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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Imagination chimique et poétique de l’après-texte », préface à l’ouvrage de Fumie Kawamura, Diderot et la chimie, répercussions de la notion de fermentation dans la pensée et dans l’écriture de Diderot, Garnier, 2013. Imagination chimique et poétique de l’après-textePréface à l’ouvrage de Fumie Kawamura, Diderot et la chimie, Garnier, 2013 Stéphane Lojkine
La publication aux
éditions « Classiques Garnier » du livre de Fumie
Kawamura après celui de François Pépin
révèle un pan jusqu’ici peu étudié et peu connu de l’histoire
des sciences, indissociable au dix-huitième siècle de celle plus
générale des idées et des stratégies poétiques qu’elles
mobilisent. Il s’agit de la chimie, du discours sur la chimie que
tient l’Encyclopédie et de l’appropriation du champ et de
la méthode chimiques par la pensée de Diderot. François Pépin
aborde ces questions en historien de la philosophie ; Fumie
Kawamura adopte une démarche à la fois anthropologique et
poéticienne pour définir un nœud décisif entre le débat
scientifique des Lumières, les modèles imaginaires et
épistémologiques que ce débat mobilise et les formes de
raisonnement, d’écriture et de représentation que ces modèles
induisent ou manifestent.
Ce nœud, ce dispositif
chimique n’acquiert une évidence pragmatique et théorique
qu’aujourd’hui, avec l’effondrement de la littérature comme
espace critique autonome. La circulation dont il s’agit ici n’est
en effet ni proprement littéraire, ni proprement scientifique. Il
n’y a pas non plus d’antériorité, ni de postériorité de la
chimie par rapport à l’œuvre de Diderot. Il s’agit d’un
nœud : à un moment donné de l’histoire et de la culture
européennes, ce nœud s’est noué. Le livre de Fumie Kawamura rend
compte de cet événement.
Pourquoi la chimie ?
La chimie, dans la
pensée et dans l’œuvre de Diderot, n’est pas une simple affaire
de contenu. Diderot s’est certes intéressé à une discipline
scientifique dont la position, dans le champ scientifique des
Lumières, était ambivalente et controversée : héritière de
l’alchimie dont elle ne s’est pas complètement détachée, la
chimie semble par bien des aspects renvoyer à un état révolu du
savoir et à des pratiques que la raison et la méthodologie
scientifique naissante réprouvent. Pourtant cette rationalité
démodée, ces pratiques obsolètes, résistent et font retour,
depuis la médecine, depuis les courants hétérodoxes de la
physique, comme puissances de proposition et d’innovation, depuis
lesquelles opérer une critique radicale du mécanisme
post-cartésien.
Or cette critique
déborde largement le domaine de l’expérimentation scientifique.
Ce qui est en jeu pour Diderot n’est pas seulement la compréhension
et la modélisation de tel ou tel phénomène naturel, mais le
processus même, cognitif, de cette modélisation : non pas tant
comment penser la nature, mais comment penser la pensée au plus près
de la nature, en retrouvant, dans les mécanismes de la pensée, les
processus naturels de rencontre et de transformation des éléments.
Autant le dire tout de suite : une telle modélisation se situe
aux antipodes de la tradition rhétorique, même si elle se nourrit
de ses formes et de ses structures, et les convoque pour mieux les
détourner.
Si le débat des
Lumières sur les dernières avancées scientifiques concernant la
génération, la fermentation, ou l’évolution apparaît comme un
débat d’avant-gardistes où la spéculation imaginative ne se
traduit pas encore en enjeux de société concrets,
la modélisation rhétorique des structures de la pensée semble
alors constituer le socle pluriséculaire incontesté à partir
duquel se pensent et s’organisent, au sein de la république des
lettres, les dispositifs de la dispute, du dialogue, la gestion des
idées et des débats, la circulation des savoirs, la production des
œuvres de la pensée.
Diderot n’aborde pas
la chimie comme objet de savoir dans ce cadre rhétorique ; il
mobilise la chimie comme critique et débordement du cadre : ce
n’est pas un objet, un champ d’investigation au milieu de tant
d’autres qui foisonnent ; ce sont les conditions même du
débat qui sont en jeu et, au delà, une pensée de l’œuvre non
plus comme système d’articulations verbales et d’enchaînements
mais comme processus chimique d’association, de superposition, de
diffusion des idées, par fermentation, contamination, transmutation.
Lexique et symptôme
L’articulation
du champ et du cadre doit donc être la préoccupation constante du
chercheur qui entreprend d’explorer la chimie de Diderot. Jacques
Proust en avait frayé la voie dans un article célèbre, « Diderot
et la philosophie du polype » :
le polype est à la fois un phénomène biologique, auquel
l’Encyclopédie
consacre article et planches,
et un modèle de développement du raisonnement, par duplications du
même, extensions paradigmatiques et, de là, à la fois par
métonymie et par analogie. Jean Starobinski a élargi le champ de
l’investigation bien au delà de Diderot, dans Action et
réaction. Vie et aventures d’un couple (1999),
livre révolutionnaire par la redéfinition radicale qu’il
institue, dans la lignée de Michel Foucault, de l’objet de la
critique et des mises en relation qu’elle suppose désormais pour
le chercheur contemporain. « Action et réaction » n’est
pas un thème, ne délimite pas une catégorie (littéraire,
scientifique, politique), mais repère un dispositif transversal de
la pensée européenne classique.
Une telle conception de
l’objet de la critique ne va pas cependant sans difficultés. Jean
Starobinski explore dans un premier temps toutes les acceptions qu’on
peut trouver des termes « action » et « réaction »
dans les textes les plus divers de la fin du XVIIe au début du XIXe
siècle.
Le résultat de
la recherche est surprenant : alors que pour le public
contemporain, dans le domaine des sciences c’est la chimie qui est
la discipline reine des réactions, ce mot n’apparaît que très
rarement chez les chimistes de l’époque, et reste l’apanage de
la physique cartésienne :
au choc de la boule de billard lancée répond la réaction
de la boule percutée. Chez les chimistes, les notions clefs sont
celles de fermentation,
déclenchée par l’affinité,
et produisant l’agrégat
ou le composé.
Les phénomènes chimiques ne commencent à être traités en termes
de réaction qu’à
la fin du dix-huitième siècle lorsque, pour dire les choses un peu
rapidement, la modélisation physique a triomphé de celle
concurrente que proposait la chimie.
C’est alors qu’apparaît l’acception politique du terme :
mais le réactionnaire politique ne peut être identifié à la
réaction physique, ou médicale, qu’au prix d’une métaphore
psychologique assez inconsistante :
la présence du mot « réactionnaire » dans le Manifeste
du parti communiste conduit Jean
Starobinski à pointer une « rhétorique du Manifeste,
dont on sait combien elle fut efficace »,
rhétorique amputée d’un des deux termes du couple et désormais
fort éloignée de l’imaginaire physique et physiologique
originaire : l’incantation d’un mot dont l’origine n’est
plus perçue peut-elle expliquer l’un des phénomènes politiques
les plus décisifs de l’histoire contemporaine ?
On perçoit ici
les limites de l’enquête lexicale : « Je crois que nous
avons plus d’idées que de mots. Combien de choses senties et qui
ne sont pas nommées ! », écrit Diderot dans les Pensées
détachées sur la peinture.
Le mot réifie, tue le couple, efface ou écrase l’imagination qui
l’a convoqué, structure un jeu différentiel qui simplifie, réduit
la plasticité de la scène, du jeu, de la configuration dans
lesquels l’idée était originellement prise. Ce n’est pas le
mot, c’est le phénomène qui symptomatise, voire détermine les
coalescences, les glissements, les actions et réactions
constitutives d’une épistémè,
d’une rationalité scientifique, littéraire, culturelle, sociale
et politique.
Or le phénomène en
jeu se laisse difficilement appréhender. Y a-t-il, lié au couple
action/réaction, un phénomène scientifique à quoi achoppe la
modélisation scientifique des Lumières, et à partir duquel se
fédèreront, s’imagineront les productions alternatives de la
pensée et du discours, les formes révolutionnaires du gouvernement,
les modèles modernes de sociabilité et de société ?
Ce phénomène, cet
événement type, n’est pas le choc des deux boules, avec ce qu’il
suppose de modélisation linéaire, de réduction des causalités. Ce
n’est pas non plus la loi de l’attraction, et sa généralisation
depuis l’astronomie à l’ensemble des phénomènes de la
physique.
C’est dans la répétition du couple, dans la puissance
disséminante de la réaction, que se manifeste la fécondité du
modèle : modèle limite, à la limite du modélisable, où la
réaction absorbe l’action, la divise et l’anticipe ;
phénomène que la science échoue à observer, expérience sans
expérimentation possible, ou dans laquelle l’imagination doit
suppléer l’observation. Mais le mot de fermentation, qui a
constitué le point de départ de l’enquête de Fumie Kawamura, ne
saurait lui non plus délimiter le champ d’une enquête lexicale :
ne serait-ce que dans l’Encyclopédie, il faut naviguer des
articles de médecine à ceux de physique et de chimie, et, dans les
planches, du laboratoire du chimiste-alchimiste
à la fabrique de l’amidonnier
et du cirier, au traitement du blanc de baleine, aux ateliers du
brasseur,
du distillateur d’eau de vie,
aux opérations du blanchissage
et aux savonneries,
et de là à la minéralogie et à la métallurgie, autant
d’activités et de techniques que rien ne relie textuellement sinon
le regroupement opéré par Jacques Proust dans son édition des
planches de l’Encylopédie.
A chaque fois, la
chimie y fait symptôme, un symptôme que l’imagerie des planches
aide à circonscrire et à caractériser : l’alambic, le four,
la cuve désignent un espace un peu mystérieux, obscur et souvent
fumant, où de la matière est en transformation. Le récipient
chauffe souvent, il faut parfois mélanger, le savant comme l’ouvrier
s’affairent. À la fermentation des matières, à leur
effervescence, à leur décomposition et leur recomposition,
correspond une activité intense : quelque chose de très
ancien, qui touche à l’incantation, à la magie des chaudrons de
sorcières, se combine avec un phénomène complètement nouveau, le
développement des manufactures, la première révolution
industrielle, l’irruption des lieux et des processus du
capitalisme,
à la fois spectaculaires et cachés, ordonnés dans l’implacable
rationalité qu’ils font naître et désordonnés par l’affairement
même qu’ils mettent en œuvre.
L’exemple de Quesnay
François
Quesnay, le fondateur de l’école des physiocrates, est une figure
remarquable de cette ambivalence du modèle. Il fut d’abord un
médecin, et à ce titre s’intéressa à la chimie. Son Essai
physique sur l’économie animale, d’abord publié en un
volume chez Cavelier en 1736, puis réédité augmenté en trois
volumes en 1747, comporte alors une seconde section intitulée
« Chymie naturelle ». La physiologie du médecin, qui
écrit par ailleurs un Traité de la gangrène
et un Traité de la suppuration
(1749), s’appuie sur l’observation et les méthodes de la
chimie : étude et différenciation des acides, des alcalis et
des neutres, description des huiles, processus de putréfaction (ch.
21), conduisant à la troisième section sur les humeurs : la
circulation du sang et des humeurs y est opposée à la fermentation,
qui suppose stagnation et immobilité.
D’origine
modeste, c’est à ses talents de médecin que Quesnay doit son
ascension sociale, à partir de laquelle il débute une seconde
carrière d’économiste. Son célèbre Tableau économique
de la distribution des dépenses annuelles d’une Nation
agricole obéit encore à une
logique taxinomique :
division de la société en trois classes,
différenciation de ces classes par le commerce qu’elles
établissent réciproquement, différenciation des Nations entre
elles dans la « république commerçante ». C’est la
Philosophie rurale,
parue anonymement
en 1763, qui opère l’avancée décisive par laquelle on a fait de
Quesnay l’inventeur de la circulation :
« C’est dans l’emploi & la
régénération, c’est-à-dire dans la consommation & la
reproduction, que consiste le mouvement qui condense la Société, &
qui perpétue sa durée. C’est par là que les dépenses donnent
vie à la production, & que la production répare les dépenses.
Cette circulation a, comme toutes les autres, des regles exactes de
flux & reflux, qui empêchent également & l’épuisement
des canaux, & leur engorgement.
Ce sont ces regles si importantes à connoître, non pour porter
l’intervention d’une main téméraire dans des conduits dont le
jeu naturel dépend uniquement de l’impulsion qui leur est propre,
& qui ne souffrent aucun secours étrangers, mais pour éviter ce
qui peut leur nuire : ce sont, dis-je, ces regles si
importantes, & néanmoins si peu connues, que nous allons
anatomiser. »
Quoique les termes
d’action et de réaction ne soient jamais prononcés, on repère
bien ici le balancement d’une série de couples qui semblent en
dériver : emploi et régénération, consommation et
reproduction, flux et reflux, épuisement et engorgement. La
métaphore physiologique sous-jacente est d’autre part trahie par
le néologisme « anatomiser ». Mais la comparaison avec
la circulation du sang, souvent citée
comme le modèle à partir duquel Quesnay aurait travaillé, n’est
jamais formulée. Au contraire du modèle mécaniste et fermé de la
circulation sanguine décrit par Harvey en 1628, la Philosophie
rurale insiste sur « le labyrinthe » (p. 120),
ses « canaux innombrables » (p. 122), son « tissu
de lignes entrelacées & répétées » (p. 108), ses
« retours & permutations réciproques » (p. 256) :
car le propre de la circulation économique, ce sont les pertes (51
réf.), le déchet (13 réf.) ; et sa hantise — la
stagnation,
ou plutôt son équivalent physiologique, l’état de langueur
dont le symptôme est la disette (24 réf.).
D’un côté donc, une
rationalité économique de la circulation, impliquant le balancier
du flux et du reflux, l’optimisation des pertes, et constituant un
objectif à atteindre, cartésien, physique, utopique, dont le modèle
qui se généralise dans la société est déjà intellectuellement
périmé. De l’autre, la description d’une réalité économique,
pointant les pertes et les rétentions, les réserves (19 réf.)
excessives, est traitée explicitement comme établissement clinique
d’un diagnostic qui renvoie aux maladies auxquelles Quesnay s’est
le plus intéressé, les maladies de putréfaction. Dans le Traité
de la gangrène,
on trouvait déjà, opposée à la circulation (30 réf.), la
langueur au cœur des préoccupations de Quesnay : « car
si on a recours à l’amputation lorsque les chairs sont parvenues à
ce degré de langueur, on réussit rarement » (p. 38) ;
« mais le plus redoutable…, c’est cette langueur, ou cette
extinction presque entiere de la vie » (p. 193) ;
« Cet état de langueur semble ne nous présenter d’autre
indication que celle de réveiller l’activité des esprits »
(p. 194-5). La langueur ne s’opère pas. Symptomatiquement,
elle ne dit presque rien. Ce qui intéresse Quesnay, c’est la
limite extrême du modèle mécanique, au point où il se retourne et
présente son envers non modélisable, fermentatif et chimique :
d’un côté, classer, différencier, diagnostiquer, quantifier ;
de l’autre, au plus près du réel, appréhender l’égarement et
la stagnation des liquides, la déperdition des flux, la
décomposition incontrôlable des matières. Quesnay n’est pas
interventionniste ; tout au plus s’agirait-il, quand il n’est
pas trop tard, de rétablir le flux, par la suppuration,
ou la dépense.
C’est
que la rationalité économique de ce qui est en débat, chez les
penseurs matérialistes des Lumières, autour des phénomènes que la
chimie et la physique tentent concurremment d’expliquer, n’est
pas la clef ultime du réseau des modèles, des méthodes, des formes
imaginaires qui se développent autour de la réaction chimique, de
la fermentation universelle, des jeux de coalescence et d’analogie :
il faudrait déjà pouvoir formuler l’envers du modèle et la
formulation à elle seule est un enjeu idéologique et politique
majeur. C’est donc aux modes de production du discours que les
rationalités émergentes qui se manifestent ici ont à s’affronter.
L’événement Diderot
On touche ici à ce qui
fait l’originalité de la pensée et de la démarche de Diderot :
polymorphe et transversale, elle lui permet de conjoindre, dans un
même mouvement, l’imagination chimique des fermentations avec la
pratique verbale et sociale de l’affinité, de l’assentiment et
du dissentiment, avec l’expérience sonore et musicale de la
résonance, de la discordance et de l’accord,
avec la critique vivante du discours, par la digression, le fragment,
le dialogue,
par l’expérimentation de formes alternatives du raisonnement, le
chiasme contre le syllogisme, l’analogie contre la taxinomie.
La mise en évidence de
ces conjonctions encourt toujours le soupçon d’un arbitraire de la
métaphore critique : Fumie Kawamura s’en prémunit par le
repérage minutieux des termes employés, le rapprochement des
formules et des protocoles, la collation des références explicites.
Ce n’est pas un mot qui navigue de textes en textes, c’est la
réalité même des processus chimiques qui, disséminés dans des
réseaux lexicaux mouvants, surgit comme référence, comme métaphore
ou comme structure dans un article de grammaire de l’Encyclopédie,
un traité d’acoustique, une lettre à Sophie Volland…
Il s’agit de bien
autre chose que d’une singularité stylistique. Diderot concentre
ici, et exploite de façon particulièrement aiguë, une
configuration qui constitue le véritable envers, l’envers fécond
des Lumières : non celui des anti-philosophes,
providentialiste, scolastique, allégorique, qui innerve encore
toutes les structures de la pensée classique, mais, faisant couple
avec la Raison triomphante, avec la clarté et l’évidence de ses
développements, avec le progrès qu’elle annonce des
connaissances et de la civilisation, le bouillonnement polyphonique
des efforts de la pensée, les fusées délirantes de l’imagination,
la mise en tension du paradoxe,
les postures du détachement comme révolte
et de l’anonymat comme engagement.
Cet envers là se manifeste dans le mouvement même des Lumières :
il n’est pas revendiqué contre elles, mais tout au contraire
produit à leurs marges, faisant retour vers ce qui les précédait
et se projetant au delà d’elles, dessinant par là non la logique
d’un modèle
et l’histoire d’une rationalité, mais l’enracinement vivant et
le réseau mobile d’un dispositif.
L’émergence de ce
dispositif chez Diderot coïncide avec la naissance de la chimie
comme science, avec son émancipation de l’alchimie et sa division
d’avec la physique. C’est là la thèse maîtresse de Fumie
Kawamura. Diderot est le témoin privilégié de cette coïncidence ;
il en est peut-être également un peu l’acteur, jusque dans les
programmes pédagogiques qu’il imagine pour l’université russe,
et il révèle par là, au carrefour de l’histoire des sciences et
de la poétique des textes, comment pensée de la nature et pensée
de la pensée, expérimentation chimique et pratique verbale,
imagination scientifique et fiction pure participent, non exactement
d’une épistémè, mais plutôt d’un envers à la fois
enraciné et projeté du discours idéologique, mobilisant les mêmes
représentations et les mêmes expressions, revendiquant les mêmes
intérêts et concourant aux mêmes efforts de l’esprit humain.
Ce qui est en jeu,
c’est la matière même, iconique et sensible, préverbale de la
pensée, et son rapport fermentatif à la superstructure du langage
et de ses formes discursives :
« Dans l’enfance, on nous
prononçait des mots. Ces mots se fixaient dans notre mémoire, et le
sens dans notre entendement ou par une idée, ou par une image ;
et cette idée ou image était accompagnée d’aversion, de haine,
de plaisir, de terreur, de désir, d’indignation, de mépris.
Pendant un assez grand nombre d’années, à chaque mot prononcé
l’idée ou l’image nous revenait avec la sensation qui lui était
propre. Mais à la longue, nous en avons usé avec les mots, comme
avec les pièces de monnaie. Nous ne regardons plus à l’empreinte,
à la légende, au cordon, pour en connaître la valeur. Nous les
donnons et nous les recevons à la forme et au poids. Ainsi des mots,
vous dis-je. Nous avons laissé là de côté l’idée et l’image,
pour nous en tenir au son et à la sensation. Un discours prononcé
n’est plus qu’une longue suite de sons et de sensations
primitivement excitées. Le cœur et les oreilles sont en jeu,
l’esprit n’y est plus. […] Et que fait le philosophe qui pèse,
s’arrête, analyse, décompose, il revient par le soupçon, le
doute, à l’état de l’enfance. Pourquoi met-on si fortement
l’imagination de l’enfant en jeu, si difficilement celle de
l’homme fait ? c’est que l’enfant à chaque mot recherche
l’image, l’idée. Il regarde dans sa tête. L’homme fait à
l’habitude de cette monnaie ; une longue période n’est plus
pour lui qu’une série de vieilles impressions, un calcul
d’additions, de soustractions, un art combinatoire, les comptes
faits de Bareme. »
(Salon de 1767, Promenade Vernet, 6e site,
DPV XVI 218)
Le sens se noue entre
le mot qui nous vient de l’extérieur et l’idée, l’image, la
sensation que nous lui associons. L’image est la partie riche,
profonde du sens ; le mot en constitue la figure imposée, la
forme vide et rapide, l’abréviation de surface. A la
superstructure rhétorique des mots mis en circulation, ses séries,
ses combinaisons, s’oppose le rapport vrai, lent, difficile du mot
avec l’image. La quête du sens passe par la réactivation de ce
rapport premier,
que Diderot identifiait, dans la Lettre sur les sourds, au
hiéroglyphe poétique.
La comparaison que
Diderot fait entre la circulation du sens et celle de la monnaie,
ainsi que l’homologie évidente entre les tables comptables de
Barême et le tableau économique de Quesnay nous invitent au
rapprochement et mettent en évidence, par la transversalité des
champs sollicités (linguistique, économique, psychologique, social,
philosophique), la présence d’un dispositif au sens où
l’entendait Michel Foucault. Nous retrouvons bien ici la double
modélisation, physique et chimique, à l’œuvre chez Quesnay :
au-dessus, l’action et réaction des mots, jaugés vite comme des
pièces, à la forme et au poids, sans préjuger de l’image («
Nous ne regardons plus à l’empreinte, à la légende, au
cordon… »). Mais, au-dessous, le philosophe nous incite à
régresser vers l’enfance, à faire travailler notre imagination, à
remotiver le sens, à réveiller l’esprit : Diderot détaille
dans Le Rêve de D’Alembert en quoi consiste ce lent et
difficile réveil, à quels jeux analogiques on se livre alors, à
quelles harmoniques ténues on s’attache ; il explore
parallèlement dans Le Neveu de Rameau d’autres mises en
rapport, d’autres nouages du sens, le dialogue, la folie et la
pantomime.
L’après-texte
Il faut faire preuve
ici de toute la patience méthodique et de la souplesse d’analyse
de Fumie Kawamura pour, sans forcer le trait en étiquetant
brutalement tous ces phénomènes comme chimiques, mettre en relation
le modèle analogique extrapolé du syllogisme, le modèle acoustique
et musical,
le modèle dialogique,
comme réseau lâche innervé par la métaphore chimique de
l’affinité et de la fermentation. Parfois, l’image se perd (dans
le texte cité plus haut de la Promenade Vernet, la lenteur de la
mise en rapport du mot et de l’image n’est pas la lenteur
fermentative des matières stagnantes), parfois elle se retrouve dans
la fulgurance d’une formulation célèbre (le Neveu de Rameau comme
grain de levain qui fermente).
On voit alors se
dessiner le trajet de l’ouvrage : depuis la constitution
externe de la chimie comme science vers la compréhension interne de
la poétique de Diderot, Fumie Kawamura esquisse les contours d’un
événement-Diderot qui ne saurait se réduire à un texte, car il
innerve l’espace social, le champ scientifique, les pratiques
musicales et se comprend, se modélise par circulation vers et depuis
ces extériorités. C’est depuis l’imagination chimique de
Diderot, qui est une imagination au sens plein, créatif, productif,
porteur de rationalité, que l’on peut alors penser une poétique
de l’après-texte, c’est-à-dire de l’après-littérature, dans
un monde, le nôtre, où cette catégorie, effondrée, nous permet de
renouer avec les transversalités des Lumières.
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