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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Histoire, procédure, vicissitudes »,
Diderot et le temps, Textuelles, dir. S. Lojkine et A. Paschoud, Presses universitaires de Provence, Aix-en-Provence, 2016, p. 13-40 Diderot et le tempsHistoire, procédure, vicissitude Stéphane Lojkine Sans doute Diderot s’est-il fait remarquer
depuis longtemps par une pratique narrative et une forme de pensée
qui reposent sur un rapport très particulier au temps, un temps
discontinu, hétérogène, marqué par des sauts étonnants,
des condensations brusques, des superpositions audacieuses.
La singularité de cette pratique du temps se répercute dans sa
théorie du théâtre et dans sa relation à la peinture, et le
conduit à proposer une dramaturgie révolutionnaire du tableau,
et une esthétique paradoxale du moment.
Mais avait-on jamais songé à
articuler cette temporalité poétique propre à Diderot à une
pensée propre du temps, à une philosophie du temps ? De
l’instant où l’on parcourt l’œuvre de Diderot dans cette
perspective, un véritable fil rouge se dessine, qui permet d’en
reformuler à la fois la singularité et la modernité.
Le
temps de l’Histoire : origine et chronologie
Si l’on met
de côté une obscure Épître
à Baculard d’Arnaud,
la première œuvre que Diderot publie est, en 1743, une traduction
de l’Histoire de
Grèce de Temple
Stanyan (1707).
Et si l’on ne tient pas compte des textes diffusés
confidentiellement par la Correspondance
littéraire,
les derniers écrits publiés sont l’Essai
sur les règnes de Claude et de Néron
(1778-1780) et la contribution à l’Histoire
des deux Indes
(1770-1780). Le temps de l’Histoire constitue donc à la fois le
point d’entrée et le point de sortie de son œuvre.
Bien sûr l’Histoire
de Grèce n’est
qu’une traduction, à laquelle Diderot travaille d’abord par
nécessité. Il n’empêche : on peut déjà y dégager
quelques traits essentiels de ce qui va devenir le rapport de Diderot
au temps. D’abord la question de l’origine :
Les
uns assurent qu’il n’y a point d’histoire de Grèce avant
Phoronée
fils d’Inachus ; d’autres fixent l’ère athénienne au
déluge d’Ogygès
qui arriva à peu près dans le même temps ; Plutarque remonte
jusqu’à Thésée, mais ce n’est pas sans en demander grâce ;
Denis d’Halicarnase tient pour incertain tout ce qui précède la
guerre de Troye ;
Éphore de Cumes,
Théopompe,
et Calistène
datent
du retour des Héraclides, quatre-vingts ans après cette guerre ;
Varron fait commencer les temps historiques avec les olympiades, et
Pline dit qu’on ne peut rien assurer avant le règne de Cyrus, et
Cyrus régnait au commencement de la cinquante cinquième ;
d’autres enfin ne placent les plus anciennes histoires que peu de
temps avant la descente des Perses. (DPV, I, p. 63-64)
 Chronologies hébraïque et grecque comparées, à gauche de la mort de Sara à la naissance de Joseph, à droite de Phoronée à Argos. En 51 de l’ère argienne, Marsham situe d’après Eusèbe le déluge d’Ogygès. John Marsham, Canon chronicus Ægyptiacus, Ebraicus, Graecus, Londres, G. Wells et R. Scott, 1672, p. 21.
Sous
couvert de références antiques profanes, Stanyan part des
chronologistes chrétiens et de leur effort pour concilier le temps
de l’histoire grecque et romaine avec le temps du récit biblique :
c’est dans cette littérature que le déluge d’Ogygès et la
cinquante-cinquième olympiade prennent tout à coup une importance
démesurée. Dans la perspective chrétienne, la question de
l’origine temporelle de l’Histoire constitue alors une aporie
nécessaire, à partir de laquelle poser le miracle de la Création
et de la Révélation. Le temps de l’Histoire profane se perd dans
la confusion inextricable des sources : l’incertitude,
l’évanescence des textes confirment la solidité du seul Texte.
Mais, à
l’aube des Lumières, le rapport à l’Histoire se transforme
profondément : de la verticalité du récit romain des
origines, on passe à l’horizontalité de l’historiographie
grecque, avec ses alliances, ses confédérations, ses circulations
identitaires.
Il ne s’agit plus de la confusion du temps originaire, pour lequel
le texte, la source, l’annale étaient les marques du temps
historique. Le texte même se dérobe et s’évanouit ; Stanyan
nous dépeint un système de traces :
On
n’imagine pas que tant d’âges se soient écoulés sans qu’on
en pût reconnaître de traces chez les Grecs ; le point est de
savoir quand ces vestiges des temps furent assez clairs pour être
distingués sans peine et suivis sans erreur : en remontant à
l’origine de l’histoire en général, on trouve qu’un désir
naturel de gloire avait occupé les hommes à chercher des moyens de
transmettre leurs noms à leurs descendants, longtemps avant
l’invention des caractères alphabétiques ; une partie de
l’héritage des fils était les images de leurs pères ; les
murs des plus remarquables édifices étaient couverts d’hiéroglyphes
peints ou gravés ; les chansons, tout informes et grossières
qu’elles étaient, consacraient la mémoire des grands capitaines,
et servaient à la postérité d’un aiguillon toujours nouveau :
mais les caractères ne furent pas plutôt en usage qu’on éleva
des colonnes chargées d’inscriptions, et Eusèbe raconte qu’Hermès
Trismégiste grava sa doctrine sur des piliers, de peur qu’elle ne
se perdît dans les inondations du Nil.
(DPV, I, p. 64)
Hermès
gravant sa doctrine sur des piliers est une figure composite héritée
de l’historiographie médiévale et conjoignant traditions grecque
et para-biblique. Derrière les inondations du Nil se cache le
Déluge, contre lequel lutte l’Histoire inscrite dans la pierre.
L’Histoire conjure la vicissitude. Pour autant, l’Histoire n’est
pas le Texte. Elle se manifeste comme traces et comme vestiges, c’est
le début de l’archéologie. Mais Stanyan ne fait pas référence
ici seulement à la méthode de l’historien. C’est le rapport
même des Grecs à leur propre Histoire qui cesse d’être textuel
(contrairement à celui supposé des Romains). Du désir de gloire et
de la transmission des noms, constitutifs de l’épopée et auxquels
les poèmes homériques se réfèrent constamment, Stanyan glisse aux
images des ancêtres, c’est-à-dire aux statuettes auxquelles ils
vouaient un culte domestique. Des images, on passe alors aux murs des
temples couverts d’hiéroglyphes : l’espace archéologique
ici convoqué pour marquer le temps n’est plus grec mais égyptien.
Et de fait : l’historiographie grecque, depuis Hérodote,
démarre en Égypte.
De
l’archéologie aux tableaux : l’espace du temps
Stanyan opère
ici un curieux déplacement : partant du défaut d’archives
grecques, il dresse le tableau d’une saturation d’inscriptions
égyptiennes. L’origine des temps est une écriture à la fois
déplacée et imagée.
Elle ne s’incarne pas dans un récit des origines, mais dans des
images trouvées, des édifices recouverts d’hiéroglyphes, des
colonnes chargées de doctrines hermétiques : n’oublions pas
qu’on n’en savait pas alors déchiffrer l’écriture. La
textualité illisible des origines diffuse dans un espace ruiné par
le temps, menacé par les inondations du Nil, relégué à la
périphérie du monde. Cet espace de l’aporie originaire du temps
est visuel ; il déroute le récit et s’offre à l’historien
comme matériau à disposer :
Après
avoir parlé des matériaux que j’ai ramassés, il est à propos de
montrer comment je les ai disposés.
Je n’ai point trouvé de méthode plus claire que celle qui règne
dans notre histoire romaine : je l’ai suivie dans la division
des livres, des chapitres et partout ailleurs où elle a pu se prêter
à mon sujet ; mais comme les affaires de Grèce et de Rome ne
sont pas tout à fait les mêmes, il a fallu les traiter dans un
ordre un peu différent. On voit d’un coup d’œil, la naissance,
les progrès et la grandeur de Rome ; toutes ces colonies dont
elle s’accroissait avec le temps, soumises aux mêmes lois aussitôt
que conquises, étaient autant de branches qui partaient d’un même
tronc, avec lequel elles ne faisaient qu’un tout : de là ce
fil continu dans la conduite des événements de Rome, et qui se
rompt à chaque instant dans l’histoire de Grèce. (DPV, I,
p. 71-72)
Nous avons
montré comment Stanyan, en partant du modèle chronographique
chrétien, s’en était écarté ; de la même manière ici, il
évoque d’abord l’historiographie romaine et le modèle
progressif, linéaire, narratif de « conduite des événements »
qui la sous-tend, pour lui opposer l’histoire de Grèce. Diderot,
dans sa traduction, accentue cette rupture épistémologique. Stanyan
évoquait la documentation qui composait son histoire (« the
chief Materials of which this History is compos’d ») ;
elle devient les « matériaux que j’ai amassés » :
l’ordre textuel de la composition
est remplacé par l’effet de volume des matériaux amassés.
Stanyan écrivait qu’il avait résumé, compilé ces documents :
« I have digested
them ». Pour
Diderot, il les a disposés. De l’architecture rhétorique du
discours historique, on est passé à un dispositif administrant
coexistence et circulation entre des ensembles discontinus.
Les
Grecs avaient à faire à la plupart des peuples connus ; ils
étaient partagés en différentes républiques, entièrement
indépendantes les unes des autres ; toutes jalouses de la
supériorité et par conséquent divisées par intérêt, tant que le
besoin ne les réunissait pas contre un ennemi commun ; ainsi ce
que Florus dit des Romains n’est pas moins vrai des Grecs, que leur
histoire est celle du genre humain.
La liberté était un but qu’elles avaient toutes en vue ;
mais chacune y tendait et s’y conservait à sa façon : de là
cette variété d’événements, cette confusion d’affaires
difficiles à manier, et qu’il faudrait pourtant assujettir à
l’ordre des temps et des lieux pour en composer un corps d’histoire
bien lié dans toutes ses parties. (ibid.)
Le jeu du
commerce, de l’union, du commun, d’une part, de la différence,
de l’indépendance, de la division, d’autre part, se substitue à
la conduite linéaire des événements et s’émancipe d’un
« ordre des temps » pour composer « un corps
d’histoire », c’est-à-dire un dispositif. Cette « quantité
d’objets présentés à la fois », cette archipellisation du
temps historique à partir d’une Grèce « ramassée par
pelotons en différents États républicains »
s’ordonne en effet, même si son ordre n’est plus discursif :
la lutte contre l’ennemi commun, qui n’est pas seulement
l’opposition à la Perse des guerres médiques,
ou à la Macédoine de Philippe,
mais la prise de conscience d’un combat universel pour la liberté,
transforme l’histoire locale des événements en histoire générale
du genre humain. Le corps d’histoire manifeste, dans la confusion
même des événéments, cette émergence et cette idée. Le temps
historique, avec ses ruptures, ses replis, ses superpositions, ses
circulations, est le dispositif de cette liberté.
Il ne s’agit
de rien d’autre dans l’Essai
sur les règnes de Claude et de Néron.
D’emblée, Diderot superpose les temps et les « dispositions » :
dispositions de l’écrivain méditant à la campagne et
n’ambitionnant « que l’approbation de ma conscience et le
suffrage de quelques amis » (DPV, XXV, p. 35) ;
dispositions du lecteur accueillant le portrait du philosophe
calomnié et répercutant l’objectif de sa vengeance par Diderot ;
temps de la jeunesse qui « aime les événements » et
temps de la vieillesse, qui lui préfère « les réflexions » ;
juxtaposition du discours de Sénèque et de la parole de Diderot :
Si l’on n’entend que moi, on me
reprochera d’être décousu, peut-être même obscur, surtout aux
endroits où j’examine les ouvrages de Séneque ; et l’on me
lira, je ne dis pas avec autant de plaisir, comme on lit les Maximes
de la Rochefoucault, et un chapitre de La Bruyère ; mais si
l’on jette alternativement les yeux sur la page de Séneque et sur
la mienne, on remarquera dans celle-ci plus d’ordre, plus de
clarté, selon qu’on se mettra plus fidèlement à ma place, qu’on
aura plus ou moins d’analogie avec le philosophe et avec moi ;
et l’on ne tardera pas à s’apercevoir que c’est autant mon âme
que je peins que celle des différents personnages qui s’offrent à
mon récit. (DPV, XXV, p. 36)
On voit ici
comment la question du style de Diderot, sa prédilection pour la
forme brève, le fragment, la parataxe s’articule à ce que nous
avons appelé une conception horizontale du temps historique, qui
juxtapose voire superpose les temporalités, faisant prévaloir
l’analogie contre la diachronie. On ne peut s’empêcher ici de
penser au dispositif de la double colonne qui, dans Glas
de Derrida, met en regard sur une même page un texte sur Hegel et la
famille et un autre sur Genet :
Une
première lecture peut faire comme si deux textes dressés, l’un
contre l’autre ou l’un sans l’autre, entre eux ne
communiquaient pas. Et d’une certaine façon délibérée, cela
reste vrai, quant au prétexte, à l’objet, à la langue, au style,
au rythme, à la loi. Une dialectique
d’un côté, une galactique
de l’autre,
hétérogènes et cependant indiscernables dans leurs effets, parfois
jusqu’à l’hallucination. Entre les deux, le battant d’un autre
texte, on dirait d’une autre « logique ».
Le temps de
l’Histoire est le temps de l’hétérogénéité des temps.
Derrida glisse, entre la dialectique de Hegel et la « galactique »
de Genet, le coin de la déconstruction « le battant d’un
autre texte », comme on dirait du battant d’une porte, et
c’est déjà la métaphore shakespearienne du temps hors de ses
gonds à partir de laquelle retourner contre elle-même la fin de
l’Histoire.
Mais Diderot procède également avec trois termes : nous
invitant à placer côte à côte « la page de Sénèque et […]
la mienne », c’est-à-dire l’ordre et la clarté du
stoïcien antique d’un côté, le décousu et l’obscurité du
moraliste moderne de l’autre, il ouvre le battant d’un troisième
auteur et d’un troisième texte, dont La Rochefoucauld et La
Bruyère sont les figures renversées : c’est Rousseau et ce
sont Les Confessions,
que l’Essai
tout à la fois mime et réfute, dans le mouvement révolté de la
forme même de l’essai.
Horizontalité
du temps : circulation, commerce
Il ne s’agit
d’ailleurs essentiellement ni de juxtaposer des textes, ni de
superposer des temps, mais bien, par le jeu de l’écriture à
plusieurs mains (dont la double colonne est la prémisse), de
déconstruire le système des causalités et des fins sur quoi repose
l’idée même d’un temps de l’Histoire. En témoigne la
première insertion de Diderot dans l’Histoire
des deux Indes de
Raynal.
Raynal avait écrit :
L’Europe
a fondé par-tout des colonies : mais connoît-elle les
principes sur lesquels on doit les fonder ? Elle a un commerce
d’échange, d’économie, d’industrie. Ce commerce passe d’un
peuple à l’autre. Ne peut-on découvrir par quels moyens &
dans quelles circonstances ? Depuis qu’on connoît l’Amérique
& la route du cap, des nations qui n’étoient rien sont
devenues puissantes ; d’autres qui faisoient trembler
l’Europe, se sont affoiblies. Comment ces découvertes ont-elles
influé sur l’état de ces peuples ? Pourquoi enfin les
nations les plus florissantes & les plus riches ne sont-elles pas
toujours celles à qui la nature a le plus donné ? Il faut,
pour s’éclairer sur ces questions importantes, jetter un
coup-d’œil sur l’état où étoit l’Europe avant les
découvertes dont nous avons parlé ; suivre en détail les
événemens dont elles ont été la cause, & finir par considérer
l’état de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui.
Le cahier des
charges ici posé pour une Histoire
des deux Indes répond
scrupuleusement à l’ἱστορία grecque, qui signifie
l’enquête : Raynal propose d’enquêter sur les principes
d’une fondation. À l’interrogation éthique et politique sur les
principes, il adjoint la recherche des moyens et des circonstances,
c’est-à-dire l’analyse de l’événement comme perturbation
d’un milieu. Vient enfin la description des conséquences de la
perturbation, qui constitue proprement la trame du récit historique
(« suivre en détail les événemens dont [ces découvertes]
ont été la cause »). Par ce récit, on passe de « l’état
où étoit l’Europe avant les découvertes » à « l’état
de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui », c’est-à-dire
d’un tableau à un autre tableau. Le récit, présenté comme
équivalent du temps historique, est la conjointure d’états
divergents dans le temps. Il épouse le mouvement des découvertes et
des routes commerciales qu’elles ont induites. Évolution dans le
temps, système des causes présidant à cette évolution,
trajectoire des découvertes et récit du passage d’un état à un
autre état se correspondent. Diderot va faire voler en éclats cette
conjonction de paradigmes et de moyens :
Telle est la tâche effrayante que je me
suis proposé de remplir. J’y ai consacré ma vie. J’ai appellé
à mon secours les hommes instruits de toutes les nations. J’ai
interrogé les vivans & les morts : les vivans, dont la voix
se fait entendre à mes côtés ; les morts, qui nous ont
transmis leurs opinions & leurs connoissances, en quelque langue
qu’ils aient écrit. J’ai pesé leur autorité ; j’ai
opposé leurs témoignages ; j’ai éclairci les faits. Si l’on
m’eût nommé sous la ligne ou sous le pôle un homme en état de
m’éclairer sur quelque point important, j’aurois été sous le
pôle ou sous la ligne, le sommer de s’ouvrir à moi. L’image
auguste de la vérité m’a toujours été présente. O vérité
sainte ! c’est toi seule que j’ai respectée. Si mon ouvrage
trouve encore quelques lecteurs dans les siecles à venir, je veux
qu’en voyant combien j’ai été dégagé de passions & de
préjugés, ils ignorent la contrée où je pris naissance ;
sous quel gouvernement je vivois ; quelles fonctions j’exerçois
dans mon pays ; quel culte je professai : je veux qu’ils
me croient tous leur concitoyen & leur ami. (Suite du précédent,
notée par Mme de Vandeul comme de Diderot)
À la
recherche, à la description d’un enchaînement historique, Diderot
substitue la constitution d’un réseau d’informations sur le
modèle du réseau encyclopédique.
Plus généralement, on reconnaît là le dispositif dialogique qui
est sa marque de fabrique : ce commerce des voix qui vient faire
tableau ne se résume pas à une pause dramatique qui habillerait le
discours d’une scénographie. Non seulement le réseau est la visée
même du discours de l’historien cherchant à démontrer la
congruence entre la densification des circulations commerciales et le
processus de civilisation, mais, faisant dialoguer les vivants et les
morts, il institue lui aussi la profondeur des temps, y compris
contre cette congruence : car il faudra d’un même mouvement
décrire l’expansion coloniale et en dénoncer les méfaits, suivre
un développement de civilisation et retourner ce développement
contre lui-même.
La modélisation du temps comme réseau implique le basculement du
modèle textuel de continuité discursive vers le paradigme visuel du
face à face : vivants et morts, proches et lointains, les
interlocuteurs de l’historien s’ouvrent à lui en présence de
l’image de la vérité. Leur concert n’a de valeur que parce
qu’il respecte
la sainte vérité, c’est-à-dire qu’il se place sous son regard
et ordonne les voix, les témoignages, sous ses auspices. Le respect
de la vérité prépare lui-même le regard de la postérité, figuré
par les lecteurs des siècles à venir lisant l’Histoire
des deux Indes.
Culture du passé, enquête du présent, lecture à venir :
Diderot déploie bien ici la profondeur des temps ; mais c’est
pour la réduire aussitôt, au nom de l’immédiateté sensible du
réseau historien placé sous le signe de l’amour de la vérité et
de la communauté virtuelle, transséculaire et transcontinentale, de
ses sectateurs. À l’espace et au temps se substitue alors la
dimension de l’élévation :
Le
premier soin, le premier devoir, quand on traite des matieres
importantes au bonheur des hommes, ce doit être de purger son ame de
toute crainte, de toute espérance. Elevé au-dessus de toutes les
considérations humaines, c’est alors qu’on plane au-dessus de
l’atmosphere, & qu’on voit le globe au-dessous de soi.
C’est delà qu’on laisse tomber des larmes sur le génie
persécuté, sur le talent oublié, sur la vertu malheureuse. C’est
delà qu’on verse l’imprécation & l’ignominie sur ceux qui
trompent les hommes, & sur ceux qui les oppriment. C’est delà
qu’on voit la tête orgueilleuse du tyran s’abaisser & se
couvrir de fange, tandis que le front modeste du juste touche la
voûte des cieux. C’est-là que j’ai pu véritablement m’écrier :
je suis libre, & me sentir au niveau de mon sujet. C’est-là
enfin que, voyant à mes pieds ces belles contrées où fleurissent
les sciences & les arts, & que les ténebres de la barbarie
avoient si long-temps occupées, je me suis demandé : qui
est-ce qui a creusé ces canaux ? qui est-ce qui a desséché
ces plaines ? qui est-ce qui a fondé ces villes ? qui
est-ce qui a rassemblé, vêtu, civilisé ces peuples ? &
qu’alors toutes les voix des hommes éclairés qui sont parmi elles
m’ont répondu : c’est le commerce, c’est le commerce.
(ibid.)
L’élévation met en tension le tableau mondial
des iniquités et le moteur historique des causalités. Ils sont
visiblement contradictoires : d’un côté « le génie
persécuté, […] le talent oublié, […] la vertu malheureuse »
ne peuvent susciter que la révolte ; de l’autre « ces
belles contrées où fleurissent les sciences & les arts »
sont mises au crédit du commerce, par l’éloge duquel Diderot
conclut. Faut-il en déduire que les persécutions se situent dans
« les ténèbres de la barbarie » auxquelles la causalité
lumineuse du commerce est opposée ? On peut en douter :
entre les deux se glisse une disjonction logique qui est la
disjonction de la chose et de la cause, de la temporalité révoltée
du présent et du processus de la civilisation, qui oblitère cette
révolte, mais dont la disposition des images dans cette invocation
diderotienne suggère que, peut-être, elle le fonde. Raynal reprend
ici la parole, il n’est plus question évidemment de génie ni
d’innocence persécutée, encore moins de tyran couvert par la
fange de l’opprobre et l’abaissement de la révolution :
En
effet, les peuples qui ont poli tous les autres, ont été
commerçans. Les Phéniciens
n’étoient qu’une nation très-bornée dans son territoire &
dans sa puissance ; & c’est la premiere dans l’histoire
des nations. Il n’en est aucune qui ne parle de ce peuple. Il fut
connu par-tout ; il vit encore par sa renommée : c’est
qu’il était navigateur.
On retrouve le
dessein général de l’Histoire
des deux Indes :
le mouvement de l’Histoire est porté par le commerce, dont le
vecteur premier est la navigation ; le déplacement dans
l’espace constitue la base de l’évolution dans le temps ;
le processus historique de civilisation passe par une circulation
géographique. L’évocation de tous les peuples suivants est prise
dans cette tension : d’un côté une frontière originaire,
une limite naturelle, une séparation ; de l’autre, les
voyages, la navigation, le commerce pour la conjurer. L’histoire
met la carte en mouvement, convertit la topographie en chronographie.
Et réciproquement, ce discours de l’histoire s’appuie sur les
effets de masse et de couleur des territoires qui installent le
dispositif de l’archipel,
sur la découpe des littoraux qui indique les limites à franchir,
sur le quadrillage de la rose des vents qui accueillera les
itinéraires.
Temps
métaphysique, temps historial
 Détail de la carte des îles de Java, Sumatra et Borné (Atlas portatif pour servir l’intelligence de l’Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes, 1773, 31/67) Cette
articulation d’un temps horizontal à un espace en archipel s’est
concrétisée très matériellement dans l’édition de l’Histoire
des deux Indes par
l’adjonction dès 1773 d’un atlas portatif aux dix-neuf livres de
texte.
Arrimé aux dix-neuf livres,
l’atlas matérialise
le dispositif anticipé par Diderot dans sa première insertion à
l’Histoire des deux
Indes : il ouvre
à l’expérience du temps comme élévation, qui est à la fois
mise à distance du globe depuis laquelle saisir la mondéité du
monde
(« C’est delà
qu’on laisse tomber des larmes sur le génie persécuté… C’est
delà
qu’on verse l’imprécation… C’est delà
qu’on voit la tête orgueilleuse du tyran… ») et engagement
dans un être-au-monde
qui supprime cette distance dans la production immédiate d’un
être-là (« C’est-là
que j’ai pu véritablement m’écrier : je suis libre, &
me sentir au niveau de mon sujet. C’est-là
enfin que… je me suis demandé : qui est-ce qui a creusé ces
canaux ? … & qu’alors toutes les voix… m’ont
répondu : c’est
le commerce, c’est
le commerce. »). Élévation et être-là, ou être-là et
être-delà, sont alors éprouvés conjointement comme expérience du
souci,
que préfigurait le face à face avec l’image de la vérité :
« Le premier soin, le premier devoir, quand on traite des
matieres importantes au bonheur des hommes, ce doit être de purger
son âme de toute crainte, de toute espérance », écrivait
Diderot.
On peut suivre
ainsi, dans le discours de Diderot sur l’histoire, la constitution
du temps heideggérien, de la mondéité du monde au souci, dont la
constitution temporelle est éprouvée à la fois intimement comme
temporellité
(qui passe chez Diderot par l’identification à Sénèque et la
saisie stoïcienne de l’être vers la mort) et politiquement comme
historialité
d’un héritage et d’un destin (dans l’Histoire
des deux Indes,
l’avenir originel d’une frontière et le devenir rétrospectif
d’une liberté). Non que Diderot préfigure ainsi quoi que ce soit
de la métaphysique heideggérienne, ni ne révèle, par ces
homologies, une proximité idéologique. Sur ces plans, bien sûr,
tous les oppose : mais Heidegger, si l’on peut dire, formule
le dispositif du temps diderotien. En quelque sorte, et sans doute
bien malgré lui, il en hérite ; peut-être le rencontre-t-il
simplement, accidentellement. Ce qu’il dispose et énonce dans Être
et temps nous permet
en tout cas, par transposition, de saisir le temps diderotien dans sa
différence radicale d’avec le temps de la philosophie classique,
dont Ricœur ordonne la compréhension à partir de la double aporie
du temps-mouvement d’Aristote et du temps-intentio
augustinien.
Ricœur
reflète en cela la compréhension classique de la notion de durée,
telle qu’elle est formulée par exemple à l’article Temps
du dictionnaire des Jésuites de Trévoux (éd. 1721),
lequel reprend presque mot pour mot l’article de Furetière
(1701).
L’article débute ainsi :
Temps.
s. m. Quantité discrette
& successive ; qui sert de mesure à la durée des êtres.
<Tempus, ætas.>
Les hommes ont choisi les révolutions du soleil, & de la lune
comme la mesure la plus propre du tems,
parce qu’on les peut voir par tout. Le tems
est la durée des chôses mesurées par le mouvement du soleil.
Regis.
Ne pèrdons point le tems
qui nous reste à regretter celui que nous avons déjà pèrdu. La
Font.
Les montres, les horloges, les clépsydres, les quadrans sèrvent à
mesurer, à marquer le tems.
Les Payens peignoient Saturne avec une faux, & ils ont feint
qu’il dévoroit ses propres enfans, pour figurer que le tems
consume tout. Les plus superbes habits ne réparent que foiblement
les ravages du tems. S.
Évr.
Le meilleur emploi du tems,
est de le passer agréablement. Nic.
Je compte pour pèrdu tout le tems
que je passe sans vous voir. Vill.
Le tems futur
n’est pas dans les mains de la Fortune, il est dans celles de
Dieu ; mais il nous a donné le tems
présent comme un
talent dont il nous demandera compte. Nic.
Le tems
n’a point de prise sur le mérite de l’ésprit. S. Évr.
Il n’appartient qu’au tems
de consoler les grandes douleurs. M. Scud.
N’attendons pas à connoître le prix du tems
qu’il soit inutile de le connoître. Nic.
Il faut que nôtre empressement à bien user du tems,
égale la vîtesse avec laquelle il s’écoule. Id.
(Dictionnaire de
Trévoux, éd. 1721,
t. V, p. 95).
Si l’on ôte
le très léger habillage mondain de cette entrée en matière
(quelques vers galants de La Fontaine mis en prose, une stance de
Corneille renversée et attribuée à Saint Evremond, une citation de
la Clélie sortie
de son contexte), le fond doctrinal est en fait repris de la
scolastique, notamment de Suárez et du rabattement qu’il opère du
temps sur la durée.
La durée est le noyau de la pensée du temps, qui n’en constitue
que la mesure, que l’expression phénoménale. Mais le Dictionnaire
ne reprend pas la distinction qu’introduit Descartes entre la
durée, conçue comme propriété, mode ou attribut des choses, et le
temps, qui est la manière dont nous pensons la durée, un modus
cogitandi qu’on peut
décoller de la notion même de mouvement, inhérente à la durée.
Dès lors que la forme du temps, irréductible à sa durée, n’est
pas prise en compte, le temps demeure inscrit dans la polarité du
mesurable et du non mesurable, du déterminé et de l’indéterminé,
de l’existence et de l’éternité, comme le marque plus nettement
encore l’article Durée,
pour lequel Trévoux
suit à nouveau Furetière :
Durée.
s. f. Pèrseverance des chôses dans leur être ; tems mesuré
par la subsistance de quelque chôse. Spatium.
<Longue durée.
Diuturnitas.>
Le tems est défini par les Philosophes, la durée
d’un mouvement. Dieu a promis à ses élus une gloire d’éternelle
durée.
Cette fougue est trop violente, elle ne sera pas de durée.
Nous ne jouïssons de la vie qu’à mesure que nous la perdons :
chaque moment en abrège la durée.
On juge de la durée
du tems selon la disposition où l’on se trouve : celui qui
est accablé de tristesse s’ennuye de la durée
du tems, parce qu’elle lui est pénible, & qu’il y fait plus
d’attention. Maleb.
La durée
des heures, au regard de l’ennui & du chagrin, se fait plus
sentir que celle des années. Bouh.
Les Dieux ne sont immortels que par la durée
de leurs plaisirs. Dac.
Les passions veulent être conduites avec art, pour en étendre la
durée,
afin qu’elles ne s’épuisent pas trop tôt.
La durée
de nos passions ne dépend pas plus de nous, que la durée
de nôtre vie. Rochef.
Je ne mesure pas ma vie par la durée
du tems ; mais par la durée
de la gloire. Bouh.
Les Dames pour l’ordinaire trouvent leurs maris de longue durée.
Ch
de Mer.
Cette femme s’est mis dans l’esprit d’égaler la durée
de son deuil à celle de sa vie ; & a choisi cette triste &
fatiguante voye pour acquérir de la réputation. M.
Esp.
Il
n’est rien ici bas d’éternelle durée. Mach.
Cette
tendre amitié par tant de fois jurée,
Qui devoit
surpasser les siécles en durée,
A
la fin s’est éteinte. Voit.
Derrière ceux
que le dictionnaire désigne comme les Philosophes, nous
reconnaissons Aristote, et sa définition, dans la Physique,
du temps comme quelque chose du mouvement, qui permet, par la notion
de durée, de dégager le temps du périmètre de l’ontologie, et
de l’appréhender (sinon de le réduire) par une phénoménologie
de la mesure. La définition des « philosophes » est
cependant précédée d’une formule spinoziste qui, à travers la
tradition scholastique,
ramène le temps à l’expérience existentielle, incommensurable,
formulée par saint Augustin. Les exemples qui suivent s’inscrivent
dans cette polarité : éternité de la gloire des élus
chrétiens, du plaisir des dieux épicuriens, d’un deuil sans fin
d’un côté, exhibant la jouissance pure de l’être hors du
temps, variabilité du temps psychique de l’autre, mesurée à
l’aune de la violence passionnée, de l’angoisse de la mort, de
l’ennui. De ce temps là, l’Histoire est absente.
Le
temps dans l’Encyclopédie :
grammaire et procédure
L’Encyclopédie
rompt avec cette appréhension du temps, entre mesure et démesure de
la durée. Mais cette rupture n’est pas immédiatement perceptible.
Comme dans les Dictionnaires,
nous y trouvons un article Durée
et un article Tems,
même si, contrairement à un usage fréquent dans l’Encyclopédie
pour les articles
lexicaux,
ni l’un ni l’autre ne reprennent un seul mot de Furetière et de
Trévoux.
Le premier article s’intitule Durée,
Tems,
et présente ces deux termes comme synonymes, ce qui semble proroger
le modèle de compréhension scolastique établi par Suárez, et
ignorer Descartes, qui n’est mentionné dans aucun des deux
articles. Pourtant D’Alembert, qui signe le premier article,
introduit d’emblée une différence radicale en présentant Durée,
Tems comme un
article de grammaire :
Durée,
Tems,
synon. (Gram.)
ces mots different en ce que la durée
se rapporte aux choses, & le tems
aux personnes. On dit la durée
d’une action, & le tems
qu’on met à la faire. La durée
a aussi rapport au commencement & à la fin de quelque chose, &
désigne l’espace écoulé entre ce commencement & cette fin; &
le tems
désigne seulement quelque partie de cet espace, ou désigne cet
espace d’une maniere vague. Ainsi on dit, en parlant d’un prince,
que la durée
de son regne a été de tant d’années, & qu’il est arrivé
tel évenement pendant le tems
de son regne ; que la durée
de son regne a été courte, & que le tems
en a été heureux pour ses sujets. (O)
Synonymes, les
mots pourtant diffèrent.
Le rapport aux personnes est une référence voilée au modus
cogitandi cartésien.
Mais ce sont les exemples qui consacrent avec éclat la rupture.
Temps du prince, de son action politique, des événements de son
règne : sous couvert de grammaire, le temps de D’Alembert est
d’abord politique, ce qu’on ne trouvait pas dans les
Dictionnaires. Il déconstruit d’autre part la polarité du
mesurable et du non mesurable : son temps est un temps placé en
quelque sorte à la limite de la durée, un temps qui comporte, pour
ce qui est de sa durée, quelque chose de vague : entre un début
et une fin, le temps « désigne cet espace d’une
maniere vague ».
Par ce vague du temps, le temps politique central est articulé au
réseau grammatical des catégories du temps. Car c’est sans doute
à ce premier article Durée,
Tems
que renvoient, lorsqu’on y lit « Voyez
Temps »
ou « voir article
Temps »,
les articles Grec,
Hypallage,
Imparfait, Impératif,
Impersonnel,
Indéfini,
Inflexion,
Irrégulier,
Paradigme, Parfait,
et Supin,
tous articles
de grammaire et presque tous signés de Beauzée. La grammaire du ou
des temps structure la langue selon l’opposition aspectuelle
du perfectif et de l’imperfectif, du déterminé et de
l’indéterminé, de ce qui s’inscrit dans une époque
et de ce qui, faisant abstraction de toutes, les gouverne et ordonne
leurs rapports : mais l’indéfini n’est plus ce qui nous
fait sortir du temps ; il devient, grammaticalement, une
catégorie positive du temps. Depuis ce qui résiste à la
délimitation dans le temps (la durée), à la délimitation comme
temps (époque), la grammaire déploie la variété des temps grecs,
l’irréductibilité de l’impersonnel à la notion de temps,
l’inflexion qui marque le temps mais brouille l’étymologie, le
supin comme prétérit et comme nom. A chaque fois, quand il est
question de temps dans la Grammaire, quelque chose est brouillé :
le temps manifeste la crise des taxinomies de la pensée classique ;
c’est un signe de reconnaissance, de distinction, un élément de
caractérisation, mais dans le même temps ce signe renvoie à un
dehors du classement qui le surplombe.
 Encyclopédie,
article Tems, rubrique de grammaire par Beauzée, Enc., XVI, p. 109
Mais peut-être
ces articles de grammaire font-ils déjà référence au second
article Tems,
qui court sur près de trente pages au tome XVI de l’Encyclopédie,
constitue par là un véritable petit traité, et décline des
rubriques de métaphysique, de grammaire,
de critique sacrée et de mythologie,
une rubrique signée par D’Alembert et traitant du climat, une pour
les « Effets du tems sur les plantes », une de
philosophie et morale, à laquelle succèdent la marine, la
jurisprudence, la musique, la peinture, le manège, l’escrime, la
vènerie…
Dans ce massif
typique de la pléthore encyclopédique, l’équilibre premier
cependant n’a guère changé : la rubrique de métaphysique, à
partir du catalogue des « différentes opinions des philosophes
sur le tems »
(Locke d’abord, puis Aristote et les Péripatéticiens, les
Épicuriens et les corpusculaires, enfin Formey),
continue d’opposer temps et durée, tandis que la rubrique de
grammaire constitue, avec ses tableaux et ses systèmes des temps,
par sa longueur même, l’épine dorsale de l’ensemble de
l’article. Il n’est pas jusqu’aux articles de danse,
Contre-tems,
Contre-tems de gavotte, Contre-tems de chaconne, Contre-tems balonné,
qui, définissant le rythme de la danse par la manière de sauter,
avant, pendant ou après le pas, ne répercutent musicalement le jeu
politique de l’action et de l’époque, la différence
grammaticale du défini et de l’indéfini, l’écart métaphysique
entre le mouvement et la période, entre la révolution et la durée
marquée, entre le flux et la succession des parties.
Le
« contre-tems » systématise cette polarité en
procédure : il n’oppose plus deux catégories exclusives du
temps (inscrit dans la durée, fixant celle-ci, la déterminant) et
du hors-temps (qui ménage le vague et méconnaît la mesure), mais
les enchaîne l’une à la suite de l’autre, comme succession d’un
premier, puis d’un second temps :
Contre-tems
balonné
ou a deux mouvemens ;
il se fait en avant, en arriere, & de côté, l’un comme les
autres. Le premier se fait du pié droit […].Le second, qui se fait
en arriere, s'exécute en observant les mêmes regles […].Le
troisieme & celui qui se fait de côté, se prend ordinairement
après un pas de bourrée dessus & dessous […]. (Enc.,
IV, p. 143)
 Encyclopédie, planches de Soierie, 5ème section. Formation de la maille sur la lisse à nœuds. Premier et deuxième temps. Troisième et quatrième temps.
Face aux
systèmes de la métaphysique et de la grammaire et à la mise en
tension qu’ils opèrent de la durée et du temps, du défini et de
l’indéfini, du prétérit et de son indistinction avec le présent,
on voit émerger, avec le pas de danse, un autre rapport au temps,
procédural et directement lié à la technique : du
« Contre-tems », il n’y a qu’un pas au temps de la
fabrication. Par exemple, dans l’explication des planches de
Soierie, on trouve, en légende de la planche XCVI, « Maniere
d’entaquer
le velours & les différens temps de cette opération. »,
et pour les planches CXXVII et CXXVIII qui décrivent la manière de
chiner les étoffes, « Lisse à crochets, premier & second
temps de la formation de la maille. », puis « Lisse à
nœuds, premier & second temps de la formation de la maille. »,
enfin « Lisse à nœuds, troisieme & quatrieme temps de la
formation de la maille. » A chaque fois, la planche décrit le
nouage mécanique de la maille, qui se décompose en temps : à
la planche 127, la bobine est d’abord, à gauche, lancée dans la
boucle supérieure, depuis laquelle elle retombe – premier nœud,
premier temps ; elle tourne ensuite, dans la partie médiane,
autour du fil qu’elle vient de lever – deuxième nœud, deuxième
temps, c’est la partie droite de la planche ; à la planche
128, la bobine est alors glissée dans la partie inférieure de la
lisse, le fil passe dans la boucle inférieure formée par le nouveau
rang créé à la planche précédente, faisant remonter le deuxième
nœud juste sous la tige médiane – troisième nœud, troisième
temps ; enfin, le nœud médian est ramené sous la lisse, où
il constitue une maille supplémentaire. Sur le dessin de gauche un
nœud se fait autour de la tige inférieure, il y en aura en fait
deux avant de relancer la bobine vers la boucle supérieure suivante
– quatrième et cinquième nœud, quatrième temps dans la
formation de la maille.
Bien sûr, le
fil de la navette décrit un mouvement. Bien sûr, ce mouvement se
décompose en quantités discrètes et successives. Bien sûr, ces
quantités peuvent être rapportées à des durées. Il n’empêche :
ce n’est pas ici ce que désigne le temps. Les temps du tissage en
fixent la méthode et la procédure, non la durée. Ils structurent
le processus de production comme le temps des verbes structure, non
la durée d’une action, mais ses modalités : la procédure
est une succession de modalités, elle intègre, elle décline le
système des modalités d’une action donnée. Le temps procédural
de l’industrie encyclopédique dépasse ainsi dialectiquement la
polarité grammaticale du temps, qui s’est elle-même substituée
au noyau de la durée, frappé de vague et d’indétermination. Le
temps industriel prépare l’abolition de la durée (qui cesse
d’être une valeur, qui idéalement devrait se réduire à un
point) et horizontalise les procédures. Tous les fils devraient
pouvoir se nouer à la fois, les planches CXXVII et CXXVIII nous en
présentent deux simultanément qui nous permettent de saisir de
façon synoptique l’ensemble de la procédure : la planche
devient double colonne, sa succession temporelle devient
juxtaposition analogique.
L’envers
de la procédure : néant et vicissitude
Est-ce à dire
que le temps métaphysique ait disparu du champ encyclopédique et
qu’il ne compte pour rien pour Diderot ? Il est sûr que
Diderot commence par se défier du temps apologétique : « Le
temps des révélations, des prodiges et des missions extraordinaires
est passé. Le christianisme n’a plus besoin de cet échafaudage »,
écrit-il dans les Pensées
philosophiques (§41,
DPV, II, p. 37). Et dans La
Promenade du sceptique,
le récit mosaïque des origines devient un tissu de contes de
grand-pères :
Son
histoire est toute fondée sur les récits que faisaient sous la
cheminée les grands-pères à leurs enfants, d’après les
narrations verbales de leurs grands-pères, et ainsi de suite
jusqu’au premier. Secret infaillible pour ne point altérer la
vérité des événements ! (DPV, II, p. 100)
L’Histoire
est ailleurs, et ce n’est ni à la Physique
d’Aristote, ni aux Confessions
d’Augustin, ni au De
rerum duratione de
Suárez, ni même aux Principes
de la philosophie de
Descartes que Diderot s’affronte. Il vise plutôt, de la Lettre
sur les aveugles au
Rêve de D’Alembert,
l’optique et le dualisme
cartésiens, le mécanisme de La Mettrie, le sensualisme de
Condillac, qu’il conteste, réfute… ou prolonge. Quant au
hors-temps divin de l’éternité il ne se manifeste que bien
rarement, plutôt par dérision ou défi que comme objet de pensée
et de représentation, et ce alors même que le sujet occupe des pans
entiers de la littérature apologétique et de son envers, la
littérature clandestine : il suffit de songer à la Lettre
de Thrasybule à Leucippe
de Nicolas Fréret
ou au traité anonyme Jordanus
Brunus redivivus
qui substitue à l’acte de création divine un ordre de la nature
agissant par gradation chronologique.
À l’article Néant
de l’Encyclopédie,
que nous savons de Diderot par Naigeon, on peut lire cependant :
Néant,
Rien,
ou
Négation,
(Métaphys.)
suivant les philosophes scholastiques, est une chose qui n’a point
d’être réel,
& qui ne se conçoit & ne se nomme que par une négation.
On
voit des gens qui se plaignent qu’après tous les efforts
imaginables pour concevoir le néant, ils n’en peuvent venir à
bout. Qu’est-ce qui a précédé la création du monde ?
qu’est-ce qui en tenoit la place ?
Rien.
Mais le moyen de se représenter ce rien ?
Il est plus aisé de se représenter une matiere éternelle. Ces gens
là font des efforts là où il n’en faudroit point faire, &
voilà justement ce qui les embarrasse, ils veulent former quelque
idée qui leur représente le rien;
mais comme chaque idée est réelle, ce qu’elle leur représente
est aussi réel. Quand nous parlons du néant,
afin que nos pensées se disposent conformément à notre langage, &
qu’elles y répondent, il faut s’abstenir de représenter quoi
que ce soit. Avant la création Dieu existoit; mais qu’est-ce qui
existoit, qu’est-ce qui tenoit la place du monde ? Rien ;
point de place ; la place a été faite avec l’univers qui est
sa propre place, car il est en soi-même, & non hors de soi-même.
Il n’y avoit donc rien ;
mais comment le concevoir ? Il ne faut rien
concevoir. Qui dit rien
déclare par son langage qu’il éloigne toute réalité ; il
faut donc que la pensée pour répondre à ce langage écarte toute
idée, & ne porte son attention sur quoi que ce soit de
représentatif, à la vérité on ne s’abstient pas de toute
pensée, on pense toujours ; mais dans ce cas-là penser
c’est sentir simplement soi-même, c’est sentir qu’on
s’abstient de se former des représentations. » (Enc.,
XI, p. 66-67)
À
partir du non
ens
scholastique, retournant le subtil Suárez
contre lui-même, Diderot révoque en doute un temps qui aurait
précédé une Création, récupère au compte du matérialisme la
pratique jésuite, voire mystique, de l’exercice spirituel, et
substitue à l’ordre du langage, précipité face au néant, une
disposition globale de la pensée, susceptible de l’accueillir.
Cette expérience de pensée impose comme une évidence sensible
immédiate, à partir de la sensation de soi (« sentir
simplement soi-même »), l’existence d’« une matiere
éternelle » dont il est si simple de se faire une
représentation. Absence de représentation et représentation totale
se confondent dans une expérience océanique qui est aussi
une expérience d’immersion dans l’horizontalité du temps.
L’article
Néant
anticipe déjà sur Le
Rêve de D’Alembert,
lorsque, non sans provocation, Diderot décrit à D’Alembert le
processus de sa propre conception :
Diderot.
– Avant que de faire un pas en avant, permettez-moi de vous faire
l’histoire d’un des plus grands géomètres de l’Europe.
Qu’était-ce d’abord que cet être merveilleux ? Rien.
D’Alembert.
– Comment rien ! On ne fait rien de rien.
Diderot.
– Vous prenez les mots trop à la lettre. (DPV, XVII, p. 95)
Rien
est le point de décollement du langage vers l’expérience de
pensée, de basculement du temps chrétien, qui achoppe à l’origine
de la Création, vers le temps de la matière et de ses vicissitudes.
Diderot décrira alors des étapes, une succession de « voilà »,
une procédure,
comme il y a une procédure pour tisser le velours de soie. Au
commencement de cette procédure, il place un rien qui n’est pas
une origine, qui défie les catégories de l’ontologie scolastique,
un rien fait de molécules « éparses » dans le corps de
« la belle et scélérate chanoinesse Tencin » et du
« militaire La Touche… adolescent ». La physique
rejoint ici le roman pour mettre en œuvre une catégorie du vague,
de l’indéterminé, qu’elle emprunte au temps grammatical.
On
le voit, la pensée diderotienne du temps se dissout dans des
paysages de connaissance plus larges. La thèse selon laquelle « la
sensibilité est une propriété universelle de la matière »
rejoint une question centrale dans le débat sensualiste soulevé par
l’Essai
sur l’entendement humain de
Locke.
Or c’est à partir de Locke que l’Encyclopédie
ouvre l’article Tems :
M.
Locke observe que l’idée du tems
en général s’acquiert en considérant quelque partie d’une
durée infinie, divisée par des mesures périodiques ; &
l’idée de quelque tems
particulier ou de longueur de durée, comme est un jour, une heure,
&c. s’acquiert d’abord en remarquant certains corps qui se
meuvent suivant des périodes régulieres, &, à ce qu’il
semble, également distantes les unes des autres. (Enc,
XVI, p. 93)
Passant de la
durée à l’intervalle (ou à la période), de la morale à la
mesure, Locke établit une procédure d’observation sur le modèle
des étapes, des temps de la production. Diderot prendra appui sur ce
modèle de régularité pour penser l’écart et l’irrégularité :
la pensée du temps comme vicissitude, et notamment comme vicissitude
physiologique, naît du retournement critique des modèles de
production mécanisée. Comme l’indique Jaucourt, et contre toute
attente, la pensée de la vicissitude est liée au projet même de
l’Encyclopédie,
placé sous l’égide du chancelier Bacon :
Vicissitudes,
(Physiq. & Morale.)
il n’est pas possible d’écrire ce mot sans y joindre les belles
réflexions du chancelier Bacon, sur les vicissitudes
célestes & sublunaires.
La
matiere, dit ce grand homme, est dans un mouvement perpétuel, &
ne s’arrête jamais. Elle produit les vicissitudes
ou les mutations dans les globes célestes ; mais il
n’appartient pas à nos foibles yeux de voir si haut. […] C’est
ainsi que tout naît, s’accroît, change & dépérit, pour
recommencer & finir encore, se perdant & se renouvellant sans
cesse dans les espaces immenses de l’éternité. Mais il ne faut
pas contempler plus au long la vicissitude des choses, de peur de se
donner des vertiges.
Il suffit de se rappeller que le tems, les déluges & les
tremblemens de terre sont les grands voiles de la mort qui
ensevelissent tout dans l’oubli. (D.
J.) (Enc.,
XVII, p. 237-238)
Bacon avait
écrit dans ses Essais
de morale et de politique
un essai sur la vicissitude des choses :
mettant en relation le proverbe de Salomon, « Rien de nouveau
sous le soleil »,
avec la théorie platonicienne de la réminiscence,
Bacon commençait en quelque sorte par annuler le temps : la
vicissitude est la représentation d’un univers globalement
immobile, dont tous les mouvements s’annulent, tous les progrès
sont destinés à l’oubli. Mais cet effacement périodique
universel ne constituait qu’un cadre épistémologique liminaire,
dont Bacon s’efforçait ensuite de limiter la portée : « The
great winding-sheets, that bury all things in oblivion, are two ;
deluges and earthquakes. »
Les linceuls qui ensevelissent toutes choses dans l’oubli sont
deux, il
n’y en a que deux,
les déluges et les tremblements de terre : autrement dit, ils
sont rares, ils n’arrivent pas tous les jours. L’énumération
qui suit des catastrophes naturelles conjure en quelque sorte l’oubli
périodique sur lequel repose le principe de vicissitude :
« elles n’absorbent ni ne détruisent pas un peuple de fond
en comble » ; l’embrasement de Phaëton « n’a
duré que l’espace d’un jour » : il n’a pas pu en un
jour tout détruire ; la sècheresse du temps d’Élie
« n’emporta pas tout le monde » ; la peste « ne
ravit pas tout ».
Quant à ceux qui réchappent aux deux grandes calamités liminaires,
ils « sont incapables de donner une tradition des tems » :
cela ne veut pas dire que cette tradition est annulée, mais que le
progrès des connaissances exigera un effort de remémoration,
l’effort même que Platon identifie au progrès des connaissances.
La
démonstration se retourne donc contre elle-même selon un processus
caractéristique de l’humanisme pré-moderne : Bacon se
réclame à la fois d’une pensée religieuse conservatrice
retranchée derrière les proverbes de Salomon et d’une tradition
philosophique profane s’appuyant sur Platon pour promouvoir la
science, le progrès et la promotion des savoirs.
La vicissitude est un fatalisme ; en limiter la portée paraît
de bonne politique et de bon aloi. C’est donc subrepticement que,
de cette modération, de ce suspens raisonnable, échappe la
possibilité d’un progrès de civilisation, d’un développement
du temps, esquissé dans la deuxième partie de l’Essai sur la
vicissitude des choses, consacrée à l’Histoire.
Bacon oscillera continûment entre une représentation évolutive de
la marche du temps, avec ses changements religieux, militaires,
politiques, et une représentation cyclique ramenant tout progrès au
seuil d’une décadence, dans le mouvement immobile de la
vicissitude. La déconstruction baconienne de la vicissitude annule
l’annulation du temps sans pour autant faire émerger une pensée
propre du temps.
Jaucourt
procède de la même manière indirecte dans l’article
Vicissitudes.
Mais s’appuyant sur Bacon, il peut oublier l’Ecclésiaste et
aller plus loin que lui : sans qu’il y ait rien besoin
d’ajouter, la simple référence à Bacon dans le contexte de
l’Encyclopédie
place d’emblée les
vicissitudes dans le cadre épistémologique d’une science en
marche. Diderot, dans le Prospectus,
ne mettait-il pas Bacon en scène jetant « le plan d’un
dictionnaire universel des sciences & des arts, en un temps où
il n’y avait, pour ainsi dire, ni sciences ni arts. Ce génie
extraordinaire, dans l’impossibilité de faire l’histoire de ce
qu’on savait, faisait celle de ce qu’il fallait apprendre »
(DPV, V, p. 91). D’Alembert
surenchérissait dans le Discours
préliminaire, le
présentant comme celui qui « fit le catalogue immense
de ce qui restoit à découvrir […] & fait connoître la
nécessité de la Physique expérimentale, à laquelle on ne pensoit
point encore » (Enc., I, p. xxiv).
Jaucourt
pourtant ne s’écarte guère du chapitre « De la vicissitude
des choses » qui ne semble guère compatible, à première
lecture, avec ce portrait. La conclusion de l’article Vicissitudes
cite presque littéralement la traduction française de Bacon dans
l’édition de 1734 :
Bacon, 1625 :
Certain it is, that the matter is in a perpetual
flux, and never at a stay. The great winding-sheets, that bury all
things in oblivion, are two ; deluges and earthquakes.
Traduction
française de 1734 : Il est certain que la matière est dans un
mouvement perpétuel, & qu’elle ne s’arrête jamais ;
mais les déluges & les tremblemens de terre, sont les grands
voiles de la mort qui ensevelissent tout dans l’oubli.
Jaucourt, 1766 : Il suffit de se
rappeller que le tems, les déluges & les tremblemens de terre
sont les grands voiles de la mort qui ensevelissent tout dans
l’oubli.
La traduction
de 1734 crée un attribut (« sont les grands voiles de
la mort ») en lieu et place du sujet (« the
great winding-sheets…
are »). Mais surtout, en supprimant are
two, elle fait
disparaître le travail critique de limitation de la vicissitude et
rend obscure la logique démonstrative de l’essai. La métaphore
concrète du linceul, énoncée chez Bacon avec une certaine distance
et sans doute un peu d’ironie, devient dans la traduction la
métaphore épique abstraite (et sérieuse) du voile de la mort qui
s’abat sur le regard du héros transpercé au moment où il
succombe.
Jaucourt en accentue encore la puissance en déplaçant la phrase,
liminaire chez Bacon, à la fin de l’article, en en faisant l’image
finale des vicissitudes.
Mais il y
ajoute un mot : le temps. Par cet ajout, les vicissitudes
cessent de désigner l’annulation du temps historique au regard de
l’éternité pour devenir le point de basculement du temps vertical
des continuités historiques (soumises à la
vicissitude) vers le temps horizontal des flux et des réseaux de
temporalités enchevêtrées (se manifestant comme les
vicissitudes) : « tout
naît, s’accroît, change & dépérit, pour recommencer &
finir encore, se perdant & se renouvellant sans cesse dans les
espaces immenses de l’éternité. » Cette phrase de Jaucourt,
qui permet de définir le temps comme vicissitude active,
ne vient pas de Bacon. Elle évoque par ailleurs irrésistiblement le
tableau de la nature qui précédait l’évocation de Bacon dans le
Prospectus :
La nature ne nous offre que des choses
particulières, infinies en nombre & sans aucune division fixe &
déterminée. Tout s’y succède par des nuances insensibles. Et sur
cette mer d’objets qui nous environne, s’il en paraît quelques
uns, comme des pointes de rochers, qui semblent percer la surface &
dominer les autres, ils ne doivent cet avantage qu’à des systèmes
particuliers, qu’à des conventions vagues, & qu’à certains
événements étrangers à l’arrangement physique des êtres, &
aux vraies institutions de la philosophie. (DPV, V, p. 91.)
C’est cette
disposition en nappe, avec ses pointes de temporalités hétérogènes,
qui empêche l’établissement d’une histoire de la nature
assujettie à une taxinomie générale et nécessite le projet
encyclopédique. De ce projet, Bacon constitue le fragile
soubassement épistémologique, qui ne suppose pas seulement un
nouveau rapport au savoir, mais aussi une nouvelle expérience du
temps, dont le passage d’un principe de vicissitude à un tableau
des vicissitudes marque l’émergence.
Les
vicissitudes sont d’abord convoquées, ou plutôt révoquées comme
reliquat d’une pensée chrétienne obsolète dont Diderot se
débarrasse dans le premier entretien du
Rêve de D’Alembert :
J’avoue qu’un être qui existe
quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ;
un être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui
est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui
diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui
la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et
qui en subit toutes les vicissitudes ; un être dont je n’ai
pas la moindre idée, un être d’une nature aussi contradictoire
est difficile à admettre. (DPV, XVII, p. 89.)
Cet être
n’est pas seulement le Dieu des théologiens ;
il est aussi la nature soumise aux vicissitudes, qui apparaît
désormais comme un écran de causalité vague empêchant de penser
scientifiquement le réseau des causalités.
D’Alembert.
— Est-ce que la liaison des phénomènes est moins
nécessaire dans un cas que dans un autre ?
Diderot.
— Non. Mais la cause subit trop de vicissitudes
particulières qui nous échappent pour que nous puissions compter
infailliblement sur l’effet qui s’ensuivra. (DPV, XVII, p. 110.)
La liaison des
phénomènes, le jeu de leur coprésence se substituent ici à
l’enchaînement des causes, frappé d’obscurité par l’excès
des vicissitudes.
Mais dans le rêve proprement dit, les
vicissitudes reviennent comme affirmation positive de cette nouvelle
temporalité horizontale : « Et si tout est en flux
général, comme le spectacle de l’univers me le montre partout,
que ne produiront point ici et ailleurs la durée et les vicissitudes
de quelques millions de siècles ? », se murmure à
lui-même D’Alembert délirant (DPV, XVII, p. 136).
Les vicissitudes remettent alors en question le
temps vertical de l’unité du moi :
D’Alembert.
— Docteur, encore un mot, et je vous envoie à votre patient. À
travers toutes les vicissitudes que je subis dans le cours de ma
durée, n’ayant peut-être pas à présent une des molécules que
j’apportai en naissant, comment suis-je resté moi pour les autres
et pour moi ? (DPV, XVII, p. 163.)
L’expérience phénoménologique du feuilletage
des nappes de présent soumises à la vicissitude dissout l’unité
ontologique d’un moi censé les traverser. Mais les vicissitudes
sont en même temps constitutives de ce moi transversal dont elles
forment l’histoire :
D’Alembert.
— Et l’animal, que disait-il ?
Bordeu.
— Que c’était par la mémoire qu’il était lui pour les autres
et pour lui ; et j’ajouterais par la lenteur des vicissitudes.
Si vous eussiez passé en un clin d’œil de la jeunesse à la
décrépitude, vous auriez été jeté dans ce monde comme au premier
moment de votre naissance ; vous n’auriez plus été vous ni
pour les autres ni pour vous, pour les autres qui n’auraient point
été eux pour vous. Tous les rapports auraient été anéantis,
toute l’histoire de votre vie pour moi, toute l’histoire de la
mienne pour vous, brouillée. (DPV, XVII, p. 164.)
La
vicissitude proclamait l’oubli auquel sont vouées toutes choses,
et l’impossibilité, la vanité, par cet oubli, de penser le temps.
Retournant cet oubli en souci de la mémoire, Diderot ouvre ici, par
le déroulé pantomimique de « la lenteur des vicissitudes »,
à une phénoménologie matérialiste du temps.
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