Aller au contenu principal
×
Recherche infructueuse
×

Résumé

Les références sont données dans l'édition DPV.

[p.350] se note (DPV XIII 350)

L'intervention de Grimm, qui ne figure pas dans DPV, est notée en italiques.

×

Références de l’article

Diderot, Denis (1713-1784), , mis en ligne le 15/04/2024, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/numeros/salons-diderot-edition/louis-michel-vanloo-salon-1763

×

Ressources externes

[p.350]

Louis-Michel Vanloo

Ce peintre était attaché à la cour d’Espagne1. J’ignore pourquoi il n’y est plus, mais il est certain que c’est un grand artiste.

Le Portrait de l’auteur, accompagné de sa sœur et travaillant au portrait de son père, est une très belle chose2.

Portrait de l’artiste avec sa sœur devant le portrait de leur père - Vanloo
Portrait de l’artiste avec sa sœur devant le portrait de leur père - Vanloo

Le peintre occupe le milieu de la toile. Il est assis. Il a les jambes croisées et un bras passé sur le dos de son fauteuil. Il se repose. L’ébauche du portrait de son père est devant lui sur un chevalet. Sa sœur est debout [p.351] derrière son fauteuil. Rien n’est plus simple, plus naturel et plus vrai que cette dernière figure. La robe de chambre de l’artiste fait la soie à merveille. Le bras pendant sur le dos du fauteuil est tout à fait hors de la toile ; il n’y a qu’à l’aller prendre. L’air de famille est on ne peut pas mieux conservé dans les trois têtes. En tout, le morceau est fait largement3 et mérite les plus grands éloges ; les têtes sont nobles et grandement touchées4.

Avec tout cela, me direz-vous, quelle comparaison avec Van Dyck pour la vérité, avec Rembrandt pour la force ?

Portrait de la princesse Henriette de Vaudémont-Phalsbourg, duchesse de Lorraine, avec un page - Van Dyck
Portrait de la princesse Henriette de Vaudémont-Phalsbourg, duchesse de Lorraine, avec un page - Van Dyck

Mais tandis qu’il y a tant de manières différentes d’écrire qui chacune ont leur mérite particulier, n’y aurait-il qu’une seule manière de bien peindre [?] Parce qu’Homère est plus impétueux que Virgile, Virgile plus sage et plus nombreux que le Tasse, le Tasse plus intéressant et plus varié que Voltaire, refuserai-je mon juste hommage à celui-ci5 ? Modernes envieux de vos contemporains, jusques à quand vous acharnerez-vous à les rabaisser par vos éternelles comparaisons avec les Anciens ? N’est-ce pas une façon de juger bien étrange que de ne regarder les Anciens que par leurs beaux côtés, comme vous faites, et que de fermer les yeux sur leurs défauts, et de n’avoir au contraire les yeux ouverts que sur les défauts des Modernes et que de les tenir opiniâtrement fermés sur leurs beautés [?] Pour louer les auteurs de vos plaisirs, attendrez-vous toujours qu’ils ne soient plus ? A quoi leur sert un éloge qu’ils ne peuvent entendre ?

Je suis toujours fâché que parmi les superstitions dont on a entêté les hommes, on n’ait jamais pensé à leur persuader qu’ils entendraient sous la tombe le mal ou le bien que nous en dirions. [p.352]

Je suis aussi bien fâché que ces morceaux de peinture qui ont la fraîcheur et l’éclat des fleurs soient condamnés à se faner aussi vite qu’elles.

Cet inconvénient tient à une manière de faire qui double l’effet du tableau pour le moment. Lorsque le peintre a presque achevé son ouvrage, il glace. Glacer, c’est passer sur le tout une couche légère de la couleur et de la teinte qui convient à chaque partie. Cette couche peu chargée de couleur et très chargée d’huile fait la fonction et a le défaut d’un vernis ; l’huile se sèche et jaunit en se séchant, et le tableau s’enfume6 plus ou moins, selon qu’il a été peint plus ou moins franchement.

On dit qu’un peintre peint à pleines couleurs ou franchement, lorsque ses couleurs sont plus unes, moins tourmentées, moins mélangées7.

On conçoit que l’huile répandue sur les endroits où il y a beaucoup de différentes couleurs mêlées et fondues occasionne une action des unes sur les autres et une décomposition d’où naissent des taches jaunes, grises, noires, et la perte de l’harmonie générale.

Les endroits qui souffriront le plus, ce sont ceux où il se trouvera de la céruse8 et autres chaux métalliques que la substance grasse revivifiera.

Un sculpteur un peu jaloux de la durée d’un ouvrage qui lui coûte tant de peines, devrait toujours en appuyer les parties délicates et fragiles sur des parties solides ; et le peintre préparer et broyer lui-même ses couleurs, et exclure de sa palette toutes celles qui peuvent réagir les unes sur les autres, se décomposer, se revivifier, ou souffrir, comme les sels, par l’acide de l’air. Cet acide est si puissant qu’il ternit jusqu’aux peintures de la porcelaine.

L’art de donner à la peinture des couleurs durables est presque encore [p.353] à trouver. Il semble qu’il faudrait bannir la plupart des chaux, toutes les substances salines, et n’admettre que des terres pures et bien lavées.

C’est une chose bizarre que la diversité des jugements de la multitude qui se rassemble dans un Salon. Après s’y être promené pour voir, il faudrait aussi y faire quelques tours pour entendre.

Les gens du monde jettent un regard dédaigneux et distrait sur les grandes compositions, et ne sont arrêtés que par les portraits dont ils ont les originaux présents.

L’homme de lettres fait tout le contraire. Passant rapidement devant les portraits, les grandes compositions fixent toute son attention.

Le peuple regarde tout et ne s’entend à rien9.

C’est lorsqu’ils se rencontrent au sortir de là qu’ils sont plaisants à entendre. L’un dit : Avez-vous vu le Mariage de la Vierge10 ? C’est un beau morceau ! … Non. Mais vous, que dites-vous du Portrait de la comtesse11 ? c’est cela qui est délicieux… Moi, je ne sais seulement pas si votre comtesse s’est fait peindre. Je m’amuserais autour d’un portrait, tandis que je n’ai ni trop d’yeux ni trop de temps pour le Joseph de Deshays12 ou le Paralytique de Greuze13… Ah, oui ; c’est cet homme qui est à côté de l’escalier et à qui l’on va donner l’extrême-onction... C’est ainsi que rien ne passe sans éloge et sans blâme : celui qui vise à l’approbation générale est un fou. Greuze, pourquoi faut-il qu’une impertinence t’afflige ? La foule est continuellement autour de ton tableau, il faut que j’attende mon tour pour en approcher. N’entends-tu pas la voix de la surprise et de l’admiration qui s’élève de tous côtés ? Ne sais-tu pas que tu as fait une chose sublime ? Que te faut-il de plus que ton propre suffrage et le nôtre ?

Tant que les peintres portraitistes ne me feront que des ressemblances, [p.354] sans composition14, j’en parlerai peu ; mais lorsqu’ils auront une fois senti que pour intéresser il faut une action, alors ils auront tout le talent du peintre d’histoire, et ils me plairont indépendamment du mérite de la ressemblance.

Il s’est élevé ici une contestation singulière entre les artistes et les gens du monde. Ceux-ci ont prétendu que le mérite principal d’un portrait était de ressembler ; les artistes, que c’était d’être bien dessiné et bien peint. Eh que nous importe, disaient ceux-ci, que les Van Dyck ressemblent ou ne ressemblent pas ? En sont-ils moins à nos yeux des chefs-d’œuvre ? Le mérite de ressembler est passager ; c’est celui du pinceau15 qui émerveille dans le moment, et qui éternise l’ouvrage. C’est une chose bien douce pour nous, leur a-t-on répondu, que de retrouver sur la toile l’image vraie de nos pères, de nos mères, de nos enfants, de ceux qui ont été les bienfaiteurs du genre humain et que nous regrettons. Quelle a été la première origine de la peinture et de la sculpture ? Ce fut une jeune fille qui suivit avec un morceau de charbon les contours de la tête de son amant dont l’ombre était projetée sur un mur éclairé16. Entre deux portraits, l’un de Henri IV mal peint, mais ressemblant, et l’autre d’un faquin17 de concussionnaire18 ou d’un sot auteur peint à miracle, quel est celui que vous choisirez ? Qui est-ce qui attache vos regards sur un buste de Marc Aurèle ou de Trajan, de Sénèque ou de Cicéron ? Est-ce le mérite du ciseau de l’artiste ou l’admiration de l’homme ?

D’où je conclus avec vous qu’il faut qu’un portrait soit ressemblant pour moi, et bien peint pour la postérité.

Ce qu’il y a de certain, c’est que rien n’est plus rare qu’un beau pinceau, plus commun qu’un barbouilleur qui fait ressembler, et que quand l’homme n’est plus, nous supposons la ressemblance19.

Oui, mais l’attrait de la vérité est si invincible qu’il suffirait que le plus beau portrait de Van Dyck eût conservé la réputation de n’avoir pas ressemblé, pour perdre de son prix. C’est que le premier mérite d’un portrait est de ressembler, quoi qu’on dise, et un grand peintre n’a qu’à faire des têtes de fantaisie20, s’il n’a pas le talent de donner de la ressemblance.

Notes

1

En 1736, Louis-Michel Vanloo était devenu le peintre officiel de la cour de Philippe V d’Espagne, à Madrid. En 1752, il avait participé à la fondation de l’Académie royale des beaux-arts de San Fernando, sous le patronage du roi Ferdinand VI, qui avait succédé à Philippe V en 1746. Ferdinand souhaitait rester neutre dans le conflit qui se préparait entre la France et l’Angleterre (la Guerre de sept ans) : il n’est pas impossible que le refroidissement de l’Espagne vis-à-vis de la France ait motivé le retour de Vanloo en France en 1753.

2

Voir #000781.

3

« Peindre largement, c’est donner de grands coups de pinceaux et distribuer les objets sur grandes masses » (Dom Pernéty, Dictionnaire portatif de peinture, Paris, Bauche, 1757, art. Large, p. 388)

4

« Toucher, se dit encore en plusieurs sortes d’arts. On dit qu’un homme touche l’orgue, le luth, le théorbe délicatement ; pour dire, qu’il en jouë fort bien : qu’un Peintre a bien touché un trait de son tableau. Pulsare. Ce Peintre touche bien un arbre, un paysage ; pour dire, qu’il réussit fort bien à les peindre. On dit de même, qu’un Poëte a bien touché une passion, un tel caractère ; pour dire, qu’il en a fait des expressions vives & naturelles. » (Trévoux) Dans le contexte des Salons, toucher veut dire peindre, et connote la manière de peindre de façon positive, sensible.

5

5Dans une lettre à Sophie Volland du 12 août 1762, Diderot écrit, à propos de Voltaire : « Cet homme n’est que le second dans tous les genres. » (CFL V 712)

6

Noircit.

7

« Franchise de pinceau, etc, se dit de la facilité, de la liberté et hardiesse de la main de l’artiste, dans un travail qui, quoique négligé en apparence, caractérise l’habileté et le génie savant de celui qui apparaît l’avoir fait sans gêne, en badinant. » (Pernéty, op. cit., p. 327)

8

« Céruse, s. f. Blanc de plomb. Cerussa. C’est ainsi que la nomment les Chimistes. » (Trévoux, qui précise que la céruse est utilisée par les femmes pour le fard, malgré le caractère nocif du produit)

9

Diderot écrit ici dans l’esprit d’Horace : Odi profanum vulgus, et arceo (Odes, III, 1, 1), je hais le peuple vulgaire et je garde mes distances. Plus loin et ailleurs, par exemple dans le Préambule du Salon de 1763, il insiste au contraire sur l’importance du jugement public, qui développe le goût et élève le niveau de la compétition entre les artistes.

10

Le Mariage de la sainte Vierge de Deshays. Voir #000748.

11

Le Portrait de la Comtesse d’Egmont Pignatelli en costume espagnol, de Roslin. Voir #000729.

12

Voir #009632.

13

Voir #001058.

14

L’article *Composition de l’Encyclopédie (1753) est la première contribution théorique majeure de Diderot sur la peinture. Diderot s’appuie alors encore sur les thèses de Shaftesbury, qui évalue avant tout l’œuvre d’art à partir de la cohérence de l’agencement de ses figures : son organisation.

15

Le mérite du pinceau, c’est la virtuosité technique du peintre, indépendamment de la ressemblance.

16

On raconte que la première peinture aurait été le fait de la fille de Dibutade, un potier de Corinthe, qui aurait repassé les contours de l’ombre que faisait son amant sur le mur, pour en conserver une trace après son départ. (Pline, Histoire naturelle, livre XXXV, §152)

17

« Faquin, subst. masc. Crocheteur, homme de la lie du peuple, vil & méprisable. » (Trévoux)

18

« Concussionnaire, adj. m. Juge, Officier, ou Receveur public, qui exige de plus grands droits, de plus grosses sommes que celles qui sont duës, ou taxées. » (Trévoux)

19

La ressemblance n’a donc plus d’importance : on suppose toujours, après coup, qu’un portrait est ressemblant.

20

Les têtes, ou figures de fantaisie sont des portraits imaginaires. Fragonard en a composé une série : certaines figures ont été identifiées (Mlle Guimard, #018242 ; Jérôme de Lalande, #018243), d’autres restent conjecturales (Naigeon, #018245), une figure a été identifiée comme un portrait de Diderot, puis l’identification a été abandonnée (#006251).

DANS LE MÊME NUMÉRO

Les Salons de Diderot (édition)

Salon de 1763

Salon de 1765

Salon de 1767