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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le modèle contre l’allégorie : la personnification au dix-huitième siècle », La Personnification du Moyen Âge au XVIIIe siècle, dir. Mireille Demaules, Classiques Garnier, coll. Rencontres, 91, 2014, p. 359-373. Le modèle contre l’allégorieLa personnification au dix-huitième siècle Stéphane Lojkine Il
y a un paradoxe de l’allégorie au dix-huitième siècle :
d’un côté, l’allégorie est complètement dépréciée ;
elle apparaît comme un mode d’expression obsolète, dont les
mécanismes se présentent ostensiblement comme incompréhensibles.
D’un autre côté, jamais l’allégorie n’a été tant
pratiquée, au théâtre,
où elle alimente les productions les plus populaires, en peinture,
où elle envahit les décorations de boudoir, et jusqu’au seuil des
romans dont elle orne les frontispices.
I. Défiance de l’abbé Du Bos vis-à-vis des
personnages allégoriques
Il
ne faut donc pas s’étonner si l’abbé Du Bos, dans ses
Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture
(1719-1755), consacre
deux sections à l’allégorie, la section 24, « Des
personnages et des actions allégoriques par rapport à la peinture »
et la section 25, « Des personnages et des actions allégoriques
par rapport à la poésie ». Le propos est extrêmement
critique.
Comme
les titres des sections le laissaient présager, Du Bos distingue
deux niveaux d’intervention de l’allégorie dans la
représentation : d’une part, globalement, le niveau de l’action,
ou de la composition, qu’il ne récuse pas frontalement ;
d’autre part, dans le détail, le niveau des personnages, sur
lequel va porter l’essentiel de sa critique.
« Les personnages allégoriques
sont des êtres qui n’existent point, mais que l’imagination des
peintres a conçus et qu’elle a enfantés en leur donnant un nom,
un corps et des attributs. C’est ainsi que les peintres ont
personnifié les vertus, les vices, les royaumes, les provinces, les
villes, les saisons, les passions, les vents et les fleuves. La
France représentée sous une figure de femme ; le Tibre
représenté sous une figure d’homme couché et la calomnie sous
une figure de satyre, sont des personnages allégoriques. »
(Abbé Du Bos, Réflexions
critiques sur la poésie et sur la peinture,
éd. Étienne Wolff et Dominique Désirat, énsb-a, 1993, I,
24, 62.)
 La France en Minerve écrasant l’Ignorance & couronnant la Vertu - Ricci La
liste baroque des personnifications possibles a pour but de faire
ressortir le caractère hétéroclite d’un magasin de pièces
disparates, contraire à l’idéal classique de simplicité et de
convenance. Encore Du Bos s’ingénie-t-il à normaliser les
figures, jusqu’à les rendre méconnaissables : si la France
est « une figure de femme », une figure de femme ne
suffit pas à identifier la France. La caricature de Du Bos pointe
cependant une difficulté réelle de la personnification : en
figurant la France en Minerve dans son morceau de réception à
l’Académie en 1718, Sebastiano Ricci ne la singularise guère
mieux comme France (ill. 1).
Il ajoute donc un soleil apollinien sur la poitrine de Minerve, qui
fait référence à Louis XIV : en précisant son référent, la
personnification allégorique se complique et, du coup, s’opacifie.
Ailleurs ce sera un autre code : dans La France implorant la
protection de sainte Geneviève (1726,
ill. 2), Jean
François de Troy désigne la France par un manteau d’hermine et un
globe fleurdelisés.
Désigner
le Tibre comme « une figure d’homme couché » procède
de la même désinvolture simplificatrice. Cesare Ripa en donnait
dans son Iconologie (1603)
une description autrement plus précise : « che sta
giacendo, & sotto il braccio destro tiene une lupa, sotto la
quale si veggono due piccioli fanciullini » ;
l’Allégorie du Tibre
de Le Brun et Dughet respecte grosso modo le
programme, avec son vieillard couché tenant une jarre d’où
s’écoule l’eau du fleuve, et appuyant sa jambe gauche sur la
louve au flanc de laquelle Romulus et Rémus sont endormis (ill.
3). La jarre indique
génériquement le fleuve ; la louve et les jumeaux distinguent
spécifiquement le Tibre. Cette caractérisation allégorique du
personnage différencie alors à peine l’allégorie d’un sujet
d’histoire, comme le Romulus et Rémus
peint par Rubens en 1613, où la scène de la découverte des jumeaux
par le berger Faustulus a pour témoin le dieu fleuve, qui tout à la
fois caractérise le lieu de la scène et est caractérisé par elle
(ill. 4).
A l’opposé, la simple « figure d’homme couché » se
donne à voir sans lecture, sans déchiffrement allégorique :
c’est une pièce dans une composition, l’élément d’une scène,
un détail visuel et non plus un syntagme hiéroglyphique.
 La France implore la protection de sainte Geneviève - J.-F. de Troy Quant
à la calomnie sous une figure de satyre, elle sort complètement du
codage emblématique traditionnel. C’est apparemment une référence
à Rubens. On peut lire en effet dans le Dictionnaire de la fable
de François Noël (1801), à
l’article Calomnie,
que « Rubens a peint la calomnie dans la galerie du Luxembourg
sous la forme d’un satyre qui tire la langue ». La galerie du
Luxembourg renfermait alors le Cycle de Marie de Médicis,
aujourd’hui au Louvre. Aucune des vingt-quatre toiles qui le
composent n’est spécialement dédiée à une telle
personnification de la Calomnie : Rubens n’a pas peint au
Luxembourg d’allégories pures, mais ce que Du Bos appelle des
compositions mixtes, où les personnifications allégoriques
accompagnent, encadrent l’histoire. Dans le tableau de La
Félicité de la Régence, sous
le trône de Marie de Médicis tenant la balance de la Justice d’une
main, le sceptre et le globe du Pouvoir de l’autre main, on
distingue en bas à droite les figures écrasées des maux que la
Régente a repoussés. Complètement à droite, un satyre ouvre une
bouche difforme et tire légèrement la langue. C’est probablement
le commentaire qu’en fait Félibien qui a entraîné la formule de
Du Bos qui s’est ensuite répandue dans les dictionnaires :
« D’un
côté est un jeune enfant qui rit, & qui tient attachées
l’Ignorance, la Médisance & l’Envie, que le Peintre a
représentées ; la premiere, avec des oreilles d’âne ;
la seconde, sous la figure d’un Satyre qui tire la langue ; &
la troisiéme, sous la figure d’une femme fort maigre, renversée à
terre. » (Félibien, VII. Entretien sur les Vies et
les Ouvrages des Peintres, in
Entretiens, t. III,
Trévoux, 1725, p. 422.)
 Allégorie du Tibre - Le Brun et Dughet Ce satyre qui tire vaguement la langue n’est
certes pas une allégorie canonique. C’est probablement à dessin
que Du Bos le monte en épingle, pour caricaturer et dénigrer une
pratique de l’écriture picturale qu’il réprouve comme obscure
et incompréhensible. Dans le même tableau, en effet, c’est
d’abord la personnification de Marie de Médicis sous la forme
connue et reçue de l’Autorité telle que la décrivait Cesare Ripa
dans son Iconologie
qui frappe le regard et détermine la lecture globale de la
composition. Et tant qu’à tirer la langue, on pourrait citer
plutôt, dans le tableau de La Paix d’Angers, la femme à
droite, de la bouche de laquelle sort un serpent : c’est la
personnification de l’Envie, telle que Giotto par exemple l’a
peinte dans la Capella dei Scrovegni à Padoue.
D’ailleurs
tout le problème est là : à partir du moment où le peintre
codifie à la volée ses personnifications allégoriques, où il les
multiplie dans la profusion d’un discours dont lui seul a la clef,
l’allégorie devient incompréhensible ; c’est le reproche
essentiel que lui adresse Du Bos, opposant Raphaël à Rubens :
« Les
personnages allégoriques modernes sont ceux que les peintres ont
inventés depuis peu et qu’ils inventent encore pour exprimer leurs
idées. Ils les caractérisent à leur mode et ils leur donnent les
attributs qu’ils croient les plus propres à les faire reconnaître.
[…] Les
peintres qui passent aujourd’hui pour avoir été les plus grands
poètes en peinture ne sont pas ceux qui ont mis au monde le plus
grand nombre de personnages allégoriques. Il est vrai que Raphaël
en a produit de cette espèce, mais ce peintre si sage ne les emploie
que dans les ornements qui servent de bordure ou de soutien à ses
tableaux dans l’appartement de la Signature. Il a même pris la
précaution d’écrire le nom de ces personnages allégoriques sous
leur figure. » (P. 63.)
 Romulus et Rémus - Rubens L’allégorie
fonctionne comme un langage. Mais contrairement à l’allégorie
médiévale, elle n’en maîtrise ni n’en impose plus le code.
Elle se déploie, se dissémine en fragments d’écriture visuelle
dont la clef n’est pas donnée. L’image doit délivrer elle-même
son code, et l’invention picturale ne cesse de suppléer, par ses
ramifications emblématiques, la défaillance originelle du signifié,
la perte de sens qui menace l’ensemble de la composition.
Raphaël,
dans la Chambre de la Signature au Vatican (ill. 6),
aurait selon Du Bos trouvé un moyen ingénieux de clarifier ses
personnifications allégoriques : les repoussant à la marge de la
composition, hors de l’histoire, à la place dévolue aux
grotesques, il les auraient dotées d’écriteaux explicatifs. On
cherche vainement ces écriteaux sur les lieux. Il y a bien des
figures en grisaille qui « servent de soutien » aux
grandes compositions allégoriques que sont L’École
d’Athènes et La
Dispute du Saint Sacrement, mais
ces figures ne sont expliquées par aucune inscription. D’autre
part, les personnifications allégoriques ne sont pas cantonnées en
position de bordure et d’ornement : dans la lunette au-dessus
de la fenêtre, par exemple, les trois vertus cardinales qui
accompagnent la Justice, à savoir la Force d’esprit, la Prudence
et la Tempérance, sont arrangées ensemble de façon à faire scène.
Quant aux inscriptions que l’on trouve dans les compositions, elles
donnent certes des indices pour la compréhension des allégories,
mais ces indices sont autant d’énigmes. Ainsi, pour les médaillons
du plafond, jus suum cuique tribuit,
« elle attribue à chacun son droit », désigne la
Justice, tandis que Numine afflatur,
« elle est inspirée par la volonté divine »,
caractérise la Poésie.
II. La dissémination
allégorique
 La félicité de la Régence (Cycle de Marie de Médicis) - Rubens L’opposition
établie par Du Bos entre un usage déraisonnable et un usage
raisonné de la personnification allégorique, qui recoupe
l’opposition stylistique qu’on fait parfois en histoire de l’art
entre art baroque et art classique, apparaît ici nettement comme un
discours de surface, comme la polarisation idéologique d’un
phénomène global et massif de dissémination allégorique, lié à
un usage sciemment et méthodiquement perverti de l’image comme
écriture emblématique, ou, si l’on préfère, hiéroglyphique.
Fondamentalement, il n’y a pas de différence entre une allégorie
pure et une composition mixte, entre le respect d’une certaine
vraisemblance et le recours éhonté au merveilleux. Toutes les
différenciations que Du Bos commence par établir tombent dès qu’on
entre dans le détail des exemples : dans les exemples qu’il
donne, l’allégorie est en fait toujours mixte
et mélange personnages historiques et personnifications fabuleuses ;
quant au respect de la vraisemblance, qui lui fait critiquer les
tritons du port dans l’Arrivée de Marie de Médicis à
Marseille (ill. 8),
il est peu à peu mitigé jusqu’à tomber complètement. Du Bos
commence par concéder la coprésence des deux mondes, l’historique
et l’allégorique, dans la mesure où les personnifications peuvent
être crues vraies par les personnages qui les côtoient.
« Ma
critique n’est point fondée sur ce qu’il n’y eut jamais de
sirènes et de néréides, mais sur ce qu’il n’y en avait plus,
pour ainsi dire, dans les temps où arriva l’événement qui donne
lieu à cette discussion [i. e.
l’arrivée de Marie de Médicis à Marseille, le 3 novembre 1600,
dix siècles au moins après la disparition du paganisme]. Je
tomberai d’accord qu’il est des compositions historiques où les
sirènes et les tritons, comme les autres divinités fabuleuses,
peuvent avoir part à une action. Ce sont les compositions qui
représentent des événements arrivés durant le paganisme et quand
le monde croyait que ces divinités existaient réellement. »
(p. 65.)
 Le repentir du Grand Condé - Michel Corneille le Jeune On remarquera que
le propos a glissé de figures authentiquement allégoriques comme la
France, le Tibre, la Calomnie, ou, chez Raphaël, la Justice et les
Vertus, vers des figures décoratives dont la signification
allégorique s’estompe. Du problème de la signification et de la
compréhension, on est du même coup passé à celui de la
composition et de la cohérence. Or même face à la solution modérée
d’une cohérence sans signification, Du Bos recule, reconnaissant,
contre l’économie de la vraisemblance, sinon la pertinence, du
moins l’existence d’une économie du merveilleux. Il commence par
condamner sévèrement cette économie, et cite Lactance : « Apprenez
que la licence poétique a ses bornes, au delà desquelles il n’est
point permis de porter la fiction. »
Mais à la section 28, « De la vraisemblance en poésie »,
il s’appuie sur Vida pour affirmer à peu près le contraire :
« On
peut ajouter bien des traits inventés à des faits authentiques,
dit Vida.
On ne traite point de menteurs les poètes et les peintres qui le
font. La fiction ne passe pour mensonge que dans les ouvrages qu’on
donne pour contenir exactement la vérité des faits.
[…] Après
cela, que des personnes plus hardies que moi osent marquer les bornes
entre la vraisemblance et le merveilleux. » (I, 28, 80-81.)
 L’arrivée de la Reine à Marseille (Cycle de Marie de Médicis) - Rubens Voilà qui justifie
rétroactivement l’allégorie, ses compositions mixtes et ses
personnifications. La contradiction où se trouve Du Bos, et qu’il
assume tout au long de la section 28, est celle du siècle, qui
condamne la personnification allégorique comme contraire aux normes
classiques de composition et de vraisemblance, et en même temps qui
la pratique outrancièrement, notamment à l’opéra, parce qu’il
lui reconnaît une efficacité fictionnelle, imaginative, sans égal.
La nature de cette
efficacité est assez surprenante. Alors même que Du Bos reproche à
l’allégorie sa propension à la dissémination, la profusion
excessive des personnages, la complexité des signes et des codes, la
dispersion de l’attention du spectateur, sollicitée de toutes part
pour résoudre des énigmes insolubles, l’efficacité qu’il
reconnaît à l’allégorie est une efficacité de condensation :
« Les
peintres tirent de grands secours de ces compositions allégoriques
de la seconde espèce [i. e. les
compositions mixtes], ou pour exprimer beaucoup de choses qu’ils ne
pourraient pas faire entendre dans une composition historique, ou
pour représenter en un seul tableau plusieurs actions dont il semble
que chacune demandât une toile séparée. La galerie du Luxembourg
et celle de Versailles en font foi.
Rubens et Le Brun ont trouvé moyen d’y représenter par le moyen
de ces fictions mixtes des choses qu’on ne concevait pas pouvoir
être rendues avec des couleurs. Ils y font voir en un seul tableau
des événements qu’un historien ne pourrait narrer qu’en
plusieurs pages. » (I, 24, 67.)
Il y a ici
quelque chose qui se retourne, qui engage l’histoire générale de
la représentation. Le ressort de la dissémination allégorique est
l’identification qu’elle suppose entre représentation et
écriture : même lorsqu’elle s’exprime en peinture,
lorsqu’elle joue comme chez Rubens sur les effets les plus
chatoyants de l’image et de la couleur, la personnification
allégorique consiste à fragmenter le sens en morceaux d’écriture.
Lorsque Du Bos louait Raphaël pour l’« explication des
symboles » qu’il aurait écrite sous ses figures allégoriques
dans la Chambre de la Signature, explication qui pourtant n’y est
pas, il désignait à sa manière l’efficacité scripturaire de ces
figures, dessinant dans l’espace de la chambre une constellation de
mots, ou d’énigmes écrites. Quant à l’idée sublime du prince
de Conti (ill. 7),
elle consistait fondamentalement à disséminer des inscriptions dans
l’espace de la représentation :
« Il
fit donc dessiner la Muse de l’histoire, personnage allégorique,
mais très connu, qui tenait un livre sur le dos duquel était écrit
Vie du prince de Condé.
Cette Muse arrachait des feuillets du livre qu’elle jetait par
terre et on lisait sur ces feuillets Secours de Cambrai,
Secours de Valenciennes,
Retraite de devant Arras ;
enfin le titre de toutes les belles actions du prince de Condé
durant son séjour dans les Pays-Bas espagnols, actions dont tout
était louable, à l’exception de l’écharpe qu’il portait
quand il les fit. » (P. 67.)
La dispersion des pages
d’histoire, qui ne peuvent être directement illustrées car Condé
s’est alors battu contre le roi de France, mais qui ne doivent pas
être oubliées car l’homme s’y est conduit héroïquement,
identifie l’allégorie à une constellation de mots dont la
personnification de l’Histoire organise le mouvement dynamique de
dissémination, et en même temps resserre, structurellement, l’unité
organique. L’allégorie précède l’avènement visuel des images.
Elle les produit, les manipule depuis un monde de codes, de signes,
de hiéroglyphes, où la logique propre des images n’a pas cours.
On touche ici aux deux
faces de l’esprit allégorique. D’un côté, c’est le bel
esprit, qui parle pour ne rien dire et fabrique des allégories
creuses à n’en plus finir :
« D’ailleurs,
il est impossible qu’une pièce, dont le sujet est une action
allégorique, nous intéresse beaucoup. Celles que des écrivains, à
qui personne ne refuse de l’esprit, ont hasardé en ce genre-là,
n’ont pas autant réussi que celles où ils avaient bien voulu être
moins ingénieux et traiter un sujet historiquement. Le brillant qui
naît d’une action métaphorique, les pensées délicates qu’elle
suggère et les tours fins avec lesquels on applique son allégorie
aux folies des hommes, en un mot toutes les grâces qu’un bel
esprit peut tirer d’une pareille fiction ne sont point en leur
place sur le théâtre. » (I, 25, 73.)
Mais cet esprit
ingénieux, ce brillant qui se dissémine en « pensées
délicates » et en « tours fins », c’est aussi
l’esprit du trait d’esprit, qui condense le sens et rassemble
toute la sinuosité narrative des événements en un tableau, le
déroulement de toute une histoire en suspens d’un instant unique.
Les énigmes incompréhensiblement entassées du magasin allégorique
se retournent alors en illumination fracassante et synthétique de
l’idée sublime allégorique, qui rassemble et unifie les fragments
scripturaires dans la surprise d’un seul coup d’œil.
III. En finir avec
l’expression des passions
Il y a là un
principe d’organisation de la représentation fondamentalement
hétérogène à l’idéologie académique, telle qu’elle s’est
constituée autour des Conférences de l’Académie et notamment de
la conférence décisive de Le Brun sur l’expression des passions.
Du Bos oppose d’abord « l’invention des mystères
allégoriques » à « l’expression des passions » :
« …l’enthousiasme
qui fait les peintres et les poètes ne consiste pas dans l’invention
des mystères allégoriques, mais bien dans le talent d’enrichir
ses compositions par tous les ornements que la vraisemblance du sujet
peut permettre ainsi qu’à donner de la vie à tous ces personnages
par l’expression des passions. » (p. 71.)
L’expression des
passions est une poétique de la figure : l’enjeu de la
représentation est la différenciation des figures par rapport à un
sujet donné. Pour les différencier, l’artiste en fait varier
l’expression en fonction de la relation qu’elles entretiennent
avec l’action, avec l’événement représenté. Cette variété
des expressions relève de l’ornement, de l’enrichissement du
sujet, selon une logique rhétorique de variation.
A l’opposé,
l’invention allégorique relève d’une poétique de l’emblème :
les personnages ne s’y caractérisent pas par le trait définitoire,
interne, de leur expression, mais par leur signification externe,
c’est-à-dire par les accessoires qui permettent, à leur
périphérie, de les déchiffrer par ce qu’ils tiennent, portent,
écrasent, embrassent. On peut toujours ajouter un nouvel accessoire,
un nouveau personnage, pour éclairer, guider le déchiffrement. La
logique n’est donc pas de variation, mais d’invention.
Le fait que l’invention
soit du côté de l’allégorie plaide pour elle et gêne
l’argumentation de Du Bos, qui tente alors de placer l’imagination
du côté de l’expression des passions, contre une paradoxale
stérilité, ou facilité de l’invention allégorique:
« Il
faut avoir une imagination plus féconde et plus juste pour imaginer,
et pour rencontrer les traits dont la nature se sert dans
l’expression des passions, que pour inventer des figures
emblématiques. On produit tant qu’on veut ces symboles par le
secours de deux ou trois livres qui sont des sources intarissables de
pareils colifichets, au lieu qu’il faut avoir une imagination
fertile, et qui soit guidée encore par une intelligence sage et
judicieuse, pour réussir dans l’expression des passions et pour y
peindre avec vérité leurs symptômes. » (Ibid.)
Il s’agit de réduire
le statut de la personnification allégorique : les « figures
emblématiques » deviennent des « symboles » (avec
le démonstratif dépréciatif), puis « de pareils
colifichets ». L’emblème allégorique se situe à
l’extérieur de la figure : les symboles, et plus encore les
colifichets, désignent moins la figure elle-même que ses
accessoires, desquels elle reçoit sa signification. À l’opposé,
la logique de l’expression des passions concentre l’effort de
l’imagination vers l’intériorité de la figure, non la figure
elle-même, mais, en elle, les « symptômes » de la
passion. Les symptômes s’opposent au colifichets, comme une
intériorité à une extériorité, comme du sentiment à de
l’écriture.
Or le problème du
sentiment, c’est son irréductibilité à la représentation. Aux
mystères allégoriques que raillait Du Bos succèdent les mystères
de l’intimité de la passion :
« Toutes
les expressions doivent tenir du caractère de tête qu’on donne au
personnage qu’on représente agité d’une certaine passion. Il
faut donc que l’imagination de l’ouvrier supplée à tout ce
qu’il a de plus difficile à faire dans l’expression, à moins
qu’il n’ait dans son atelier un modèle encore plus grand
comédien que Baron. »
(p. 72.)
C’est à l’intérieur
que le personnage est « agité d’une certaine passion »,
mais c’est de l’extérieur qu’il s’agit de représenter cette
agitation intime, par le biais des « symptômes ». Il
faut donner à voir des symptômes, et non plus à déchiffrer des
allégories ; mais ces symptômes, le peintre ne les voit que
rarement sur le modèle qu’il a sous les yeux, dans son atelier ;
il doit donc les imaginer. Au moment où la poétique de la figure
fait basculer les arts de la représentation de l’écriture
allégorique vers la visibilité des symptômes, la catégorie du
visuel émerge négativement, comme constat que c’est impossible à
voir.
« Il
faut, pour ainsi dire, savoir copier la nature sans la voir. Il faut
pouvoir imaginer […] quels sont ses mouvements dans des
circonstances où on ne la vit jamais. […] On voit bien une partie
de la nature dans son modèle, mais on n’y voit pas ce qu’il y a
de plus important par rapport au sujet qu’on peint. On voit bien le
sujet que la passion doit animer, mais on ne le voit point dans
l’état où la passion doit le réduire, et c’est dans cet état
qu’il le faut peindre. » (p. 71-72.)
On voit et on ne voit
pas ; c’est ce qu’on ne voit pas qu’il faut donner à
voir. L’émergence négative de la visibilité met en place le
battement de la pulsion scopique, tandis que ce qui apparaît comme
le nouveau paradigme de la représentation contre l’ancien emblème
allégorique, ce n’est pas la figure de l’expression des
passions, mais le modèle, avec la nouvelle ambiguïté qu’il
introduit : le modèle est le modèle vivant que le peintre paie
et installe dans son atelier, et il est en même temps le modèle
abstrait, « l’état » idéal que l’artiste imagine
comme « ce qu’il y a de plus important par rapport au sujet
qu’on peint ».
Ce modèle idéal,
Diderot en fera la théorie dans le Paradoxe sur le
comédien en reprenant, parmi
d’autres, l’exemple du comédien Baron avancé ici par Du Bos,
rattachant sa jarretière dans Le Comte d’Essex.
Le modèle idéal ne peut émerger comme catégorie fondatrice,
post-figurale, de la représentation moderne qu’à partir de ce
renversement de la personnification allégorique qui prépare le
battement du voir et l’expérience de la dépossession de soi :
« Le
Second. — Cependant il y aura des vérités de nature.
Le
Premier. — Comme il y en a dans la statue du sculpteur qui a
rendu fidèlement un mauvais modèle. On admire ces vérités, mais
on trouve le tout pauvre et méprisable. Je dis plus : un moyen
sûr de jouer petitement, mesquinement, c’est d’avoir à jouer
son propre caractère. Vous êtes un tartuffe, un avare, un
misanthrope, vous jouerez un misanthrope, un avare, un tartuffe, et
vous le jouerez bien ; mais vous ne ferez rien de ce que le poète a
fait, car il a fait, lui, le Tartuffe, l’Avare et le Misanthrope.
Le
Second. — Quelle différence mettez-vous donc entre un
tartuffe et le Tartuffe ?
Le
Premier. — Le commis Billard est un tartuffe, l’abbé
Grizel est un tartuffe, mais il n’est pas le Tartuffe. Le financier
Toinard était un avare, mais il n’était pas l’Avare. L’Avare
et le Tartuffe ont été faits d’après tous les Toinards et tous
les Grizels du monde ; ce sont leurs traits les plus généraux et
les plus marqués, et ce n’est le portrait exact d’aucun, aussi
personne ne s’y reconnaît-il. » (Paradoxe sur le
comédien, p. 125.)
Il fallait d’abord voir, au-delà de
l’expression commune du modèle d’atelier, l’expression idéale
d’une passion que ce modèle aurait été bien incapable de jouer.
Il faut maintenant se défaire de soi-même pour constituer le modèle
idéal qu’il s’agit de jouer. Ce modèle idéal, qui concentre
« tous les Toinards et tous les Grizels du monde », est
une personnification, mais une personnification anti-allégorique.
L’allégorie abstrait, tandis que le modèle concrétise.
L’allégorie donne à déchiffrer une idée à partir d’accessoires
concrets ; le modèle donne à voir « tous les Toinards et
tous les Grizels du monde » à partir de l’idée
platonicienne selon laquelle il a été conçu. Entre l’allégorie
et le modèle, la figure, avec son idéal classique d’expression
des passions, apparaît comme une fragile et précaire transition :
prise dans le jeu rhétorique des variations expressives, la figure
est encore une mécanique discursive ; mais pointant, au lieu
des signes de l’allégorie, les symptômes de l’intériorité,
elle fraye déjà avec les pulsations de la visualité dont le modèle
assumera complètement le jeu fantomatique de possession et de
dépossession.
Si la figure concurrence la personnification
allégorique, le modèle au contraire en marque en quelque sorte le
retour, la reconstitution inversée. Cette filiation a été repérée
par Walter Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand,
dont les développements sur le système de l’allégorie baroque
dans le trauerspiel
éclairent de façon saisissante les propos de l’abbé Du Bos.
Benjamin montre comment cette allégorie devient incompréhensible
pour les romantiques allemands comme pour la critique littéraire
issue du romantisme, parce qu’une pensée et une pratique du
symbole s’est développée en lieu et place de la présentation
allégorique (p. 177) :
« Et
aujourd’hui encore, il est rien moins qu’évident que dans la
prépondérance de la chose sur la personne, du fragment sur le tout,
l’allégorie et le symbole représentent des pôles opposés, et
par là d’importance égale. La personnification allégorique a
toujours entretenu l’idée trompeuse que sa fonction n’était pas
de personnifier des choses, mais au contraire de figurer seulement la
chose de façon plus imposante en la revêtant de tous les attributs
de la personne. » (P. 201.)
Ce que Benjamin,
à la suite du romantisme allemand, nomme symbole, c’est le modèle.
De part et d’autre de la figure s’opère un pivotement par lequel
la personnification allégorique, avec ses racines antiques et
médiévales, communique directement avec la modernité. La
matérialisation et la fragmentation induisent une pensée du
dispositif, où l’architecture des lieux, mais aussi la
simultanéité des temps narratifs, jouent un rôle essentiel. C’est
l’allégorie qui prépare la scène comme dispositif nodal de
représentation ; c’est le modèle qui la met en œuvre. Au
dix-huitième siècle, la notion de moment, d’instant de la scène
est introduite par l’essai de Shaftesbury sur le Jugement
d’Hercule, sur lequel embraye
l’article Composition
que Diderot rédige pour l’Encyclopédie.
Or qu’est-ce que le Jugement d’Hercule,
sinon l’installation d’un modèle, Hercule, non l’Hercule de la
fable, mais Hercule au sens de tout homme, de « tous les
Toinards et tous les Grizels du monde » entre deux
personnifications allégoriques ?
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