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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le prédicateur et le cadavre : Vien et Doyen côte à côte au Salon de 1767 », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, mai 2010, n°62, p. 151-172 Le prédicateur et le cadavre : Vien et Doyen côte à côte au Salon de 1767Stéphane Lojkine  Joseph Marie Vien, Saint Denis prêchant la foi en France, Salon de 1767 Diderot n’est pas un
écrivain qui se serait, en plus, occupé de critique d’art. Ces
deux termes, et les champs sociologiques qu’ils recouvrent,
« écrivain » d’une part, « critique d’art »
d’autre part, n’appartiennent pas à son vocabulaire. Diderot se
définit toujours dans les Salons comme « poète »,
et les commentaires qu’il propose, comme des « descriptions ».
C’est dire qu’en
l’absence de ce champ littéraire dont Pierre Bourdieu a décrit la
genèse dans Les Règles de
l’art,
la prise de parole de l’homme de plume face à l’œuvre d’art
ne va pas de soi. Elle est conditionnée par le vieil adage de la
Renaissance, ut pictura poesis
erit, emprunté d’Horace et, en quelque sorte, retourné
par rapport à son sens originel : le poète, c’est-à-dire
l’homme de plume en général, peut parler peinture, car la
peinture est aussi œuvre de poète ; peinture comme poésie
mettent en œuvre, sur des supports différents, un même processus
créatif, un même idéal, une même idée. L’idée du peintre ou
l’idée du poète, c’est tout un.
Le poète a donc toute
compétence pour discuter de l’idée du peintre, pour la restituer
textuellement, pour l’évaluer et la corriger. En revanche, tout ce
qui dans la peinture relève de l’exécution sur le support, de ce
que l’on appelle, au masculin, le technique, échappe au
poète. Le technique est une compétence de métier, sans génie, en
deçà de cette région noble, idéale, où tous les arts
communiquent.
L’opposition du
technique et de l’idéal s’affirme de plus en plus fortement au
fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture des Salons
de Diderot, jusqu’à constituer le fondement structural du Salon
de 1767. Elle s’incarne alors dans la
concurrence des deux peintures les plus monumentales de l’exposition,
le Saint-Denis de Vien, qui serait une œuvre de pur
technique, sans idéal, et les Ardents de Doyen, œuvre de pur
idéal, sans technique.
 Gabriel François Doyen, Le Miracle des Ardents, Salon de 1767
Pourtant, au moment où
cette polarité structurale s’incarne magistralement, dans l’espace
même, visible, du Salon, Diderot se prend à douter : n’y
aurait-il pas un génie du technique, un génie proprement pictural ?
Et l’idéal d’un Doyen est-il réellement un idéal poétique,
homérique ? Ni méta-niveau du modèle, ni infrastructure du
champ, l’œil ouvre alors la possibilité d’une autre relation à
l’image, d’une relation esthétique.
I. L’espace de la comparaison au Salon
C’est l’histoire
d’un duel.
Quand à l’automne
1767 on entrait dans le salon carré du Louvre pour visiter
l’exposition organisée par l’Académie royale de peinture, on
était frappé dès l’escalier, cet immense escalier qui occupait
un quart de la salle unique d’exposition, par deux immenses
tableaux, de taille et de format identique, tout en hauteur et
cintrés, accrochés sur le mur de gauche. Diderot nous en prévient
tout de suite : dans la cohue bruyante du Salon, où les
commentaires vont bon train, ces deux tableaux sont la grande affaire
qui a partagé le public :
« Le public a été partagé entre
ce tableau de Vien, et celui de Doyen sur l’épidémie des Ardents,
et il est certain que ce sont deux beaux tableaux ; deux grandes
machines. Je vais décrire le premier. On trouvera la description de
l’autre à son rang. » (DPV XVI 93 ; Ver 538.)
D’emblée, le
problème est posé : d’une part l’accrochage au Salon et,
on le verra, le parti esthétique pris par chacun des deux peintres,
pour des tableaux destinés à se faire face à l’église
Saint-Roch, exige la comparaison. D’autre part, l’ordre des
peintures dans le livret, qui est l’ordre suivi par Diderot dans
ses commentaires, introduit une forte dissymétrie : le Saint
Denis du professeur Vien, 51 ans, est numéroté 15,
c’est-à-dire parmi les tableaux des membres les plus en vue de
l’Académie, juste après les tableaux officiels de Vanloo, ancien
recteur, et les commandes royales de Hallé ; les Ardents
de l’académicien Doyen, 41 ans, sont numérotés 67, au milieu des
paysages et des scènes de genres. Doyen n’est pas un inconnu ;
il a été reçu à l’Académie en 1759 (alors que Vien y est déjà
professeur), et on lui a confié depuis des commandes importantes,
comme en 1765 l’achèvement de la décoration de la chapelle
Saint-Grégoire aux Invalides à la mort de son maître Carle Vanloo.
Mais cela n’a rien à voir avec la carrière comblée d’honneurs
de Vien, qui a entrepris de rivaliser avec Jouvenet en exposant La
Piscine miraculeuse et trois autres grandes
compositions religieuses au Salon de 1759, qui présente au Salon de
1765 un Marc Aurèle destiné à la galerie de
Choisy, et obtient pour 1767, avec la commande de Saint-Roch, deux
des quatre grandes compositions d’histoire commandées par
Stanislas-Auguste
pour son château de Varsovie par l’intermédiaire de Mme Geoffrin,
la grande affaire esthético-mondaine du moment.
Diderot marque
d’emblée la dissymétrie : « Je vais décrire le
premier. On trouvera la description de l’autre à son rang. »
Engagement personnel et plein de révérence pour le premier (« je
vais décrire ») ; renvoi désinvolte à plus tard pour le
second (« on trouvera la description »). Mais Diderot
n’est pas homme à s’en laisser imposer par les honneurs et les
hiérarchies : cette différence marquée doit nous mettre en
éveil ; si Diderot la pose, c’est pour ensuite en jouer,
éventuellement la retourner, mais d’une façon peut-être
inattendue.
En tout cas au Salon
la rivalité des deux peintres fait rage. Sous le feu même de la
critique publique, dans l’emportement du débat qui oppose
l’Académicien au Professeur, Doyen le coloriste, l’émule de
Rubens et de ses tumultes colorés, a dressé en pleine exposition
son échafaudage pour reprendre ses Ardents sous le regard du
Saint-Denis de son adversaire néo-classique, partisan
des grecs et complice du comte de Caylus.
« Les tableaux de Doyen et de Vien
sont exposés. Celui de Vien a le plus bel effet. Celui de Doyen
paraît un peu noir ; et je vois un échafaud dressé vis-à-vis
qui m’annonce qu’il le retouche. » (DPV XVI 102. ;
Ver 543)
Doyen est à l’école
de Vien et cherche à rivaliser avec lui. D’ailleurs, si les deux
toiles ont été peintes séparément, dans les ateliers respectifs
des deux peintres, c’est sur place à Saint-Roch, concurremment
donc, qu’elles ont fait l’objet des dernières retouches :
« Vien et Doyen ont retouché
leurs tableaux en place. Je ne les ai point vus ; mais allez à
St Roch […]. Le besoin que Doyen et Vien ont senti de
retoucher leurs tableaux en place doit apprendre aux artistes à se
ménager dans l’atelier la même exposition, les mêmes lumières,
le même local qu’ils doivent occuper. Vien a moins perdu à St Roch que
Doyen. » (DPV XVI 275-276 ; Ver 660-661.)
Diderot n’a pas vu
les tableaux à Saint-Roch avant leur déplacement à quelques
centaines de mètres de l’église, au Salon carré du Louvre. Mais
là, c’est l’un face à l’autre, de part et d’autre du
transept où ils se trouvent encore aujourd’hui, qu’ils ont fait
l’objet des ultimes ajustements, et surtout que Doyen, dont nous
possédons toute une série de modelli pour Le
Miracle des Ardents, a pu se
mesurer à Vien, qui lui a très peu varié, comme en témoigne
l’esquisse préparatoire de Montpellier, quasiment identique à la
version définitive.
À ce titre, Diderot
rapporte une remarque dédaigneuse de Pierre, un peintre d’histoire
très officiel, de la même génération que Vien :
« Vous en direz ce qu’il vous
plaira, Mr le chevalier Pierre. Si ce morceau n’est que d’un
écolier, fort à la vérité ; qu’êtes-vous ? est-ce
que vous croyez que nous avons oublié la platitude de ce Mercure et
de cette Aglaure que vous refaisiez sans cesse et qui était toujours
à refaire ; et ce Crucifiement médiocre,
toujours médiocre, quoique copié d’une des plus sublimes
compositions du Carrache. Il y a des hommes d’une jalousie bien
impudente et bien basse. Mr le chevalier, acquérez le droit d’être
dédaigneux, et ne le soyez pas. Mais savez-vous, mon ami, la raison de
cette rage de Greuze, de ce déchaînement de Pierre, contre ce
pauvre Doyen. C’est que Michel qui tient l’École laissera
bientôt vacante une place à laquelle ils prétendent tous. Doyen a
été suffisamment vengé de ses critiques par le suffrage public et
le témoignage honorable de son Académie qui sur son tableau l’a
nommé adjoint à professeur. » (DPV XVI 272-273 ;
Ver 658.)
Diderot déroule ainsi
peu à peu l’écheveau des intrigues de l’Académie. Carle Vanloo
étant mort en 1765, Louis-Michel Vanloo son neveu lui succède à la
lucrative et prestigieuse direction de l’École royale des élèves
protégés. En 1767, il a soixante ans et l’on spécule déjà sur
sa succession : de fait, c’est Vien qui obtiendra le poste à
sa mort en 1771 ; Pierre, qui ne peint quasiment plus après
1763, n’en continuera pas moins une carrière officielle
brillante : en 1770, il succède à Boucher comme premier
peintre du roi et finit en 1778 directeur de l’Académie. Quant à
Greuze qui reproche à Doyen de plagier Rubens (DPV XVI 275 ;
Ver 660), il n’est encore en 1767 qu’agréé et le scandale de sa
réception à l’Académie en 1769 comme peintre de mœurs pour un
tableau d’histoire l’éloignera définitivement des institutions
officielles. Doyen ne deviendra professeur qu’en 1779.
Entre Vien et Doyen,
il ne s’agit donc pas d’une concurrence directe : le premier
vise et obtiendra les premières places ; face à lui, le second
n’est au plus qu’un gêneur. Mais c’est ici qu’intervient
l’institution si particulière du Salon, où le cursus
honorum des peintres, s’il n’est pas directement
soumis au suffrage du public, s’affronte du moins, s’expose à
lui dans le temps de l’exposition. Dans l’espace du Salon carré,
à l’épreuve du jugement public, Vien et Doyen sont côte à côte
et ne travaillent que pour « la gloire de la nation ». Ce
n’est plus la carrière et l’avancement qui comptent, mais « les
progrès et la durée de l’art », « l’instruction et
l’amusement publics » : la valeur seule compte, et elle
n’attend pas le nombre des années.
« Combien de tableaux seraient
demeurés des années entières dans l’ombre de l’atelier, s’ils
n’avaient point été exposés ?
Tel particulier va promener au Salon, son désœuvrement et son ennui
qui y prend ou reconnaît en lui le goût de la peinture. Tel autre
qui en a le goût, et n’y était allé chercher qu’un quart
d’heure d’amusement, y laisse une somme de deux mille écus. Tel
artiste médiocre s’annonce en un instant à toute la ville pour un
habile homme. » (DPV XVI 59. ; Ver 519.)
Diderot retrouve dans
ces lignes du préambule l’accent romain : la mediocritas
de l’artiste (« tel artiste médiocre ») n’est pas
une médiocrité de valeur, mais de condition. L’artiste obscur,
que personne ne recommande ni ne protège, se révèle à toute la
Ville, c’est-à-dire, Paris ou Rome, au monde entier.
Cette compétition de
la valeur, le duel de Vien et de Doyen en fournit un exemple
éclatant, et ce d’abord par l’espace de représentation qu’il
met en jeu. Nous n’avons pas en effet affaire simplement ici à
deux numéros du livret, mais à deux tableaux disposés côte à
côte pour être comparés, à mi chemin d’un parcours qui a
commencé dans les ateliers, puis face à face à Saint-Roch, et qui
s’achèvera dans ce face à face. Devant ces tableaux en mouvement,
le public circule lui aussi : il promène son
désœuvrement, il va chercher l’amusement.
Enfin, la lumière du jour opère, sur la toile cette fois, une
troisième circulation, que Diderot souligne dans son commentaire du
Saint Denis :
« Mon ami, lorsque vous aurez des
tableaux à juger, allez les voir à la chute du jour. C’est un
instant très critique. S’il y a des trous, l’affaiblissement les
fera sentir. S’il y a du papillotage, il en deviendra d’autant
plus fort. Si l’harmonie est entière, elle restera. »
(DPV XVI 102 ; Ver 543.)
L’adresse à l’ami
Grimm (« Mon ami, lorsque vous aurez… ») trahit
l’expérience personnelle : Diderot n’a pas fait que passer
devant la toile. Il est spécialement revenu en fin d’après-midi,
lorsque la réfraction de la lumière sur la toile, en
s’affaiblissant, laisse apparaître des trous. À la fin du
commentaire des Ardents, il n’est plus question simplement
d’une heure privilégiée ; c’est tout un emploi du temps
qui se met en place :
« Allez voir le tableau de Doyen,
le soir, en été ; et voyez-le de loin. Allez voir celui de
Vien, le matin dans la même saison, et voyez-le de près ou de loin,
comme il vous plaira. Restez-y jusqu’à la nuit close, et vous
verrez la dégradation de toutes les parties suivre exactement la
dégradation de la lumière naturelle, et sa scène entière
s’affaiblir comme la scène de l’univers, lorsque l’astre qui
l’éclairait a disparu. Le crépuscule naît dans sa composition,
comme dans la nature. » (DPV XVI 277 ; Ver 661.)
Diderot a-t-il
réellement suivi le jeu de la lumière sur le Saint Denis
de Vien toute une journée jusqu’à la nuit ? On peut en
douter. L’image lui permet plutôt de superposer deux dégradations,
l’une, de composition, qui règle les transitions de couleurs entre
« toutes les parties » de la toile, l’autre, « de
la lumière naturelle », qui mesure l’écoulement du temps.
La composition interne du tableau se dégage à partir de la double
circulation du spectateur promeneur devant lui et de la lumière qui
décline sur lui.
Cette superposition a
pour but d’identifier deux scènes, la scène d’histoire composée
par Vien (« sa scène entière »), et « la scène
de l’univers » : la théâtralité de la toile est la
théâtralité même du monde, tandis que l’œil volage du
spectateur se pose sur le tableau comme la lumière, et en comprend
la « dégradation » comme celle-ci la produit.
II. Scénographie de l’église Saint-Roch
 Chapelle du Calvaire dans l'église Saint-Roch, dessinée par Louis Boullée, réalisée en 1754. Cette identification
océanique du spectateur à la lumière qui se meurt, de la toile
qu’il regarde au monde qui l’environne, participe d’une
nouvelle esthétique du sublime qui trouvera de nombreux
développements philosophiques, de Kant à Derrida. Le sublime défait
le cadre : ce n’est plus l’espace de la toile qui délimite
une composition dont le sens est produit par l’agencement des
parties. La mesure de la toile ouvre au contraire à la démesure du
monde, la disposition des figures dans la scène — à la
dissémination de l’infigurable dans le monde.
Mais cette
déconstruction qu’opère le sublime fait en même temps retour
vers la structure qu’elle défait. La théâtralité de la scène,
au moment où elle se dégrade, apparaît comme la mesure désormais
universelle à partir de laquelle faire l’expérience de la
dissémination, de la lumière qui s’en va, de la toile qui se
dissout dans le monde qu’elle était censée, à distance,
représenter.
Le vaste projet de
rénovation de l’église Saint-Roch, mené depuis l’arrivée en
1749 de l’abbé Jean-Baptiste Marduel à la direction de la
paroisse, traduit de façon spectaculaire cette évolution et cette
contradiction.
 Giovanni Niccolo Servandoni, Baldaquin de l’église Saint-Bruno de Lyon, 1736
Saint-Roch était la
paroisse d’un quartier à la mode, où frayaient avec le peuple
écrivains, artistes, riches financiers, et quelques aristocrates
d’illustre famille. Madame Lalive de Jully, morte de la petite
vérole, est inhumée à l’église Saint-Roch en 1752 ; elle
était l’épouse du financier peint par Greuze à la harpe, et
exposé au Salon de 1759 ; le président Hénault, l’amant de
Mme du Deffand et l’ami de Voltaire avant de sombrer dans la
dévotion, est enterré à Saint-Roch en 1770 ; Helvétius,
fermier général, collaborateur de l’Encyclopédie,
philosophe que Diderot lisait la plume à la main et dont il
entreprit la Réfutation, est enterré également à
Saint-Roch en 1771 ;
madame Geoffrin, qui tenait Salon à quelques pas de l’église, rue
Saint-Honoré, et s’entremit entre le roi de Pologne
Stanislas-Auguste et l’Académie royale de peinture pour une
importante commande destinée au palais de Varsovie, exposée au
Salon de 1767,
est enterrée à Saint-Roch en 1777. Diderot enfin, logeait rue
Taranne et dépendait de la paroisse Saint-Sulpice. Mais lorsqu’il
fut près de mourir, les Nouvelles ecclésiastiques
racontent qu’on le fit déménager de l’autre côté de la
Seine de façon qu’il se trouve, au moment de sa mort, dans la
paroisse Saint-Roch :
c’est là qu’il fut inhumé, dans la chapelle de la Vierge, au
fond de l’église, le 1er août 1784.
Tout oppose la
paroisse Saint-Roch à la très dévote paroisse Saint-Sulpice, de
l’autre côté de la Seine. Non seulement ici, près du Louvre des
peintres et du Théâtre français, il n’est pas facile d’attirer
des ouailles plus sensibles aux prestiges de la représentation
profane qu’aux rigueurs oratoires du prêche, mais le prédécesseur
de Marduel, janséniste, était en froid avec les autorités
ecclésiastiques. L’abbé doit donc combattre sur les deux fronts,
et s’y attelle avec un ambitieux programme de reconstruction de
l’église. Le périmètre ingrat de l’église Saint-Roch, tout en
longueur avec une façade très étroite sur la rue Saint-Honoré, ne
se prêtait guère à l’emphase architecturale.
Conseillé par le
comte de Caylus, l’abbé Marduel s’adresse d’abord au
décorateur et architecte Jean Nicolas Servandoni (1695-1766), dont
Diderot commente deux dessus-de-porte et deux petits tableaux de
ruines antiques dans le Salon de 1765,
avec ce préambule :
« Grand machiniste, grand
architecte, bon peintre, sublime décorateur, il n’y a aucun de ces
talents qui ne lui ait valu de sommes immenses, cependant il n’a
rien et n’aura jamais rien. Le roi, la nation, le public ont
renoncé au projet de le sauver de la misère ; on lui aime
autant les dettes qu’il a que celles qu’il ferait. »
(DPV XIV 124 ; Ver 349.)
Le prodigue Servandoni
vit du, pour et dans le spectacle. Il a commencé sa carrière à
Rome, la capitale mondiale de l’architecture éphémère. La
décoration théâtrale est sa spécialité. Cependant, à partir de
1729, il a travaillé pour Saint-Sulpice : d’abord la chapelle
de la Vierge, puis le massif antérieur de l’édifice, la façade,
et travailla même à un projet de place devant l’église.
 Falconet, La Gloire de Saint-Roch, 1755
Mais Servandoni est
trop coûteux. Un concours est lancé en 1753, que le sculpteur
Falconet, ami de Diderot, remporte. Peu à peu s’agrègeront au
projet le peintre Pierre, les architectes Coustou et surtout Boullée,
les sculpteurs Slodtz et Challe, le peintre Demachy. L’équipe de
créateurs réunie par l’abbé Marduel élabore dans cette église
toute en longueur un parcours qui se veut à la fois théologique et
dramatique : de la chapelle de la Vierge, où Falconet jette une
gloire de stuc symbolisant l’opération du Saint-Esprit lors de
l’Annonciation, on passe à la chapelle de la Communion, dont
Slodtz redécore l’autel d’un tabernacle et de deux anges, puis à
la chapelle du Calvaire, ajoutée à l’arrière de l’édifice, et
conçue par Boullée comme un chaos de roches d’où surgissait le
Christ en croix légué en
1685 par le sculpteur Michel Anguier. Falconet scénarise ce
crucifix : sous lui, il installe une Madeleine pénitente, à sa
droite, deux soldats Romains terrassés, devant, le serpent satanique
se tordant dans les roches. Au fond, Demachy peint un ciel
d’Apocalypse. Par cette enfilade de trois chapelles circulaires
emboîtées se succèdent ainsi les trois grands mystères de la
religion chrétienne, celui de l’incarnation, celui de la communion
et celui de la résurrection.
Cette première phase
des travaux ordonnés par Marduel s’achève en 1760, date à
laquelle l’église est solennellement inaugurée. Diderot écrit à
cette occasion un compte rendu pour la Correspondance
littéraire, plutôt mitigé. Mais au delà de ses
critiques et de ses contre-propositions, Diderot saisit parfaitement
quelle est l’ambition du directeur de la paroisse Saint-Roch :
« Si j’avais eu l’idée d’exécuter
un calvaire, j’aurais embrassé un grand espace, et j’aurais
voulu y montrer une grande scène, comme l’Elévation de croix
de Rubens, ou le Crucifiement de
Volaterra
[…] Un édifice tel que
je l’imagine avec tout le pathétique qu’on pourrait y
introduire, ferait plus de conversions que tous les sermons d’un
carême. » (DPV XIII 176.)
Ce n’est pas par le
discours mais par la disposition des lieux qu’il conviendra
d’attirer désormais les fidèles ; l’église n’est plus
le temple du verbe, mais un dispositif de conversion, qui prétend
canaliser, capter, exploiter la déambulation oisive, changer la
promenade désœuvrée en circulation esthétique, puis en parcours
initiatique. Cette captation de la promenade procède exactement du
même principe que celle décrite par Diderot à propos du Salon dans
le préambule du Salon de 1767 :
la scène prend au piège une circulation erratique, aléatoire et,
de la même façon que l’église convertit le badaud au sublime de
la contemplation mystique, de même le Salon, à partir des
promeneurs du dimanche, fabrique un public, et avec ce public le
goût, puis la gloire de la nation.
 Gabriel François Doyen, Sainte Geneviève demande à Dieu de repousser l’invasion des Huns, 1759-1760
Cependant l’église
Saint-Roch toute en longueur pèche par la quasi absence de transept.
Pour y remédier, le curé Marduel lance un projet d’aménagement
en trompe l’œil au fond de chacune des courtes ailes du transept.
Il adresse à cet effet un placet au Dauphin le 5 août 1763 :
il s’agit de remplacer les portes latérales par deux autels dédiés
respectivement à saint Denis, qui introduisit le christianisme en
Gaule, et à sainte Geneviève, patronne de Paris. Boullée est
chargé du projet architectural. Le choix des saints est
significatif : en 1765, de Belloy avait fait jouer
triomphalement son Siège de Calais.
Il récidivera en 1770 avec Gaston et
Bayard.
La tragédie nationale est à la mode et donne lieu à de grandes
scénographies publiques, où le peuple fraternise avec
l’aristocratie dans le souvenir ému des pages glorieuses de
l’histoire de France. La Prédication de
saint Denis comme la célébration des
miracles de sainte Geneviève pour sauver Paris participent de cette
veine et entendent en récupérer l’efficacité émotionnelle ad
majorem Dei gloriam.
 Gabriel François Doyen, Le Miracle des Ardents, esquisse en grisaille du musée Carnavalet
On ne sait pas comment
ni par qui les peintres furent choisis. Mais il semble que Doyen ait
commencé à travailler dès le début du projet, d’abord à Sainte
Geneviève intercédant auprès
de Dieu pour stopper
l’invasion des Huns.
Bien que le sujet n’ait rien à voir avec celui qui sera finalement
choisi, Doyen a déjà mis en place l’essentiel du dispositif :
Geneviève est ici bien vivante, nous sommes en 451 ; Doyen
l’installe sur une terrasse très semblable à ce qui deviendra
dans Le Miracle des Ardents
le parvis de l’hôpital des pestiférés. Mais dans la scène
définitive, située en 1129, Geneviève apparaît dans le ciel, à
la place de Dieu dans la version primitive, tandis que la Geneviève
terrestre de 1760 est remplacée par une Parisienne. Si l’identité
des personnages change, la fabrique d’architecture, la nuée, la
gestuelle, la disposition des personnages demeurent, jusqu’à
l’enfant brandi à la face des Cieux. Vers 1765-1766, le sujet
définitif semble arrêté, comme en témoigne le dessin conservé au
musée Bonnat de Bayonne, où se révèle l’escalier qui va
disparaître ensuite, obscurcissant selon Diderot l’intelligence de
la fabrique. Plusieurs modelli se succèdent alors, jusqu’à
la grisaille du musée Carnavalet, où apparaît pour la première
fois dans sa position définitive la mère mourante traitée en
raccourci, la tête vers le fond et non plus vers l’avant :
mais dès l’esquisse de 1760, une mère et son enfant renversé se
trouvaient en bas à droite, opposées dans l’ombre à l’enfant
brandi, élevé vers la lumière. Les pieds sortant de l’égout, en
bas à droite, constitueront la dernière transformation de ce
tableau à la genèse mouvementée.
 Gabriel François Doyen, Saint Denis prêchant la foi en France, esquisse de Nîmes, 1764 Pour le Saint
Denis, il semble qu’il ait été d’abord confié à
Doyen, puis assez vite à Deshays : en témoigne l’esquisse en
camaïeux d’ocre conservée à Nîmes. Deshays appartenait à la
même mouvance esthétique néo-baroque que Doyen, de sorte qu’il
est clair aujourd’hui que le jeu, ou l’émulation entre les deux
écoles de peinture n’était pas du tout voulu par les initiateurs
du projet. C’est la mort prématurée du jeune Deshays en 1765 qui
contraint l’équipe de l’abbé Marduel, pressée par le temps, à
se tourner vers un peintre expérimenté, susceptible de réaliser
rapidement le travail : le très officiel Vien est éloigné à
tous points de vue d’un Falconet athée, d’un Doyen bouillonnant
et d’un Boullée visionnaire, tous trois plus jeunes que lui.
C’est donc un
enchaînement de circonstances largement imprévisibles
(l’impossibilité pour Doyen de réaliser la double commande, puis
le décès prématuré de Deshays) qui va déclencher ce duel entre
les deux peintres et les deux tableaux, à partir duquel Diderot
dégage une articulation décisive dans sa pensée esthétique,
l’articulation entre ce qu’il désigne comme le faire, ou le
technique, où Vien est passé maître, et l’idéal, l’idée
poétique, dont le jeune et maladroit Doyen a su faire preuve. Les
circonstances, la contingence des lieux, la circulation des
peintures, des hommes, de la lumière ont donné à voir cette
articulation : le dispositif visuel est devenu dispositif
intellectuel.
III. Dissémination descriptive et modélisation
linéaire : le dispositif du Saint Denis
C’est là tout
l’enjeu du texte. Diderot décrit ce qu’il voit : « Je
vais décrire le premier. On trouvera la description de
l’autre à son rang. » (DPV XVI 93 ; Ver 538.)
Mais il faut bien comprendre ce qu’implique la notion de
description pour un philosophe des Lumières, tiraillé entre la
tradition janséniste de Port-Royal et les explorations empiristes
venues d’Angleterre.
L’article Description de l’Encyclopédie se fait l’écho
de ce tiraillement. L’abbé Mallet y rappelle d’abord le cadre
épistémologique posé par Arnaud et Nicole : la description
s’oppose à la définition ; contrairement à la définition,
qui définit synthétiquement son objet, la description en énumère,
de façon nécessairement incomplète, circonstancielle,
approximative, les attributs. Ces attributs, ces images
superficielles, ces apparences fragmentaires qu’elle accumule à
défaut d’atteindre le noyau substantiel de son objet suscitent
défiance et réprobation. Mais l’article de l’abbé Mallet est
suivi d’une addition du chevalier de Jaucourt qui, se référant à
Addison, évoque au contraire le plaisir de la description, et la
plénitude de la jouissance esthétique qu’elle procure.
Il faut se défaire à
la fois de l’ekphrasis antique et de la conception
narratologique de la description pour comprendre ce qui se joue dans
la description diderotienne : d’abord, Diderot se laisse
envahir par cette incomplétude des attributs, des figures, qui
dissémine l’objet au lieu de le restituer, qui accumule des
fragments faute de pouvoir produire une totalité.
Puis il s’agit de
retourner cette dissémination descriptive, de rétablir, à partir
de ces fragments, l’unité d’une définition : la vision est
renversée en intellection ; de la disposition des figures, on
passe à la critique de la composition. Dans ce mouvement de
renversement, que j’ai appelé relation esthétique,
« le chemin de la composition » (p. 95/539), « un
chemin, une ligne qui passe par les sommités des masses ou des
groupes » (p. 269/656), la « ligne de liaison »
(ibid.), « ligne vraie, modèle idéal de beauté »
(p. 70/525) constitue une interface assez difficile à saisir,
car cette ligne commence par être un tracé physique qui relie entre
elles les figures du tableau ; puis, rassemblant ce que la
description a disséminé, elle en propose une modélisation, et elle
finit ainsi par constituer un modèle idéal, c’est-à-dire une
définition abstraite de ce qui est représenté. La ligne
s’appréhende, se révèle d’abord dans sa dimension technique,
comme clarté d’un agencement, comme évidence d’une
disposition ; mais cette disposition ne saurait finalement se
réduire au faire de l’artiste ; elle est aussi et surtout
idéale, elle révèle l’idée directrice, l’invention poétique
du peintre.
Or tout le début du
développement consacré à St Denis prêchant
la foi en France
vise, sous prétexte de dégager la composition du tableau, à
établir cette ligne. Le point de départ cependant relève plutôt
de l’écheveau.
La description n’énumère qu’en apparence une succession
d’éléments distincts qu’on pourrait repérer, discriminer sur
la toile : le temple, l’apôtre, ses disciples proches, son
auditoire plus lointain.
« A droite, c’est une fabrique
d’architecture, la façade d’un temple ancien, avec sa
plate-forme au-devant. Au-dessus de quelques marches qui conduisent à
cette plateforme, vers l’entrée du temple, on voit l’apôtre des
Gaules prêchant. Debout derrière lui, quelques-uns de ses disciples
ou prosélytes. À ses pieds, en tournant de la droite de l’apôtre,
vers la gauche du tableau, un peu sur le fond, agenouillées,
assises, accroupies, quatre femmes dont l’une pleure, la seconde
écoute, la troisième médite, la quatrième regarde avec joie. »
(DPV XVI 94 ; Ver 538.)
Les éléments de la
description se manifestent d’abord comme une constellation autour
de saint Denis. Il n’y a ni succession, ni déclinaison, ni
variation. La façade du temple n’est pas comme on pourrait s’y
attendre le point de départ en haut à droite d’une ligne qui,
traversant le tableau, permettrait de le lire à la manière d’un
texte. Diderot part non de la façade, mais de la fabrique tout
entière, c’est-à-dire, précise-t-il, de la façade et de
sa plate-forme au devant. La fabrique sert d’écrin au prédicateur,
elle l’enveloppe, elle installe tout autour de lui l’infrastructure
globale d’une scène, avec un décor de fond, la façade, et des
tréteaux, la plate-forme. L’infrastructure scénique étant posée,
l’œil diderotien y pénètre, non dans le sens de la description
(de droite à gauche et de haut en bas, semblait-il), mais comme on
pénètre dans le temple, comme les auditeurs de saint Denis, sur la
toile, accèdent au spectacle qu’il leur donne : « Au
dessus de quelques marches qui conduisent à cette plate-forme, on
voit l’apôtre des Gaules prêchant » : l’œil monte
ici, en partant du point opposé de la toile, en bas à gauche. On ne
voit pas Denis prêcher, le sujet global de la toile, mais
Denis prêchant, c’est-à-dire une figure en acte, le
fragment d’une action qui, à ce stade de la description, n’est
pas encore ordonnée.
À partir de cette
figure s’ordonne alors la constellation, par une série de
compléments circonstanciels que ne fédère encore aucune réelle
proposition principale : « derrière lui », « à
ses pieds » ; puis « derrière ces femmes ».
Les compléments ne complètent aucun verbe, mais un adverbe tenant
lieu de proposition principale, « Debout » deux fois
(« Debout derrière lui, quelques uns de ses disciples » ;
« debout, tout à fait sur le fond, trois vieillards »),
puis une série de participes d’état (« agenouillées,
assises, accroupies »). Cette désarticulation syntagmatique
est caractéristique de la dissémination descriptive. L’action du
prédicateur se répercute ici sur un premier cercle, rapproché,
d’auditeurs, qui réagissent diversement. Vien met en œuvre, dans
la pure orthodoxie académique, la logique de la figure théorisée
par Le Brun, qui répercute le contenu verbal, discursif de la scène
d’histoire (ici le contenu de la prédication) dans la gamme des
réactions qu’elle suscite sur le visage de ses spectateurs.
Suppléant un discours par nature impossible à représenter par
l’image, les expressions des figures, dans leur variété même, en
cernent approximativement la teneur : la taxinomie des figures
fournit la description de ce qui ne peut être défini ; la
gamme, la dissémination des figures tient lieu du discours que
l’image ne peut pas directement représenter.
On voit par là que la
description n’est pas la transposition d’une image dans un
texte : Vien fait œuvre de description au même titre que
Diderot. Tout au contraire, la description consiste dans le passage
par l’image pour effectuer la représentation, que ce soit sur une
toile ou dans un texte. Ce passage par l’image commence par une
expérience de la dissémination, qui n’est pas seulement une
dispersion spatiale des figures, mais aussi une déconstruction
syntaxique, où le verbe, dans sa fonction d’organisation, de
fédération syntagmatique, est atteint.
À partir de cette
taxinomie descriptive des réactions, une ligne va cependant peu à
peu se dessiner. C’est d’abord un mouvement que l’œil met en
œuvre, non comme une discipline a priori du
regard, mais, dans la circulation erratique sur la toile, comme un
frayage qui revient plus souvent, comme un moment qui peu à peu se
dessine : « en tournant de la droite de l’apôtre vers
la gauche du tableau », puis « continuant de tourner dans
le même sens », « faisant passer la même expression ».
Ces participes n’ont pas de sujet bien assigné : à
strictement parler, grammaticalement, ce sont les personnages du
tableau, sujets sans verbe d’une principale nominale, qui
continuent de tourner, puis font passer l’expression de leur
réaction. Mais pour le sens, nous comprenons qu’il s’agit du
trajet qu’effectue l’œil de Diderot, que c’est cet œil, et
peut-être le nôtre avec lui, qui tourne et retourne, qui opère sur
la toile ce frayage par lequel l’expression se décompose et se
recompose, la figure se défait et se refait.
La dissémination
descriptive confond l’œil spectateur externe (de Diderot, du
lecteur) et interne (des auditeurs de saint Denis, du peintre
peignant ces auditeurs) dans un même frayage.
La gamme est la forme
première de la ligne :
« Continuant de tourner dans le
même sens, une foule d’auditeurs hommes, femmes, enfants, assis,
debout, prosternés, accroupis, agenouillés, faisant passer la même
expression par toutes ses différentes nuances, depuis l’incertitude
qui hésite, jusqu’à la persuasion qui admire ; depuis
l’attention qui pèse, jusqu’à l’étonnement qui se trouble ;
depuis la componction qui s’attendrit, jusqu’au repentir qui
s’afflige » (DPV XVI 94 ; Ver 539).
 Zoffany, Garrick, 1770 Diderot reviendra sans
cesse sur ce jeu anamorphique, dont les différentes figures ne
constituent que la diffraction, la décomposition d’une mobilité
unique, qui n’est pas seulement celle d’un visage prenant
différentes expressions, mais, plus essentiellement encore, d’une
âme passant par toutes les épreuves de la sensibilité. Ainsi, dans
le Paradoxe sur le comédien,
« Garrick passe sa tête entre les
deux battants d’une porte, et, dans l’intervalle de quatre à
cinq secondes son visage passe successivement de la joie folle à la
joie modérée ; de cette joie à la tranquillité ; de la
tranquillité à la surprise ; de la surprise à l’étonnement ;
de l’étonnement à la tristesse ; de la tristesse à
l’abattement ; de l’abattement à l’effroi ; de
l’effroi à l’horreur ; de l’horreur au désespoir, et
remonte de ce dernier degré à celui d’où il était descendu.
Est-ce que son âme a pu éprouver toutes ces sensations et exécuter,
de concert avec son visage, cette espèce de gamme ? »
(DPV XX 73 ; Ver 1394.)
La gamme de Garrick est
un passage, un frayage, une circulation sensible : à la
circulation des spectateurs devant la toile répond cette circulation
interne dont participe conjointement l’œil du spectateur et
l’expression de la figure. Cette conjonction des circulations
déborde le cadre de la représentation, prépare la nouvelle
économie esthétique du sublime, manifeste, contre le discours et
ses définitions, la positivité de l’énergie descriptive, la
logique du dispositif.
Diderot en vient alors
à la description des personnages du premier plan, c’est-à-dire
aux auditeurs du deuxième cercle, qui ne touchent pas saint Denis,
qui ne font pas partie de sa garde rapprochée. Puis c’est le tour
du troisième cercle, le plus éloigné, des figures allégoriques
célestes : la Religion tout en haut à gauche, et l’ange
qu’elle dépêche pour porter à l’apôtre la couronne du martyre
qui l’attend. La lecture de Diderot aura donc été, au bout du
compte, excentrique, partant du noyau de la scène, de la figure
protagoniste de saint Denis prêchant, pour traverser successivement
les cercles de plus en plus larges sur lesquels la prédication se
répercute. La description ne suit pas la ligne de la composition,
mais tout au contraire pose les jalons d’une construction, d’une
composition rétrospective, dont le dernier groupe de figures énoncé,
la Religion avec son ange, constituera en fait le point de départ du
chemin, de la ligne :
« Voici donc le chemin de cette
composition, la Religion, l’ange, le saint, les femmes qui sont à
ses pieds, les auditeurs qui sont sur le fond, ceux qui sont à
gauche aussi sur le fond, les deux grandes figures de femmes qui sont
debout, le vieillard incliné à leurs pieds, et les deux figures,
l’une d’homme et l’autre de femme vues par le dos et placées
tout à fait sur le devant, ce chemin descendant mollement et
serpentant largement depuis la Religion jusqu’au fond de la
composition à gauche où il se replie pour former circulairement et
à distance, autour du saint une espèce d’enceinte qui
s’interrompt à la femme placée sur le devant, les bras dirigés
vers le saint, et découvre toute l’étendue intérieure de la
scène » (DPV XVI 95 ; Ver 539).
 Hogarth, L’Analyse de la beauté, 1753 La ligne rassemble les
figures, dispose l’espace, donne sens à l’organisation
géométrale de la scène. La ligne renverse la dissémination
descriptive en une perspective globale ; la ligne est encore
succession et déjà dispositif. Cette ligne, Diderot l’emprunte à
Hogarth, dont il a lu, pour le Salon de 1765,
The Analysis of Beauty.
C’est à Hogarth que Diderot emprunte les anamorphoses d’Hercule
et d’Antinoüs, dans la digression de l’article Servandoni
(DPV XIV125-9 ; Ver 350-2). Mais la distinction de
Hogarth entre ligne de beauté et ligne de grâce procède d’un
raisonnement stylistique, d’une différenciation essentiellement
technique. En identifiant cette ligne à l’idée platonicienne,
dans le préambule du Salon de 1767,
Diderot a complètement changé les données et les enjeux du
problème. Il n’y a pas différentes sortes de ligne : la
ligne se fait ou ne se fait pas et, lorsqu’elle se fait, par
rétrospection, la ligne cristallise le dispositif.
Ce qui est essentiel
ici dans la description de Diderot, c’est « une espèce
d’enceinte » que la ligne met en place, virtuellement, tout
autour de l’apôtre prêchant et de la scène, de la plate-forme
depuis laquelle il joue son discours. Cette enceinte, c’est le
quatrième mur, dont Diderot vient de donner la théorie dans le
Discours sur la poésie
dramatique (1758) :
« Les spectateurs ne sont que des
témoins ignorés de la chose. […] Soit donc que vous composiez, soit que
vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait
pas. Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare
du parterre. Jouez comme si la toile ne se levait pas. »
(Chap. XI, « De l’intérêt », DPV X 368
et 373 ; Ver 1306 et 1310.)
La peinture met en
abyme sur la surface de la toile ce ressort essentiel, au théâtre,
du dispositif scénique. L’indistinction première entre l’œil
de Diderot et l’œil des auditeurs de saint Denis n’est possible
que grâce à cette mise en abyme qui différencie, dans l’espace
du tableau, d’une part la scène proprement dite, formée par
l’apôtre et par ses proches immédiats, évoluant sur la surface
nettement délimitée d’une « plateforme », d’autre
part, autour de cette plate-forme, un espace vague qui est encore un
espace de représentation et désigne déjà le hors-scène depuis
lequel cette représentation est observée, est délimitée dans le
réel comme spectacle.
La ligne ne relie plus
alors les différentes figures de la composition, mais délimite
cette frontière fondamentale à partir de laquelle s’établit le
jeu, le dispositif scénique, entre l’espace vague, le réel depuis
lequel la scène est regardée, et l’espace restreint, où elle se
joue, à la limite de l’irreprésentable : ce qui est ici joué
sur la scène, c’est le discours de saint Denis, un discours que
l’image, par nature muette, ne peut qu’indirectement donner à
entendre.
Pourtant, malgré
l’injonction catégorique du Discours sur
la poésie dramatique, cette
frontière en peinture est toujours interrompue : c’est par
son interruption que notre œil accède à la scène proprement dite,
la peinture nous signifiant ainsi d’une part l’interdit dont
l’image est frappée, d’autre part la nécessité de transgresser
cet interdit. Diderot emploie à deux reprises, dans le même
paragraphe, le verbe interrompre :
« autour du saint, une espèce
d’enceinte qui s’interrompt à la femme placée sur le devant » « les vieillards indiscrets
interrompant le saint, conversant entre eux et disputant à l’écart »
(DPV XVI 95 ; Ver 539.)
L’interruption
spatiale figure et anticipe l’interruption discursive. Placée trop
en avant devant les marches du temple, projetée vers le saint dans
l’ouverture expansive de ses bras, la « femme placée sur le
devant » sort de sa réserve spectatrice ; elle répercute
l’action du discours, la retourne vers le prédicateur qui la
regarde. Leurs yeux se rencontrent et la scène se cristallise à
partir de ce croisement. Nous pénétrons dans la scène par ce
chemin, c’est cette femme qui se situe dans l’axe des marches par
lequel Diderot nous fait entrer. Par elle l’écart mimétique
s’abolit un instant ; elle est l’embrayeur visuel de la
scène, la métaphore de notre œil sur la toile.
« On dit que la femme aux bras
tendus a le bras droit trop court, qu’elle belute et qu’on ne
sent pas le raccourci. » (DPV XVI 97 ; Ver 540.)
Beluter
est un vieux verbe rabelaisien qui désigne, métaphoriquement, la
jouissance sexuelle. Notre œil, placé là au bas de la composition,
à l’endroit où l’enceinte invisible de la scène s’interrompt
pour que nous la pénétrions, notre œil donc, par cette
pénétration, belute. Et il le fait dans le geste expansif des bras
ouverts, tendus, écartés, et dans la menace d’un inquiétant
raccourci, un « bras droit trop court », dont « on
ne sent pas le raccourci ». La transgression du quatrième mur
scénique se manifeste par là comme la double expérience,
contradictoire, de la jouissance et de la castration.
 Hubert Robert, Cuisine italienne, Salon de 1767 Cette disposition
autoréflexive de la scène sur la toile, avec la division qu’elle
implique de l’espace en un espace vague et un espace restreint, est
une caractéristique générale de la scène peinte classique, que
Diderot ne pointe pas toujours explicitement, mais sur laquelle
s’appuie toujours, au moins implicitement, sa stratégie
descriptive. Parfois, il en fait un usage spectaculaire, comme
lorsqu’il est face à la Cuisine italienne
d’Hubert Robert :
« Entrons dans cette Cuisine :
[…] Du pas de cette porte, je vois que cet endroit est carré et
que pour en montrer l’intérieur, on a abattu le mur de la gauche.
Je marche sur les débris de ce mur et j’avance. »
(DPV XVI 354 ; Ver 712.)
L’œil ne franchit
pas seulement un seuil ; il effectue un trajet géométralement
impossible, qui retourne mentalement un intérieur en extérieur. La
jouissance esthétique naît de ce retournement, de cet exercice
virtuel de la frontière. Au centre de la toile, la scène proprement
dite n’est ici délimitée par aucune séparation matérielle, ni
barrière, ni rideau, ni vitre. Hubert Robert établit la ligne, la
limite à franchir pour l’œil par la seule différenciation de la
lumière et de l’ombre :
« Cette pyramide de lumière
qui se discerne si bien dans tous lieux qui ne sont éclairés que
par elle et qui semble comprise entre des ténèbres en deçà et en
delà d’elle, est supérieurement imitée. On est dans l’ombre,
on voit tout ombre autour de soi ; puis l’œil, rencontrant la
pyramide lumineuse où il discerne une infinité de corpuscules
agités en tourbillons, la traverse, rentre dans l’ombre, et
retrouve des corps ombrés. Comment cela se fait-il ? Car enfin
la lumière n’est pas suspendue entre la toile et moi. »
(DPV XVI 356 ; Ver 713.)
Il se fait un aller et
retour de l’ombre à la lumière, un échange et un nouage dans
cette circulation virtuelle.
IV. Trivialité et révolte : l’horizon
politique de l’art
Dans la Cuisine
italienne, cette circulation semble purement formelle et
la jouissance que l’œil en retire ne fait l’expérience de la
dissémination (« une infinité de corpuscules agités en
tourbillons ») que sur un plan physique, optique, qui n’engage
a priori aucune réflexion idéologique, aucun
discours social, aucun enjeu symbolique : la révolte de l’œil
pris dans la relation esthétique est une révolte formelle vide de
contenu. Diderot cependant la met aussitôt en abyme dans un dialogue
des Satires d’Horace où l’admiration de Dave face
aux enseignes barbouillées de la rue est opposée à celle de son
maître devant un tableau du célèbre Pausias :
« Lorsqu’un tableau de Pausias
vous tient immobile et stupide d’admiration, êtes-vous moins
insensés que Dave arrêté de surprise devant une enseigne
barbouillée de sanguine ou de charbon, la lutte et le jarret tendu
de Fulvius, de Rutuba ou de Placidejanus. » (DPV XVI 357 ;
Ver 714.)
La stupeur du maître
vaut celle du valet, suggère Dave, révolté. Sur le plan du
discours, Diderot prend le parti du maître contre l’esclave :
« Ce Dave est l’image de la multitude. » Sur le plan du
dispositif, la révolte de l’esclave est ce que la révolte de
l’œil a déclenché : un renversement trivial de perspective,
un volte-face du réel, une irruption transgressive, inconvenante. La
relation esthétique passe par cette expérience de la trivialité
qui renverse le rapport du regardant au regardé, du spectateur à la
toile.
Mais au-delà de la
structure formelle qui se dessine dans ce face à face avec la
Cuisine italienne de Hubert Robert, c’est le
contenu même de la représentation qui se joue comme représentation
révoltée. Dès la première comparaison du Saint Denis
de Vien et des Ardents de Doyen, Diderot faisait ressortir la
trivialité carnavalesque de leur concurrence :
« Toutes les qualités qui
manquent à l’un de ces artistes, l’autre les a ; il règne
ici la plus belle harmonie de couleur, une paix, un silence, qui
charment. C’est toute la magie secrète de l’art sans apprêt,
sans recherche, sans effort. C’est un éloge qu’on ne peut
refuser à Vien ; mais quand on tourne les yeux sur Doyen qu’on
voit sombre, vigoureux, bouillant et chaud, il faut s’avouer que
dans la Prédication de St Denis, tout ne se fait valoir que par une
faiblesse supérieurement entendue ; faiblesse que la force de
Doyen fait sortir ; mais faiblesse harmonieuse qui fait sortir à
son tour toute la discordance de son antagoniste. Ce sont deux grands
athlètes qui font un coup fourré. » (DPV XVI 97 ;
Ver 540.)
La polarité que
Diderot établit de la vigueur bouillonnante de Doyen à la
« faiblesse harmonieuse » de Vien est en fait la même
polarité qui confronte Dave admirant son enseigne barbouillée à
son maître muet d’extase devant le sublime tableau de Pausias.
Elle n’est donc pas simplement de conjoncture, liée au seul hasard
des commandes et à la conjoncture qui polarise l’espace du Salon
autour de ces deux tableaux stylistiquement violemment contrastés
quoique identiques de dimensions et de destination. Ce que Diderot
met en évidence ici, c’est la pulsation même du regard, qui se
structure du frayage de la vigueur à l’harmonie, de la faiblesse à
l’ébullition, dans un espace du Salon qui tient à la fois de
l’arène où « deux grands athlètes » se mesurent et
de la foire où se jouent les coups fourrés.
Cette polarité n’est
pas non plus purement stylistique : les efficacités respectives
sont directement liées aux sujets représentés. La faiblesse de
Saint Denis est la faiblesse d’une
prédication, c’est-à-dire d’une composition entièrement
structurée par le langage. Son ordre, son harmonie techniques sont
commandées par l’ancienne logique classique de la figure, qui des
figures du discours prononcé par le saint, cœur irreprésentable de
la représentation, se répercute sur les figures des spectateurs
diversement touchés par lui. Au contraire, la vigueur désordonnée
des Ardents s’identifie à la convulsion des corps malades
projetés à la face du Ciel. Point de langage ici : les bras
ouverts, étendus comme la spectatrice de Vien qui « belute »,
la Parisienne ne déploie pas l’éloquence d’un discours
articulé, mais porte cette convulsion, que sainte Geneviève
elle-même ne reçoit pas à proprement parler, mais transmet. Les
Ardents sont innervés par une convulsion qui se communique,
qui fait tableau visuellement, hors langage : la charge émotive
des cadavres se substitue au feu exténué de la prédication. Du
Saint Denis aux Ardents, la peinture a
changé de paradigme : dans le premier, la logique de la figure
s’exténue ; dans le second se lève l’horreur convulsive du
corps.
Cette exténuation des
figures constitue la principale critique de Diderot contre Vien :
« Remarquez, à travers la plus
grande intelligence de l’art, qu’il est sans idéal, sans verve,
sans poésie, sans mouvement, sans incident, sans intérêt. Ceci
n’est point une assemblée populaire ; c’est une famille,
une même famille. Ce n’est point une nation à laquelle on apporte
une religion nouvelle ; c’est une nation toute convertie. Quoi
donc est-ce qu’il n’y avait dans cette contrée ni magistrats, ni
prêtres, ni citoyens instruits ? que vois-je des femmes, et des
enfants ? et quoi encore des femmes et des enfants. C’est
comme à St Roch un jour de dimanche. »
(DPV XVI 99 ; Ver 541.)
Point de prédication
sans une assemblée populaire, point d’esthétique de la figure
sans politique du discours. Pour mettre en œuvre les ressorts de
l’efficacité théâtrale, le discours du prédicateur doit
affronter sa contradiction, se dialogiser, susciter la convulsion
populaire d’une révolte :
« De graves magistrats, s’ils y
avaient été, auraient écouté et pesé ce que la doctrine nouvelle
avait de conforme ou de contraire à la tranquillité publique. Je
les vois debout attentifs, les sourcils baissés, leurs têtes et
leurs mentons appuyés sur leurs mains. Des prêtres, dont les dieux
auraient été menacés, s’il y en avait eu, je les aurais vus
furieux, et se mordant les lèvres de rage. Des citoyens instruits,
tels que vous et moi, s’il y en avait eu, auraient hoché la tête
de dédain, et se seraient dit d’un côté de la scène à l’autre,
autres platitudes qui ne valent pas mieux que les nôtres. »
(Suite du précédent.)
Ici se manifeste le
véritable travail critique de Diderot. La description des tableaux
ne se contente pas de les inscrire dans une relation esthétique. Le
frayage de l’œil, l’aller et retour qu’il institue du
spectateur à la toile constituent une scène politique :
l’invention du regard moderne, du regard de l’œil révolté, est
indissociable de cette redécouverte, pré-révolutionnaire, de
l’espace public.
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