qui l’avait motivé. L’image du serpent constitue donc à
la fois l’aboutissement du processus et son renversement :
affirmant l’absence du serpent, elle trahit sa présence attendue
(sans ce serpent, on ne songerait pas à une symbolique sexuelle du
tableau) et escamote le symbole de sa mort qu’était la musette.
Brusquement, le tableau s’anime et devient un seul et grand
serpent. Il effraye et exerce par là sa puissance : mais ce
n’est plus la puissance du peintre ; c’est la puissance du
regard du critique, par lequel la description s’est constituée en
image.
Le
rituel ne consiste plus désormais à retrouver, sous la toile, le
mythe commun, mais à incorporer l’image, à la transporter de la
toile dans l’œil critique. Ce transport, cette subjectivation se
font par condensation et déplacement. La logique du rêve triomphe.
On est loin ici de la signification allégorique du tableau, loin
également du vérisme de la nature morte : ce n’est ni la
musique comme valeur, ni les instruments de musique comme objets que
la description de Diderot représente, mais, dans le fatras
désarticulé des objets épars, elle déploie la puissance de ce
phallus féminin qu’est le serpent, par lequel les objets prennent
corps en rêve, prennent valeur sans pour autant se déréaliser, se
donner à lire allégoriquement. La signifiance se développe dans ce
dispositif où l’image et le sens, hors du langage, demeurent
indifférenciés. Ce hors-langage paradoxal de la signifiance,
Diderot l’exprimait tout à l’heure par le latin ; ici, par
l’évocation d’un serpent ; mais toujours par une parole
hors de propos, hors-langue, pour bien marquer que c’est en dehors
de la légitimité rhétorique de ce qui est dit que s’exerce le
nouveau rituel, que se constitue la vision.
La
signifiance de la peinture est donc pour ainsi dire retranchée :
révélée par les mécanismes de la production fantasmatique, elle
demeure implicite, non pas parce qu’elle participe d’une vérité
ineffable de la peinture, mais parce que, justement, ce n’est plus
de la peinture, mais de celui qui la regarde qu’il s’agit. Sur
une surface peinte où les objets tendent à se détacher de toute
référenciation culturelle, il imprime la conjoncture de ses propres
réseaux : tout Chardin donne matière à l’anecdote de
Socrate et de Sophocle ; les Attributs de la musique, à
l’image incongrue d’un serpent.
Tout
le dispositif que constituent ces textes juxtaposés les uns aux
autres comme sont juxtaposées les peintures sur les murs du Salon,
avec les mêmes ruptures, les mêmes irréductibles incongruités, ne
se légitime que par les rapports qu’il invite à poser, les
relations qu’il suggère de faire, les comparaisons qu’il est à
deux doigts d’engager. Suggestion, invite, ébauche : dans le
modèle encyclopédique qui se constitue ici, la structure n’est
pas donnée. De même que le spectateur ne peut plus retrouver un
texte premier sous ces peintures élaborées selon un dispositif
exclusivement iconique, mais doit reconstituer lui-même à partir de
son fonds propre la référenciation culturelle des toiles, de même
dans ce qui constitue le genre des Salons, le lecteur ne peut
plus exhumer l’unité cachée d’une architecture rhétorique,
mais se voit inviter à poser lui-même les jalons de son parcours, à
prendre la responsabilité du sens général et du contenu
idéologique. Non que ces textes qui parfois semblent pauvres, ou
ingrats, soient livrés à l’arbitraire des interprétations. Le
décousu ne constitue pas une démission du contenu, encore moins une
faillite du sens : simplement, il renverse les rôles, obligeant
le lecteur à s’engager, à s’impliquer dans ce qui n’est pas
dit, à dire lui-même le sens.
 Simon Renard de Saint-André, Vanité et instruments de musique, Marseille, Musée des Beaux-Arts Dans
la Vanité et instruments de musique de Simon Renard de
Saint-André,
les objets sont disposés en fonction d’un code, même
contradictoire, même subverti : le crâne renversé renvoie à
la futilité du divertissement musical, le laurier qui le couronne, à
la gloire et à l’immortalité qu’elle procure. Le sablier
presque vide, la chandelle presque consumée figurent le fugit
ætas épicurien, tandis que la « pochette », ce
violon de poche des maîtres de danse, scande au contraire le temps,
le rythme ; la musique est à la fois fuite du temps et marquage
du temps, plaisir futile de la danse et appréhension grave de la
durée. Les coquillages sont probablement symboles de mort (le gros
piqué de noir, à gauche) et de résurrection (le petit rouge),
prolongeant l’ambivalence du message allégorique.
Dans
les Attributs de la musique, ce genre de lecture devient
impossible : la chandelle, inentamée, oppose la rayure de sa
matière blanche à la rayure rouge de la tranche du livre à gauche,
la flûte à droite, en débordant de la table, marque la profondeur
au même titre que le violon et l’archet à gauche, comme le ferait
un manche de couteau dans une nature-morte à comestibles. Ce qui
motive la présence et la disposition des objets, c’est avant tout
une harmonie générale de formes et de couleurs. Faut-il voir un
sens dans le retrait, derrière le pupitre, du cor et de la
trompette, instruments de la fanfare glorieuse, et, réciproquement,
dans la propulsion en avant de la scène de la musette et de la
mandore, instruments du divertissement de cour ? Plus
significativement, les livres et les partitions, ce qui est noté,
codé, constituent à droite, à gauche, en bas, le cadre de la
composition et non plus son centre, ils ne désignent plus que le
point de fuite de la perspective, cet espace vide du centre de la
toile. Au cœur de la composition, il n’y a rien à lire ; le
lisible est réduit à une fonction de cadrage, comme dans les
photographies.
Comment
faut-il, dès lors, traduire cette violence de la peinture ?
Est-ce à dire que la peinture des humbles est celle des philosophes,
qu’un serpent menace un dessus de porte destiné aux appartements
de Choisy, que l’harmonie des arts a, pour le prince, de quoi
effrayer, que ces expositions d’objets splendides ou humbles, si
elles s’animaient, porteraient la mort contre les puissants… Que
sait-on encore ? Cette violence, le lecteur prend sur lui de se
la dire, d’y repérer le fil conducteur d’un article. Elle ne
constitue pas un message que la peinture se serait chargée de
représenter, mais elle n’est pas non plus une production
arbitraire ; elle est dans les images que le texte suscite.
Simplement, gansée dans l’implicite de la signifiance, elle
demeure en-deçà du langage, non point encore message, mais bruit
avant-coureur, capté par le regard…
La
poétique des Salons se nourrit de ce détournement de la
rhétorique picturale et de son rituel de référenciation textuelle
en rituel du regard commandant la rêverie du spectateur-promeneur
(et non plus lecteur). Le genre qui se constitue à partir de ces
rêveries guidées par la topographie du Salon et l’itinéraire du
livret est un genre sériel : l’écriture ne compose plus,
mais combine, n’articule plus, mais juxtapose. Or ces combinaisons,
ces juxtapositions sont la logique même du rêve, de ses
condensations, de ses déplacements. On a vu comment s’organisait
l’article Chardin du Salon de 1765 ; à plus petite
échelle, la description des Ports de Vernet dans le Salon
de 1763 obéit à la même logique. Entre la description
proprement dite des Ports, le recours à la lunette pour en
abolir la bordure et la comparaison avec Claude Le Lorrain, quel est
en effet le lien ?
A
défaut de lien, il y a ce petit miroir noir convexe que l’on
utilisait pour refléter les paysages en miniature. Le miroir isolait
de son environnement le sujet que l’artiste désirait représenter,
le simplifiait, le stylisait, augmentant les contrastes et réduisant
les couleurs au seul piquant d’un jeu d’ombre et de lumière.
Très populaire en Angleterre aux XVIIème et XVIIIème siècles, il
fut utilisé également par le poète Thomas Gray au cours de ses
voyages britanniques en quête de « pittoresque ».
En 1849, Mrs Merrifield, interrogeant un peintre italien, entendit
parler d’un de ces miroirs noirs, ayant appartenu à Dughet et
Poussin, et, avant eux, à Bamboccio (Pieter van Laer). Selon ce
peintre, l’image qui se reflétait dans le miroir « ressemblait
exactement à un paysage flamand ». Ce miroir s’appelait
Claude-glass, lunette de Claude, car Le Lorrain en aurait été
l’inventeur.
Comme
le serpent exclu de la peinture, la lunette de Claude, exclue du
compte rendu de Vernet, en motive pourtant le déroulement, à la
manière d’un hiéroglyphe : elle fait le lien entre Vernet et
Le Lorrain, entre le travail de sélection et d’isolement effectué
par la lunette et le jeu de clair-obscur, ici absent, mais qui
définit pourtant ordinairement le piquant. Le glissement de sens du
miroir à la lunette permis par l’ambiguïté de glass est
au fond du même ordre que celui du piquant rhétorique au piquant
visuel : il permet de rassembler ce qui, idéologiquement,
éclate, diverge, dans l’illusion d’un discours encore unique, de
constituer le genre des Salons dans cette matière textuelle
contradictoire et fragmentée.
Éditions utilisées
- Œuvres complètes, édition chronologique, introductions de Roger
Lewinter, Paris, le Club français du Livre, 1969-1973, quinze
volumes in 8° (abréviation CFL).
- Œuvres complètes, édition commencée en 1975 sous la direction de
H. Dieckmann, J. Proust et J. Varloot, Paris, Hermann
(abréviation DPV). Édition en cours ; vingt et un volumes
parus sur les trente trois prévus.
Bibliographie
- Georges Benrekassa, « La
pratique philosophique de Diderot dans l’article Encyclopédie de
l’Encyclopédie », Stanford French Review VIII
(Fall 1984), pp. 182-212.
- Else-Marie
Bukdahl, Diderot
critique d’art, traduit du danois par J. P. Faucher,
Copenhague, Rosenkilde et Bagger, 1980, 2 volumes.
- Jacques Chouillet, La Formation des idées esthétiques de Diderot, Paris,
A. Colin, 1973, seconde partie, chapitre IV, pp. 553-594.
- Jacques
Derrida, Mémoires
d’aveugle ; l’autoportrait et autres ruines, Paris,
Réunion des Musées Nationaux, collection Parti pris, 1990.
- Jacques Foucart, « La peinture hollandaise et flamande de vanité », in
Les Vanités dans la peinture au dix-septième siècle, Paris,
Musée du Petit Palais, 1990.
- Jürgen Habermas, L’Espace
public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de
la société bourgeoise, Hermann Luchterhand Verlag, 1962,
traduit de l’allemand par Marc B. de Launay, Paris, Payot, Critique
de la politique, 1978.
- Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse, Seuil, 1973.
- Pierre
Rosenberg, Chardin,
catalogue de l’exposition, Réunion des Musées Nationaux, Paris,
1979.
- Marc Sandoz, J. B. Deshays, 1729-1765, Editart-Quatre chemins,
1977.
- Michel Serres, préface à Jean de Cayeux, Hubert Robert et les jardins, Paris, Herscher,
1987 , pp. 6-13.
- Jean
Starobinski, Diderot
dans l’espace des peintres, Cahiers du musée national d’art
moderne, n°24, été 1988, Réunion des Musées Nationaux,
Paris, 1991.
- Bernard
Vouilloux, « La
description du tableau dans les Salons de Diderot ; la
figure et le nom », Poétique, tome 19, février 1988,
n°73, pp. 27-50.
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