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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Tableaux disposés, scènes entendues : la gestion du spectacle dans la fiction et dans la paranoïa rousseauistes », Rousseau et le spectacle, dir. Christophe Martin, Jacques Berchtold, Yannick Séité, Armand Colin, coll. Recherches, 2014, p. 325-338. Tableaux disposés, scènes entenduesLa gestion du spectacle dans la fiction et dans la paranoïa rousseauistes Stéphane Lojkine Tableaux de l’homme dans l’état de nature
Imaginons un espace vide, purement conceptuel.
Dans cet espace, l’œil pur du philosophe dispose la figure
abstraite de l’Homme. Non un homme, ni même une origine de
l’homme ; mais la plénitude conceptuelle de l’Homme avec un
grand H. L’œil examine posément cette figure ; que voit-il ?
Ce qu’il voit, c’est le tableau paradoxal que nous livre Rousseau
au début du second Discours :
« Quelque important
qu’il soit, pour bien juger de l’état naturel de l’Homme, de
le considerer dès son origine, et de l’éxaminer, pour ainsi dire,
dans le premier Embryon de l’espéce ; je ne suivrai point son
organisation à travers ses devéloppemens successifs : Je ne
m’arrêterai pas à rechercher dans le Systême animal ce qu’il
put être au commencement, pour devenir enfin ce qu’il est ;
Je n’examinerai pas, si, comme le pense Aristote, ses ongles
allongés ne furent point d’abord des griffes crochües ; s’il
n’étoit point velu comme un ours, et si marchant à quatre pieds,
ses regards dirigés vers la Terre, et bornés à un horizon de
quelques pas, ne marquoient point à la fois le caractere, et les
limites de ses idées. Je ne pourrois former sur ce sujet que des
conjectures vagues, et presque imaginaires. […] je le supposerai
conformé de tous temps, comme je le vois aujourd’hui ». (OC
III 134)
L’abstraction de l’Homme n’est pas une
déréalisation, au contraire : son point d’aboutissement,
c’est l’homme « comme je le vois aujourd’hui », la
réalité la plus concrète, ordinaire, l’expérience la plus
empirique de ce que c’est qu’un homme. Mais cet homme de
l’expérience quotidienne, intuitive, ne se dispose devant moi
comme tableau de l’Homme pris comme concept qu’au terme d’une
longue série de dénégations et de suppressions : « je
ne suivrai point », « je ne m’arrêterai pas »,
« je n’examinerai pas », « je ne pourrais
former ». Le tableau concret auquel nous aboutissons est
abstrait de l’espace conceptuel premier par suppressions
successives d’images : voilà, nous dit Rousseau, tout ce que
n’est pas l’Homme que je dispose devant vous comme figure à
partir de laquelle embrayer mon discours. Voyez toutes ces images,
supprimez les de votre esprit, repartons de l’homme ordinaire, et
nous aurons l’Homme du discours.
L’effet d’une telle dénégation est celui
d’un tableau disposé pour une scène entendue. Il faut supprimer
un tableau, ou une succession de tableaux (les « développements
successifs » de l’homme, son origine et son devenir), pour
poser un face à face : sortant de l’espace abstrait dont il
s’affranchit par la négation des images, l’Homme entre en scène
pour regarder la nature. A l’image refusée de l’homme incapable
de regarder, cette conjecture aristotélicienne à quatre pattes dont
les « regards dirigés vers la terre, et bornés à un horizon
de quelques pas, [marquaient] à la fois le caractère, et les
limites de ses idées », s’oppose l’image revendiquée de
l’Homme « portant ses regards sur toute la nature et mesurant
des yeux la vaste étendue du ciel ».
Cet Homme est une négation d’abstraction :
il n’est pas sans avoir
la dimension concrète d’un homme de l’expérience commune. C’est
ainsi une image doublement barrée qui s’offre au lecteur, comme
dispositif superposant une genèse (les « développements
successifs »), une taxinomie (le « système animal »)
et un aveuglement (« ses regards dirigés vers la terre »),
trois défaillances dont il faut s’abstraire pour que puisse
émerger, depuis l’objet, un regard (« portant ses regards
sur toute la nature »), et, de là, commencer un discours.
L’Homme s’avance, donc, les yeux hardiment
levés vers le ciel dont il mesure l’étendue : c’est la
posture de l’acteur d’opéra qui, tandis que la musique se
déploie autour de lui, s’avance et dessine de l’œil l’espace
abstrait de la représentation où il s’inscrit. Le regard vient
d’en face : non Rousseau, le philosophe, regardant l’homme à
son origine, mais l’Homme, « conforme de tous temps »,
disposé face à lui et regardant.
Cette expérience originaire, c’est celle de
l’aphanisis.
L’objet du discours est et n’est pas devant moi ; il se
présente à moi dans la concrétude imageante d’une négation
d’abstraction. Il se déploie de l’« embryon de l’espèce »
à « ce qu’il est », il se développe, ses ongles
s’allongent, et puis tout cela retombe : « conjectures
vagues, et presque imaginaires », « observations […]
trop incertaines », ni « fondement » ni « base ».
Mais voici que la conjecture repart, dans une nouvelle poussée
imaginaire : « à mesure qu’il appliquait ses membres à
de nouveaux usages, et qu’il se nourrissait de nouveaux aliments »…
Il ne s’agit pas seulement, pour le lecteur
convié à cette expérience virtuelle d’observation,
de surprendre un tableau impossible : Rousseau oriente notre
regard vers un dépouillement (« en dépouillant cet Etre… de
tous les dons surnaturels… et de toutes les facultés
artificielles… ») et vers un contentement (« se
rassasiant sous un chesne, se désalterant au premier Ruisseau »),
c’est-à-dire vers le paradoxe que surprend le regard de Psyché
porté sur Eros endormi qu’elle éclaire de sa lampe : au
défaut du monstre attendu, la beauté fulgurante du sexe et sa
disparition, le déploiement d’une scène et son retrait.
L’Homme de Rousseau est l’Eros de Psyché,
observé et aussitôt soustrait, regardé mais regardant, et se
dérobant aussitôt saisi. L’expérience liminaire du second
Discours, ce tableau disposé dans la dénégation, répercute
ce qui se joue dans le complexe de la castration, l’avènement, par
l’aphanisis de l’Homme, d’un signifiant de l’absence
de signifiant, à partir duquel un discours peut commencer.
On touche de cette manière au rapport extrêmement
complexe de Rousseau au spectacle,
qu’il convoque comme disposition liminaire, comme scène originaire
à partir de laquelle embrayer un discours, mais qu’il répudie
nécessairement dans le même mouvement, constituant les signes de
son discours à partir de ces tableaux barrés.
Le spectacle, ce sont des tableaux disposés pour une scène
entendue, c’est-à-dire une scène qui n’est pas celle du moi,
mais bien plutôt celle du monde : c’est l’acteur s’avançant
les yeux levés, mesurant le ciel du regard. En revanche, la
négation, l’abstraction de ces tableaux, parce qu’elle articule
l’émergence du jeu signifiant à l’aphanisis du complexe
de castration, engage toujours, radicalement, le moi, dans sa
dimension la plus intime, au cœur du processus de conceptualisation.
La voix du moi, la parole de l’intériorité, s’origine à
l’abstraction des tableaux.
Ce que l’Homme voit : le spectacle de la
nature
Rousseau en revient toujours à cet homme qui
contemple le spectacle de la nature : c’est Saint-Preux dans
les montagnes du Valais ;
c’est Émile avec Jean-Jacques dans la forêt de Montmorency au
livre III de l’Émile ;
c’est, précédant sa profession de foi, le rendez-vous du vicaire
savoyard avec Jean-Jacques, au dessus de la plaine du Pô, au livre
IV.
Dans l’épisode de la profession de foi du
vicaire savoyard, le spectacle de la nature fonctionne comme une
interface. Il vient après le récit des égarements de Jean-Jacques,
sa rencontre avec le vicaire et la comparaison avec les aventures de
jeunesse de celui-ci. Ce récit, cette rencontre, cette comparaison
disposent une série de tableaux, qui doivent entrer en conjonction
pour que le spectacle soit possible :
« Ah ! Quels
tristes tableaux, m’écriois-je avec amertume ! s’il faut se
refuser à tout, que nous a donc servi de naître, et s’il faut
mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux ? »
(OC IV 564)
Quelle est la nature de ces tableaux ?
L’image ne nous en est pas donnée. C’est d’abord, après ce
qu’on peut reconstituer d’après le récit plus circonstancié
des Confessions
comme la tentative de viol dont Jean-Jacques a été victime, le
tableau des mœurs des catéchumènes de Turin :
« Il ne voyoit que de
vils domestiques soumis à l’infame qui l’outrageoit, ou des
complices du même crime, qui se railloient de sa resistance et
l’excitoient à les imiter. » (OC IV 559)
Le cauchemar d’abjection qui est donné à voir
au jeune prosélyte fait tableau hors de notre vue : le récit
n’en suggère l’image que par l’ellipse et l’allusion.
C’est ensuite, après l’allusion à la faute
du vicaire, « qu’une avanture de jeunesse avoit mis mal avec
son Évêque » (p. 560), la promesse d’une confession à
venir (« il me fit entendre qu’après avoir receu mes
confessions, il vouloit me faire les siennes », p. 565) :
la profession de foi supplée cette confession, mais reste très
allusive sur l’aventure dont il s’agit :
« mon respect pour le
lit d’autrui laissa mes fautes à découvert. […] Voyant par de
tristes observations renverser les idées que j’avois du juste, de
l’honnête et de tous les devoirs de l’homme, […] je sentis
peu-à-peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des
principes » (OC IV 567)
Ce que voit le vicaire, comme ce qu’a vu
Jean-Jacques, c’est un obscurcissement, une image négative, le
tableau de l’absence de tableau, une négation de la vision. La
vision première abstrait le réel, elle le retire hors de lui-même,
et seule cette expérience de négativité pure peut préparer le
moment du spectacle, qui renverse l’image négative en face à face
métaphysique avec le réel, en spectacle de la nature.
Ce spectacle est d’abord celui d’une
projection :
« On étoit en été ;
nous nous levames à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville,
sur une haute colline au dessous de laquelle passoit le Pô, dont on
voyoit le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne. Dans
l’éloignement, l’immense chaîne des Alpes couronnoit le
paysage. Les rayons du soleil levant rasoient déja les plaines, et
projettant sur les champs par longues ombres les arbres, les côteaux,
les maisons, enrichissoient de mille accidens de lumiére le plus
beau tableau dont l’œil humain puisse être frapé. On eut dit que
la nature étaloit à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir
le texte à nos entretiens. Ce fut-là, qu’après avoir quelque
tems contemplé ces objets en silence, l’homme de paix me parla
ainsi. » (Emile, livre IV, OC IV 565)
Rousseau ne nous livre pas seulement une scène
entendue, une sorte de signature obligée des Lumières, qui revient
dans chacune de ses productions et se retrouve dans toute la
littérature contemporaine.
Ici, le spectacle de la nature est la condition préalable de la
profession de foi,
venant « offrir le texte à nos entretiens ». Il fait
suite aux « tristes tableaux » des entretiens préalables
avec le vicaire, où s’est déployé le travail de la négativité,
et, déclenchant l’élévation du regard, opère le renversement de
l’aphanisis : la nature prise à son lever quotidien,
disparue et reparaissant, la montagne qui coupe le souffle et
déclenche le verbe, disposent la scène métaphysique de la parole,
qui est en même temps l’espace concret, immédiat et sensible, du
regard.
Le soleil qui se lève de derrière la chaîne des
Alpes projette dans le paysage les ombres longues des objets que ses
rayons rencontrent. Spectacle barré : la lumière franchit la
barre sublime de l’horizon alpin, frappe les objets et les déploie
comme ombres. La résonance mystique d’une telle disposition ne
saurait être fortuite. Juste avant l’acte de foi que constitue le
discours du vicaire, le spectacle de la nature en préfigure
visuellement, sinon le contenu, du moins la visée. La lumière
au-dessus des cimes, littéralement sublime, est à la fois la
lumière de la nature et l’illumination de la grâce, qu’il
s’agit de contempler face à face : « Aujourd'hui nous
voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors
nous verrons face à face » (I Corinthiens, 13, 12).
Sur le monde, cette lumière se projette comme
ombre : la skiagraphia, dans la théologie des images,
est écriture de l’ombre, (pré-)figuration, et par là le propre
déceptif de toute représentation ;
mais au théâtre, la skiagraphia est l’illusion du
trompe-l’œil et du décor,
le commencement même, donc, et l’écrin du spectacle. L’écran
des montagnes et sa dissémination dans le paysage en « mille
accidents de lumière » est l’écran mystique du tabernacle
en même temps que la circonscription naturelle du théâtre de la
nature.
Ce spectacle de la nature préfigure la profession
de foi, et la profession de foi supplée le spectacle de la nature.
Tout le discours va tendre à rejoindre, à ramener dans l’ordre du
langage, cette expérience seconde, sensible et bienheureuse.
D’abord, donc, la disposition des tableaux, où
travailler la négativité de l’image ; c’est l’expérience
première ; puis l’aphanisis du spectacle de la nature,
expérience seconde ; enfin, le déploiement du discours,
expérience tierce de la suppléance, tendue vers le retour à la
plénitude visuelle. Par le langage, par l’esprit, le vicaire se
dispose à la contemplation qu’offrait directement, immédiatement,
le rendez-vous dans la montagne :
« Quoi ! je puis
observer, connoitre les êtres et leurs raports, je puis sentir ce
que c’est qu’ordre, beauté, vertu, je puis contempler l’univers,
m’élever à la main qui le gouverne, je puis aimer le bien, le
faire, et je me comparerois aux bêtes ? » (OC IV 582)
On retrouve ici le même mouvement du regard qui
ouvrait le second discours : il n’y a qu’un spectacle digne
de ce nom ; c’est celui que commande l’Homme, quand il cesse
de regarder la terre et ses pieds et que de l’œil il mesure
l’étendue du ciel. Ce spectacle qui élève s’accomplit dans le
discours qui l’accompagne : discours d’ordre et de rapports,
discours taxinomique qui nourrit « dans mon esprit les sublimes
idées de l’ame », il institue la religion naturelle
d’Émile,
c’est-à-dire le sentiment premier du spectacle de la nature ;
il cause et il est causé, il accomplit et il origine.
Un dispositif pédagogique ?
Dans l’Émile même, cette expérience du
spectacle est préparée au livre III par l’épisode de la forêt
de Montmorency. Jean-Jacques a enseigné à Émile la notion
d’utilité :
« A quoi cela est-il
bon ? Voila desormais le mot sacré, le mot déterminant
entre lui et moi dans toutes les actions de nôtre vie : voila
la question qui de ma part suit infailliblement toutes ses questions,
et qui sert de frein à ces multitudes d’interrogations sotes et
fastidieuses dont les enfans fatiguent sans relâche et sans fruit
tous ceux qui les environnent » (OC IV 446).
Mais l’élève ne tarde pas à retourner la
restriction contre son précepteur : impossible désormais de
lui donner le moindre enseignement de géographie, ni d’astronomie ;
Émile, qui ne voit pas à quoi cela pourrait lui être utile, refuse
de s’y intéresser. Son précepteur décide donc de le perdre dans
la forêt de Montmorency.
« Nous nous asseyons
enfin pour nous reposer, pour délibérer. Emile, que je suppose
élevé comme un autre enfant, ne délibére point, il pleure ;
il ne sait pas que nous sommes à la porte de Montmorenci et qu’un
simple taillis nous le cache ; mais ce taillis est une forest
pour lui, un homme de sa stature est enterré dans des buissons. »
(OC IV 448-9)
Le commencement de l’expérience, c’est encore
une fois un tableau obscur. Émile ne voit rien, ne peut rien voir :
un simple taillis pourtant lui dérobe la vue de Montmorency, où
l’attendent le gîte et le couvert. Le taillis fait écran et
dérobe l’image : l’expérience première est celle d’une
vision empêchée, barrée. Jean-Jacques met alors Émile sur une
piste :
« Il est midi ?
C’est justement l’heure où nous observions hier de Montmorenci
la position de la forest. Si nous pouvions de même observer de la
forest la position de Montmorenci ? …
Emile.
Oui ; mais hier nous voyions la forest, et d’ici nous ne voyons pas la ville.
Jean-Jacques.
Voila le mal… Si nous pouvions nous passer de la voir pour trouver sa position…
[…]
Emile.
Cela est vrai ; il n’y
a qu’à chercher l’opposé de l’ombre. Oh voilà le sud, voilà
le sud ! Surement Montmorenc est de ce côté ; cherchons
de ce coté.
Jean-Jacques.
Vous pouvez avoir raison ;
prenons ce sentier à travers le bois.
Emile frappant des mains et
poussant un cri de joye.
Ah je vois Montmorenci !
Le voilà tout devant nous, tout à découvert. Alons déjeuner,
alons diner, courons vite ; l’astronomie est bonne à quelque
chose. » (OC IV 449-450)
Le spectacle de la ville se déploie après
l’ombre vaincue, retournée contre elle-même pour indiquer le
chemin. La jouissance du spectacle est la jouissance de ce rapport
ambivalent à l’ombre, qui renvoie à l’obscurcissement premier
du regard et ouvre en même temps à la maîtrise des lieux par
l’utilisation des connaissances abstraites acquises. Jouissance
dans la nature, au terme d’une longue promenade dont le précepteur
a savamment programmé l’épuisement ; mais aussi jouissance
d’opéra, devant le changement à vue du décor, faisant advenir,
dans la gravure d’après Moreau le jeune,
le clocher familier derrière l’ombre menaçante de la forêt.
Le spectacle est ici encore celui d’une
apparition-disparition, d’une aphanisis, à partir de
laquelle un discours devient possible : « l’astronomie
est bonne à quelque chose » ; un certain discours
scientifique devient audible pour Émile. Ce n’est donc pas
seulement un travail de la négativité des images, une expérience
première de brouillage et d’obscurcissement qui rend possible le
spectacle. Il faut que cette négativité, que ces tableaux vides ou
décevants aient été disposés en fonction d’un certain projet :
« Or soyez sûr qu’il
n’oubliera de sa vie la leçon de cette journée ; au lieu que
si je n’avois fait que lui supposer tout cela dans sa chambre, mon
discours eut été oublié dès le lendemain. Il faut parler tant
qu’on peut par les actions et ne dire que ce qu’on ne sauroit
faire. » (OC IV 451)
C’est le précepteur qui a préparé les
rapports
qu’Émile établit pour retrouver son chemin : ce sont ces
rapports qui préparent la conclusion qu’Émile en tire, que
l’astronomie est bonne à quelque chose. Émile est pris dans un
dispositif, dont l’efficacité pédagogique est autrement plus
puissante que celle du discours. Mais ce dispositif, en soi, n’est
pas spécifiquement pédagogique. C’est celui dans lequel tout
spectacle est pris et se poursuit, se déploie en expérience de
pensée.
De la même manière au livre IV, pour le vicaire,
le spectacle de la nature conduit à la perception de rapports :
sans rapports, la vision demeure image fragmentaire, disséminée ;
il n’y a pas de spectacle :
« Voir deux objets à la
fois ce n’est pas voir leurs rapports, ni juger de leurs
différences ; appercevoir plusieurs objets les uns hors des
autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant l’idée
d’un grand bâton et d’un petit bâton sans les comparer, sans
juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis voir à
la fois ma main entiére sans faire le compte de mes doigts. […]
Qu’on donne tel ou tel nom à
cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations ;
qu’on l’appelle attention, méditation, réflexion, ou comme on
voudra ; toujours est-il vrai qu’elle est en moi et non dans
les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique je ne la
produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi les
objets. […]
Je ne suis donc pas simplement
un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et
quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur
de penser. » (OC IV 572-3)
Il faut passer des doigts à la main, des tableaux
disposés à la scène entendue. Qu’un précepteur organise ou non
ce passage, l’avènement du spectacle, l’appréhension océanique
du visible supposent au préalable la perception active des rapports
entre les choses et, pour leur donner du sens, l’activité intense
de l’esprit. L’expérience du spectacle ne conditionne donc pas
seulement la production du discours ; elle advient par « cette
force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations »
et constitue la forme de la pensée.
Pensée et paranoïa
Le spectacle comme forme de la pensée
rousseauiste : la formule peut paraître paradoxale, quand on
pense à la condamnation forte de la Lettre à D’Alembert,
même si, on l’aura compris, ce spectacle là, de et dans la
nature, n’a rien à voir avec une critique qui vise le ressort
moral des pièces de théâtre et l’usage mondain des lieux urbains
du divertissement.
Or c’est bien le même scénario qui se répète
de texte en texte. Au commencement du premier dialogue de Rousseau
juge de Jean Jaques, Rousseau développe devant le François
l’allégorie d’un monde idéal dont les habitants lui fournissent
le modèle de lui-même, auteur d’Émile et d’Héloïse.
« Figurez-vous donc un
monde idéal semblable au nôtre, et neanmoins tout différent. La
nature y est la même que sur notre terre, mais l’economie en est
plus sensible, l’ordre en est plus marqué, le spectacle plus
admirable ; les formes sont plus élégantes, les couleurs plus
vives, les odeurs plus suaves, tous les objets plus interessans.
Toute la nature y est si belle que sa contemplation enflammant les
ames d’amour pour un si touchant tableau leur inspire avec le desir
de concourir à ce beau système la crainte d’en troubler
l’harmonie, et delà nait une exquise sensibilité qui donne à
ceux qui en sont doués des jouissances immédiates, inconnues aux
cœurs que les mêmes contemplations n’ont point avivés. »
(OC I 668)
Pour faire advenir le réel à la représentation,
il faut commencer par nier celui-ci : « Commençons donc
par écarter tous les faits », proclamait l’introduction du
second discours (OC III 132) ; « Figurez-vous
donc un modèle idéal » en constitue en quelque sorte la
réplique et l’écho. L’allégorie dispose une, des images sous
l’œil du lecteur, mais dans le même temps les dénie, les barre
comme irréelles : « Je cherche inutilement dans ma tête
ce qu’il peut y avoir de commun entre les êtres fantastiques que
vous décrivez et le monstre dont nous parlions tout à l’heure »,
bougonnera bientôt le Français.
Un monde « semblable au nôtre, et neanmoins
tout différent » : le monde allégorique désigne notre
monde, et dans le même temps en diffère radicalement, déformé par
l’appréhension hypersensible du réel que partagent ses habitants,
ou plutôt son habitant unique, Jean-Jacques. Depuis ce monde
impossible, inassimilable, Rousseau installe la mire idéale d’un
spectacle admirable, d’un tableau disposé pour la jouissance
immédiate. Formes, couleurs, odeurs, objets s’épanouissent dans
le cadre négatif d’une allégorie irréelle, elle-même suscitée
en réaction à l’évocation liminaire abjecte de l’« abominable
homme », de l’« âme de boue », de l’« homme
pervers », du « cadavre moral ».
Le monde idéal advient comme négation de
négation : allégorie irréelle en contrepoint d’un portrait
abominable, il fait retour vers le réel à la faveur de ce double
renversement, de cette aphanisis. Là se fabrique et se
reconnaît une certaine facture du langage, le style et les signes
distinctifs du langage de Rousseau :
« Des êtres si
singulierement constitués doivent necessairement s’exprimer
autrement que les hommes ordinaires. Il est impossible qu’avec des
ames si differemment modifiées, ils ne portent pas dans l’expression
de leurs sentimens et de leurs idées l’empreinte de ces
modifications. […] C’est un signe caracteristique auquel les
initiés se reconnoissent entre eux, et ce qui donne un grand prix à
ce signe, si peu connu et encore moins employé, est qu’il ne peut
se contrefaire » (OC I 672).
Le langage se donne à voir dans le spectacle de
l’allégorie. Il se manifeste comme trace, comme empreinte de la
modification du réel par quoi se définit l’allégorie,
c’est-à-dire de la différence que le spectacle fait travailler,
de la double négativité de l’image qui se tourne et se retourne
en lui. Cette empreinte, cette différence par quoi se constituent,
depuis le spectacle allégorique, le discours et la pensée
rousseauistes, prend dans les Dialogues la dimension
dramatique d’une schize paranoïaque, scindant l’instance
subjective en deux fragments antagonistes, « l’Auteur des
Livres et celui des crimes » (p. 674), Rousseau et
Jean-Jacques. Mais cette scission psychotique était toujours déjà
là : de l’homme réel et de l’homme métaphysique, du
mystique et du renégat, de l’homme de désir et de l’impuissant,
de l’ange allégorique et du monstre pervers.
Le spectacle, en orchestrant le jeu des rapports
qu’établit la pensée, concilie cette scission toujours déjà là
avec la jouissance d’une unité maintenue au bord de l’abîme de
l’aphanisis. Seul le détour de la fiction, son leurre et
ses nuages, peuvent permettre à ce merveilleux exercice de lucidité
de déployer ses signes et son discours au-dessus de l’abîme d’un
effondrement psychique qui toujours guette.
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