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Résumé

Les références sont données dans l'édition DPV.

[p.367] se note (DPV XIII 367)

Les interventions de Grimm, qui ne figurent pas dans DPV, sont notées en italiques.

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Références de l’article

Diderot, Denis (1713-1784), , mis en ligne le 10/04/2023, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/numeros/salons-diderot-edition/deshays-salon-1763

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Ressources externes

[p.367]

Deshays

Deshays est sans contredit le plus grand peintre d’église que nous ayons. Vien n’est pas de sa force en ce genre, et Carle Vanloo lui a cédé sa place ; il y a pourtant de Vien une certaine Piscine1

Je ne balance pas à prononcer que Le Mariage de la Vierge2 est la plus belle composition qu’il y ait au Salon, comme elle est la plus vaste. Ce tableau a dix-neuf pieds de haut sur onze pieds de large. L’espace est immense, et tout y répond.

[p.368] On voit à droite l’autel et le candélabre à sept branches. Le grand prêtre est placé sur le haut des marches, le dos tourné à l’autel et le visage vers les époux. Il a les bras étendus et la tête élevée au ciel. Il en invoque l’assistance. Il est majestueux. Il est grand. Il en impose ; il est plein d’enthousiasme. Les deux époux sont à genoux sur les derniers degrés. La Vierge noble, grande, pleine de modestie, vêtue et drapée naturellement, dans le vrai goût de Raphaël. L’époux, qui peut avoir quarante-cinq ans, est vigoureux et frais. Il présente à son épouse l’anneau nuptial. Son caractère ne dit ni trop ni trop peu. Derrière l’époux est une sainte Anne dont le visage ridé est l’image de la joie. A côté de la sainte Anne, derrière la Vierge, est une grande fille, belle, simple, innocente, un voile jeté négligemment sur sa tête, le reste du corps couvert d’une longue draperie, et portant une corbeille de roses ; ce n’est qu’un accessoire, mais qu’on ne se lasse point de regarder. A droite du grand prêtre et de l’autel, le peintre a jeté des assistants, témoins de la cérémonie ; ils ont les regards attachés sur les époux. A gauche du grand prêtre, et sur le devant du tableau, il a placé deux lévites vêtus de blanc, tout à fait dans la manière de Le Sueur. L’un tient des fleurs, l’autre s’appuie sur un flambeau. O les deux belles figures ! Il y a des gens difficiles qui convenant de leur mérite et de la beauté de leur caractère, prétendent qu’elles sont un peu contournées, et que le peintre a serré les cuisses de l’un avec une large bande sans trop savoir pourquoi. Malheur à ces gens-là, ils ne seront jamais satisfaits de rien ! Ils disent aussi que la gloire3 qui remplit le haut du tableau est un peu lourde, et il faut leur accorder ce point, d’autant plus que l’éclat qu’ils y désirent n’aurait pas éteint le reste d’une composition peinte très fortement. Pour ces anges groupés, ils ne peuvent nier leur légèreté ; ils sont suspendus dans les airs, et l’on n’est pas surpris qu’ils y restent. Plus on regarde ce morceau, plus on en est frappé. La couleur en est forte, et plus [p.369] peut-être que vraie. Le peintre n’a rien fait encore, à mon sens, ni de si beau ni de si hardi ; je n’en excepte ni son Saint Benoît4, du Salon passé, ni son Saint Victor5, ni son autre martyr6 dont le nom ne me revient pas, quoiqu’il y eût et de la force et du génie.

Qu’on me dise après cela que notre mythologie prête moins à la peinture que celle des Anciens7. Peut-être la Fable offre-t-elle plus de sujets doux et agréables ; peut-être n’avons-nous rien à comparer, en ce genre, au Jugement de Pâris8 ; mais le sang que l’abominable croix a fait couler de tous côtés est bien d’une autre ressource pour le pinceau tragique. Il y a sans doute de la sublimité dans une tête de Jupiter ; il a fallu du génie pour trouver le caractère d’une Euménide9, telle que les Anciens nous l’ont laissée ; mais qu’est-ce que ces figures isolées en comparaison de ces scènes où il s’agit de montrer l’aliénation d’esprit ou la fermeté religieuse, l’atrocité de l’intolérance, un autel fumant d’encens devant une idole, un prêtre aiguisant froidement ses couteaux, un préteur faisant déchirer de sang-froid son semblable à coups de fouet, un fou s’offrant avec joie à tous les tourments qu’on lui montre et défiant ses bourreaux, un peuple effrayé, des enfants qui détournent la vue et se renversent sur le sein de leurs mères, des licteurs écartant la foule, en un mot, tous les incidents de ces sortes de spectacles10 ? Les crimes que la folie du Christ a commis et fait commettre sont autant de grands drames et bien d’une autre difficulté que la descente d’Orphée aux enfers, les charmes de l’Élysée, les supplices du Ténare ou les délices de Paphos. Dans un autre genre, voyez tout ce que Raphaël et d’autres grands maîtres ont tiré de Moïse, des prophètes et des évangélistes. Est-ce un champ stérile pour le génie qu’Adam, Eve, sa famille, la postérité de Jacob et tous les détails de la vie patriarcale11 ? Pour notre paradis, j’avoue qu’il est aussi plat que ceux qui l’habitent et le bonheur qu’ils y goûtent. Nulle comparaison entre nos saints, nos apôtres et nos Vierges tristement extasiés, et ces banquets de l’Olympe où le nerveux Hercule, appuyé sur sa massue, regarde amoureusement [p.370] la délicate Hébé, où Apollon avec sa tête divine et sa longue chevelure, tient, par ses accords, les convives enchantés ; où le maître des dieux, s’enivrant d’un nectar versé à pleine coupe de la main d’un jeune garçon à épaules d’ivoire et à cuisses d’albâtre12, fait gonfler de dépit le cœur de sa femme jalouse. Sans contredit, j’aime mieux voir la croupe, la gorge et les beaux bras de Vénus que le triangle mystérieux13 ; mais où est, là-dedans, le sujet tragique que je cherche ? Ce sont des crimes qu’il faut au talent des Racines, des Corneilles et des Voltaires, et jamais aucune religion ne fut aussi féconde en crimes que le christianisme. Depuis le meurtre d’Abel jusqu’au supplice de Calas, pas une ligne de son histoire qui ne soit ensanglantée. C’est une belle chose que le crime et dans l’histoire et dans la poésie, et sur la toile et sur le marbre. J’ébauche, mon ami, au courant de la plume. Je jette des germes que je laisse à la fécondité de votre tête à développer.

C’est une idée que j’ai depuis bien longtemps, que si la religion des Grecs était plus favorable à la poésie, la nôtre est en revanche bien plus pittoresque. Les passions que le fanatisme inspire et que l’enthousiasme accompagne sont ce qu’il y a de plus digne d’un pinceau sublime, et notre culte fourmille de ces sortes de sujets. Je ne suis pas de l’avis du philosophe sur les sujets que fournit la partie historique de nos livres sacrés, et je trouve que sur ce point l’avantage est tout à fait du côté de la mythologie grecque. Les détails de la vie patriarcale peuvent suggérer quelques beaux tableaux de paysage, mais les Idylles de Théocrite et de Gessner en feront faire d’aussi intéressants. Quant aux sujets historiques tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, j’avoue qu’ils ont de la simplicité, et que les nourrices en peuvent faire d’assez bons contes pour l’amusement des enfants ; mais ils manquent presque tous de noblesse, de poésie et de grâce, et ils ont un air de pauvreté et de mesquinerie sur lequel l’habitude seule peut nous tromper. Quelle différence entre l’histoire de la Vierge, et celle de la mère de l ’Amour ! Je vais blasphémer à mon tour à l’occasion du tableau du Mariage de la Vierge. C’est sans difficulté le premier tableau du Salon. C’est une grande et belle machine ; mais il me semble que j’en ai vu dans ce genre de plus sublimes. Les Carrache, les Tintoret, les Dominiquin gâtent bien des tableaux français quand on se les rappelle. La Vierge de Deshays est bien, très bien, mais si j’osais, je dirais que le bonhomme Joseph a l’air de lui dire : « Allons donc, ne fais pas l ’enfant » ; je dirais que la sainte Anne est si enfoncée qu’elle ne fait pas du tout l’effet de la mère, mais d’un personnage très subalterne ; je dirais que je voudrais que le grand prêtre eût l’air d’enthousiasme, plutôt dans le caractère de sa tête que dans ses gestes. D’ailleurs mon pasteur, M Baer, aumônier de la chapelle royale de Suède, m’a fait remarquer dans ce tableau de terribles bévues contre le costume.

Il m’a assuré que les Juifs ne célébraient pas leurs mariages devant un autel, ni avec des cierges allumés comme si on allait dire la messe ; mais il n’y a qu’un pasteur hérétique qui puisse relever de ces fautes-là, et les prêtres catholiques sont trop ignorants pour en être choqués. Mais laissons au bon catholique Diderot poursuivre sa carrière14.

La Chasteté de Joseph.

Voici une machine15 moins grande que la précédente, mais qui ne lui cède guère en mérite, et qui vient à l’appui de ma digression. C’est La Chasteté de Joseph16.

La chasteté de Joseph (étude préparatoire) - Deshays
La chasteté de Joseph (étude préparatoire) - Deshays

Je ne sais si ce tableau est destiné pour une église ; mais c’est à faire damner le prêtre au milieu de sa messe, et donner au diable tous les assistants. Avez-vous rien vu de plus voluptueux ? Je n’en excepte pas même cette Madeleine du Correge17 de la galerie de Dresde, dont vous conservez l’estampe avec tant de soin pour la mortification de vos sens.

La femme de Putiphar s’est précipitée du chevet au pied de son lit. Elle est couchée sur le ventre, et elle arrête par le bras le sot et bel esclave pour lequel elle a pris du goût. On voit sa gorge18 et ses épaules. Qu’elle est belle cette gorge ! Qu’elles sont belles, ces épaules ! L’amour et le dépit, mais plus encore le dépit que l’amour, se montrent sur son visage. Le [p.371] peintre y a répandu des traits qui, sans la défigurer, décèlent l’impudence et la méchanceté. Quand on l’a bien regardée, on n’est surpris ni de son action, ni du reste de son histoire19. Cependant Joseph est dans un trouble inexprimable. Il ne sait s’il doit fuir ou rester20. Il a les yeux tournés vers le ciel. Il l’appelle à son secours. C’est l’image de l’agonie21 la plus violente. Deshays n’a eu garde de22 lui donner cet air indigné et farouche qui convient si peu à un galant homme qu’une femme charmante prévient23. Il est peut-être un peu moins chaste que dans le livre saint ; mais il est infiniment plus intéressant. N’est-il pas vrai que vous l’aimez mieux incertain et perplexe, et que vous vous en mettez bien plus aisément à sa place ? Lorsque je retourne au Salon24, j’ai toujours l’espérance de le trouver entre les bras de sa maîtresse. Cette femme a une jambe nue qui descend hors du lit. O l’admirable demi-teinte qui est là ! On ne peut pas dire que sa cuisse soit découverte ; mais il y a une telle magie25 dans ce linge léger qui la cache, ou plutôt qui la montre26 qu’il n’est point de femme qui n’en rougisse, point d’homme à qui le cœur n’en palpite. Si Joseph eût été placé de ce côté, c’était fait de sa chasteté. Ou la grâce27 qu’il invoquait, ne serait point venue, ou elle ne serait venue que pour exciter son remords. Une grosse étoffe à fleurs et à fond vert, forte et moelleuse, descend en plis larges et droits et couvre le chevet du lit.

Si l’on me donne un tableau à choisir au Salon, voilà le mien ; cherchez le vôtre. Vous en trouverez de plus savants, de plus parfaits peut-être ; pour un plus séduisant, je vous en défie. Vous me direz peut-être que la tête de la femme n’est pas d’une grande correction ; que celle de Joseph n’est pas assez jeune ; que le tapis rouge qui couvre ce bout de toilette est dur28 ; que cette draperie jaune sur laquelle la femme a une de ses mains appuyée, est crue, imite l’écorce, et blesse vos yeux délicats ? Je me moque de toutes vos observations et je m’en tiens à mon choix.

[p.372] Et puis encore une petite digression29

Un moment, s’il vous plaît, monsieur le philosophe. Vous vous moquerez de moi, si vous voulez ; mais je ne saurais m’accommoder de votre Joseph. Ne voyez-vous pas qu’il a quarante ans, et que le peintre lui a donné l’air benêt et souffrant d’un saint ? Ce n’est pas cela. Je vous assure que l’esclave que la femme de Putiphar voulait combler de ses bonnes grâces était un enfant de dix-huit ans, beau comme l’Amour, brillant comme l’astre du jour. Je vous assure que l’air irrésolu et perplexe ne peut manquer de le rendre comique, et que le seul caractère qui lui convienne est celui de l’innocence et de l’effroi à la vue des dangers que court sa vertu ; il faut que le peintre me montre dans toute la figure du bel esclave qu’il craint moins les charmes de la femme la plus séduisante du monde que la faiblesse de son propre cœur ; il faut qu’il en soit effrayé. Voilà la vérité du moment qu’il a choisi. Malgré cela je conviens que le tableau de Deshays est superbe, la femme est à tourner la tête ; mais convenez de votre côté que si la beauté et l’expression de l’esclave étaient dignes des désirs de sa belle maîtresse ce tableau n’aurait pas son pareil pour le charme, la séduction et la volupté. Si vous m’en croyez, mon ami, nous oublierons cette belle femme qui ne saisira ni votre manteau ni le mien, et nous écouterons votre digression qui me paraît très savante.

Et puis encore une petite digression, s’il vous plaît. Je suis dans mon cabinet, d’où il faut que je voie tous ces tableaux30. Cette contention me fatigue, et la digression me repose.

Assemblez confusément des objets de toute espèce et de toutes couleurs, du linge, des fruits, des liqueurs, du papier, des livres, des étoffes et des animaux, et vous verrez que l’air et la lumière, ces deux harmoniques31 universels, les accorderont tous, je ne sais comment, par des reflets imperceptibles. Tout se liera ; les disparates s’affaibliront et votre œil ne reprochera rien à l’ensemble. L’art du musicien qui, en touchant sur l’orgue l’accord parfait d’ut, porte à votre oreille les dissonants ut, mi, sol, ut, sol#, si, ré, ut, en est venu là ; celui du peintre n’y viendra jamais. C’est que le musicien vous envoie les sons mêmes, et que ce que le peintre broie sur sa palette, ce n’est pas de la chair, du sang, de la laine, la lumière du soleil, l’air de l’atmosphère, mais des terres, des sucs de plantes, des os calcinés, des pierres broyées, des chaux métalliques32. De là l’impossibilité de rendre les reflets imperceptibles des objets les uns sur les autres ; il y a pour lui des couleurs ennemies qui ne se réconcilieront jamais. De là la palette particulière, un faire, un technique propre à chaque peintre33. Qu’est-ce que ce technique ? L’art de sauver un certain nombre de dissonances, d’esquiver les difficultés supérieures à l’art. Je défie le plus hardi d’entre eux de suspendre le soleil ou la lune au milieu de sa composition, sans offusquer ces deux astres ou de vapeurs ou de nuages ; je le défie de choisir son ciel, tel qu’il est en nature, parsemé d’étoiles brillantes comme dans [p.373] la nuit la plus sereine. De là la nécessité d’un certain choix d’objets et de couleurs. Encore après ce choix, quelque bien fait qu’il puisse être, le meilleur tableau, le plus harmonieux, n’est-il qu’un tissu de faussetés qui se couvrent les unes les autres. Il y a des objets qui gagnent, d’autres qui perdent, et la grande magie consiste à approcher tout près de nature, et à faire que tout perde ou gagne proportionnellement. Mais alors ce n’est plus la scène réelle et vraie qu’on voit ; ce n’en est, pour ainsi dire, que la traduction. De là cent à parier contre un qu’un tableau dont on prescrira rigoureusement l’ordonnance à l’artiste, sera mauvais, parce que c’est lui demander tacitement de se former tout à coup une palette nouvelle. Il en est en ce point de la peinture comme de l’art dramatique. Le poète dispose son sujet relativement aux scènes dont il se sent le talent, dont il croit se tirer avec avantage. Jamais Racine n’eût bien rempli le canevas34 des Horaces ; jamais Corneille n’eût bien rempli le canevas de Phedre.

Je me sens encore las. Suivons donc encore un moment cette digression. Je ne vous parlerai point de l’éclat du soleil et de la lune, qu’il est impossible de rendre ; ni de ce fluide interposé entre nos yeux et ces astres qui empêche leurs limites de trancher durement sur l’espace ou le fond où nous les rapportons, fluide qu’il n’est pas plus possible de rendre que l’éclat de ces corps lumineux. Mais je vous demanderai si leur contour sphérique et rigoureux n’est pas déplaisant ? si, quelque brillants que l’artiste les fît, ils ne ressembleraient pas à des taches ? Il est impossible qu’un arbre, tel qu’un cerisier, chargé de fruits rouges, fasse un bon effet dans un tableau ; et un espace du plus beau bleu, percé de petits trous lumineux, sera tout aussi maussade. Je vais peut-être prononcer un blasphème, mais que m’importe ! Est-ce que j’ai honte d’être bête avec mon ami ? C’est qu’à mon avis, ce n’est ni par sa couleur, ni par les astres dont il étincelle pendant la nuit, que le firmament nous transporte d’admiration. Si placé au fond d’un puits, vous n’en voyiez qu’une petite portion circulaire, vous ne tarderiez pas à vous réconcilier avec mon idée. Si une femme allait chez un marchand de soie, et qu’il lui offrît une aune35 ou deux de firmament, je veux dire, d’une étoffe du plus beau bleu et parsemée [p.374] de points brillants, je doute fort qu’elle la choisît pour s’en vêtir. D’où naît donc le transport que le firmament nous inspire pendant une nuit étoilée et sereine ? C’est, ou je me trompe fort, de l’espace immense qui nous environne, du silence profond qui règne dans cet espace et d’autres idées accessoires dont les unes tiennent à l’astronomie et les autres à la religion. Quand je dis à l’astronomie, j’entends cette astronomie populaire qui se borne à savoir que ces points étincelants sont des masses prodigieuses, reléguées à des distances prodigieuses, où ils sont les centres d’une infinité de mondes suspendus sur nos têtes, et d’où le globe que nous habitons serait à peine discerné. Quel ne doit pas être notre frémissement, lorsque nous imaginons un Être créateur de toute cette énorme machine, la remplissant, nous voyant, nous entendant, nous environnant, nous touchant ! Voilà, ou je me trompe fort, les sources principales de notre sensation à l’aspect du firmament ; c’est un effet moitié physique et moitié religieux36.

Mais il est temps de revenir à Deshays. Il y a une Résurrection du Lazare, sans numéro et sans nom d’artiste37, qu’on lui attribue et qui est certainement de lui.

La résurrection de Lazare (version de Boston) - Deshays
La résurrection de Lazare (version de Boston) - Deshays

On voit à droite le tombeau. Le ressuscité38 en sort debout, la tête découverte. Il tend vers le Dieu qui lui a rendu la vie, ses bras encore embarrassés de son linceul. Son visage est l’image de la mort que les traits de la joie et de la reconnaissance viennent d’animer. Ses parents penchés vers lui, lui tendent les bras d’un endroit élevé où ils sont placés. Ils sont transportés d’étonnement et de joie. L’artiste a prosterné les deux sœurs aux pieds du Christ. L’une adore, le visage contre terre ; l’autre a vu le prodige. L’expression, la draperie, le caractère de tête et toute la manière de celle-là est du Poussin39 ; celle-ci est aussi fort belle. Les apôtres s’entretiennent, à quelque distance, derrière le Christ. Ils ne sont pas aussi fortement affectés que le reste des assistants40 ; ils sont faits à ces tours-là. Le Christ est debout au-dessus des femmes, à peu près également éloigné [p.375] des apôtres et du tombeau. Il a l’air d’un sorcier en mauvaise humeur. Je ne sais pourquoi, car son affaire lui a bien réussi. Voilà le principal défaut de ce tableau, auquel on peut encore reprocher une couleur un peu crue et, comme dans le Mariage de la Vierge41, plus forte que vraie.

Mais dites-moi donc, mon ami, pourquoi ce Christ est plat42 dans presque toutes les compositions de peinture ? Est-ce une physionomie traditionnelle dont il ne soit pas possible de s’écarter, et Rubens a-t-il eu tort dans son Élévation de la croix43 de lui donner un caractère grand et noble ?

Érection de la croix (triptyque de la cathédrale d’Anvers) - Rubens
Érection de la croix (triptyque de la cathédrale d’Anvers) - Rubens

Dites-moi aussi pourquoi tous les ressuscités sont hideux ? Il me semble qu’il vaudrait autant ne pas faire les choses à demi, et qu’il n’en coûterait pas plus de rendre la santé avec la vie. Voyez-moi un peu ce Lazare de Deshays. Je vous assure qu’il lui faudra plus de six mois pour se refaire de sa résurrection.

La résurrection de Lazare - Rembrandt
La résurrection de Lazare - Rembrandt

Sans plaisanter, ce morceau n’est pas sans effet. Les groupes en sont bien distribués. Le Lazare avec son linceul est peint largement. Cependant je ne vous conseillerais pas de l’opposer à celui de Rembrand44 ou de Jouvenet. Si vous voulez être étonné, allez à Saint-Martin-des-Champs voir le même sujet traité par Jouvenet45. Quelle vie ! Quels regards ! Quelle force d’expression ! Quelle joie ! Quelle reconnaissance ! Un assistant lève le voile qui couvrait cette tête étonnante et vous la montre subitement. Quelle différence encore entre ces amis qui tendent les mains au ressuscité de Deshays et cet homme prosterné qui éclaire avec un flambeau la scène de Jouvenet ! Quand on l’a vu une fois, on ne l’oublie jamais. L’idée de Deshays n’est pourtant pas sans mérite, non ; son tableau est petit ; mais la manière en est grande.

La résurrection de Lazare - Jouvenet
La résurrection de Lazare - Jouvenet

Mais que penseriez-vous de moi, si j’osais vous dire que toutes ces têtes de ressuscités, belles sans doute et du plus grand effet, sont fausses ? [p.376] Patience. Écoutez-moi. Est-ce qu’un homme sait qu’il est mort ? Est-ce qu’il sait qu’il est ressuscité ? Je m’en rapporte à vous, marquis de la vallée de Josaphat46, chevalier d’honneur de la résurrection, illustre Montami47, vous qui avez calculé géométriquement la place qu’il faudra à tout le monde au grand jour du jugement, et qui à l’exemple de Notre Seigneur entre les deux larrons, aurez la bonté de placer dans ce moment critique à votre droite Grimm l’hérétique, et à votre gauche Diderot le mécréant, afin de nous faire passer en paradis, comme les grands seigneurs font passer la contrebande dans leurs carrosses aux barrières de Paris48 ; illustre Montami, je m’en rapporte à vous. N’est-il pas vrai que de tous ceux qui assistent à une résurrection, le ressuscité est un des mieux autorisés à n’y pas croire ? Pourquoi donc cet étonnement, ces marques de sensibilité et tous ces signes caractéristiques de la connaissance de l’état qui a précédé et du bienfait rendu que les peintres ne manquent jamais de donner à leurs ressuscités ? La seule expression vraie qu’ils puissent avoir est celle d’un homme qui sort d’un sommeil profond ou d’une longue défaillance. Si l’on répand sur son visage quelque vestige léger de plaisir, c’est de respirer la douceur de l’air, c’est de retrouver la lumière du jour. Mais suivez cette idée, et les détails vous en feront bientôt sentir toute la vérité. Ne voyez-vous pas combien cette action faible et vague du ressuscité portée vers le ciel et distraite des assistants, rendra la joie et l’étonnement de ceux-ci énergiques ? Il ne les voit pas, il ne les entend pas ; il a la bouche entrouverte, il respire, il rouvre ses yeux à la lumière, il la cherche : cependant les autres sont comme pétrifiés.

J’ai une Résurrection du Lazare toute nouvelle dans ma tête. Qu’on m’amène un grand maître, et nous verrons. N’est-il pas étonnant qu’entre tant de témoins du prodige, il ne s’en trouve pas un qui tourne des [p.377] regards attentifs et réfléchis sur celui qui l’a opéré, et qui ait l’air de dire en lui-même : Quel diable d’homme est-ce là ? Celui qui peut rendre la vie, peut aussi facilement donner la mort... Pas un qui se soit avisé de faire pleurer une des sœurs du ressuscité, de joie ; pas un des parents qui tombe en faiblesse ! Qu’on m’amène incessamment un grand maître, et s’il répond à ce que je sens, je vous offre une Résurrection plus vraie, plus miraculeuse, plus pathétique et plus forte qu’aucune de celles que vous ayez encore vues.

En revenant de Saint-Martin-des-Champs49, n’oubliez pas de faire un tour à Saint-Gervais, et d’y voir les deux tableaux du Martyre de saint Gervais et de saint Protais, et quand vous les aurez vus, élevez vos bras vers le ciel, et écriez-vous : Sublime Le Sueur ! divin Le Sueur !... Lisez Homere et Virgile, et ne regardez plus de tableaux. C’est que tout est dans ceux-ci tout ce qu’on peut imaginer. Les observations de nature les plus minutieuses n’y sont pas négligées. S’il a placé deux chevaux l’un à côté de l’autre, ils se baisent du nez. Au milieu d’une scène atroce, deux animaux se caressent, comme s’ils se félicitaient d’être d’une autre espèce que la nôtre. Ce sont des riens ; mais quand un homme pense à ces riens, il n’oublie pas les grandes choses. C’est Madame Pernelle qui, après avoir grondé toute sa famille, s’en retourne en grondant sa servante50.

Notes

1

Voir #005928.

2

Voir #000748.

3

« On appelle en termes de Peinture & d’Opera une gloire, un lieu fort esclairé, une representation imparfaite de la gloire celeste. Mignard a peint au Val de Grace une gloire. » (Furetière)

4

Voir #001811.

5

Voir #001122.

6

Voir sans doute #001123.

7

Diderot compare « notre mythologie », l’histoire de l’Église, de ses martyrs et de ses saints, à la mythologie païenne des Grecs et des Romains, dite aussi plus loin « la Fable ».

8

Diderot est fasciné par le Jugement de Pâris, auquel il consacre, sans doute en 1763, un texte retrouvé dans ses papiers. Voir DPV XIII 415-417.

9

Euménides, ou Bienveillantes, est le nom que les Grecs, par euphémisme, donnent aux Erinyes, déesses de la vengeance. Diderot les évoque régulièrement : dans les Entretiens sur le Fils naturel en 1756 (Second entretien, DPV X 111-112, 116, et Troisième entretien, p. 148-149), dans De la poésie dramatique en 1758 (p. 411-2), dans l’Eloge de Richardson en 1762 (DPV XIII 208), dans les Essais sur la peinture en 1766 (p. 376)…

10

Diderot reprend ici un développement de son article *Théosophes de l’Encyclopédie, qui sera publié en 1765.

11

Comprendre : la vie des patriarches, du temps des patriarches. On appelle patriarches les principales figures de l’Ancien Testament, et au sens strict les trois fondateurs du peuple juif, Abraham, Isaac et Jacob.

12

Ganymède, berger phrygien enlevé par Jupiter sur l’Olympe, où il remplace Hébé comme échanson des dieux.

13

Le triangle de la Trinité, malicieusement comparé à un sexe féminin…

14

« CARRIERE, se dit figurément en choses spirituelles, & premierement d'un beau sujet, d'une belle matiere où on peut s'exercer à écrire, à discourir. L'Histoire du temps est une belle carriere pour un Historien. ce sujet est une belle carriere où un Poëte peut exercer son genie. On dit en ce sens, Donner carriere à son esprit, pour dire, Se laisser emporter à son genie, ou à son plaisir ; s'étendre sur un sujet au delà des bornes ; pousser un éloge ou une raillerie trop loin. Ces gens se donnent carriere, c'est à dire, se resjouïssent, boivent, rient, chantent, &c. » (Furetière)

15

« Machine, (Peinture.) terme dont on se sert en Peinture, pour indiquer qu’il y a une belle intelligence de lumiere dans un tableau. On dit voilà une belle machine ; ce peintre entend bien la machine. Et lorsqu’on dit une grande machine, il signifie non-seulement belle intelligence de lumieres, mais encore grande ordonnance, grande composition. » (Encyclopédie, tome IX, 1765, p. 798a)

16

Episode de la Genèse. Joseph, en Égypte, a été vendu comme esclave à Putiphar, ministre du pharaon, et est rapidement devenu son intendant. La femme de Putiphar tente de le séduire…

17

Voir la notice #011283. Le recueil d’estampes d’après les plus beaux tableaux de la galerie royale de Dresde avait été publié en plusieurs volumes de 1753 à 1757. Diderot visitera la galerie à son retour de Saint-Petersbourg en 1774.

18

« Gorge, signifie aussi le sein d’une femme. Sinus. Les honnêtes-femmes doivent avoir le soin de cacher leur gorge. Une gorge bien taillée, une gorge plate. Un fil de perles orne bien une belle gorge. » (Dictionnaire de Trévoux, 1738-1742)

19

Pour se venger d’avoir été repoussée par Joseph, la femme de Putiphar l’accuse auprès de son mari d’avoir tenté sur elle ce qu’elle a en fait tenté sur lui.

20

En fuyant, il offense mortellement la femme de son maître ; en restant, c’est son maître qu’il risque de trahir.

21

« Agonie, se dit figurément en Morale de l’esprit, quand il souffre de grands travaux ou inquietudes. Cette nouvelle a mis son esprit dans une mortelle agonie. » (Furetière).

22

N’a eu garde de : s’est bien gardé de. En fait, Joseph exprime toujours, dans cette scène, la gêne et la pudeur.

23

« Prévenir, v. act. & n. Estre le premier à faire la même chose, gagner les devants dans les jeux de course. Celuy qui previent, qui arrive le premier au but, emporte le prix. En matiere de querelle, ceux qui previennent, qui frappent les premiers, ont l’avantage de faire courir les autres. Il est fascheux de se laisser prevenir en fait de civilitez. Il a prevenu l’heure du rendez-vous, il y est arrivé le premier. » (Furetière)

24

Indice des visites répétées de Diderot.

25

Pernéty, dans son Dictionnaire portatif de peinture, définit ainsi la magie : « Terme employé par métaphore dans la peinture, pour exprimer le grand art à représenter les objets avec tant de vérité, qu’ils fassent illusion, au point de pouvoir dire, par exemple, des carnations, ce bras, ce corps est bien de chair. » Ce qui est magique, c’est que cela est l’air à ce point réel…

26

Ambivalence de l’écran, qui cache et qui montre.

27

L’intervention de Dieu.

28

« On dit en Peinture, qu’un ouvrage est dur & sec, lors qu’il y a peu d’adoucissement, d’union entre ses parties, que les couleurs n’en sont pas bien nuées. » (Furetière. Nuées pour nuancées.) Une couleur dure est une couleur crue, qui jure avec son environnement.

29

Grimm intervient ici dans le texte de Diderot (en italiques).

30

Diderot n’a pas les tableaux sous les yeux quand il écrit. Il doit se les remémorer chez lui, en imagination.

31

« Harmonique, adj. Terme de Mathématiques. Harmonicus. Proportion harmonique. Voyez Proportion. Progression harmonique, c’est lorsqu’en prenant trois termes, qui se suivent immédiatement, on trouve que le plus grand est au plus petit, comme la différence du plus grand & du moyen, est à la différence du moyen & du plus petit. […] Division harmonique ; en terme de Musique, est une division de l’octave, où la quinte est dessous la quarte, & lui sert comme de base. » (Dictionnaire de Trévoux) Diderot substantive et transpose un terme de mathématiques et de musique en optique et en peinture.

32

Terme de chimie, voir dans l’Encyclopédie l’article de Venel (III, 1753, p. 270a).

33

Le style du peintre tiendrait à sa manière de résoudre le problème du voisinage des couleurs sur la toile.

34

« Canevas, s. m. Grosse toile & serrée dont on se sert pour doubler les pourpoints & les corps de juppe pour les tenir en estat. Ce mot vient de cannabaceus, qui a été fait de cannabis. […] On appelle figurément canevas, les premieres paroles qu’on donne, sur lesquelles on compose un air, pour en faire aprés de plus regulieres. On le dit aussi des memoires qu’on donne pour escrire quelque ouvrage, & le reduire en un estat plus poli, comme un Panegyrique, une Histoire particuliere, un plan d’un Poëme, d’un Roman. Mezeray a fait le canevas du Dictionaire de l’Academie. » (Furetière. Le cannabis, ou chanvre, servait à fabriquer la toile la plus grossière.)

35

Une aune mesurait 1,18 m.

36

On a rapproché ce passage de Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, Londres, 1757.

37

Le tableau a été accroché après l’impression du livret, où il ne figure pas. Il n’est donc pas numéroté. Il n’y avait pas au Salon de cartels explicatifs indiquant le nom des artistes et le titre des tableaux.

38

La résurrection de Lazare est un des miracles de Jésus rapportés par les Évangiles. Quand il arrive à Béthanie, Lazare est enterré depuis quatre jours. Jésus fait desceller la tombe et ordonne « Lazare, sors ! » Aussitôt, le mort se lève, malgré les bandelettes dont il est emmailloté.

39

Poussin n’a pas peint de Résurrection de Lazare, on ne connaît de lui qu’un dessin sur ce sujet (#020635). Diderot possédait une estampe d’après l’Esther et Assuérus (#000968).

40

Poussin avait tout particulièrement travaillé sur l’affaiblissement et la dégradation de l’effet au fur et à mesure qu’on s’éloigne de l’événement. Voir le Paysage avec un homme tué par un serpent, dit aussi Les effets de la terreur (#000961), que Diderot évoque deux fois dans le Salon de 1767.

41

Voir la notice #000748.

42

« Plat, se dit figurément en choses morales, de ce qui est simple, vulgaire, qui n'est point élevé, vif & piquant. Cet homme est un esprit fort plat, il a un stile fort froid & fort plat. Cette pensée est platte, vulgaire.
Plat, signifie aussi, Bas, pauvre, confus. Ce Marchand a fait de grandes pertes, il est maintenant bien plat. On l'a rendu plat comme une punaise. Quand on luy eut fait ce reproche, il fut bien plat, il eut le nez bien plat. C’est un gros pied plat, un gueux, un rustre. » (Furetière)

43

Voir la notice #004585.

44

Voir la notice #004079.

45

Voir la notice #000737.

46

« La Vallée de Josapahat. Il en est parlé dans le Prophète Joël III. 2. et 12. J’assemblerai tous les peuples, & je les amènerai dans la vallée de Josaphat, où j’entrerai en jugement avec eux, touchant Israël, mon peuple & mon héritage. […] La vallée de Josaphat était entre la ville de Jérusalem & la Montagne des Olives [le Mont des Oliviers]. […] Saint Jérôme a cru que ce seroit en ce lieu là que se feroit le Jugement dernier. […] D’autres […] prennent ces mots vallée de Josaphat pour des noms appellatifs, qui signifient la vallée du jugement de Dieu. […] Or quelque part que se fasse le Jugement dernier, ce lieu sera toujours en ce sens la vallée de Josaphat. » (Trévoux)

47

Didier-François d’Arclais de Montamy, premier maître d’hôtel du duc d’Orléans, ami de Diderot depuis 1755 au moins, le reçoit au Palais-Royal où il lui fait découvrir l’extraordinaire collection de peinture de son maître. Montamy collabore à l’Encyclopédie. Bon chrétien, il est ici ironiquement sollicité comme intercesseur pour ses amis mécréants…

48

Les barrières d’octroi qui entouraient Paris faisait payer des droits de douane pour tout ce qui entrait et sortait. Mais les carrosses des grands seigneurs n’étaient ni fouillés ni même ouverts : ils faisaient passer en contrebande toutes sortes de choses, et par exemple les exemplaires de l’E,cyclopédie interdite…

49

… où se trouve le Lazare de Jouvenet.

50

Fin de la première scène du Tartuffe : « Donnant un soufflet à Flipote. Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles. | Jour de Dieu ! Je saurai vous frotter les oreilles. | Marchons, gaupe, marchons. »

DANS LE MÊME NUMÉRO

Les Salons de Diderot (édition)

Salon de 1763

Salon de 1765

Salon de 1767