|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « La scène absente : autoréflexivité narrative et autoréflexivité fictionnelle dans Jacques de Fataliste », L’Assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexicité romanesque, dir. J. Herman, A. Paschoud, P. Pelckmans et F. Rosset, Louvain, Paris et Walpole, Peeters, 2010, p. 337-351 La scène absente : autoréflexivité narrative et autoréflexivité fictionnelle dans Jacques le fatalisteStéphane Lojkine  Jacques et son maître chevauchant, gravure d’Augustin Mougin d’après Maurice Leloir, Paris, Chamerot, 1884
I. D’un prétendu arbitraire du récit
Un des traits
distinctifs d’un certain roman des Lumières est le jeu que le
narrateur y introduit entre la conduite du récit et le récit
lui-même. Il prend un malin plaisir à dénoncer l’illusion que la
fiction entretient d’ordinaire de sa propre réalité, et rappelle
sans retenue ses prérogatives, qui semblent lui permettre
arbitrairement de susciter dans la narration un événement plutôt
qu’un autre, de prolonger une situation ou d’y mettre fin, de
convoquer ou de révoquer un personnage.
En la matière,
Jacques le fataliste est un
modèle du genre. Dès le début du roman, alors que Jacques et son
maître ont été rejoints sur le chemin par un chirurgien voyageant
à cheval avec sa compagne en croupe, et que dans le feu d’une
conversation sur les douleurs au genou, l’homme a renversé d’un
grand geste la femme cotillons par dessus tête, le narrateur prend
la parole et nargue ainsi le lecteur
« Que cette aventure ne
deviendrait-elle pas entre mes mains, s’il me prenait en fantaisie
de vous désespérer ! Je donnerais de l’importance à cette
femme ; j’en ferais la nièce d’un curé du village voisin ;
j’ameuterais les paysans de ce village ; je me préparerais
des combats et des amours ; car enfin cette paysanne était
belle sous le linge. Jacques et son maître s’en étaient aperçus ;
l’amour n’a pas toujours attendu une occasion aussi séduisante.
Pourquoi Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une seconde fois ? »
(P. 715.)
Ce passage est souvent
cité comme proclamation de l’arbitraire du récit. Il met en
évidence ce que l’on pourrait appeler une autoréflexivité
narrative : la narration dévoilerait ici en quelque sorte le
mécanisme de sa production, donnerait à voir la mécanique poétique
de tout récit.
Une perturbation imaginaire : la scène
absente
Le contenu exact de
cette intervention du narrateur mérite cependant l’examen. Nous
voudrions montrer, dans un premier temps, qu’il ne réfléchit pas
en réalité la structure narratologique du récit, mais qu’au
contraire il la brouille, ou plutôt en révèle l’inanité.
Remarquons tout d’abord que Diderot ne parle pas d’arbitraire du
récit, mais de fantaisie :
la fantaisie n’est pas ici simplement, au sens moderne du mot, le
désir arbitraire, capricieux, immotivé, de contrarier le lecteur.
La fantaisie est d’abord fantasiva,
l’idée, l’image qui apparaît, qui s’offre à l’esprit,
c’est-à-dire le contraire même de la mécanique narrative :
non pas un agencement de mots, non pas une combinatoire de solutions
techniques à l’amplificatio textuelle,
mais un phénomène absolument non verbal, une scène virtuelle qui
se montre, scène qui n’est pas la suite réelle du récit, mais sa
perturbation imaginaire et en même temps fondatrice, ce que
j’appellerai donc la scène absente.
Il y a bien une
dimension figurale dans le dispositif que le narrateur échafaude à
plaisir, virtuellement, devant nos yeux. Mais cette figure n’est
pas rhétorique ; elle relève de la composition picturale, à
laquelle le Diderot des Salons s’était frotté pendant une
bonne dizaine d’années avant de composer Jacques. Pour
donner consistance à la scène absente, Diderot caractérise la
figure de la femme renversée : « Je donnerais de
l’importance à cette femme ; j’en ferais la nièce d’un
curé du village voisin ; […] car enfin cette paysanne était
belle sous le linge. »
La scène absente
renverse la situation présente du récit, cette « femme
tombée », « et les cotillons renversés sur sa tête »,
de sorte, dit Jacques, « qu’on vous verrait le cul »,
et donne à voir ce qui disparaissait comiquement dans l’embarras
de linge où la compagne du chirurgien avait disparu.
À la place du linge et du cul d’une espèce de paysanne totalement
indéterminée,
la scène absente caractérise une figure, « la nièce d’un
curé du village voisin », et la donne à voir : « car
enfin cette paysanne était belle sous le linge ».
 Le pardon de M. des Arcis, 1797 Cette figure prend
consistance de la rencontre où elle vient s’inscrire. Rencontre
d’abord des paysans venus au secours de la belle tombée :
« j’ameuterais les paysans de ce village ; je me
préparerais des combats et des amours » ; rencontre
amoureuse ensuite, romanesque entre toutes : « Pourquoi
Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une seconde fois ? »
Cette double rencontre renvoie à l’organisation classique de la
scène picturale, avec son espace vague qui l’inscrit dans une
réalité, le village au loin et les paysans accourus, et son espace
restreint qui circonscrit et désigne le lieu théâtral de la
représentation, sur les tréteaux de cette scène improvisée, la
rencontre de Jacques et de la compagne du chirurgien.
Narration, fiction, structure
Il y a donc bien ici
une organisation figurale de la fiction, mais cette figurabilité
n’est pas rhétorique : elle est picturale, ce qui ne
l’empêche pas d’ailleurs d’exhiber insolemment son caractère
outrageusement conventionnel et stéréotypé.
Nulle invention ici, mais la répétition complaisante des codes du
récit : « je me préparerais des combats et des amours »
désigne les deux rencontres de la scène absente, le combat avec les
paysans ameutés et les secondes amours de Jacques, mais renvoie
surtout au cadre topique du récit épique depuis la Renaissance, non
plus l’arma virumque cano
virgilien, je chante les armes et le héros, mais Le donne,
i cavallier, l’arme,
gli amori de l’Arioste, les dames, les
chevaliers, les combats, les amours.
L’intervention du
narrateur de Jacques le fataliste
au moment de la chute de la compagne du chirurgien fait donc
apparaître, par le jeu de l’autoréflexivité, trois dimensions du
récit : la dimension narrative est celle qu’on souligne ici
en général. Le récit enchaîne des événements et le narrateur
est libre de les convoquer à sa guise. Mais à cette dimension
narrative, nous avons montré que se superpose une dimension
proprement fictionnelle : le récit ne peut se déployer qu’à
partir de figures préexistantes, que l’événement, que le hasard
de la rencontre, ne fait que dévoiler. Pour qu’il y ait récit, la
figure intéressante de la nièce du curé du village voisin doit
faire tableau en amont de la narration : elle seule peut
cristalliser la double rencontre constitutive de cette scène
virtuelle ébauchée devant nous, et embrayer, pour le récit, le
déroulement d’une narration. Enfin, à l’opposé de l’arbitraire
apparent du récit, la scène absente fait apparaître la structure
ultra-conventionnelle « des combats et des amours », qui
inscrit le récit non dans le déroulement indéfini d’une
narration libre, mais dans le cadre extrêmement contraint d’une
répétition ritualisée. Dimension structurale (contrainte et
répétitive)
et dimension narrative (arbitraire et digressive) s’opposent donc
radicalement et ne s’articulent pour constituer le dispositif du
récit que grâce à la dimension intermédiaire de la fiction, qui
fait coexister imaginairement ces contraires. À ces trois dimensions
constitutives de tout dispositif de récit correspondent deux types
d’autoréflexivité qu’on peut distinguer a priori dans le roman,
autoréflexivité narrative, d’une part, textuelle et renvoyant à
la polarité entre narration et structure, entre aléa et
répétition ; autoréflexivité fictionnelle d’autre part,
non textuelle et ouvrant sur le monde qui enveloppe le texte et lui
préexiste.
II. Le leurre de l’autoréférence narrative
Tenir à, se tenir : contraintes narratives
et scéniques
 La maître se fait voler son cheval, gravure de P. Ch. Baquoy, Paris, Maradan, 1798 Reprenons ces
distinctions en élargissant l’enquête à l’ensemble du roman de
Jacques le fataliste. Les
interruptions du narrateur soulignent de façon répétée la toute
puissance de celui qui produit la narration, et décide
souverainement de la nature et de l’enchaînement des événements.
C’est le verbe tenir qui désigne de la façon la plus
récurrente cette souveraineté :
« Vous voyez, lecteur, que je suis
en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de… »
(p. 714) « et il ne tiendrait qu’à
moi que tout cela n’arrivât » (p. 721) « Vous voyez, lecteur, combien je
suis obligeant ; il ne tiendrait qu’à moi de donner un coup
de fouet… » (p. 756) « à quoi tient-il que je
n’élève une violente querelle entre ces trois personnages ? »
(P. 786.) « Pour moi je ne tiens à
rien. » (P. 794.) « Lecteur, est-ce que vous ne
craignez pas de voir se renouveler ici la scène de l’auberge où
l’un criait : Tu descendras ; l’autre : Je ne
descendrai pas ? A quoi tient-il que je ne vous fasse
entendre : J’interromprai ; tu n’interrompras pas ?
Il est certain que, pour peu que j’agace Jacques ou son maître,
voilà la querelle engagée ; et si je l’engage une fois, qui
sait comment elle finira ? » (P. 888.)
Il tient à moi,
à quoi tient-il, je ne tiens à rien : tenir
se dit ici au sens de dépendre, et affirme la souveraineté absolue
du narrateur sur le déroulement de la narration.
Mais tenir figure cette dépendance, cette hiérarchie
logique, et par la figure renverse le sens qu’il paraît énoncer.
Tenir figure le lien, du narrateur à la narration, un lien
réversible par lequel le narrateur se trouve à son tour assujetti :
« et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par
ce coup de feu. Elle se tiennent ni plus ni moins que
les chaînons d’une gourmette. » (P. 713.) Nul
arbitraire possible à ce récit, dont la nécessité dans le livre
écrit là-haut retourne l’apparent arbitraire du récit,
illusoirement improvisé devant nous.
Ainsi, lorsque Jacques
a campé les chirurgiens attablés chez son hôtesse tandis qu’il
gît accablé par sa blessure au genou :
« Quel parti un autre n’aurait-il
pas tiré de ces trois chirurgiens, de leur conversation à la
quatrième bouteille, de la multitude de leurs cures, merveilleuses,
de l’impatience de Jacques, de la mauvaise humeur de l’hôte, des
propos de nos Esculapes de campagne autour du genou de Jacques, de
leurs différents avis, l’un prétendant que Jacques était mort si
l’on ne se hâtait de lui couper la jambe, l’autre qu’il
fallait extraire la balle et la portion du vêtement qui l’avait
suivie, et conserver la jambe à ce pauvre diable. Cependant on
aurait vu Jacques assis sur son lit, regardant sa jambe en pitié, et
lui faisant ses derniers adieux, comme on vit un de nos généraux
entre Dufouart et Louis. Le troisième chirurgien aurait gobemouché
jusqu’à ce que la querelle se fût élevée entre eux et que des
invectives on en fût venu aux gestes. Je vous fais grâce de toutes ces
choses, que vous trouverez dans les romans, dans la comédie ancienne
et dans la société. » (P. 723.)
 Le vicaire enfourché, Paris, Le Prieur et Barba, 1797 Le déroulement du
récit est en fait contraint par les circonstances et les
personnages. Le brouhaha des chirurgiens pris par le vin comme le
tableau de Jacques contemplant sa jambe qui menace d’être amputée
donnent les ingrédients d’une scène convenue, qu’elle soit de
roman, de comédie ou de société : contre la logique
discursive de la conversation du fond, où l’amputation fait
l’objet d’une controverse irréelle, la jambe du premier plan
oppose iconiquement et subversivement l’évidence concrète et
douloureuse de sa présence. À l’espace vague de la table, en
arrière-plan, s’oppose l’espace restreint du lit où Jacques est
assis.
La scène absente : un leurre
Or justement cette
scène entièrement contrainte par les codes de la représentation
n’est présente dans Jacques le Fataliste
que par défaut ou en creux, comme scène absente, comme scène que
nous aurions trouvée là, à ce moment du texte, si ce texte avait
été un roman. Pour établir le contrat fictionnel, et l’illusion
sur laquelle repose ce contrat (le lecteur feint de prendre pour vrai
le récit qu’il lit), le narrateur doit poser ce qu’il dit comme
n’étant pas du roman, et pour cela nier le caractère fictionnel
de la fiction. Le contrat fictionnel repose tout entier sur cette
négation de la fiction, c’est-à-dire sur sa propre négation.
Du coup, ce que le récit présente comme étant de la fiction, cette
scène qu’on trouverait dans un roman mais qu’il ne donne que
pour s’en désolidariser, cette scène absente n’est pas la
fiction du roman, mais sa caricature, son anticipation
conventionnelle, simple jeu du code, mécano du récit que n’implique
aucun enjeu réel.
Une telle scène, purement fabriquée, n’implique en amont
d’elle-même la présence d’aucun monde doué d’une existence
propre, autonome, d’aucune fantaisie susceptible d’imposer,
contre les codes de la narration, sa propre logique.
L’autoréférence
narrative apparaît donc comme un leurre : le mécano narratif
qu’elle dénude n’est pas le mécano de la fiction sur laquelle
le roman est bâti. Ce que le roman désigne comme étant du roman,
du code, du cadre, n’est qu’une modélisation mécanique du
roman, destinée à brouiller les pistes, à voiler les dispositifs
qui constituent l’assiette véritable de la fiction de Jacques
le Fataliste. L’arbitraire du récit comme
les conventions de la scène sont les mouchoirs rouges de la corrida
narrative, brandis avec une ostentation d’autant plus voyante que
l’atteinte fictionnelle, que les banderilles du récit se font
sentir ailleurs.
Le leurre de
l’autoréférence narrative révèle au moins une chose : la
narration n’est pas la fin du récit. Tout au plus en tient-elle
les éléments visibles, alors que l’essentiel, la fiction, se
trame ailleurs, dans un savoir énigmatique qui lui préexiste.
L’impasse narrative révèle la fiction comme
monde
Ce second ressort du
récit apparaît avec éclat lorsque la narration tombe dans une
impasse, comme lorsque Jacques, victime de sa générosité, se
retrouve sans le sou pour payer sa doctoresse et se terre dans son
lit en refusant de manger :
« — Mangez, mangez, vous n’en
payerez ni plus ni moins. — Je ne veux pas manger. — Tant mieux, ce sera pour mes enfants
et pour moi. Et cela dit, elle referme mes rideaux,
appelle ses enfants et les voilà qui se mettent à dépêcher ma
rôtie au sucre. Lecteur, si je faisais ici une pause, et
que je reprisse l’histoire de l’homme à une seule chemise, parce
qu’il n’avait qu’un corps à la fois, je voudrais bien savoir
ce que vous en penseriez ? Que je me suis fourré dans une
impasse à la Voltaire ou vulgairement dans un cul-de-sac,
d’où je ne sais comment sortir, et que je me jette dans un conte
fait à plaisir, pour gagner du temps et chercher quelque moyen de
sortir de celui que j’ai commencé. Eh bien lecteur, vous vous
abusez de tout point. Je sais comment Jacques sera tiré de sa
détresse, et ce que je vais vous dire de Gousse, l’homme à une
seule chemise à la fois, parce qu’il n’avait qu’un corps à la
fois, n’est point du tout un conte. » (P. 772.)
L’impasse narrative
(« si je faisais une pause »), est anticipée dans
l’histoire de Jacques par la fermeture des rideaux du lit, qui
absente Jacques de la scène. L’écran des rideaux fermés par la
doctoresse plonge l’espace de la représentation dans
l’invisibilité : géométralement, depuis la scène du récit,
Jacques derrière ses rideaux devient invisible ;
symboliquement, parce qu’il est désargenté, il cesse de compter
et disparaît du jeu discursif ; imaginairement, la dégustation
de la rôtie au sucre par les enfants de la doctoresse est vue d’un
point de vue impossible, ou autrement dit depuis un œil néantisé,
puisque le narrateur, Jacques, retranché derrière les rideaux de
son lit, ne peut voir ce qu’il décrit.
Le narrateur semble
alors faire prévaloir la puissance souveraine de l’arbitraire du
récit, en démarrant une narration alternative, l’histoire de
Gousse. L’intervention du narrateur, et le jeu autoréflexif
qu’elle introduit, ne font guère éclater pourtant sa puissance
démiurgique, mais bien plutôt, de façon inquiétante, le doute et
le scepticisme du lecteur : la narration est un leurre, non
seulement la première, l’histoire de Jacques qui aboutit à un
cul-de-sac, mais la seconde, l’histoire de Gousse qui n’est là
que pour donner le change. De même que la chute de cheval de la
compagne du chirurgien, au début du roman, n’aboutissait qu’à
voir son cul, de même les rideaux fermés sur Jacques par la
doctoresse mènent à un cul de sac. « Et puis, lecteur,
toujours des contes d’amour » (p. 841) : le cul est
le terme de toute narration, c’est-à-dire le contraire de toute
figure, le brouillage de toute visibilité.
Contre ce leurre
narratif, Diderot affirme cependant sa maîtrise, mais sur un autre
plan : « Je sais comment Jacques sera tiré de sa
détresse, et ce que je vais vous dire de Gousse, l’homme à une
seule chemise à la fois, parce qu’il n’avait qu’un corps à la
fois, n’est point du tout un conte ». Un savoir du récit
précède sa mise en forme narrative et Gousse appartient à une
réalité antérieure au conte que nous avons sous les yeux, réalité
qui n’a rien à voir avec ses conventions et ses artefacts. Dans un
cas comme dans l’autre, un monde fictionnel (ou réel, peu importe)
préexiste à la narration, qui n’est plus du tout présentée
comme une improvisation libre ou une combinatoire d’événements
créés à la volée et aléatoirement enchaînés, mais comme une
figuration possible, et partielle, de cette fiction préexistante. De
l’immensité vague de ce que « je sais » à la
restriction du « conte » livré au lecteur, un reste est
perdu, énigmatique et non figuré : ce reste de la fiction qui
échappe au récit, c’est la scène absente, qui cette fois n’est
plus le leurre exhibé de la narration, mais la matrice invisible du
récit.
III. La fiction comme monde
Cette antériorité de la fiction sur la narration est figurée de
façon plaisante dans le dialogue suivant entre Jacques et son maître
racontant l’histoire de ses amours. Jacques prend la parole :
« N’êtes-vous pas entre les bras
de Mlle Agathe ? — Oui. — Ne vous y trouverez-vous pas
bien ? — Fort bien. — Restez-y. — Que j’y reste, cela te
plaît à dire. — Du moins jusqu’à ce que je sache l’histoire
de l’emplâtre de Desglands. » (P. 896.)
Il ne s’agit pas
simplement de rappeler que, certes, le maître est censé avoir été
réellement entre les bras de Mlle Agathe bien avant d’en faire le
récit à Jacques. Ce que Jacques rappelle plaisamment par son
interruption, c’est que le narrateur se figure ce qu’il raconte
avant d’en prononcer la narration, et qu’il ne se le figure pas
comme agencement de mots, mais comme situation, comme sensation,
comme scène. S’il y a une jouissance de la fiction, dont Jacques
joue ici, c’est que celle-ci ne se paye pas simplement de mots.
Il n’est pas d’usage
d’aborder la fiction ainsi. Une approche prudente et positive nous
invite à considérer le texte que nous avons sous les yeux comme le
point de départ du récit. Le sublime processus de la création
artistique, en amont du texte, demeure une énigme insondable, et
l’analyse ne commence qu’à partir du matériau documentaire
tangible que constitue le texte. La fiction, c’est-à-dire la
dimension imaginaire du récit, sera comprise comme un produit du
texte, en aval de celui-ci, comme ce que le lecteur, éventuellement
mis en scène dans le texte, élabore à titre d’hypothèse, après
coup.
L’analyste, pour rendre compte de la fiction, adoptera le point de
vue modeste, acceptable par tous, du lecteur qui imagine la fiction à
partir du texte qui lui est donné à lire. Il ne saurait être
question d’usurper la position présomptueuse de l’écrivain, qui
imagine le récit avant de l’écrire et forge un monde dont il
extrait sa narration. On se défiera donc de la psychanalyse, à
laquelle on ne reconnaîtra pas la validité d’une investigation
scientifique : car la psychanalyse, en traitant le texte comme
symptôme, prétend non seulement déchiffrer le processus de sa
création, mais restituer la part infigurable de la fiction qui a
motivé cette mise en récit. Il y a là plus qu’une faute de
goût ; un sacrilège où les fondements mêmes du savoir
rhétorique se trouvent menacés.
Or ce sacrilège est
précisément celui que commet le roman lui-même lorsqu’il
s’essaye à l’autoréflexivité : exhibant le processus de
sa création, le texte se revendique comme symptôme ; jouant
du leurre et de la révélation, il met en œuvre intuitivement cette
herméneutique dont la psychanalyse a explicité le fonctionnement,
herméneutique pour laquelle le texte cesse d’être un assemblage
de mots et de figures et fonctionne comme interface ouvrant à un
monde situé en amont de lui. L’interruption du récit et le
changement de niveau dans la diégèse
ne brouillent pas seulement les frontières du réel et du
représenté ; par ce brouillage, elles ouvrent ce nouveau
régime herméneutique où les signes deviennent symptômes et le
discours fait tableau.
Il ne s’agit donc
pas de choisir entre deux conceptions de la fiction, fiction
créatrice en amont du texte, avant ou pendant sa composition, contre
fiction interprétative en aval, lors de la lecture : lorsque le
romancier interpelle le lecteur, c’est depuis cet amont qu’il
revendique sa toute puissance, et force est de constater que
l’agencement de mots auquel il renvoie misérablement le lecteur
n’est alors qu’une vaine pâture.
Le rêve comme symptôme de la métalepse
Chez Diderot, la
coupure autoréflexive est significativement figurée par le rêve.
Ainsi lorsque Jacques revient des fourches patibulaires, à la vue
desquelles son nouveau cheval a pris le mors aux dents :
« Jacques laissa reprendre haleine
à son cheval, qui de lui-même redescendit la montagne, remonta la
fondrière et replaça Jacques à côté de son maître, qui lui
dit : Ah ! mon ami, quelle frayeur tu m’as causée !
je t’ai tenu pour mort… mais tu rêves ; à quoi
rêves-tu ? »
(P. 743.)
Bien que, dans la
terminologie narratologique, il faille distinguer entre le narrateur
intradiégétique qu’est Jacques et le narrateur extradiégétique
dont nous avons jusqu’ici étudié les adresses au lecteur, il
s’agit bien du même phénomène de métalepse, c’est-à-dire de
fusion des niveaux de la représentation : Jacques sort de son
récit pour rêver, sous lui dans le réel, à la signification de ce
face à face avec le gibet, comme Diderot narrateur sortait de son
récit pour méditer, au dessus de lui dans la métafiction, sur la
fabrique du récit. Le rêve figure, symptomatise ce changement de
niveau, qui est aussi un changement de régime herméneutique :
« Le Maître. Diable ! cela
est de fâcheux augure ; mais rappelle-toi ta doctrine. Si cela
est écrit là-haut, tu auras beau faire, tu seras pendu, cher ami ;
et si cela n’est pas écrit là-haut, le cheval en aura menti. Si
cet animal n’est pas inspiré, il est sujet à des lubies ; il
faut y prendre garde… » (Ibid.)
Comme figure dans le
récit, le gibet devrait fonctionner à la manière d’un signe ;
comme irruption du réel qui interrompt aléatoirement le récit, le
gibet n’a aucun sens : mais ce pas-de-sens n’est pas
insignifiant, puisqu’il manifeste, contre la fiction, la puissance
du réel, puissance terrifiante puisqu’elle se soustrait à toute
régulation par un sens et par un code. Par la métalepse, le gibet
se trouve placé à l’intersection du récit, système de signes,
et du réel, avec ses inquiétantes irruptions. Ni signe, ni
insignifiant, le gibet fonctionne comme symptôme, renvoyant pour
être décodé à ce qui « est écrit là-haut », ce
savoir préexistant de la fiction, depuis lequel il pourra
rétrospectivement faire signe ou subsister comme simple aléa.
La fiction comme interrogation sur les fins
dernières de l’homme
Cette autoréflexivité
du récit n’est pas narrative, car elle ne vise pas le déroulement
de la narration, mais fictionnelle, car elle interroge le savoir et
le monde qui enveloppent le récit et lui préexistent. On retrouve
la même rêverie sur le sens après le passage du convoi funèbre du
capitaine de Jacques, alors que celui-ci a repris l’histoire de ses
amours.
« Jacques. Quand on n’écoute
pas celui qui parle, c’est qu’on ne pense à rien, ou qu’on
pense à autre chose que ce qu’il dit : lequel des deux
faisiez-vous ? Le Maître. Le dernier. Je rêvais à ce
qu’un des domestiques noirs qui suivait le char funèbre te disait,
que ton capitaine avait été privé, par la mort de son ami, du
plaisir de se battre au moins une fois la semaine. As-tu compris
quelque chose à cela ? Jacques. Assurément. Le Maître. C’est pour moi une énigme
que tu m’obligerais de m’expliquer. » (P. 749.)
Il ne s’agit pas
simplement d’une bifuraction narrative, de l’histoire de la
blessure de Jacques au genou, dont la narration est ici interrompue,
vers l’histoire du capitaine de Jacques et de son ami, dont la
narration débutera quelques lignes plus loin. Entre deux narrations,
la rêverie du maître fait basculer l’économie du récit du
déroulement linéaire de l’histoire vers le face à face avec le
corbillard, comme, précédemment, nous étions confrontés au face à
face avec les fourches patibulaires : comme l’a montré M.
Bakhtine, l’économie fondamentalement dialogique du roman,
héritière du dialogue socratique et de la satire ménippée, se
ramène toujours, en dernier ressort, à une interrogation sur les
fins dernières de l’homme.
Le savoir de Jacques, que convoque ici son maître, se traduira
certes, quelques lignes plus loin, par la narration de l’histoire
du capitaine et de son ami. Mais sollicité par la rêverie,
interrogé comme énigme dans le face à face avec la mort, pendant
un instant, dans la durée fugitive de ce décrochage entre deux
histoires, il excède largement cette narration. Le temps de la
rêverie est le temps de l’autoréflexivité fictionnelle, dans
lequel le roman réfléchit son processus créateur, c’est-à-dire
le travail de la fiction en amont du texte qui en conservera
finalement une trace, un aperçu. Ce processus, ce travail relèvent
de la rêverie et de l’énigme, c’est-à-dire de ce qui résiste
et échappe à la figuration :
maintenu comme espace d’invisibilité sous-jacent au récit,
visible seulement par défaut, comme blanc dans la représentation,
comme temps d’arrêt dans le flux discursif, le savoir de la
fiction, contrairement aux scènes-leurres que déclenche
l’autoréflexivité narrative, n’est pas un trompe-l’œil
mécanique.
Fiction et subversion
Ce savoir n’est pas
une pure abstraction vide de contenu, comme en témoigne la rêverie
de Jacques face au cheval retrouvé de son maître :
« Jacques, donc, relevant son
énorme chapeau et promenant ses regards au loin, aperçut un
laboureur qui rouait inutilement de coups un des deux chevaux qu’il
avait attelés à sa charrue. Ce cheval, jeune et vigoureux, s’était
couché sur le sillon, et le laboureur avait beau le secouer par la
bride, le prier, le caresser, le menacer, jurer, frapper, l’animal
restait immobile et refusait opiniâtrement de se relever. Jacques, après avoir rêvé quelque
temps à cette scène, dit à son maître, dont elle avait aussi fixé
l’attention : Savez-vous, monsieur, ce qui se passe là ? Le Maître. Et que veux-tu qui se passe
autre chose que ce que je vois ? Jacques. Vous ne devinez rien ? Le Maître. Non. Et toi, que devines-tu ? Jacques. Je devine que ce sot,
orgueilleux, fainéant animal est un habitant de la ville, qui fier
de son premier état de cheval de selle, méprise la charrue ;
et pour vous dire tout, en un mot, que c’est votre cheval, le
symbole de Jacques que voilà, et de tant d’autres lâches coquins
comme lui, qui ont quitté les campagnes pour venir porter la livrée
dans la capitale, et qui aimeraient mieux mendier leur pain dans les
rues, ou mourir de faim, que de retourner à l’agriculture, le plus
utile et le plus honorable des métiers. » (P. 904.)
La rêverie de Jacques
intervient alors que le maître a terminé l’histoire de Desglands
et avant qu’il ne reprenne celle de ses amours. D’un point de vue
narratologique, elle marque donc à nouveau un décrochage du second
vers le premier degré du récit, et même, devrait-on dire, du
troisième vers le premier, avant la reprise du second, puisque
l’histoire de Desglands est elle-même une digression dans
l’histoire des amours du maître. En réalité pour le lecteur seul
compte le brouillage métaleptique, c’est-à-dire le décrochage de
niveau dans la représentation, décrochage qui déconnecte un temps
la routine narrative et laisse apercevoir son en-deçà.
Cet en deçà se
manifeste, une fois de plus, comme scène (« Jacques, après
avoir rêvé quelque temps à cette scène »), mais
cette fois-ci non comme une scène hyper-codée telle qu’on pouvait
les contempler dans la peinture de genre du temps, mais comme une
scène réelle, à la fois opiniâtre et brutale et, dans un premier
temps du moins, totalement énigmatique. Cette scène n’est vue que
parce que Jacques vient de relever « son énorme chapeau »,
défini quelques lignes plus haut comme « le ténébreux
sanctuaire sous lequel une des meilleures cervelles qui aient encore
existé consultait le destin dans les grandes occasions ». Or
la méditation de Jacques fera apparaître que le cheval battu est un
« symbole de Jacques » : la scène est donc
autoréflexive, renvoyant dans le réel à Jacques l’image de sa
condition. Le cheval battu fait tableau pour Jacques parce que
lui-même, découvrant son chapeau, fait tout à coup tableau dans le
réel auquel il est confronté.
Le réel du récit,
ici la résistance du cheval en grève, l’opiniâtreté du paysan
cherchant à faire labourer un animal qui n’est pas de trait et
refuse cet abaissement de condition, est la fiction qui enveloppe les
narrations qui s’y croisent. La narration en nouera les fils, en
faisant du cheval le cheval volé du maître, reliant ainsi, faisant
se tenir, la scène du réel et le cheminement de la
narration, dont le trajet de Jacques et de son maître est la figure.
Mais l’essentiel n’est pas là : cette scène, scène
absente pour la fiction car elle n’entre dans aucune des histoires,
sinon, et de loin encore, dans celle du récit-cadre, contient le
savoir dont toutes ces histoires sont le reflet et constituent des
figurations partielles : on bat un cheval comme on bat un
enfant, Jacques en l’occurrence, qui s’y identifie aussitôt
qu’il baisse les armes en ôtant son chapeau. Scène atroce, où
l’on retrouve les accents du Neveu de Rameau, d’une injustice sociale qui ne blesse pas
seulement les hommes, mais leur fait payer leur intelligence du prix
de leur avilissement.
J’ai distingué deux
types d’autoréflexivité dans le récit. L’autoréflexivité
narrative est la plus voyante. C’est celle qui interpelle le
lecteur et exhibe les pouvoirs du romancier : Lecteur,
il ne tient qu’à
moi de… Mais la mécanique
narrative qui est alors désignée et démontrée n’est qu’un
leurre : cette caricature de mécano textuel n’a rien à voir
avec la réalité du récit, qui n’est pas le produit d’une
fantaisie arbitraire, mais la représentation contrainte d’un monde
fictionnel.
Ce monde de la
fiction, qui préexiste à la narration et l’enveloppe, est
réfléchi dans le roman par un second type d’autoréflexivité,
l’autoréflexivité fictionnelle. Le lecteur n’est pas forcément
interpellé, mais les niveaux de la représentation sont brouillés
par l’irruption d’un réel qui pose la question du sens. Le
personnage se prend alors à rêver, c’est-à-dire à méditer en
marquant un suspens, un blanc dans l’ordre du langage.
L’interrogation sur le sens symptomatique des rencontres avec le
réel (les fourches patibulaires, les paroles mystérieuses d’un
domestique noir, le cheval battu) donne à voir la fiction du récit,
qui n’est pas un assemblage de mots, mais un monde marqué par
l’atteinte, un monde blessé où se joue l’interrogation sur les
fins dernières de l’homme.
Ces deux types
d’autoréflexivité, narrative et fictionnelle, produisent des
scènes dont la particularité est de demeurer extérieures au récit.
Voici la scène que je pourrais ébaucher ici,
dit l’autoréflexivité narrative ; Voici la scène qui se rencontra et interrompit la narration,
dit l’autoréflexivité fictionnelle. J’ai
nommé ces scènes, scènes absentes. Ultra codée, la première dit
les lois mécaniques de la représentation. Inquiétante ou brutale,
la seconde les balaye pour donner à voir l’origine sensible de
l’écriture, la douleur révoltée d’exister.
|
|