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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Fait, fiction, affabulation », Casanova, la séduction des possibles, cours d'agrégation donné à l'université d'Aix-Marseille durant l'année 2020-2021.

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Fait, fiction, affabulation

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Nous avons vu en introduction combien le projet autobiographique de Casanova différait de l’autobiographie comme genre, avec son contrat de lecture et sa soumission à un jugement public. Casanova écrit la vie, il se projette par l’écriture dans une expérience renouvelée du plaisir de la vie. Ce projet n’implique aucune relation contractuelle à la vérité : l’auteur ne ment ni nécessairement, ni délibérément ; mais force est de constater qu’il ne se pose quasiment jamais la question de l’authenticité de ce qu’il raconte, de la fidélité de sa mémoire, de la sincérité de son exposé. Vérité, authenticité, fidélité : ce vocabulaire lui est à peu près étranger.

Laure accueille Gil Blas comme son frère (Gil Blas, 1747)

Laure accueille Gil Blas comme son frère (Gil Blas, 1747)

Autrement dit, le partage de ce qui est de l’ordre du fait et de ce qui est de l’ordre de la fiction, la distinction entre récit factuel et récit fictionnel n’est pas opératoire pour l’Histoire de ma vie. Casanova ne s’est pas étendu en serments et protestations de dire la vérité ; il ne ment pas d’ailleurs : il affabule. L’écriture procède par injections de signifiant dans le discours courant. L’injection provoque, stimule, réactive la jouissance. L’affabulation consiste dans cette injection : le critère n’est pas la vérité mais la jouissance.

I. Objectivation, subjectivation : l’injection du signifiant

Prenons pour exemple le début du tome III, c’est l’épisode de la Cattinella. Il ouvre une séquence d’un peu plus de 200 pages que Casanova a écrite deux fois, et dont nous pouvons comparer les deux versions dans l’édition Igalens-Leborgne. La comparaison est d’abord décevante : la deuxième version, plus longue, moins nerveuse, n’apporte rien de nouveau. Ce sont les mêmes mots, les mêmes formules, mais les ellipses du ton enlevé de la conversation sont comblées au profit d’une syntaxe plus précise, mais plus lourde.

« Je sors d’une péote à midi au Pont du Lac obscur : je prends une chaise pour aller vite dîner à Ferrare. Je descends à l’auberge de S.t Marc, et je monte précédé par un valet qui doit me conduire à ma chambre. » (p. 680)

« a. 1750 mon âge de 25 ans
Je sors de ma péote vers midi au Pont du Lac obscur : je prends une chaise à deux roues pour aller vite dîner à Ferrare : je descends à l’auberge de S.t Marc, et je monte précédé par le valet qui doit me conduire à ma chambre. » (p. 681, on indique en gras les modifications par rapport à la 1ère version)

On voit comment Casanova a travaillé : il n’a pas recomposé son récit. Il a corrigé son texte, à partir de la première version qu’il avait sous les yeux. Plus exactement, il l’a précisé. Ce n’était pas à midi, mais vers midi ; la chaise était une chaise à deux roues. La précision objective le récit : les indéfinis tendent à disparaître, une péote devient ma péote, un valet devient le valet.

« Ma péote » est intéressant : bien entendu ce bateau n’appartient pas à Casanova. Le possessif vient ici colorer affectivement le récit : ma péote, c’est la péote qui me transportait, c’est aussi la péote qui m’intéresse ici dans mon récit. De la même manière, l’ajout liminaire commence par préciser objectivement la date, « année 1750 », pour aussitôt après la transposer affectivement et subjectivement en « mon âge de 25 ans ».

Objectivation, subjectivation : on touche ici au mouvement général de l’écriture casanovienne, qui établit le circuit du discours courant, puis y injecte en plus, en supplément, du signifiant, qui ne vient là que comme pur signifiant ; c’était moi qui étais là, c’est moi qui parle, et j’ai plaisir à parler.

Il s’agit ici de bien plus que du procédé de réécriture : dès le départ, le récit s’ordonne et se compose en vue de cette injection de signifiant qui apportera le supplément de jouissance. Que se passe-t-il en effet dans cette auberge de la piazza della Pace à Ferrare ? Casanova entre dans l’auberge, il monte dans sa chambre : c’est un trajet rapide, qui installe un rythme, « je sors », « pour aller vite », « je descends », « je monte ». C’est le trajet du signifiant porté par un sujet parlant, un je qui parle et décrit une trajectoire dans l’espace de son récit.

A proximité, dans l’environnement de cette trajectoire simple (Casanova écrit plus loin « c’est tout simple »), surgit un brouhaha, une nébuleuse vague et joyeuse (« un bruit de gaieté »), la vie. La trajectoire du je parlant est irrésistiblement attirée, happée par l’espace bouillonnant de la vie, l’injection se fait, et l’intrigue se noue :

« Un bruit de gaieté qui sortait d’une salle ouverte m’excite à y regarder pour voir ce que c’était. Je vois dix à douze personnes à table. C’est tout simple. J’allais mon chemin ; mais je me sens arrêté par un Le voilà prononcé par une jolie femme qui se lève, et court à moi à bras ouverts me vient au-devant, m’embrasse, et dit : vite un couvert pour mon cher cousin ; et qu’on mette sa malle dans ma chambre. » (p. 681, suite du précédent)

La singularité du récit tient ici au fait que Casanova ne rencontre pas Cattinella. Le son lui arrive avant l’image, et l’image lui arrive avant l’identification de la personne. Le point de départ est une excitation. Casanova avait d’abord écrit « m’excite à voir », qu’il précise ensuite en « m’excite à y regarder pour voir ». C’est lui qui prend l’initiative de cette rencontre, c’est lui qui s’introduit dans cette salle où personne ne l’attendait et où quelque chose va s’improviser, où « le nœud de la fable » se nouer. Excitation, attraction, intrusion : c’est l’injection du signifiant. Cela se passe bien au niveau du signifiant : c’est d’abord du bruit, et c’est enfin une exclamation, « le voilà ».

II. Du signifiant à la scène : les trois niveaux du dispositif scénique

Alors s’opère une commutation du medium de la représentation, du son vers l’image, de la trajectoire du signifiant vers le dispositif d’une scène. Le signifiant lève et porte l’excitation au plaisir, mais cette excitation est une excitation à voir, à y regarder pour voir : le mouvement du regarder dispose la scène, l’objectif du voir installe la perspective de la jouissance. Réciproquement, le mot qui fuse face à Casanova, « le voilà », constitue une interface : c’est un mot qui dit un « voir », « vois-là », voilà répond directement à regarder voir.

On voit ici à l’œuvre une logique du récit qui n’a pas nécessairement à voir avec quelque référent historique que ce soit. Il ne s’agit pas essentiellement de relater des faits ; il s’agit d’une parole qui porte un désir de jouissance et s’injecte dans le donné à voir d’une scène. « Regarder voir » envoie un stimulus auquel répond « le voilà » : stimulus-réponse, voilà la logique du récit.

Le mot de Cattinella vient au devant d’elle arrêter la trajectoire du signifiant (« je me sens arrêté »), c’est-à-dire opérer l’injection et avec elle le basculement scénique. Le mot, puis la femme s’interposent entre Casanova et la tablée des douze convives, Cattinella fait écran : elle déclenche le désir par l’obstacle qu’elle interpose. Le mouvement est contrarié : elle l’accueille mais elle l’arrête, elle le fait venir mais elle vient au devant de lui.

La trajectoire de Cattinella répond à celle de Casanova, avec sa succession de verbes en parataxe (se lève, me vient, m’embrasse), et l’ordre donné, « vite un couvert », symétrique de l’« aller vite dîner » liminaire. Avant même qu’on ne comprenne ce qui se trame et va se jouer, ce jeu des trajectoires indique l’autonomie réciproque des deux protagonistes, qui décident, dans l’instant, en pleine improvisation, de coïncider, collaborer, conspirer à l’événement.

Une scène se monte alors sous nos yeux : non seulement Casanova n’était ni prévenu ni prévu, mais le récit rétrospectif n’a rien anticipé. Au contraire, le mouvement précède à chaque fois la caractérisation : aucune scène, aucun piège, aucune rouerie n’a été annoncée, préparée. Casanova se trouve introduit, impliqué dans une affaire qui roule, dans une supercherie que Cattinella a montée avant lui, sans lui, et dans laquelle il aurait aussi bien pu ne jouer aucun rôle. Il commence par croire, et le lecteur avec lui, qu’il est requis pour tirer d’affaire la courtisane, dans une intrigue sans issue : « elle veut me faire jouer un faux personnage pour la commodité d’une pièce de sa composition, dont apparemment elle avait besoin pour parvenir au dénouement » (p. 683). Cet « apparemment » ménage une suite : nous comprendrons finalement que l’issue était arrangée d’avance par Cattinella, qui avait prévu de planter là la noce avec son vieux protecteur le comte d’Ostein (p. 687). En fait, on n’avait pas besoin de lui.

Pour l’instant, Casanova se croit nécessaire. Pour autant, le faux cousin ne force pas la main de « la hardie friponne ». C’est elle qui l’appelle et mène le jeu. Casanova vient ici en plus, il est le supplément de jouissance de la fable, le petit frisson d’aléa et d’inattendu qui vient couronner une affaire parfaitement orchestrée. Au jeu linguistique de l’injection du signifiant correspond un jeu imaginaire, qui configure un supplément de jouissance, et un jeu géométral, visuel et scénique, qui ordonne la représentation à partir de l’interception d’un écran.

Le lecteur n’est pas prévenu de cela : il va découvrir les choses au fil du récit, sans aucun jeu de rétrospection de la part du narrateur. Nous voyons d’abord devant nous, et en même temps que le Casanova narré, Cattinella distribuer les rôles :

« Ne vous l’ai-je pas dit (dit-elle à un jeune homme qui s’avançait vers moi) qu’il devait arriver aujourd’hui ou demain ? Elle me fait asseoir à son côté ; et tout le monde, qui s’était levé pour me faire honneur, se remet à sa place. Tu auras sûrement bon appétit, me dit-elle en appuyant son pied sur le mien : voilà mon futur que je te présente, et voilà mon beau-père et ma belle-mère. Ces dames, et ces messieurs dont des amis de la maison. D’où vient donc que ma mère n’est pas arrivée avec toi ?
Voilà enfin le moment où il faut que je parle – Ta mère, ma chère cousine, sera ici dans trois ou quatre jours.
Regardant alors plus attentivement la hardie friponne, je la reconnais pour Cattinella, danseuse fort connue, à laquelle je n’avais jamais de ma vie parlé. » (p. 681, suite du précédent)

Les trois niveaux d’organisation du dispositif du récit se manifestent successivement : l’injection est d’abord signifiée visuellement, par l’installation de Casanova à la table du banquet et le coup de pied qui lui intime d’entrer dans le jeu, d’accepter sans discuter ni s’étonner les conventions de la scène qui se joue : « mon futur » indique qu’un mariage se prépare, tandis que « ma mère » absente explique pourquoi il est suspendu. Parallèlement à ce qui est signifié dans l’espace, au-dessus et en dessous de la table, s’établit une conversation convenue, un discours courant : selon les conventions de l’hospitalité, la maîtresse de table propose au nouvel arrivant de manger : « Tu auras sûrement bon appétit. » Ce discours apparemment anodin est en fait à triple entente : l’injonction de manger est aussi une injonction de se taire, le temps que l’ordonnatrice du jeu lui donne toutes les instructions nécessaires pour qu’il joue parfaitement son personnage ; elle est enfin la promesse d’une récompense sexuelle (« la récompense nocturne ne pourrait pas me manquer ») : l’appétit qu’il s’agit de satisfaire est aussi cet appétit là.

Une fois le dispositif visuel mis en place, vient l’injection du signifiant proprement dite : « Voilà enfin le moment où il faut que je parle. » La parole de Casanova entre dans le flux des propos de table du banquet, et vient corroborer, attester ce que dit Cattinella. C’est parole sur parole après pied sur pied : il s’agit du même bouclage, de la même injection. Ici se joue bien une frontière du récit factuel et du récit fictionnel, mais elle s’établit à partir de la fiction, non du fait. Le noyau du récit est une fiction, la fiction forgée par Cattinella, avec tous les marqueurs possibles pour indiquer au lecteur qu’il ne faut surtout pas croire son histoire, que tout est faux. C’est par contrecoup, comme subrepticement et pour ainsi dire par défaut qu’est ainsi attestée la dimension factuelle du récit de Casanova. Mais concrètement, la répartition est diffuse, puisque le Casanova narré se prête au jeu que dénonce le Casanova narrant. La fiction mord sur les faits, puisqu’elle est donnée comme un fait par un narrateur qui se met en scène affabulant. L’entrée en scène de Casanova annonçant l’arrivée de la mère de la future mariée dans trois ou quatre jours est une affabulation qui vient confirmer aux convives et atteste comme fait la fiction de Cattinella. En ce sens il y a injection de signifiant : le faux est encore plus vrai après que l’acteur qui survient l’a attesté, et d’autant plus efficacement que cet acteur est improvisé.

III. Structure et enjeux de l’intrigue : gratuité, érotisation, absentement

Pourtant, est-ce bien l’authentification de la fable qui se joue ici essentiellement ? L’affaire de l’intrigante n’est nullement en péril et sa fable n’a nullement besoin d’être authentifiée. Tout au contraire, l’association impromptue de Casanova au jeu pourrait mettre en péril ce qui a été préparé : il pourrait se récrier, dénoncer l’imposture, ou simplement mal jouer et dénoncer malgré lui le pot aux roses : « si cependanrt l’envie de goûter d’elle ne m’était pas venue, j’aurais dit à l’assemblée que c’était une folle. » Bref, Cattinella n’a aucun intérêt pratique à ce qu’elle fait : elle le fait par pur plaisir du jeu, elle pimente son jeu en se donnant le frisson d’une exposition supplémentaire au risque, et Casanova entre dans son jeu précisément pour ce frisson et ce piment supplémentaires. On voit ainsi comment s’articulent injection du signifiant et supplément de jouissance.

Ce n’est qu’une fois la scène disposée, et après que le « moment » de la scène a été verbalisé, que Casanova « reconnaît » Cattinella. La reconnaissance vient en dernier : « je la reconnais pour Cattinella, danseuse fort connue, à laquelle je n’avais jamais de ma vie parlé. » Dans un récit programme, cette reconnaissance aurait dû venir en premier, conditionner l’acceptation du jeu, et le jugement moral qu’on peut en faire ; dans un récit projet comme celui de Casanova, la reconnaissance est la cerise sur le gâteau : et en plus de ça, c’était Cattinella. « Elle était encore jeune, et fort jolie, et qui plus est célèbre par ses intrigues et ses vicissitudes. » (p. 685) « Et qui plus est » : l’identification de Cattinella, une courtisane célèbre qui a défrayé la chronique à Venise, est auréolée d’un parfum de scandale qui vient couronner le tout et apporte un supplément de plaisir. Ce mariage est encore plus cocasse, cette supercherie est d’autant plus jubilatoire qu’il s’agit de Cattinella. Casanova s’est prêté au jeu parce que c’était « une jolie femme », qu’il n’a d’abord pas reconnue ; et qui plus est, il la reconnaît pour la Cattinella.

Dans ce dispositif, entièrement orienté vers le plaisir, ce qui manque étrangement, c’est Casanova lui-même. Il regarde, il mange, mais il se donne fort peu à voir. Si les paroles de la Cattinella le visent de fait, et l’informent de tout ce qu’il y a à savoir pour le bon déroulement de la pièce, elles s’adressent ostensiblement à tous les autres : « Parlant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, elle m’expliqua le nœud de la fable. » La Cattinella s’explique devant lui, pour lui, mais ne s’adresse pas à lui. Il est en quelque là en quelque sorte comme figure barrée : centrale, mais barrée.

La Cattinella babille, meuble un repas où elle est la seule à parler : catinella en italien, avec un seul t, désigne une bassine ; piovere a catinelle, c’est pleuvoir à verse. La Catinella les bassine ; elle déverse le flux hystérique de son discours, qu’elle fait ronronner comme discours courant où vient s’injecter le signifiant du désir qu’elle vise, le signifiant maître, le Maestro, qui est l’identité qu’elle assigne au personnage que Casanova doit jouer :

« j’étais le célèbre Maestro qui allait à Turin pour composer la musique à l’opéra de Bartoli où chantaient Gafariello1, et l’Astrua aux noces du duc de Savoir avec l’infante d’Espagne. »

Le luxe inhabituel de détails permet d’identifier ce maestro supposé comme Baldassare Galuppi, un compositeur originaire de Burano, une île voisine de Venise. L’opéra dont il est question ici, et qu’a effectivement composé Galuppi, est La Vittoria d’Imeneo, dont le livret, écrit par Bartoli, a été publié en 1750 avec des gravures représentant les somptueux décors des trois actes. La fiction de la Cattinella est truffée de faits ; mais ces faits, loin de renforcer la vraisemblance de la fiction (faire admettre Casanova pour son frère, sa famille pour riche, et la venue de sa mère comme imminente), la fragilisent, l’exposent : Galuppi, qui était assez connu, était né en 1706, Casanova en 1725 : le jeune homme de 25 ans qui était à table (Casanova a ouvert le récit par le rappel de son âge) aurait dû en avoir 44. Le maestro est une invention qui n’est ni prudente, ni vraisemblable, mais qui excite au plaisir : dans le disque du discours de la Cattinella, mais tout aussi bien du récit de Casanova qui le répercute, le maestro brille, éblouit et emporte la séduction. Il séduit comme un possible de la jouissance, il contribue au projet autobiographique de séduction des possibles. Projet non pas narcissique (Casanova ne s’exhibe pas, ne se peint pas, ne vise pas son portrait), mais séducteur, qui suppose au contraire un absentement de soi au cœur du dispositif.

Casanova ne tient d’ailleurs pas particulièrement à ce rôle de maestro, dont il se protège prudemment :

« La prétendue belle-mère assise vis-à-vis de moi remplit un verre, et me le présente. J’allonge le bras ; mais, tout à mon rôle, je tiens la main de façon qu’elle semblait estropiée.
— Qu’avez-vous à votre main, Signor Maestro ?
— Une petite entorse, madame, qui passera.
Cattinella, éclatant de rire, dit qu’elle en était fâchée, puisque je ne pourrais pas leur donner un plat de mon métier au clavecin.
— Je trouve singulier, lui dis-je, que cela te fasse rire.
— Je ris me souvenant d’une entorse de commande que je me suis donnée il y a deux ans pour ne pas danser. » (p. 685)

La belle-mère qui verse le vin à Casanova est une belle-mère prétendue, elle joue un rôle ; et réciproquement, Casanova est tout à son rôle. C’est apparemment fiction contre fiction. Mais en fait la belle-mère est prétendue par Cattinella, mais, bernée par l’intrigante, croit être réellement sa future belle-mère, et ne joue donc aucun rôle ; a contrario, Casanova tout à son rôle de maestro feint de s’être foulé le poignet de crainte que quelqu’un ne lui commande de jouer du clavecin, ce qu’il serait bien incapable de faire : il se dégage donc en quelque sorte du jeu auquel il se prête, il se ménage une réserve, un retrait dans le rôle qu’on lui fait jouer, il ne joue pas complètement son rôle. De la fiction, il nous ramène au fait, qu’il n’est pas un maestro.

Le manège de Casanova, adressé à la prétendue belle-mère, vise en fait Cattinella, à qui Casanova signifie une limite à ne pas franchir dans le jeu, de la même manière que le babil de Cattinella, apparemment adressé aux convives, visait en fait Casanova. Dans ce jeu à fleurets mouchetés, le plaisir est alors renouvelé par une nouvelle injection du signifiant, produite cette fois par le mot d’esprit de Cattinella : « je ne pourrais pas leur donner un plat de mon métier » est à triple entente à nouveau :

Littéralement, je ne pourrais pas leur montrer un échantillon de mon talent de musicien. Casanova se met en posture de ne pas pouvoir prouver qu’il est musicien en jouant : il soustrait le fait (la preuve) de la fiction (l’intrigue).

Au figuré, je ne pourrais pas leur montrer le roué que je suis. Casanova se dédouane du jeu de Catinella, se place en retrait par rapport à l’intrigante et  : il soustrait la fiction (l’initiative de l’intrigue) du fait (la situation créée par Cattinella).

Enfin, le plat peut se comprendre dans le registre de la jouissance, qu’il s’agit non de leur donner, mais de donner à Cattinella. Ne pas donner le plat met alors en danger à la fois la fiction et le fait, la jouissance dans l’intrigue et la jouissance promise à son terme.

Cattinella rit donc sur la crête du danger d’être découverte. Elle jouit de cette exposition, c’est-à-dire de cette expérience limite où la fiction menace de retomber en fait, mais se maintient toujours. Le dernier échange de répliques pousse à son comble cette érotisation de la frontière du factuel et du fictionnel. Cattinella compare l’entorse feinte de Casanova à une entorse qu’elle a feinte elle-même pour échapper aux contraintes de son métier de danseuse. Ce faisant elle ramène la fiction dans laquelle Casanova se dérobe à un fait où elle s’est dérobée par une fiction similaire : elle identifie donc, pour le public qui les écoute en tiers, la fiction qu’ils prennent pour vraie (que Casanova est Galuppi, que la mère de Cattinella viendra dans trois jours avec « vingt mille écus en diamants » qui serviront de dot pour le mariage), à la fiction qu’elle a orchestrée deux ans plus tôt. Elle donne l’indice que tout est faux, et jouit avec Casanova de s’exposer à la limite d’être découverte.

La porosité de la frontière entre fait et fiction se manifeste encore lors du passage de la séquence ouverte du jeu d’acteurs dans le repas de famille à la séquence intime du tête à tête entre la courtisane et le séducteur :

« Après le café la belle-mère dit que mademoiselle Cattinella devait avoir à conférer avec moi sur des affaires de famille ; et qu’il fallait donc nous laisser en liberté. » (p. 685)

Dans la première version, Casanova avait d’abord écrit « la prétendue belle-mère », puis barré l’adjectif. Il faut dire que tout se passe comme si la belle-mère jouait réellement un rôle, comme si elle s’était concertée avec Cattinella pour faciliter la bonne marche de l’intrigue, ce qui est impossible. Sans doute la belle-mère dupée pense-t-elle simplement que le cousin et la cousine ont envie et besoin d’être seuls ; mais Casanova dans le premier mouvement de l’écriture oublie ce fait au profit de la bonne marche de la fiction, dans laquelle une prétendue belle-mère, une belle-mère de fiction, est bien commode pour ordonner le passage à la scène suivante.

IV. La combinaison des faits

Enfin, lorsque les deux protagonistes se retrouvent seuls, Cattinella dévoile ses batteries, et révèle à Casanova ce que sera le dénouement, dans lequel elle est sure de s’en sortir quelle que soit la réaction du jeune homme dupé et de sa famille :

« — Dis-moi je t’en prie, quel sera le dénouement de cette farce. Je le prévois triste, et peut-être tragique.
— Tu te trompes : il sera comique. J’attends ici un amant qui est le comte d’Ostein frère de l’électeur de Mayence. Il m’a écrit de Francfort ; il en est parti ; et il doit être maintenant à Venise. Il doit venir me prendre pour me conduire à la foire de Reggio. Je l’attends à chaque moment. Si mon prétendu s’avisait de faire le méchant, il est certain qu’il le rosserait lui payant cependant toute ma dépense ; mais je ne veux ni qu’il la paye, ni qu’il le rosse. Au moment de m’en aller, je lui dirai à l’oreille que je retournerai, et tout sera tranquille, car je l’assurerai qu’à mon retour je l’épouserai. » (p. 687)

Après le déploiement des prestiges de la farce, Cattinella tombe le masque et énonce les faits : elle a prévu son deus ex machina, et nous comprenons que toute cette histoire de projet de mariage n’était qu’une manœuvre dilatoire pour se faire entretenir en attendant l’arrivée de son protecteur. Les faits que Cattinella énonce doivent normalement coïncider avec des faits historiquement vérifiables : si le récit de Casanova est factuel (comme une autobiographie devrait l’être), ce qu’il présente comme fait ne peut pas relever de la fiction.

La vérification des faits, au moyen des archives et des correspondances qu’il s’agissait de recouper avec les énoncés de l’Histoire de ma vie, a beaucoup occupé la critique casanoviste. L’édition Lacassin rend compte de ce travail. Casanova affirme avoir quitté Venise pour Ferrare le 1er juin 1750 (p. 678), il est arrivé à Pontelagoscuro à midi (p. 680). La scène que nous venons de lire se passe donc dans l’après-midi du 1er juin 1750. Le comte d’Ostein arrive à l’auberge de St Marc en fin d’après-midi et repart avec Cattinella à minuit (p. 689). Ils se rendent comme prévu à la foire de Reggio, quelques jours plus tard donc, où Casanova les a précédés (p. 693). Ils y restent « tout le temps de la foire » (ibid.).

Or la foire de Reggio durait du 22 avril au 7 mai, c’est-à-dire beaucoup plus tôt dans l’année : la chronologie des faits dans le récit de Casanova est donc incompatible avec la chronologie réelle.

D’autre part, Casanova ne nous explique pas pourquoi la Cattinella se trouve à Ferrare, sans le sou, dans les États pontificaux donc, mais à la frontière sud de la république de Venise : le passage de la frontière se faisait précisément en franchissant le Pô, à Pontelagoscuro, juste avant d’entrer à Ferrare, sur la route de Bologne. Nous savons par les archives de l’Inquisition d’État (celle précisément qui fera emprisonner Casanova) que la courtisane avait été expulsée de Venise en 1746 par ce chemin :

« Moi, Ignazio Beltrame, fante2 des Illustrissimes et Excellentissimes Inquisiteurs d’État, je déclare m’être transporté à S. Baldo, à la demeure de Cattarina Lazari dite Cattinella, que j’ai saisie et conduite au Ponte del Lago Scuro ; puis, sur l’ordre de Leurs Excellences, je lui ai notifié qu’elle ne mette plus jamais les pieds dans l’État de S. Marco3, sous peine de flétrissure publique4. » (Annotazione du 5 octobre 1746)

Est-il vraisemblable que l’aventureuse Cattinella, dont la débauche avait fait scandale à Venise, soit restée 4 ans à l’endroit où elle avait été expulsée ? Ne peut-on pas supposer plutôt que, venant d’être expulsée, et en attendant que son protecteur le comte d’Ostein (dont l’existence comme l’embonpoint sont par ailleurs attestés) vienne la chercher, elle ait imaginé, en 1746 et pour faire la jointure, cette supercherie, à laquelle Casanova a ou n’a pas pris part ?

Tous ces éléments nous amènent à douter de l’authenticité littérale de l’aventure, que Casanova compose effectivement à partir de faits, mais de faits qu’il recombine, sans qu’il soit possible de savoir quelle est la frontière entre recombinaison de faits (avec des erreurs de dates) et affabulation (avec invention d’événements). À supposer même que la rencontre avec Cattinella ait eu réellement lieu, Casanova joua-t-il réellement le rôle de Galuppi, ou bien l’idée lui en est-elle venue parce qu’il a effectivement assisté, une semaine plus tard5, à la représentation de Turin : « Dans cette capitale du Piémont j’ai trouvé tout également beau. La ville, la cour, le théâtre […]. J’ai entendu chanter l’Astrua, et Gaffarello, et j’ai vu danser la Jeoffroi » (p. 693-5). Il a pu se plaire à s’imaginer en Galuppi (dont il ne prononce jamais le nom) parce que Galuppi était de Burano, et que la mère de Casanova, Giovanna Farusso, née en 1708, avait pour nom de scène la Buranella, sans doute parce qu’elle était née à Burano. Le bourg de Burano était tout petit, Galuppi était de la même génération que Giovanna Farusso, ils travaillaient tous les deux pour la scène : ils se connaissaient forcément.

A un certain niveau, le récit casanovien procède par injection de signifiants ; à un autre niveau, par combinaison de faits. L’injection de signifiants produit le plaisir du texte ; la combinaison de faits en fournit la matière. Les faits sont attestables ; leur combinaison obéit à une autre logique que celle de la vérité.

Bien sûr, la mémoire de Casanova a pu lui jouer des tours, surtout dans l’énorme masse de personnages, de faits et d’événements que brasse l’Histoire de ma vie. Les archives de Dux révèlent qu’il s’était constitué des fiches ; mais curieusement Casanova n’évoque pas ses difficultés à se remémorer. Le récit semble lui venir et couler facilement. C’est que, soit consciemment, soit inconsciemment, il emprunte des voies que la littérature a déjà frayées et des modèles fictionnels qu’elle a établis.

V. Le modèle de Lesage : Gil Blas et Laure

Pour cet épisode de la Cattinella, on a suggéré un rapprochement avec Gil Blas6. Le héros de Lesage a eu une aventure avec une comédienne madrilène, Laure. Quelques temps après leur séparation, il la reconnaît sur scène à Grenade, dans un rôle de suivante. Il apprend qu’elle se fait désormais appeler Estelle et qu’elle est entretenue par un seigneur portugais, le marquis de Marialva. Gil Blas décide de rendre visite à son ancienne maîtresse le lendemain matin. Il la trouve à sa toilette, en compagnie du marquis :

« Je m’attendais à un mauvais compliment, lorsque cette originale actrice, me voyant paraître, accourut à moi les bras ouverts, en s’écriant : Ah ! mon frère, est-ce vous que je vois ? A ces mots, elle m’embrassa à plusieurs reprises. Puis, se tournant vers le Portugais : Seigneur, lui dit-elle, pardonnez si en votre présence je cède à la force du sang. Après trois ans d’absence, je ne puis revoir un frère que j’aime tendrement sans lui donner des marques de mon amitié. Eh bien ! Mon cher Gil Blas, continua-t-elle en m’apostrophant de nouveau, dites-moi des nouvelles de la famille. Dans quel état l’avez-vous laissée7 ? »

Laure accourant à bras ouverts au devant de son frère supposé, qui est en fait son ancien amant, puis l’embrassant de façon démonstrative et appuyée, a pu servir de modèle à Cattinella qui, dans l’auberge Saint-Marc de Ferrare, « court à moi à bras ouverts, m’embrasse et dit… » Et Casanova aurait pu chercher à dissimuler l’emprunt lorsque, dans la 2e version, il supprime « accourut à moi les bras ouverts », qui reprend les mots de Lesage, et le remplace par « me vient au-devant », qui formellement diffère.

Gil Blas s’attend à ce que Laure feigne de ne pas le reconnaître et l’accueille avec « un mauvais compliment », c’est-à-dire de plates et froides formules de politesse, comme en donnerait une actrice à un admirateur étranger. Au lieu de cela, Laure crée la surprise et déclenche la scène romanesque en exhibant et exacerbant le lien qui les unit à la barbe de leur dupe. Elle se contente de substituer au lien amoureux, inavouable devant son protecteur, un lien fraternel, qu’il ne peut lui reprocher. Mais bien sûr la démonstration du lien, même permis, est plus dangereuse que sa dissimulation complète, et le frisson du danger nourrit la tension dramatique de la scène.

Casanova ne réécrit pas cette scène, mais il joue de son topos. D’après ce qu’il nous raconte, il n’avait jamais rencontré Cattinella auparavant : il n’y a donc aucune liaison amoureuse à dissimuler. Pourtant le dispositif de la scène, et la rouerie qu’elle engage face au jeune fiancé dupé, forcent la connivence et supposent cette liaison, que Casanova se promet bien, après coup, de rattraper. La complicité érotique des amants cachés, faute d’avoir précédé la scène, devra la réparer, la récompenser. La structure topique de la rouerie est ainsi mobilisée, et détournée, en faveur d’un dispositif à la volée, de la saisie circonstancielle, aléatoire, d’un rôle mobile, vacant, et d’un bref contrat à durée déterminée. L’ordre poétique du récit, avec ses contraintes de cohérence et l’espace de visibilité bienséante qu’il organise, est remplacé par un ordre esthétique, qui jouit des potentialités de ces contraintes et de cet espace, mais se réserve à tout moment la possibilité de changer de modèle ou d’en sortir.

Voyons, dans le texte de Lesage, quelles sont ces contraintes et quel est cet espace de visibilité. Tout repose sur le jeu ostensible des complices à la barbe de leur dupe :

« Ce discours m’embarrassa d’abord ; mais j’y démêlai bientôt les intentions de Laure ; et, secondant son artifice, je lui répondis d’un air accommodé à la scène que nous allions jouer tous deux : Grâce au ciel, ma sœur, nos parents sont en bonne santé. Je ne doute pas, reprit-elle que vous ne soyez étonné de me voir comédienne à Grenade ; mais ne me condamnez pas sans m’entendre. » (Gil Blas, op. cit., p. 538, suite du précédent)

Tandis que Gil Blas accepte de se prêter au jeu, Laure lui tient un discours à double entente, une fiction de récit de vie qui doit conforter Marialva, le dupe, et donner à Gil Blas, le sigisbée, les éléments de langage pour la pièce à improviser. Dans le même temps, la fiction esquissée par Laure doit constituer un plaidoyer pour reconquérir Gil Blas, qui l’avait quittée écœuré par les « mœurs si corrompues », les « mille infidélités » et « l’air de débauche » de la comédienne8. Impossible, dans une telle situation, de plaider avec des faits que le dupe ne doit pas savoir : c’est la fantaisie comique de l’histoire que Laure lui a fait avaler qui doit au contraire gagner Gil Blas, par le rire donc. Ainsi, lorsque Laure suggère qu’il devrait s’étonner « de me voir comédienne à Grenade », dans la fiction, son frère doit s’étonner que, femme d’honneur et de condition, elle se retrouve comédienne, tandis que dans la réalité, l’ancien amant Gil Blas peut s’étonner qu’elle ait passé de Madrid, la capitale, à Grenade en province. Tout le jeu comique tient dans ce glissement sur l’objet de l’étonnement, que l’actrice peut faire entendre par sa diction en soulignant « à Grenade » comme une hyperbate.

A la double entente du mot de Laure correspond celle de la réplique de Gil Blas :

« Il me prit une si forte envie de rire lorsque j’entendis Laure finir ainsi son roman, que je n’eus pas peu de peine à m’en empêcher. J’en vins pourtant à bout, et même je lui dit d’un air grave : Ma sœur, j’approuve votre conduite et je suis bien aise de vous retrouver à Grenade, si honnêtement établie. » (p. 539)

Gil Blas approuve que Laure ait quitté le lupanar général du théâtre de Madrid, il approuve réellement sa conduite, car c’était là la cause de sa rupture. Mais la formule « honnêtement établie », que le frère supposé doit prononcer de façon un peu niaise, ne peut que résonner ironiquement, face à une comédienne qui le reçoit en compagnie de son amant et protecteur…

Non seulement Laure s’est inventée un mari mort au champ d’honneur, en combattant pour les Grecs contre les Turcs, puis une propriété foncière, malheureusement confisquée, mais elle prétend être devenue comédienne pour éviter le libertinage, qui était pourtant réputé l’apanage de la profession ! Lesage mobilise ici exactement le ressort narratif que Casanova va reprendre à son compte : la référence du récit n’est pas le fait, la vraisemblance sinon l’authenticité du fait, mais l’irréalisme foncier, assumé de la fiction, à partir de laquelle se déploient les stratégies d’exploitation à fin de jouissance. Laure ne raconte pas son histoire pour être crue, sinon du dupe : l’histoire ne doit convaincre ni Gil Blas, ni le lecteur. Ce qui entretient ici le plaisir jubilatoire des protagonistes du jeu n’est ni la fiction imaginée par Laure, ni un quelconque plaisir qu’on pourrait avoir à entendre une belle histoire, mais le spectacle du marquis de Marialva dupé, croyant à l’histoire et entretenu dans cette croyance. Le jeu consiste à pointer l’invraisemblance de ce « roman », à donner des indices au marquis qu’il ne faut pas y croire, c’est-à-dire à s’exposer à la ruine de l’intrigue, à se mettre en danger d’être découvert, pour mieux jouir de ne pas l’avoir été.

Dans tout cet échange, c’est donc en fait Marialva qui donne le spectacle bien malgré lui :

« Le marquis de Marialva, qui n’avait pas perdu un mot de tous ces discours, prit au pied de la lettre ce qu’il plut à la veuve de don Antonio de débiter. Il se mêla même à l’entretien. Il me demanda si j’avais quelque emploi à Grenade ou ailleurs. Je doutai un moment si je mentirais ; mais, ne jugeant pas cela nécessaire, je dis la vérité. Je contai de point en point comment j’étais entré à l’archevêché, et de quelle façon j’en étais sorti. […] Ce qu’il y a de plaisant, c’est que Laure, qui s’imaginait que je composais une fable à son exemple, faisait des éclats de rire qu’elle n’aurait pas faits si elle eût su que je ne mentais point. » (Ibid.)

Marialva entend le récit de « la veuve de don Antonio », qui n’est qu’un personnage de théâtre, qui n’existe pas. Le dispositif mélange l’espace de la fiction avec celui des faits (où une comédienne dialogue avec son ancien amant à la barbe de son protecteur), et rend indiscernable la frontière du fait et de la fiction.

De la même manière, quand vient le tour de Gil Blas de raconter son histoire, Laure attend de lui une fiction symétrique de la sienne. Mais Gil Blas s’offre le luxe de dire la vérité : le fait ici constitue le clou de la fiction et, parce qu’il est à la limite de la compromettre (en révélant au marquis qu’il n’a affaire, en fait de nobles des Asturies, qu’à des saltimbanques errants), il entre dans la logique du jeu et du plaisir d’exposition qu’il procure. Du coup, le fait paraît à Laure plus fictif encore que ne l’aurait été une fiction. La seule logique qui conduit le récit est celle du plaisir : « ce qu’il plut à la veuve de don Antonio de débiter », « Ce qu’il y a de plaisant… ».

L’heure du déjeuner arrive et, bravant toujours tous les dangers, Laure invite Gil Blas à table :

« … on vint avertir qu’on avait servi. Je voulus aussitôt me retirer pour aller dîner à mon auberge. Mais Laure m’arrêta. Quel est votre dessein, mon frère ? me dit-elle. Vous dînerez avec moi. Je ne souffrirai pas même que vous soyez plus longtemps dans une chambre garnie. Je prétends que vous mangiez dans ma maison, et que vous y logiez. Faites apporter vos hardes ce soir. Il y a ici un lit pour vous. » (p. 539-540)

On peut comparer cette double offre avec l’invite liminaire de Cattinella, « vite un couvert pour mon cher cousin ; et qu’on mette sa malle dans ma chambre » (p. 681), même si Lesage, plus respectueux des bienséances que Casanova, déménage finalement son héros chez le marquis « à qui peut-être cette hospitalité ne faisait pas plaisir » (p. 540).

Cependant le marquis sort, et les complices s’expliquent :

« En disant cela, il salua sa princesse de théâtre, et sortit. Elle me fit aussitôt passer dans un cabinet, où, se voyant seule avec moi : J’étoufferais, s’écria-t-elle, si je résistais plus longtemps à l’envie que j’ai de rire. Alors elle se renversa dans un fauteuil ; et, se tenant les côtés, elle s’abandonna comme une folle à des ris immodérés. Il me fut impossible de ne pas suivre son exemple ; et, quand nous nous en fûmes bien donné : Avoue, Gil Blas, me dit-elle, que nous venons de jouer une plaisante comédie ! Mais je ne m’attendais pas au dénoûment. » (p. 540)

De la même manière, après le café et le départ des convives Cattinella et Casanova se retrouvent dans la chambre « qu’elle m’avait destinée contiguë à la sienne » (p. 685). Après la scène vient la chambre, après l’espace de visibilité où se joue la double entente, l’espace d’invisibilité où se révèle le ressort de la rouerie et se consomme la jouissance. Chez Lesage Laure dans un fauteuil « s’abandonna comme une folle à des ris immodérés » ; dans le récit de Casanova, Cattinella sur un canapé « s’abandonna à un rire qu’elle ne pouvait plus modérer ». La consommation de la jouissance se solde chez Lesage par un bon repas ; chez Casanova, qui a commencé par là, Cattinella doit payer de son corps.

Mais la différence des deux textes ne tient pas seulement à l’accentuation libertine du dispositif. Chez Lesage, le dénouement est réglé et fixé : le marquis portugais recrute Gil Blas comme secrétaire et l’intègre par là dans le jeu9. Rien ne se noue en revanche entre Casanova et les dupes de Casanova, ni entre Casanova et le protecteur de Cattinella, le comte d’Ostein. Casanova n’était pas lié à Cattinella avant la scène et la fiction de leurs retrouvailles ; Casanova ne se liera pas plus à aucune des parties prenantes de l’intrigue qu’elle mène.

Cette absence de liaison se matérialise dans le récit par l’enfermement du narrateur dans sa chambre à l’arrivée du comte : « Elle me poussa dans la chambre voisine, où après m’avoir enfermé, elle mit la clef dans sa poche. » (p. 687) Cette porte close et mitoyenne favorise d’abord le jeu voyeuriste de l’effraction scénique : « Je me place alors à la porte, dont une heureuse fente était l’unique ressource qui devait me dédommager de la peine que je devais endurer restant là tout seul. » (p. 689)

Casanova multiplie dans l’Histoire de ma vie ce genre de dispositif10, qu’il faut peut-être prendre plus pour des effets de connivence littéraire avec la littérature libertine, où ils abondent, que pour une singularité personnelle de son rapport à la jouissance. Ce qui frappe ici, c’est le déplaisir de Casanova, coincé et forcé en quelque sorte d’assister à un spectacle au mieux ennuyeux, au pire répugnant :

« Deux heures entières que Cattinella employa à faire ses paquets m’ennuyèrent à la mort. L’amusement ne commença que lorsqu’on porta des bougies, et que Cattinella après avoir fermé la porte alla donner des marques de sa reconnaissance, et de sa tendresse à son gros animal amoureux qui la reçut entre ses bras que son ventre rendait trop courts pour tout ce qu’il voulait entreprendre sur elle. Mais en moins d’un quart d’heure cet amusement me déplut plus que l’ennui : j’ai vu des choses faites pour la honte de l’humanité, et pour l’opprobre de l’amour. Que des misères ! Les complaisances mêmes de Cattinella me révoltèrent. » (p. 689)

L’énorme comte d’Ostein, à demi impuissant, a besoin pour jouir de stimulations dont le spectacle dégoûte Casanova. La jouissance voyeuriste promise tourne court ! Le dispositif scénique était pourtant parfait, avec sa chambre ouverte comme espace de visibilité, et son double système de portes, porte de devant donnant sur les parties communes de l’auberge, le parterre, et porte de derrière abritant le cabinet caché où se tient Casanova, la coulisse. Tandis que Cattinella clôt la porte de devant, tire le rideau de la scène, Casanova profite de l’« heureuse fente » dans la porte de derrière, et ouvre depuis la coulisse le spectacle voyeuriste. Le voyeurisme devrait procurer à Casanova le supplément de jouissance d’un donné-à-voir surpris par effraction, venant en plus de la première récompense sur le canapé, venant par dessus le marché.

Qu’est-ce qui fait que le dispositif ne fonctionne pas ? On peut bien sûr apporter à cette question une réponse psychologique, en prenant pour acquis que ce que nous raconte Casanova est la réalité qu’il a vécue, et que du coup la vraisemblance technique du récit coïncide avec la cohérence réelle des faits. On dira alors que Casanova ne jouit pas de sa position d’observateur voyeuriste parce que Casanova n’est pas voyeuriste, parce que ce n’est pas de cette manière qu’il recherche et trouve le plaisir. (Mais personne ne l’oblige à regarder !) On pourra même invoquer un certain sens moral de Casanova, que révolte la basse prostitution à laquelle Cattinella se soumet. (Mais Casanova ici n’apprend rien de plus que ce qu’il savait déjà…)

Mais si l’ensemble de l’histoire est une fabrication de Casanova, une affabulation, la justification psychologique de la fiction passe au second plan, au profit de la cohérence dans la composition des faits et des dispositifs de représentation qu’elle mobilise. Si l’objectif d’obtenir un supplément de jouissance est, comme nous l’avons suggéré, un objectif essentiel, et même la raison d’être de l’affabulation casanovienne, on comprend très bien ce que vise l’établissement de Casanova dans la chambre de derrière ; on comprend beaucoup moins bien en revanche pourquoi le scénario ne fonctionne pas.

C’est que le supplément de jouissance doit s’apparier avec l’injection du signifiant, qui l’amène et le produit. Autrement dit, point de jouissance sans un circuit de parole, où le signifiant casanovien vient s’ajouter, se mêler, apporter son concours. Ici, Cattinella réduit Casanova au silence. D’une certaine manière, elle l’a réduit au silence depuis le début : à son arrivée, il a dû se taire et manger ; derrière la porte de sa chambre, il doit se taire encore et il est littéralement oublié, nié ; Cattinella est passée à autre chose. Le premier silence retardait une réplique d’autant plus jubilatoire à prononcer ; le second silence ne prépare aucune parole à prononcer, à injecter dans un circuit. Le supplément de jouissance ne se fait pas parce que l’injection du signifiant n’a pas lieu, ni ne peut être promise.

« Je n’aurais pas voulu d’elle après ce que je venais de voir : j’étais sûr qu’elle aurait été au désespoir si elle eût pu deviner que je la voyais. Je m’humiliais pensant qu’il pouvait m’arriver devenant gras et vieux de ressembler un jour à ce comte d’Ostein. » (p. 689, suite du précédent)

On peut comprendre l’humiliation de Casanova acculé à pareille situation ; mais on peut douter des motifs qu’il en donne, et qu’il n’en donne d’ailleurs que dans cette seconde version. Dans la première, il n’affirme nullement que Cattinella n’est pas au courant qu’il la regarde. Comment ne le serait-elle pas d’ailleurs alors que c’est elle qui lui a depuis le début assigné cette chambre, que c’est elle encore qui l’y a enfermé ? Cattinella, après avoir dupé son fiancé avec son protecteur, dupé son protecteur avec Casanova, dupe Casanova lui-même en jouissant de l’autre devant lui, sans plus se préoccuper de lui, au point de l’oublier dans la chambre et de partir avec von Ostein sans venir lui ouvrir et même en emportant la clef. La jouissance de Cattinella, dans sa dégradation même, est ce qui humilie Casanova, qui pensait avoir raflé la mise.

Imaginer contre toute vraisemblance que Cattinella ne s’est pas sue observée permet d’humilier a posteriori Cattinella, de rétablir rétrospectivement la maîtrise d’un dispositif qui était en réalité de son seul fait. Casanova prétend alors que ce qui l’a humilié, c’était de s’identifier à von Ostein gras et vieux : mais le Casanova gras et vieux est le Casanova écrivain des années 1790 ; il y a peu de chances que le jeune homme de vingt-cinq ans se soit projeté, quarante ans plus tôt, dans une telle image. L’explication ajoutée dans la 2e version trahit ainsi la composition des faits.

Une fois Cattinella et von Ostein partis, Casanova se fait ouvrir par le fils de l’hôte, le fiancé dupé, qui doit faire forcer la serrure, et lui tient compagnie ensuite à table. Le jeune homme persiste à croire dans la fiction que l’intrigante a forgée pour lui, et Casanova ne le détrompe pas.

« Qu’a-t-elle fait ? Vous pouvez me le dire.
— Je n’ose.
— Dites donc.
— Elle m’a donné un baiser.
— C’est beaucoup. Je n’aurais jamais cru ma cousine capable de cela.
— Elle a escamoté une bouteille de Rhin au prince pour que nous la vidions ensemble.
— Le prince auta payé sa dépense.
— Point du tout. Nous n’aurions pas voulu. Elle s’en serait offensée, car vous ne sauriez croire combien elle est délicate.
— Que dit votre père de son départ ?
— Mon père pense toujours mal11 : il dit qu’elle ne reviendra plus, et ma mère même est plus de son avis que du mien.
— On voit qu’ils n’ont guère d’esprit. Si elle vous l’a dit, elle reviendra sans doute.
— Si elle n’avait pas intention de revenir, elle me l’aurait assuré.
— Voilà ce qui s’appelle raisonner. » (p. 691)

Le supplément de jouissance arrive ici, et supplée, répare l’humiliation de l’enfermement voyeuriste. Casanova trouve ici le plaisir parce que dans le discours courant du jeune homme, dans la naïveté incroyable de son discours, il peut injecter son signifiant, sous la forme d’une parole à double entente dont lui seul et le lecteur peuvent saisir l’ironie : « vous pouvez me le dire » glisse-t-il d’abord sur le ton complice de l’incitation à la confidence, comme s’il était de son côté alors qu’il a participé à le duper ; un baiser, « c’est beaucoup », ajoute celui qui vient de voir les horreurs auxquelles Cattinella se prête avec son prince allemand ; il suppose ensuite naturellement que « le prince à payé », sans avoir pu oublier ce que Cattinella lui a dit quelques heures plus tôt à propos de sa dépense, « mais je ne veux ni qu’il la paye, ni qu’il le rosse » (p. 687) ; Casanova prend bien sûr le parti du jeune homme contre le bon sens de son père et de sa mère, en bon valet de comédie, et conclut par une réplique moliéresque qui est encore une antiphrase, « Voilà ce qui s’appelle raisonner ».

Casanova ne construit pas un scénario de tromperie ; il se contente d’abonder dans le sens du discours, de la croyance du jeune homme. Il alimente le disque fictionnel dans lequel ce discours est pris, au mépris des faits. Il n’a aucun intérêt à le faire, cette duperie qui n’est pas la sienne ne lui rapportera rien : il continue simplement, gratuitement, à se prêter à un jeu dont il n’a pas eu l’initiative et dont il n’aura pas le bénéfice. Il le fait par complaisance, il fait plaisir à son interlocuteur, qui en retour lui tient compagnie à table. Le discours courant est ce circuit de complaisance agréable et gratuite.

Mais dans le même temps, Casanova se départ du disque qu’il alimente, il jouit de se tenir à distance de lui, ou plutôt d’être à la fois au dedans et en dehors de lui. Se moque-t-il du jeune homme ? Pas vraiment. Eprouve-t-il de la commisération ? Un peu. Des remords ? Pas du tout…

On touche ici au principe même du plaisir qui nourrit l’affabulation, dans le récit (le Casanova narré joue le personnage du cousin de la fiancée du fils de l’hôte) comme dans les faits (le récit lui-même est joué, n’est pas, ou pas exactement, la réalité) : l’affabulation n’est pas une pure production de l’imagination, c’est une composition des faits. Cette composition vise la jouissance, mais une jouissance que le circuit nécessaire à l’injection du signifiant diffère nécessairement. Le récit peut donc avoir l’air de prendre le chemin de la déception, du ratage, de l’humiliation (c’est l’épisode ignoble des gâteries que Cattinella prodigue au gros von Ostein impuissant, sous l’œil atterré de Casanova qu’elle a enfermé dans le cabinet derrière sa chambre) : ce détour abject où il a perdu prise sert la conclusion tellement gentille, prévenante, humaine, où le narrateur reprend le contrôle et jouit de sa duplicité. Il n’y a de plaisir que par cette coexistence improbable de la gentillesse et de la tromperie, du plaisir de jouir et de son dédouanement.

Notes

La publication de Gil Blas débute en 1715 et s’étale sur plusieurs années jusqu’en 1735. Le livre VII, où se trouve l’histoire de Laure, paraît dans l’édition de 1724. Sur ce rapprochement, voir Angelandrea Zottoli, Giacomo Casanova, Rome, C. Tumminelli, 1945, vol. II, p. 165.

1

Gafariello est en fait Gaffarelli, ou Caffarelli, de son vrai nom Gaetan Majorano, castrat napolitain et élève de Porpora. Il avait fait fortune à Londres dans les années 1730, comme premier chanteur au théâtre de Haymarket.

2

Le fante était un agent supérieur d’exécution des inquisiteurs.

3

C’est-à-dire à Venise, placée sous le patronage de saint Marc.

4

C’est-à-dire d’être marquée au fer rouge comme prostituée.

5

La représentation de La Vittoria d’Imeneo à l’occasion des noces du duc de Savoie, Victor-Amédée III de Sardaigne, et de l’infante Marie-Antoinette d’Espagne eut lieu le 7 juin 1750. Si Casanova était à Ferrare le 1er juin, il ne sera donc resté que quelques jours à Reggio d’Emilie, qui est bien sur la route de Turin quand on vient de Bologne.

7

Le Sage, Gil Blas, livre VII, chap. 6, Gallimard, Folio, p. 537-538.

8

Livre IV, chap. 1, p. 287.

9

Pour peu de temps il est vrai. Le secret de la liaison de Laure s’évente et, menacé de dénonciation par Narcissa, à qui Laure avait soufflé le marquis, Gil Blas doit s’enfuir (chap. 11, p. 569-570).

10

Voir par exemple l’épisode avec Ismaïl à Constantinople au début du tome second (p. 387-388), et le cabinet secret du casin de M. de Bernis (p. 1051, 1069, 1087).

11

Comprendre : pense toujours à mal, voit le mal partout.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Fait, fiction, affabulation », Casanova, la séduction des possibles, cours d'agrégation donné à l'université d'Aix-Marseille durant l'année 2020-2021.

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