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Résumé

Les références sont données dans l'édition DPV.

[66] se note (DPV XIV 66)

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Références de l’article

Diderot, Denis (1713-1784), , mis en ligne le 11/04/2022, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/numeros/salons-diderot-edition/justice-trajan-halle-salon-1765

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Ressources externes

[p.66]

Hallé

15. L’Empereur Trajan partant pour une expédition militaire très pressée, descend de cheval pour entendre la plainte d’une pauvre femme1.

Grand tableau destiné pour Choisy.

La justice de Trajan - Hallé
La justice de Trajan - Hallé

Le Trajan occupe le centre et le devant du tableau. Il regarde, il écoute une femme agenouillée, à quelque distance de lui entre deux enfants. [p.67] A côté de l’empereur, sur le second plan, un soldat retient par la bride son cheval cabré ; ce cheval n’est point du tout celui que demandait le père Canaye et dont il disait : Qualem me decet esse mansuetum2. Derrière la suppliante une autre femme debout. Vers la droite, sur le fond, l’apparence de quelques soldats.

Monsieur Hallé, votre Trajan imité de l’antique est plat, sans noblesse, sans expression, sans caractère ; il a l’air de dire à cette femme : Bonne femme, je crois que vous êtes lasse ; je vous prêterais bien mon cheval, mais il est ombrageux comme un diable… Ce cheval est en effet le seul personnage remarquable de la scène ; c’est un cheval poétique, nébuleux, grisâtre, tel que les enfants en voient dans les nues : les taches dont on a voulu moucheter son poitrail imitent très bien le pommelé du ciel. Les jambes du Trajan sont de bois, raides comme s’il y avait sous l’étoffe une doublure de tôle ou de fer-blanc. On lui a donné pour manteau une lourde couverture de laine cramoisie mal teinte. La femme dont l’expression du visage devait produire tout le pathétique de la scène, qui arrête l’œil par sa grosse étoffe bleue, fort bien, on ne la voit que par le dos ; j’ai dit la femme, mais c’est peut-être un jeune homme3 ; il faut [p.68] que j’en croie là-dessus sa chevelure et le livret, il n’y a rien qui caractérise son sexe. Cependant une femme n’est pas plus un homme par derrière que par devant ; c’est un autre chignon, d’autres épaules, d’autres reins, d’autres cuisses, d’autres jambes, d’autres pieds ; et ce grand tapis jaune que je vois pendu à sa ceinture en manière de tablier, qui se replie sous ses genoux et que je retrouve encore par derrière, elle l’avait apparemment apporté pour ne pas gâter sa belle robe bleue ; jamais cette volumineuse pièce d’étoffe ne fit partie de son vêtement quand elle était debout. Et puis rien de fini ni dans les mains, ni dans les bras, ni dans la coiffure, elle est affectée de la plica polonica4. Ce linge, qui couvre son avant-bras, c’est de la pierre de Saint-Leu5 sillonnée. Tout le côté de Trajan est sans couleur ; le ciel trop clair met le groupe dans la demi-teinte et achève de le tuer. Mais c’est le bras et la main de cet empereur qu’il faut voir, le bras pour le raide, la main et le pouce pour l’incorrection de dessin. Les peintres d’histoire traitent ces menus détails de bagatelles, ils vont aux grands effets ; cette imitation rigoureuse de la nature les arrêtant à chaque pas, éteindrait leur feu, étoufferait leur génie : n’est-il pas vrai, monsieur Hallé ? Ce n’était pas tout à fait l’avis de Paul Véronèse6, il se donnait la peine de faire des chairs, des pieds, des mains ; mais on en a reconnu l’inutilité, et ce n’est plus l’usage d’en peindre, quoique ce soit toujours l’usage d’en avoir. Savez-vous à quoi cet enfant qui est sur le devant ne [p.69] ressemble pas mal ? à une grappe de grosses loupes7 ; elles sont seulement à sa jambe, ondoyante en serpent, un peu plus gonflées qu’aux bras. Ce pot, cet ustensile domestique de cuivre sur lequel l’autre enfant est penché, est d’une couleur si étrange qu’il a fallu qu’on me dît ce que c’était. Les officiers qui accompagnent l’empereur sont aussi ignobles que lui. Ces petits bouts de figures dispersées aux environs, à votre avis, ne désignent-ils pas bien la présence d’une armée ? Ce tableau est sans consistance dans sa composition, ce n’est rien, mais rien ni pour la couleur qui est de sucs d’herbes passées, ni pour l’expression, ni pour les caractères, ni pour le dessin ; c’est un grand émail8 bien triste et bien froid.

Esther et Assuérus - Poussin
Esther et Assuérus - Poussin

Mais9 ce sujet était bien ingrat. Vous vous trompez, Monsieur Hallé, et je vais vous dire comment un autre en aurait tiré parti. Il eût arrêté Trajan au milieu de sa toile. Les principaux officiers de son armée l’auraient entouré ; chacun d’eux aurait montré sur son visage l’impression du discours de la suppliante. Voyez comme l’Esther du Poussin se présente devant Assuérus10. Et qu’est-ce qui empêchait que votre femme accablée de sa peine ne fût pareillement groupée et soutenue par des femmes de son état ? La voulez-vous seule et à genoux ? j’y consens ; mais pour Dieu, ne me la montrez pas par le dos : les dos ont peu d’expression, quoi qu’en dise Mme Geoffrin. Que son visage me montre toute sa peine ; qu’elle soit belle, qu’elle ait la noblesse de son état ; que son action soit forte et [p.70] pathétique. Vous n’avez su que faire de ses deux enfants, allez étudier la Famille de Darius, et vous apprendrez là comment on fait concourir les subalternes à l’intérêt des principaux personnages. Pourquoi n’avoir pas désigné la présence d’une armée par une foule de têtes pressées du côté de l’empereur ? Quelques-unes de ces figures coupées par la bordure m’en auraient fait imaginer au delà tant que j’en aurais voulu. Et pourquoi du côté de la femme la scène reste-t-elle sans témoins, sans spectateurs ? Est-ce qu’il ne s’est trouvé personne, ni parents, ni amis, ni voisins, ni hommes, ni femmes, ni enfants, qui aient eu la curiosité de savoir l’issue de sa démarche ? Voilà, ce me semble, de quoi enrichir votre composition ; au lieu que tout est stérile, insipide et nu.

La tente de Darius - Le Brun
La tente de Darius - Le Brun

Notes

Qualem me decete esse mansuetum ; j’entends un peu de Latin, dit le Maréchal ; mansuetum seroit meilleur pour des brebis que pour des chevaux. Qu’on donne mon cheval au Pere, j’aime son ordre, je suis son ami, qu’on lui donne mon bon cheval. […] J’allai dépêcher mes affaires, & ne demeurai pas longtemps sans rejoindre le convoi. Nous passâmes heureusement ; mais ce ne fut pas sans fatigue pour le pauvre Pere Canaye. Je le rencontrai dans la marche sur le bon cheval de M. d’Hocquincourt : c’étoit un cheval entier, ardent, inquiet, toujours en action ; il mâchoit éternellement son mords, alloit toujours de côté, hennissoit de moment en moment ; &, ce qui choquoit fort la modestie du Pere, il prenoit indécemment tous les chevaux qui approchoient de lui, pour des cavales.

Et que vois-je, mon Pere, lui dis-je en l’abordant ; quel cheval vous a-t-on donné là ? Où est la monture du bon Pere Suarez, que vous avez tant demandée ? “Ah ! Monsieur, je n’en puis plus, je suis roué… Il alloit continuer ses plaintes, lorsqu’il part un liévre : cent cavaliers se débandent pour courir après, & on entend plus de coups de pistolets qu’à une escarmouche. Le cheval du Pere accoutumé au feu sous le Maréchal, emporte son homme, & lui fait passer en moins de rien tous ces débandés. C’étoit une chose plaisante de voir le Jésuite à la tête de tous, malgré lui. » (Saint-Évremont, Conversation de M. d’Hoquincourt, in L’Esprit de Saint-Évremont, Amsterdam, 1761, p. 235-6)

1

La légende était très célèbre au Moyen Âge ; elle est notamment décrite par Dante dans la Divine comédie sous la forme d’un tableau ornant le Purgatoire (Chant X, 73-94). Alors que Trajan partait à la guerre, une jeune veuve se jette à ses pieds et lui présente un placet. Son fils a été tué et elle demande justice. Trajan commence par lui demander d’attendre son retour de la guerre. « Mon Seigneur, et si tu ne reviens pas ? » Et lui : « Celui qui sera à ma place te vengera. » Mais elle : « Le bien fait par un autre, à quoi te servira-t-il si tu négliges celui qui t’incombe ? » Et lui alors : « Or, sois satisfaite, car il faut que je remplisse mon devoir avant de partir, la justice le veut, la pitié me retient ici. » Dante,

2

« Le Pere Canaye qui se trouvoit sans monture, en demanda une qui le pût porter au camp. “Et quel cheval voulez-vous, mon Pere ?” dit le Maréchal. Je vous répondrai, Monseigneur, ce que répondit le bon Père Suarez au Duc de Medina Sidonia dans une pareille rencontre : Qualem me decet esse, mansuetum ; tel qu’il faut que je sois, doux et paisible ?

3

Mathon de la Cour, dans ses Lettres, pointait la même ambiguïté : « il y a des gens qui doutent si la personne qui demande justice à Trajan, est un homme ou une femme. Les Artistes ne sauroient trop éviter les obscurités semblables ; elles font dans leurs ouvrages un aussi mauvais effet que dans un discours, & je ne sais pourquoi il y a tant de Peintres dont les compositions sont obscures. » (Lettres à Monsieur ** , sur les Peintures, les Sculptures & Gravures, exposées au Sallon du Louvre en 1765, p. 13.)

4

Critique de la coiffure et des cheveux enchevêtrés de la suppliante : « la plique était caractérisée principalement par l’abondance, la longueur et l’enchevêtrement des cheveux, devenus gras, inextricables, rassemblés en nattes, en touffes, en chignons, peuplés de poux et de lentes, et exhalant une odeur infecte ; quelquefois même on a noté la même altération des poils des aisselles et du pubis. » (Alfred Hardy, Traité pratique et descriptif des maladies de la peau, 1886.)

5

La pierre de Saint-Leu, du nom des carrières de Saint-Leu-d’Esserent, dans l’Oise, où elle était extraite, est une pierre de calcaire, dit calcaire lutétien, composée dans les carrières de différents dépôts, ou bancs. Le banc supérieur, ou banc royal, peut présenter une alternance de bancs durs et de bancs plus tendres : c’est ce qui lui donne alors, selon l’expression de Diderot, un aspect « sillonné ». Le banc royal a été massivement exploité comme pierre de construction, depuis le XIVe siècle.

6

Dans la galerie du Palais-Royal du duc d’Orléans, où il avait ses entrées grâce à Montamy, Diderot a pu voir notamment de Véronèse un Embrasement de Sodome ; un Enlèvement d’Europe ; Mercure, Hersé et Aglaure (Utpictura18, notices A1539, A1545, A1547).

7

7« Loupe, terme de Chirurgie, tumeur qui se forme sous la peau dans les cellules du tissu adipeux. Cette tumeur est circonscrite, sans chaleur, sans douleur, & sans changement de la couleur naturelle de la peau qui la couvre. La peau n’y est pas adhérente, & l’on sent dans son centre une fluctuation quelquefois très-sensible, & quelquefois plus obscure. Les loupes sont des humeurs enkistées… » (Encyclopédie, IX, 704, article d’Antoine Louis)

8

L’émail « est une préparation particulière du verre, auquel on donne différentes couleurs, tantôt en lui conservant une partie de sa transparence, tantôt en la lui ôtant » (Encyclopédie, V, 533a). A propos d’une Vierge de Lagrenée, Diderot écrit : « Sachez qu’ […] il n’y a rien, ni grands défauts, ni grandes beautés ; qu’on le prendrait pour un morceau d’émail, et qu’en général tous les morceaux de Lagrenée en tiennent un peu… » (Ver., IV, 840).

9

Diderot imagine l’intervention de Hallé, qui se défend.

10

Diderot écrivait chez lui les Salons avec une gravure d’après l’Esther et Assuérus de Poussin sous les yeux.

DANS LE MÊME NUMÉRO

Les Salons de Diderot (édition)

Salon de 1763

Salon de 1765

Salon de 1767