La jeune fille qui pleure son oiseau mort (Greuze, Salon de 1765)
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110. La jeune fille qui pleure son oiseau mort
La jolie élégie ! le joli poème ! la belle idylle que Gessner en ferait ! C’est la vignette d’un morceau de ce poète1. Tableau délicieux, le plus agréable et peut-être le plus intéressant du Salon. Elle est de face, sa tête est appuyée sur sa main gauche. L’oiseau mort est posé sur le bord supérieur de la cage, la tête pendante, les ailes traînantes, les pattes en l’air. Comme elle est naturellement placée ! Que sa tête est belle ! qu’elle est élégamment coiffée ! Que son visage a d’expression ! Sa douleur est profonde, elle est à son malheur, elle y est tout entière. Le joli catafalque2 que cette cage ! Que cette guirlande de verdure qui serpente autour [180] a de grâce ! O la belle main ! la belle main ! le beau bras ! Voyez la vérité des détails de ces doigts, et ces fossettes, et cette mollesse et cette teinte de rougeur dont la pression de la tête3 a coloré le bout de ces doigts délicats, et le charme de tout cela. On s’approcherait de cette main pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur. Tout enchante en elle jusqu’à son ajustement4 ; ce mouchoir de cou5 est jeté d’une manière ! il est d’une souplesse et d’une légèreté ! Quand on aperçoit ce morceau, on dit : Délicieux ! Si l’on s’y arrête ou qu’on y revienne6, on s’écrie : Délicieux ! délicieux ! Bientôt on se surprend conversant avec cette enfant, et la consolant. Cela est si vrai, que voici ce que je me souviens de lui avoir dit à différentes reprises.
Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signifie cet air rêveur et mélancolique ? Quoi, pour un oiseau ! Vous ne pleurez pas, vous êtes affligée, et la pensée accompagne votre affliction. Çà, petite, ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi vrai, est-ce la mort de cet oiseau qui vous retire si fortement et si tristement en vous-même ?... Vous baissez les yeux, vous ne me répondez pas. Vos pleurs sont prêts à couler. Je ne suis pas père, je ne suis ni indiscret, ni sévère. Eh bien, je le conçois7 ; il vous aimait, il vous le jurait, et le jurait depuis longtemps ! Il souffrait tant ! le moyen de voir souffrir ce qu’on aime !… Et laissez-moi continuer ; pourquoi me fermer la bouche de votre main ? Ce matin, là, par malheur votre mère était absente ; il vint, vous étiez seule : il était si beau, si passionné, si tendre, si charmant, il avait tant d’amour dans les yeux, tant de vérité dans les expressions ! il disait de ces mots qui vont si droit à l’âme ! et en les disant il était à vos genoux ; cela se conçoit encore ; il tenait une de vos mains, de temps en temps vous y sentiez la chaleur de [181] quelques larmes qui tombaient de ses yeux et qui coulaient le long de vos bras. Votre mère ne revenait toujours point ; ce n’est pas votre faute, c’est la faute de votre mère… Mais voilà-t-il pas que vous pleurez ! mais ce que je vous en dis n’est pas pour vous faire pleurer. Et pourquoi pleurer ? Il vous a promis, il ne manquera à rien de ce qu’il vous a promis. Quand on a été assez heureux pour rencontrer une enfant charmante comme vous, pour s’y attacher, pour lui plaire, c’est pour toute la vie… Et mon oiseau ?... Vous souriez… (Ah mon ami, qu’elle était belle ! si vous l’aviez vue sourire et pleurer !) Je continuai : Eh bien votre oiseau ? Quand on s’oublie soi-même, se souvient-on de son oiseau ? Lorsque l’heure du retour de votre mère approcha, celui que vous aimez s’en alla. Qu’il était heureux, content, transporté ! Qu’il eut de peine à s’arracher d’auprès de vous !... Comme vous me regardez ! Je sais tout cela. Combien il se leva et se rassit de fois ! combien il vous dit, redit adieu sans s’en aller ! combien de fois il sortit et rentra ! Je viens de le voir chez son père, il est d’une gaieté charmante, d’une gaieté qu’ils partagent tous sans pouvoir s’en défendre… Et ma mère ?… Votre mère, à peine fut-il parti, qu’elle rentra, elle vous trouva rêveuse comme vous l’étiez tout à l’heure ; on l’est toujours comme cela. Votre mère vous parlait, et vous n’entendiez pas ce qu’elle vous disait ; elle vous commandait une chose, et vous en faisiez une autre. Quelques pleurs se présentaient au bord de vos paupières, ou vous les reteniez ou vous vous détourniez pour les essuyer furtivement. Vos distractions continues impatientèrent votre mère, elle vous gronda, et ce vous fut une occasion de pleurer sans contrainte et de soulager votre cœur. Continuerai-je ? Je crains que ce que je vais dire ne renouvelle votre [182] peine. Vous le voulez ?... Eh bien, votre bonne mère se reprocha de vous avoir contristée, elle s’approcha de vous, elle vous prit les mains, elle vous baisa le front et les joues, et vous en pleurâtes bien davantage. Votre tête se pencha sur elle, et votre visage que la rougeur commençait à colorer, tenez tout comme le voilà qui se colore, alla se cacher dans son sein. Combien cette mère vous dit de choses douces, et combien ces choses douces vous faisaient de mal ! Cependant votre serin avait beau chanter, vous avertir, vous appeler, battre des ailes, se plaindre de votre oubli ; vous ne le voyiez point, vous ne l’entendiez point, vous étiez à d’autres pensées ; son eau, ni sa graine ne furent point renouvelées, et ce matin l’oiseau n’était plus... Vous me regardez encore ; est-ce qu’il me reste encore quelque chose à dire ? Ah, j’entends ; cet oiseau, c’est lui qui vous l’avait donné. Eh bien, il en retrouvera un autre aussi beau... Ce n’est pas tout encore ; vos yeux se fixent sur moi et s’affligent ; qu’y a-t-il donc encore ? Parlez, je ne saurais vous deviner... Et si la mort de cet oiseau n’était que le présage… que ferais-je ? que deviendrais-je ? s’il était ingrat ?… Quelle folie ! Ne craignez rien, cela ne sera pas, cela ne se peut… — Mais, mon ami, ne riez-vous pas, vous d’entendre un grave personnage s’amuser à consoler une enfant en peinture de la perte de son oiseau, de la perte de tout ce qu’il vous plaira ? Mais aussi voyez donc qu’elle est belle ! qu’elle est intéressante ! Je n’aime point à affliger, malgré cela, il ne me déplairait pas trop d’être la cause de sa peine.
Le sujet de ce petit poème est si fin, que beaucoup de personnes ne l’ont pas entendu8 ; ils ont cru que cette jeune fille ne pleurait que son serin. Greuze a déjà peint une fois le même sujet. Il a placé devant une glace [183] fêlée une grande fille en satin blanc, pénétrée d’une profonde mélancolie. Ne pensez-vous pas qu’il y aurait autant de bêtise à attribuer les pleurs de la jeune fille de ce Salon à la perte d’un oiseau, que la mélancolie de la jeune fille du Salon précédent à son miroir cassé. Cette enfant pleure autre chose, vous dis-je. D’abord vous l’avez entendue, elle en convient, et son affliction le dit de reste. Cette douleur ! à son âge ! et pour un oiseau ! — Mais quel âge a-t-elle donc ? — Que vous répondrai-je, et quelle question m’avez-vous faite ? Sa tête est de quinze à seize ans, et son bras et sa main, de dix-huit à dix-neuf. C’est un défaut de cette composition qui devient d’autant plus sensible que la tête étant appuyée contre la main, une des parties donne tout contre la mesure de l’autre9. Placez la main autrement, et l’on ne s’apercevra plus qu’elle est un peu trop forte et trop caractérisée. C’est, mon ami, que la tête a été prise d’après un modèle et la main d’après un autre10. Du reste, elle est très vraie cette main, très belle, très parfaitement coloriée et dessinée. Si vous voulez passer au morceau cette tache légère11 avec un ton de couleur un peu violâtre, c' est une chose très belle. La tête est bien éclairée, de la couleur la plus agréable qu' on puisse donner à une blonde ; peut-être demanderait-on qu’elle fît un peu plus le rond de bosse12. Le mouchoir rayé est large13, léger, du plus beau transparent ; le tout fortement touché, sans nuire aux finesses de détail14. Ce peintre peut avoir fait aussi bien, mais pas mieux.
Ce morceau est ovale, il a 2 pieds de haut, et appartient à M. de la Live de la Briche15. [184]
Lorsque le Salon fut tapissé16, on en fit les premiers honneurs à M de Marigny17. Poisson Mécène18 s’y rendit avec le cortège des artistes favoris qu’il admet à sa table ; les autres s' y trouvèrent19. Il alla, il regarda, il approuva, il dédaigna ; la Pleureuse de Greuze l’arrêta et le surprit. Cela est beau, dit-il à l’artiste qui lui répondit : Monsieur, je le sais ; on me loue de reste, mais je manque d’ouvrage20. — C’est, lui répondit Vernet21, que vous avez une nuée d’ennemis et parmi ces ennemis, un quidam qui a l' air de vous aimer à la folie, et qui vous perdra. — Et qui est ce quidam ? lui demanda Greuze. — C’est vous, lui répondit Vernet.
Notes
Salomon Gessner, poète zurichois, était célèbre auprès du public germanophone pour ses idylles, mettant en scène bergers et bergères dans des décors champêtres. C’est sans doute Grimm qui avait fait connaître Gessner à Diderot et Diderot avait accompagné Huber dans la traduction des Idylles en français en 1761. En 1772, Gessner publiera deux contes de Diderot, Les Deux Amis de Bourbonne et l’Entretien d’un père avec ses enfants, à la suite de ses Idylles, d’abord en allemand, puis en français.
Les œuvres de Gessner sont souvent illustrées. Lorsque la gravure n’occupe pas une pleine page, elle se nomme « vignette ». Au début du Salon de 1765, Diderot écrivait déjà : « prenez l’allégorie de Vanloo, j’y consens, mais laissez-moi la Pleureuse de Greuze. Tandis que vous resterez extasié sur la science de l’artiste et les effets de l’art, moi, je parlerai à ma petite affligée, je la consolerai, je baiserai ses mains, j’essuierai ses larmes, et quand je l’aurai quittée, je méditerai quelques vers bien doux sur la perte de son oiseau. » (DPV XIV 40)
« Catafalque. s. m. C’est un mot dont se servent les Peintres & Sculpteurs pour signifier la representation d’un cercueil ou d’un tombeau élevé dans les pompes funebres. Ce mot vient de l’Italien catafalco, qui signifie proprement un échaffaut. » (Furetière, 1690) À la mort des princes, on édifiait un monument éphémère, le catafalque, autour de leur cercueil, généralement dans l’église où étaient célébrées les funérailles (les pompes funèbres). Ce monument (ou échafaudage) pouvait prendre des proportions grandioses.
« Ajustement, signifie aussi Ornement, parure. Ornatus, munditia. Ce locataire a bien fait des ajustemens en cette maison, dont le propriétaire ne voudra pas le rembourser. Cette femme est toujours dans un grand ajustement, dans la dernière propreté. Vos actions & votre ajustement ont un air de qualité qui enchante. Mol[ière] » (Trévoux, paraphrasant Élise dans la Critique de l’École des femmes).
« Mouchoir de col, est un linge garni ordinairement de dentelles, dont les dames se servent pour cacher & pour parer leur gorge. Strophium, strophiolum. Un mouchoir de toile de soie, de point de Venise. Un mouchoir noir de taffetas. Les Dames portent par modestie des mouchoirs en pointe & tout unis. » (Trévoux)
Mathon de la Cour, plus explicite, écrit : « Parmi les morceaux qui sont au Louvre, plusieurs ont coûté des efforts & des travaux immenses. Devinez celui qui a enlevé tous les suffrages ? C’est un petit Tableau ovale, dans lequel il n’y a qu’une figure. Il est vrai que cette figure est de M. GREUZE. C’est un chef d’œuvre de naturel & d’expression. […] Les connoisseurs, les femmes, les petits-maîtres, les pédans, les gens d’esprit, les ignorans & les sots, tous les spectateurs sont d’accord sur ce Tableau. On croit voir la nature ; on partage la douleur de cette fille ; on voudroit surtout la consoler. » (Lettres à M** sur les Peintures, les Sculptures & les Gravures exposées au Sallon du Louvre en 1765, Paris, Bauche et Dhoury, 1765, lettre III, p. 52-53)
Diderot vise notamment Mathon de la Cour, qui a pris le sujet au pied de la lettre : « Il est un âge où le besoin d’aimer fait qu’on se livre au premier objet qui se présente. On s’y attache fortement sans en sçavoir la raison. Jusqu’à ce que le hazard vienne offrir un objet plus intéressant qui remplisse le vuide du cœur, la faculté d’aimer s’exerce souvent avec un épagneul ou un oiseau. » (Mathon de la Cour, op. cit., p. 54)
C’est-à-dire que la tête étant appuyée sur la main, on peut comparer leurs dimensions, leurs proportions respectives.
Greuze a dessiné la tête d’après une fille plus jeune, et la main d’après une autre, plus âgée. Modèle peut s’entendre d’une personne réelle ou d’un dessin ou une peinture.
« On dit proverbialement, c’est un homme qui n’a qu’une tache ; pour dire, qu’un défaut : il veut dire quelquefois qui ne vaut rien du tout, qui a tous les vices imaginables. Unicam habet labem. On dir aussi, chercher des taches dans le soleil, quand on cherche des défauts dans les choses les plus parfaites & le splus accomplies. » (Trévoux)
« Bosse, en terme de Sculpture, signifie bas-relief ou plein-relief. Cet ouvrage est relevé en bosse, en demi-bosse ; c’est un bas-relief qui a des parties saillantes & détachées. Prostypa. En ronde bosse, c’est un plein relief dont toutes les parties ont leur véritable rondeur, & sont isolées comme les figures. Ectypa. On dit aussi des Médecins qu’ils relèvent en bosse les cimetières.
On dit aussi en Peinture, travailler d’après la bosse. Statua, signum. Pour dire, copier ou dessiner une figure de relief. » (Trévoux)
13Large se comprend ici techniquement pour caractériser la touche du peintre, c’est-à-dire sa manière d’étaler la peinture sur la toile. La touche joue un grand rôle dans la définition du style, et ici du style néo-classique. Une touche large consiste à étaler une large couche de peinture uniforme, et s’oppose à la manière heurtée, qui juxtapose de petites touches de peinture. Même si la couleur est la même, l’effet est différent, dynamique et puissant quand on peint à petites touches, lisse et harmonieux, mais plus faible, quand le faire est large. « Large, Largement, (Peinture.) peindre large n’est pas, ainsi qu’on le pourroit croire, donner de grands coups de pinceau bien larges ; mais en n’exprimant point trop les petites parties des objets qu’on imite, & en les réunissant sur des masses générales de lumieres & d’ombres qui donnent un certain spécieux à chacune des parties de ces objets, & conséquemment au tout, & le font paroître beaucoup plus grand qu’il n’est réellement ; faire autrement, c’est ce qu’on appelle avoir une maniere petite & mesquine, qui ne produit qu’un mauvais effet. » (Encyclopédie, IX, 293b)
Cet éloge technique surenchérit peut-être au commentaire de Mathon de la Cour : « Ce morceau précieux est fini avec le plus grand soin : mais je ne m’arrêterai pas sur les détails. Le mérite de l’illusion, quel qu’il soit, disparoît à côté de celui du sentiment. Pour que je fisse une grande attention à la transparence de la mousseline, à la beauté de la main, à la perfection de la cage, il auroit fallu qu’on me cachât la tête. » (Mathon de la Cour, op. cit., p. 53)
Signe de la célébrité de Greuze, le tableau qu’il expose est déjà vendu (Greuze se plaint pourtant plus loin de manquer de clients). Le propriétaire est le frère de Lalive de July, mécène de Greuze. La famille Lalive devait sa fortune au père, fermier général à la fin du règne de Louis XIV. Diderot fréquente leur château à la Chevrette.
Tapisser, c’est accrocher les tableaux pour l’exposition. A partir de 1765, Chardin est le tapissier du Salon.
En tant que Directeur général des Bâtiments du Roi, Abel Poisson, marquis de Marigny, frère de Mme de Pompadour, supervisait les activités de l’Académie royale de peinture. Il visite donc l’exposition en avant-première. Diderot le déteste.
Sobriquet donné à Marigny, qui n’était pas noble de naissance et se nommait réellement Poisson. Quant à Mécène, c’était un ministre de l’empereur Auguste, l’ami d’Horace et de Virgile. Grand protecteur des arts, Mécène était en quelque sorte dans la Rome impériale l’équivalent de Marigny à Paris.
Marigny arrive avec sa petite cour de protégés ; les autres artistes l’attendent dans le Salon près de leurs œuvres accrochées.
Joseph Vernet était lié à Marigny, qui lui avait fait la commande des Ports de France pour le roi.
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