La jambe d’Hersé
On voudrait se demander ici ce que peut signifier « écrire la peinture » dans le cadre des Salons de Diderot. On écartera d’emblée la production d’un discours prenant la peinture pour l’objet indirect d’une théorie esthétique, ou même simplement d’un jugement de goût. Il ne s’agit pas d’écrire sur la peinture, mais, transitivement, d’écrire la peinture, c’est-à-dire de traduire la peinture en écriture.
Or la peinture classique entretient un rapport tout à fait particulier, aujourd’hui révolu, avec le texte. Le modèle dominant auquel elle est censée s’assujettir est d’une représentation qui traduit en image un texte. En ce sens, le modèle idéologique dominant, depuis la Renaissance jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, est celui d’une peinture écrite, d’une peinture qui se donne à lire comme de l’écriture, et ce bien au-delà de la seule peinture d’histoire. Écrire la peinture, ce sera donc d’abord, naturellement, restituer ce texte que l’image s’est efforcée de représenter.
Mais bien-sûr la peinture échappe presque toujours à ce modèle, à la fois parce que les moyens d’expression de la peinture sont trop différents de ceux de l’écrit, et parce qu’elle revendique son autonomie sémiologique. Dans l’image, l’œil du spectateur rencontre ce que l’on appellera ici de la peinture non écrite, c’est-à-dire quelque chose d’irréductible à un texte qu’il s’agirait de traduire en image. Cette peinture non écrite constitue l’enjeu essentiel de l’écriture des Salons, la gageure à laquelle Diderot va s’affronter : écrire la peinture, ce sera donc dans un second temps, traduire en texte cette peinture non écrite, rendre compte avec des mots de ce qui dans la peinture ne s’est pas structuré à partir d’un texte.
La peinture non écrite révèle le génie de la peinture, son ressort intime ; elle ne désigne pas nécessairement pour autant ce qui, dans la production picturale, est génial. Le point de départ de la peinture non écrite est bien souvent l’échec du peintre à traduire correctement le texte en image. C’est Diderot qui, de ce défaut, fait le ressort spirituel des Salons. Mise en défaut, la peinture est alors rattrapée par l’écrit qui la juge. La critique du défaut rapatrie in extremis la peinture non écrite dans le champ de la peinture écrite.
Après un bref rappel du fonctionnement général de ce modèle à partir duquel est censée se construire la peinture écrite, nous étudierons un exemple célèbre du Salon de 1767, le commentaire du Mercure, Hersé et Aglaure de Lagrenée.
La scène comme medium de la peinture écrite
Depuis la Renaissance, la doctrine de l’ut pictura poesis institue un parallélisme théorique des arts qui tend, dans la pratique, à assujettir les arts de l’image au modèle textuel. Il ne s’agit pas d’une préséance culturelle de l’écrit sur des arts que l’on jugerait inférieurs. Ce qui est en jeu, c’est la conjuration de l’interdit biblique de l’image : le moyen-âge, pour conjurer cet interdit, a recouru à des moyens théologiques ; de la querelle iconoclaste est née la théorie de la translatio ad prototypum, qui abolit l’image peinte de façon que le fidèle, sans s’arrêter à sa surface, se transporte au-delà d’elle, de la vision sensible vers la vision intelligible, la clara visio dei.
La peinture comme scène
L’ut pictura poesis laïcise cette conjuration. Face à la peinture, le spectateur ne s’arrêtera ni aux prestiges de la couleur, ni au plaisir que peuvent donner les formes. Au-delà de la surface peinte, il saisira le texte qu’elle représente et qu’il s’agit, par elle, de se remémorer. La peinture est un pré-texte qu’il s’agit de lire comme texte. Peuplée, baignée d’images, toute la culture classique s’ordonne pourtant comme s’il n’y avait pas d’images : très bibliquement, elle célèbre le Texte.
La scène joue un rôle central dans la généralisation du système de l’ut pictura poesis : le théâtre est l’art par excellence qui se situe à l’articulation du texte et de l’image. Une scène se dit ; une scène se donne à voir. Dans le processus de réduction de l’image à du texte, la scène constitue le medium commun à l’une et à l’autre, qui permet la modélisation. Elle est, dans l’image, ce qui renvoie immédiatement à du texte. On sait que la peinture d’histoire a été amenée à occuper dans la hiérarchie des genres une position de domination écrasante. Or qu’est-ce qu’une peinture d’histoire ? Ce n’est pas essentiellement, comme on la définit trop souvent de façon réductrice, une peinture qui traite un sujet historique, ni une peinture qui raconte une histoire : c’est une peinture qui représente une scène. La scène du tableau donne à voir, met en spectacle le texte d’une scène de théâtre.
L’invention de la perspective joue également un rôle clef dans cette adaptation profane de la translatio ad prototypum. La perspective établit la profondeur : elle traduit dans l’espace, matériellement, l’ancienne distance mystique de l’image au prototype, du monde sensible au monde intelligible. Pour cela, elle suppose que l’espace de la représentation est un espace qui s’établit à distance par rapport à l’œil du spectateur. Entre l’œil et la scène, quelque chose vient s’interposer, faire écran, signaler la frontière : c’est le miroir de Brunelleschi, ou l’intersecteur d’Alberti. Ce dispositif, technique à l’origine, se thématise aussitôt dans la peinture qui le met en abyme : la scène proprement dite délimite sur la toile un espace restreint autour duquel, ou en arrière duquel, est suggéré un espace vague depuis lequel regarder la scène. Mais l’espace restreint ne se voit que par effraction, depuis une porte entrebâillée, de derrière un buisson, un rideau. Parfois, la porte, le rideau signifient l’effraction même si aucun spectateur n’est représenté.
La scène comme dispositif
Écrire la peinture c’est donc essentiellement renverser l’ut pictura poesis : il ne s’agit plus simplement, comme dans la tradition rhétorique de l’e[kfrasi", de recréer le texte de la scène que la peinture déploie sous nos yeux et de restituer, par ce texte, le sens d’une peinture écrite, mais de mettre en évidence, dans la peinture, ce qui est spécifiquement de l’image, ce qui relève d’une peinture non écrite, d’une peinture qui n’est que de l’image, que du visuel. Quelque chose, dans la composition peinte, dans la peinture écrite, échappe à la logique théâtrale de la mise en scène du texte. Quelque chose résiste à la modélisation textuelle : faillite du peintre échouant à scénographier son sujet ? ou coup de génie de l’artiste ouvrant, pour la peinture, un champ de représentation autonome, libéré de la tutelle du texte ?
Pour Diderot, c’est tout un : ce supplément iconique (ou ce défaut) vient déconstruire le parallélisme des arts et déstabiliser la scène picturale. Rendre compte de ce supplément, c’est écrire ce qui, sur la toile, relève de la peinture non écrite : à la fois dénoncer la crise de l’ut pictura poesis finissante et, paradoxalement, en écrivant la peinture non écrite, rétablir in extremis le parallélisme, l’équivalence qui vient d’être dénoncée.
La description des peintures, dans les Salons de Diderot, semble à première vue n’obéir à aucun schéma préétabli. Certains tableaux sont expédiés en une ligne, d’autres font l’objet de digressions si longues qu’elles constituent presque une œuvre dans l’œuvre. Pourtant, si l’on a en tête ce parallélisme de la poésie et de la peinture, auquel Diderot fait constamment allusion, et si l’on prend en compte la conséquence immédiate de ce parallélisme, la modélisation de la peinture comme scène (le mot « scène » revient de façon obsédante dans le texte), on s’aperçoit vite que le compte-rendu de l’œuvre fonctionne presque toujours comme variation à partir d’un protocole de lecture unique :
Dans la peinture il s’agit d’abord de dégager le « moment », l’« instant » que le peintre a voulu représenter. Ce moment (textuel) délimite une scène, dont le commentateur dégage l’« ordonnance », la « machine », posant ainsi l’équivalence entre la scène prise comme concentration d’une narration, et la scène considérée comme mise en espace, comme disposition dans une certaine profondeur. Ainsi est posée la dimension géométrale de la représentation, qui vient se superposer à sa dimension symbolique, c’est-à-dire au sens, à l’enjeu théâtral fixé par le moment. La superposition du « moment » et de la « machine » constitue le dispositif de la représentation : le dispositif est toujours double, à la fois géométral et symbolique.
Pourtant l’articulation du géométral et du symbolique n’est plus ni automatique, ni transparente au dix-huitième siècle : elle ouvre une dimension intermédiaire, où se déploie toute une phénoménologie du regard. Dans cet entre-deux, la distance de la fiction comme la profondeur de l’espace s’abolissent : l’œil ne lit plus ; il est affecté par l’image, qui le fascine ou l’horrifie. Le suspens de toute distance est diversement thématisé, par l’identification du regard à un toucher, par l’entrée du spectateur dans l’espace de la toile, par le surgissement face à l’œil d’un objet incongru, inquiétant, choquant. Pulsion désirante et sentiment du sublime font émerger la dimension scopique de la représentation, où se manifeste l’envers de l’ut pictura poesis, c’est-à-dire précisément ce qui s’écrit quand on ne lit pas simplement, mais qu’on écrit la peinture, qu’on écrit ce qui dans la peinture est propre à la peinture et irréductible au texte.
On ne peut pas dissocier la critique de Diderot de l’émergence de cette dimension scopique. Le travail de la critique ne remet pas seulement en question le choix du moment par le peintre et la disposition des figures sur la toile, ou autrement dit « le technique » (ou « le faire ») et « l’idéal »1. C’est le protocole même de lecture sous-tendu par ce dispositif, par cette superposition d’une structure géométrale et d’une ordonnance symbolique, qui est ébranlé et, d’une certaine manière, dépassé. Le travail de la critique s’accomplit pleinement, qui délimite son objet, le dispositif de la peinture d’histoire classique, en montre l’envers, l’effet scopique de la peinture, et, par cette déconstruction, parvient à autre chose, à cette matérialité de la peinture qui procure à l’œil une satisfaction ou un déplaisir, une jouissance excédant tout discours.
Le Mercure, Hersé et Aglaure de Lagrenée : dispositif de la scène
Dans le Salon de 1767, Lagrenée a exposé une toile représentant Mercure, Hersé et Aglaure jalouse de sa sœur.
Omettant ici de définir le moment de la toile, et donc de révéler le texte des Métamorphoses d’Ovide (II, 708-832) qu’il s’agit de représenter, Diderot commence sans transition par décrire la disposition des personnages :
« Hersé, à gauche, est assise. Elle a sa jambe droite étendue et posée sur le genou gauche de Mercure. On la voit de profil. Mercure, vu de face est assis devant elle, un peu plus bas et un peu plus sur le fond. Tout à fait vers la droite, Aglaure écartant un rideau, regarde d’un œil colère et jaloux le bonheur de sa sœur. » (DPV XVI 134.)
En faisant défiler les personnages de la gauche vers la droite, c’est-à-dire également de l’avant vers l’arrière de la scène, Diderot met en évidence d’abord l’espace restreint de la scène proprement dite, le couple que forment Hersé et Mercure, puis l’espace vague du dehors que désigne le rideau écarté par Aglaure. Mercure est « un peu plus sur le fond » : la profondeur est posée, qui permet d’installer le dispositif d’écran avec son système d’interposition. Le rideau vert, ainsi que la balustrade sur laquelle est assis Mercure délimitent l’écran de la représentation, écran qu’Aglaure lève pour regarder, par effraction, une scène intime, interdite au regard. Selon Ovide, Aglaure occupait la première chambre au fond du palais de Cécrops, à Athènes, et Hersé la seconde, de sorte que Mercure devait franchir celle d’Aglaure pour parvenir à celle d’Hersé dont il était tombé amoureux3. Le rideau, la balustrade et la main gauche d’Aglaure figurent matériellement la séparation des chambres, et symboliquement la coupure du désir qui ronge la sœur délaissée. Aglaure est interdite à plus d’un titre : elle n’a pas le droit de regarder ; elle est mortifiée de ce qu’elle voit ; elle sera pétrifiée par Mercure qui la punira de sa jalousie. Ce regard interdit métaphorise le regard du spectateur qui, face à l’image, transgresse l’interdit biblique de la représentation. Aglaure est une autre femme de Loth4.
La dimension scopique
Pourtant ce qui est donné à regarder n’est pas, n’est plus à proprement parler ni le culte des images, ni son équivalent symbolique, la pratique de la luxure, mais simplement le « bonheur ». L’enjeu de la représentation est l’expression de la jouissance :
« Les artistes vous diront peut-être que les figures principales sont lourdes de dessin et de couleur, et sans passages de teintes. Je ne sais s’ils ont raison ; mais après m’être rappelé la nature, je me suis écrié en dépit d’eux et de leur jugement, ô les belles chairs, les beaux pieds, les beaux bras, les belles mains, la belle peau ; la vie et l’incarnat du sang transpirent à travers ; je suis sous cette enveloppe délicate et sensible le cours imperceptible et bleuâtre des veines et des artères. Je parle d’Hersé et de Mercure. Les chairs de l’art luttent contre les chairs de nature. » (Suite du précédent.)
Les reproches techniques que l’on peut faire à Lagrenée sont dans un premier temps conjurés par la force d’évidence naturelle, par l’appel voluptueux de la chair.
Diderot oppose alors deux regards : le regard distancié, technicien, des « artistes » critiquera le « dessein », la « couleur », les « passages de teintes », en un mot tout ce qui, conventionnellement, doit permettre de représenter « les chairs de l’art… ». Face à ce regard, Diderot invoque la nature (« après m’être rappelé la nature », « les chairs de nature »). Il ne s’agit pourtant pas là de deux points de vue, ni même de deux instances de jugement. La technique ouvre certes la distance géométrale du jugement5 ; mais la nature abolit cette distance ; elle imprègne les choses, elle défait la structure du corps dont elle isole les parties, elle entraîne l’adhésion enthousiaste. Il ne s’agit plus de regarder, encore moins de critiquer, mais de sentir : l’artifice des figures peintes est oublié, le spectateur participe à la vie de la chair. Au moment où la profondeur de l’espace s’évanouit, c’est la profondeur de la chair qui lui fait place : sous la chair, le sang, sous l’enveloppe de la peau, les veines.
Ce ne sont plus des figures, c’est de la chair. Le regard ne circonscrit plus une scène. L’œil adhère à de sublimes membra disjecta. L’objet du regard est déconstruit, disséminé. De cette dissémination même, où le regard se perd, naît le sentiment du sublime et la dimension scopique, où le dispositif de la représentation trouve à la fois son accomplissement (jamais nous n’avons été si proches de la jouissance amoureuse de Mercure avec Hersé) et sa fin (il n’y a plus ni Mercure, ni Hersé, mais de la chair).
« Approchez votre main de la toile, et vous verrez que l’imitation est aussi forte que la réalité, et qu’elle l’emporte sur elle par la beauté des formes. On ne se lasse point de parcourir le cou, les bras, la gorge, les pieds, les mains, la tête d’Hersé. J’y porte mes lèvres, et je couvre de baisers, tous ces charmes. » (Suite du précédent.
Dans le texte, le moment où s’exprime la dimension scopique de l’image est aussi celui où la distance du regard bascule en sensibilité du toucher. « Je » parcours Hersé, « je » réunis les parties séparées de son corps en un parcours qui reconstitue la figure. Son nom peut alors revenir : l’espace vidé par le regard est à nouveau habité par la communion sensible.
Le supplément et le défaut, principes du dédoublement symbolique
« Je » jouis d’Hersé : le spectateur s’identifie à Mercure et non plus à Aglaure, dont le point de vue et le regard par effraction ordonnaient la dimension géométrale de la scène. Il s’agit cette fois d’entrer dans le jeu scénique au lieu d’en délimiter les frontières. « Je » vient en supplément dans la scène, comme quelque chose en trop qui désigne quelque chose en moins, précisément la défaillance de Mercure, ce défaut constitutif de la jouissance :
« O Mercure, que fais-tu ? qu’attends-tu ? tu laisses reposer cette cuisse sur la tienne, et tu ne t’en saisis pas, et tu ne la dévores pas ? et tu ne vois pas l’ivresse d’amour qui s’empare de cette jeune innocente, et tu n’ajoutes pas au désordre de son âme et de ses sens, le désordre de ses vêtements ; et tu ne t’élances pas sur elle. Dieu des filous !... » (Suite du précédent.)
Mercure ne répond pas à l’appel de la chair. L’image demeure immobile, la peinture échoue par nature, essentiellement, à produire le mouvement que, dans sa dimension scénique même, elle suscite.
L’interpellation de Mercure rétablit progressivement la distance de la parole. « Je » sort de la scène. Insidieusement, l’identification du spectateur glisse encore vers la gauche. Ce n’est plus de la jouissance de Mercure, mais de celle d’Hersé qu’il est question, jouissance excitée par le moment de la scène, par l’entreprise du dieu, puis frustrée dans son accomplissement.
Peinture non écrite : le point de vue d’Hersé, envers du dispositif
Il ne s’agit pas seulement de l’immobilité de la peinture, nécessairement suspendue au seuil de l’accomplissement narratif. Mercure ne fait rien de ses mains. Il ne se saisit pas de la cuisse offerte d’Hersé, il ne dévore pas cette chair appétissante de ses baisers, il ne met pas en désordre la draperie bleue de sa tunique sagement posée sur ses genoux.
Que fait Mercure ? Main droite sur le cœur, main gauche ouverte, l’index légèrement tendu vers l’avant, dans la position de l’acteur déclamant sa tirade, Mercure pérore. Lagrenée respecte en cela les conventions de la peinture d’histoire. Cette peinture est écrite ; elle écrit, sur un autre support que le texte, le discours de Mercure : la déclaration d’amour est le texte dont ce dispositif scénique nous fournit l’image.
Mais la parole de Mercure ne satisfait pas la jouissance d’Hersé. Elle s’inscrit en creux dans l’image, comme défaut d’action, comme filouterie dont Mercure, dieu des voleurs, devient l’emblème. Ce qui se révèle ici, c’est qu’au fond nous nous moquons bien de ce texte que l’image est censée porter. L’essentiel ne peut se dire que sous le voile du badinage : la jouissance d’Hersé demeure inassouvie. Au-delà de l’anecdote, le point de vue d’Hersé, qui est celui du manque, retourne le point de vue d’Aglaure, qui dans la scène introduit le supplément d’une effraction. Toutes deux, à leur manière, métaphorisent le regard que toute scène peinte programme pour le spectateur de l’œuvre d’art en général : ce regard est sollicité pour entrer dans un espace où il est, par nature, impossible d’entrer (c’est la tragédie d’Aglaure) et jouir d’un spectacle qui, par nature également, ne peut satisfaire la jouissance qu’il promet (c’est le drame d’Hersé).
On touche ici aux fondements du dispositif scénique classique :
D’une part, la mise en scène de l’effraction manifeste la coupure symbolique constitutive de la scène : l’espace est coupé ; la parole est coupée. Cette coupure recouvre et figure une castration dont la conjuration constitue l’un des moteurs et des enjeux de la jouissance esthétique.
D’autre part, et ceci est moins connu, face à cette économie de la coupure, le dispositif scénique met en jeu, manifeste un certain défaut consubstantiel de la jouissance qui n’a rien à voir avec la castration. Il s’agit d’un certain ressenti de la chair féminine à quoi s’identifie le regard. Ce ressenti féminin, Diderot l’exprime par le rêve d’une continuité sensible, de cette caresse impossible venant de l’œil devenu main du spectateur et suppléant la caresse de Mercure qui ne vient pas. L’important n’est pas que l’œil se substitue à Mercure, mais qu’il se fonde en Hersé par la caresse. « Je » s’identifie alors à ce défaut de jouissance qui habite le corps de la femme et menace de le disloquer. Une autre économie de la jouissance est en jeu, économie non phallique, toute en surfaces et en touchers de chairs, économie féminine de l’hymen6, qui est le lieu et le moyen d’une autre symbolisation.
La jambe d’Hersé, punctum de la toile
Tout à coup, donc, apparaît sur cette toile ce « défaut énorme » de la jambe d’Hersé. Aussitôt se trouve rétablie la distance matérielle et la distance symbolique, distance du regard qui délimite la peinture comme scène et distance critique qui retourne cette limite en défaut, en défaillance de la peinture. Le spectateur sort du « transport » que procurait l’expérience de la dimension scopique de la représentation. Le défaut de jouissance qu’il avait éprouvé au terme de son « transport » persiste dans l’espace retrouvé de la scène. Mais il se manifeste d’une autre manière. Transposé géométralement, il devient défaut technique, défaut d’ordonnance :
« Je sentais toutes ces choses et j’en étais transporté, lorsque m’étant un peu éloigné du tableau, je poussai un cri de douleur, comme si j’avais été heurté d’un coup violent. C’était une incorrection, mais une si cruelle incorrection de dessin que j’éprouvai une peine mortelle de voir une des meilleures compositions du Salon gâtée par un défaut énorme. Cette jambe d’Hersé à l’extrémité de laquelle il y a un si beau pied, cette jambe étendue et posée sur le genou, sur ce si beau, si précieux genou de Mercure, est de quatre grands doigts trop longue ; en sorte que laissant ce beau pied à sa place, et raccourcissant cette jambe de son excès, il s’en manquerait beaucoup, mais beaucoup qu’elle ne tînt au corps ; défaut qui en a entraîné un autre, c’est qu’en la suivant sous la draperie, on ne sait où la rapporter. » (DPV XVI 135.)
La jambe d’Hersé n’est pas rattachée à son corps. Elle flotte, elle défait le corps d’Hersé et, paradoxalement, elle signifie ainsi le défaut de jouissance qui la constitue.
Ce « défaut énorme » s’est manifesté comme un heurt, comme un « coup violent ». La jambe abolit le quatrième mur qui, au-devant du premier plan, délimite la scène et la sépare du spectateur7. Le défaut pénètre dans le réel ; il assure la jonction, la communication de ces deux mondes théoriquement disjoints, le Salon où évolue le spectateur et la scène où est produite l’imitation. La jambe choque ; selon l’expression de Roland Barthes dans La Chambre claire, elle me point ; désarticulant la nature et « le technique », la jambe constitue l’aléa imprévisible du réel au sein du dispositif culturellement cadré de l’imitation ; par là, le « défaut énorme » préfigure le punctum. La critique de la peinture, en révélant son défaut, quitte l’économie de la mimèsis pour entrer dans une économie du punctum.
En effet, le tableau à demi raté de Lagrenée devient un morceau d’anthologie pour Diderot critique d’art. Dans ce morceau, la jambe fait tableau : on ne voit qu’elle. Faire tableau ne relève pas de l’imitation concertée de la nature, modélisée comme scène de façon que l’image devienne un objet lisible, textualisé. Faire tableau relève d’une cristallisation aléatoire : l’œil de Diderot pouvait se fixer, comme ne pas se fixer sur ce défaut de la jambe. Ce défaut peut faire sens comme retournement subversif du sens de la scène d’histoire ; mais ce défaut peut demeurer insignifiant, démolir Lagrenée sans pour autant ouvrir à une autre vérité de l’image.
Diderot fait du défaut de la jambe le signe d’un déplacement sémiologique fondamental. L’imitation était centrée sur la parole de Mercure ; le punctum déplace l’attention sur le défaut de jouissance d’Hersé, déconstruisant tout l’édifice qui structurait la peinture écrite à partir d’une tirade de théâtre, pour faire surgir, dans le texte de Diderot, l’image virtuelle, flottante, inquiétante et parodique, de cette jambe désarticulée.
Le choix du moment et la crise de l’ut pictura poesis
La tirade de Mercure s’effondre, dénonçant du même coup l’artifice, la fausseté même du moment choisi.
Alors que Véronèse, qui avait servi en cela de modèle à plusieurs peintures sur le même sujet, avait choisi de représenter le moment où Mercure franchit le seuil de la chambre d’Hersé, passant sur le corps d’Aglaure et la pétrifiant de son caducée, Lagrenée imagine un moment qui n’existe pas dans le récit d’Ovide : Mercure est déjà dans la chambre et c’est à Aglaure que revient la fonction de l’effraction dans l’espace restreint de la scène, une effraction purement visuelle.
Le moment de Véronèse constitue le point culminant du récit d’Ovide : c’est la chute du conte, le châtiment de la métamorphose, au-delà duquel il n’y a plus rien à imaginer, à suppléer. Le choix du moment paroxystique du récit correspond à une sémiologie de l’expression des passions, voire de leur emblématisation : Aglaure terrassée figure le châtiment de l’Envie ; face à elle, Hersé spectatrice figure la pudeur et l’usage réglé du désir : assise modestement, en retrait, chez Véronèse et dans la peinture de Jean-Baptiste Pierre qui s’en inspire directement, plus lascive dans la version de Poussin, mais bien vite recouverte d’un voile par d’opportuns putti.
Lagrenée préfère à ce moment paroxystique ce que Lessing théorise dans le Laocoon comme « instant prégnant ». Mercure est déjà dans la chambre : avant la scène qui s’offre à nos yeux, il a donc déjà conclu un marché avec Aglaure. Aglaure n’est pas encore châtiée : après la scène, en sortant de la chambre, il y aura la métamorphose. Pris entre un avant et un après narratifs, l’instant prégnant concentre une série d’événements dans un dispositif unique, suspendu et artificiel. Il ne s’agit plus d’allégoriser l’histoire pour en extraire des figures et fixer des signes, mais de théâtraliser la scène, de donner à imaginer un déroulement. La peinture écrit désormais son propre texte. Elle invente un invraisemblable discours de Mercure. Par ce déroulement, par cette invention, par cette théâtralisation, le nouveau dispositif sémiologique, fondé sur l’instant prégnant, fait flotter l’image, l’ouvre aux virtualités de l’imagination. Sous une forme burlesque, le flottement de la jambe pointé par Diderot dit ce flottement imaginaire, symptomatique d’une transformation sémiologique profonde : le défaut de composition qui a échappé à Lagrenée est retourné par Diderot en moyen d’expansion imaginaire, c’est-à-dire précisément en ce que produit l’instant prégnant quand il est réussi.
Cette transformation sémiologique, marquée par le glissement du moment paroxystique vers l’instant prégnant, de l’effraction par l’intrusion à l’effraction par le regard, ne traduit pas simplement une évolution du goût et un changement d’ordre esthétique. C’est l’articulation symbolique même de l’image qui se trouve bouleversée : on passe ainsi d’une économie phallique, marquée par la coupure de l’écran, à une économie non phallique, où la dislocation corporelle place la chair au cœur du sens qui est ici mis en question. Causant « une peine mortelle » au spectateur, le défaut désigne la mort, comme le crane anamorphique des Ambassadeurs de Holbein. Le sexe de la femme devient le nouveau point focal où vient échouer la représentation, le point à partir duquel on ne peut rien articuler : « il s’en manquerait beaucoup » ; « on ne sait où la rapporter ». Mercure châtiant Aglaure figurait la castration symbolique : Aglaure périssait pour avoir barré le phallus. Hersé se disloquant face au discours de Mercure figure l’appel du sexe féminin, la précipitation et la fusion en lui.
Traits d’esprit
Une fois repéré le défaut, Diderot se délecte et fait de l’esprit :
« Certainement, si Mercure n’a besoin que d’une cuisse, il peut emporter celle-ci sous son bras, sans qu’Hersé puisse s’en douter. Le Mercure est très savant des bras, du cou, de la poitrine, des flancs, mais on sent qu’il a été dessiné d’après la statue de Pigalle. Le peintre lui a planté encore ici deux ailes à la tête qui ne font pas mieux qu’ailleurs. J’ai pensé ne vous rien dire d’Aglaure. C’est qu’elle est froide, plate, mesquine, roide de position, faible de couleur, nulle d’expression. Si vous pouvez pardonner à cet ouvrage ce petit nombre de défauts, couvrez-le d’or sur la parole de Le Moine. » (DPV XVI 136.)
Mercure a en effet bien besoin d’une cuisse car il lui en manque une. Étant donné la position du lit sur lequel Hersé est assise, ainsi que du tabouret sur lequel elle pose le pied, il n’y a pas d’endroit pour que Mercure place sa jambe droite.
Le mot d’esprit permet de ramener in extremis la jambe flottante, signe du défaut de la jouissance féminine, vers Mercure et la traditionnelle symbolique de la castration. L’excès de jambe d’Hersé devient défaut de jambe de Mercure et ne fait alors que redoubler, sur le plan imaginaire, la coupure sémiotique figurée par l’écran constitutif de la scène classique. La jambe d’Hersé barre d’ailleurs, très explicitement sur la toile, le désir de Mercure, comme le rideau et la balustrade barrent le désir d’Aglaure, qui lui-même métaphorise le regard du spectateur.
Mercure, selon Diderot, est imité du Mercure attachant ses talonnières de Jean-Baptiste Pigalle, son célèbre morceau de réception à l’Académie en 1744. Pigalle, par le geste de Mercure, a voulu signifier la vitesse de la course, à laquelle ce dieu excellait. Rattachant distraitement sa sandale, Mercure a les yeux tournés vers le but de sa course. Il est arrêté, tiré vers l’arrière par ce contre-temps. Mais son corps est tourné vers l’avant, tendu vers la reprise. Sculpter le mouvement relève de la gageure et Pigalle fut applaudi pour ce tour de force.
Mais surtout, la représentation du mouvement dans les arts immobiles de l’image participe de la modélisation scénique imposée par l’ut pictura poesis. Représenter le mouvement, c’est inscrire l’image dans une linéarité narrative. Si Diderot insiste tant sur l’immobilité du Mercure de Lagrenée, c’est par référence à son célèbre modèle qui était devenu une véritable allégorie de la vitesse. Le Mercure de Lagrenée bavarde au lieu de se précipiter. Il tue le texte qu’il prononce par le seul fait de le prononcer. Ce qui est en mouvement, c’est l’autre jambe. Mais ce mouvement ne renvoie pas à une narration ; il relève du symptôme.
Enfin, la critique d’Aglaure se conclut par un dernier trait d’esprit : nous sommes donc autorisés à couvrir d’or cet ouvrage si nous nous rangeons au jugement de Jean-Baptiste Lemoyne, avec qui Diderot en a parlé. Cet or fait allusion à la récompense qu’avait réclamée la cupide Aglaure à Mercure pour lui permettre de traverser sa chambre et de rejoindre Hersé :
Proque ministerio magni sibi ponderis aurum
Postulat… (II, 750-751)
Et pour prix du service elle demande un grand poids d’or…
Aglaure ne reçoit jamais l’or qu’elle a demandé, puisque Mercure impatienté de ses atermoiements la pétrifie.
Couvrir d’or la peinture, c’est la pétrifier, c’est-à-dire conjurer en elle cette dimension scopique qui, un instant, avait fait venir le sang, la vie et les sensations de la chair sur ces corps désarticulés. De la même façon, dans le Salon de 1763, Diderot avait conclu son bref commentaire sur le tableau de Pierre, intitulé Mercure amoureux qui change en pierre Aglaure qui l’éloignait de sa sœur Hersé, par ces mots : « Ce n’est pas Aglaure, c’est l’artiste et toute sa composition que Mercure en colère a pétrifiés. » (DPV XIII 360.)
Conclusion
Comme critique d’art, Diderot s’est certes astreint à décrire l’ordonnance des peintures. Lorsqu’il fait parler les personnages, qu’il anime le « moment » de la scène, il porte à l’extrême ce qui constitue le protocole normal, forgé par la tradition de l’ut pictura poesis, de la lecture de la peinture.
Mais la plus grande originalité des Salons pourrait se situer ailleurs, dans l’exploitation des défauts de la peinture. Le défaut assure un passage, une communication entre l’expérience de la dimension scopique du regard et la critique du modèle scénique de la peinture. La fascination ou l’horreur scopique cessent alors de constituer le moment fugace de la transition entre les deux dimensions, géométrale et symbolique, du dispositif.
L’épreuve incertaine du défaut de la jouissance féminine se pérennise, s’objective en désignation d’un défaut technique. Ecrire la peinture consiste alors, pour Diderot, à écrire le défaut de la peinture. Le critique révèle alors l’envers de la peinture d’histoire ; il met en évidence ce qui, dans la peinture, échappe à la modélisation textuelle. Ecrire la peinture, c’est passer de l’ancienne peinture écrite, qui se lisait comme texte, à une peinture non écrite où l’expérience du défaut de jouissance abolit la frontière mimétique entre le réel et sa représentation.
Notes
Voir S. Lojkine, « De l’écran classique à l’écran sensible : le Salon de 1767 de Diderot », L’Écran de la représentation, l’Harmattan, coll. « Champ visuel », 2001, pp. 295-308.
Voir S. Lojkine, « Une sémiologie du décalage : Loth à la scène », La Scène, littérature et arts visuels, textes réunis pas M. Th. Mathet, L’Harmattan, 2001.
Nous avons défini, dans la première partie de cet exposé, la dimension géométrale du dispositif comme l’établissement des distances respectives entre les objets et les personnages de façon à établir l’illusion de perspective et de profondeur nécessaire à l’instauration d’une scène. Cette distance géométrale, rationalisée, mathématisée, s’oppose à la relation scopique à l’objet, où fascination et abjection se manifestent de façon instable et sans distance. Pour cette raison, la distance entre le spectateur et la scène qu’instaure la dimension géométrale du dispositif prépare, sur le plan symbolique, la distance du jugement.
Sur l’hymen, voir S. Lojkine, « Représenter Julie : le rideau, le voile, l’écran », L’Écran de la représentation, op. cit..
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « La Jambe d’Hersé : Écriture de l’image et cristallisation scopique dans les Salons de Diderot », Écrire la peinture entre XVIIIe et XIXe siècles, dir. P. Auraix-Jonchière, Presses universitaires Blaise Pascal, 2003, p. 75-92.
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