Crébillon était tombé dans l’oubli au dix-neuvième siècle. On le caractérisait comme un auteur « du second rayon »1. Il a connu dans les trente dernières années un regain d’intérêt spectaculaire. Alors que les études dix-huitiémistes s’éloignaient de la critique marxiste et ne tiraient plus un prestige naturel du combat pour les Lumières et du moment révolutionnaire, il s’agissait de réévaluer un autre dix-huitième siècle, « esthétique », léger, désenchanté et désengagé, un siècle de libertinage moraliste où l’exercice et les variation du plaisir s’inscriraient comme écarts convenus dans un cadre rassurant, maîtrisé, formalisé par le langage.
Crébillon convenait parfaitement à cette nouvelle représentation qu’il s’agissait de donner de la littérature des Lumières : à l’écart du structuralisme et, plus encore, de la déconstruction, il offrait à l’étude une matière verbale d’une perfection pour ainsi dire plastique, un « usage du discours » qui semblait parfaitement adapté à l’analyse rhétorique2.
Les Lettres de la marquise constituent, dans cette perspective, un corpus exemplaire : il n’y a pas d’histoire, ou presque. Une marquise dont le nom n’est pas donné (un simple M, redoublement du M de marquise ou clin d’œil malicieux à Marivaux) s’éprend d’un comte. Son mari est-il été nommé ambassadeur ? On ne sait au juste, mais elle doit partir avec lui :
« Notre malheur n’est que trop certain, l’ambition de mon mari me plonge le poignard dans le cœur, il a enfin obtenu ce qu’il désirait, et il m’entraîne dans un pays qui, quelque beau qu’il puisse être, ne sera jamais qu’un pays barbare. » (Lettre 65, p. 2093.)
De ce départ, la marquise ne se remettra pas : elle tombe malade et meurt. Systématiquement, le discours amortit, évide, stylise l’événement : le marquis a obtenu « ce qu’il désirait » ; mais que désirait-il précisément, concrètement ? Peu importe. Le discours met en rapport, structuralement, une polarité : le désir du marquis d’une part, dont l’ambition n’est ici qu’un avatar, le cœur poignardé de la marquise d’autre part4, poignardé, c’est-à-dire barré, dénié, jusqu’à la mort.
Ils vont partir, mais où ? On ne le saura jamais. Peu importe le pays, il « ne sera jamais qu’un pays barbare » : c’est un pays sans carte ni territoire, c’est le non lieu abstrait de l’exil, tout au plus une réminiscence des Tristes d’Ovide5.
I. Le rapport à l’événement
Entre les premiers signes de la passion et cette chute tragique abstraite, Crébillon évacue également, autant que faire se peut, les événements. C’est un baiser que le marquis a donné à la marquise devant le comte, à la lettre III :
« Hier, devant vous il m’embrasse, je lui dis des douceurs, je lui témoigne enfin l’amour le plus violent ; vous m’avez même entendu soupirer : je m’étonne que votre imagination ait tant travaillé sur ce soupir. » (P. 54.)
Un baiser, un soupir, et encore d’un mari à sa femme ; où ? probablement chez eux ; devant qui ? On ne sait, sinon que le comte y assistait. De la scène, rien n’est montré, rien n’est décrit. De la scène, rien n’est montré, rien n’est décrit : le discours filtre le réel, n’y prélève que ce peu qui alimente l’expression des passions et permet de déployer la description des états intérieurs de l’âme.
Filtrage
L’événement se trouve dans les lettres du comte, qui ne nous sont pas données. À la lettre IV, nous comprenons, indirectement, que le comte s’est présenté chez la marquise, mais qu’on ne l’a pas laissé entrer : encore un micro-événement, que la lettre filtre et diffracte en discours :
« Vous avez tort de croire que je fusse hier chez moi, quand vous y êtes venu, et que j’eusse des raisons secrètes pour désirer qu’il n’y entrât personne. » (P. 55.)
Non seulement l’événement est minime, mais il s’avère purement imaginaire : ici le discours ne filtre pas, mais conjure carrément l’événement : le chevalier de N*** ne se trouvait pas avec la marquise, qui elle-même n’était réellement pas chez elle.
La lettre IV se greffe donc à une scène topique imaginaire qu’elle escamote d’emblée : l’amant surprenant chez sa Dame un rival à la place qu’on lui a refusée. Une scène de ce type sera décrite à la fin du roman par le marquis à son épouse, qui la rapporte au comte (lettre XLVI).
Le marquis s’est épris de Madame de ***, mais il découvre que son ami le chevalier de Saint-Fer*** est aussi son rival. Il décide de les surprendre :
« Sûre de ma crédulité, elle n’avait donné aucun ordre à son Suisse qui me regardât : j’entrai sans bruit, elle était dans le salon qui était au milieu du jardin, toutes les fenêtres, excepté celle qui regarde la maison, étaient fermées. » (P. 153.)
On reconnaît ici le dispositif scénique mis en œuvre par Mme de La Fayette dans La Princesse de Clèves, lorsque Nemours surprend Mme de Clèves seule dans son pavillon de chasse de Coulommiers. Curieusement, alors qu’il s’agit de surprendre Saint-Fer***, le marquis ne le voit pas, ou plus exactement ne se décrit pas le voir. Seule subsiste l’image topique de la Dame dans l’écrin du pavillon du jardin, visible par une seule fenêtre, encadrée par elle.
Mais Crébillon n’exploite pas fictionnellement cette scène. Il n’en montre rien, n’y fait pas intervenir le marquis. C’est finalement par une femme de chambre soudoyée qui lui remet les lettres des amants de sa maîtresse infidèle que le marquis pourra confondre Mme de ***. Il n’y aura ni témoignage visuel, ni interaction scénique : tout passe par des lettres, autrement dit par le filtre du discours.
Dénégation. Le portrait surpris (lettre 11)
Un soupir et un moment d’attendrissement à la lettre V (p. 57) ne constituent pas non plus ni scène, ni événement. Il faut attendre la lettre XI pour apprendre que la marquise s’est fait voler son portrait. Mais là encore, de la scène extrêmement visuelle, toute en intensité de regards surpris, que développait Mme de La Fayette, il ne reste que le discours de mauvaise foi d’un prétendu malentendu :
« Saint-Fer*** m’a surpris mon portrait, il vous l’a donné, voilà, je crois, les choses que vous avez à m’objecter, et les seules sur lesquelles vous pouvez établir ma passion prétendue. » (P. 70.)
Au fond, « surpris » même est un bien grand mot : la marquise a en fait donné son portrait à Saint-Fer*** pour qu’il le transmette au comte. Il ne s’est rien passé, et c’est encore le comte qui extrapole à partir de rien : « Je le savais bien, que vous prendriez pour de l'amour ce qui n’est que de l’amitié » (p. 69). Le discours de dénégation n’est pas un simple détour rhétorique pour mieux dire la passion amoureuse. Déniant le réel, il se substitue à lui comme écran, comme interface rhétorique.
Le portrait surpris, comme la Dame qu’on pourrait surprendre en compagnie d’un amant, ne sont pas des images, mais des situations, abstraites, qui alimentent un discours : « répondriez-vous si bien à mes yeux, si vous n’entendiez pas leur langage ? » (lettre 15, p. 78) demande la marquise. Il n’y a pas de propre des yeux ; tout est langage, et les situations ne sont que des éléments de discours.
Le tableau comme supplément de l’événement. Une soirée chez la belle-mère de la marquise (lettre 19)
La lettre XIX propose un tableau de la compagnie que la marquise a trouvée chez sa belle-mère, où son époux l’a emmenée, la privant de la visite du comte :
« Tout y était d’une impudence, et d’une fatuité difficile à imaginer. Le fade Marquis de ***, moitié malade, moitié amoureux, la grande mouche au front, et le teint blafard, marmottant un air d’opéra, regardait languissamment la prude Madame de H***, qui, d’un air dévot et contrit, soupirait sensuellement pour le Chevalier de N***, qui dans le même temps disait des fadeurs respectueuses à la fille de la bigote. Madame *** et Mademoiselle ***, couchées sur un canapé, s’occupaient à dire autant de mal des hommes, que les hommes en pensent d’elles. Mon mari, penché nonchalamment, demandait de la manière la plus modeste à la doucereuse Madame de G***, les choses du monde qui le sont le moins. La précieuse L***, faute d’avoir quelqu’un qui lui demandât quelque chose, s’amusait à vanter un auteur, dont le triste conseiller P*** lui contestait le mérite ; R*** faisait avec une admirable facilité des vers exécrables. Ma mère et celle de mon mari, tout en déchirant le prochain, s’écriaient sur les miséricordes de Dieu. Les autres jouaient : moi, j’étais spectatrice, et je vous assure que je ne jouais pas le plus mauvais rôle. J’avais le plaisir de sentir, en considérant les ridicules de cette compagnie, que j’aimais, et que j’étais aimée d’un des plus aimables hommes du monde. Ma vanité était agréablement flattée de ce qu’ils vous étaient si inférieurs. Que je vous aimais dans ce moment-là ! » (Pp. 87-88.)
Le tableau supplée l’événement, un tableau à la manière des Lettres persanes6, mais dont le contenu social disparaît. La marquise se fait spectatrice d’un arrangement de discours, d’un éventail de ses usages déréglés : au lieu de chanter, le marquis de *** « marmotte un air d’opéra » ; le chevalier de N *** « disait des fadeurs respectueuses » ; deux prudes sur un canapé « s’occupaient à dire autant de mal » ; le marquis « demandait » ; la précieuse « vantait » un auteur, R *** « faisait des vers » ; la mère et la belle-mère de la marquise « déchiraient » le prochain7.
Le tableau mondain se fait bruitage, poubellisation du discours en bruit, mésusage pur, persiflage abstrait : il n’y a pas de satire car personne n’est visé ; c’est une médisance sans figure et sans objet.
Le résidu de l’événement. Duel contre C*** (lettre 21), première étreinte (lettre 28)
À la lettre XXI, nous apprenons que le comte s’est battu en duel contre C ***. Mais la marquise ne l’a su que par Saint-Fer***.
« Saint-Fer*** venait de me dire que vous vous étiez battu en duel contre C ***, et j’étais dans la dernière inquiétude lorsque votre lettre est arrivée. Mais pourquoi n’êtes-vous pas venu vous-même me l’apprendre ? Seriez-vous blessé ? Ou si vous ne l’êtes pas, que craignez-vous ? Pourquoi vous dérober à mes yeux ? […] la brutalité de votre ennemi vous disculpe, met ma gloire à couvert, et votre personne en sûreté. » (P. 91.)
C’est donc presque incidemment que nous comprenons que la marquise était l’objet d’un duel entre deux rivaux. L’épisode du duel constitue à nouveau une scène topique de la narration amoureuse, que la lettre de la marquise sollicite, mais évide. Point de circonstances, point de répercussions de l’événement : le personnage de C *** tombe ici comme un météore, pour ne plus reparaître dans le récit. De lui, on ne saura rien ; en dehors de ce duel, il n’interfèrera avec aucun des protagonistes. La lettre XXI offre, moins qu’un duel, le résidu de cet événement, l’allusion désincarnée à un passage obligé dans le développement d’une intrigue amoureuse.
La lettre XXII nous apprend que le marquis s’est épris de la cousine du comte, qu’il a pris pour confident (p. 93). La lettre XXIV évoque une vague rivale de la marquise, que le comte aurait eu le front de lui présenter (p. 97). La lettre XXVI évoque une conversation de la marquise avec le marquis, alors qu’il se préparait à partir pour Versailles (p. 102), et il faut attendre la lettre XXVIII pour que l’événement le plus important du roman manque se produire :
« Oui, je l’avoue, si mon mari arriva hier à propos pour lui, il vint fort mal à propos pour vous ; ma vertu chancelante ne se défendait plus que faiblement ; vos empressements m’avaient surprise au point de me la faire perdre de vue. » (P. 105.)
Or non seulement il ne s’est donc au bout du compte rien passé, mais ce qui aurait pu se produire est évoqué de façon si périphrastique qu’on le devine plutôt qu’on ne l’apprend. C’est d’abord l’opposition des deux « à propos », qui suggère que ça tombait bien, ou que ça tombait mal, mais ne désigne pas l’événement sur lequel ça tombait. Seule la différence des perspectives, le fait que c’était bon pour le mari, mais mauvais pour l’amant, permet de déduire que la marquise s’apprêtait à céder au comte et à coucher avec lui.
Dans le corps à corps qui nous est donné à imaginer, ni la marquise, ni le comte n’interviennent grammaticalement : ce sont « vos empressements » qui s'apprêtent à coucher avec « ma vertu chancelante », c’est un corps à corps de la vertu et des empressements.
Quant à l’action elle-même, qui est sexuelle, crue, et d’autant plus brutale qu’interrompue, elle est désignée comme surprise (« vos empressements m’avaient surprise8 »). La perte de maîtrise de la marquise, le vertige sexuel du corps qui s’abandonne est suggéré par « me la faire perdre de vue » : une perte, la vue qui se trouble, une défaillance. Mais « la » ne renvoie ni au comte, ni à la marquise, ni au corps, ni au sexe, mais à la « vertu », dont c’est le pronom : « me la faire perdre de vue » marque un degré d’abstraction inouï de la langue au moment où la consommation la plus charnelle s’apprête. On voit ici que l’usage du discours comme filtre des événements n’est pas seulement d’abstraire la représentation littéraire, épistolaire, du réel ; c’est aussi de produire, d’établir cette tension, cette polarité de la belle langue et de la chair crue, de la maîtrise, de la maîtrise du syntagme et du vertige du plaisir. L’usage du discours est un usage des plaisirs.
Usage virtualisant du discours : la chute de la marquise (lettre 29)
La lettre XXIX, quant à elle, se situe après l’événement, une fois l’adultère de la marquise consommé. Le billet qui la précède constituait-il, de la part de la marquise, une invite, préparait-il l’événement qu’aucun texte ne relate ? Crébillon ménage un blanc dans le texte, en indiquant à la fin du billet qu’« on a supprimé ici quelques lettres ».
Au moment de la consommation sexuelle, il y a un blanc, un blanc que le texte souligne par cette suppression. L’allusion à la consommation est si indirecte à la lettre XXIX qu’un critique a cru la liaison de la marquise platonique9. L’ouverture de la lettre est très ambiguë en effet :
« De l’amour tant qu’il vous plaira ; mais un peu plus de sagesse et de discrétion, ou je suis perdue. Vous m’embrassiez hier avec tant d’emportement, et il paraissait tant de fureur dans vos yeux, qu’il était impossible de ne pas s’apercevoir de ce que nous avons tant d’intérêt de cacher. » (P. 108.)
L’amour sans sagesse ni discernement (c’est le sens classique de « discrétion »), l’emportement des baisers, la fureur dans les yeux suggèrent le commerce sexuel ; mais l’absence de discrétion suppose que la scène est publique, observée par un spectateur implicite, que désigne le sujet de « s’apercevoir » : « il était impossible de ne pas s’apercevoir », c’est dire qu’il était impossible que ceux qui nous regardaient ne se soient pas aperçu. Si cette scène à peine esquissée dans le discours est publique, ce n’est pas une scène sexuelle ; c’est tout juste un badinage un peu poussé, que les deux protagonistes devraient, par décence, cacher.
Cependant la suite laisse moins de doutes :
« Vous suis-je si peu chère que vous vouliez me perdre, et avec si peu de plaisir pour vous ? Dans quel temps ne pensâmes-nous pas être surpris : est-ce au milieu du tumulte ?… Ah ! j’en frémis ; si vous m’aimiez, m’exposeriez-vous à de tels dangers ? N’avons-nous pas assez de moments dans la journée ? »
« Si peu de plaisir » désigne l’emportement des baisers avant la consommation sexuelle : beaucoup de théâtre compromettant, et peu de satisfaction réelle, si peu de plaisir. La scène alors s’éclaire : le comte a entrepris la marquise quand ils étaient seuls, mais il ne l’a pas fait au bon moment, pas dans un moment sûr ; « n’avons-nous pas assez de moments », c’est dire que ce n’était pas le bon moment. Pourquoi ? Parce qu’à cette heure de la journée, un visiteur, un spectateur indélicat pouvait survenir à n’importe quel moment et surprendre ce qu’il ne fallait pas voir : ce spectateur aurait alors perdu la marquise (« que vous vouliez me perdre ») et le comte n’aurait pas pris jusqu’au bout son plaisir (« avec si peu de plaisir pour vous »). mais ce plaisir, le comte l’a pris quand même : il est désigné à la phrase suivante par le « tumulte ». Nous avons failli être surpris au milieu du tumulte, écrit la marquise : autrement dit, en plein coït ; on n’en est plus ici aux premiers baisers, même emportés. La phrase est interrogative : « Dans quel temps ne pensâmes-nous pas être surpris : est-ce au milieu du tumulte ?… » ; la marquise n’est pas sure de d’avoir frôlé la catastrophe au moment de l’extase ; cela aurait pu se produire, a failli se produire, elle « en frémit », jouant à se faire peur : l’idée de cette possibilité est une jouissance délicieuse.
Non seulement le discours n’évoque qu’indirectement, du dehors, de loin, l’événement sexuel (le « tumulte », c’est ce que l’éventuel intrus aurait entendu de derrière la cloison), mais l’événement se déporte de l’action sexuelle vers la surprise de cette action, et cette surprise a failli ou n’a pas failli avoir lieu. C’est un événement virtuel, c’est l’abstraction d’une virtualité, posée là essentiellement en contrepoint de l’action sexuelle pour établir le vertige d’une polarité, la tension constitutive du plaisir : l’usage virtualisant du discours prépare, dispose l’usage polarisant du plaisir.
La narrativisation du discours : des filles d’opéra à la campagne (l. 33)
A partir de la lettre XXX, l’économie du discours change : la parole de la marquise se narrativise. De l’expression des situations de son âme on passe au récit de tranches de vie. C’est le marquis, hier malade, venant ce matin à la toilette de la marquise, qui s’est occupée de le faire habiller : une véritable scène de genre rococo (p. 111). À la fin de la lettre 32, un souper où la marquise « fut lorgnée impitoyablement », l’oncle du comte qui tousse participent de cette narrativisation (p. 115). À la lettre 33, nous apprenons que le comte et Saint-Fer*** ont emmené des filles d’opéra à la campagne : le discours de la marquise l’émancipe d’elle-même ; ce n’est plus l’état de son âme, ni sa perception de ce qui lui est arrivé ; elle raconte, ou elle imagine des événements auxquels elle n’a pas pris part. Une fabrique imaginaire, proprement romanesque, se met ici en branle.
Le micro récit commence par une dénégation :
« Vous avez mené hier, vous et Saint-Fer***, des filles d’opéra à la campagne ; je ne vois là-dedans rien d’extraordinaire, je suis persuadée que vous aurez choisi les plus vertueuses… » (p. 116).
Sans doute l’assertion est-elle ironique : qu’est-ce qu’une fille d’opéra vertueuse qu’un libertin emmène à la campagne ? Ce qui est symptomatique en revanche, c’est l’usage des verbes : « je ne vois là », c’est dire que la marquise ne voit pas la scène, la refuse à son imagination ; au lieu de cela, elle est « persuadée », c’est-à-dire qu’elle se place dans la sphère protectrice, rassurante, de l’exercice rhétorique du discours. Au lieu de voir la scène, la chose extraordinaire, la marquise est persuadée, se drape dans le voile des bienséances.
Mais le discours de persuasion ramène immanquablement avec lui l’image scénique :
« D’ailleurs, il n’a jamais été défendu d’aimer la musique, et je conçois qu’elle est plus touchante au fond d’un bois que parmi l’embarras d’un théâtre, et la foule importune des spectateurs. »
La marquise croit-elle ce qu’elle dit, ou se moque-t-elle de plus en plus ouvertement de son interlocuteur ? Toujours est-il qu’elle n’est plus persuadée, mais qu’elle « conçoit » : autrement dit elle concède (c’est encore du domaine de la persuasion, dans l’ordre du discours), et elle commence à imaginer (concevoir n’est plus simplement du discours ; c’est déjà, plus généralement, de la représentation). En mettant ironiquement en rapport l’improbable sérénade forestière donnée par les filles d’opéra à la campagne avec la scène d’opéra qu’on peut voir et entendre au théâtre, même si la marquise oppose les deux spectacles, elle accorde implicitement le statut de donné-à-voir scénique à ce qu’elle ne voulait d’abord pas voir (« je ne vois là rien d’extraordinaire » : si, une sérénade dans un bois, c’est extraordinaire).
Vient alors l’interrogation faussement naïve et décisive :
« Mais quand tout cela ne serait pas, et que mon imagination, qui cherche sans cesse à vous justifier, voulût pour ce coup mettre les choses au pis, qu’en pourrait-il arriver ? »
Cette fois, l’imagination est ouvertement sollicitée, rompant avec l’écran, le filtre du « je ne vois pas » liminaire. L’imagination est introduite d’abord comme outil de persuasion, comme accessoire du discours : « mon imagination, qui cherche sans cesse à vous justifier » ; mais elle échappe vite au discours, en « mettant les choses au pis10 » : point de mot pour cela, on sort du discours11, mais la scène d’orgie est sans équivoque…
Faut-il en déduire que le filtre du discours perd de son efficacité à mesure que progresse la passion de la marquise ? On peut en douter : ici, c’est au contraire un gage de maîtrise de soi, de distance par rapport à la chose sexuelle, de liberté vis-à-vis du partenaire libertin que ce recours à l’imagination contre le discours et son régime rhétorique, normatif, filtrant, de persuasion. Cette maîtrise, cette liberté, cette distance est à rapporter non au progrès de la passion (dans ce qui serait une fausse perspective, tragique, racinienne, du trajet narratif des Lettres), mais au développement de l’usage des plaisirs, c’est-à-dire à un non dit des Lettres qui serait, depuis l’événements que filtre le discours, l’éducation libertine de la marquise.
Le nouage discursif, ou comment le discours articule les événements aux états
Lettre XXXIV, c’est à nouveau un micro-événement : « Vous sortîtes hier d’un air brusque ; vous juriez même entre vos dents de ne me revoir jamais, je parierais que vous ne savez pas pourquoi. Vous vous êtes mis en tête d’être jalouse de R*** » (p… 118). La marquise, par cet éclat infime, qu’elle seule a pu remarquer, pénètre dans le for intérieur du comte et, par là, depuis le discours (qui s’étouffe, s’assourdit en jurement entre les dents) bascule dans l’imagination (« vous vous êtes mis dans la tête » suppose d’imaginer l’intériorité de l’autre, de se projeter dans sa tête).
La lettre XXXV introduit un nouveau récit, plus conséquent, et donc avec lui de l’événement : le comte a eu un procès, il a demandé à la marquise d’intercéder pour lui auprès des juges, et notamment du vieux Marquis de ***, paralytique, étique, asthmatique » qu’elle a dû autoriser à lui faire sa cour. Mais le récit déplace l’accent événementiel du procès vers les conséquences du procès gagné, vers le prix qu’elle se trouve avoir à payer : d’un événement donc (ou d’une série d’événements) vers une situation :
« Vous gagnez votre procès, et vous acquérez un rival, est-il un homme au monde plus heureux que vous ? Je passe sur les galanteries de votre rapporteur, ainsi que sur les obligations que vous m’avez ; mais j’ai fait des merveilles auprès de vos juges. Croiriez-vous bien que le vieux Marquis de ***, paralytique, étique, asthmatique, s’est mis dans la tête d’être amoureux de moi… » (p. 119).
« Vous gagnez », « vous acquérez », ce sont des événements ; « s’est mis dans la tête », c’est une situation. Ce qui articule les événements, dont le comte tire bénéfice, à la situation, que paye la marquise, c’est la médiation, le nouage discursif qui se fait de l’un à l’autre : le discours noue le « vous » liminaire, le « vous » d’accroche au « moi » central, au « moi » de situation. Tout est d’abord exposé dans la perspective de « vous » : la marquise n’évoque pas ce qu’elle a dû faire pour circonvenir le rapporteur du comte, mais l’effet de son entremise, « les galanteries de votre rapporteur », « les obligations que vous m’avez » ; c’est au lecteur à déduire de ces effets les événements, les actions qui les ont causés. Ces événements ne sont évoqués que très vaguement à la phrase suivante, où le nœud se referme : « j’ai fait des merveilles auprès de vos juges ». « Je passe sur », c’est-à-dire je me retire de l’exposition discursive, devient « j’ai fait des merveilles », autrement dit je m’expose, je suis l’objet central.
On retrouve alors l’expression « s’est mis dans la tête » (comme, à la lettre précédente, « vous vous êtes mis en tête d’être jaloux de R*** »), qui caractérise une situation de l’intérieur, qui donne à imaginer ce for intérieur. Au bonheur visible, public, exposé du comte (« est-il homme au monde plus heureux que vous ? ») s’oppose alors le plaisant déplaisir secret de la marquise, condamnée à subir la cour importune du ridicule vieillard. Ici, le discours ne filtre pas à proprement parler l’événement, mais plutôt le pulvérise pour établir le nouage d’un « vous » à un « moi », d’un plaisir à un déplaisir : nouage plutôt que polarité ; il s’agit de faire tenir le tout ensemble12.
II. La communauté des plaisirs
L’interférence de l’usage des plaisirs dans celui du discours déconstruit le filtrage déréalisant des événements au profit de ce nouage qui autorise une certaine narrativisation. Ainsi à la lettre XXXVII, quand la marquise raconte l’aventure du comte avec Madame de ***, qu’elle a découverte grâce à la lettre de cette précieuse que le comte lui a indiscrètement communiquée :
« La précieuse Madame de *** a donc enfin pris sur son austère vertu de vous faire la plus hardie déclaration qui ait jamais été. Mon Dieu ! qu’elle m’a divertie, et que je vous suis obligée de m’avoir donné ce plaisir ! »
Caractériser Madame de *** comme précieuse, c’est l’identifier à un usage déréglé du discours. Ce dérèglement déclenche le plaisir de la marquise.
Plaisir et dérèglement du discours : la cour de la prude Mme de *** (lettre 37)
Mais ce plaisir n’est qu’un masque pour une lettre dont l’objet sera essentiellement de traiter du plaisir du comte. Le plaisir verbal est un plaisir de ressassement, de ressac discursif : « Que de langueurs ! que de douleurs ! Quel fatras ! » (p. 123) sonne comme « le vieux Marquis de ***, paralytique, étique, asthmatique », une redondance de surface, un écho qui fait couche, fard, emplâtre, et annonce son propre effondrement. Ce que la marquise se met goguenardement en bouche n’est pas un plaisir gratuit des mots, mais pointe vers le plaisir du comte :
« parler du plaisir qu’un amour détaché du vice cause à une âme délicate […] voilà tous les plaisirs que vous avez imaginés auprès d’elle : mais détrompez-vous. Les femmes qui paraissent si sévères, ne sont pas les plus inaccessibles aux désirs ; et celle-ci en lisant les romans, n’en a que mieux connu la nécessité de les abréger. » (P. 124.)
Le plaisir des mots glisse tout à coup de la marquise à Mme de ***, puis de Mme de *** au comte : c’était d’abord à la marquise qu’était « donné ce plaisir » ; c’est ensuite Mme de *** qu’on imagine pendant des heures « parler du plaisir » de la galanterie précieuse ; c’est enfin le maigre plaisir, le plaisir par antiphrase que le comte se prépare à en retirer : « voilà tous les plaisirs que vous avez imaginés auprès d’elle ». Dans ce jeu de passe-passe qui fait courir le furet du plaisir, le plaisir se défait, se délite à chaque nouvelle passe : réel plaisir de moquerie chez la marquise, il devient fadeur d’un plaisir convenu dans la conversation pédante et pesante de Mme de ***, et franc déplaisir que s’en promet le comte. Le plaisir des mots introduit la dépression représentative, le vide rhétorique, l’appel, la tension du manque.
Vient alors, face à lui, face au discours, la promesse du réel, de la chair : « mais détrompez-vous ». Les précieuses ne sont pas « inaccessibles aux désirs ». Face à la dépression du plaisir surgit l’appel du désir, face aux longueurs de roman où se perd le discours du plaisir, la rupture, le terme qu’instaure le vrai plaisir, de la chair et des sens.
La réflexion sur l’usage des plaisirs, plaisir des mots d’une part (se payer de mots, puis se laisser prendre à ce marché de dupes du plaisir des mots), plaisir des corps d’autre part, établit la polarité nécessaire à la relance du discours. Alors que l’usage filtrant du discours amenuise, étouffe, menace à terme la parole, c’est la négation du discours par l’usage du plaisir, la nécessité d’abréger le roman pour passer à l’acte, qui prolonge le roman, qui l’établit malgré tout, comme une fabrique paradoxale.
Le plaisir comme envers du discours : une conversation dont la marquise n’était pas (lettre 38)
Le processus de narrativisation du discours filtrant, qui devient alors un discours polarisant et tend vers une fabrique du roman, se poursuit à la lettre XXXVIII où, très paradoxalement, la marquise raconte au comte une scène où elle n’était pas, et dont le comte était le protagoniste :
« Je n’étais pas hier chez la Duchesse, et Madame de *** y était. […] Elle vous demande ce que vous pensez de la constance ; vous répondez ingénument qu’il n’est rien de plus ennuyeux… » (p. 126).
Il ne s’agit plus de filtrer le réel, mais au contraire de défaire le discours (les platitudes précieuses sur la constance) pour faire émerger l’usage des plaisirs :
« vous rapportez des aventures qui vous sont arrivées ; vous mourez presque de plaisir en exprimant celui que vous trouvez à faire une perfidie. »
Les aventures arrivées, la perfidie faite ou à faire, « de petites histoires, peut-être réelles », c’est de l’action, c’est de l’événement. Quand la parole prend l’événement pour objet, elle cesse d’être discours (le discours de la précieuse, face auquel il n’y a pas, chez Crébillon, de discours du libertin), pour devenir « rapport », c’est-à-dire narration. La déconstruction du discours par la narration fait presque mourir de plaisir, elle supplée l’usage des plaisirs à l’usage du discours. Le comte a servi hier de modèle, de matrice pour cette déconstruction que la marquise accomplit aujourd’hui à la lettre, dans la lettre.
Cette déconstruction suppose une dissémination de la parole : au discours monodique se substitue le dialogue de la conversation, nécessaire pour établir la polarité structurale, la tension symbolique inhérentes à l’usage des plaisirs. La monodie se dialogise. Mais la dialogisation ne se réduit pas à la mise en scène, ouvertement artificielle, d’une conversation : la marquise peint le comte qu’elle imagine pour le comte réel ; elle projette sur lui ce qu’elle imagine de lui. La narrativisation du discours dissémine la fiction, détache un référent imaginaire d’un référent réel. Entre le comte qui échappe au discours et le comte que le discours rattrape, entreprend imaginairement de maîtriser, s’établit aussi une polarité et un autre usage du plaisir, identifié au plaisir de la marquise.
Façade du discours et appel du plaisir. Premières amours avec P*** (lettre 40)
À la lettre XL, la marquise prétend céder aux instances pressantes du comte en lui racontant son premier amour avec le marquis de P*** :
« Depuis que nous nous aimons, ou, pour mieux dire, depuis que je vous aime, vous ne m’aviez point tourmentée au point où vous le faites il y a quatre jours13 ; et jamais il ne vous est venu dans la tête des idées si déraisonnables. » (P. 130.)
Le récit rétrospectif des premières amours de la marquise avant son mariage est présenté comme une étape capitale dans la relation amoureuse, aussi importante que celle de l’abandon de la marquise au comte et de la consommation charnelle (lettre XXIX), à quoi renvoie « depuis que nous nous aimons ». Ce n’est pas un hasard non plus si ce récit clôt quasiment la première partie des Lettres.
Faire un récit, c’est introduire une polarité, dont l’usage des plaisirs est l’instrument discriminant. À propos de P..., la marquise écrit :
« un seul, c’était le Marquis de P***, (il est mort, vous le savez) m’avait su plaire : ses manières polies et sensées, son esprit plus formé qu’on ne l’a d’ordinaire dans l’extrême jeunesse, ses empressements pour moi, sa façon naïve et vraie de m’exprimer son amour avaient fait naître dans mon cœur une inclination très forte, mais contrainte par mon état, instruite par ma raison, je ne lui dis rien du progrès qu’il avait fait sur moi. » (P. 131.)
P*** « avait su plaire » à M*** : le récit, à partir d’une épure aussi abstraite du réel, ne se nourrit et se développe que de ce plaisir, de cette perspective du plaisir qui aimante P*** à M***, M*** à P***. P*** ne dit rien : ce sont « ses manières », « son esprit », « ses empressements » qui parlent pour lui, et constituent une « façon naïve de m’exprimer son amour », c’est-à-dire une expression indirecte, le supplément d’un discours que la décence, que les convenances interdisent. Le discours du désir étant réprimé, suspendu, c’est cette expression disséminée du plaisir qu’on a, du plaisir qu’on donne qui tient lieu de ce qui ne peut être dit.
Réciproquement, la marquise est « contrainte » et « instruite », et donc ne dit rien, ne peut rien dire : « contrainte par mon état » renvoie à sa condition de jeune fille qui n’est pas encore mariée, qui demeure donc en retrait du commerce des sexes ; « instruite par ma raison » semble renforcer cette contrainte : les règles sociales (« mon état ») interdisent à la marquise le commerce amoureux, et la marquise n’est plus assez naïve pour les ignorer (« instruite par ma raison »).
Pourtant, il y a déjà là, dans l’économie libertine du roman, le germe discret d’une opposition : à l’innocence de l’état qui la contraint, le discours de la marquise oppose l’instruction que lui donne sa raison, instruction d’un usage des plaisirs, qui en fixe certes les limites morales, mais en laisse par là-même envisager le débordement. De la même façon, « je ne lui dis rien » renvoie bien à la sagesse vertueuse que la société assigne à la jeune vierge, mais « le progrès qu’il avait fait sur moi », que l’amour de P*** donc avait fait, oppose à cette façade de sagesse, à ce suspens, cet interdit du discours, l’appel intérieur au plaisir, la montée de l’appétit de jouissance, l’expression indirecte, intime, du désir de consommation.
De même que le récit clive les personnages en une façade éloquemment muette et une intériorité tendue vers le plaisir, de même le discours se scinde par le jeu rétrospectif en discours d’alors, muet, indirect, suspendu, et discours de la lettre, qui renverse la façade, noue le dehors à un dedans, fait droit à l’amour. Ce nœud, le mouvement même de la phrase le dessine : la marquise commence par « ses manières polies et sensées » pour finir par le « progrès qu’il avait fait sur moi », allant de lui à moi, du dehors au dedans :
ses manières → son amour → mon cœur → mon état →lui extérieur / lui intérieur / moi intérieur / moi extérieur
→ ma raison → le progrès de son amour sur moimoi int-ext lui-moi-int-ext
Ce trajet n’est pas seulement celui d’une communication de proche en proche. C’est une contamination qui noue peu à peu lui à moi. On a d’abord l’impression que la phrase est balancée entre, d’abord, tout ce qui concerne le marquis de P*** (ses manières, son esprit, ses empressements, son amour), ensuite tout ce qui regarde la marquise (mon cœur, mon état, ma raison, moi). Le balancement est d’autant plus net que la phrase assure un équilibre entre quatre termes d’un côté et quatre termes de l’autre, avec de chaque côté une progression de l’extériorité (ses manières // mon état) vers l’intériorité (son amour // sur moi).
Pourtant, ce que la marquise décrit d’elle, c’est une emprise : sa raison lui commande de l’intérieur ce que son état lui impose de l’extérieur, et dans le même temps lui donne à voir la possibilité du plaisir, « le progrès qu’il avait fait sur moi ». Intériorité et extériorité, puis lui et moi se fondent dans le nœud que referme cette dernière expression.
Filtrage des événements, polarisation par le plaisir, nouage narratif : le dispositif fictionnel des Lettres
Le discours, donc, polarise (la vertu contre le plaisir, l’intériorité contre l’extériorité, lui contre moi), mais le récit noue (« le progrès qu’il avait fait sur moi »). On voit ainsi se dessiner les trois temps, mais aussi les trois niveaux du dispositif fictionnel des Lettres, caractéristiques de l’esthétique rococo : le filtrage des événements, l’épure du réel assignent au discours une première fonction de sas entre l’histoire et la fiction ; un système de figures se met en place ; la polarisation des figures, polarisation interne (dehors/dedans) et externe (moi/vous, moi/lui), est liée à la narrativisation du discours à partir d’une discrimination des plaisirs (licites/illicites, sollicités/refusés) ; enfin, le nouage des figures polarisées, par contamination, agrégation des contraires, constitue la monodie épistolaire, fait tenir ensemble le système éclaté des figures, la dissémination fictionnelle liée à cette polarisation.
La répercussion au service du plaisir. Le marquis aux pieds de la marquise (lettre 41)
Il y a en effet un lien entre la polarisation du discours et la dissémination de la fiction. En témoigne le début de la lettre XLI :
« Il vient, mon cher Comte, de m’arriver la chose du monde la plus cruelle : nous allons être les plus malheureuses personnes du monde. Mon mari, ah ! Mon pressentiment n’était que trop vrai ! n’aime plus votre cousine ; il vient de se jeter à mes pieds, m’a demandé pardon de ses égarements, m’a juré les larmes aux yeux un amour éternel. » (P. 134.)
L’entrée en matière de la lettre annonce un événement : « il vient de m’arriver… ». Dans un monde sans événements, l’annonce d’un événement fait saillie, pointe comme singularité : l’événement est en soi un paradoxe14.
Pourtant l’événement ne concerne qu’indirectement la marquise : à l’accroche « Il vient, mon cher comte, de m’arriver » s’oppose l’énoncé « Mon mari n’aime plus votre cousine ». Ce n’est plus la marquise, mais le marquis ; ce n’est plus événement, mais un état, une disposition de l’âme. Le discours filtre, substitue à l’énoncé direct d’événements rencontrés, vécus par les protagonistes (la marquise et le comte), l’énoncé indirect de situations qui se répercutent sur eux (le désamour du marquis). L’économie de la rencontre, qui fonde traditionnellement la narration romanesque, est remplacée par une économie de la répercussion.
« Mon mari n’aime plus votre cousine » répercute le « pressentiment » de la marquise, et va se répercuter sur la relation qu’elle entretient avec le comte : « nous allons être les plus malheureuses personnes du monde ». La répercussion est le principe de la polarisation : ce qui se répercute, c’est une perte de plaisir, qui va s’amplifiant. C’est d’abord un vague pressentiment de la part de la marquise ; c'est ensuite l’amorce, la scène du marquis, hypocrite, ridicule ; c'est enfin la perspective de ne plus revoir le comte, perspective effroyable, tragique. Vague déplaisir de la marquise ; puis protestation théâtrale du comte, dans laquelle la marquise déchiffre son déplaisir ; enfin conséquences concrètes, matérielles de ces protestations d’amour déplacées : « il veut passer tout l’été avec moi en Bretagne », la marquise sera donc séparée du comte, et « nous allons être les plus malheureuses personnes du monde ».
La logique de répercussion ne se constitue qu’après coup. Le véritable événement, c’est l’annonce de ce départ en Bretagne, que le discours de la marquise fait précéder de la scène du marquis qui s’est jeté à ses pieds, et avant cela de ce qu’elle en a déduit, qu’il n’aime plus la cousine du comte. Le filtrage de l’événement brouille donc la logique de répercussion, en défait l’enchaînement linéaire.
Dans le même temps, cette contamination des déplaisirs (de la marquise, du marquis, du comte) fait apparaître l’opposition centrale et jubilatoire : le marquis n’a pas l’usage des plaisirs que la marquise a avec le comte. Le déplaisir du marquis, sa représentation scénique, jubilatoire (« il vient de se jeter à mes pieds, m’a demandé pardon de ses égarements »), ont pour fonction de donner pour acquise la connivence de la marquise et du comte dans le plaisir, leur communauté secrète dans le plaisir, contre sa singularité scénique dans le déplaisir. IL s’agit là clairement, de la part de la marquise, d’une stratégie de séduction, stratégie discursive qui, par la narrativisation de l’expression des passions, polarise le monde fictionnel, entre ceux qui participent au plaisir, qui en sont, et celui qui n’en est pas15.
Le problème de la communauté des plaisirs. La marquise et son joli pédant philosophe (lettre 43)
Cette stratégie va prendre toute son ampleur dans la seconde partie du roman, où la narrativisation est nettement plus avancée. À la lettre XLIII, la marquise raconte au comte les leçons de philosophie qu’elle prend avec un petit maître. Elle ne l’informe pas, ne lui apprend rien : « Saint-Fer*** a eu raison de vous écrire que j’apprends la philosophie » (p. 140). L’événement, si minime soit-il, est donc amorti par une annonce précédente, dont nous ne savons directement rien ; l’événement est amorti, est toujours déjà là.
La lettre répercute l’événement, et par cette répercussion le discours opère sa fonction de filtre. L’histoire du petit maître de philosophie a essentiellement pour but de mettre en scène, sous les yeux du comte, une communauté libertine factice, la virtualité d’un plaisir dont il ne serait pas, pour ensuite détruire, dissiper cette communauté, et réaffirmer la seule connivence qui comte, celle de la marquise avec le comte :
« Votre absence ne m’attriste pas moins, que si je n’avais pas cherché à me distraire ; et pour avoir eu quelques leçons de philosophie, mon cœur n’en est pas devenu plus philosophe. » (P. 141.)
Ce qui était désigné d’abord comme plaisir, « ce genre d’amusements », et fait l’objet du tableau le plus plaisant du monde « (« le plus joli pédant du monde », « ce charmant précepteur ») devient finalement distraction : « si je n’avais pas cherché à me distraire ».
Au plaisir frelaté, ridicule, des émois du joli pédant s’oppose la seule communauté du plaisir qui tienne, celle de la marquise et du comte. Se distraire, ce n’est pas trouver du plaisir, c'est sortir de cette communauté, sortir du seul réel plaisir. La philosophie n’est pas un plaisir, une distraction ; elle n’en est que la façade. La marquise joue alors sur le mot pour glisser du divertissement qu’elle se donne, comme accroche séductrice pour le comte, vers la signification sérieuse du mot philosophie : de la façade frivole de la leçon de philosophie vers l’exercice grave de la philosophie, comme conjuration des plaisirs. « Mon cœur n’en est pas devenu plus philosophe », ce n’est plus le philosophe petit maître, frisé, poudré, dont elle s’offre la cour, c’est le cœur philosophe qui dédaigne les plaisirs au nom de la raison16. « Mon cœur n’en est pas devenu plus philosophe », c’est une nouvelle déclaration d’amour au comte, pour laquelle le petit maître philosophe a servi d’accroche, de figure liminaire, de métalepse. Le petit philosophe n’est pas un personnage réel : son tableau ironique, la mise en scène distanciée de ses émois balbutiants, la perspective de sa déclaration d’amour en hébreu font de la philosophie un signe dérisoire, une figure déréalisée, une façade dont le discours se défait, se désolidarise, jusqu’au rejet :
« et pour avoir eu quelques leçons de philosophie, mon cœur n’en est pas devenu plus philosophe. »
De la leçon de philosophie au cœur philosophe, la répercussion ne se fait pas : la narration polarise la figure en ce qui fait plaisir d’une part (le libertinage des leçons de philosophie) et ce qui ne fait pas plaisir d’autre part (un cœur philosophe).
Tandis que la communauté factice de la marquise et du joli pédant philosophe se fissure, l’autre communauté, qu’appelle le discours de la lettre, la communauté du comte et de la marquise, ne se manifeste que dans la hantise de sa propre dissolution :
« Je sais qu’un jour vous cesserez de m’aimer, et que des liens illégitimes, nés du caprice et de la faiblesse, sont aisés à rompre. […] Je sais que rendue à moi-même, je n’aurais plus rien à me reprocher ; mais je ne jouirais plus du bonheur de vous aimer, et il n’est rien dans le monde qui pût me dédommager de ce que je perdrais en le perdant. » (P. 142.)
L’enjeu, c’est l’usage des plaisirs. La philosophie en commande un usage raisonné, la défiance et le retrait face à « des liens illégitimes ». La philosophie désigne à la fois la tentation du petit maître philosophe et la résistance, par la raison, à cette tentation. La philosophie fait tableau (la déclaration d’amour en hébreu du joli pédant) et fait retrait ; elle représente l’usage des plaisirs et en dessine les limites. L’horizon des plaisirs, c’est la perte, non la perte de l’Autre, mais la perte « du bonheur de vous aimer » : c’est la dissolution des plaisirs.
La polarisation fictionnelle qu’induit l’usage filtrant du discours de la marquise (entre plaisir et ennui, entre communauté et exclusion, entre théâtre de façade et authenticité interne) introduit une logique de dissémination :
« il n’est rien dans le monde qui pût me dédommager de ce que je perdrais en vous perdant. »
L’authenticité intime du plaisir ne se manifeste qu’au travers de sa perte envisagée. Il ne s’agit pas de « vous perdre », mais de perdre cela « en vous perdant » ; cela, ce bonheur de vous aimer, cette participation au plaisir. Le supplément de cette perte, ce qui peut en dédommager, c'est la philosophie, c’est-à-dire la littérature en tant qu’elle se pratique comme éthique libertine.
Le supplément est vain, car il ne remplacera jamais l’usage des plaisirs : il n’en donne que la représentation distanciée, ou plus exactement polarisée, fissurée, scindée. Le supplément dissémine le plaisir : le plaisir est dans la scène, mais le joli pédant aux pieds de la marquise constitue une scène factice et vaine ; le plaisir est dans le commerce du comte, mais ce commerce est promis nécessairement à la rupture ; le plaisir est dans la jouissance de la raison, qui rendrait la marquise à elle-même, mais cette jouissance ne dédommage pas de la communauté perdue. La dissémination, c’est l’exacerbation de l’inauthentique : il n’y a que des représentations du plaisir (une scène avec un petit maître, le discours de la marquise, l’horizon de son retrait). Le plaisir ne se manifeste jamais que comme fragment, ce n’est jamais le vrai plaisir. La dissémination, c’est cet effet kaléidoscopique, cette fissuration généralisée des représentations, scénique (une scène d’amour), lyrique (je vous aime), philosophique (se rendre à soi-même).
Vers le silence et la scène. Le marquis à nouveau aux pieds de la marquise (lettre 46)
À la lettre XLVI, la marquise raconte comment son mari est venu lui conter sa rupture avec Madame de ***17, l’ancienne maîtresse de Saint-Fer***, dont nous avions appris la brouille à la lettre XLIV (p. 143). Le dispositif de la lettre consiste à nouveau à faire le tableau du marquis piteux aux pieds de la marquise, comme à la lettre XLI (p. 134). D’une certaine manière, la lettre XLVI constitue, par rapport à la lettre XLI, une amplificatio rhétorique. Ce qui ne tenait qu’en quelques lignes se déploie ici sur plusieurs pages. Le mari fait tableau et son discours colonise la lettre pour devenir un récit autonome. La narrativisation atteint son apogée :
Lettre XLI : « Mon mari, ah ! Mon pressentiment n’était que trop vrai ! n’aime plus votre cousine ; il vient de se jeter à mes pieds, m’a demandé pardon de ses égarements, m’a juré les larmes aux yeux un amour éternel. » (P. 134.)
Lettre XLVI : « Mon mari est venu ce matin dans ma chambre, l’air désœuvré et languissant ; son chagrin a paru à mes yeux, et je n’ai pu m’empêcher de lui en demander la cause. Madame, m’a-t-il répondu mystérieusement, il est des choses qu’on voudrait pouvoir se cacher à soi-même. » (P. 148.)
Les deux fois, la démarche du marquis est exactement la même : une déconvenue avec sa maîtresse le ramène périodiquement dans les bras de sa femme. Mais le tempo a changé. On pourrait croire que l’amplificatio passe par une exagération du discours, qu’elle relève d’un usage forcé et surabondant. Il n’en est rien : c’est d’abord un tempo qui ralentit, qui installe la réticence. Le mari entre et se tait, donne simplement à voir l’expression muette de son visage, fait attendre son discours, son explication.
Cette réticence, qui concentre l’intérêt sur le mystère (« m’a-t-il répondu mystérieusement ») et plonge le discours dans l’obscurité (« ces paroles obscures ») s’oppose à la volubilité facile de la lettre XLI (« m'a demandé », « m’a juré »). Le paroxysme du discours, son usage maximal, amplifié, conduit donc à l’extinction du discours, ou plus exactement à la mise en échec de sa logique productive de sens : de même que la base de l’usage des plaisirs est le défaut de plaisir, la présence ou l’horizon du déplaisir, qui introduit le supplément du libertinage et la dissémination des figures du plaisir, de même la base des usages du discours est la réticence, qui suscite l’intérêt, l’appel du discours, mais toujours comme supplément par rapport à une perte, et comme dissémination, fragmentation, effet de façade par rapport à l’usage rhétorique.
Se taire, installer le silence, instaurer la dépression du sens (à quoi bon parler ? Je n’ai rien à persuader, mon affaire est entendue d’avance), c’est faire scène : ce n’est pas juste la scène rhétorique de la lettre XLI (« il vient de se jeter à mes pieds »), c’est la vraie scène de roman, où le discours se défait, se délite, se dissémine (« il est des choses que l’on voudrait pouvoir se cacher à soi-même ») et où l’image le supplée (« l’air désœuvré et languissant », « son chagrin a paru à mes yeux »).
Le discours se défait, mais ne disparaît pas, comme c’est alors le cas dans le roman à scènes, chez Marivaux par exemple. Le discours se définit comme « chose », en deçà de l’objet, dans l’abjection vis-à-vis de soi-même :
« il est des choses que l’on voudrait pouvoir se cacher à soi-même »
« j’ai trop de choses à me reprocher avec vous »
Ces choses qui ne peuvent être dites, que le marquis voudrait pouvoir se cacher à soi-même, qu’il sait encourir le reproche de la marquise, qu’est-ce d’autre que son usage des plaisirs ? Cet usage ne peut être dit car il est frappé d’interdit, un interdit qui vient pour nous se superposer à celui dont la marquise, à son insu, fait usage, et qui constitue le corps des Lettres. Ce que le marquis ne peut pas dire, c’est en même temps la seule chose qui nous est dite : le discours interdit du marquis tient lieu du discours de la marquise pour le comte, et en constitue en quelque sorte le supplément inversé : elle aime, il n’aime plus ; c’est une femme qui trompe son mari à son insu ; c’est un mari qui a trompé sa femme, qui l’a su.
Polarisation, dissémination : la logique du plaisir
La chose du discours, c’est ce supplément inversé du plaisir : le marquis ne dit pas la chose, mais fait un récit qui en tient lieu, à l’envers ; non le récit de ses amours avec Mme de ***, mais l’histoire de ses déplaisirs, de la connivence défaite dans l’usage des plaisirs, l’histoire même de la dissémination du plaisir. Mme de ***, pure particule sans nom, prude et femme savante de façade, désigne la chose du plaisir dans le récit, c’est-à-dire ce qui tient lieu de représentation de ce qui ne peut être dit.
Hors de Mme de ***, point de plaisir :
« Je crus tout terminé avec elle, d’abord qu’elle ne m’eut plus rien laissé à désirer ; mais ce fut où je pris de l’amour, je me sentis des émotions que seul il peut faire naître : mes désirs satisfaits me fournissaient de nouveaux transports. Je cherchais en vain dans de nouveaux plaisirs à les éteindre ; sources nouvelles de flammes pour moi, ils augmentaient mon ivresse. » (P. 150.)
La satisfaction des plaisirs avec Mme de *** ne fait qu’exacerber la demande de plaisir ; la recherche du plaisir hors de Mme de *** ne fait que ramener à celle-ci, tandis que du côté de Mme de ***, l’exclusion du marquis de ses plaisirs les décuple :
« Combien de fois me suis-je interdit la douceur de la voir, de peur que mes fréquentes visites ne me rendissent suspect, ou que vu avec elle dans un endroit écarté, je ne compromisse sa réputation, lorsque libre chez elle, elle prenait avec un amant nouveau des plaisirs que celui de me tromper lui rendait encore plus vifs ! » (P. 152.)
Le principe est toujours le même : le plaisir (le discours sur les plaisirs) introduit une polarisation, entre ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas, entre le lit de Mme de *** et hors de son lit. Il n’y a pas de nouveaux plaisirs : ils résident toujours à l’endroit caché, innommable, où se tient la chose. On ne les saisit pas, on ne les surprend pas, ils échappent, on n’en est pas : la logique de la dissémination identifie le plaisir à ce qui file entre les doigts.
Au plus près de la scène, mais hors d’elle : le récit du marquis
Le récit du marquis, tel que le rapporte (ou l’invente ?) la marquise, rend compte de cette dissémination, ou plus exactement il la figure. Le marquis surprend Mme de *** avec le chevalier, il les voit sans être vu : on sait à quel point cette scène est topique18. Car il ne s’agit pas ici seulement de deux amants surpris par un rival malchanceux : c’est un mari (certes ce n’est pas le mari de Mme de ***, mais c’est dans les Lettres le mari, le marquis, M*** ; c’est la fonction du grand M) qui surprend l’usage des plaisirs dont il est privé, qui le raconte en détail à sa femme adultère, laquelle le rapporte à son amant volage. S’il y a un usage des plaisirs dans les Lettres, c’ets bien ici qu’il doit être montré, traversant et en même temps articulant toute sles relations, toute sles communautés où cet usage est possible.
Pourtant nous ne voyons rien : Ce discours reprend immédiatement, malgré la narrativisation, sa fonction de filtre :
« Je m’approchai du salon, le repos qui y régnait me fit juger que je devais chercher dans leurs actions l’éclaircissement que leur silence me refusait. Je me mis donc à regarder de toutes mes forces. Je ne pouvais choisir un instant plus heureux ; et ce qui vous paraîtra extraordinaire, vu les dispositions dans lesquelles j’étais entré, c'est que je les vis sans aucun mouvement de colère. Il ne me vint pas même en tête de les troubler, je me retirai de la fenêtre quand je crus qu’ils allaient être en situation de me voir. » (P. 153.)
Le texte dispose la scène. Il n’y a pas de bruit, pas de parole. Le récit oppose les actions à voir au silence qui déçoit la curiosité du marquis spectateur. Les actions qu’il s’agit de regarder, ce sont les plaisirs qui se consomment, mais le mot n’est pas prononcé. Le discours abstrait, circonvient. Il n’y a pas d’objet, le verbe regarder est utilisé absolument : « je me mis donc à regarder de toutes mes forces ». Le spectacle du plaisir, c’est le spectacle de la chose : il n’y a pas de distanciation descriptive possible, pas de position à prendre face à elle. C’est fascinant, c’est un plaisir qui se communique, une jouissance passive :
« Il ne me vint pas même en tête de les troubler, je me retirai de la fenêtre quand je crus qu’ils allaient être en situation de me voir. Je sortais satisfait de ma découverte, lorsque pour mettre le comble à ma joie, une femme de chambre que j’avais gagnée sans y penser […] m’arrêta pour me mettre entre les mains des lettres de toutes façons qu’elle avait surprises à mon infidèle. » (P. 153.)
Le marquis se retire après avoir pris son plaisir. Mais qu’a-t-il vu ? Il est indiscutable qu’il a surpris Mme de *** et le chevalier en pleine consommation sexuelle : « je ne pouvais choisir un instant plus heureux », commente-t-il ironiquement. L’instant, le moment, c’est à la fois sur le plan narratologique l’instant prégnant de la scène et sur le plan sexuel l’instant de la jouissance, auquel Crébillon consacrera le dialogue intitulé La Nuit et le moment19. La chose du plaisir est donc désignée comme objet du spectacle, mais indirectement et ironiquement. Nous ne voyons quant à nous que le marquis voir, non ce qu’il voit.
L’inflation narrative, comme l’amplificatio discursive, produit donc d’abord du blanc. Elle montre la chose, mais elle la montre comme ne pouvant être montrée ; elle la désigne comme ce qui est caché là, dans l’écrin du récit, sur le visage énigmatique du marquis pénétrant la chambre de son épouse, ou dans le pavillon du jardin de Mme de ***, ouvert paradoxalement pour veiller à ce qu’aucun indiscret ne survienne, dans une sorte de retranchement exhibitionniste.
La lettre contre la scène : des lettres « de toutes façons »
La chose ne prend jamais la consistance d’un objet. Elle se dissémine dans le discours de la lettre : cette dissémination est narrativisée par le geste de la chambrière déçue, qui trahit sa maîtresse Mme de *** en remettant au marquis les lettres de ses divers amants. Le lettres « de toutes façons », c’est-à-dire hétérogènes par leur aspect, par leur genre, tiendront lieu de la chose que le marquis a vue mais ne saurait décrire, de ce qu’il a surpris sans l’interrompre, sans le troubler, sans en prendre avantage, sans nouer le spectacle à de l’événement, sans faire événement.
La bigarrure des lettres livrées est le supplément de la chose surprise, du spectacle du plaisir. Les façons diverses de ces lettres, ce sont les usages du discours : ce sont des suppléments inversés, nécessairement toutes à proximité, mais en dehors de l’usage des plaisirs. La chose se dissémine dans les lettres, le spectacle unique, topique, dans ces fragments de discours compromettants.
La lecture des lettres répète, de façon atténuée, l’effet de paralysie légère ressenti au spectacle de Mme de *** dans les bras du Chevalier :
« Je trouvai dans les lettres qui m’avaient été données, des styles de toute espèce : déclarations et remerciements de petits-maîtres, langueurs et ennuis d’un homme de robe, offres de service et brusqueries d’un financier, amour badin et léger d’un homme de cœur, il y en avait de toutes façons, et j’en aurais bien ri, si quelques-unes de mes lettres, mêlées parmi celles-là, ne me les eussent pas rendues moins ridicules. » (P. 155.)
Crébillon reprend l’expression de la lettre précédente : « de toutes façons ». La dissémination du discours amoureux, qui inverse et fragmente la chose des plaisirs qu’il prétend suppléer, fait apparaître le discours propre (« quelques-unes de mes lettres ») au milieu du discours d’autrui (« mêlées parmi celles-là »). Il n’y a pas de moi et d’Autre : toutes les lettres se valent et se mêlent. La chose interdit la relation d’objet, la différence du mien et du tien, la distance de l’Autre.
La dissémination du discours amoureux est donc également une in distinction du sujet amoureux. Le discours ne dit plus, indistinctement, qu’une chose : qu’il y a de l’usage des plaisirs. Encore cet usage se situe-t-il, irrémédiablement, en dehors de lui.
Bien-sûr cette lecture des lettres de ses rivaux par le marquis met en abyme notre propre lecture des lettres de la marquise : à la bigarrure des « façons » diverses s’oppose la monodie épistolaire des Lettres, aux discours des hommes, nécessairement théâtraux, exposés, inscrits dans un genre et un code (« déclarations », « remerciements », « langueurs et ennuis », « offres de service », « brusqueries », « amour badin et léger ») s’oppose ce qu’écrit la femme, la marquise, qui n’est d’aucun genre, d’aucun code, ou qui en rebat les cartes autrement. C’est tout le problème du genre des Lettres, le problème de la monodie épistolaire.
III. De l’usage au dispositif : Michel Foucault
Mais avant de passer à la question du genre des Lettres, revenons aux notions d’« usages du discours » et d’« usage des plaisirs » et à leurs implications théoriques.
Chrêsis aphrodisiôn : il n’y a pas de recherche morale chez Crébillon
L’« usage des plaisirs » est une expression qui renvoie au deuxième tome de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault, consacré à ce qui tient lieu, dans l’antiquité grecque, de ce que nous appelons sexualité. Foucault repère une expression grecque, χρῆσις ἀφροδισίων (chrêsis aphrodisiôn), qui selon lui est ce qui, chez les Grecs, s’approche au plus près de ce que nous appelons sexualité.
Xρῆσις ἀφροδισίων, c’est l’usage, l’usage convenable, la manière correcte, décente, utile, d’utiliser les choses d’Aphrodite20. Usage a donc une signification morale. Ce n’est pas une affaire d’efficacité, ni de finalité ; c’est une affaire de bon usage. La χρῆσις définit une sphère d’utilisation, qui n’est pas la sphère du licite — c’est plus souple, plus large que le licite — mais qui définit quand même des limites, une modération, tout en caractérisant les ἀφροδίσια comme ce qui tend toujours à être dépassé. Cette sphère morale de la χρῆσις, qui n’a rien à voir avec la littérature morale chrétienne du Grand Siècle, mais prend racine bien plus en amont dans notre culture, et notamment dans la réflexion platonicienne sur le plaisir, Foucault la décrit ainsi :
« On peut bien admettre aussi que les Grecs attribuaient à toutes ces questions beaucoup moins d’importance que nous. Mais, tout cela admis ou supposé, un point reste irréductible : ils s’en sont pourtant préoccupés : et il y a eu des penseurs, des moralistes, des philosophes, des médecins pour estimer que ce que les lois de la cité prescrivaient ou interdisaient, ce que la coutume générale tolérait ou refusait ne pouvait suffire à régler comme il faut la conduite sexuelle d’un homem soucieux de lui-même ; ils reconnaissaient, dans la manière de prendre ce genre de plaisir, un problème moral. » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, II, L’Usage des plaisirs, « La problématisation morale des plaisirs », Gallimard, 1984, Tel, 1997, p. 51.)
En Grèce, on ne brûle pas pour inconduite sexuelle. En clair : on ne brûle pas les sodomites. Légalement, on peut presque tout faire. Mais le discours philosophique est beaucoup plus restrictif : il y a donc une sphère de la loi et, à l’intérieur d’elle, plus restreinte, une sphère philosophique, morale, de la χρῆσις, du bon usage des ἀφροδίσια. Les plaisirs sont affaire de morale, une morale qui ne les interdit pas, mais s’efforce de les canaliser, les réorienter, les contrôler, une morale du bon usage. Dans les Lettres, c'est la référence constante à la raison, qui devrait rendre le libertin à lui-même. Parfois, la raison triomphe, comme devant P***, le premier amour de la marquise :
« mais contrainte par mon état, instruite par ma raison, je ne lui dis du rien du progrès que [son amour] avait fait sur moi. » (Lettre XL, p. 131.)
Parfois la raison est presque défaite :
« Ma raison voudrait en vain me conseiller de vous oublier. Vainement, des réflexions tristes, mais salutaires, voudraient me ramener à mon devoir. » (Lettre XLIII, p. 141.)
Parfois, la marquise veut croire dans un usage raisonné des plaisirs :
« Croyez-moi, ne poussons pas les choses plus loin ; n’épuisons point nos cœurs, nous nous nous verrons avec plus de plaisir, ayant encore quelque désir à satisfaire. » (Lettre XLVIII, p. 165.)
La mesure raisonnable du plaisir et, face à elle, l’excès des passions constituent la problématisation morale, pré-chrétienne, des plaisirs. C’est à cette problématisation que s’arrime la fiction libertine : Sade ira jusqu’à l’éloge du paganisme contre l’Église. Crébillon n’est pas aussi radical : mais il n’y a pour ainsi dire aucune filiation de La Bruyère ou Bossuet à Crébillon21.
Ce que M. Foucault appelle l’usage des plaisirs, c’est donc la χρῆσις ἀφροδισίων des Grecs, l’usage raisonné des plaisirs tel que le prescrit la philosophie, plus restrictive en cela que la loi.
La sphère des plaisirs : en être, ne pas en être
Mais cet usage demeure périphérique dans les Lettres. Crébillon retourne, renverse l’expression. Il n’est pas, ou peu question d’usage22, mais il est question continuellement des plaisirs23. L’usage crébillonien des plaisirs n’est pas ce que Michel Foucault définit comme usage des plaisirs, dans la tradition notamment platonicienne de la χρῆσις ἀφροδισίων, mais sa réplique inversée : c’est un usage immodéré, un dérapage dans l’usage, un abus des plaisirs, qui n’a rien à voir avec une conduite que prohiberait la morale chrétienne (Dieu est absent des Lettres24), mais se définit plutôt par la sphère qu’il circonscrit, sphère dans laquelle on entre ou on n’entre pas, et de laquelle on sera nécessairement conduit à sortir. Le libertin crébillonien est à ce titre un anti-philosophe, qui se prescrit un usage qui n’est pas l’usage raisonné : non que son usage des plaisirs soit à proprement parler un usage immoral ; le problème ne se pose pas en ces termes : il y a plutôt une attraction du plaisir, et cette attraction délimite un dehors et un dedans.
Dans cette sphère de la χρῆσις libertine, les personnages entrent ou n’entrent pas. Ils la regardent, ils sont hantés par elle, ils sont dans la hantise d’en être exclus. L’usage libertin des plaisirs pose le problème d’une communion des plaisirs à laquelle les personnages sont admis ou dont ils sont exclus. C’est pourquoi la représentation de l’usage des plaisirs implique une polarisation (en être/ne pas en être) et une dissémination (je suis dans la chose/ la chose est en moi).
Dispositif d’alliance et dispositif de sexualité
Ces effets de polarisation et de dissémination peuvent être ramenés à ce que Michel Foucault appelle le « dispositif de sexualité » :
« On peut admettre sans doute que les relations de sexe ont donné lieu, dans toute société, à un dispositif d’alliance : système de mariage, de fixation et de développement des parentés, de transmission des noms et des biens? Ce dispositif d’alliance, avec les mécanismes de contrainte qui l’assurent, avec le savoir souvent complexe qu’il appelle, a perdu de son importance, à mesure que les processus économiques et que les structures politiques ne pouvaient plus trouver en lui un instrument adéquat ou un support suffisant. Les sociétés occidentales modernes ont mis en place, surtout à partir du XVIIIe siècle, un nouveau dispositif qui se superpose à lui, et sans lui donner congé, a contribué à en réduire l’importance. C’est le dispositif de sexualité. […] Le dispositif d’alliance se charpente autour d’un système de règles définissant le permis et le défendu, le prescrit et l’illicite ; le dispositif de sexualité fonctionne d’après des techniques mobiles, polymorphes et conjoncturelles de pouvoir. » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, I, La Volonté de savoir, IV, 3, Gallimard, 1976, Tel, 1994, p. 140.)
Les Lettres de Crébillon offrent un cas exemplaire de représentation de cette superposition des deux dispositifs foucaldiens. De l’alliance qui unit la marquise au marquis, il n’est presque rien dit : ce cadre, qui prescrit le licite et l’illicite, est affaibli, brouillé par la double infidélité des époux. À l’opposé, l’usage des plaisirs illicites qui unit la marquise au comte se superpose avec force, comme dispositif de sexualité, au dispositif d’alliance. Il ne faut pas cependant en rester à cette représentation psychologique, personnelle, du jeu des deux dispositifs : le mari et la femme d’une part, la femme et l’amant d’autre part.
Un dispositif, ce n’est pas seulement une relation entre des personnes, ou des personnages. Ce sont des « mécanismes de contrainte », c’est un « savoir que le dispositif appelle », c’est un instrument de pouvoir : « un système de règles définissant le permis et le défendu » d’une part ; « des techniques mobiles, polymorphes et conjoncturelles de pouvoir » d’autre part.
Le dispositif est diffus dans l’espace social et, de là, se répercute de façon diffuse dans l’espace de la représentation, dans les Lettres. Il y a du dispositif dans le roman, sans liaison nécessaire, immédiate, avec les personnages, les relations personnelles qui incarnent, figurent ce dispositif. C’est ici qu’intervient l’usage du discours face à l’usage des plaisirs. Le discours prescrit, il filtre, polarise : le discours est l’instrument du dispositif d’alliance, même s’il est essentiellement proféré par la marquise, qui se révolte contre lui. Cette révolte du plaisir depuis le discours de l’alliance définit en quelque sorte le dispositif des Lettres.
Superposé à l’usage du discours, usage affaibli, exténué, mais toujours structurant, l’usage des plaisirs introduit, assoit l’autre dispositif, de sexualité. L’usage des plaisirs développe des logiques de répercussion, de dissémination, de nouage. Ce sont les techniques mobiles de pouvoir caractéristiques du nouveau dispositif de sexualité : or force est de constater que c’est dans le récit du marquis aux lettres XLVI-XLVII, dans le jeu magnétique qui éloigne et ramène sans cesse le marquis à la marquise que ce dispositif trouve à s’exprimer, alors que la présence muette du comte en fixant le cadre de l’énonciation épistolaire, en en cautionnant la structure et la stabilité, est à ranger du côté du dispositif d’alliance. Paradoxalement, la grande alliance des Lettres n’est-elle pas celle de la marquise et du comte ?
Se pose dès lors le problème de cette superposition des dispositifs. Y en a-t-il réellement deux ? Y a-t-il réellement un usage du discours qu’on puisse dissocier de l’usage des plaisirs ? Quand il s’agit du discours, usage ne doit pas être pris dans le même sens que pour les plaisirs : il ne s’agit pas ici de χρῆσις, d’une régulation dans l’usage, mais de τέλος, d’un accomplissement dans l’usage, d’une finalité rhétorique, d’une efficacité25.
L’usage comme chrêsis et l’usage comme telos
Or, à la base, le discours crébillonien sert à filtrer l’événement. Cette finalité nous ramène à un bon usage : le filtrage codifie le réel, définit un espace restreint de la représentation, dans lequel va s’exercer une certaine χρῆσις, un bon usage du discours et, de là, des plaisirs. L’usage du discours fonctionne comme soubassement de l’usage des plaisirs : on retrouve là la superposition foucaldienne des dispositifs d’alliance et de sexualité. Mais ces deux dispositifs ne peuvent être pensés séparément l’un de l’autre. Ils n’ont d’autonomie ni herméneutique, ni historique : l’alliance appelle consubstantiellement sa subversion, son parasitage sexuels. Le véritable dispositif, c’est cette superposition des usages (discours et plaisirs, χρῆσις et τέλος), et la sphère restreinte par rapport à laquelle un discours se définit et se développe.
Ce développement du discours, peut-on le comparer avec ce que Michel Foucault analyse du dévelopement du discours sur la sexualité ? Foucault s’intéresse d’abord à un corpus a priori complètement étranger à Crébillon : ce sont les manuels de confesseurs et, plus généralement tous les textes qui, après le Concile de Trente et dans le cadre de la Contre-Réforme, entreprennent d’encadrer religieusement les pratiques sexuelles26. Ces textes se déploient à partir d’un paradoxe : supposés organiser la répression du sexe, ils développent un discours sans précédent sur la sexualité ; interdisant de nommer les choses, ils organisent pour les désigner un circuit du discours, qui constitue le discours sur la sexualité, qui fonde discursivement la sexualité :
« XVIIe siècle : ce serait le début d’un âge de répression […]. Nommer le sexe serait, de ce moment, devenu plus difficile et plus coûteux. Comme si, pour le maîtriser dans le réel, il avait fallu d’abord le réduire au niveau du langage, contrôler sa libre circulation dans le discours, le chasser des choses dites et éteindre les mots qui le rendent trop sensiblement présent. […] Or, à prendre ces trois derniers siècles dans leurs transformations continues, les choses apparaissent bien différentes : autour, et à propos du sexe, une véritable explosion discursive. » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, I, La Volonté de savoir, « L’incitation aux discours », op. cit., p. 25.)
Il y a donc une double contrainte du discours classique sur le sexe : il s’efforce de taire la chose, il s’astreint à l’évacuer, il s’interdit de prononcer certains mots ; et dans le même temps, précisément pour organiser cette « police des énoncés », il y revient sans cesse et pratique « l’extension de l’aveu ». Il s’agit donc de ne pas cesser de ne pas dire…
On serait tenté dans un premier temps d’identifier ce paradoxe du discours sur la sexualité à l’usage du discours que nous avons dégagé dans les Lettres : nous avons parlé de filtrage, d’amortissement et de répercussion, c’est-à-dire d’une stratégie de contournement discursif qui revient bien, d’une certaine manière à une « police des énoncés ». Mais ce dont nous avons étudié l’évitement n’est pas la chose sexuelle ; c’est l’événement, le réel, le déroulement des faits. Il existe bien sûr une érotique du discours crébillonien, qui procède à la fois de la répression et de la prolifération ; mais cette érotique doit être distinguée de ce que nous avons pour l’instant abordé comme pragmatique du discours, dans sa gestion des faits.
C’est pourquoi nous avons parlé d’usages du discours, au pluriel : il y a un rapport du discours à son extériorité, l’événement qu’il filtre, et à son intériorité, la chose sexuelle qu’il circonvient. Les usages du discours balancent entre ces deux rapports. Face au discours, au contraire, il n’y a qu’un usage des plaisirs, et c’est la χρῆσις. Ce qui se dessine est donc une configuration à trois termes, et non à deux : non le discours et le sexe, mais le discours, le sexe et l’événement. L’évitement de l’événement définit le genre des Lettres, la monodie épistolaire comme anti-récit ; l’évitement du sexe structure leur énoncé comme marivaudage, c’est-à-dire comme supplément de plaisir.
Notes
Voir Émile Henriot, Les Livres du second rayon, 1926, p. 184 ; Andrzej Siemek, La Recherche morale et esthétique dans le roman de Crébillon fils, p. 17.
Voir notamment les livres de Carole Dornier, Le Discours de maîtrise du libertin. Étude sur l’œuvre de Crébillon fils, Klincksieck, 1994 et de Violaine Géraud, La Lettre et l’esprit de Crébillon fils, Sedes, 1995.
L’expression est ici du registre de la tragédie. Comparer avec Pyrrhus dans Andromaque (1667), « C'est lui mettre moi-même un poignard dans le sein » (II, 5), ou avec Alzire dans l’Alzire de Voltaire (1736), « Chaque mot dans mon cœur enfonce le poignard » (III, 4).
Comparer en effet avec ce renversement ovidien : « Autant il y a de coquillages au bord de la mer, de fleurs dans les parterres émaillés, de graines dans un pavot soporifique, autant la forêt nourrit d'hôtes, autant il y a de poissons qui nagent dans les eaux, d'oiseaux qui volent dans les airs, autant il y a de maux accumulés en moi. Vouloir les compter, c'est vouloir compter les flots de la mer Icarienne. Sans parler des accidents du voyage, des affreux dangers de la navigation, de ces mains toujours prêtes à me frapper, un pays barbare, et le dernier de ce vaste continent, un pays entouré de farouches ennemis est mon triste séjour. » (Tristes, V, 2, 26-32.)
Voir la lettre 48 d’Usbek à Rhédi, où Usbek interroge « un homme dont la simplicité me plut » sur les différentes personnes qui se présentent devant eux « dans un grand cercle » : la question anaphorique est « qui est cet homme qui… ? » La première édition des Lettres persanes fut publiée à Amsterdam en 1721.
A comparer avec le vol du portrait, déjà cité : « Saint-Fer*** m’a surpris mon portrait » (p. 70). La surprise est le moment matriciel chez Marivaux.
Voir Émile Henriot, op. cit., p. 186, et dans la préface de son édition des Lettres de la marquise (1959), pp. xvi et xix (Andrzej Siemek, op. cit., p. 23).
Même expression à la lettre XXXVI, « Songez-vous que je serai encore quinze jours sans vous voir ? (plaise au ciel que je mette les choses au pis) que peut-être pendant ce temps-là je ne recevrai point de vos nouvelles ? » (p. 123).
Les choses sont ce qui barre l’accès au réel quand on s’en approche : « Je sais qu’à voir de loin un amant, il ne paraît pas dangereux, et que la vertu croit, en l’écoutant, ne courir aucun risque : mais les choses changent de face à mesure qu’on en approche » (« Extrait », p. 47) ; les choses organisent entre les amants un circuit de discours qui fait passer en sauf-conduit le contenu érotique de l’un à l’autre, qui le signifie sans le désigner : « les amants s’écrivent souvent des choses qui ne peuvent intéresser qu’eux-mêmes » (p. 48) ; à propos d’une lettre du comte, « je crois découvrir quelque chose qui semble appartenir à l’amour […]. Toutes ces choses supposent de l’amour, ou de l’envie d’en montrer » (1, 49) ; à propos de sa conversation, « Ne devriez-vous pas être content de la bonté avec laquelle j’écoute des choses que je ne voudrais jamais entendre d’un autre ? » (III, 54) ; l’ambiguïté des choses permet de les annoncer comme « choses désobligeantes » (V, 57 et 59 ; XVIII, 87), pour signifier en fait l’amour, avec toujours le même barrage de la proximité: « Je m’imagine vous dire mieux dans mes lettres des choses que je vous exprime trop faiblement lorsque je vous parle ; votre présence ne me laisse pas assez de liberté d’esprit » (XI, 71), on attend que ce soit pour dire l’amour, mais in extremis c’est « pour vous prier, autant que je le dois, de cesser de me tourmenter » ; même ambiguïté des choses dans cette évocation d’une conversation nocturne avec le comte : « je vous ai dit toute la nuit les plus jolies choses du monde; je me suis exagéré mes rigueurs, j’ai même été jusqu’à craindre que vous n’en mourussiez de désespoir; en un mot, j’étais un peu folle; quel dommage que… » (XXII, 95).
Lorsque l’amour se développe, les choses désignent de plus en plus explicitement l’imagination érotique : « mon amour s’alarme de tout, un regard jeté sur une autre me fait penser mille choses extravagantes » (XXVI, 101) ; « Que l’aveu sincère que je vous fais, vous fasse connaître de quelle conséquence il est avec moi d’imaginer de pareilles choses » (XXVI, 102) ; « Pourquoi m’exposez-vous à penser des choses si extravagantes? » (XXXII, 114) ; dans le récit du marquis, sa découverte de la duplicité de Mme de *** fait apparaître le même jeu des choses de l’imagination : « les premiers avaient déclaré leur passion, avaient les plus fortes preuves de sa tendresse ; et les plus malheureux en étaient à ces faveurs qui assurent que la dernière viendra à la première occasion. Le moyen d’imaginer de pareilles choses ! » (XLVI, 151) ; même jeu enfin lorsque la jalousie du comte s’éveille : « Vous êtes le seul qui, en pareil cas, pût imaginer une chose semblable. » (LIII, 178.)
Il y a cependant une pudeur des choses qui renvoient à ce qu’il ne faut pas , n’aurait pas fallu dire : « hélas! où m’emporté-je ! n’avais-je que cela à vous écrire ? Que je vous ai dit de choses criminelles pour moi, peu flatteuses pour vous, qui comptez peut-être pour rien l’égarement de ma raison ! » (XXVII, 104) ; « Quand vous craignez un rival, vous me dites les plus jolies choses du monde » (XXXIV, 118).
Sans cesse les choses balancent entre restriction pudique et expansion érotique. Les choses indiquent la perspective de leur consommation, avec toujours le même effet de sauf-conduit, qui signifie les choses pour l’autre sans les désigner, qui organise le circuit à couvert de la communication : « Adieu, je vous remercie de votre lettre, jamais vous ne m’avez écrit tant de choses tendres ; vous en viendrez, quand vous voudrez, recueillir les fruits. » (XXXIX, 129). Et toujours les choses conjurent la proximité : « en cas que nous soyons seuls, nous nous dirons de jolies choses, nous traiterons l’amour, métaphysiquement s’entend » (Billet p. 134) ; Saint-Fer*** évoque avec le marquis la perspective de la consommation des choses : « et j’aurais sans doute poussé loin les choses, si l’avertissement que tu me donnes ne m’obligeait à retirer mes prétentions » (XLVII, 160). L’expression « pousser les choses », qui désigne le danger de la proximité, se retrouve un peu plus loin, au compte de la marquise cette fois : « Croyez-moi, ne poussons pas les choses plus loin ; n’épuisons point nos cœurs, nous nous verrons avec plus de plaisir, ayant encore quelque désir à satisfaire » (XLVIII, 165).
Dans le discours, parce qu’elles se situent au plus près du désir et de sa consommation, les choses sont ce qui échappe au contrôle rhétorique. Ainsi lorsque la marquise pense que le comte ne l’aime plus : « Vous vous reprocheriez toutes vos paroles, vos yeux les démentiraient; je n’y verrais plus rien pour moi, et il m’échapperait des choses que je me reprocherais moi-même. » (LII, 178).
Dans les dernières lettres, les choses perdent leur signification érotique, se démagnétisent pour désigner, à nouveau, la froideur du réel : « Il me paraît par les choses que vous m’écrivez, que je commence à vous devenir odieuse » (LIII, 179) ; « Dans un état violent, on peut se tromper soi-même; mais revenu de ce premier mouvement, on voit les choses de sang-froid, et l’on en est moins la dupe » (LX, 193) ; « Il est pourtant sûr que je voudrais vous voir : mais ne trouvez-vous pas mon cabinet trop solitaire pour cela ? Depuis que j’en ai fait ôter mes livres, nous n’avons plus d’excuse pour y rester : et puis… Mon Dieu ! que de choses embarrassantes dans la vie! Que vous importe ce cabinet ? » (Billet, p. 204) ; « Depuis que vous êtes à la campagne, il s’est passé à la ville des choses fort extraordinaires » (LXIV, 204) ; « Comment se peut-il que devant être occupée de tant de choses, je puisse seulement l’être de vous ? » (LXIX, 219)
Le « tout ensemble » est un concept clef dans la théorie esthétique classique. « Voilà l’idée que je me suis formée de ce qu’on appelle en Peinture tout-ensemble. J’ai tâché de la faire concevoir comme une machine dont les roues se prêtent un mutuel secours, comme un corps dont les membres dépendent l’un de l’autre, et enfin comme une économie harmonieuse qui arrête le spectateur, qui l’entretient et qui le convie à jouir des beautés particulières qui se trouvent dans le tableau. » (Roger de Piles, Cours de peinture par principes, 1707, Gallimard, Tel, p. 69.)
« Arriver » au sens d’un événement qui arrive apparaît dix-neuf fois dans les Lettres, d’abord comme éventualité vague de ce qui pourrait arriver : « Je vais prier mon mari de me permettre d’aller à la campagne, passer des jours que votre absence rendra tristes et languissants ; mais quoi qu’il en puisse arriver, c’est l’unique moyen de sauver ma vertu, et je ne saurais l’acheter trop chèrement » (lettre XIII) ; « Consultez-vous là-dessus ; je ferai, quelque chose qu’il en arrive, tout ce que vous voudrez » (lettre XIV) ; Mais quoi qu’il en puisse arriver, servez mon mari. Peignez à votre cousine le feu qui le consume (lettre XXII) ; « Il m’expliqua plutôt en amant qu’en mari ses amoureuses intentions, et je ne sais pas ce qui en serait arrivé, si je ne l’avais pas prié brusquement de s’en aller chez lui, et de me laisser reposer » (lettre XXIII) ; « D’ailleurs, il n’a jamais été défendu d’aimer la musique, et je conçois qu’elle est plus touchante au fond d’un bois que parmi l’embarras d’un théâtre, et la foule importune de spectateurs. Mais quand tout cela ne serait pas, et que mon imagination, qui cherche sans cesse à vous justifier, voulût pour ce coup mettre les choses au pis, qu’en pourrait-il arriver ; je rougirais dans cette occasion d’être jalouse, je ne puis seulement qu’en être un peu moins fidèle ; mais ce n’est pas à quoi vous avez pensé, et ce que, malgré votre étourderie, vous ne présumez pas qui puisse arriver ? (lettre XXXIII) ; « S’il vous arrive une aventure pareille à celle d’hier, je vous dirai que ces sortes de fantaisies avilissent un galant homme, et que lorsqu’on se prend pour des personnes de cette sorte, on s’expose à jouer un personnage disgracieux » (lettre XXV) ; « Je ne sais ce qui arrivera de tout ceci, mais je ne crois pas que depuis qu’on se mêle d’aimer, l’amour ait uni deux personnes plus folles que nous » (lettre XXXIV).
Lorsqu’il s’agit de ce qui est arrivé, c’est moins un événement qu’un changement d’état de l’âme, souvent hypothétique : « Vous m’auriez annoncé plus modestement votre avantage, si vous n’aviez pas cru que c’était me braver que de me détailler si bien ce qui vous est arrivé » (lettre XXI) ; « Il est douloureux d’aimer seul, et aimable comme vous êtes, peut-être cela ne vous est-il jamais arrivé ? » (lettre XXV) ; « Comment avez-vous pu vous refuser au charme de compter une personne de plus au nombre de vos conquêtes ? Il arrive tous les jours des choses qui me surprennent » (lettre XXXVII).
« Arriver » ne renvoie réellement à une aventure qui arrive, est arrivé, que sept fois, les deux premières pour un événement vague, les cinq suivantes se trouvant toutes dans la 2e partie : « Elle vous demande ce que vous pensez de la constance ; vous répondez ingénument qu’il n’est rien de plus ennuyeux ; on vous le conteste, et pour appuyer votre raisonnement, […] vous rapportez des aventures qui vous sont arrivées ; vous mourez presque de plaisir en exprimant celui que vous trouvez à faire une perfidie » (lettre XXXVIII, p. 126) ; « Ma mère, témoin de mes pleurs et de ses infidélités, elle qui me consolait autrefois, regardant cette réconciliation comme ce qui peut m’arriver de plus heureux, joindra ses persécutions à celles de mon mari » (lettre XLI, p. 134) ; « Ce jour qu’elle croyait si fortuné, arriva ; un homme de confiance était de bonne heure à sa porte, il vint me dire que le mari était sorti seul, et qu’un moment après son départ, il avait vu entrer le Chevalier. » (lettre XLVI, p. 152-3) ; « Madame de *** a refusé vos soins, je ris de vos soupirs. Que de mortifications ! Consolez-vous, il y a peu d’hommes, à qui la même chose ne soit arrivée : mais était-il possible qu’elle vous arrivât, et qu’aimable comme vous êtes, vous vous trouvassiez rebuté de deux côtés ! » (lettre LX, p. 192) ; « Vous êtes malade ! Ah ! traître ! et l’on veut que j’en sois la cause ! Je serai donc coupable désormais de tous les maux qui vous arriveront ? » (Billet p. 199) ; « Vous ne devineriez pas le malheur qui m’arrive. Mon mari vient de m’apprendre que ma tante est très mal, et je pars dans ce moment pour aller passer la journée chez elle » (lettre LXIII, p. 204).
Sur l’« en être », voir Julia Kristeva, Proust et l’expérience sensible, Gallimard, Nrf essais, 1994, « L’attraction classique » et « Questions d’identité », notamment p. 176, 179.
Il est probable que Madame de *** est la cousine du comte, avec qui le marquis, après s’être brouillé à la lettre XLI, s’est remis à la lettre XLII, au début de la 2e partie : « le même caprice qui avait poussé mon mari à renouer avec moi, l’a ramené dans ses anciennes chaînes ; votre cousine en triomphe encore » (p. 139).
On prendra garde en revanche qu’il y a au moins deux Madame de *** dans les Lettres, la vieille prude perfide, dont la marquise soupçonne d’abord (lettre XXXVII), et le marquis révèle ensuite (lettres XLVI et XLVII) le libertinage éhonté ; et une autre Madame de ***, amie de la marquise, que Saint-Fer***, après avoir été l’amant de la première, puis de Mme de L*** (lettres XLIV, XLVII), doit épouser (billet p. 175), mais qui meurt prématurément (lettre LXVIII).
on peut citer, comme autant d’écarts par rapport à ce topos, Marc surprenant la chasteté de Tristan, Gianciotto surprenant Francesca lisant Lancelot avec Paolo, Ariodant croyant surprendre Polinesse avec Guenièvre dans le Roland furieux, Nemours surprenant Mme de Clèves aux pieds de son mari…
La Nuit et le moment, ou les matinées de Cythère, a été publié en avril 1755. Mais selon Palissot « ce joli roman était resté dans le porte-feuille de l’Auteur depuis 1737 » (Éloge de M. de Crébillon, 1778).
Cette filiation est pourtant régulièrement évoquée dans la critique crébillonienne. Andrzej Siemek commence par brosser une histoire du libertinage, face à laquelle il évoque le regard critique du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet (op. cit., p. 40, voir également p. 33). Il associe également le monde fictionnel de Crébillon aux Caractères de La Bruyère, autour des notions communes de masque et de mondanité (p. 52), en s’appuyant sur l’analyse que propose R. Barthes de la clôture du monde mondain de La Bruyère (p. 63). Mais au delà de cette communauté structurale des mondes, Siemek suggère une véritable filiation : « On croit reconnaître l’amertume des moralistes du dix-septième siècle. L’amour-propre et l’intérêt règlent la conduite et minent toute valeur positive. Les résumés critiques, échos de La Rochefoucauld et de La Bruyère, prennent souvent la forme du portrait, et surtout celle de la maxime. » (P. 70.) Siemek cite à l’appui de nombreux essais critiques : Cherpack, Versini, Funke, et surtout M. Kruse, Die Maxime in der französichen Literatur, Hambourg, 1960, chap. 9]. Le travail de Carole Dornier s’inscrit également dans cette perspective.
Au delà de l’indéniable parenté classique (dans l’écriture, dans le rapport à la mondanité), il paraît difficile de soutenir cette filiation sur le plan idéologique et générique, pas plus que celle entre le libertinage du XVIIe siècle et le monde fictionnel de Crébillon, qui visiblement n’a pas lu ces auteurs, ne fait référence ni à leurs œuvres, ni à leurs personnages (l’Hylas d’Urfé, Dom Juan ; voir Siemek, p. 45-46). Peut-être y a-t-il une certaine communauté d’usage du discours ; mais le rapport au plaisir diffère radicalement, non seulement parce que Crébillon s’inscrit dans une autre tradition, lyrique, épistolière, féminine, mais aussi parce qu’il introduit ici la rupture des Lumières : un usage des plaisirs amoral du point de vue de la morale chrétienne, une régulation qui est celle du plaisir même, centrée sur le souci de sa bonne économie, en totale indépendance vis-à-vis du licite et de l’illicite.
De ce point de vue, il n’y a donc pas de communauté, de continuité littéraire morale du XVIIe au XVIIIe siècle. L’Invention du sentiment de Philip Stewart dessine l’une des lignes de fracture qui rendent contestable l’hypothèse de cette continuité, dont j’ai montré au début de ce cours les présupposés idéologiques.
Le substantif usage apparaît trois fois dans les Lettres, la première comme usage du mot : « quel risque court-on de dire à un pauvre moribond, vous, qu’on aime un peu ? Est-il pour cela nécessaire de le penser ? Pourquoi ce mot me coûte-t-il tant ? Vous me l’avez dit tant de fois, avec tant de grâce, si tendrement ; quel inconvénient de le répéter, surtout dans l’état où vous êtes ? Quel usage pouvez-vous faire de ce mot ? » (Lettre IX, p. 66.) Les deux autres fois, l’usage désigne l’usage du monde, les bienséances, c’est-à-dire cette sphère de la conduite raisonnée qui n’a rien à voir avec la différenciation du licite et de l’illicite : « Mais ne suis-je pas bien folle de vous parler raison, ne me suffit-il pas de réprimer vos désirs, et devrais-je me fâcher d’une proposition que l’usage autorise, et qui est rarement rebutée ? » (Lettre XVI, p. 82.) « Vous avez reçu de la nature une insensibilité que l’usage corrige, mais qu’il ne détruira jamais. Vous n’étiez pas fait pour aimer. » (Lettre XLV, p. 146.)
Le verbe user est employé deux fois pour user de sa liberté : « lui-même nous fournira les occasions de nous voir en liberté ; et qui sait après tout si je serai toujours disposée à en user comme de celle d’hier ? » (Lettre XXIII, p. 97) ; « À présent je suis veuve, mon mari occupé dans le même lieu, et plus que vous, ne peut pas venir si tôt, et vous devriez mieux user de la liberté que pourrait vous donner son absence. » (Lettre XXXI, p. 113.)
En dehors d’invocations lexicalisées (Mon Dieu, Adieu, Dieu veuille, Plût à Dieu), les références à Dieu sont rares dans les Lettres. Les dieux qu’invoque la marquise sont les dieux des Héroïdes d’Ovide : « Voulez-vous avoir le plaisir de me faire répandre des pleurs dont vous ne jouiriez pas ? et quelle satisfaction auriez-vous, quand, désespérée de votre mort, j’irais sur des roches désertes fatiguer les échos de mes regrets, et me plaindre aux dieux cruels de la perte de Tircis ? » (Lettre IX, p. 65.) La marquise fait-elle allusion au Tircis de L’Astrée, qui feint d’aimer Laonice, mais aime en fait surtout la mort (voir la controverse avec Hylas dans la galerie de peinture, II, 12, 885) ? C’est peu probable, il n’y a pas de lamentations sur la mort de Tircis dans L’Astrée, ni chez ses modèles antiques, le Thyrsis de Théocrite et celui de la VIIe Bucolique de Virgile, qui concourt contre Corydon.
En revanche, la chanson du XVIIIe siècle s’empare du personnage de Tircis, avec « Tircis au tombeau, Lisette le suivra bientôt ». N’oublions pas que Crébillon fréquentait la Société du Caveau. Voir les versions certes beaucoup plus tardives du Chevalier de Boufflers (Étrennes lyriques et anacréontiques, 1790, n° 29) et du chansonnier Berssous. Le Tircis d’Urfé était fasciné par la mort ; il devient le berger mort, sur lequel se lamente Lisette, ou Phyllis, ou Climène selon les versions : « Allez à l'aventure
/ Pauvres petits agneaux. / Cherchez votre pâture / Dans ces tristes coteaux. / Oui je vous abandonne / Tircis est au tombeau, / Que rien ne vous étonne, / Je le suivrai bientôt. » (Berssous, st. 5.) Le modèle des Héroïdes est encore accentué dans l’évocation de Crébillon par les « roches désertes » qui font songer à Ariane à Naxos, plutôt qu’au Forez…
Voir Aristote, Rhétorique, 1355b : Aristote rappelle que l’usage de la parole est plus propre à l’homme que celui du corps. Il reconnaît qu’on peut abuser de la parole (l’objection du Gorgias). C’est pourquoi « sa fonction propre n’est pas de persuader, mais de voir les moyens de persuader que comporte chaque sujet » : il s’agit bien de voir les usages qu’on peut faire de la parole, et de glisser de là des usages à la finalité (persuader).
Paolo Segneri (1624-1694), Il Confessore istruito, operetta, in cui si dimostra a un confessor novello la pratica di amministrare con frutto il sagramento della penitenza, Milan, s. d. et Il Penitente istruito a ben confessarsi, operetta spirituale, Turin, G. Simbaldo, 1672. Mais en traduction l’opérette devient manuel (??!!) : L’Instruction du confesseur, ou la Méthode pratique du confessional, composée en italien par le R. P. Paul Segnari,... traduite en françois par Dom Loüis de La Grange, Paris, J.-B. Coignard, 1686, M. Foucault cite la 2e éd. De 1695.
M. Foucault mentionne également Alphonse de Liguori (1696-1787), Praxis confessarii ad bene excipiendas confessiones, ad instructionem tyronum confessariorum, Bassano et Venise, 1774 (ce n’est pas la 1ère édition). M. Foucault cite la Praxis confessarii, ou Conduite du confesseur, par saint Alphonse de Liguori,... traduit en français par M. l’abbé F. Cattin, Lyon, Girard et Josserand, 1854.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Usages du discours, usage des plaisirs », cours d’agrégation sur les Lettres de la marquise de Crébillon donné en 2010-2011 à l'université de Provence, Aix-en-Provence.
Crébillon
Dossier dirigé par Stéphane Lojkine depuis 2010