Décrire l’image : Genèse de la critique d’art dans les Salons de Diderot
I. Le refus de la critique
Abjection de la critique
On définit parfois Diderot comme le premier critique d’art : les Salons de Diderot relèveraient d’un genre qu’il aurait fondé, et qui serait celui de la critique. Mais Diderot ne s’est jamais à proprement parler défini ainsi. Lorsqu’il parle des critiques, il le fait toujours avec mépris, comparant leur travail à celui de ses pires ennemis, les journalistes anti-philosophes qu’il stigmatise dans Le Neveu de Rameau :
« Le triste et plat métier que celui de critique ! Il est si difficile de produire une chose même médiocre ; il est si facile de sentir la médiocrité ! Et puis, toujours ramasser des ordures, comme Fréron ou ceux qui se promènent dans nos rues avec des tombereaux. » (Salon de 1763, article Vien, p. 251)
Parfois, il semble à Diderot que son propos tourne à la critique : il se reprend aussitôt, comme dans un mouvement instinctif de dégoût pour le travers dans lequel il a manqué tomber :
« En vérité, les critiques sont de sottes gens ! Pardon ! monsieur Vien, pardon ! Vous avez fait dix tableaux charmants. » (p. 253).
Le critique s’empêtre dans les questions techniques. Devant Le Paralytique de Greuze, il évalue l’espérance de vie du vieillard au lieu de se laisser emporter par l’émotion de la scène. Sa compétence est celle d’un médecin où il faudrait un poète :
« On dit encore que le vieillard est moribond et qu’il a le visage d’un agonisant... Le docteur Gatti dit que ces critiques-là n’ont jamais vu de malades, et que celui-là a bien encore trois ans à vivre. […] Que... Et que mille diables emportent les critiques et moi tout le premier ! » (Greuze, La Piété filiale, p. 277)
Même défaut devant le génial Pygmalion de Falconet, pour lequel le critique s’empêtre dans des questions de proportion de cou :
« Ce morceau de sculpture est très parfait. Cependant, au premier coup d’œil, le cou de la statue me parut un peu fort ou sa tête un peu faible ; les gens de l’art ont confirmé mon jugement. Oh ! que la condition d’un artiste est malheureuse ! Que les critiques sont impitoyables et plats ! » (Falconet, Pygmalion et Galatée, p. 287)
Dans le Salon de 1767, ce dégoût instinctif, ou entre une part de dégoût de soi (je ne suis pas un critique, mais ce que je fais menace à chaque instant de tourner à la critique), se systématise et se théorise en opposition méthodique du critique au créateur, au génie, au grand homme :
« Quand voit-on naître les critiques et les grammairiens ? Tout juste après le siècle du génie et des productions divines. […] Le génie crée les beautés. La critique remarque les défauts. Il faut de l’imagination pour l’un, du jugement pour l’autre. » (Salon de 1767, 6e site de la Promenade Vernet, p. 620-621)
Le critique est cet Autre abject qui permet, par défaut, de penser, de comprendre le génie du grand homme. Le critique méconnaît nécessairement le génie. Chaque grand peintre a donc « ses critiques » (au sens de ses détracteurs), dont Diderot se démarque ostensiblement, par exemple lorsque l’on reproche à Vernet un usage qui semble criard de la couleur :
« En comparant les tableaux qui sortent tout frais de dessus son chevalet, avec ceux qu’il a peints autrefois, on l’accuse d’avoir outré sa couleur. Vernet dit qu’il laisse au temps le soin de répondre à ce reproche et de montrer à ses critiques, combien ils jugent mal. » (Salon de 1767, fin de la Promenade Vernet, p. 629)
De même face à Doyen, vengé des critiques par le public :
« Doyen a été suffisamment vengé de ses critiques par le suffrage public et le témoignage honorable de son Académie qui sur son tableau l’a nommé adjoint à professeur. » (Doyen, Le Miracle des Ardents, p. 658).
Il faut attendre le Salon de 1769 pour voir employé positivement le mot critique, comme instance de médiation, au même titre que l’institution des Salons, dans la formation générale du goût public :
« Plus de Salon ; plus de modèle pour les élèves, plus de comparaison d’un faire à un autre ; ces enfants n’entendront plus ni le jugement des maîtres, ni la critique des amateurs et des gens de lettres, ni la voix de ce public qu’ils auront un jour à satisfaire. » (p. 826)
Diderot s’inclut-il lui-même dans cette « critique des amateurs et des gens de lettres » ? Sans doute aspire-t-il à mieux.
Diderot en « philosophe poète » et en « littérateur »
Entre le critique et le grand homme il a en effet tenté de promouvoir une troisième figure, celle du « philosophe poète », et là c’est bien de lui qu’il s’agit :
« Le grand homme n’est pas celui qui fait vrai, c’est celui qui sait le mieux concilier le mensonge avec la vérité ; c’est son succès qui fonde chez un peuple un système dramatique qui se perpétue par quelques grands traits de nature, jusqu’à ce qu’un philosophe poète dépèce l’hippogriffe et tente de ramener ses contemporains à un meilleur goût. C’est alors que les critiques, les petits esprits, les admirateurs du temps passé jettent les hauts cris et prétendent que tout est perdu. » (Salon de 1767, fin de l’article Robert, p. 721)
Le dépeceur d’hippogriffes tient d’une main les chimères de l’imagination, de l’autre les exigences de la réalité. Il circule entre les mondes, et surtout ne se contente pas d’une évaluation passive des œuvres à partir d’un « système » de règles poétiques et techniques données. Il est philosophe, donc il crée, transforme les règles ; il est poète, donc il crée, transforme, les sujets et les œuvres.
Lorsqu’il décrit ses rapports avec les artistes, c’est comme « littérateur » que Diderot se définit, c’est-à-dire comme un artisan de la représentation au même titre que les peintres et les sculpteurs. Il tire de ce parallélisme la légitimité de son discours : sa position n’est pas celle surplombante d’un critique, mais plutôt d’un confrère dans les arts de la représentation.
« Chardin, Lagrenée, Greuze et d’autres m’ont assuré, et les artistes ne flattent point les littérateurs, que j’étais presque le seul d’entre ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile, presque comme elles étaient ordonnées dans ma tête. […] Cela vient apparemment de ce que mon imagination s’est assujettie de longue main aux véritables règles de l’art, à force d’en regarder les productions ; que j’ai pris l’habitude d’arranger mes figures dans ma tête, comme si elles étaient sur la toile ; que peut-être je les y transporte, et que c’est sur un grand mur que je regarde, quand j’écris ; qu’il y a longtemps que, pour juger si une femme qui passe est bien ou mal ajustée, je l’imagine peinte, et que peu à peu j’ai vu des attitudes, des groupes, des passions, des expressions, du mouvement, de la profondeur, de la perspective, des plans dont l’art peut s’accommoder ; en un mot que la définition d’une imagination réglée devrait se tirer de la facilité dont le peintre peut faire un beau tableau de la chose que le littérateur a conçue. » (Salon de 1767, Lagrenée, le Dauphin mourant, p. 574)
Diderot se vante d’abord, avec une certaine suffisance, des particularités exceptionnelles de son imagination1, qui font que ce qu’il crée pour l’écriture se transpose facilement sur la toile : il nous indique par là que le contenu de ses Salons, censé demeurer ultra-secret en dehors des destinataires lointains de la Correspondance littéraire pour ménager la susceptibilité des artistes, a été largement éventé, et par lui-même encore. Grand bavard, causeur brillant et impénitent, il n’a pas pu s’empêcher de livrer aux peintres les contre-projets de composition qui lui sont venus en tête en rédigeant ses compte-rendus de leurs œuvres. Comment expliquer autrement les assurances de « Chardin, Lagrenée, Greuze et d’autres » dont il se targue ?
Il n’a donc pas à proprement parler critiqué leurs œuvres : il a plutôt mis en concurrence leurs compétences créatrices avec les siennes. S’il a pu le faire, c’est parce que son imagination est visuelle : pour l’expliquer, Diderot invoque le travail même des Salons, qui l’a amené à regarder une multitude de « productions » artistiques. Aptitude et expérience singulières donc, mais qui rejoignent comme par hasard un principe fondamental de la poétique classique : le principe de l’ut pictura poesis.
La concurrence des arts : poésie contre peinture
Horace, dans l’épître aux Pisons qu’on appelle aussi son Art poétique, écrivait en effet :
Ut pictura poesis erit quae si propius stes,
te capiat magis, et quaedam, si longius abstes ;
haec amat obscurum, volet haec sub luce videri,
judicis argutum quae non formidat acumen ;
haec placuit semel, haec deciens repetita placebit2. (v. 361-364)
La singularité de l’imagination diderotienne s’appuie sur la norme prescrite par Horace : la bonne poésie sera comme une peinture ; le bon poète prendra donc modèle sur le peintre pour écrire. Horace recourait à cette comparaison pour expliquer l’effet de la représentation sur le regard critique (acumen judicis), qui doit l’examiner tantôt de près, tantôt de loin, tantôt dans la pénombre, tantôt en pleine lumière, et en être saisi d’un coup, ou au contraire imprégné progressivement : le jugement critique naît, émerge à partir de la comparaison entre la poésie et la peinture.
Diderot se réfère explicitement à deux reprises à l’ut pictura poesis dans le Salon de 1767. La première fois, il semble récuser le parallèle des deux arts. Il est question d’un tableau allégorique de Lagrenée représentant Le Dauphin mourant :
« C’est une foule d’idées fines qui ne peuvent se rendre, ou qui rendues seraient sans effet. Ce sont des demandes ou folles ou ridicules, ou incompatibles avec la beauté du technique. Cela serait passable, écrit ; détestable, peint ; et c’est ce que mes confrères ne sentent pas. Ils ont dans la tête, Ut pictura poesis erit ; et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai que Ut poesis, pictura non erit. Ce qui fait bien en peinture, fait toujours bien en poésie ; mais cela n’est pas réciproque. J’en reviens toujours au Neptune de Virgile3… » (p. 573).
Mais ce parallèle doit être compris comme une concurrence, avec des moyens techniques différents pour mettre en œuvre une même idée :
« Ut pictura poesis erit. Il en est de la poésie, ainsi que de la peinture. Combien on l’a dit de fois ! Mais ni celui qui l’a dit le premier, ni la multitude de ceux qui l’ont répété après lui, n’ont compris toute l’étendue de cette maxime. Le poète a sa palette comme le peintre, ses nuances, ses passages, ses tons. Il a son pinceau et son faire. Il est sec, il est dur, il est cru, il est tourmenté, il est fort, il est vigoureux, il est doux, il est harmonieux et facile. Sa langue lui offre toutes les teintes imaginables ; c’est à lui à les bien choisir. Il a son clair-obscur dont la source et les règles sont au fond de son âme. Vous faites des vers ? Vous le croyez, parce que vous avez appris de Richelet à arranger des mots et des syllabes dans un certain ordre et selon certaines conditions données ; parce que vous avez acquis la facilité de terminer ces mots et ces syllabes ordonnées par des consonances. Vous ne peignez pas, à peine savez-vous calquer. Vous n’avez pas, peut-être même êtes-vous incapable de prendre la première notion du rythme. » (Salon de 1767, Loutherbourg, p. 732).
Que faut-il entendre ici par poésie ? Diderot, qui cite volontiers Homère, Pétrarque , l’Arioste ou Milton comme ses pairs, n’a pourtant jamais écrit de poésie au sens où nous l’entendons aujourd’hui : à part quelques vers de mirliton, son œuvre est en prose, et ne compte ni épopée, ni sonnets, ni élégies. Par poésie, il faut entendre essentiellement ce qu’on appelait au dix-huitième siècle la « poésie dramatique », c’est-à-dire le théâtre : Diderot commence à écrire les Salons en 1759, après un cuisant échec dans la carrière théâtrale. S’il ne se définit pas explicitement comme poète dans les Salons, c’est toujours la poésie, les poètes qu’il invoque face à la peinture pour motiver son jugement. À l’abjection du critique s’oppose ainsi la fascination pour le poète qu’il aurait voulu être, qu’il est ou sera quand même, par le truchement de ce rapport à la peinture qu’initient les Salons :
« Voilà la scène que j’aurais décrite, si j’avais été poète, et celle que j’aurais peinte, si j’avais été artiste. » (Salon de 1767, Vien, Saint Denis, p. 542).
Régulièrement, Diderot sollicite les grands poètes pour mesurer à leur génie l’œuvre qu’il est en train de décrire, et éventuellement opposer à celle-ci un contre-modèle :
« Mais voici une des plus grandes compositions du Salon : c’est le Combat de Diomède et d’Énée, sujet tiré du cinquième livre de l’Iliade d’Homère. J’ai relu à l’occasion du tableau de Doyen, cet endroit du poète. C’est un enchaînement de situations terribles et délicates, et toujours la couleur et l’harmonie qui conviennent. Il y a là soixante vers à décourager l’homme le mieux appelé à la poésie. Voici, si j’avais été peintre, le tableau qu’Homère m’eût inspiré. » (Salon de 1761, Doyen, Combat de Diomède et d’Énée, p. 224)
« Si j’avais été peintre » est à balancer avec « si j’avais été poète » : Diderot va de l’un à l’autre, confrontant l’hétérogène, cherchant, dans cette concurrence, le levain d’une fermentation poétique :
« Changez-moi cet Ulysse, c’est un Ulysse d’osier. Si vous ne connaissez pas cet éloquent, impérieux et adroit scélérat, lisez Homère et Virgile jusqu’à ce que les idées de ces deux grands poètes, fermentant dans votre imagination, vous aient donné la vraie physionomie de ce personnage. » (Salon de 1763, Doyen, Andromaque éplorée, p. 283)
Il ne s’agit pas simplement de regarder la peinture, mais, par ce qu’on regarde et ce qu’on lit, de la recréer. Il faut se représenter la scène, et pour cela restituer la logique des personnages, de leur présence, de leurs discours. Ainsi, à propos des Grâces de Carle Vanloo :
« Que font-elles là ? je veux mourir si elles en savent rien. Elles se montrent. Ce n’est pas ainsi que le poète [= Horace] les a vues. C’était au printemps. Il faisait un beau clair de lune. » (Salon de 1765, p. 297)
Même incertitude sur la scène du tableau devant l’Angélique et Médor de Boucher, où Diderot ne retrouve ni l’histoire de l’Arioste, ni l’intensité émotionnelle de ce qui devrait se jouer entre les deux amants :
« Je défie qu’on me montre quoi que ce soit qui caractérise la scène et qui désigne les personnages. Eh ! mordieu, il n’y avait qu’à se laisser mener par le poète » (p. 311)
Le tableau peint une scène, et ses personnages doivent parler comme les personnages de l’épopée ou de la tragédie où le peintre a puisé son sujet. Diderot tente donc de faire passer leur discours du texte sur la toile :
« Pour juger si l’Hector de Challe est l’Hector d’Homère, voyons si le discours que le vieux poète a fait tenir à son personnage, conviendrait par hasard au personnage de notre peintre. » (Hector reprochant à Pâris sa lâcheté, p. 342)
Le poète est la pierre de touche depuis laquelle faire éclater la nullité du peintre :
« Sujet tiré d’Anacréon. C’est un plaisir que de voir comme M. Boizot a platement parodié en peinture le poète le plus élégant et le plus délicat de la Grèce. » (Boizot, Mars et l’Amour disputent sur le pouvoir de leurs armes, p. 354)
La peinture ramène cruellement l’idéal poétique à la trivialité du réel, comme dans cette représentation du dieu Mars, sans comparaison avec les évocations d’Homère :
« Comment reconnaître dans ce morveux, le dieu dont le cri est comme celui de dix mille hommes. Comparez ce tableau avec celui du poète qui dit : Sa tête sortait d’entre les nuées, ses yeux étaient ardents, sa bouche était entrouverte, ses chevaux soufflaient le feu de leurs narines, et le fer de sa lance perçait la nue. » (Salon de 1767, Lagrenée, L’Épée, ou Bellone, p. 554)
La fusion des arts : la poésie est la peinture
De la concurrence entre poésie et peinture, il n’y a qu’un pas vers la fusion, selon une logique proprement chimique de fermentation des hétérogènes. Dans l’éloge, les qualités du poète et du peintre se mêlent pour ainsi dire indistinctement :
« Ce Casanove est dès à présent un homme à imagination, un grand coloriste, une tête chaude et hardie, un bon poète, un grand peintre. » (Salon de 1761, p. 231)
On distingue encore ici l’imagination d’un côté, qui permet de concevoir l’idée et caractérise le poète, la couleur de l’autre côté, qui permet d’exécuter l’idée, de donner corps et chair aux personnages, et caractérise le peintre. Mais déjà, entre ces caractérisations, en leur cœur, Diderot place « une tête chaude et hardie », c’est-à-dire le réceptacle du bouillonnement, de la fermentation chimique où ces qualités fusionnent pour donner le génie.
Il ne s’agit pas de distinguer le poète du peintre, mais de rencontrer un génie qui soit un poète et un peintre :
« Quel sujet pour un poète et pour un peintre ! qu’il exige de génie et d’enthousiasme ! » (Salon de 1763, Restout, Orphée descendu aux enfers pour en ramener Eurydice, p. 240)
Le catalyseur qui permet la précipitation chimique, se repère dans le sujet et se définit comme chaleur, enthousiasme du génie :
« Beau sujet ; mais qui demande un poète moins sage, plus enthousiaste que Lagrenée. » (Le Sacrifice de Jephté, p. 326)
Pour Deshays, Diderot parle carrément de feu qu’il faut comprendre à la fois comme le feu de l’athanor des chimistes et comme le feu sublime de la poésie :
« Ce peintre n’est plus. C’est celui-là qui avait du feu, de l’imagination et de la verve ! c’est celui-là qui savait montrer une scène tragique et y jeter de ces incidents qui font frissonner, et faire sortir l’atrocité des caractères par l’opposition naturelle et bien ménagée des natures innocentes et douces ! c’est celui-là qui était vraiment poète ! » (Deshays, p. 331)
Antériorité de la poésie
La poésie n’est plus conçue dès lors comme un art concurrent de la peinture, mais comme une qualité antérieure et commune aux arts du texte et de l’image, comme le montre, indirectement, cette comparaison du peintre et du sculpteur :
« [La Sculpture] exagère, sans doute ; peut-être même l’exagération lui convient-elle mieux qu’à la peinture. Le peintre et le sculpteur sont deux poètes ; mais celui-ci ne charge jamais. La sculpture ne souffre ni le bouffon, ni le burlesque, ni le plaisant, rarement même le comique. Le marbre ne rit pas. » (Salon de 1765, Sculpture, p. 441)
Le point de départ est la poésie du sujet, qu’il s’agit ensuite de rendre, de transposer, comme Diderot le décrit très bien à propos du graveur :
« Il ne s’agit ici que du graveur en taille-douce, du traducteur du peintre. Le graveur en taille-douce est proprement un prosateur qui se propose de rendre un poète d’une langue dans une autre. La couleur disparaît. La vérité, le dessin, la composition, les caractères, l’expression, restent. » (Dessin. Gravure, p. 459).
La différence de la poésie et de la peinture s’explique par cette transposition. Dans la transposition, on observe une déperdition de l’énergie primitive de l’idée :
« Au reste je ne sais, mon ami, si vous aurez remarqué que les peintres n’ont pas la même liberté que les poètes dans l’usage des flèches de l’Amour. En poésie, ces flèches partent, atteignent et blessent ; cela ne se peut en peinture. Dans un tableau, l’Amour peut menacer de sa flèche, mais il ne la peut jamais lancer sans produire un mauvais effet. Ici le physique répugne ; on oublie l’allégorie, et ce n’est plus un homme percé d’une métaphore, mais un homme percé d’un trait réel qu’on aperçoit » (Salon de 1761, Amédée Vanloo, L’Amour menaçant, p. 204)
Réciproquement, la scène picturale pourra donner à voir directement ce que la scène théâtrale interdit de montrer :
« Mais une chose qui me surprendrait, si nous n’étions pas des pelotons de contradictions, c’est qu’on accorde aux peintres une licence qu’on refuse aux poètes. Greuze exposera demain sur la toile, la mort de Henri IV, il montrera le jacobin qui enfonce le couteau dans le ventre à Henri III ; et cela sans qu’on s’en formalise, et qu’on ne permettra pas au poète de rien mettre de semblable en scène. » (Salon de 1767, Lagrenée, L’Amour rémouleur, p. 561).
Il y a donc une conception poétique de la scène, une idée créatrice primitive, et ensuite une exécution dans un art de la représentation, qui peut être la peinture, la poésie ou un autre art. Le mot « poésie » renvoie à la fois à l’idée primitive commune, (la poésie d’un sujet) à l’énergie fusionnelle de cette idée, et à son exécution technique, particulière et concurrente (la poésie comme mise en scène du sujet dans l’épopée ou au théâtre).
Après l’article Lagrenée du Salon de 1767, Diderot hiérarchise de plus en plus nettement la poésie comme supérieure à la peinture. Il commence par une formulation symétrique qui suggère l’intrication du faire (la compétence technique du peintre) et de l’idée (le choix et la composition des sujets) :
« Qu’est-ce que le plus beau faire sans idée ? le mérite d’un peintre. Qu’est-ce qu’une belle idée, sans le faire ? le mérite d’un poète. Ayez d’abord la pensée ; et vous aurez du style après. » (Durameau, Le Triomphe de la Justice, p. 766)
Mais l’intrication recouvre un ordre à la fois chronologique dans le processus de création et hiérarchique dans l’évaluation de l’œuvre : c’est d’abord la pensée qu’il faut avoir, ou autrement dit l’idée, le « mérite » (la compétence spécifique) du poète ; le style, ou le faire, viendra ensuite, comme mérite du peintre, c’est-à-dire comme accessoire technique.
Précisément parce que le mérite du peintre, c’est-à-dire sa capacité à transposer efficacement l’idée poétique abstraite sur la scène que le spectateur va voir, n’intervient qu’au second rang4, ce n’est pas en montrant tout qu’il peindra mieux. Il faut donner à entendre l’idée du sujet au spectateur, le laisser deviner, reconstituer la scène dans son esprit, non platement tout lui montrer en faisant étalage de son savoir-faire. L’Arioste a donc été un mauvais peintre en décrivant minutieusement Angélique :
« Et c’est lorsque l’Arioste me décrit Angélique, je crois, depuis le sommet de sa tête, jusqu’à l’extrémité de son pied, que malgré la grâce, la facilité, la molle élégance de sa poésie, Angélique n’est pas belle. Il me montre tout ; il ne me laisse rien à faire. Il me fatigue, il m’impatiente. Si une figure marche, peignez-moi son port et sa légèreté. Je me charge du reste. Si elle est penchée, parlez-moi de ses bras seulement et de ses épaules. Je me charge du reste. Si vous faites quelque chose de plus, vous confondez les genres ; vous cessez d’être poète, vous devenez peintre ou sculpteur. Je suis vos détails et je perds l’ensemble ; qu’un seul trait, tel que le vera incessu de Virgile, m’aurait montré. » (Renou, Jésus Christ avec les docteurs, p. 779).
Ce qui rend Diderot difficile à suivre ici, c’est que l’Arioste, techniquement, est un poète, non un peintre ! Diderot a insensiblement infléchi le sens des mots : par peintre et poète, il ne désigne plus des artistes différents produisant des œuvres de nature différente, sur des supports et avec des moyens techniques différents, mais des moments différents dans un seul processus universel, commun, de création artistique. Lorsque l’artiste crée son œuvre, il faut qu’il reste poète, et il risque de devenir peintre, que cette œuvre soit, concrètement, une pièce de théâtre, une épopée, une peinture d’histoire, ou un groupe sculpté.
De la poésie, Diderot a glissé subrepticement vers la poétique.
Le jugement des œuvres est poétique, non critique
La poésie est régie par un certain nombre de règles : ces règles constituent le domaine de la poétique. L’âge classique a essentiellement retenu de la Poétique d’Aristote ses prescriptions sur le théâtre. La question du vers y est secondaire : l’enjeu de la poétique est moins stylistique que structural. La poétique s’intéresse avant tout au choix du sujet et des personnages, à la mise en œuvre de l’action5 (nous dirions aujourd’hui : au scénario), à la vraisemblance de la représentation (autrement dit : au rapport de la fiction avec la vérité).
Ces questions du sujet, du scénario, de la vérité, sont les questions qui intéressent d’abord Diderot. Il a commencé à les aborder avant d’écrire les Salons, dans les Entretiens sur le Fils naturel (composés en 1756) et le Discours sur la poésie dramatique (1758) : on est très loin de ce que nous entendrions aujourd’hui par « critique d’art », qui suppose un jugement des œuvres6, et pour le faire une compétence technique, une connaissance des pratiques artistiques et des processus de la production matérielle de l’art. Cela ne veut pas dire que Diderot ne s’intéresse pas aussi à cela : d’emblée, il évalue et juge, parfois même de façon cinglante ; et il va s’interroger de plus en plus dans les Salons sur ce qu’il appelle au masculin le technique ou le faire des peintres : l’articulation du technique (la question critique) à l’idéal (la question poétique) constitue même le questionnement central du Salon de 1767.
Mais l’approche poétique des œuvres exposées au Salon donne une légitimité au discours de Diderot, qui n’est lui-même ni peintre ou sculpteur, ni même un poète reconnu, mais peut se revendiquer philosophe et littérateur, c’est-à-dire compétent dans la théorie de la création prise indistinctement comme création littéraire et comme création artistique. C’est depuis cette compétence que Diderot nous parle et entend exercer un certaine autorité.
Premier paradoxe : la peinture procède par idées poétiques
Cette compétence est paradoxale, puisque, d’une certaine manière, elle nie la matérialité spécifique de l’œuvre d’art, le fait que ce soit une image, de la peinture sur de la toile, du marbre ou du dessin : le grand peintre sera d’abord un poète ; sa peinture sera d’abord non une surface qu’on regarde ou une matière qu’on touche, mais une idée poétique, une scène qu’il a imaginée, une scène abstraite donc, un modèle idéal destiné à la manipulation intellectuelle du spectateur, qu’il soit présent devant l’œuvre ou que, comme Diderot écrivant le soir chez lui, comme ses lecteurs le lisant dans la Correspondance littéraire à des centaines de kilomètres de Paris, l’œuvre ne lui soit suggérée, signifiée qu’en imagination.
Il y a là un renversement complet par rapport à notre conception moderne du rapport à l’œuvre d’art : pour nous, c’est d’abord une expérience de la proximité. Voir la peinture, tourner autour du marbre, s’avancer et se reculer, c’est là l’expérience esthétique fondamentale. Diderot va y venir, mais ce n’est pas de là qu’il part. Le commencement, c’est l’idée, et l’idée, c’est une scène virtuelle qui se transporte en imagination.
Deuxième paradoxe : la poésie procède par images
La poésie est première. Mais la poésie n’est pas essentiellement œuvre de langage. Lorsque Diderot se définit comme « littérateur » face aux peintres, il décrit ainsi sa compétence poétique : « j’ai pris l’habitude d’arranger mes figures dans ma tête, comme si elles étaient sur la toile » (Salon de 1767, p. 574, voir supra). La poésie précède la peinture, mais elle est elle-même précédée par une pratique qui est la pratique du peintre : pour ce travail intellectuel du poète, travail virtuel de manipulation, de composition des figures, la pratique du peintre, qui arrange ses figures sur la toile, qui fabrique des dispositifs, est un exercice essentiel et fructueux. Le travail du peintre est en quelque sorte à la fois la métaphore et la matrice de la création poétique. Bien naïf qui croit faire de la poésie parce qu’il arrange rhétoriquement et stylistiquement des vers :
« Vous faites des vers ? Vous le croyez, parce que vous avez appris de Richelet à arranger des mots et des syllabes dans un certain ordre et selon certaines conditions données ; parce que vous avez acquis la facilité de terminer ces mots et ces syllabes ordonnées par des consonances. Vous ne peignez pas, à peine savez-vous calquer. » (Salon de 1767, p. 732, voir supra)
Le poète n’arrange pas des mots, mais des figures ; il ne fait pas des vers, il compose des scènes ; il ne manipule pas du langage, mais crée ce qu’on appelle alors des « machines », ce qu’on appellerait aujourd’hui des dispositifs.
D’où Diderot tire-t-il sa compétence de poète ? Non de sa pratique théâtrale, qui s’est soldée par un échec, mais précisément de son travail de description des Salons. Pour décrire les œuvres, il a dû prendre l’habitude d’arranger les figures dans sa tête : devenu expert en description, c’est-à-dire en manipulation virtuelle d’images et de scènes, il a acquis par la peinture cette compétence poétique qui lui permet non seulement de juger les peintres, mais de les concurrencer.
Il y a là une sorte de cercle logique : si par pratique de la peinture on entend à la fois la pratique du peintre qui crée l’œuvre et la pratique de Diderot qui la décrit et la juge, Diderot nous suggère que c’est la compétence poétique qui permet un bonne pratique de la peinture ; mais que c’est la pratique de la peinture qui donne la compétence poétique. Pour comprendre ce cercle logique, il faut entrer plus avant dans cette pratique de la peinture, dont la forme verbale apparemment simple est la description.
II. La pratique de la description
Au principe du jugement : la description des œuvres
Le lecteur d’aujourd’hui, décontenancé devant ce texte des Salons qui évoque une multitude de tableaux souvent disparus, est tenté d’en extraire des idées, un système esthétique, de mettre de l’ordre et de faire le tri dans ce grand fatras. Ce serait tellement plus clair si c’était rédigé sous la forme d’un traité !
Pourtant, on ne doit jamais oublier la mission très concrète que Grimm a assignée à Diderot : pour les lointains souscripteurs de la Correspondance littéraire qui le liront dans les cours allemandes, en Suède, en Russie, il s’agit d’abord de décrire les œuvres exposées à Paris, qu’ils ne pourront pas voir, mais qu’ils sont susceptibles d’acheter. Il n’est pas question d’un traité d’esthétique. C’est la description qui constitue la base structurale du contrat énonciatif : c’est par la description que l’écriture est censée satisfaire la demande du lecteur ; elle répond immédiatement à cette demande en lui fournissant un supplément de présence ; elle y répond également plus indirectement en titillant son désir d’acheter.
Le problème est de comprendre aujourd’hui ce qu’on entendait alors par description, et par exemple ce qu’un lecteur de la Correspondance littéraire pouvait avoir, dans les années 1760, comme point de comparaison, comme culture, et à partir de là comme attente en matière de description. Sans la définition de cette horizon d’attente, on ne peut pas apprécier le jeu de Diderot, ce qu’il satisfait et ce qu’il déçoit, ce qu’il récupère et ce qu’il invente.
L’héritage antique et rhétorique de l’ἔκφρασις (ekphrasis)
L’idée d’une catégorie atemporelle et universelle de la description est une illusion héritée de la narratologie formaliste. On ne peut pas déduire abstraitement, d’une structure essentielle du récit, des genres, ou modalités, qui seraient des catégories produites par une combinaison logique de propriétés, et qu’on nommerait, a priori et indépendamment de tout corpus, la narration, la description, le dialogue, le discours. L’histoire des cultures contredit violemment l’idéalisme d’une telle approche.
Dans la culture grecque, ce qui se rapproche le plus de ce que nous entendons aujourd’hui par description, c’est l’ἔκφρασις. Mais l’ἔκφρασις n’est pas directement à l’origine de notre description, et Diderot, pourtant helléniste, Diderot qui cite Homère ou Platon dans le texte, n’emploie jamais ce terme. Le problème n’est pas spécifiquement diderotien : entre l’ἔκφρασις antique et ce que la rhétorique moderne a ressuscité sous le nom d’ekphrasis, on constate une rupture dans la tradition et la transmission ; cette rupture concerne particulièrement le XVIIe et le XVIIIe siècles7.
Pour les Grecs, l’ἔκφρασις est prise entre deux tendances contradictoires : d’une part, c’est un art de l’inventaire, du catalogue. Le préfixe du verbe ἐκφράζειν indique l’exhaustivité de ce type de discours, qui dit complètement, qui nomme tout, qui énumère jusqu’au bout8. Eustathe, dans l’introduction de son commentaire à Denys le Géographe9, la définit comme ἡ κατὰ λεπτὸν ἀφήγησις, une exposition par le menu10. L’ἔκφρασις est donc un discours autonome à visée exhaustive de catalogage ; ce n’est pas une digression, elle n’en a pas la légèreté aléatoire ; elle n’a pas non plus la fonction d’authentification du récit que remplit la description romanesque du roman réaliste, piquant, pointant quelques détails gratuits pour faire vrai. L’ἔκφρασις catalogue le monde ; elle énumère une totalité.
Son exhaustivité menace son intégrité : l’énumération risque la dissémination. Aussi les techniques mises en œuvre dans l’ἔκφρασις visent-elles à conjurer ce danger de dissémination. Dans les Progymnasmata de Nicolaos, on peut lire :
ἡ [ἔκφρασις] πειρᾶται θεατὰς τοὺς ἀκούοντας ἐργαζεσθαι, elle s’efforce de faire des auditeurs des spectateurs11.
Il y a un effet théâtral de l’ἔκφρασις, qui rassemble l’ensemble des objets qu’elle nomme à ses auditeurs dans un tableau qu’elle donne à voir. L’ἔκφρασις produit l’effet d’évidence iconique du tableau, ce qu’on appelle en grec l’ἐνάργεια (enargeia12), en latin l’evidentia (Quintilien13). L’ἐνάργεια est la seconde tendance de l’ἔκφρασις, qui entre en tension avec la tendance disséminatrice du catalogage.
Dans quel cadre, dans quelles circonstances pratique-t-on l’ἔκφρασις ? Il faut souligner d’abord l’apparition tardive du mot, au 1er siècle après Jésus-Christ, dans le premier traité des Προγυμνάσματα (Exercices préparatoires) d’Aélius Théon14. L’ἔκφρασις désigne très concrètement un exercice inventé par la seconde sophistique15 et pratiqué à l’école de rhétorique. C’est, si l’on peut dire, un concours de suggestion descriptive : un objet, une personne, une œuvre d’art est donnée comme thème ; le discours qui la présentera de la façon la plus suggestive l’emportera. Contrairement à la première sophistique, qui formait les orateurs politiques de la démocratie athénienne, la seconde sophistique se développe dans une société non démocratique, où la maîtrise rhétorique donne une distinction sociale, mais n’alimente plus l’espace public des assemblées populaires. L’art de bien dire glisse de la sphère publique vers la sphère privée, de la politique vers l’esthétique. L’ἔκφρασις naît et se développe à la faveur de ce glissement16. La forme achevée de cet exercice est la description de tableaux, dont Philostrate de Lemnos nous a laissé au IIIe siècle de notre ère un recueil, les Εἰκόνες17.
La seconde sophistique introduit donc l’ἔκφρασις comme exercice d’école, comme performance, comme morceau de bravoure. Mais elle en fait également une catégorie rhétorique qu’elle applique rétrospectivement à toute une série de textes, dont le plus ancien, qui va devenir une sorte de prototype, est la description homérique du bouclier d’Achille18. Homère va devenir dès lors une sorte de marqueur d’excellence de l’ ἔκφρασις : c’est le poète qu’il faut citer parce que c’est le fondateur du genre, même si cette fondation est un pur artifice rétrospectif.
Dès lors que l’ἔκφρασις se définit comme performance oratoire, elle n’obéit plus qu’en apparence au principe homérique de catalogage, et se doit d’adopter un principe de progression discursive, principe qui ne peut plus être celui de l’argumentation judiciaire ou politique qui sert de modèle dans la Rhétorique d’Aristote. Sandrine Dubel a montré19 que le modèle sous-jacent de progression de l’ἔκφρασις était géographique. Théon définit l’ἔκφρασις comme un λόγος περιηγηματικὸς ἐναργῶς ὑπ’ὄψιν ἀγὼν τὸ δηλοὺμενον, un discours qui fait le tour en donnant une évidence visible à ce qui est montré. L’adjectif περιηγηματικὸς intrigue : il vient d’un verbe (περιηγεῖσθαι), qui signifie faire le tour de quelque chose avec quelqu’un pour le lui faire voir. L’ἔκφρασις est ainsi, en quelque sorte, touristique : elle est l’activité du cicerone, du guide qui organise le voyage, la visite20, et commente ce qu’il y a à voir. L’ἔκφρασις n’est donc jamais seule : c’est un espace multiple et virtuel, une promenade mentale de tableau en tableau.
Pour résumer, nous pouvons définir l’ἔκφρασις à partir d’une triple polarité, poétique, performative et géographique : procédant d’une poétique du catalogue, elle va vers la dissémination des objets, mais elle poursuit dans le même temps un objectif de totalisation du monde21 ; se déployant comme performance orale, elle décrit ce qu’elle a sous les yeux, mais elle entend dans le même temps se substituer à l’objet décrit, suppléer l’image par l’évidence de la parole, l’enargeia22 ; organisant enfin un parcours dans l’espace, elle inscrit les objets dans ce parcours, elle leur assigne une place, et dans le même temps elle tend à s’abolir dans l’espace qu’elle suscite, à effacer la frontière entre l’espace de l’énonciation (la réalité depuis laquelle l’auteur parle) et l’espace de la représentation (les objets, les tableaux qu’il décrit).
Niveaux |
Distanciation |
Abolition de la distance |
Poétique |
Dissémination des objets |
Totalisation du catalogue |
Performatif |
Description à distance de l’objet |
Enargeia immédiate de l’objet |
Géographique |
Organisation d’un parcours |
On est dans les objets |
Dispositif de l’ἔκφρασις
Tous ces éléments se retrouvent dans les Salons. Diderot est par exemple très sensible au danger de la dissémination. Face aux Ruines d’Hubert Robert, dans le Salon de 1767, il fait par exemple remarquer :
« Plus on détaille, plus l’image qu’on présente à l’esprit des autres diffère de celle qui est sur la toile. D’abord l’étendue que notre imagination donne aux objets est toujours proportionnée à l’énumération des parties. Il y a un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute, un puceron pour un éléphant. Il ne s’agit que de pousser à l’excès l’anatomie circonstanciée de l’atome vivant. Une habitude mécanique très naturelle, surtout aux bons esprits, c’est de chercher à mettre de la clarté dans leurs idées ; en sorte qu’ils exagèrent et que le point dans leur esprit est un peu plus gros que le point décrit, sans quoi ils ne l’apercevraient pas plus au-dedans d’eux-mêmes qu’au-dehors. Le détail dans une description produit à peu près le même effet que la trituration23. Un corps remplit dix fois, cent fois moins d’espace ou de volume en masse qu’en molécules. M de Réaumur ne s’en est pas douté ; mais faites-vous lire quelques pages de son traité des insectes, et vous y démêlerez le même ridicule qu’à mes descriptions. » (Hubert Robert, Petite, très petite ruine, p. 704.)
Bien sûr, ce risque de l’effacement de l’image dans la multitude des détails peut être ramené aux caractéristiques rhétoriques de l’ἔκφρασις, et à cette dangereuse tendance à l’exhaustivité que porte son préfixe ἔκ-. Mais on voit bien que les références de Diderot sont tout autres : c’est à la description scientifique qu’il songe, et à son expérience d’encyclopédiste qui rivalisa avec Réaumur, notamment pour la confection des planches. Il ne s’agit pas là d’un exercice de distinction aristocratique et de discrimination du goût par le raffinement de la parole, mais d’une gageure de la raison pour le savant anatomiste : l’anatomie physiologique a remplacé le catalogue homérique ; le rapport des parties au tout n’est plus symbolique (représenter un monde dans le bouclier d’Achille), mais technique (rendre compte, ponctuellement, d’un atome, d’un insecte par leurs parties). Le processus de la description est comparé à celui de la trituration du chimiste : il déplace la polarité poétique de la description diderotienne du côté du grand enjeu scientifique auquel son matérialisme est confronté ; d’un côté, le modèle mécaniste, qui réduit le tout en ses parties par trituration ; de l’autre, le modèle chimique, qui amalgame les parties, déclenche la fermentation et fait émerger de nouvelles substances, de nouvelles logiques, de nouvelles énergies24. On est très loin, ici, de la rhétorique.
De la même façon, la question de l’enargeia paraît omniprésente dans les Salons, même si ni le mot grec, ni son équivalent latin l’evidentia, ni Quintilien qui en est la référence obligée n’apparaissent jamais dans les textes. Il faut que la description se donne à voir comme évidence immédiate et sensible ; elle est une performance réussie à ce prix :
« Je suppose qu’en commençant la longue et minutieuse description de sa figure, le poète en ait l’ensemble dans sa tête ; comment me fera-t-il passer cet ensemble ? S’il me parle des cheveux, je les vois ; s’il me parle du front, je le vois, mais ce front ne va plus avec ces cheveux que j’ai vus. S’il me parle des sourcils, du nez, de la bouche, des joues, du menton, du cou, de la gorge, je les vois ; mais chacune de ces parties qui me sont successivement indiquées, ne s’accordant plus avec l’ensemble des précédentes, il me force soit à n’avoir dans mon imagination qu’une figure incorrecte, soit à retoucher ma figure à chaque nouveau trait qu’il m’annonce. Un trait seul, un grand trait, abandonnez le reste à mon imagination ; voilà le vrai goût, voilà le grand goût. » (Salon de 1767, digression à partir du Jésus Christ de Renou, p. 779-780.)
Il s’agit bien là d’une performance : l’efficacité magique de la parole du poète fait voir littéralement au spectateur les objets qu’il décrit. Mais cet effet d’enargeia est un leurre : l’efficacité rhétorique de la parole ne donne à voir que des pièces et des morceaux ; des sourcils, un nez, une bouche, mais jamais la totalité, la cohérence d’une figure. Pour que le spectateur imagine cette totalité, cette cohérence, le poète ne doit pas tout décrire, mais au contraire, laisser la plus grande partie dans l’ombre pour ne sélectionner qu’« un trait seul, un grand trait ». Diderot ne convoque donc qu’en apparence le modèle de la performance rhétorique. Ce qu’il met en place en fait, c’est un dispositif fondé sur l’interposition d’un écran : l’écran cache l’essentiel des détails et ne laisse voir qu’un trait, à partir duquel toute la scène se donne à imaginer. Ce dispositif n’est pas celui de l’ἔκφρασις ; c’est le dispositif théâtral de la scène, avec son rideau et ses coulisses. Ce trait qu’il faut dégager pour occulter tout le reste ne relève pas d’une technique de la description ; c’est le trait de génie propre à toute activité créatrice, c’est l’idée même du poète, qui place Diderot descripteur sur le même plan que le peintre créant sa toile, que le poète créant le sujet dont le peintre va s’inspirer.
La troisième dimension, géographique, de l’ἔκφρασις, semble également se retrouver dans les Salons, lorsque Diderot prétend se promener dans les paysages peints par Leprince25 ou par Vernet26, ou mieux lorsqu’il substitue à la description des Vernet du Salon de 1767 une Promenade Vernet où les tableaux sont remplacés par des sites réels au milieu desquels ils s’installe dans une promenade fictive, inversant les rapports du réel et du représenté27. Le procédé est très concerté de la part de Diderot, comme l’indique le préambule de l’article Robert du Salon de 1767, où, après un « écart sur les voyageurs et les voyages », Diderot raconte comment il a procédé :
« Comme ces ruines sont en grand nombre, mon dessein était de les enchâsser dans un cadre qui palliât la monotonie des descriptions, de les supposer existantes en quelque contrée, en Italie, par exemple, et d’en faire un supplément à M. l’abbé Richard. Pour cet effet, il fallait lire son Voyage d’Italie ; je l’ai lu, sans pouvoir y glaner une misérable ligne qui me servît ; de dépit j’ai dit : Ô la belle chose que les voyages ! » (p. 695)
L’abbé Richard avait écrit une Description historique et critique de l’Italie28, dont le titre évoquait au public cultivé la Description de la Grèce de Pausanias29, un réservoir d’ἐκφράσεις connu de Diderot30 : la revue des villes de la Grèce, comme des villes d’Italie, passe par l’évocation de leurs monuments et, de là, par l’ἔκφρασις des œuvres d’arts remarquables qui s’y trouvent. Cette ἔκφρασις n’est pas conçue comme une simple description ressemblante, mais tout à la fois comme le récit d’une légende locale, comme l’éloge d’un monument remarquable et comme l’inscription de ce monument dans un parcours des lieux. L’abbé Richard s’inscrit dans cette tradition lorsqu’il écrit, dans son Discours préliminaire :
« Quelle est la description, quelque circonstanciée qu’elle soit, qui affectera son lecteur d’une manière aussi vive que le peut faire un beau tableau ; qui renouvelle tout d’un coup dans l’esprit du spectateur, la plus belle suite d’idées qui éléve l’ame, & qui met devant les yeux dans le même instant, le sublime de la poësie & celui de la peinture.
On croit voir l’impétueux Achille abusant des droits de la victoire, insultant à l’humanité & à la valeur, lorsqu’il traîne attaché à son char, le corps d’Hector, qu’il a tué plutôt pour venger la mort de son ami Patrocle que pour servir la cause des Grecs : on voit d’un même coup d’œil tout ce qui a précédé & suivi cet événement de l’histoire ancienne de Gréce ; on prend une idée plus vraie du héros ; on le connaît mieux par la lecture du vingt-deuxième livre de l’Iliade en considérant le grand tableau de Solimeni, qui est à Gênes au palais Durazzo. » (Abbé Richard, Description de l’Italie, Discours préliminaire, p. lxxvii-lxxviii)
La description doit déboucher sur la visite réelle des lieux, dont elle ne peut donner qu’un avant goût : l’effet magique de la performance (« On croit voir… ») se résout dans l’effet de réel que produit la localisation du tableau (« qui est à Gênes au palais Durazzo »). La performance ne se consiste pas dans une description précise des parties du tableau, mais dans l’évocation synthétique d’une histoire : « on voit d’un même coup d’œil tout ce qui a précédé & suivi cet événement de l’histoire ancienne de Gréce ». L’impression qu’il s’agit de produire chez le spectateur est d’ailleurs du même ordre narratif : c’est « la plus belle suite d’idées qui éléve l’ame ».
Diderot projette exactement le contraire : les Ruines de Robert, il s’agit de « les enchâsser dans un cadre qui palliât la monotonie des descriptions ». Récupéré chez Richard, ce cadre, ce voyage d’Italie, deviendrait fictif31 : c’est la fictionalisation des descriptions qui peut seule en pallier la monotonie, en restaurer l’intérêt. Ce mouvement de fictionalisation, qui s’opère progressivement dans les Salons, fait glisser la description de la sphère rhétorique de l’ ἔκφρασις vers la sphère romanesque où la description deviendra un genre du récit. Pastorales de Leprince, Promenade Vernet, Ruines de Robert : d’une manière caractéristique, la fictionalisation ne touche que les peintures de paysage, alors que l’ἔκφρασις concerne au premier chef la peinture d’histoire, et dans la peinture d’histoire d’abord les sujets homériques. Diderot s’empare de la description dans un moment de profonde mutation : il hérite d’un système où la description tourne autour d’une idée poétique, et il lègue une pratique d’investissement du paysage, sans que ni la dimension poétique, ni la dimension géographique de ses descriptions puissent être ramenées de façon certaine, ni directe à l’ἔκφρασις .
La refondation classique de la description comme catégorie logique
Entre la performance rhétorique de l’ἔκφρασις, qui influence peut-être Diderot mais à son insu, et la catégorie narratologique de la description, dont la tendance fictionalisante de certaines descriptions de Paysages préfigure l’émergence, il faut s’arrêter sur ce qui constitue de façon beaucoup plus consistante le modèle de la description pour Diderot : c’est la pratique scientifique à laquelle il a été confronté comme directeur de l’Encyclopédie.
L’article Description de l’Encyclopédie indique d’emblée, par sa disposition, le trajet qu’opère la modélisation dans le champ des connaissances. Il se compose en effet d’abord de deux rubriques phares, la description en Histoire naturelle, par Daubenton, et la description en Géométrie, par D’Alembert. La description en belles lettres ne vient qu’en troisième position ; elle s’ouvre avec un premier développement par l’abbé Mallet, théologien32, complété d’une « Addition de M. le Chevalier de Jaucourt », addition tellement stratégique qu’on peut imaginer que Diderot la lui a commandée. Mallet (plus de mille articles) et Jaucourt (près de 18000 articles) sont les petites mains de l’Encyclopédie ; Daubenton33 et D’Alembert, codirecteur de l’Encyclopédie, sont des signatures de premier ordre.
L’histoire naturelle est donc le champ originaire à partir duquel la description doit être pensée. On se souvient de l’allusion de Diderot à Réaumur décrivant les insectes dans l’article Robert du Salon de 1767 (p. 704). Daubenton insiste sur l’enjeu méthodologique de la description, dont la fonction est d’amener à la compréhension de l’objet décrit
« Description, s. f. (Hist. nat.) Décrire les différentes productions de la nature, c’est tracer leur portrait, & en faire un tableau qui les représente, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sous des faces & dans des états différens. Les descriptions n’auroient point de limites, si on les étendoit indistinctement à tous les êtres de la nature, à toutes les variétés de leurs formes, & à tous les détails de leur conformation ou de leur organisation. Un livre qui contiendroit tant & de si longues descriptions, loin de nous donner des idées claires & distinctes des corps qui couvrent la terre & de ceux qui la composent, ne présenteroit à l’esprit que des figures informes & gigantesques dispersées sans ordre & tracées sans proportion : les plus grands efforts de l’imagination ne suffiroient pas pour les appercevoir, & l’attention la plus profonde n’y feroit concevoir aucun arrangement. Tel seroit un tas énorme & confus formé par les débris d’une multitude de machines ; on n’y reconnoîtroit que des parties détachées, sans en voir les rapports & l’assemblage. […]
Quelque perfection que l’on puisse donner à une description, ce n’est qu’une peinture vaine & le sujet d’une curiosité frivole, si on ne se propose un objet plus réel pour l’avancement de nos vraies connoissances en Histoire naturelle. Lorsqu’on décrit un être, il faut observer les rapports qu’il a avec les autres êtres de la nature ; ce n’est qu’en les comparant ainsi que l’on peut découvrir les ressemblances & les différences qui se trouvent entr’eux, & établir une suite de faits qui donne des connoissances générales. Dans cette vûe, les descriptions doivent être faites sur un plan suivi […] » (Encyclopédie, tome IV, p. 878)
Ce qui menace la description, ce n’est pas ici la dissémination des objets : c’est d’abord l’informe. La description a tendance à proliférer. Contrairement à l’ἔκφρασις, la description du naturaliste ne part pas d’un objet constitué ; elle constitue son objet, qui est d’abord comparé à un portrait, un tableau, puis dénoncé comme « une peinture vaine », avant d’être légitimé comme objet réel (« un objet plus réel pour l’avancement de nos vraies connaissances en Histoire naturelle »).
Le tableau ne préexiste pas à la description ; c’est elle qui, à partir de l’informe (« des figures informes et gigantesques dispersées sans ordre et tracées sans proportion »), à partir d’un matériau que Daubenton caractérise comme « tas », comme « débris », va « tracer », « représenter », « proposer » un tableau.
La description est un acte créateur de la raison : c’est elle qui conçoit le tableau, l’idée du tableau, à partir d ela dissémination insignifiante du réel. La mise en tableau, la modélisation picturale définit le premier moment logique de la description. Mais ce moment est dans un second temps dénoncé par Daubenton : le savant ne saurait se contenter d’une description esthétiquement parfaite ; il manque son objet s’il ne produit « qu’une peinture vaine et le sujet d’une curiosité frivole ». La description est heuristique : de la description d’un objet, on passe alors au progrès des connaissances, qui se fait par l’établissement de « rapports » et le jeu des comparaisons.
Ainsi, la description apparaît-elle prise entre deux tendances contradictoires : d’un côté sa tendance à la prolifération (« les descriptions n’auraient point de limite, si… ») met en évidence une pratique primitive de la pensée qui se déploie à la manière du polype, pratique dont nous savons par ailleurs combien elle fascinait et inspirait Diderot34 ; d’un autre côté, la prolifération polypienne, informe, de la description est contrebalancée par la formalisation du tableau, la recherche de l’idée claire et distincte, la mise en évidence des rapports et de l’assemblage, l’observance d’un plan suivi. L’établissement d’une méthode descriptive repose sur cette recherche de l’idée, des rapports, des principes d’organisation.
Dans l’Encyclopédie, le grand article esthétique de Diderot est l’article Composition35 ; dans les Salons, sa préoccupation constante va vers l’idée du tableau, qu’il identifie à la « distribution des figures » qui le composent36, mais aussi vers la perception de l’espace global du Salon37, assemblé, ordonné par le tapissier Chardin.
Quand on passe à la Description en géométrie, il semble qu’on ait affaire à tout autre chose, à une acception technique, spécifique, intransportable, du terme :
Description, terme de Géométrie, est l’action de tracer une ligne, une surface, &c. Décrire un cercle, une ellipse, une parabole, &c. c’est construire ou tracer ces figures.
On décrit les courbes en Géométrie de deux manieres, ou par un mouvement continu, ou par plusieurs points. On les décrit par un mouvement continu lorsqu’un point qu’on fait mouvoir suivant une certaine loi, trace de suite & immédiatement tous les points de la courbe. C’est ainsi qu’on trace un cercle par le moyen de la pointe d’un compas […]. La description par plusieurs points est plus simple, & revient au même dans la pratique. On trouve par des opérations géométriques différens points de la courbe assez près les uns des autres ; on y joint ces points par de petites lignes droites à vûe d’œil, & l’assemblage de ces petites lignes forme sensiblement & suffisamment pour la pratique la courbe que l’on veut tracer. (O)
La description géométrique est une création de figures. Décrire une figure, en géométrie, c’ets la réaliser. La description est alors l’opération par excellence de cette création, et ne correspond donc en rien à une opération seconde, critique, sur une figure déjà faite. Mais c’est précisément l’apprente gageure à laquelle Diderot se confronte, lorsqu’il entend recréer les œuvres à partir dfe leur sujet, concurremment au travail des artistes. Dessiner virtuellement la scène à partir du sujet, de l’idée qu’elle représente en peinture, c’est dessiner la courbe « suivant une certaine loi » qui, en géométrie, sera la, loi, la formule, l’idée de cette courbe.
D’Alembert distingue deux méthodes de description, le « mouvement continu » et la méthode par points. De la même façon, dans les Salons, Diderot sera toujours pris entre l’effet, synthétique et global, la cohérence de l’idée et l’effet particulier, fragmentaire d’une figure, d’une expression, d’un geste. La tension dans l’œuvre d’art entre la composition et les figures, ou entre la masse et les groupes38, est la même tension qu’entre la courbe et les points, entre la loi géométrique d’ensemble et les opérations, les approximations ponctuelles.
Elle prépare d’autre part une distinction décisive dans la troisième rubrique de l’article Description, consacrée aux Belles lettres : la description, circonstancielle, superficielle, approximative, découle de la description géométrique par plusieurs points, et est opposée à la définition, qui, ramenée à un seul point, essentiel, substantiel, hérite du caractère heuristique de la description scientifique. Une rupture profonde est alors introduite, qui pose la déficience fondamentale de la description, son irrémissible imperfection :
Description, (Belles-Lettres.) définition imparfaite39 & peu exacte, dans laquelle on tâche de faire connoître une chose par quelques propriétés & circonstances qui lui sont particulieres, suffisantes pour en donner une idée & la faire distinguer des autres, mais qui ne developpent point sa nature & son essence.
Les Grammairiens se contentent de descriptions ; les Philosophes veulent des définitions. Voyez Définition.
Une description est l’énumération des attributs d’une chose, dont plusieurs sont accidentels, comme lorsqu’on décrit une personne par ses actions, ses paroles, ses écrits, ses charges, &c. Une description au premier coup d’œil a l’air d’une définition ; elle est même convertible avec la chose décrite, mais elle ne la fait pas connoître à fond, parce qu’elle n’en renferme pas ou n’en expose pas les attributs essentiels40. Par exemple, si l’on dit que Damon est un jeune homme bien fait, qui porte ses cheveux41, qui a un habit noir, qui fréquente bonne compagnie, & fait sa cour à tel ou tel ministre ; il est évident qu’on ne fait point connoître Damon, puisque les choses par lesquelles on le designe lui sont extérieures & accidentelles, jeune, cheveux, habit noir, fréquenter, faire sa cour, qui ne designent point le caractere d’une personne. Une description n’est donc pas proprement une réponse à la question quid est, qu’est il ? mais à celle-ci, quis est, qui est-il ? (Encyclopédie, tome IV, p. 878.)
À la définition logique, philosophique, scientifique, s’oppose l’approximation de la description littéraire, qui demeure à la surface, à l’apparence des choses sans rendre compte de leur nature et de leur essence. Cette opposition marque une rupture par rapport aux deux rubriques précédentes, qui présupposaient au contraire l’exactitude scientifique de la description du naturaliste, visant à dégager des « idées claires et distinctes », à établir « les rapports et l’assemblage », et l’identité mathématique de la figure en géométrie et de sa description.
La description scientifique est une définition, et la description littéraire se constitue, par rapport à ce modèle, comme une dégradation, une corruption. L’exemple que donne l’abbé Mallet est significatif : c’est le portrait de Damon, ce jeune homme avenant au maintien modeste, portant l’habit noir sans perruque des dévots, qui prépare habilement la satisfaction de ses ambitions ; il a les bonnes fréquentations, il s’est choisi un protecteur, il sait où il va.
Le portrait de Damon pourrait figurer dans Les Caractères de La Bruyère. Il nous indique quel est l’horizon d’attente du lecteur des Lumières en matière de description : ce n’est pas l’ἔκφρασις ; c’est la littérature morale, avec ses portraits. La description de Damon ne dévoile jamais explicitement, substantiellement, qui est Damon, l’essence de son caractère (quis est) : un faux dévot, un Tartuffe. L’abbé Mallet choisit à dessein un exemple où l’apparence contredit violemment la nature et l’essence du caractère. Mais cette contradiction n’est révélée qu’implicitement ; il appartient au lecteur de la déduire de l’énumération des attributs, des qualités de Damon (quid est).
Cette énumération n’est pas pour autant conçue comme un catalogue, ni même comme une dissémination des parties. Elle s’inscrit plutôt dans un système de différences, dans une taxinomie des caractères qui permettent de les singulariser :
En effet, les descriptions servent principalement à faire connoître les singuliers ou individus ; car les sujets de la même espece ne different point par leurs essences, mais seulement comme hic & ille, & cette différence n’a rien qui les fasse suffisamment remarquer ou distinguer. Mais les individus d’une même espece different beaucoup par les accidens : par exemple, Alexandre étoit un fléau, Socrate un sage, Auguste un politique, Titus un juste.
Une description est donc proprement la réunion des accidens par lesquels une chose se distingue aisément d’une autre, quoiqu’elle n’en differe que peu ou point par sa nature. Voyez Accident, Mode, &c. (Suite du précédent)
La pluralité des accidents est un leurre : dans les exemples, chaque personnage se voit attribuer un prédicat, c’est-à-dire de fait un trait définitoire qui va lui donner son expression : la description des caractères est ainsi ramenée à un système général d’expression des passions. Derrière Alexandre, Socrate, Auguste, Titus, nous retrouvons la même nature de l’homme qu’à chaque fois une réunion d’accidents différencie. Nous sommes tout proches de la conception classique de la composition picturale, développée par Poussin et par Le Brun, pour qui le tableau ne représente pas à proprement parler un événement, mais la répercussion de cet événement sur ses protagonistes et ses spectateurs et, dans cette répercussion, l’expression circonstancielle de la variété des réactions des personnages, de la différence dans l’expression des passions.
Cependant, le vocabulaire de Mallet n’est ni celui de la peinture, ni même celui des moralistes. C’est le vocabulaire scolastique : à l’essence, que vise la définition, s’opposent les accidents et les modes, autant de catégories logiques étrangères tant aux artistes qu’à la réflexion esthétique.
Aussitôt, une machinerie, une technologie de la description se profile : c’est la gestion rhétorique des modes et des accidents, qui n’a rien à voir avec la performance rhétorique de l’ἔκφρασις. La figure est la forme de cette machinerie :
La description est la figure favorite des Orateurs & des Poëtes, & on en distingue de diverses sortes : 1°. celle des choses, comme d’un combat, d’un incendie, d’une contagion, d’un naufrage : 2°. celle des tems qu’on nomme autrement chronographie, voyez Chronographie : 3°. celle des lieux qu’on appelle aussi topographie, voyez Topographie : 4°. celle des personnes ou des caracteres que nous nommons portrait, voyez Portrait42. Les descriptions des choses doivent présenter des images qui rendent les objets comme présens ; telle est celle que Boileau fait de la mollesse dans le lutrin :
La mollesse oppressée
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée,
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire, étend les bras, ferme l’œil & s’endort43. (G44) (Suite du précédent.)
Cette fois, ce qui correspond à notre compréhension moderne de la description, comme « description des choses », apparaît bien en première position, même si l’exemple que donne l’abbé Mallet relève encore une fois, sous une forme allégorique cette fois, du portrait. Cependant, sous les catégories quelque peu hétéroclites de chronographie45, topographie et portrait, la description rassemble bien et continue de mobiliser la totalité d’une culture : l’histoire, la géographie et la morale. La description de chose, dans cette culture, ne définit pas un territoire à part. Elle est ce à partir de quoi chronographie, topographie et portrait seront mobilisés46.
En choisissant la Mollesse du Lutrin comme exemple de description, Mallet laisse transparaître son dédain pour une ornementation futile du discours : la description chez les Orateurs et mes Poètes, c’est ce qui fait bâiller47… De l’effet de la description, il retient seulement qu’elle « rend les objets comme présents » : c’est la définition de l’hypotypose, dont Dumarsais écrit qu’elle est à peine une figure tant elle est simple48.
Au fond, la description littéraire n’émerge pas, à ce stade de l’article, comme une catégorie positive dont l’effet serait susceptible d’être caractérisé différentiellement. On peut penser que Diderot est intervenu auprès de Jaucourt pour rectifier le tir.
Le plaisir de la description (Jaucourt)
La description littéraire n’est pas une simple mauvaise définition et ne se réduit pas à l’amplification banale de l’hypotypose. Jaucourt va introduire une dimension inédite de la description, la dimension du plaisir, au fondement de ce qui est en train de se créer, dans toute l’Europe, comme champ autonome, nouveau, de l’esthétique49 :
Mais d’où vient que dans toutes les descriptions qui peignent bien les objets, qui par de justes images les rendent comme présens, non-seulement ce qui est grand, extraordinaire, ou beau, mais même ce qui est desagréable à voir, nous plaît si fort50 ? c’est que les plaisirs de l’imagination sont extrèmement étendus. Le principe de ce plaisir semble être une action de l’esprit qui compare les idées que les mots font naître avec celles qui lui viennent de la présence même des objets. Voilà pourquoi la description d’un fumier peut plaire à l’entendement par l’exactitude & la propriété des mots qui servent à le dépeindre51. Mais la description des belles choses plaît infiniment davantage, parce que ce n’est pas la seule comparaison de la peinture avec l’original qui nous séduit, mais nous sommes aussi ravis de l’original même. La plûpart des hommes aiment mieux la description que Milton fait du paradis, que celle qu’il donne de l’enfer, parce que dans l’une, le feu & le souffre ne satisfont pas l’imagination, comme le font les parterres de fleurs & les bocages odoriférans52 : peut-être néanmoins que les deux peintures sont également parfaites dans leur genre. (Suite du précédent.)
Rendre présents les objets, ce n’est pas seulement donner l’illusion qu’il n’y a pas de rhétorique, que les mots s’effacent devant les choses. Le processus qui rend présents les objets les transforme radicalement, en faisant des objets réels des objets esthétiques. Cette transformation est encore une moralisation, qui renverse « ce qui est désagréable à voir » en « plaisir de l’imagination »53, et introduit, dans ce plaisir, une gradation morale, exemplifiée ici par le passage de la trivialité abjecte, profane, du fumier, qui est en même temps, implicitement, une référence biblique au fumier de Job54, à l’Enfer de Milton, vision horrible mais inscrite dans un dessein théologique, et de là au Paradis, vision céleste.
Il n’y a pas encore, à ce stade de l’article, d’esthétisme amoral de la description, que Jaucourt définit comme un travail de l’esprit établissant des rapports : rapportexterne entre l’agencement des mots et l’agencement des choses (« une action de l’esprit qui compare les idées que les mots font naître avec celles qui lui viennent de la présence même des objets ») ; rapport interne des images, des sensations excitées, sollicitées dans l’imagination.
On revient ici aux exigences posées par Daubenton : ce qui conjure la difformité des figures, c’est la recherche d’un système de rapports. Mais ces rapports, ce n’est plus dans l’objet ; c’est dans l’imagination même, dans l’intimité secrète du lecteur, du spectateur qu’ils s’établissent :
Cependant une des plus grandes beautés de l’art des descriptions, est de représenter des objets capables d’exciter une secrette émotion dans l’esprit du lecteur, & de mettre en jeu ses passions ; & ce qu’il y a de singulier, c’est que les mêmes passions qui nous sont desagréables en tout autre tems, nous plaisent lorsque de belles & vives descriptions les élevent dans nos cœurs ; il arrive que nous aimons à être épouvantés ou affligés par une description, quoique nous sentions tant d’inquiétude dans la crainte & la douleur qui nous viennent d’une tout autre cause. Nous regardons, par exemple, les terreurs qu’une description nous imprime avec la même curiosité & le même plaisir que nous trouvons à contempler un monstre mort : plus son aspect est effrayant, plus nous goûtons de plaisir à n’avoir rien à craindre de ses insultes. Ainsi lorsque nous lisons dans quelque histoire des descriptions de blessures, de morts, de tourmens, le plaisir que ces descriptions font en nous, ne naît pas seulement de la douleur qu’elles causent, mais encore d’une secrette comparaison que nous faisons de n’être pas dans le même cas55. (Suite du précédent.)
La description devient un système d’action et de réaction, une répercussion chimique d’affects. Au départ de la description, on ne pose plus un objet figurable, mais un monstre ; non plus un combat, un incendie, un naufrage (qui supposent le récit d’un événement), mais un monstre mort, des blessures, des morts, des tourments : des images d’horreur, une expérience de l’abjection, un affect désagréable qui, par réaction, va déclencher du plaisir.
Cette fois, le processus de moralisation est abandonné. Jaucourt avait déjà suggéré que, de l’Enfer et du Paradis de Milton, « les deux peintures sont également parfaites dans leur genre ». Mais la secrète émotion qui définit le plaisir esthétique de la description ne s’accorde plus même désormais à cette égalité. Il faut commencer par la terreur pour aller vers la pitié ; commencer par l’indicible de l’horreur, poser qu’on est absent de cette horreur là, s’abstraire d’elle, la dominer dans, par la description de ses effets, pour, dans un renversement complet de ce réel posé comme origine absente de la représentation, établir le plaisir descriptif.
La description naît ici du renversement de l’hypotypose, dont elle prend le contrepied : processus de défiguration, elle ne rend pas présente, mais absente la chose ; elle ne fait pas défaut comme définition imparfaite, mais fait tableau comme reprise en main de la chose, comme moment de maîtrise synesthésique ; elle ne raconte pas une action mais déclenche des réactions et, par ce déclenchement, suscite le plaisir.
L’absence de la chose, le processus d’action et de réaction qui conduit à « faire tableau », le renversement de l’horreur en plaisir mobilisent ici un troisième modèle qui n’est ni celui rhétorique de l’ἔκφρασις, ni celui, scientifique, de la description raisonnée. C’est le modèle de la scène théâtrale, dont l’hypotypose constitue le renversement textuel, le raccord rhétorique.
La scène, c’est d’abord un lieu de représentation, un site :
Comme l’imagination peut se représenter à elle-même des choses plus grandes, plus extraordinaires, & plus belles que celles que la nature offre ordinairement aux yeux, il est permis, il est digne d’un grand maître de rassembler dans ses descriptions toutes les beautés possibles56. Il n’en coûte pas davantage de former une perspective très-vaste, qu’une perspective qui seroit fort bornée ; de peindre tout ce qui peut faire un beau paysage champêtre, la solitude des rochers, la fraîcheur des forêts, la limpidité des eaux, leur doux murmure, la verdure & la fermeté du gason, les Sites de l’Arcadie, que de dépeindre seulement quelques-uns de ces objets. Il ne faut point les représenter comme le hasard nous les offre tous les jours, mais comme on s’imagine qu’ils devroient être. Il faut jetter dans l’ame l’illusion & l’enchantement. En un mot, un auteur, & sur-tout un poëte qui décrit d’après son imagination, a toute l’œconomie de la nature entre ses mains, & il peut lui donner les charmes qu’il lui plaît, pourvû qu’il ne la réforme pas trop, & que pour vouloir exceller, il ne se jette pas dans l’absurde ; mais le bon goût & le génie l’en garantiront toûjours. Voyez les réflexions de M. Adisson sur cette matiere. Addition de M. le Chevalier de Jaucourt. (Suite et fin de l’article.)
L’exigence du site déborde le cadre rhétorique de la description d’objet (« une perspective qui serait fort bornée »). Dans la description, le ressort du plaisir tient à cet élargissement : il ne s’agit plus « de dépeindre seulement quelques-uns de ces objets » ; il faut les intégrer dans un site beaucoup plus vaste, et introduire dans la représentation de l’extraordinaire, du beau, de l’illusion, de l’enchantement, des charmes.
Le site apporte aux objets, à la scène proprement dite, une supplément charmant. Il introduit, au-delà de ce qui est décrit, l’espace vague d’une promenade pour l’imagination. Le site n’est pas n’importe quel site : il est caractérisé génériquement comme « site de l’Arcadie », c’est-à-dire comme le cadre d’une Pastorale ou d’une Fête galante.
Cette caractérisation est très importante car, une fois de plus, elle montre la différence radicale de ce qui se définit ici comme description par rapport à l’héritage grec de l’ἔκφρασις, dont les modèles référentiels sont des sujets d’histoire, et même plus précisément des sujets homériques.
Parce qu’elle quitte l’histoire pour le paysage, la description n’en devient pas pour autant plus réaliste : Jaucourt y insiste lourdement, il faut embellir la nature. « Il ne faut point représenter [les objets] comme le hasard nous les offre tous les jours, mais comme on s’imagine qu’ils devroient être ». La description est un travail de création imaginative, qui s’appuie sur le site le plus irréel possible, le locus amoenus de la pastorale. L’exigence du Beau sous-tend la logique de condensation qui est ici à l’œuvre : l’artiste démiurge doit « rassembler toutes les beautés possibles », il a « toute l’œconomie de la nature entre ses mains ». Cette puissance condensatrice de création s’oppose radicalement à la menace disséminatrice qui pesait sur l’autre description, celle du naturaliste Daubenton, ou du grammairien Mallet, accumulant les détails, les attributs, les circonstances. La description ne décrit plus un objet extérieur à elle-même ; elle crée cet objet ; ou plutôt elle dispose les objets qu’elle crée dans l’irréalité magique de son site.
Si la description exerce désormais une puissance magique de condensation, c’est que, à la faveur de son déplacement de l’extériorité de l’objet vers l’intimité virtuelle de l’imagination, elle a cessé d’être une opération seconde, venant après l’œuvre d’art, ou même après l’animal, la plante qu’il s’agit de décrire. La description est la création même, comme en géométrie. Ce qui nous paraît aujourd’hui un acte génial d’insubordination chez Diderot, lorsqu’il refait les tableaux qu’il décrit dans les Salons, s’inscrit en fait génériquement dans cette conception de la description qui environnait Diderot, dans la pratique qu’en avait D’Alembert, dans ce qu’il avait pu lire d’Addison quand il traduisait Shaftesbury et Pope, dans la synthèse qu’en avait dégagée Jaucourt, radicalisant Addison par le basculement de son modèle poétique vers un modèle franchement pictural.
De l’hiéroglyphe à la scène : la Lettre sur les sourds et muets
Le Prospectus de l’Encyclopédie est distribué en novembre 1750, le premier volume paraît le 28 juin 1751. C’est au milieu de cette effervescence qu’il faut situer la composition et la publication de la Lettre sur les sourds et muets, dont la lettre liminaire date du 20 janvier 1751. Nous remontons donc de quelques années, puisque l’article Description est publié dans le volume IV de l’Encyclopédie, en novembre 1754. Il doit être cependant de rédaction antérieure, comme l’indique le renvoi à un article Chronographie qui finalement n’a pas été retenu57.
En apparence, le sujet de la Lettre sur les sourds n’a rien à voir avec la question de la description. Diderot commence par reprendre la thèse des grammairiens français selon laquelle la phrase française suivrait l’ordre naturel des idées, tandis que le latin serait une langue à inversions58. Pour le démontrer, il suppose un muet59, obligé de s’exprimer par gestes : l’ordre de ses gestes sera l’ordre naturel de la pensée. Mais le geste expressif du sourd-muet révèle tout autre chose : il y a beaucoup moins de gestes que de mots, le geste éloquent à lui seul signifie toute une phrase60. Il n’y a donc pas d’ordre naturel de la pensée : la pensée est simultanée.
La langue a besoin de la durée pour décrire les idées ; mais elle opère cette transposition depuis si longtemps que la simultanéité originaire, naturelle, essentielle, de la pensée est en quelque sorte devenue inaperçue :
« L’état de l’âme dans un instant indivisible fut représenté par une foule de termes que la précision du langage exigea, et qui distribuèrent une impression totale en parties ; et parce que ces termes se prononçaient successivement, et ne s’entendaient qu’à mesure qu’ils se prononçaient, on fut porté à croire que les affections de l’âme qu’ils représentaient avaient la même succession. Mais il n’en est rien. Autre chose est l’état de notre âme, autre chose le compte que nous en rendons, soit à nous-mêmes, soit aux autres, autre chose la sensation totale et instantanée de cet état, autre chose l’attention successive et détaillée que nous sommes forcés d’y donner pour l’analyser, la manifester et nous faire entendre. Notre âme est un tableau mouvant d’après lequel nous peignons sans cesse : nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité ; mais il existe en entier et tout à la fois : l’esprit ne va pas à pas comptés comme l’expression. Le pinceau n’exécute qu’à la longue ce que l’oeil du peintre embrasse tout d’un coup. La formation des langues exigeait la décomposition ; mais voir un objet, le juger beau, éprouver une sensation agréable, désirer la possession, c’est l’état de l’âme dans un même instant, ce que le grec et le latin rendent par un seul mot. Ce mot prononcé, tout est dit, tout est entendu. Ah ! monsieur, combien notre entendement est modifié par les signes; et que la diction la plus vive est encore une froide copie de ce qui s’y passe ! » (p. 29-30)
L’activité de la langue, le génie de la langue, c’est le génie de la description. La langue rend compte de l’état de notre âme ; les termes du langage représentent cet état, ses affections ; ils sont ce par quoi nous peignons à l’extérieur le tableau intérieur de notre pensée. Nous retrouvons ici l’éternel problème de la description, lorsqu’elle est pensée par les grammairiens, ou comme production d’un système différentiel, d’une taxinomie : la description dissémine la pensée, elle la détaille, la décompose, la distribue en parties, elle introduit de la succession dans ce qui était d’emblée total et simultané.
La discursivité du langage, de l’expression, dénature l’instantanéité naturelle de la pensée, et affaiblit l’énergie de cette instantanéité : « mais voir un objet, le juger beau, éprouver une sensation agréable, désirer la possession, c’est l’état de l’âme dans un même instant », écrit Diderot qui, détaillant les opérations simultanées de l’esprit face à l’objet, donne de façon prémonitoire le programme descriptif des Salons : la description idéale représente d’abord son objet, le donne à voir donc, puis le critique, le juge, puis déclenche le travail sensible de l’imagination, enfin provoque le désir d’acheter l’œuvre, ou de s’en procurer une copie.
Mais ces différents moments ne constituent pas essentiellement des parties du texte, des points successifs d’une méthode descriptive : « c’est l’état de l’âme dans un même instant ». Ce sont des niveaux d’exercice de la description qui se superposent dans l’âme. Cette superposition constitue la description en dispositif de pensée : la description n’est ni une technique rhétorique, ni une méthode de représentation ; elle est la pensée même, comprise comme différents niveaux d’action, d’exercice, opérant simultanément.
L’exercice du langage a dénaturé, rendu méconnaissable ce dispositif ; seule la poésie en restitue le mécanisme, ou plutôt l’esprit :
Il faut distinguer dans tout discours en général la pensée et l’expression ; si la pensée est rendue avec clarté, pureté et précision, c’en est assez pour la conversation familière ; joignez à ces qualités le choix des termes, avec le nombre et l’harmonie de la période, et vous aurez le style qui convient à la chaire ; mais vous serez encore loin de la poésie, surtout de la poésie que l’ode et le poème épique déploient dans leurs descriptions. Il passe alors dans le discours du poète un esprit qui en meut et vivifie toutes les syllabes. Qu’est-ce que cet esprit ? J’en ai quelquefois senti la présence ; mais tout ce que j’en sais, c’est que c’est lui qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois ; que dans le même temps que l’entendement les saisit, l’âme en est émue, l’imagination les voit, et l’oreille les entend ; et que le discours n’est plus seulement un enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais que c’est encore un tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent. Je pourrais dire en ce sens que toute poésie est emblématique. Mais l’intelligence de l’emblème poétique n’est pas donnée à tout le monde. Il faut être presque en état de le créer pour le sentir fortement. (p. 34)
Clairement Diderot distingue deux pratiques de la langue : la première est rhétorique, c’est celle de « la chaire », c’est-à-dire du prédicateur à l’église ; elle repose sur la propriété des mots, le rythme de la phrase (le « nombre »), l’harmonie sonore. Mais l’autre pratique, celle qui doit servir de modèle à la fois pour comprendre comment fonctionne la pensée et pour jouir de ce fonctionnement, est la pratique du poète, et notamment du poète dans ses descriptions (« la poésie que l’ode et le poème épique déploient dans leurs descriptions »).
Diderot se fait alors lyrique, on pourrait croire mystique : il évoque un « esprit » qui passe dans la description poétique et en « vivifie toutes les syllabes », sur le modèle de l’adage de saint Paul, « car la lettre tue, l’Esprit vivifie » (Deuxième épître aux Corinthiens, III, 6). Saint Paul opposait l’ancienne religion juive, fondée sur l’observance de la lettre, c’est-à-dire des règles et des rituels que prescrit la Bible, ce qui suppose une étude continue du texte sacré, à la nouvelle religion chrétienne, fondée sur la révélation que procure le Saint-Esprit, c’est-à-dire sur la possibilité, l’espérance d’un accès immédiat, total, global, à la connaissance de Dieu. Selon saint Paul, la lettre, l’étude scrupuleuse de la loi juive, tue l’esprit de la foi ; c’est le Saint-Esprit qui donne la foi chrétienne, d’un coup, par une révélation qui est une seconde naissance, qui vivifie.
L’opposition que Diderot établit entre une pratique rhétorique et une pratique poétique du langage, entre une conception taxinomique et successive de la pensée et une conception synthétique et synesthésique transpose la division théologique paulinienne dans une métaphysique de la pensée qui n’a plus rien de religieux. L’éloquence en chaire, avec ses périodes, ses règles harmoniques, c’est la lettre ; la description poétique, « qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois », c’est l’esprit. On passe d’une logique de l’enchaînement (« un enchaînement de termes énergiques »), à une logique de l’entassement, du tissu (« un tissu d’hiéroglyphes entassés »), c’est-à-dire à la superposition et au réseau qui modélisent la pensée comme dispositif.
Diderot décrit ici très précisément le basculement du paradigme discursif vers le paradigme pictural : la pensée, ce n’est pas du langage, c’est de l’image, et même plus précisément c’est quelque chose qui fait tableau dans l’esprit, qui se peint comme une peinture. La métaphore de l’hiéroglyphe fixe ce basculement et propose une formation de compromis : elle permet de penser la pensée encore comme du langage, comme un système de signes ; mais ces signes sont des hiéroglyphes, ou des emblèmes, c’est-à-dire déjà des images, des images allégoriques. Diderot abandonnera très vite cette métaphore, absente des Salons : aller jusqu’au bout du basculement vers l’image suppose d’abandonner complètement la référence linguistique61, de penser la pensée comme tableau, ou plus précisément comme scène.
Dès le début de la Lettre sur les sourds, le geste sublime apparaît comme l’expression poétique achevée de cette simultanéité originaire de la pensée :
« il y a des gestes sublimes que toute l’éloquence oratoire ne rendra jamais. Tel est celui de Macbeth dans la tragédie de Shakespeare. La somnambule Macbeth s’avance en silence et les yeux fermés sur la scène, imitant l’action d’une personne qui se lave les mains, comme si les siennes eussent encore été teintes du sang de son roi qu’elle avait égorgé il y avait plus de vingt ans. Je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence et le mouvement des mains de cette femme. Quelle image du remords !
La manière dont une autre femme annonça la mort à son époux incertain de son sort, est encore une de ces représentations dont l’énergie du langage oral n’approche pas. Elle se transporta avec son fils entre ses bras dans un endroit de la campagne où son mari pouvait l'apercevoir de la tour où il était enfermé ; et après s’être fixé le visage pendant quelque temps du côté de la tour, elle prit une poignée de terre qu’elle répandit en croix sur le corps de son fils qu’elle avait étendu à ses pieds. Son mari comprit le signe, et se laissa mourir de faim. On oublie la pensée la plus sublime ; mais ces traits ne s’effacent point. » (p. 17-18)
Le geste sublime décrit d’un trait une situation. Nous trouvons déjà ici les caractéristiques de la description telles qu’elles se dessineront plus nettement dans l’addition de Jaucourt à l’article Description de l’Encyclopédie : tout d’abord le silence de la scène, le geste énigmatique du personnage installent l’absence de la chose ; la description n’est pas une description d’objet, elle est bien la mise en évidence d’une dépression, d’un manque que la performance va suppléer.
Ce vide central s’inscrit dans un système de répercussions sur lequel il convient de s’arrêter un moment : dans Macbeth, au début de l’acte V, la scène s’ouvre entre une dame de compagnie de lady Macbeth et un médecin, inquiets des troubles du sommeil qu’éprouve la reine. Lady Macbeth entre en scène en présence de ces deux témoins privilégiés et sa pantomime de somnambule est commentée pas à pas par eux. Il n’y a pas de didascalie : le jeu de l’actrice est en quelque sorte guidé par ces commentaires mezzo voce qui répercutent la pantomime. Le meurtre de Duncan par Macbeth62 déclenche le remords et le somnambulisme de son épouse, qui à son tour suscite les réactions de la dame de compagnie et du médecin.
Le geste sublime s’inscrit donc dans un système de répercussions après l’événement proprement dit (le meurtre que représente, indirectement, le geste), mais avant sa traduction discursive (le dialogue qui commente le geste). Diderot, qui cherche à démontrer l’instantanéité du geste, du trait, comme symptôme de l’instantanéité de la pensée, transforme cette scène du dialogue des témoins en scène solitaire et muette, mais le second exemple qu’il donne trahit nettement ce système de répercussions : c’est parce qu’elle a préalablement appris la mort programmée de son époux que la femme exécute sa pantomime au pied de la tour où il est enfermé. La pantomime répercute l’annonce de la mort et engendre elle-même la réaction du prisonnier, qui se donne la mort.
Dans les deux cas, le geste sublime ne décrit pas une figure de la mort proprement dite (le meurtre de Duncan, l’exécution du prisonnier de la tour), mais une trace des conséquences de cette mort : la tache de sang qui souille les mains de Macbeth, la poignée de terre qui ensevelira le prisonnier. Le tableau se cristallise, il émerge comme scène dans la représentation à partir de ce processus d’action et de réaction qui ne le définit pas seulement comme image par opposition au discours éloquent, à la tirade théâtrale, mais aussi comme réseau en travail, en devenir, comme propagation d’impressions sensibles dans ce réseau.
Le processus du supplément d’absence (un geste meublant le vide de la scène) s’explique par cette propagation qui n’est pas simplement une répercussion d’informations sur la scène, mais, plus essentiellement encore, une diffusion d’affects depuis le réel (ce que la fiction théâtrale suppose comme le réel) sur la scène, et de la scène dans l’esprit du spectateur. Cette propagation implique l’appréciation, dans l’espace décrit, d’un lieu de la pantomime, de la scène proprement dite, et, à la marge de ce lieu, d’un espace depuis lequel la pantomime est reçue, appréciée, commentée. C’est parce que la description ne rend pas présents les objets (comme le veut l’hypotypose), mais crée au contraire cet absentement, que se constitue ce dédoublement de l’espace caractéristique de la scène théâtrale : la référence à l’emblème, à la peinture, à l’image ne doit pas nous tromper ; elle n’oriente que superficiellement la description scientifique vers l’ἔκφρασις ; le dispositif qui se met ici en place est le dispositif de la scène, que vont perfectionner les réflexions théoriques de Diderot dans les Entretiens sur le Fils naturel et le Discours sur la poésie dramatique.
Questions de cours
- Qu’est-ce qu’un critique d’art selon Diderot ? Pourquoi les déteste-t-il ?
- Qu’est-ce que l’ut pictura poesis ? D’où cette formule vient-elle ? Comment Diderot la met-il en pratique ?
- Qu’est-ce qu’un poète pour Diderot ? Quels sont pour lui les grands poètes ? Pourquoi les invoque-t-il sans cesse dans les Salons ?
- Quand et dans quel contexte l’ekphrasis a-t-elle été inventée ? Quelle est la première ekphrasis et la plus célèbre ?
- Définissez les caractéristiques poétiques, performatives, géographiques de l’ekphrasis.
- De quelle façon Diderot fictionalise-t-il la description ? Donnez des exemples.
- Quelles sont les quatre définitions de la description dans l’Encyclopédie et de qui sont-elles ?
- Qu’est-ce que l’hypotypose ? En quoi la description selon Jaucourt et selon Diderot s’oppose-t-elle à l’hypotypose ?
- Pourquoi y a-t-il une tendance de la description à la dissémination ? Dans quels textes ce problème est-il soulevé ? Comment Diderot renverse-t-il le problème dans la Lettre sur les sourds ?
- Qu’est-ce qu’un hiéroglyphe poétique selon Diderot ?
Notes
Il y revient ailleurs sous la forme d’un propos plus général : « de même qu’il y a une organisation de bras, de cuisses, de jambes, de corps, propre à l’ état de portefaix ; soyez sûr qu’il y a une organisation de tête propre à l’état de peintre, de poète et d’orateur, organisation qui nous est inconnue, mais qui n’en est pas moins réelle, et sans laquelle on ne s’élève jamais au premier rang ; c’est un boiteux qui veut être coureur. » (Salon de 1767, Lépicié, Un Tableau de famille, p. 753).
« La poésie est comme la peinture : il y en aura une qui, si tu te tiens tout près, | Te retiendra davantage ; et pour une autre ce sera si tu te recules un peu plus loin ; | L’une demande la pénombre, l’autre voudra être vue sous la lumière, Qui ne craint pas l’œil aigu du critique ; | L’une a plu du premier coup, l’autre, c’est après y être revenu dix fois qu’elle plaira. » (Je traduis.)
Selon Diderot, qui affectionne particulièrement cet exemple, la tête de Neptune émergeant des flots après la tempête est sublime en poésie, ridicule en peinture.
Il n’est qu’à voir l’indulgence de Diderot devant Le Miracle des Ardents de Doyen, dont il reconnaît pourtant l’absurdité, ou en tous cas l’illisibilité scénographique.
« Il en est en ce point de la peinture comme de l’art dramatique. Le poète dispose son sujet relativement aux scènes dont il se sent le talent, dont il croit se tirer avec avantage. » (Salon de 1763, Deshays, Le Chaste Joseph, p. 259).
Diderot distingue parfois, mais pas toujours, dans son compte rendu ce qui est de l’ordre de la description, et ce qui relève du jugement, ou de la critique : « Il faut, en vérité, que j’aie une imagination bien complaisante pour s’être chargée de tout cela. Et vous espérez peut-être que je vais vous faire la critique détaillée de ce monde. Oh ! que non ; vous voulez que je finisse, et nous ne finirions jamais. Au reste, comptez que cette description est exacte, à peu de chose près ; c’est un tour de force, de ma part s’enteailleursaillend. » (Salon de 1765, Challe, Hector reprochant à Pâris sa lâcheté, p. 344). Le jugement est d’ailleurs, encore en 1765 du moins, essentiellement indépendant de la compétence technique : « Les belles études qu’il y aurait à faire au Salon ! Que de lumières à recueillir de la comparaison de Vanloo avec Vien, de Vernet avec Leprince, de Chardin avec Roland, de Machy avec Servandoni ! Il faudrait être accompagné d’un artiste habile et véridique qui nous laisserait voir et dire tout à notre aise, et qui nous cognerait de temps en temps le nez sur les belles choses que nous aurions dédaignées, et sur les mauvaises qui nous auraient extasiés. On ne tarderait pas à s’entendre au technique : pour l’idéal, cela ne s’apprend pas. Celui qui sait juger un poète sur ce point, sait aussi juger un peintre. » (De Machy, p. 364)
La critique désigne alors le jugement négatif et s’oppose à l’éloge. Les deux mots sont d’ailleurs plusieurs fois employés en couple, notamment à partir de 1767 : « Je vois ici un homme qui dort, là un homme à qui l’on verse de l’ eau sur la tête ; toute composition dont on s’en tient à nommer le sujet, sans ajouter ni éloge ni critique, est médiocre. » (Salon de 1761, Amédée Vanloo, Le Baptême de Jésus-Christ, p. 216) ; « Mais, mon ami, ne nous refusons pas au récit des procédés honnêtes. Cela vaut encore mieux que la critique ou l’éloge d’un tableau. » (Préambule du Salon de 1767, p. 520) ; « Voici mes critiques et mes éloges. Je loue, je blâme d’ après ma sensation particulière qui ne fait pas loi. Dieu ne demanderait de nous que la sincérité avec nous-mêmes. Les artistes voudront bien n’ être pas plus exigeants. On a bientôt dit : Cela est beau ; cela est mauvais ; mais la raison du plaisir ou du dégoût se fait quelquefois attendre » (p. 529) ; « Si je vous parle du Clair de lune de Vernet, dans les premiers jours de septembre [c’est-à-dire alors qu’il est encore exposé au Salon, que vous venez de le voir], je pense bien qu’à ces mots vous vous rappellerez quelques traits principaux de ce tableau. Mais vous ne tarderez pas à vous dispenser de cette fatigue ; et bientôt vous n’approuverez l’éloge ou la critique que j’en ferai, que d’après la mémoire de la sensation que vous en aurez primitivement éprouvée. » (Promenade Vernet, 6e site, p. 622) ; « Mais quand je pense que j’ai moins employé de temps à examiner deux cents morceaux, qu’il n’en faudrait accorder à trois ou quatre, pour en bien juger ; quand j’apprécie scrupuleusement la petite dose de mon expérience et de mes lumières, avec la témérité dont je prononce ; et surtout lorsque je vois que moins ignorant d’un Salon à un autre, je suis plus réservé, plus timide, et que je présume avec raison qu’il ne me manque peut-être que d’avoir vu davantage, pour être plus juste, je me frappe la poitrine, et je demande pardon à Dieu, aux hommes, et à vous, mon père, et de mes critiques hasardées, et de mes éloges inconsidérés. » (Fin du Salon de 1767, p. 815) ; « J’aurais pu vous ajouter de la première que les teintes de sa gorge sont grises, même sales ; qu’on ne sait si elle est éclairée ou si elle ne l’est point ; que sa draperie est un amas de petits plis, et que celui des tétons qu’on voit est trop bas et trop écarté. Je m’appesantis plus volontiers sur l’éloge que sur la critique, comme vous allez voir. » (Salon de 1769, Greuze, La Jeune Fille qui fait sa prière à l’autel de l’Amour, p. 868).
Anne Spica, Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVIIe siècle : Georges et Madeleine de Scudéry, Champion, 2002.
Sylvie Perceau, La Parole vive : communiquer en catalogue dans l’épopée homérique, 2.1.1. L’ecphrasis, Peeters, 2002, p. 120.
Eustathe de Thessalonique est un grammairien byzantin du XIIe siècle. Il est mort entre 1194 et 1198. Il ets connu pour ses Commentaires (Παρεκϐολαί), l’un sur Homère, l’autre sur Denys le Périégète, ou le Géographe, dont la Description du monde habité date du IVe siècle.
Nicolaos de Myra, dit aussi le Sophiste (Ve siècle de notre ère), Progymnasmata, éd. J. Felten, Leipzig, 1913, p. 68. Voir Ruth Webb, Ekphrasis, imagination and persuasion in ancient rhetorical theory and practice, Ashgate Publishing, Ltd., 2009.
Voir Aristote, Poétique, 1455a ; C. Calame, « Quand dire c’est faire voir : l’évidence dans la rhétorique antique », Études de Lettres, 4, 1991, p. 3-22 ; M. Aygon, « l’ecphrasis et la notion de description dans la rhétorique antique », Pallas, 41, 1994, p. 41-56 ; S. Dubel, « Ekphrasis et enargeia : la description antique comme parcours », Dire l’Évidence. Philosophie et Rhétorique antiques, éd. C. Lévy et L. Pernot, Cahiers de Philosophie de l’université de Paris XII, 2, 1997, p. 249-264.
Quintilien, Institution oratoire, « de narratione », chap. VI, 2. Voir également VIII, 3. Comme le fait remarquer Adriana Zangara, Cicéron, l’inventeur du mot, n’emploie jamais evidentia dans ce sens rhétorique, dont Quintilien est l’initiateur. Chez Cicéron, l’evidentia traduit ἐνάργεια au sens physique d’évidence naturelle des phénomènes. Voir Cicéron, Seconds Académiques (Lucullus), 17 et Adriana Zangara, Voir l’histoire : théories anciennes du récit historique, Vrin/EHESS, « Contextes », 2007, p. 252.
Aélius Théon, Progymnasmata, première édition imprimée par Daniel Heinsius, Leyde, 1626 ; trad. française Michel Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 1997. Quatre manuels d’Exercices préparatoires nous sont parvenus : celui de Théon, écrit au Ier siècle, est le plus ancien, celui d’Hermogène date de la fin du IIe ou du début du IIIe siècle ; celui d’Aphtonios d’Antioche est du IVe siècle ; celui de Nicolaos de Mira est du Ve siècle. La liste de ces exercices dans la tradition hermogénienne est la suivante : la fable, μῦθος ; le récit, διήγημα ; la chrie, χρεία ; la maxime, γνώμη ; la contestation, ἀνασκευὴ ; la confirmation, κατασκευὴ ; le lieu commun, κοινὸς τόπος ; l’éloge et le blâme, ἐγκώμιον καὶ ψόγος ; le parallèle, σύγκρισις ; l’éthopée, ἠθοποιΐα ; la prosopopée, προσωποποιΐα ; la description, ἔκφρασις ; la thèse, θέσις ; la proposition de loi, νόμου εἰσφορὰ. Voir Jean-Luc Vix, « Aelius Aristide, un défenseur passionné de la rhétorique », Ouverture antique, Académie de Strasbourg, avril 2010.
Par seconde sophistique, on entend les traités et pratique smis en œuvre par les grammairiens qui ont écrit en grec dans l’empire romain entre le 1er et le Ve siècle de notre ère. Elle s’oppose à la première sophistique, qui s’est développée au Ve siècle avant Jésus-Christ à Athènes, dont Socrate est issu et à laquelle il s’est opposé (voir le Gorgias de Platon).
Au XIXe siècle, la description réaliste procède d’un glissement exactement inverse dans la sphère de la représentation. Alors que le roman se politise, ce n’est plus dans le code aristocratique des bienséances que la narration trouve sa légitimité, mais dans un effet de réel qui est en même temps un effet peuple.
La Galerie de tableaux de Philostrate a été traduite en français à la Renaissance par Blaise de Vigenère : Les images ou tableaus de platte peinture, Abel Langelier, 1597, première édition illustrée à Paris, Sébastien Cramoisi, 1617. Il y aurait eu au moins deux Philostrates. Celui qui nous intéresse ici serait né vers 165 et originaire de Lemnos, avant de s’installer à Athènes puis à Rome comme professeur de rhétorique. Il aurait fréquenté la cour de Septime Sévère.
La description du bouclier d’Achille par Homère est donc nommée en grec ἔκφρασις plus de mille ans après Homère.
Ainsi au début des Eikones de Philostrate : « De moi-même j’avais formé le dessein de faire l’éloge de ces peintures ; mais le fils de mon hôte, un enfant d’une dizaine d’années, déjà curieux et avide d’apprendre, épia le moment où je visitai la galerie, et me pria de lui expliquer les tableaux. » (Philostrate, La Galerie de tableaux, trad. A. Bougot révisée par F. Lissarrague, Les Belles lettres, « La roue à livres », 1991, p. 10)
La description du bouclier d’Achille forgé par Héphaïstos à la demande de Thétis, au chant XVIII de l’Iliade, est une description du monde, qui rend d’ailleurs invraisemblable, techniquement parlant, l’existence d’un tel bouclier : trop de choses seraient représentées dans trop peu d’espace…
« Il fabriqua d’abord un bouclier grand et solide, | Qu’il garnit de motifs ; puis il fixa trois bordures | Aux reflets chatoyants, ainsi qu’un baudrier d’argent. | Il le recouvrit de cinq épaisseurs et y créa | De multiples sujets, fruits de ses savantes pensées. | Il y représenta la terre et le ciel et la mer | Et le soleil infatigable et la lune en son plein, | Ainsi que tous les astres dont le ciel est couronné… » (Iliade, XVIII, 478-485, trad. Frédéric Mugler)
Sur la postérité classique du bouclier d’Achille, voir Anne-Marie Lecoq, Le Bouclier d’Achille : un tableau qui bouge, Gallimard, « Art et artistes », 2010.
Dans le Περὶ τοῦ οἴκου (Péri tou oikou, La Salle, vers 155-160 de notre ère), Lucien doit donner une conférence dans une salle magnifique. Craignant la concurrence des tableaux et du plafond, il décide de les décrire [γράψομαι αὐτὰ ὑμῖν τῷ λόγῳ, je vous les peindrai en paroles], plutôt que d’essayer de les concurrencer par un discours sur un autre sujet. Mais dans cette description même, il se trouve en position d’infériorité : « Vous voyez la difficulté de l’aventure : sans couleur, sans forme, sans espace, composer tant de tableaux. […] Ne voyez-vous pas, juges, comment tout cela [= toutes ces peintures qui ornent la salle de conférences] distrait l’auditeur, le détourne vers la contemplation et laisse l’orateur à sa solitude ? Pour ma part, si j’ai fait cette description [διεξῆλθον αὐτά, j’ai parcouru ces choses], […] c’est pour que vous assistiez mon adversaire et que, les yeux fermés [καταμύοντες] dans la mesure du possible, vous écoutiez ses paroles en appréciant la difficulté de l’entreprise. » (Lucien, La Salle, §21 et 32, in Opuscules 1-10, trad. J. Bompaire, Les Belles Lettres, 1993, p. 168-171)
« Trituration, en Pharmacie, est l’action de réduire un corps solide en poudre subtile. On l’appelle aussi lévigation, pulvérisation, &c. […] Trituration, se dit aussi, en Médecine, de l’action de l’estomac sur les alimens, qui les rend propres à la nutrition. Voyez Estomac, &c. Quelques médecins prétendent que la digestion se fait par la trituration, & non par la fermentation ; autrement que l’estomac ne fait autre chose que de broyer & atténuer les alimens pour les rendre propres à la nutrition. » (Encyclopédie, tome XVI.) La trituration était l’explication mécaniste, cartésienne, de la digestion ; au dix-huitième siècle, cette explication était devenue désuète.
Voir Fumie Kawamura, Diderot et la chimie, thèse soutenue à l’université de Provence en décembre 2009.
« C’est une assez bonne méthode, pour décrire des tableaux surtout champêtres, que d’entrer sur le lieu de la scène, par le côté droit ou par le côté gauche, et s’avançant sur la bordure d’en bas, décrire les objets à mesure qu’ils se présentent. Je suis bien fâché de ne m’en être pas avisé plus tôt. Je vous dirai donc : Marchez jusqu’à ce que vous trouviez à votre droite de grandes roches ; sous ces roches, une espèce de caverne au-devant de laquelle on a laissé des légumes, une cage à poulets et d’autres instruments de la campagne. De là vous apercevrez à quelque distance un berger assis qui jouera d’une mandoline à long manche. » (Salon de 1767, article Leprince, p. 677.) Et plus loin : « Je m’établis sur la bordure, et je vais de la droite à la gauche. Ce sont d’abord de grands rochers assez près de moi. Je les laisse. […] Je continue mon chemin, je quitte à regret le musicien, parce que j’aime la musique et que celui-ci a un air d’enthousiasme qui attache ; il s’ouvre à ma droite une percée d’où mon œil s’égare dans le lointain ; si j’allais plus loin, j’entrerais dans un bocage ; mais je suis arrêté par une large mare d’eaux qui me font sortir de la toile. » (Le Musicien champêtre, p. 682-3.)
« Regardez le Port de La Rochelle avec une lunette qui embrasse le champ du tableau et qui exclue la bordure, et oubliant tout à coup que vous examinez un morceau de peinture, vous vous écrierez, comme si vous étiez placé au haut d’une montagne, spectateur de la nature même : Ô le beau point de vue ! » (Salon de 1763, p. 271)
« j’avais écrit le nom de cet artiste au haut de ma page, et j’allais vous entretenir de ses ouvrages, lorsque je suis parti pour une campagne voisine de la mer et renommée par la beauté de ses sites. […] Mon projet est de vous les décrire, et j’espère que ces tableaux en vaudront bien d’autres. » (Salon de 1767, début de la Promenade Vernet, p. 594)
Description historique et critique de l’Italie, ou Nouveaux Mémoires sur l’état actuel de son Gouvernement, des Sciences, des Arts, du Commerce, de la Population & de l’Histoire Naturelle, par M. l’Abbé Richard, à Dijon, chez François Des Ventes, Libraire de Monseigneur Le Prince de Condé, à Paris, Chez Saillant, Libraire, rue Saint Jean de Beauvais, 1766. L’ouvrage est réédité et augmenté en 1769.
La Περιήγησις (Périégèsis, le tour), ou Description de la Grèce, du géographe Pausanias, date de la fin du IIe siècle de notre ère. C’est dans cet ouvrage que Fragonard et ses prédécesseurs dramaturges ont pu trouver l’histoire de Corésus et Callirhoé (voir le Salon de 1765, p. 423-433).
Diderot évoque Pausanias dans Le Pour et le Contre, le recueil de ses lettres à Falconet sur la postérité. Dans la lettre XI (mai 1766), il marque nettement qu’il n’a rien à voir avec lui : « Pausanias n’est point un enthousiaste. C’est un homme froid, qui regarde froidement, qui écrit froidement, qui rompt sans cesse sa description par des traits d’érudition qui expliquent le tableau de Polygnote, mais qui en détruisent l’entente. Il ne dit pas un mot des passions, du mouvement, des expressions, des caractères ; cependant l’idée qu’il laisse, est grande. Si un tableau moderne eût passé par les mains d’un Pausanias, je vous demande ce qui en resterait ? Un peintre habile peut sans doute concevoir une belle chose d’après une mauvaise description ; mais en revanche une mauvaise description peut réduire à rien un chef-d’œuvre de peinture. » (DPV XV 113)
Il faut en effet rapprocher ce passage du début du Salon de 1767, où Diderot évoque de façon plus personnelle le voyage d’Italie rêvé avec Grimm : « Pour ce voyage d’Italie si souvent projeté, il ne se fera jamais. Jamais, mon ami, nous en nous embrasserons dans cette demeure antique, silencieuse et sacrée, où les hommes sont venus tant de fois accuser leurs erreurs ou exposer leurs besoins, sous ce Panthéon… » (p. 518).
L’abbé Mallet, ennemi acharné des jansénistes et même des philosophes des Lumières, constitue une sorte d’alibi théologique pour l’Encyclopédie, à laquelle il ne collabore que pendant la première phase du projet, avant l’interdiction ; Jaucourt, au contraire, aristocrate protestant et disciple de Montesquieu, appartient à la garde rapprochée de Diderot et lui restera fidèle jusqu’au bout…
Naturaliste et médecin, collaborateur de Buffon (avant de se fâcher avec lui), Daubenton collabore à l’Académie des sciences dès 1744 ; il est membre de la Royal Society en 1755 ; il devient professeur d’histoire naturelle au Collège de France en 1778. Daubenton développe dès les années 1740 le Cabinet du roi, origine du Museum d’histoire naturelle, dont il est le premier directeur à la Révolution.
Voir Jacques Proust, « Diderot et la philosophie du polype », Revue des sciences humaines n° 182, avril-juin 1981.
La composition s’oppose aux « figures jetées au hasard, sans proportion, sans intelligence, & sans unité » (Diderot, article Composition, Bouquins, p. 120) ; ce sont quasiment les mêmes termes que ceux de Daubenton fustigeant « des figures informes & gigantesques dispersées sans ordre & tracées sans proportion ».
Par exemple à propos du Saint Benoît de Deshays, dans le Salon de 1761 (p. 215). De même, à propos du Guillaume le Conquérant de Lépicié, « la disposition des figures » (Salon de 1765, p. 416) ; dans le Préambule du Salon de 1767, « la position des figures » (DPV XVI 56, le texte a sauté dans Bouquins p. 517) ; pour le Saint Denis de Vien « la proportion des figures » (p. 544) ; pour Le Miracle des Ardents de Doyen, « la distribution des figures et des incidents » (p. 656)… etc.
Elle émerge au début du Salon de 1763 : « Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre… » (p. 237) ; il ne s’agit pas de décrire, ponctuellement, telle ou telle œuvre…
Voir notamment la distinction que Diderot établit à partir de La Manne de Poussin, Préambule du Salon de 1767, p. 523.
La description comprise comme définition imparfaite vient de la Logique de Port-Royal d’Arnaud et Nicole. On y distingue en effet d’abord les définitions de mots et les définitions de choses (I, 12, Champs, Flammarion, 1970, p. 120). Si les premières permettent de clarifier la penser, les secondes sont toujours équivoques. Dans les définitions de choses, on distingue encore les plus exactes, qui définissent la chose par ses attributs principaux (genre et différence), et les moins exactes, qu’on appelle descriptions (II, 16, p. 215). La description ne tient pas compte des attributs communs (c’est-à-dire du genre dont relève la chose décrite), mais seulement des attributs propres (c’est-à-dire de ce qui rend cette chose singulière) : « La définition moins exacte qu’on appelle description, est celle qui donne quelque connoissance d’une chose par les accidents qui lui sont propres, & qui la déterminent assez pour en donner quelque idée qui la discerne des autres. C’est en cette maniere qu’on décrit les herbes, les fruits, les animaux, par leur figure, par leur grandeur, par leur couleur, & autres semblables accidents. C’est de cette nature que sont les descriptions des Poëtes & des Orateurs. » (P. 216.)
Dans Du Descriptif, Philippe Hamon mentionne brièvement ce passage de l’article Description de l’Encyclopédie, qu’il met en rapport avec Furetière, le Littré et l’article Descriptif, de Marmontel. (Philippe Hamon, Du Descriptif, Hachette, 1993, p. 25)
Les attributs essentiels de la chose à définir sont les attributs qui « développent » « sa nature & son essence ». Dans la Logique de Port Royal, ils sont à la fois les attributs communs et les attributs propres. Mais ici ils désignent les attributs communs seuls (dans l’exemple qui suit, le caractère de Damon) et s’opposent aux attributs accidentels (supra), ou aux qualités « extérieures et accidentelles » (infra).
Cette définition se retrouve mot pour mot, exemples compris, dans le Dictionnaire de Trévoux, éd. 1771 : mais peut-être est-ce le Trévoux qui la reprend à l’Encyclopédie.
Ce sont les derniers vers du chant II. Auditrice de la Nuit, la Mollesse est ici une figure allégorique. Le dernier vers est cité par Diderot comme exemple d’hiéroglyphe dans la Lettre sur les sourds (p. 35 ; DPV IV 169).
Le mot est rare. Absent de l’Encyclopédie, il est défini ainsi dans le Dictionnaire de Trévoux : « Chronographie. s. f. C’est la même chose que Chronologie. En grec, χρόνος signifie temps, et γράφω, j’écris. C’est de là que viennent chronographe & chronographie. » L’article Chronologie suit immédiatement Chronographie et insiste sur l’enchaînement des événements : « Il faut avoir un enchaînement & une suite d’événemens, qui tous liés, & si j’ose m’exprimer ainsi, emboîtés les uns dans les autres, montrent le nombre d’années qu’il y a depuis la création jusqu’au terme qu’on s’est proposé. Chacun de ces événements, qui tiennent ainsi l’un à l’autre, est ce qu’on appelle époque. » Les termes de « liaison » et d’« enchaînement » réapparaissent ensuite à plusieurs reprises.
Le renvoi à un article Chronographie qui n’existe pas, aux articles Topographie et Portrait, de quelques lignes, montre bien que la notion est en train de se constituer. Il n’y a pas d’article Description dans le traité Des Tropes de Dumarsais(1730, 1757, 1776), qui n’emploie le mot que fugitivement, à propos de la métalepse et de l’hypotypose. Il faut attendre Fontanier pour que, dans les « figures du discours autres que les tropes » on voie apparaître non la description, mais les « figures de pensée par développement », où l’on retrouve, entre autres, les subdivisions de l’Encyclopédie : topographie, chronographie, portrait. (Fontanier, Les Figures du discours, Flammarion, Champs, 1977, pp. 420-433. La partie qui nous intéresse ici ne fut publiée pour la première fois qu’en 1827.)
L’exemple devait être cité assez couramment chez les Grammairiens. Diderot y recourt quelques années plus tôt dans la Lettre sur les sourds. Voir Bouquins, p. 35.
« Je ne mets ici cette figure au rang des Tropes, que parce qu’il y a quelque sorte de Trope à parler du passé comme s’il était présent ; car d’ailleurs, les mots qui sont employés dans cette figure, conservent leur signification propre. De plus, elle est si ordinaire, que j’ai cru qu’il n’était pas inutile de la remarquer ici. » (Dumarsais, Des tropes ou des différents sens, éd. F. Douay-Soublin, Flammarion, Critiques, 1988, IX, L’hypotypose, p. 135.) Dans l’Encyclopédie, l’article Hypotypose, qui est de Jaucourt, renvoie à Image, Peinture, Description.
L’Aesthetica de Baumgarten est publiée en 1750. Le mot, dont il est l’inventeur moderne, apparaissait déjà dans ses Méditations philosophiques sur quelques aspects de l’essence du poème, Magdebourg, 1735.
Jaucourt paraphrase Addison, qu’il citera d’ailleurs, très honnêtement, à la fin de l’article : « Mais comment se fait-il que nous prenions du plaisir à être terrifiés ou repoussés par une description, quand nous trouvons tant de répugnance dans la peur ou la douleur que nous éprouvons en tout autre occasion ? » (But how comes it to pass, that we should take delight in being terrified or dejected by a description, when we find so much uneasiness in the fear or grief which we receive from any other occasion ? Addison, The Spectator, n°418, 30 juin 1712, article VIII des 11 articles qui composent The Essay on the Pleasures of the Imagination et furent publiés dans les livraisons 411 à 421 du journal.)
L’exemple vient d’Addison : « la description d’un tas de fumier est plaisante pour l’imagination si l’image se représente à notre esprit par des expressions adéquates ; quoique peut-être cela doive être appelé plus proprement plaisir de l’entendement que plaisir de la fantaisie, car nous ne sommes pas tant récréés par l’image contenue dans la description que par l’efficacité de la description à susciter l’image » (the description of a dunghill is pleasing to the imagination, if the image be represented to our minds by suitable expressions ; though, perhaps, this may be more properly called the pleasure of the understanding than of the fancy, because we are not so much delighted with the image that is contained in the description, as with the aptness of the description to excite the image.Ibid., mais chez Addison les exemples précèdent la formulation générale par laquelle Jaucourt a commencé.).
Jaucourt suit toujours Addison : « La plupart des lecteurs, je pense, sont plus charmés par la description du paradis de Milton que par l’enfer ; elles sont l’une et l’autre peut-être également parfaites en leur genre, mais dans l’une le souffre et ses exhalaisons sont moins rafraîchissants pour l’imagination que les lits de fleurs et la saveur sauvage des parfums dans l’autre » (Most readers, I believe, are more charmed with Milton’s description of paradise, than of hell; they are both, perhaps, equally perfect in their kind, but in the one the brimstone and sulphur are not so refreshing to the imagination, as the beds of flowers and the wilderness of sweets in the other. Ibid.) Noter cependant la restriction de Jaucourt qui suit (« peut-être néanmoins… »), et infléchit nettement le propos.
Diderot évoque « les ténèbres visibles et palpables de Milton » à propos de la Nuit par un clair de lune de Vernet, au Salon de 1763 (p. 271 ; DPV XIII 388).
L’idée remonte à Aristote : « Nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres. » (Aristote, Poétique, IV, 1448b10-2.) Sur la postérité de ce paradoxe de la représentation à partir de la Renaissance, voir Emmanuelle Hénin, Ut pictura theatrum, Droz, 2003, pp. 488-501. E. Hénin montre comment, abondamment développé en Italie, où il légitime ensuite le topos baroque de la beauté de l’horrible, il a rencontré la résistance du classicisme français et n’est vraiment réintroduit, comme principe central du plaisir tragique, qu’avec les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de l’abbé Du Bos.
« Mais le fumier sur lequel [Job] vainquit le démon, subsista longtems après lui par un effet de cette adorable providence, qui sçait abaisser quand il lui plaît les choses les plus élevées, & relever au-contraire à la vûe de toute la terre les plus méprisables. Car nous apprenons de saint Chrysostome une circonstance capable de nous étonner, qui est que ce fumier si redoutable au démon, qui avoit été comme le théatre de la patience de Job & de la confusion de son ennemi, étoit encore de son tems venerable à tous les peuples. « Le fumier de ce saint homme, dit-il, est plus auguste & plus digne de nos respects que les trônes de tous les Rois. Car ceux qui voyent ces trônes n’en retirent aucun avantage ; & c’est tout au plus pour eux un plaisir très-court sans aucune utilité. Mais il est très avantageux au-contraire de considerer le fumier de Job, dont la vûe seule peut servir beaucoup pour nous affermir dans la patience. C’est pourquoi on voit encore aujourd’hui beaucoup de personnes passer les mers & venir de payis fort éloignés en Arabie dans le desir de voir ce fumier célebre, & de baiser cette terre où s’est passé le combat fameux de ce vainqueur du démon, & où il a répandu un sang plus précieux que n’est l’or. Car il n’y a point de pierreries , ajoûte ce Saint, qui puissent être comparées aux ulceres qui couvroient le corps de Job. » (in Job traduit en françois, avec une explication tirée des saints Peres & des Auteurs Ecclesiastiques, Paris, Guillaume Desprez, 1730, Préface [de M. de Sacy ?], p. xxxv, citant Saint Chrysostome, ad popul. Antioch., homil. 5.)
Nouvel emprunt à Addison, toujours dans le même article du 30 juin 1712 : « De la même manière, quand la lecture nous confronte à la torture, aux blessures, à la mort, et à tout autre catastrope, notre plaisir ne découle pas à proprement parler de la douleur qu’une description aussi noire nous donne que de la secrète comparaison que nous faisons entre nous-mêmes et la personne qui souffre. De telles représentations nous enseignent à apprécier à sa juste valeur notre condition, à nous réjouir de notre bonne fortune qui nous préserve de telles calamités. Voilà un plaisir cependant que nous ne pouvons pas éprouver quand nous voyons une personne réelle recevoir les tortures que nous rencontrons dans la description. » (In the like manner, when we read of torments, wounds, deaths, and the like dismal accidents, our pleasure does not flow so properly from the grief which such melancholy descriptions give us, as from the secret comparison which we make between ourselves and the person who suffers. Such representations teach us to set a just value upon our own condition, and make us prize our good fortune which exempts us from the like calamities. This is, however, such a kind of pleasure as we are not capable of receiving, when we see a person actually lying under the tortures that we meet with in a description.)
Diderot développera cette idée dans le quatrième site de la Promenade Vernet, citant à l’appui une maxime de La Rochefoucauld (p. 608 ; DPV XVI 196).
Toujours chez Addison, dans l’article du Spectator du 30 juin 1712, on peut lire : « parce que l’imagination peut se représenter à elle-même les choses plus grandes, plus étranges, ou plus belles que ce que les yeux pourront jamais voir, eux qui demeurent sensibles aux moindres défauts de ce qu’ils voient ; pour cette raison il est de la responsabilité du poète de satisfaire l’imagination selon les propres caprices de celle-ci, en corrigeant et perfectionnant la nature quand il décrit la réalité, et en ajoutant des beautés plus grandes que celle qui se trouvent dans la nature quand il décrit une fiction. » (because the imagination can fancy to itself things more great, strange, or beautiful, than the eye ever saw, and is still sensible of some defect in what it has seen; on this account it is the part of a poet to humour the imagination in its own notions, by mending and perfecting nature where he describes a reality, and by adding greater beauties than are put together in nature, where he describes a fiction.)
Jaucourt remplace le poète d’Addison par un « grand maître » qui suggère plutôt le peintre. Le développement qui suit, avec ses exemples, ne se trouve pas chez Addison.
En dehors de l’article Description, le mot apparaît une fois dans l’Encyclopédie, à l’article Chronique de Diderot, qui cite la Chronographie de Georges Syncelle.
« De là il résulte que si l’on veut soutenir qu’il n’y a point d’inversion en français, ou du moins qu’elle y est beaucoup plus rare que dans les langues savantes… » (p. 13).
« Il suffirait je crois de se transporter en idée chez un peuple étranger dont on ignorerait la langue ; ou, ce qui revient presque au même, on pourrait employer un homme qui s’interdisant l’usage des sons artculés, tâcherait de s’exprimer par gestes. » (p. 14) Le muet de convention devient plus loin un sourd et muet de naissance, p. 16.
Il faudrait analyser en détail les « hiéroglyphes » qu’analyse Diderot chez Homère et chez Virgile : les effets visuels et sonores qu’il repère obligent le lecteur à quitter le niveau de l’interprétation discursive (le sens des mots) pour aller chercher, en deçà, un niveau d’interprétation qui n’est plus celui de la langue, mais d’un spectacle synesthésique. L’hiéroglyphe défait le langage.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Vérité, poésie, magie de l’art : les Salons de Diderot », cours donné à l’université de Provence, automne 2011.
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