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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Tableaux disposés, scènes entendues : la gestion du spectacle dans la fiction et dans la paranoïa rousseauistes », Rousseau et le spectacle, dir. Christophe Martin, Jacques Berchtold, Yannick Séité, Armand Colin, coll. Recherches, 2014, p. 325-338.

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Ressources externes

La gestion du spectacle dans la fiction et dans la paranoïa rousseauistes

Tableaux de l’homme dans l’état de nature

Imaginons un espace vide, purement conceptuel. Dans cet espace, l’œil pur du philosophe dispose la figure abstraite de l’Homme. Non un homme, ni même une origine de l’homme ; mais la plénitude conceptuelle de l’Homme avec un grand H. L’œil examine posément cette figure ; que voit-il ? Ce qu’il voit, c’est le tableau paradoxal que nous livre Rousseau au début du second Discours :

« Quelque important qu’il soit, pour bien juger de l’état naturel de l’Homme, de le considerer dès son origine, et de l’éxaminer, pour ainsi dire, dans le premier Embryon de l’espéce ; je ne suivrai point son organisation à travers ses devéloppemens successifs : Je ne m’arrêterai pas à rechercher dans le Systême animal ce qu’il put être au commencement, pour devenir enfin ce qu’il est ; Je n’examinerai pas, si, comme le pense Aristote, ses ongles allongés ne furent point d’abord des griffes crochües ; s’il n’étoit point velu comme un ours, et si marchant à quatre pieds, ses regards dirigés vers la Terre, et bornés à un horizon de quelques pas, ne marquoient point à la fois le caractere, et les limites de ses idées. Je ne pourrois former sur ce sujet que des conjectures vagues, et presque imaginaires. […] je le supposerai conformé de tous temps, comme je le vois aujourd’hui ». (OC III 134 1)

L’abstraction de l’Homme n’est pas une déréalisation, au contraire : son point d’aboutissement, c’est l’homme « comme je le vois aujourd’hui », la réalité la plus concrète, ordinaire, l’expérience la plus empirique de ce que c’est qu’un homme. Mais cet homme de l’expérience quotidienne, intuitive, ne se dispose devant moi2 comme tableau de l’Homme pris comme concept qu’au terme d’une longue série de dénégations et de suppressions : « je ne suivrai point », « je ne m’arrêterai pas », « je n’examinerai pas », « je ne pourrais former ». Le tableau concret auquel nous aboutissons est abstrait de l’espace conceptuel premier par suppressions successives d’images : voilà, nous dit Rousseau, tout ce que n’est pas l’Homme que je dispose devant vous comme figure à partir de laquelle embrayer mon discours. Voyez toutes ces images, supprimez les de votre esprit, repartons de l’homme ordinaire, et nous aurons l’Homme du discours.

L’effet d’une telle dénégation est celui d’un tableau disposé pour une scène entendue. Il faut supprimer un tableau, ou une succession de tableaux (les « développements successifs » de l’homme, son origine et son devenir), pour poser un face à face : sortant de l’espace abstrait dont il s’affranchit par la négation des images, l’Homme entre en scène pour regarder la nature. A l’image refusée de l’homme incapable de regarder, cette conjecture aristotélicienne à quatre pattes dont les « regards dirigés vers la terre, et bornés à un horizon de quelques pas, [marquaient] à la fois le caractère, et les limites de ses idées », s’oppose l’image revendiquée de l’Homme « portant ses regards sur toute la nature et mesurant des yeux la vaste étendue du ciel »3.

Cet Homme est une négation d’abstraction : il n’est pas sans avoir4 la dimension concrète d’un homme de l’expérience commune. C’est ainsi une image doublement barrée qui s’offre au lecteur, comme dispositif superposant une genèse (les « développements successifs »), une taxinomie (le « système animal ») et un aveuglement (« ses regards dirigés vers la terre »), trois défaillances dont il faut s’abstraire pour que puisse émerger, depuis l’objet, un regard (« portant ses regards sur toute la nature »), et, de là, commencer un discours.

L’Homme s’avance, donc, les yeux hardiment levés vers le ciel dont il mesure l’étendue : c’est la posture de l’acteur d’opéra qui, tandis que la musique se déploie autour de lui, s’avance et dessine de l’œil l’espace abstrait de la représentation où il s’inscrit. Le regard vient d’en face : non Rousseau, le philosophe, regardant l’homme à son origine, mais l’Homme, « conforme de tous temps », disposé face à lui et regardant5.

Cette expérience originaire, c’est celle de l’aphanisis6. L’objet du discours est et n’est pas devant moi ; il se présente à moi dans la concrétude imageante d’une négation d’abstraction. Il se déploie de l’« embryon de l’espèce » à « ce qu’il est », il se développe, ses ongles s’allongent, et puis tout cela retombe : « conjectures vagues, et presque imaginaires », « observations […] trop incertaines », ni « fondement » ni « base ». Mais voici que la conjecture repart, dans une nouvelle poussée imaginaire : « à mesure qu’il appliquait ses membres à de nouveaux usages, et qu’il se nourrissait de nouveaux aliments »…

Il ne s’agit pas seulement, pour le lecteur convié à cette expérience virtuelle d’observation7, de surprendre un tableau impossible : Rousseau oriente notre regard vers un dépouillement (« en dépouillant cet Etre… de tous les dons surnaturels… et de toutes les facultés artificielles… ») et vers un contentement (« se rassasiant sous un chesne, se désalterant au premier Ruisseau »), c’est-à-dire vers le paradoxe que surprend le regard de Psyché porté sur Eros endormi qu’elle éclaire de sa lampe : au défaut du monstre attendu, la beauté fulgurante du sexe et sa disparition, le déploiement d’une scène et son retrait8.

L’Homme de Rousseau est l’Eros de Psyché, observé et aussitôt soustrait, regardé mais regardant, et se dérobant aussitôt saisi. L’expérience liminaire du second Discours, ce tableau disposé dans la dénégation, répercute ce qui se joue dans le complexe de la castration, l’avènement, par l’aphanisis de l’Homme, d’un signifiant de l’absence de signifiant, à partir duquel un discours peut commencer.

On touche de cette manière au rapport extrêmement complexe de Rousseau au spectacle9, qu’il convoque comme disposition liminaire, comme scène originaire à partir de laquelle embrayer un discours, mais qu’il répudie nécessairement dans le même mouvement, constituant les signes de son discours à partir de ces tableaux barrés10. Le spectacle, ce sont des tableaux disposés pour une scène entendue, c’est-à-dire une scène qui n’est pas celle du moi, mais bien plutôt celle du monde : c’est l’acteur s’avançant les yeux levés, mesurant le ciel du regard. En revanche, la négation, l’abstraction de ces tableaux, parce qu’elle articule l’émergence du jeu signifiant à l’aphanisis du complexe de castration, engage toujours, radicalement, le moi, dans sa dimension la plus intime, au cœur du processus de conceptualisation. La voix du moi, la parole de l’intériorité, s’origine à l’abstraction des tableaux.

Ce que l’Homme voit : le spectacle de la nature

Rousseau en revient toujours à cet homme qui contemple le spectacle de la nature : c’est Saint-Preux dans les montagnes du Valais11 ; c’est Émile avec Jean-Jacques dans la forêt de Montmorency au livre III de l’Émile12 ; c’est, précédant sa profession de foi, le rendez-vous du vicaire savoyard avec Jean-Jacques, au dessus de la plaine du Pô, au livre IV.

Dans l’épisode de la profession de foi du vicaire savoyard, le spectacle de la nature fonctionne comme une interface. Il vient après le récit des égarements de Jean-Jacques, sa rencontre avec le vicaire et la comparaison avec les aventures de jeunesse de celui-ci. Ce récit, cette rencontre, cette comparaison disposent une série de tableaux, qui doivent entrer en conjonction pour que le spectacle soit possible :

« Ah ! Quels tristes tableaux, m’écriois-je avec amertume ! s’il faut se refuser à tout, que nous a donc servi de naître, et s’il faut mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux ? » (OC IV 564)

Quelle est la nature de ces tableaux ? L’image ne nous en est pas donnée. C’est d’abord, après ce qu’on peut reconstituer d’après le récit plus circonstancié des Confessions13 comme la tentative de viol dont Jean-Jacques a été victime, le tableau des mœurs des catéchumènes de Turin :

« Il ne voyoit que de vils domestiques soumis à l’infame qui l’outrageoit, ou des complices du même crime, qui se railloient de sa resistance et l’excitoient à les imiter. » (OC IV 559)

Le cauchemar d’abjection qui est donné à voir au jeune prosélyte fait tableau hors de notre vue : le récit n’en suggère l’image que par l’ellipse et l’allusion.

C’est ensuite, après l’allusion à la faute du vicaire, « qu’une avanture de jeunesse avoit mis mal avec son Évêque » (p. 560), la promesse d’une confession à venir (« il me fit entendre qu’après avoir receu mes confessions, il vouloit me faire les siennes », p. 565) : la profession de foi supplée cette confession, mais reste très allusive sur l’aventure dont il s’agit :

« mon respect pour le lit d’autrui laissa mes fautes à découvert. […] Voyant par de tristes observations renverser les idées que j’avois du juste, de l’honnête et de tous les devoirs de l’homme, […] je sentis peu-à-peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes » (OC IV 567)

Ce que voit le vicaire, comme ce qu’a vu Jean-Jacques, c’est un obscurcissement, une image négative, le tableau de l’absence de tableau, une négation de la vision. La vision première abstrait le réel, elle le retire hors de lui-même, et seule cette expérience de négativité pure peut préparer le moment du spectacle, qui renverse l’image négative en face à face métaphysique avec le réel, en spectacle de la nature.

Ce spectacle est d’abord celui d’une projection :

« On étoit en été ; nous nous levames à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline au dessous de laquelle passoit le Pô, dont on voyoit le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne. Dans l’éloignement, l’immense chaîne des Alpes couronnoit le paysage. Les rayons du soleil levant rasoient déja les plaines, et projettant sur les champs par longues ombres les arbres, les côteaux, les maisons, enrichissoient de mille accidens de lumiére le plus beau tableau dont l’œil humain puisse être frapé. On eut dit que la nature étaloit à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. Ce fut-là, qu’après avoir quelque tems contemplé ces objets en silence, l’homme de paix me parla ainsi. » (Emile, livre IV, OC IV 565)

Rousseau ne nous livre pas seulement une scène entendue, une sorte de signature obligée des Lumières, qui revient dans chacune de ses productions et se retrouve dans toute la littérature contemporaine14. Ici, le spectacle de la nature est la condition préalable de la profession de foi15, venant « offrir le texte à nos entretiens ». Il fait suite aux « tristes tableaux » des entretiens préalables avec le vicaire, où s’est déployé le travail de la négativité, et, déclenchant l’élévation du regard, opère le renversement de l’aphanisis : la nature prise à son lever quotidien, disparue et reparaissant, la montagne qui coupe le souffle et déclenche le verbe, disposent la scène métaphysique de la parole, qui est en même temps l’espace concret, immédiat et sensible, du regard.

Le soleil qui se lève de derrière la chaîne des Alpes projette dans le paysage les ombres longues des objets que ses rayons rencontrent. Spectacle barré : la lumière franchit la barre sublime de l’horizon alpin, frappe les objets et les déploie comme ombres. La résonance mystique d’une telle disposition ne saurait être fortuite. Juste avant l’acte de foi que constitue le discours du vicaire, le spectacle de la nature en préfigure visuellement, sinon le contenu, du moins la visée. La lumière au-dessus des cimes, littéralement sublime, est à la fois la lumière de la nature et l’illumination de la grâce, qu’il s’agit de contempler face à face : « Aujourd'hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face » (I Corinthiens, 13, 12).

Sur le monde, cette lumière se projette comme ombre : la skiagraphia, dans la théologie des images, est écriture de l’ombre, (pré-)figuration, et par là le propre déceptif de toute représentation16 ; mais au théâtre, la skiagraphia est l’illusion du trompe-l’œil et du décor17, le commencement même, donc, et l’écrin du spectacle. L’écran des montagnes et sa dissémination dans le paysage en « mille accidents de lumière » est l’écran mystique du tabernacle en même temps que la circonscription naturelle du théâtre de la nature.

Ce spectacle de la nature préfigure la profession de foi, et la profession de foi supplée le spectacle de la nature. Tout le discours va tendre à rejoindre, à ramener dans l’ordre du langage, cette expérience seconde, sensible et bienheureuse.

D’abord, donc, la disposition des tableaux, où travailler la négativité de l’image ; c’est l’expérience première ; puis l’aphanisis du spectacle de la nature, expérience seconde ; enfin, le déploiement du discours, expérience tierce de la suppléance, tendue vers le retour à la plénitude visuelle. Par le langage, par l’esprit, le vicaire se dispose à la contemplation qu’offrait directement, immédiatement, le rendez-vous dans la montagne :

« Quoi ! je puis observer, connoitre les êtres et leurs raports, je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu, je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne, je puis aimer le bien, le faire, et je me comparerois aux bêtes ? » (OC IV 582)

On retrouve ici le même mouvement du regard qui ouvrait le second discours : il n’y a qu’un spectacle digne de ce nom ; c’est celui que commande l’Homme, quand il cesse de regarder la terre et ses pieds et que de l’œil il mesure l’étendue du ciel. Ce spectacle qui élève s’accomplit dans le discours qui l’accompagne : discours d’ordre et de rapports, discours taxinomique qui nourrit « dans mon esprit les sublimes idées de l’ame », il institue la religion naturelle d’Émile18, c’est-à-dire le sentiment premier du spectacle de la nature ; il cause et il est causé, il accomplit et il origine19.

Un dispositif pédagogique ?

Dans l’Émile même, cette expérience du spectacle est préparée au livre III par l’épisode de la forêt de Montmorency. Jean-Jacques a enseigné à Émile la notion d’utilité :

« A quoi cela est-il bon ? Voila desormais le mot sacré, le mot déterminant entre lui et moi dans toutes les actions de nôtre vie : voila la question qui de ma part suit infailliblement toutes ses questions, et qui sert de frein à ces multitudes d’interrogations sotes et fastidieuses dont les enfans fatiguent sans relâche et sans fruit tous ceux qui les environnent » (OC IV 446).

Mais l’élève ne tarde pas à retourner la restriction contre son précepteur : impossible désormais de lui donner le moindre enseignement de géographie, ni d’astronomie ; Émile, qui ne voit pas à quoi cela pourrait lui être utile, refuse de s’y intéresser. Son précepteur décide donc de le perdre dans la forêt de Montmorency.

« Nous nous asseyons enfin pour nous reposer, pour délibérer. Emile, que je suppose élevé comme un autre enfant, ne délibére point, il pleure ; il ne sait pas que nous sommes à la porte de Montmorenci et qu’un simple taillis nous le cache ; mais ce taillis est une forest pour lui, un homme de sa stature est enterré dans des buissons. » (OC IV 448-9)

Le commencement de l’expérience, c’est encore une fois un tableau obscur. Émile ne voit rien, ne peut rien voir : un simple taillis pourtant lui dérobe la vue de Montmorency, où l’attendent le gîte et le couvert. Le taillis fait écran et dérobe l’image : l’expérience première est celle d’une vision empêchée, barrée. Jean-Jacques met alors Émile sur une piste :

« Il est midi ? C’est justement l’heure où nous observions hier de Montmorenci la position de la forest. Si nous pouvions de même observer de la forest la position de Montmorenci ? …Emile.
Oui ; mais hier nous voyions la forest, et d’ici nous ne voyons pas la ville.Jean-Jacques.
Voila le mal… Si nous pouvions nous passer de la voir pour trouver sa position…
[…]Emile.
Cela est vrai ; il n’y a qu’à chercher l’opposé de l’ombre. Oh voilà le sud, voilà le sud ! Surement Montmorenc est de ce côté ; cherchons de ce coté.Jean-Jacques.
Vous pouvez avoir raison ; prenons ce sentier à travers le bois.Emile frappant des mains et poussant un cri de joye.
Ah je vois Montmorenci ! Le voilà tout devant nous, tout à découvert. Alons déjeuner, alons diner, courons vite ; l’astronomie est bonne à quelque chose. » (OC IV 449-450)

Le spectacle de la ville se déploie après l’ombre vaincue, retournée contre elle-même pour indiquer le chemin. La jouissance du spectacle est la jouissance de ce rapport ambivalent à l’ombre, qui renvoie à l’obscurcissement premier du regard et ouvre en même temps à la maîtrise des lieux par l’utilisation des connaissances abstraites acquises. Jouissance dans la nature, au terme d’une longue promenade dont le précepteur a savamment programmé l’épuisement ; mais aussi jouissance d’opéra, devant le changement à vue du décor, faisant advenir, dans la gravure d’après Moreau le jeune20, le clocher familier derrière l’ombre menaçante de la forêt.

Le spectacle est ici encore celui d’une apparition-disparition, d’une aphanisis, à partir de laquelle un discours devient possible : « l’astronomie est bonne à quelque chose » ; un certain discours scientifique devient audible pour Émile. Ce n’est donc pas seulement un travail de la négativité des images, une expérience première de brouillage et d’obscurcissement qui rend possible le spectacle. Il faut que cette négativité, que ces tableaux vides ou décevants aient été disposés en fonction d’un certain projet21 :

« Or soyez sûr qu’il n’oubliera de sa vie la leçon de cette journée ; au lieu que si je n’avois fait que lui supposer tout cela dans sa chambre, mon discours eut été oublié dès le lendemain. Il faut parler tant qu’on peut par les actions et ne dire que ce qu’on ne sauroit faire. » (OC IV 451)

C’est le précepteur qui a préparé les rapports22 qu’Émile établit pour retrouver son chemin : ce sont ces rapports qui préparent la conclusion qu’Émile en tire, que l’astronomie est bonne à quelque chose. Émile est pris dans un dispositif, dont l’efficacité pédagogique est autrement plus puissante que celle du discours. Mais ce dispositif, en soi, n’est pas spécifiquement pédagogique. C’est celui dans lequel tout spectacle est pris et se poursuit, se déploie en expérience de pensée.

De la même manière au livre IV, pour le vicaire, le spectacle de la nature conduit à la perception de rapports : sans rapports, la vision demeure image fragmentaire, disséminée ; il n’y a pas de spectacle :

« Voir deux objets à la fois ce n’est pas voir leurs rapports, ni juger de leurs différences ; appercevoir plusieurs objets les uns hors des autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant l’idée d’un grand bâton et d’un petit bâton sans les comparer, sans juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis voir à la fois ma main entiére sans faire le compte de mes doigts. […]
Qu’on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations ; qu’on l’appelle attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra ; toujours est-il vrai qu’elle est en moi et non dans les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique je ne la produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi les objets. […]
Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser. » (OC IV  572-3)

Il faut passer des doigts à la main, des tableaux disposés à la scène entendue. Qu’un précepteur organise ou non ce passage, l’avènement du spectacle, l’appréhension océanique du visible supposent au préalable la perception active des rapports entre les choses et, pour leur donner du sens, l’activité intense de l’esprit. L’expérience du spectacle ne conditionne donc pas seulement la production du discours ; elle advient par « cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations » et constitue la forme de la pensée.

Pensée et paranoïa

Le spectacle comme forme de la pensée rousseauiste : la formule peut paraître paradoxale, quand on pense à la condamnation forte de la Lettre à D’Alembert, même si, on l’aura compris, ce spectacle là, de et dans la nature, n’a rien à voir avec une critique qui vise le ressort moral des pièces de théâtre et l’usage mondain des lieux urbains du divertissement23.

Or c’est bien le même scénario qui se répète de texte en texte. Au commencement du premier dialogue de Rousseau juge de Jean Jaques, Rousseau développe devant le François l’allégorie d’un monde idéal dont les habitants lui fournissent le modèle de lui-même, auteur d’Émile et d’Héloïse.

« Figurez-vous donc un monde idéal semblable au nôtre, et neanmoins tout différent. La nature y est la même que sur notre terre, mais l’economie en est plus sensible, l’ordre en est plus marqué, le spectacle plus admirable ; les formes sont plus élégantes, les couleurs plus vives, les odeurs plus suaves, tous les objets plus interessans. Toute la nature y est si belle que sa contemplation enflammant les ames d’amour pour un si touchant tableau leur inspire avec le desir de concourir à ce beau système la crainte d’en troubler l’harmonie, et delà nait une exquise sensibilité qui donne à ceux qui en sont doués des jouissances immédiates, inconnues aux cœurs que les mêmes contemplations n’ont point avivés. » (OC I 668)

Pour faire advenir le réel à la représentation, il faut commencer par nier celui-ci : « Commençons donc par écarter tous les faits », proclamait l’introduction du second discours (OC III 132) ; « Figurez-vous donc un modèle idéal » en constitue en quelque sorte la réplique et l’écho. L’allégorie dispose une, des images sous l’œil du lecteur, mais dans le même temps les dénie, les barre comme irréelles : « Je cherche inutilement dans ma tête ce qu’il peut y avoir de commun entre les êtres fantastiques que vous décrivez et le monstre dont nous parlions tout à l’heure », bougonnera bientôt le Français.

Un monde « semblable au nôtre, et neanmoins tout différent » : le monde allégorique désigne notre monde, et dans le même temps en diffère radicalement, déformé par l’appréhension hypersensible du réel que partagent ses habitants, ou plutôt son habitant unique, Jean-Jacques. Depuis ce monde impossible, inassimilable, Rousseau installe la mire idéale d’un spectacle admirable, d’un tableau disposé pour la jouissance immédiate. Formes, couleurs, odeurs, objets s’épanouissent dans le cadre négatif d’une allégorie irréelle, elle-même suscitée en réaction à l’évocation liminaire abjecte de l’« abominable homme », de l’« âme de boue », de l’« homme pervers », du « cadavre moral ».

Le monde idéal advient comme négation de négation : allégorie irréelle en contrepoint d’un portrait abominable, il fait retour vers le réel à la faveur de ce double renversement, de cette aphanisis. Là se fabrique et se reconnaît une certaine facture du langage, le style et les signes distinctifs du langage de Rousseau :

« Des êtres si singulierement constitués doivent necessairement s’exprimer autrement que les hommes ordinaires. Il est impossible qu’avec des ames si differemment modifiées, ils ne portent pas dans l’expression de leurs sentimens et de leurs idées l’empreinte de ces modifications. […] C’est un signe caracteristique auquel les initiés se reconnoissent entre eux, et ce qui donne un grand prix à ce signe, si peu connu et encore moins employé, est qu’il ne peut se contrefaire » (OC I 672).

Le langage se donne à voir dans le spectacle de l’allégorie. Il se manifeste comme trace, comme empreinte de la modification du réel par quoi se définit l’allégorie, c’est-à-dire de la différence que le spectacle fait travailler, de la double négativité de l’image qui se tourne et se retourne en lui. Cette empreinte, cette différence par quoi se constituent, depuis le spectacle allégorique, le discours et la pensée rousseauistes, prend dans les Dialogues la dimension dramatique d’une schize paranoïaque, scindant l’instance subjective en deux fragments antagonistes, « l’Auteur des Livres et celui des crimes » (p. 674), Rousseau et Jean-Jacques. Mais cette scission psychotique était toujours déjà là : de l’homme réel et de l’homme métaphysique, du mystique et du renégat, de l’homme de désir et de l’impuissant, de l’ange allégorique et du monstre pervers.

Le spectacle, en orchestrant le jeu des rapports qu’établit la pensée, concilie cette scission toujours déjà là avec la jouissance d’une unité maintenue au bord de l’abîme de l’aphanisis. Seul le détour de la fiction, son leurre et ses nuages, peuvent permettre à ce merveilleux exercice de lucidité de déployer ses signes et son discours au-dessus de l’abîme d’un effondrement psychique qui toujours guette.

Notes

1

Les références sont données dans les Œuvres complètes, III, « Du Contrat social. Écrits politiques », dir. B. Gagnebin et M. Raymond, Galimard, Nrf, Pléiade, 1964. Les Œuvres complètes sont abrégées OC.

2

Victor Goldsmith rapproche cette expérience de pensée de l’introspection cartésienne, qui sert de modèle également à Condillac (la statue) et à Locke (l’internal sense). Voir Victor Goldsmith, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Vrin, 1974, p. 115-117.

3

Comparer avec l’apostrophe de Diderot à Loutherbourg, dans le Salon de 1765 : « Ne quitte ton atelier que pour aller consulter la nature. Habite les champs avec elle ; va voir le soleil se lever et se coucher, le ciel se colorer de nuages. […] Tourne tes regards vers le sommet des montagnes ; les voilà qui commencent à percer l’océan vaporeux. Précipite tes pas, grimpe vite sur quelque colline élevée, et de là contemple la surface de cet océan qui ondule mollement au-dessus de la terre, et découvre à mesure qu’il s’abaisse le haut des clochers, la cime des arbres, les faîtes des maisons, les bourgs, les villages, les forêts entières, toute la scène de la nature éclairée de la lumière de l’astre du jour » (Diderot, Œuvres complètes, Hermann, 1984, t. XIV, éd. E.-M. Bukdahl, A. Lorenceau, G. May, p. 211-2. Cette édition sera désormais abrégée DPV).

4

« L’accès du désir exige que le sujet ne soit pas sans l’avoir. L’avoir quoi ? C’est là qu’est toute la question. Autrement dit, que l’accès au désir réside dans un fait, dans ce fait que la convoitise de l’être dit humain ait à se déprimer inauguralement pour se restaurer sur les échelons d’une puissance dont c’est la question — de quoi elle est, mais surtout, cette puissance, vers quoi elle s’évertue. Or ce vers quoi elle s’évertue visiblement, sensiblement à travers toutes les métamorphoses du désir humain, il semble que c’est vers quelque chose de toujours plus sensible, de plus précisé qui s’appréhende pour nous comme ce trou central » (Lacan, Le Séminaire, IX, « L’identification », chap. 16, séance du 4 avril 1962, séminaire non publié).

5

L’œil de l’homme porté sur la société policée la théâtralise et dans le même temps la corrompt. Voir Huguette Krief, « Le pinceau d’un Le Brun », Jean-Jacques Rousseau et les arts visuels, dir. F. S. Eigeldinger, Droz, 2003, p. 337.

6

Lacan, Le Séminaire, VIII, « Le transfert », chap. 16, « Psyché et le complexe de castration », Seuil, « Champ freudien », 1991, p. 271sq ; XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », chap. 16-17, « Le sujet et l’Autre », Seuil, « Champ feudien », 1973, p. 189, 191, 199, 203. La notion d’aphanisis (littéralement, la disparition, c’est-à-dire l’angoisse de la disparition du pénis, et de là de la disparition du désir) provient d’Ernest Jones (1927, repris dans Théorie et pratique de la psychanalyse, 1948). Elle prend une acception différente chez Lacan qui l’articule à l’accès du sujet au signifiant : du coup l’aphanisis est à la fois apparition (dans l’ordre du signifiant) et disparition (dans l’ordre du visible).

7

L’article Observation de l’Encyclopédie est tout entier tendu entre la nécessité d’une présence visuelle et matérielle de l’objet observé, et l’impossibilité de se contenter de cette présence. La main de l’ouvrier, les instruments optiques de l’astronome, du naturaliste, du physicien suppléent la vue naturelle ; et si « les faits […] sont la matière de l’observation », c’est d’abord leur combinaison, puis ce que l’imagination supplée qui permet de bâtir l’édifice de la science : « il arrive quelquefois que l’imagination de l’architecte supplée au défaut qui se trouve dans le nombre & le rapport des matériaux, & qu’il vient à bout de les faire servir à ses desseins, quelques défectueux qu’ils soient ; c’est le cas de ces théoriciens hardis & éloquens, qui, dépourvus d’une patience nécessaire pour observer, se contentent d’avoir recueilli quelques faits, les lient tout de suite par quelque système ingénieux, & rendent leurs opinions plausibles & séduisantes par les coloris des traits qu’ils emploient, la variété & la force des couleurs, & par les images frappantes & sublimes sous lesquelles ils savent présenter leurs idées ; peut-on se refuser à l’admiration, & presque à la croyance, quand on lit Epicure, Lucrece, Aristote, Platon, & M. de Buffon ? » (XI, 313, article non signé)

8

De même lorsque rousseau met en scène la naissance de la pitié à partir du spectacle d’« une bête féroce arracha,t un enfant du sein de sa mère » (OC III 152 et Huguette Krief, art. cit., p. 351).

9

Sur la polysémie du mot, voir Frédéric Lefebvre, « La société, le spectateur et la perspective », Jean-Jacques Rousseau et les arts visuels, dir. F. S. Eigeldinger, Droz, 2003, p. 62-63. Il paraît cependant difficile de dissocier le spectacle social et naturel du spectacle théâtral, qui n’en est pas seulement la métaphore, et dans ce spectacle le jeu théâtral de la vision, l’optique et la perspective.

10

Voir, dans cette perspective, l’analyse que propose Jean-Christophe Sampieri : « Le problème de l’image dans le chapitre I de l’Essai sur l’origine des langues », Résistances de l’image, PENS, 1992, p. 225-243.

11

« A peine ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderoit des années d’observation […]. Je voulois rêver, et j’en étois toujours détourné par quelque spectacle inattendu. […] Après m’être promené dans les nuages, j’atteignois un séjour plus serain d’où l’on voit, dans la saison, le tonnerre et l’orage se former u dessous de soi » (La Nouvelle Héloïse, I, 23, OC II 77-8).

12

Le spectacle de la nature permet à Émile de déterminer le nord et le sud et de retrouver le chemin de Montmorency : « Ah je vois Montmorenci ! Le voilà tout devant nous, tout à decouvert. Alons déjeuner, alons diner, courons vite : l’astronomie est bonne à quelque chose. » (Émile, livre III, OC IV 450).

13

Les Confessions, livre second, OC I 66sq.

14

Voir par exemple l’aveugle virtuel de Condillac accédant à la vue : « il ne faut pas croire qu’au moment qu’il ouvre les yeux, il jouisse déjà du spectacle que produit dans toute la nature ce mêlange admirable de lumiere & de couleur. […] Quel tableau que l’univers à des yeux qui s’ouvrent à la lumiere pour le premiere fois. » (Essai sur l’origine des connaissances humaines, I, Section 6, §13)

15

Le spectacle de la nature est devenu un argument apologétique éculé. Voir par exemple Le Spectacle de la nature de Noël Antoine Pluche (dont la lecture enchanta Rousseau) : « Quand on veut être simple & naturel, on est contraint d’avoüer que si la nature nous est assez dévoilée pour nous presenter un grand spectacle, le dessous & l’intérieur du spectacle nous demeurent cachés : le jeu des machines nous est inconnu : la structure particuliére de chaque piéce & la composition du tout sont des choses qui nous passent. Nous voyons les dehors & nous nous en servons. Mais l’intelligence ou la vûë claire du fond & du méchanisme de la nature ne paroît pas une grace accordée à notre état présent. Nous ressemblons à des voyageurs qui marchent aux aproches d’un beau jour. Une lueur réjoüissante, quoique foible, commence à colorer les objets… » (Le Spectacle de la Nature, ou Entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle, Première partie, tome I, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1741, p. 522) 
Voir également le dialogue de Diderot et de son abbé cicerone dans la Promenade Vernet, où Diderot renverse cet argument : « Quel est celui de vos artistes, me disait mon cicerone, qui eût imaginé de rompre la continuité de cette chaussée rocailleuse par cette touffe d’arbres… Vernet peut-être… […] Vous avez beau dire Vernet, Vernet ; je ne quitterai point la nature pour courir après son image. Quelque sublime que soit l’homme ; ce n’est pas Dieu. » (Salon de 1767, Premier site de la Promenade Vernet, DPV XVI 176-7)

16

La skiagraphia désigne chez Platon la peinture en trompe-l’œil, l’illusion ou la confusion visuelle de la peinture (par ex. Parménide, 165c-d). Mais dans la culture byzantine, le terme prend une signification théologique : la skiagraphia est l’image, la trace produite par le mystère divin, à laquelle le peintre ajoute l’éclat de la couleur (Jean Damascène). Elle est aussi une figure de l’ancienne Loi, à laquelle s’ajoute la couleur de la Révélation chrétienne (Cyrille d’Alexandrie). Voir Marie-José Mondzain, Image, icône, économie, les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Seuil, L’ordre philosophique, 1996, p. 126-7 et 129. Il y a également, chez les mystiques byzantins, un autre aspect de la skiagraphia : son caractère partiel, composite, qui ne se résout en Un que par et dans la Lumière (Grégoire de Naziance, D 30, 17 et 38,7, voir Francis Gautier, « Grégoire de Naziance, le miroir de l’Intelligence ou le dialogue avec la Lumière », Théologiques, vol. 16, n°2, 2008, p. 40-41).

17

Emmanuelle Hénin, Ut pictura theatrum, Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, Droz, 2003, p. 222, qui reprend ici les analyses d’Agnès Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne, École française de Rome, 1989, p. 57. Sur la distinction entre skiagraphia (ou adumbratio) et scænographia, qui permet d’identifier la skiagraphia à l’architecture de scène, voir Vitruve, De Architectura, I, 2, 8 et le commentaire de Daniele Barbaro (1567).

18

« Elle est très simple et très sainte, je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre celle dont la morale est la plus pure et dont la raison se contente le mieux. » (OC IV 631)

19

Derrida montre comment L’Essai sur l’origine des langues procède du même mouvement : « la passion qui arrache les premières voix a rapport à l’image. […] L’éloquence tient à l’image. […] La métaphore dans le langage parlé tire son énergie du visible et d’une sorte de picto-hiéroglyphie orale » (De la grammatologie, III, 339). Autrement dit, le spectacle précède la parole, et la parole émerge du spectacle. Mais « seule la parole a pouvoir d’exprimer ou d’exciter la passion » (p. 341) : causée par la passion, la parole cause à son tour la passion, selon le cercle logique derridien qui définit la logique du supplément. 
En effet, « la seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille », écrit Rousseau (OC V 378). C’est le discours qui assure l’effet théâtral du spectacle visuel, le parachève, l’accomplit, et dans le même temps en détruit la présence : « La présence à soi de la voix et du s’entendre-parler dérobe la chose même que l’espace visible laissait être devant nous. La chose disparaissant, la voix y substitue un signe » (Gramm., p. 342). Comme système de signes, le discours s’autonomise, se détache de la présence vivante de la pantomime. Ce détachement est le germe de la corruption qui va conduire Rousseau à condamner le théâtre et à identifier l’avènement de la parole à une catastrophe, parce qu’elle introduit dans la représentation la « supplémentarité » du signe (le mot pour le geste, le son pour l’image…) : « c’est cette faculté de supplémentarité qui est la véritable origine des langues : l’articulation en général, comme articulation de la nature et de la convention, de la nature et de tous ses autres. » (Gramm., p. 343)

20

Collection complette des œuvres de J. J. Rousseau, tome troisième, Émile, ou de l’éducation. Par J. J. Rousseau citoyen de Genève, tome premier, Londres [Bruxelles, J. L. de Boubers], 1774, gravure de Noël le Mire d’après Jean-Michel Moreau le Jeune pour le livre III, face p. 226, datée de 1778. 
La série d’estampes conçue par Moreau le Jeune n’est pas la première série destinée à illustrer l’Émile : l’édition originale de 1762 était illustrée de planches mythologiques dessinées par Eisen. Voir Isabelle Michel, « Les illustrations de l’Émile au XVIIIe siècle : questions d’iconographie », Jean-Jacques Rousseau et les arts visuels, dir. F. S. Eigeldinger, Droz, 2003, notamment p. 543. Isabelle Michel rapproche à juste titre le travail de Moreau sur Émile de ses estampes pour les Œuvres de Molière, réalisées un an plus tôt. Comparer par exemple « L’astronomie… » avec le frontispice de L’École des femmes au volume II. La scène est le modèle de la représentation, qui ne met donc pas en avant un processus, une marche démonstrative et pédagogique, mais bien un spectacle qui se dévoile, un rideau qui s’ouvre.

21

A comparer avec ce que Diderot écrit du fonctionnement de son imagination, transformée par l’expérience de l’art. Il faut supposer, dit-il, « que j’ai pris l’habitude d’arranger mes figures dans ma tête, comme si elles étaient sur la toile ; que peut-être je les y transporte, et que c’est sur un grand mur que je regarde, quand j’écris » (Salon de 1767, article Lagrenée, DPV XVI 153). Le mur virtuel vide est le support préalable au dispositif spectaculaire de la pensée.

22

La notion de rapport est centrale dans le développement du livre III de l’Émile : l’entendement de l’enfant n’ets pas encore accessible à « la connaissance des rapports de l’homme » (p. 428) ; « L’enfant apperçoit les objets, mais il ne peut appercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmonie de leur concert. Il faut une expérience qu’il n’a point acquise, il faut des sentiments qu’il n’a point éprouvés pour sentir l’impression composée qui resulte à la fois de toutes ces sensations » (p. 431) ; « Sans contredit on prend des notions bien plus claires & bien plus sures des choses qu’on apprend ainsi de soi-même que de celles qu’on tient des enseignements d’autrui, et outre qu’on n’accoutume point sa raison à se soumettre servilement à l’autorité l’on se rend plus ingénieux à trouver des rapports, à lier des idées, à inventer des instruments… » (p. 442) ; « nos vrais maitres sont l’expérience et le sentiment, et jamais l’homme ne sent bien ce qui convient à l’homme que dans les rapports où il s’est trouvé » (p. 445) ; « Les rapports des effets aux causes dont nous n’appercevons pas la liaison, les biens et les maux dont nous n’avons aucune idée, les besoins que nous n’avons jamais sentis sont nuls pour nous » (p. 453) ; « Sur quelle abondance d’objets intéressans ne peut-on point tourner ainsi la curiosité d’un élêve sans jamais quitter les rapports réels et matériels qui sont à sa portée » (p. 462) ; « Epiez avec soin les conclusions secrettes qu’il tire en son cœur de toutes ses observations. […] Ne sachant encore s’approprier les choses que par une jouissance materielle, il ne peut juger de leur convenance ou disconvenance avec lui que par des rapports sensibles » (p. 463-4) ; « L’esprit qui ne forme ses idées que sur des raports réels est un esprit solide ; celui qui se contente des raports apparens est un esprit superficiel : celui qui voit les raports tels qu’ils sont est un esprit juste ; celui qui les apprécie mal est un esprit faux : celui qui controuve des raports imaginaires qui n’ont ni réalité ni apparence est un fou ; celui qui ne compare point est un imbécille. L’aptitude plus ou moins grande à comparer des idées et à trouver des raports, est ce qui fait dans les hommes le plus ou le moins d’esprit, etc » (p. 481). 
Rousseau s’appuie ici sur Condillac (voir Richard Glauser, « De tous nos sens le plus fautif », Jean-Jacques Rousseau et les arts visuels, dir. F. S. Eigeldinger, Droz, 2003, p. 37-39), pour qui cependant l’esprit n’est pas gouverné par le rapport mais par la liaison (Essais sur l’origine des connaissances humaines, I, 1, 15 ; 2, 17 ; 3, 28). Le rapport introduit la distanciation et le « faire tableau » du spectacle, compris comme dispositif herméneutique à partir duquel déployer la marche même de l’esprit.

23

Le spectacle de théâtre est un spectacle qui ne permet pas l’établissement de rapports : « Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la Scéne, comme s’il étoit mal à son aise au-dedans de nous. […] L’on croit s’assembler au Spectacle, et c’est là que chacun s’isole » (OC V 15-16).

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Tableaux disposés, scènes entendues : la gestion du spectacle dans la fiction et dans la paranoïa rousseauistes », Rousseau et le spectacle, dir. Christophe Martin, Jacques Berchtold, Yannick Séité, Armand Colin, coll. Recherches, 2014, p. 325-338.

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