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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Le projet autobiographique », Casanova, la séduction des possibles, cours d'agrégation donné à l'université d'Aix-Marseille durant l'année 2020-2021.

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Introduction
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Manuscrit de Casanova - la préface de 1797
Manuscrit de Casanova, la préface de 1797

Le projet autobiographique de Casanova débute à l’automne 1785, lorsqu’il est engagé par le comte de Waldstein comme bibliothécaire dans son château de Dux (Duchcov en tchèque), à une centaine de kilomètres au nord-est de Prague. Casanova a 60 ans. Il avait bien publié en 1780 Le Duel, mais il écrivait encore alors en italien1. En 1786, il publie le Soliloque d’un penseur2 ; en 1787, l’Histoire de ma fuite est imprimée3 : elle fait de l’évasion de la prison des Plombs à Venise, en 1756, le noyau primitif du projet ; à l’été 1789, c’est-à-dire au moment où la Révolution éclate en France, Casanova commence la rédaction de l’Histoire de ma vie.

L’immense manuscrit de 3700 pages4 sera rédigé en trois vagues successives, comme en témoignent les trois préfaces : celle de 17915 marque la fin de la 1ère vague ; celle de juin 17946 constitue le point de départ de la révision du manuscrit, et par exemple de la réécriture de l’épisode du premier séjour à Paris, du départ pour Vienne et du retour à Venise, qui constitue le premier grand ensemble du tome II ; la préface de 17977 enfin annonce une Histoire qui irait jusqu’en 1797, un projet que Casanova n’aura pas le temps de mener à bien.

L’objectif de ce cours est d’essayer de comprendre ce projet : car il s’agit d’un projet plutôt que d’un livre. Ce n’est pas seulement faute de temps que Casanova n’a pas publié son Histoire : c’est aussi parce que son projet s’écarte radicalement de ce que la narratologie du XXe siècle a théorisé comme genre de l’autobiographie, avec son contrat de lecture (Ph. Lejeune8) et son modèle écrasant, les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Casanova ne s’y accuse pas, ne s’y justifie pas : il écrit la vie et, par cette bio-graphie, il en restitue les possibles. Autrement dit, il ne rend pas compte exactement de sa vie, mais plutôt à partir de sa vie de ce qui dans la vie rend la vie possible. Il continue de vivre dans la procuration que l’écriture lui donne de la vie. Il rend par l’écriture, à nouveau, la vie possible.

On ne proposera donc pas ici de reconstruire une carrière d’écrivain9, même s’il est vrai que Casanova a beaucoup écrit : il n’a eu aucun succès comme écrivain, lui qui comme conteur en société, comme orateur vivant, avait conquis la célébrité dans toute l’Europe. Casanova n’a pas seulement fait carrière par ses bons mots, sa faconde et ses récits ; il s’est senti vivant dans les moments qu’il tenait ses auditeurs suspendus à ses lèvres et, vieillissant, c’est cette logique du vivant dans le récit qu’il a entrepris de restituer, de mimer par l’écrit.

L’hésitation sur le titre donné à son texte trahit son statut, sa fonction de supplément, qui supplée, prolonge la vie plutôt qu’il ne la représente. La préface de 1791 porte Histoire de mon existence ; celle de 1794 se présente comme Mémoires de ma vie écrits par moi-même à Dux en Bohême ; et ce n’est que dans la version de 1797 que le texte prend comme titre Histoire de ma vie jusqu’à l’an 1797. Ces titres ne désignent pas une œuvre faite, mais un projet d’écriture.

Dé-moraliser l’histoire

« Quand je m’annonce comme historien de mon existence… », commence-t-il en 1791 (p. 1318). L’historien ici n’est pas le savant qui traite de l’Histoire, mais celui qui raconte une, des histoires. Il ne le fait nullement dans l’esprit d’une confession :

« Je dois avertir le lecteur qu’en écrivant ma vie je ne prétends ni de faire mon éloge, ni de me donner pour modèle : c’est au contraire une vraie satire que je me fais, malgré qu’il n’y trouvera pas le caractère de la confession. Il verra que je n’ai jamais fait le bien que par vanité, ou par intérêt, et le mal par inclination, que je n’ai jamais commis un crime par ignorance : que les prohibitions au lieu de me diminuer le courage, me l’ont augmenté : qu’assez content de trouver la permission dans ma force, je me suis laissé aller10, disposé souvent à en payer l’amende. » (Préface de 1791, p. 1324)

Éloge, satire, confession : Casanova passe en revue les genres possibles, et les récuse l’un par l’autre. Il s’agit d’abord de sortir le projet autobiographique du cadre moral de l’éloge : cette histoire de ma vie n’est pas une justification de soi, cette vie ne construit pas un modèle du « moi11 ». Pour bien marquer son indifférence et son autonomie vis-à-vis du jugement moral, Casanova plaide pour la satire contre l’éloge et dresse en creux le portrait du libertin des Lumières, porté au crime en parfaite connaissance de cause («  je n’ai jamais commis un crime par ignorance »), jouissant de défier les interdits (« les prohibitions au lieu de me diminuer le courage, me l’ont augmenté »), ne respectant pour loi que le rapport cynique des forces (« assez content de trouver la permission dans ma force »). On reconnaît là un de ces personnages dont Sade, dans ces mêmes années 1790, est en train de mettre en œuvre la fiction et le système.

Mais Casanova n’est pas Sade. Cet anti-portrait de satire au vitriol vient déprendre l’Histoire de ma vie du modèle de l’éloge, vient dé-moraliser le projet autobiographique : « vous communiquanrt mes actions, mon cher lecteur, je ne vous les donne pas comme des exemples à suivre » (p. 1326). Pour autant, nulle complaisance ici dans l’abjection :

« Malgré cela, tout complaisant que je suis, je n’écrirais pas ma vie, si je croyais de me rendre par là méprisable. Je suis sûr que mes égaux ne me mépriseront pas, et cela me suffit, car leur suffrage est le seul auquel j’aspire. Si pour obtenir pardon du mal que j’ai fait, je dois me confesser ignorant, j’ai moins de répugnance à passer pour plus coupable que pour sot. Je me consterne cependant quand je trouve que je ne suis devenu bon que parce que je ne peux plus être mauvais ; mais cette consternation n’engendre pas le mépris. Je m’aime, je regrette ma jeunesse, et je suis fâché de me voir sur le bord du fossé. » (Préface de 1791, p. 1324-1325, suite du précédent)

La satire de soi n’était donc qu’un antidote à l’éloge : l’estime de soi est à la base du projet. Il s’agit de communiquer cette estime, non plus cette fois à l’ensemble vaste, abstrait des lecteurs, invoqué au paragraphe précédent, mais à celui plus intime de « mes égaux » : qui sont ces égaux ? Ceux qui pensent comme moi ?; qui mènent la vie que j’ai menée ?; qui partagent ma liberté d’esprit ?

« Mes égaux » désignent une communauté sans existence réelle ni concrète. N’importe qui, tout lecteur peut choisir de ne pas me mépriser, tout le monde peut participer au projet.

Le système de la communauté imaginaire des égaux s’oppose radicalement à celui de la confession, qui prend un public à témoin devant Dieu, bat sa coulpe et s’humilie, met son salut en jeu dans le procès fait à son existence. Casanova récuse absolument cette scène rousseauiste du jugement : il la renverse même (en la caricaturant il est vrai). Au lieu de passer pour sot devant son public, il se montrera plein d’esprit devant des égaux, et tant pis si ce portrait flatteur le fait passer pour coupable. La confession est un abaissement de soi devant ses juges ; le projet autobiographique de l’Histoire de ma vie est une élévation du lecteur à l’estime de soi.

Il faut suivre le balancement du raisonnement : je ne fais pas mon éloge, mais ma satire ; mais je ne fais pas ma satire au point de me rendre méprisable : le principe en est que je préfère passer pour coupable plutôt que pour sot. C’est autour de ce « plutôt que » que tout bascule (« passer pour plus coupable que pour sot »). Coupable ici devient plaisant, devient flatteur. Ce portrait coupable de moi auquel j’élève mes lecteurs devenus mes égaux est un portrait flatteur qui fait bien de moi, au bout du compte mon éloge.

Casanova poursuit ainsi la destruction du cadre moral12 de la confession : non seulement le portrait de lui coupable fait son éloge, mais sans état d’âme, le conteur se déclare devenu « bon ». Il n’en tire aucune gloire et même tout au contraire beaucoup de tristesse : vieux, il est devenu impuissant et ne peut plus se livrer aux ébats érotiques de sa jeunesse. La vertu ne signifie ici que la décrépitude et l’approche de la mort.

Non pas s’écrire, mais écrire la vie

C’est ici qu’intervient la raison du projet autobiographique : l’écriture restitue au vieillard sa jeunesse, elle prolonge l’estime de soi (« je m’aime »), elle dit par l’aventure un amour de soi qui est amour de la vie : « je suis fâché de me voir sur le bord du fossé » ; l’écriture conjure la mort en rendant, par le truchement du récit, une nouvelle fois la vie possible.

Cette écriture de la conjuration dit l’amour de la vie :

« Je suis loin de mépriser la vie. Quel mérite y a-t-il à mépriser un bien qu’on ne peut pas conserver ? Qu’est-ce que le mépris d’une chose chérie, et qu’invinciblement je dois perdre ? C’est un parti, un expédient qu’on n’emploie que par lâcheté. Je sais, et je sens que je mourrai ; mais je veux que cela arrive malgré moi : mon consentement sentirait le suicide. » (p. 1325, suite du précédent)

Nouveau déplacement ici. Nous avons vu plus haut comment Casanova glissait de « le lecteur » à « mes égaux » ; ici, il passe de la conjuration du mépris de soi (« si je croyais me rendre par là méprisable », « mes égaux ne me mépriseront pas », « cette consternation n’engendre pas le mépris ») à la conjuration du mépris de la vie. Le déplacement est en fait le même : ce n’est pas le « moi », c’est la vie qui constitue le centre du projet autobiographique. Le rapport d’un moi à un public, avec ce que ce rapport implique en termes de constitution d’un genre littéraire, d’établissement d’un contrat de lecture, de structuration d’un argumentaire, devient ici constitution d’une communauté des égaux participant au projet de rendre la vie possible. Le bien précieux n’est plus le « moi », le jugement du « moi », le salut que conditionne ce jugement, mais la vie, « chose chérie », bien précaire par la mort qui le borde. Le récit conjure la fin de la vie. Par le récit, « je veux que cela arrive malgré moi ». Le récit est un consentement refusé à la mort.

La vie désubjective le récit. Le moi récitant s’y communique aux égaux qui l’écoutent et le prolongent. Dans le récit, c’est le caractère labile de la vie (« un bien qu’on ne peut pas conserver »), c’est sa fuite évanescente (« une chose chérie… qu’invinciblement je dois perdre ») qui est précieuse. Le récit communique ce rythme, ce mouvement, qui supplée pour le vieillard l’éventail perdu des possibilités de jouir.

« Ma devise » : la situation et le flux

Comme il n’y a pas de livre, il n’y a donc pas à proprement parler de titre. Casanova en revanche tient à placer son projet sous le signe d’une devise. En 1791 et en 1794, cette devise est empruntée à Sénèque, volentem ducit, nolentem trahit, qu’on peut gloser ainsi : celui qui est docile, volentem, le destin l’accompagne, ducit, celui qui est rebelle, nolentem, il l’entraîne de force, trahit13.

Dans la formule de Sénèque, fata, le destin, est le sujet des deux verbes. Chez Casanova, fata disparaît, et à dessein. Casanova s’en explique très clairement dans la préface de 1797 : « La doctrine des Stoïciens, et de toute autre secte sur la force du Destin est une chimère de l’imagination, qui tient à l’athéisme. Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie, qui n’a jamais rien gâté. » (p. 3) Il faut bien comprendre ce qu’engage cette profession de foi chrétienne, que le libertin Casanova réitère à plusieurs reprises dans l’Histoire de ma vie : il ne s’agit pas pour lui de morale (« fortifié par la philosophie » veut dire libéré de la morale chrétienne), ni de pratique de piété (pas de confession, et la messe est une pratique sociale mise au service de la séduction), mais précisément de cette élision du destin au profit d’une confiance dans la Providence (« j’ai toujours compté sur sa providence », p. 4) : après la prière (qu’on ne voit guère à l’œuvre dans le fil du récit…), « l’homme confie, et agit » (ibid.), il se lance avec confiance dans le flux de l’action.

Ducit, trahit désigne ce flux de la vie où je suis pris volentem, nolentem, de plein gré ou malgré moi. Casanova se décrit, quelques pages plus loin comme « un homme qui s’est laissé aller, et dont le grand système fut celui de n’en avoir aucun » (p. 1326) : si le « laisser aller », le flux de la vie ne relève pas d’un système, le rapport du sujet au flux non plus. Il y a donc ce flux, que mime le récit, et dans ce flux, une série non systématique de choix, guidés par une sorte d’aimantation du vivant, par l’appel du plaisir, par l’impulsion du moment : ce qui se présente, je le choisis ou je le subis sans principe qui me guide, je l’accompagne ou j’y résiste hors de toute structure globale d’enchaînement.

Dès lors que la structure du plaidoyer et la perspective du jugement disparaissent, un autre dispositif se met en place, fondé sur la tension entre la situation qu’amène l’histoire et, dans une situation donnée, l’immersion volentem, nolentem dans le flux ou la résistance au flux, l’entraînement du ducit ou la perturbation du trahit. Rendre par le récit la vie possible suppose la réduction du nolentem au volentem, la mise en œuvre de l’acceptation du flux.

Casanova, dans le sillage de Leibniz, formule cette tension comme exercice d’une liberté d’une part et comme insertion dans une Providence d’autre part :

« Par cette devise Volentem ducit, nolentem trahit, je souhaite que le lecteur entende que de gré ou de force je ne peux avoir jamais fait autre chose que ce que Dieu a voulu. Dieu étant présent à tout, toujours agissant et jamais indifférent, est-il possible à l’homme de faire quelque chose de contraire à sa divine volonté ? Je ne le crois pas, mais malgré cela je me suis toujours cru libre dans l’action […]. Si je ne m’étais pas trouvé libre un million de fois, je ne me serais jamais persuadé d’être une âme enfermée dans un corps. Lorsqu’après l’action et à l’examen je ne me suis pas trouvé libre, j’ai reconnu que j’étais malade. […] Si j’existe, j’ai donc toujours existé, et j’existerai toujours ; et comme je ne sais pas ce que j’ai fait avant que d’être dans le corps où je me trouve actuellement, je ne me flatte pas de parvenir à me reconnaître, lorsqu’à cause de la dissolution du corps que j’anime je me trouverai enveloppé dans une autre matière, à moins que mon esprit tout nu ne se trouve absorbé dans Dieu. » (p. 1319-1320)

On est frappé par la manière paradoxalement matérialiste dont Casanova se représente l’action de la Providence sur lui, bien moins comme volonté de Dieu que comme système lucrétien de la nature, agissant sur un corps. Sur ce corps, Dieu se manifeste comme flux « toujours agissant et jamais indifférent » : il y a une situation métaphysique, qui est celle d’« une âme enfermée dans un corps », et il y a une action de la Providence, qui libère ce corps et l’emporte dans le flux de la nature. La situation du corps enfermé est une maladie, qui même lorsqu’elle est une maladie de l’âme se ramène au bout du compte à la corporéité du corps souffrant. La situation est une situation d’enfermement dans un corps, l’action est une action de libération du corps, par le corps : telle est la tension de l’histoire et la condition de possibilité d’une poétique du projet dans l’Histoire de ma vie.

Le projet autobiographique est porté par un corps agissant et libérateur, dont la force libératrice est reportée de la vie vers l’histoire, de l’action au moment où elle est vécue vers l’écriture qui restitue, prolonge, amplifie cette jouissance libératoire de l’action. Dans ce flux que l’écriture alimente, la vie est essentielle. Parlant de lui à la troisième personne, Casanova a cette formule : « il aime la vie comme son âme » (p. 1321). La vie ne doit pas être comprise ici comme le contenu biographique d’une vie, comme l’authenticité factuelle des événements réellement vécus d’une vie, mais comme la force vivante de la vie, dans laquelle le protagoniste vient s’inscrire, et dont la parole épouse le mouvement agissant. La vie n’est pas une personne, elle est vie du corps, dont la matière sensible était arrangée autrement avant, se recomposera encore autrement après cette existence. C’est dire combien nous sommes loin ici de la focalisation narcissique sur un « moi » de la confession. C’est dire aussi combien peu importe la véracité factuelle des événements décrits…

Le théâtre des possibles

Cette économie du projet d’écriture, qui mime et qui prolonge le flux du vivant, ne ruine pas seulement la structure morale et le pacte de lecture qui organisent le genre de la confession. Avec la confession, c’est le medium scénique de la représentation qui est entièrement reconfiguré. Le théâtre du monde et de l’écriture comme représentation du monde devient théâtre de la vie pensée comme flux :

« C’est un devoir désolant que celui qui oblige un spectateur attentif à sortir d’un théâtre, où l’auteur très savant Dieu fait jouer une pièce, dont les variétés intéressantes offrent à chaqu’instant une intrigue, et un dénouement, un commencement, et une fin, des catastrophes affreuses mêlées de bouffonneries continuelles, qui tempèrent la tristesse, que les premières devraient causer à l’esprit des spectateurs, qui tour à tour deviennent acteurs, et où les incidents surprennent toujours, malgré qu’ils auraient dû être prévus, et où le philosophe même se trouve agréablement surpris, parce qu’il aperçoit précisément leur nouveauté dans ce qu’ils sont toujours les mêmes. » (p. 1325)

La formulation même donne le vertige, ne serait-ce que par la mise en abyme sur laquelle elle repose implicitement : Casanova se compare dans la vie à un spectateur dans un théâtre, mais sur la scène de ce théâtre se trouvent également des spectateurs, confrontés donc eux-mêmes à un théâtre dans le théâtre… Ce vertige n’est pas seulement celui du théâtre du monde baroque et de ses structures de renversement. Il mime l’entraînement dans le flux du vivant.

Car l’auteur ne se décrit pas à proprement parler au théâtre ; il envisage la sortie du théâtre, comme métaphore de la sortie de la vie. « C’est un devoir désolant » que de devoir sortir du théâtre de la vie, théâtre dans lequel on n’est spectateur qu’en attendant son tour pour passer à la scène, pour devenir acteur. Il n’y a pas de division de la scène et du parterre, il n’y a que des suspensions et des actions, du trahit et du ducit. Seuls les acteurs comptent, il n’y a de jouissance que dans la vie et dans l’action : la sortie du théâtre, la mort, est ce que l’histoire, l’Histoire de ma vie, vient conjurer.

L’histoire semble bien développer tous les éléments constitutifs d’une pièce de théâtre : Dieu fait apparemment jouer des pièces qui nouent le commencement d’une intrigue, qui dénouent cette intrigue par « une fin », la mort, et qui entre ces deux termes échelonnent des péripéties, douloureuses (les « catastrophes ») ou plaisantes (les « bouffonneries »). Mais la vie de Casanova, l’histoire de sa vie ne sera pas une pièce : ce sera un ensemble de « variétés intéressantes », c’est-à-dire « à chaque instant » la possibilité d’une intrigue à nouer ; autrement dit, un éventail de situations offrant matière à des pièces possibles. De la structure théâtrale d’une poétique du récit, on passe à un dispositif d’esthétisation de la vie, c’est-à-dire à un appareil de jouissances virtuelles s’organisant autour d’une déclinaison d’instants nodaux, depuis lesquels démarrer, continuer la vie.

Dans ce dispositif, les situations (ce que Casanova désigne par « instants ») déclenchent des flux : le spectateur devient alors acteur et produit une « variété intéressante », sur le modèle du clinamen lucrétien. La scène se démultiplie et se virtualise, selon le même mouvement et la même logique qui dissémine le moi autobiographique dans un vivant temporaire et labile.

Dans ce théâtre des possibles, la vérité des actions, l’authenticité des faits, la sincérité du récit, ne sont pas les critères essentiels de l’histoire. Le problème de Casanova, l’enjeu de l’Histoire de ma vie n’est pas de persuader (d’établir une vérité), mais d’intéresser. Or, explique Casanova, le ressort de l’intérêt, c’est précisément la séduction des possibles :

« Pline le jeune me dit gravement : Si vous ne faites pas des choses dignes d’être écrites, écrivez-en du moins de dignes d’être lues. Ce précepte est un diamant de première eau brillanté en Angleterre ; mais il ne me regarde pas, car je n’écris ni la vie d’un illustre, ni un roman. Ma matière est mon histoire, et mon histoire est ma matière ; et je sais que ma vie qui intéressera beaucoup de lecteurs, n’intéresserait peut-être personne, si j’avais employé soixante ans à la faire avec un dessein prémédité de l’écrire. Les sages liront mon histoire quand ils sauront qu’elle narre des faits, que l’acteur n’a pas cru que le jour viendrait dans lequel il se déterminerait à les publier. » (p. 1326, repris de façon plus condensée dans la préface de 1797, p. 7)

Aut facere scribenda, aut scribere legenda14 : la formule de Pline le Jeune est extraite de la célèbre lettre à Tacite dans laquelle il relate la mort de son oncle, le Pline de l’Histoire naturelle. Pline l’Ancien vient de mourir en effet lors de l’éruption du Vésuve qui a enseveli Pompéi, et Tacite a demandé au jeune homme de lui en faire récit. Pline le Jeune met alors en balance deux manières de se recommander à la postérité, soit comme acteur de l’histoire, qui a fait des choses dignes d’être écrites, soit comme historien, qui écrit des choses dignes d’être lues : « digne de » est un des sens possibles de l’adjectif verbal latin. Si Tacite rapporte comme historien la mort de Pline l’Ancien, lui-même célèbre par ses livres, le défunt aura donc été doublement favorisé par les dieux.

Casanova récuse ce modèle. Sa vie, il n’a pas agi « avec un dessein prémédité de l’écrire », il n’a pas vécu pour que sa vie soit écrite, en conditionnant les actions de sa vie par la perspective qu’un jour elle ferait l’objet d’un livre ; il n’a pas écrit non plus son histoire pour qu’elle fasse école : nous avons vu quel sens donner à l’expression de Casanova, « mon histoire est une école de morale », qui désigne un cas d’école mais nullement le « faire école » d’un récit exemplaire, d’une vie qui aurait été reformatée pour devenir un recueil d’actions recommandant leur auteur à la postérité. Casanova accentue ici et en quelque sorte force le sens des adjectifs verbaux de Pline, scribenda et legenda, qu’il est toujours en train de gloser : « avec un dessein prémédité de » dénude la valeur d’intention de l’adjectif verbal latin, qui restait atténuée, dissimulée dans la traduction par « dignes de ». L’histoire, dans le modèle de Pline, devient la cause finale de la vie, et la postérité – la cause finale de l’histoire.

Que vaut le précepte de Pline ? C’est « un diamant de première eau », c’est-à-dire de la transparence la plus pure, « brillanté en Angleterre », taillé pour les joyaux de la couronne britannique qui constituent la collection la plus fabuleuse de diamants au monde15. Autrement dit, ce pécepte n’a rien à voir avec la vie commune, avec le vivant de la vraie vie, qui n’est pas transparent, qui est mal taillé et qui n’appartient à aucun trésor.

Casanova substitue alors au chiasme de Pline un autre chiasme, dont la matière de la vie est l’élément pivotant : « ma matière est mon histoire, et mon histoire est ma matière ». Ce n’est pas du diamant, c’est de la matière ; le seul flux matériel de la vie (et non une vie d’homme illustre, ou le roman d’une vie) est matière à mon histoire, tandis que mon histoire n’est pas écrite pour le public idéal de la postérité, mais comme matière à vivre, comme prolongement de ma vie.

C’est cette matière qui intéressera les lecteurs, parce que la vie de Casanova n’a pas obéi à un « dessein prémédité » : le dessein, c’est la forme aristotélicienne de l’historia, de l’intrigue, avec son système (moral, poétique, providentiel). C’est de la matière, ce sont des faits, qui n’ont pas été produits pour être publiés : des faits pris dans le flux de la vie, des faits qui ne prennent de la valeur à être écrits que parce qu’a priori ils n’étaient pas inscriptibles.

Remarquez la simplicité des termes que Casanova utilise pour définir son projet : il s’agit de « mon histoire », terme neutre qui peut désigner aussi bien la vie vécue, le référent, que l’écriture de la vie, le texte écrit. De quoi cette histoire parle-t-elle ? D’une « vie qui intéressera », on ne peut formuler plus vaguement le contenu, qui est aussi désigné comme de la « matière » et des « faits », c’est-à-dire du contenu que rien ne délimite, ne structure, ne circonscrit.

L’intérêt du tableau : le projet autobiographique est un projet esthétique

Cette histoire est-elle pour autant, aux antipodes des diamants de la Couronne, celle de la variété quelconque d’une vie que rien n’illustre ? Comment dès lors intéresserait-elle ?

« On m’accusera d’être trop peintre là où je narre plusieurs exploits d’amour. C’est en cela que mon cynisme consiste ; mais cette critique ne sera juste que dans le cas qu’on me trouve mauvais peintre. On dira que je circonstancie ces faits d’une façon qu’il semble que je m’en complaise en me le rappelant. On aura deviné. Je conviens que le souvenir de mes plaisirs passés les renouvelle dans ma vieille âme : je me trouve alors enchanté de me convaincre que ce ne sont pas des vanités, puisque ma mémoire m’en démontre la réalité. Mais le critique insiste, et me dit que mes descriptions trop lubriques peuvent échauffer la fantaisie du lecteur. C’est ce que je désire. C’est un service que je prétends lui rendre, car je ne suppose pas un lecteur ennemi de lui-même. Outre cela n’est-il pas vrai que l’office d’un écrivain est celui d’intéresser ? Suis-je donc condamnable si je remplis ma tâche ? Je ne peux être critiquable que convaincu d’avoir mal écrit, et pour l’être il me suffira de savoir que je n’intéresse pas. » (p. 1328)

Ce qui fait l’intérêt de l’Histoire de ma vie, de l’aveu même de son auteur, ce sont les peintures licencieuses dont elle pourvoie la fantaisie de son lecteur. Casanova revendique à la fois leur lubricité (« mes descriptions trop lubriques ») et son cynisme (« c’est en cela que mon cynisme consiste »). Ce qui intéresse le lecteur, c’est l’érotisme amoral de ces tableaux, que Casanova « circonstancie » avec complaisance : il ne décrit pas seulement, il circonstancie, il produit des descriptions circonstanciées, où le corps, les gestes, les actes sont donnés à voir sans fausse pudeur. C’est l’explicitation des situations qui intéresse le lecteur, c’est pour la chair et le sexe qu’il est lu.

Très clairement, très délibérément, l’intérêt érotique des tableaux se substitue à la rhétorique de persuasion de la vérité et d’illustration exemplaire. Cet intérêt passe donc par l’esthétisation du projet autobiographique : soumise à la critique du lecteur (« le critique insiste », « je ne peux être critiquable »), l’Histoire de ma vie sera évaluée par lui non pas en tant que vie (éventuellement condammable moralement), mais en tant qu’histoire, en tant qu’œuvre d’un écrivain faisant son office (« l’office d’un écrivain est celui d’intéresser »), faisant la preuve d’une qualité d’écriture : « Je ne peux être critiquable que convaincu d’avoir mal écrit ».

La valeur du texte s’évalue par son style et non par l’exemplarité de son contenu. Le style lui-même n’est pas pensé comme une pure forme, mais comme un piège à intérêt. Le style est le critère esthétique de validation du récit : esthétiser l’histoire, circonstancier les tableaux, permet d’établit le contact sensible avec le lecteur, de communiquer la sensation, l’aisthèsis. Et la sensation la plus puisante est celle, érotique, « des plaisirs que l’amour a procurés », de « l’ivresse amoureuse ». Le style, l’intérêt, la lubricité mettent en œuvre la nouvelle économie, esthétique, de l’écriture, dont le critère désormais exclusif sera l’intérêt du lecteur : en s’esthétisant l’écriture se constitue ici comme littérature consciente d’elle-même, c’est-à-dire comme champ littéraire et comme métier d’écrivain. Casanova capitalise une mémoire à partir de laquelle il produit la valeur ajoutée d’une écriture. Cette valeur se mesure à l’intérêt du lecteur, qui achète ou n’achète pas l’histoire, qui la suit ou ne la suit pas, qui en redemande ou n’en redemande pas.

« Car je ne suppose pas un lecteur ennemi de lui-même » : par le produit que l’écrivain lui livre, le lecteur se fait plaisir, c’est le ressort esthétique fondamental de la littérature devenue consciente d’elle-même. Ce ressort est aussi celui du capitalisme.

La devise de 1797

Dans la préface de 1797, Casanova supprime la devise de 1791, qu’il avait maintenue en 1794 et la remplace par une citation qu’il attribue à Cicéron et qui est en fait d’Érasme : Nequicquam sapit qui sibi non sapit. Nous traduisons provisoirement : il est sage en vain celui qui n’est pas sage pour lui-même. Cette devise fait écho pour nous à celle que Kant assigne aux Lumières, sapere aude, ose savoir. Sapere signifie d’abord avoir du goût, et de là exercer son jugement. On voit bien de quoi il s’agit dans le vocabulaire kantien : il ne s’agit là ni d’une sagesse d’expérience, ni de l’accumulation d’un savoir ; sapere désigne plus précisément la faculté de juger (Urteilskraft), d’exercer de façon critique son jugement. Les Lumières, pour Kant, sont l’effort de l’homme dont l’esprit est arrivé à maturité et exerce librement son jugement.

Reportons-nous maintenant à Casanova. Nous comprenons qu’il ne s’agit ici nullement de sagesse. Casanova parle de son lecteur, et c’est d’ailleurs à son lecteur que sa première phrase est adressée. Le lecteur exerce son goût et son jugement, sapit, le texte de l’Histoire de ma vie est soumis au sapit de son lecteur, qu’il s’agit donc, pour que ce jugement soit positif, d’intéresser. Il faut que le lecteur goûte l’histoire, qu’il en apprécie la saveur, et pour cela il faut qu’il y trouve son intérêt : c’est là le sens de sibi. C’est pour rien, en vain, que le lecteur consomme, si ce n’est pas pour lui qu’il le fait, s’il n’y trouve pas son compte en le faisant, s’il n’est pas intéressé à le faire. Il faut relier cette devise à la formule de la Préface de 1791, « je ne suppose pas un lecteur ennemi de lui-même » : pour bien critiquer, il faut d’abord s’aimer et par cet amour de soi prendre plaisir à ce qu’on lit. Le goût, la saveur, la consommation du sapit n’ont de sens que sibi, pour soi, si c’est pour se faire plaisir

La nouvelle devise accomplit et radicalise la logique de projet qui se substitue à une poétique du genre dans l’Histoire de ma vie. Le projet projette entièrement l’histoire vers le lecteur qu’elle doit intéresser. Le dispositif du récit s’élabore à partir de cet intérêt qu’il s’agit de séduire.

Notes

Accès au début du manuscrit du tome III : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000856t/f10.image.

1

Voir Histoire de ma vie, éd. Igalens-Leborgne, II, 1133-1180. Cette édition est désormais abrégée Laffont2013.

2

G. Casanova, Soliloque d’un penseur, Allia, 1998. https://books.google.fr/books?id=qKNtoKSo8Z8C

3

Laffont2013, I, 1353-1488.

4

Il est depuis 2010 conservé au département des manuscrits de la Bnf. Voir la présentation du manuscrit et de son histoire paer Marie-Laure Pérvost, https://gallica.bnf.fr/essentiels/casanova/histoire-vie/manuscrit.

5

Laffont2013, I, 1318-1330.

6

Laffont2013, I, 1331-1335.

7

Laffont2013, I, 3-19.

8

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.

9

C’est ce que Raphaëlle Brin tente de faire dans le volume d’Ellipse consacré au programme de l’agrégation 2021. Voir « Retour sur une trajectoire littéraire », p. 277-283.

10

De même, dans la Préface de 1797 : « le seul système que j’eus fut de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait » (p. 5). Comparer avec les réflexions de Casanova sur Miss XCV, amoureuse d’un « phœnix » imaginaire : « Ce récit me copnfirma dans mon système. Nos actions les plus décisives de notre vie dépendent de causes très légères. […] Tout est combinaison, et nous sommes auteurs de faits dont nous ne sommes pas complices. Tout ce qui nous arrive donc de plus important dans le monde n’est que ce qui doit nous arriver. Nous ne sommes que des atomes pendsants, qui vont où le vent les pousse. » (Histoire de ma vie, IV, 6, éd. Igalens-Leborgne, t. 2, p. 179)

11

Voir Marie-Françoise Luna, Casanova mémorialiste, Champion, 1998, p. 276-277.

12

Il faut donc faire attention à l’expression que Casanova emploie plus loin, « mon histoire est une école de morale » (p. 1326) : cela ne veut nullement dire que l’Histoire de ma vie est morale, ou qu’il s’agirait d’une histoire édifiante, exemplaire, qui délivrerait un enseignement moral. École doit se comprendre ici comme un cas d’école qui peut donner « matière à penser » aux sages, c’est-à-dire à ceux qui savent que dans « les vicissitudes de la vie » on n’agit jamais par prudence. Autrement dit, le seul enseignement qu’on puisse tirer, c’est qu’il n’y a pas d’enseignement à tirer…

13

Casanova condense une formule d’une lettre de Sénèque à Lucilius : « Ducunt volentem fata, nolentem trahunt » (lettre 107, §11). S’autorisant de l’exemple de Cicéron, Sénèque traduit ici en vers une prière à Jupiter qu’il a trouvée chez le stoïcien grec Cléanthe : « O Père, ô roi des hauteurs célestes, conduis-moi où tu l’as voulu. J’obéis sans hésitation. Je t’apporte ma vaillance. Me déroberai-je ? Alors je marcherai dans tes voies en gémissant. Cœur lâche, je subirai ce qu’une belle âme aurait su accomplir. Les destins conduisent une volonté docile ; ils entraînent celle qui résiste. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. Henri Noblot, Les Belles Lettres, 1971, t. IV, p. 176-177). La prière s’ouvre par l’impératif Duc, conduis-moi, et se clôt par le verbe ducunt, les destins conduisent. Casanova écrit du château de Dux, et se construit à partir du château une devise stoïcienne.

14

Pline le jeune, Lettres, VI, 16, 3.

15

Je ne crois pas que Casanova raille ici les diamantaires anglais, qui seraient moins compétents que les anversois (éd. Igalens-Leborgne, note 4 de la p.  7). Cela ne fait pas sens dans le contexte : « brillanté en Angleterre » ne s’oppose pas à « de la meilleure eau » mais surenchérit au contraire.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Le projet autobiographique », Casanova, la séduction des possibles, cours d'agrégation donné à l'université d'Aix-Marseille durant l'année 2020-2021.

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