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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « 50 nuances de Grey » , Séminaire LIPS, automne 2021, université d'Aix-Marseille.

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Fifty Shades of Grey d’E. L. James
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Couverture originale 50 shades of grey
Illustration de couverture de l’édition originale

« — Tu vois bien que la peur, c’est dans ta tête, Anastasia. (Il se tait un instant.) Tu recommencerais ?
Je réfléchis un moment malgré mon cerveau embrumé par la fatigue… Encore ?
Oui.
Ma voix est tellement douce » (CNG XVIII 427, FSG 3251)

« Ça va même plus loin. Ce n’est pas non plus une réponse suffisante, parce que l’amour demande l’amour. Il ne cesse pas de le demander, il le demande… encore . Encore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour. » (Lacan, Encore, p. 112)

Mon propos ici ne sera pas de discuter de la qualité littéraire de ce roman : ce n’est pas pour sa qualité littéraire qu’on lit ce genre de littérature. Mon propos ne sera pas non plus d’en discuter la convenance morale, idéologique, sociologique : c’est précisément pour son inconvenance et sa vulgarité qu’on lit ce genre de littérature. Mon intention en revanche est de m’appuyer sur son caractère apparemment convenu : les stéréotypes qu’il agence, et l’audience immense que le livre, puis le film ont conquise font de Fifty Sades of Grey un phénomène, un symptôme de société, qui nous interroge précisément au carrefour de la littérature et de la psychanalyse.

Si Fifty Shades of Grey ne constitue pas exactement une œuvre littéraire au sens académique et français du terme, il se nourrit de littérature : son héroïne, Anastasia Steel est étudiante en littérature, elle achève un mémoire de master sur Tess d’Urberville de Thomas Hardy (CNG I 35). Lorsqu’elle rencontre pour la première fois Christian Grey, qu’elle est censée interviewer pour le journal des étudiants de l’université, celui-ci retourne l’interrogatoire et lui demande :

« — Et c’est quoi, votre truc, Anastasia ? Me demande-t-il d’une voix douce, avec, de nouveau, son sourire “secret”.
Aucun son ne sort de ma bouche. Je vacille sur des plaques tectoniques en mouvement. Du calme, Ana, me supplie à genoux ma conscience.
— Les livres.
Je chuchote, mais ma conscience hurle : Vous ! C’est vous, mon truc ! Je la fais taire d’une gifle, atterrée par sa folie des grandeurs.
— Quelles sortes de livres ?
Il penche sa tête sur l’épaule. Pourquoi ça l’intéresse ?
Eh bien, vous savez, comme tout le monde. Les classiques. Surtout la littérature anglaise. » (CNG, II 44-45)

En anglais, la question est « What is your thing, Anastasia? » (FSG II 28), qui fait écho à la question de Bob, le dernier mari de la mère d’Ana, « How are things with you, Ana » (FSG II 22). Le réaménagement des termes transforme l’expression d’une banale sollicitude en inquisition à la limite de la perversité. Ce qui est en jeu, c’est le rapport d’Ana à la Chose, on lui demande comment les Choses se comportent avec elle, puis quelle est sa Chose, avec quelle Chose elle entretient un rapport privilégié. La Chose, the thing, das Ding, c’est le réel d’Ana, son environnement, les choses de sa vie ; et la Chose en même temps, c’est ce qu’elle a élevé à la dignité de la Chose, c’est ce par quoi une sublimation est possible, et un ordre symbolique se dessine.

Ana apporte à la question de Christian Grey une double réponse : sa chose, ce sont les livres, la littérature, le champ littéraire comme espace depuis lequel penser le réel. Et sa chose, c’est Christian Grey, You! You are my thing! : Christian Grey est l’unique objet possible de son désir, un désir impossible, et surtout incompatible avec la littérature.

Ce désir n’est pas seulement réprimé. Il se heurte à un secret : face à Ana, Christian oppose la surface lisse d’un sourire énigmatique : his secret smile is back. I gaze at him, unable to express myself. D’un côté l’écran du sourire abrite le secret de Christian Grey ; de l’autre, le regard dévorant d’Ana bloque et paralyse sa parole.

L’objet du roman est ce double nœud de la parole, que figure, sur la couverture, le nœud de l’élégante cravate grise, parfaitement nouée sur fond noir, c’est-à-dire qu’elle n’attrape aucun corps, aucune figure. Il n’y a que le nœud, le nœud de la chaîne signifiante lacanienne, attrapant le noir du symptôme à partir du triangle RSI ainsi formé, du réel, du symbolique et de l’imaginaire.

L’enjeu du secret, c’est la perversion de Christian Grey, une perversion confrontée à l’analyse littéraire d’Anastasia Steele. Mr. Grey est aussi un redoutable chef d’entreprise, et l’incarnation du capitalisme triomphant. Nous reviendrons sur cette conjonction d’une perversion sado-masochiste inquiétante, abjecte, et de l’incroyable pouvoir de séduction du fantasme capitaliste qu’incarne le top-model en costume gris. À ce stade de l’analyse, il est nécessaire de rappeler notre triple position méthodologique : la qualité littéraire de la figure qui se dessine devant nous n’est pas notre objet ; sa convenance morale non plus ; et le caractère convenu du personnage ne peut que nous alerter un peu plus sur l’évidence du symptôme qui se manifeste ici. Pour l’instant, bornons-nous à constater que la figurine Grey (moins une figure de fiction qu’une figurine de jeu, qu’un fantasme manipulable de manipulation) se caractérise par son secret. Le secret est d’ordre psychanalytique3 et en quelque sorte le roman est une étude de cas. La scène qu’inlassablement la figurine perverse entend rejouer dans la chambre dévolue à son fantasme constitue la répétition obsessionnelle d’une scène écran derrière laquelle il s’agit de restituer une cause traumatique, la scène primitive vécue par l’enfant martyrisé que Christian Grey a d’abord été, avant d’être adopté par ses riches parents de Seattle.

I. Amour et jouissance

Commençons par jouer naïvement le jeu de la fiction, comme si la figurine était un sujet.

Ce que met en œuvre Christian Grey, par la répétition à laquelle il se livre, c’est la jouissance. Ce que demande Anastasia Steele, par la négociation qu’elle engage avec Christian Grey, c’est l’amour. Christian est le héros psychanalytique du roman, son œuvre de ténèbres est œuvre de jouissance. Ana est l’héroïne littéraire du roman, elle vise un objet littéraire, elle écrit, à la première personne, son histoire d’amour.

Faire l’amour et baiser

Tout le roman repose sur la tension entre ces deux exigences contradictoires et asymétriques. Ana demande l’amour, mais reçoit la jouissance. Christian donne la jouissance, mais se refuse à l’amour :

« — Donc, vous allez me faire l’amour ce soir, Christian ?
Merde, j’ai vraiment dit ça ? Sa bouche s’entrouvre, mais il se ressaisit aussitôt (His mouth drops open slightly, but he recovers quickly).
— Non, Anastasia. Premièrement, je ne fais pas l’amour. Je baise… brutalement (I dont’make love. I fuck… hard). Deuxièmement, il y a encore des papiers à signer. Et troisièmement, vous ne savez pas encore à quoi vous vous engagez. Quand vous l’apprendrez, vous risquez de fuir à toutes jambes. Venez, je vais vous montrer ma salle de jeux (my playroom).
[Ma bouche s’ouvre (My mouth drops open)4.] Baiser brutalement ? Merde alors, qu’est-ce que c’est… cochon5 (that sounds so… hot). » (CNG VI 136-137 ; FSG 96)

Une fois encore, deux sidérations, deux bouclages de la parole se font face : His mouth drops open slightly a pour pendant My mouth drops open. Christian ne s’attend pas à ce qu’Ana lui parle aussi crûment (you’re going to make love to me) ; dérouté, il surenchérit en parlant plus crûment encore (I dont’make love. I fuck… hard6). L’essentiel de cette surenchère n’est pas sa grossièreté ou sa vulgarité (« c’est… cochon »), mais l’excitation sexuelle qu’elle produit (so… hot), c’est-à-dire la jouissance qu’elle promet.

On touche ici à une configuration essentielle du dispositif. L’objectif sans cesse réaffirmé de Christian est de faire accepter à Ana le contrat masochiste qu’elle doit signer. Il lui procurera la jouissance moyennant ce contrat, et selon les termes et les limites qu’il prescrit. Ce contrat est négociable, et donc en apparence c’est Christian Grey, le sujet viril, économiquement et sexuellement surpuissant, qui mène la négociation. En réalité, Christian est constamment dérouté de son projet7. Ici par exemple, la question directe et brutale d’Ana le prend de court, l’oblige à nommer directement l’objet de la jouissance que, selon une logique typiquement perverse, Christian maintient toujours voilé, à distance, en lui substituant les instruments et les procédures de la jouissance sado-masochiste, la discussion sur ces procédures, la présentation du lieu du secret (la playroom). Christian a l’air de surenchérir, quand il passe de make love to me, où l’amour est engagé, à fuck hard, qui désigne la jouissance brutale et grossière, et exprime plus directement encore l’acte sexuel. En réalité pourtant, make love to me désigne l’objet, s’avance à découvert vers un Autre qui est nommé, to me, tandis que fuck est utilisé intransitivement, sans objet, comme récession perverse, qui manifeste un recul solipsiste du sujet8.

Le sujet de la jouissance, Christian, est donc aussi un sujet abject, un sujet sans relation d’objet, tandis que le sujet de l’amour, Ana, demeure suspendu à sa propre demande d’objet, n’existe que par cette demande. Ana est le sujet de la demande par quoi seul existe Christian Grey : elle est pour lui la possibilité suspendue d’un objet du désir, elle est celle qu’il est tenté d’aimer, qu’il pourrait aimer s’il abandonnait le système sado-masochiste dans lequel il est pris et la choisissait comme objet de son désir.

Ana est le sujet lyrique du roman, et comme narratrice le sujet introspectif : mais paradoxalement elle n’est pas, ou n’est que marginalement l’objet de l’analyse. Ana n’est pas un sujet analytique, elle n’est pas celle dont l’analyse est conduite. Réciproquement, si Christian est bien le sujet analytique du roman, son système sado-masochiste, qui semble le définir, n’a quasiment aucune consistance réelle. Tous les actes de Christian, tous les épisodes essentiels consistent à déroger à ce système de la jouissance et à entrer dans la logique de l’amour. Ana devrait négocier, mais c’est Christian qui déroge. Ana devrait renoncer à l’amour, mais Christian y est toujours reconduit.

Ainsi, lorsqu’il apprend qu’elle est vierge :

« Nous allons rectifier la situation immédiatement.
— Que voulez-vous dire par là ? Quelle situation ?
— Votre situation. Ana, je vais vous faire l’amour, maintenant.
— Oh !
Le sol vient de s’effondrer sous mes pieds. Je suis une situation. Je retiens mon souffle.
— Si vous y consentez. Je ne veux rien vous imposer.
— Je croyais que vous ne faisiez pas l’amour ? Que vous baisiez brutalement. ?
Je déglutis. Tout d’un coup, j’ai la bouche sèche.
Il m’adresse un sourire coquin, dont les effets se font ressentir jusque .
— Je peux faire une exception, ou alors combiner les deux, on verra. J’ai vraiment envie de vous faire l’amour. » (CNG VIII 155 ; FSG 110)

En anglais, situation s’entend à double sens comme situation et comme problème : il y a la situation des personnages, qui littérairement commande la scène à venir ; et il y a le problème d’Ana, sa virginité, qui analytiquement bloque l’exécution du fantasme sado-masochiste. Ana est une situation, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un sujet : au moment où Christian Grey lui propose de lui faire l’amour en bonne et due forme, il lui dénie le statut qui permettrait d’initier avec elle une relation d’objet. Christian fait une exception à la règle de répétition sadique qu’il s’est imposée, mais il le fait pour rectifier une situation, pour ramener précisément le réel à une situation dans les règles, au système des règles dont il n’entend pas se départir. Faire l’amour devient un protocole de rectification.

Faire l’amour c’est baiser

Et c’est là que le roman révèle son extraordinaire puissance d’efficacité : ce protocole, Christian le réussit extrêmement bien. Cet artefact d’amour est absolument parfait, supérieur même. Il n’est pas seulement supérieur : il marque le merveilleux accomplissement du système du monde dans lequel nous vivons, de son organisation fondamentalement procolaire9, et du substrat pervers, sado-masochiste de cette organisation. Il dit l’effondrement du sujet contemporain confronté à ce dispositif pulsionnel10 qui organise le capitalisme post-moderne, et à son extraordinaire efficacité à libérer et à procurer la jouissance. Mais il dit aussi la dernière résistance au protocole généralisé, qui est la résistance de l’amour. Christian Grey fait mieux que l’amour, il fait même l’amour, il est un expert remarquable dans ses artefacts, mais il méconnaît l’amour, il n’accède pas essentiellement à l’amour, à ce qu’il y a d’essentiel dans l’amour, et il ne saurait satisfaire la demande d’amour d’Ana, cette demande impérieuse qu’elle formule souverainement, si moche, si introvertie, si littéraire soit-elle.

Au lendemain de sa première nuit d’amour chez Christian Grey, Ana prépare le petit-déjeuner dans la cuisine de luxe du riche célibataire :

« Je suis venue passer la nuit avec Christian Grey et j’y suis arrivée, alors qu’il ne laisse personne coucher dans son lit. Je souris : mission accomplie. Ses mots, son corps, sa façon de me faire l’amour… Je ferme les yeux en ronronnant, tandis que mes muscles se crispent délicieusement au creux de mon ventre. Ma conscience me regarde d’un air furibond. Il ne t’a pas fait l’amour, il t’a baisée, me hurle-t-elle, cette saleté [My subconscious scowls at me… Fucking – not lovemaking, she screams at me like a harpy11]. Au fond, je sais qu’elle a raison, mais je secoue la tête pour chasser cette pensée et me concentrer sur ma tâche.
[Il y a une panoplie d’ustensiles du dernier cri. Je crois que je sais m’en servir. Il me faut un endroit pour garder les pancakes au chaud, et12 There is a state-of-the-art range. I think I have the hang of it. I need somewhere to keep the pancakes warm, and] Je lance la cuisson du bacon. » (CNG IX 177, FSG 127)

Le roman exprime ainsi explicitement que la dichotomie sur laquelle il repose, entre amour et jouissance, ramenée à l’opposition triviale entre faire l’amour et baiser, est un leurre : faire l’amour, c’est baiser, ici les deux verbes commandent un objet, et les deux formules sont des formules de brutalité et de mépris. La voix en Ana qui en formule le constat et le reproche n’est pas, comme le traduit Denyse Beaulieu, la voix de la conscience (consciousness, conscience) mais la voix du subconscient (subconscious), qui n’est ni l’inconscient freudien ni la conscience du sujet cartésien, mais plutôt ici le surmoi. Cette distinction est importante, car cette voix qui juge impérieusement ne motive pas son jugement : le motif en est un principe aussi brutal et vulgaire que puissant, une sorte de principe de réalité de la jouissance, « Il ne t’a pas fait l’amour, il t’a baisée » ; le subconscious d’Ana, qui semble lui faire la morale, énonce surtout le ressort de la jouissance phallique. Ce ressort, ce principe est en Ana, non en Christian.

L’autre jouissance

Le surmoi d’Ana lui reproche la jouissance que Christian lui a procurée, comme une pure jouissance sans amour. Il y aurait donc une autre jouissance, à laquelle Christian ne s’est pas livré, ne s’est pas prêté, une autre satisfaction qu’il pourrait seul délivrer mais dont lui-même ne détient pas le secret. Il en formule bien des approximations : c’est le sexe vanille par exemple, le « sexe tout bêtement »13, cette bêtise de l’amour que Lacan identifie au sourire d’ange14 et qu’incarne Ana, l’éternelle maladroite, empotée et naïve15.

Sans cette approbation, la jouissance éprouvée par Ana, qui n’est que la jouissance de Christian, la jouissance phallique, demeure une jouissance incomplète. Ana qui a joui de Christian a joui de lui à la réserve en lui de son secret : une réserve en Christian n’a pas été jouie ; il est demeuré, dans la jouissance, pas-tout, précisément dans cette nuit sacramentelle où, perdant sa virginité pour rectifier la situation, elle s’est donnée toute, elle est devenue pleinement femme, elle est pleinement entrée dans l’économie du désir dans laquelle s’engage la négociation.

La narratrice revient alors au petit-déjeuner : Ana a fini de préparer les pancakes, et commence à faire griller le bacon. La cuisine métaphorise le clivage de l’être : il y a un côté pour les pancakes et un côté pour le bacon. Un côté est réservé à la préparation élaborée des crêpes, qui nécessite une bonne maîtrise des ustensiles de cuisine, un savoir et une technique ; un autre côté est dévolu à la graisse de porc encore crue qu’on fait griller, à la lourdeur gourmande de la chair du bacon. Le blé et le porc, le cuit et le cru, reproduisent et imagent les deux jouissances, la secrète qu’on réserve (et que la traductrice coupe) et l’obvie qu’on expose brutalement.

Du discours intérieur d’Ana à la préparation du petit-déjeuner, le lien se fait par la comparaison du surmoi à une harpie (laquelle disparaît également de la traduction) : femme oiseau de la vengeance, les joues creusées par la faim, la harpie dévore tout sur son passage, et rejette aussitôt d’infects excréments16. Elle est à la fois la voix de la mauvaise conscience et l’appétit brutal de jouissance, la jouissance et sa condamnation, c’est-à-dire le système même de la double jouissance et sa métaphore dévoratrice, que va traduire ensuite, bien innocemment, la préparation et la consommation du petit-déjeuner.

Le surmoi d’Ana est une harpie et Christian est obsédé par la nourriture17 : il force Ana à manger, à finir son assiette, son plat, à épuiser l’abondance de la table, au-delà de la satiété et jusqu’au dégoût ; la harpie est l’envers abject de Christian en même temps que le surmoi d’Ana.

Il y a donc une part d’Ana qui proteste contre la jouissance de Christian Grey (contre Christian jouissant d’elle et contre la jouissance qu’Ana retire, qu’elle obtient de lui, le génitif est toujours à la fois subjectif et objectif). Mais cette part qui a faim, qui dévore et qui souille d’excréments les nourritures, c’est-à-dire la jouissance même, c’est Christian Grey, c’est le dispositif qu’il incarne et met en œuvre de réduction de l’amour à la négociation du contrat de souillure sado-masochiste.

II. Le contrat

Contrat sado-masochiste et contrat de mariage

Ce qui définit le contrat que Christian Grey voudrait faire signer à Ana, c’est d’abord son étrange ressemblance, désuète, avec les vœux du mariage :

« Servir et obéir en toutes choses. En toutes choses ! Je secoue la tête. Je n’arrive pas à y croire. Au fait, les vœux de mariage ne comportent-ils pas ce mot… obéir ? Je reste perplexe. Dit-on encore ça quand on se marie (Do couples still say that) ? […]
Et je n’aurai pas le droit de le toucher. Là, ça ne m’étonne pas. Mais toutes ces règles idiotes… Non, non, je n’y arriverai jamais. Je me prends la tête entre les mains. Ce n’est pas ça, l’amour (This is no way to have a relationship). » (CNG XI 239, FSG 175-6)

L’anglais ne dit pas ici love mais relationship. Ce n’est pas qu’il n’y a pas d’amour ; il n’y a pas de relation18. Le contrat ne codifie pas de relation de couple (Do couples…), il fixe des protocoles de comportement qui tiennent lieu de relation ; le protocole supplée le défaut de relation ; il est la nouvelle forme, incroyable, invraisemblable, de relation.

Ce serait une erreur de lecture que de considérer, à partir d’une tradition littéraire étrangère au public visé par E. L. James, qui va de la fiction érotique des Lumières à La Vénus à la fourrure de Sacher Masoch (à laquelle d’ailleurs Fifty Shades of Grey ne fait jamais allusion19), ce contrat comme une voie d’accès à l’expérimentation, à l’éducation libertine d’Anastasia. Libertin, libertinage sont également des termes étrangers au roman.

Le contrat est très explicite sur ce qu’il vise :

« L’objectif fondamental de ce contrat est de permettre à la Soumise d’explorer sa sensualité et ses limites sans danger, en respectant ses besoins, ses limites et son bien-être.
(The fundamental purpose of this contract is to allow the Submissive to explore her sensuality and her limits safely, with due respect and regardf for her needs, her limits, and her well-being.) (CNG XI 227, FSG 165)

Le contrat est un protocole personnel de gestion de la jouissance. Sensuality, c’est la jouissance, il s’agira pour Ana d’explorer comment et jusqu’où elle peut jouir. La domination du dominant n’est pas essentielle dans ce protocole, elle n’est qu’un moyen, par lequel il est pour ainsi dire autant nié comme sujet que l’est la soumise. Ce qui est essentiel, dans cette gestion, ce sont les limites : explorer ses limites, respecter ses limites. La gestion des limites remplace l’engagement dans une relation. Le contrat gère, arbitre, la contradiction entre la tendance de la jouissance à l’illimité et les limitations qu’impose le corps. Le corps de la Soumise n’est nullement méprisé, humilié, ne fait l’objet d’aucune domination subjective20 : on sort complètement d’une logique du sujet. Le corps est un pur corps, respecté, sanctuarisé comme corps. C’est le corps biopolitique contemporain, corps célibataire et singulier, corps asocial et alvéolaire, dont la loi respecte, garantit, protège, favorise même le bien-être.

Biopolitique du corps jouissant

Le contrat n’est donc pas la lubie périphérique d’un déséquilibré pervers. Paradoxalement, à partir de la non-relation qu’il institue entre des corps asubjectifs, il fait société. Il est le contrat social contemporain, contrat global, universel, effrayant, vers lequel tend la société libérale capitaliste de contrôle dans laquelle nous sommes pris.

C’est là l’aspect moderne, inattendu, de ce contrat, qui par ailleurs reconduit le très ancien contrat, féodal, du mariage, qui est un contrat de soumission féminine et de propriété :

« 14.2 Le Dominant accepte la Soumise comme sa propriété (to own), qu’il peut contrôler, dominer et discipliner pendant la durée du contrat. […]
14.13 La Soumise accepte le Dominant comme son maître, sachant qu’elle est désormais la propriété (she is now the property) du Dominant. » (CNG XI 231-233)

Cette propriété ne relève d’aucune transaction financière, la Soumise n’est nullement achetée. Ce qui scelle la propriété, c’est une double et symétrique acceptation, l’acceptation même du mariage. Ana fait remarquer par ailleurs à Christian, qui le reconnaît sans difficulté, que ce binding contract, c’est-à-dire ce contrat qui lie mais qui n’établit pas une relation, n’a aucune valeur juridique. Ce contrat est un vœu, il engage en quelque sorte spirituellement, sauf qu’il ne s’agit là que des corps.

La soumission du troubadour

La soumission qu’engage le contrat est d’ailleurs explicitement mise en rapport avec une très ancienne époque, par le biais de l’étymologie. Christian Grey envoie par courriel à la narratrice la définition du mot « soumis » dans le dictionnaire :

« Origin: 1580-90; submiss + -ive » (FSG XIII 208)

A quoi Ana répond aussitôt en soulignant l’énorme anachronisme et la régression qu’il implique :

« Sir, Please note the date of origin: 1580-90. I would respectfully remind Sir that the year is 2011. We have come a long way since then. » (p. 209)

Dans la traduction française, l’étymologie est plus ancienne, et produit un rapprochement beaucoup plus significatif :

« Étymologie : Première moitié du XIIe siècle, de suzmetre “mettre dans un état de dépendance (par force)”. » (CNG XIII 27821)

Le XIIe siècle est le temps où se développe la poésie troubadouresque du fin amor en contrepoint de la brutalité du mariage féodal. Au contrat de mariage, qui suzmet l’épouse et ses biens à la juridiction de son mari, s’oppose l’autre loi, de chevalerie22 et d’amour, qui inverse le rapport des forces et place la Dame en position de suzeraine. Denis de Rougemont résume ainsi le dédoublement symbolique à partir duquel naît toute la poésie occidentale et, de là, un champ, un régime de la littérature :

« On sait que le mariage, au XIIe siècle, était devenu pour les seigneurs une pure et simple occasion de s’enrichir, et d’annexer des terres données en dot ou espérées en héritage. Quand l’“affaire” tournait mal, on répudiait sa femme. Le prétexte de l’inceste, curieusement exploité, trouvait l’Église sans résistance : il suffisait d’alléguer sans trop de preuves une parenté au quatrième degré, pour obtenir l’annulation. A ces abus, générateurs de querelles infinies et de guerres, l’amour courtois oppose une fidélité indépendante du mariage légal et fondée sur le seul amour. Il en vient même à déclarer que l’amour et le mariage ne sont pas compatibles23. »

La soumission du contrat, cette soumission même que décrit le contrat proposé par Christian Grey, revendique son modèle dans ce mariage, qui institue une jouissance juridique de la femme, des terres qu’elle apporte, des propriétés dont elle est le gage. Ce mariage, comme le contrat du roman, est facilement révocable, et la brutalité du fuck qu’il administre vient s’opposer à l’idéal du love qu’il exclut. La dichotomie sur laquelle fondamentalement repose Fifty Shades of Grey est le dédoublement symbolique originaire à partir duquel s’est développée notre littérature occidentale, comme envers et supplément du système politique d’oppression et de contrôle dont nos sociétés contemporaines constituent l’aboutissement.

Le contrat est incestueux, il plane toujours sur lui le soupçon de l’inceste à partir duquel on peut le révoquer. Et de fait dans le roman, si le contrat n’est jamais passé avec Ana, ou n’est ultimement passé que pour être aussitôt rompu, Christian a déjà fait usage de ce contrat, dont l’origine est sa première liaison, pour ainsi dire incestueuse, avec Mrs Robinson, la « vieille amie » qui l’a violé et soumis24.

III. Renversement

La découverte de cette homologie du mariage et du contrat, qui n’institue nullement la relation sado-masochiste, mais porte la hantise et l’angoisse de la vieille structure morte du mariage féodal et de sa jouissance juridique, nous amène à reconsidérer complètement l’articulation entre amour et jouissance dans Fifty Shades of Grey, pour en dégager la forme renversée.

Christian et Ana, la Dame et le poète

Le désir d’amour d’Ana semble a priori viser le mariage avec son riche et séduisant prétendant. C’est le schéma du roman d’amour des Lumières : la jeune fille simple, l’éternelle Paméla de Richardson, épouse finalement Mr B. qui a tenté de la séduire, et devient une lady. Mais dès lors que c’est le contrat qui incarne, sous la forme d’un abject repoussoir, l’accomplissement dans le mariage, la demande d’Ana doit s’interpréter autrement, précisément comme demande de jouissance, comme désir de jouir complètement de Christian, comme fantasme de le posséder totalement.

Mais Christian a un secret. Celui des deux qui est secret, ce n’est pas la femme, c’est Christian. L’efficacité sexuelle infatigable de Christian, le pouvoir qu’il exerce ne font d’ailleurs pas de lui une figure virile de masculinité héroïque. C’est d’abord sa jeunesse et sa beauté qui frappent Ana, lors de leur première rencontre, quand elle trébuche au seuil de son bureau :

« Il est vraiment très jeune — et vraiment très beau (So young — and attractive, very attractive). » (CNG I 15, FSG 7)

Attractive se dit plutôt d’une femme séduisante, charmante ; pour un bel homme on emploie plus couramment handsome : le charme de Christian n’est pas a priori celui du mâle dominateur dont le contrat semble dessiner le leurre ultra viril. Tandis qu’il dort et qu’Ana le contemple, il est le Bel au bois dormant :

« Morte de faim, je m’aventure hors de la chambre. Le Bel25 au bois dormant ne s’est toujours pas réveillé (I’m starving. I head back out of the bedroom. Sleeping beauty is still sleeping, so I leave him and heead for the kitchen). » (CNG IX 176, FSG 126)

D’emblée, d’ailleurs, la virilité de cet hermaphrodite endormi est questionnée par Ana qui, lisant les questions préparées par son amie Kate pour l’interview, lui demande s’il est gay26 : Kate a remarqué qu’il n’était jamais accompagné (CNG I 35), et il déclare à Ana que « les petites amies, ce n’est pas mon truc » (CNG III 71) : point de harem donc, quels que soient les fantasmes d’Ana. Lorsque Christian Grey fait venir la meilleure gynécologue de Seattle chez lui un dimanche pour qu’elle lui prescrive un contraceptif, Ana fait remarquer, ironique :

« — Je pensais que j’allais voir ton médecin ? Ne me dis pas qu’en réalité tu es une femme parce que je ne te croirais pas (I thought I was seeing your doctor, and don’t tell me you’re really a woman, because I won’t believe you). » (CNG XVII 410, FSG 312)

Christian Grey est celui dont-il s’agit de percer, de pénétrer, de violer le secret. Réciproquement, la virginité d’Ana n’est nullement une forteresse, juste une situation que le roman s’empresse de rectifier, selon un rituel initiatique, un rituel de passage qui est un rituel de virilité, d’expérience phallique. Ana ne recèle aucun secret : si elle est clivée entre son désir de jouissance et la voix surmoïque de son subconscious, ce clivage renvoie bien plutôt chez elle à la la castration symbolique et à la schize du sujet phallique qu’à un secret ou à un pas-tout de La Femme.

Dans Fifty Shades of Grey, Ana est « du côté où se range l’homme », du côté où tout x est fonction de Φx, où le sujet est un « tout x », l’affirmation d’un Un, d’un tout, par le jeu de la fonction phallique. Celle qui exerce cette fonction, qui demande, qui éprouve, qui procure pleinement cette jouissance, qui croit dans l’amour qu’elle promet, c’est Ana27.

« C’est là l’acte d’amour. Faire l’amour, comme le nom l’indique, c’est de la poésie. Mais il y a un monde entre la poésie et l’acte. L’acte d’amour, c’est la perversion polymorphe du mâle, cela chez l’être parlant. » (Lacan, Encore, p. 68)

Et de fait Ana est étudiante en lettres ; grande lectrice, elle se destine à travailler dans l’édition. Son désir d’amour est désir de poésie, la fonction de faire l’amour est la fonction poétique, qui renvoie au champ, au régime de la littérature, dans son inadéquation même avec le réel : entre la poésie et l’acte, entre love et make love, entre la poésie d’amour et la perversion polymorphe du mâle (où Ana reconnaît que réside la jouissance) il y a un monde. Se joue là la fonction du troubadour, c’est-à-dire le côté, dans l’amour, où se range l’homme. Face à elle,

« lorsqu’un être parlant quelconque se range sous la bannière des femmes, c’est à partir de ceci qu’il se fonde de n’être pas-tout, à se placer dans la fonction phallique. C’est ça qui définit la… la quoi ? — la femme justement, à ceci près que La femme, ça ne peut s’écrire qu’à barrer La. Il n’y a pas La femme, article défini pour désigner l’universel. Il n’y a pas La femme puisque — j’ai déjà risqué le terme , et pourquoi y regarderais-je à deux fois ? — de son essence, elle n’est pas toute. » (Ibid.)

Christian se range sous la bannière des femmes : le contrat de soumission qui le définit est un contrat de gestion de la jouissance féminine.

Paradoxes de la fonction phallique

Ana le fantasme environné d’une cohorte de soumises avec lesquelles il a mis son contrat à l’épreuve. Christian n’est pas-tout, il a un secret, lié au traumatisme de son enfance avec une mère toxicomane, à la faim et aux coups reçus. Ce secret est le secret qui fonde en général le sujet analytique, le savoir et le secret sur lesquels toute analyse entreprend de travailler : ce savoir, nul n’y a accès, il est posé comme existant par l’analyse, qui travaille sur lui.

Christian se place dans la fonction phallique : son absolue puissance sexuelle, la brutalité de ses pratiques ne se manifestent jamais paradoxalement comme assaut, comme violence non consentie, comme forçage d’un consentement. L’insistance sur le contrat, plus que le contrat lui-même, a pour fonction essentielle de prémunir contre l’exercice intrusif de la fonction phallique. Christian n’est pas le sujet de la fonction phallique ; il est dedans : il fournit à la demande ; il satisfait abondamment, excellemment, sans faille, la demande de jouissance phallique d’Ana. Il conduit par là à sa perfection l’offre de production capitaliste du plus-de-jouir : l’offre, non la demande. La position de la domination capitaliste est la position féminine de l’offre, dans la fonction phallique. La demande du désir masculin est la demande du consommateur : la demande d’Ana.

L’offre de Christian est l’offre de La femme : l’enjeu véritable, l’enjeu profond du roman, n’est pas la possession d’Ana, strictement contrôlée, limitée, par le contrat masochiste, mais la possession de Christian, que scellerait son consentement au mariage. Le mariage que rêve Ana n’a rien à voir avec l’institution réelle, pratique du mariage, avec le règlement des jouissances qu’il institue. C’est le rêve d’une jouissance toute, le rêve d’amour, qui porte en lui-même son processus poétique de ratage, de mise en échec, car il se heurte au pas-toute de La Femme, dont Christian constitue la figurine et le fantasme capitaliste achevé. Dans le roman, Ana formule cette exigence d’une jouissance toute chaque fois qu’elle dit qu’elle en veut plus28. Le vague de la formule pointe exactement l’autre satisfaction, le supplément de la jouissance phallique que Christian, la Dame, pourrait lui procurer.

Le vouloir plus du protocole courtois

Le modèle sous-jacent sur lequel se calque aussi bien la demande d’amour d’Ana que la théorisation lacanienne de La Femme comme objet poétique de cette demande est le modèle courtois, dont Fifty Shades of Grey offre une représentation inversée, où le côté où l’homme devrait se positionner, où la fonction phallique est exercée, est occupé par la narratrice, tandis que sous la bannière des femmes se range la figurine de son fantasme masculin, Christian Grey.

La poésie lyrique des troubadours, et sa continuation par les trouvères du XIIe et du XIIIe siècles, consiste dans l’expression de ce vouloir plus. Le poète dit sa souffrance face à la réticence de la Dame, qui consent parcimonieusement à desserrer l’étau du contrat de service chevaleresque auquel son amant a accepté de se soumettre. Il s’agit d’amener la Dame à en faire plus, une négociation s’établit alors entre le vouloir plus du poète et le faire plus de la Dame : telle est la trame du protocole lyrique qui vient se greffer sur le contrat chevaleresque29, et s’exprime par exemple dans cette chanson de Blondel de Nesle :

« Dieu ! Si ma dame connaissait le pacte (la couvine)
que j’ai conclu avec la douleur et la peine !
Son cœur pourtant lui souffle
que mon amour pour elle me met à la torture !
Elle seule a tout pouvoir sur moi,
elle seule connaît la racine de mon mal.
Sans elle, aucun remède ne me pourra guérir,
rien ne me fera recouvrer la santé30. »

La couvine, ou convine, est le pacte d’amour, qui pour le poète est un pacte de douleur et de peine, qui le met à la torture : la douleur spirituelle du poète amoureux devient dans Fifty Shades of Grey douleur matérielle du contrat masochiste. Par cette couvine, la Dame devient la souveraine du poète ; par le contrat, Christian devient le Dominant. Voici comment le poète imagine le terme de ce service amoureux torturant :

« Il y a si longtemps que je l’aime, que je la sers,
maintenant je mérite ma récompense (que la deserte en aie).
Alors je verrai bien si elle est loyale et franche
ou si elle m’est fausse et déloyale amie31. »

Le long service du poète mérite desserte, sortie du service, satisfaction. Cette desserte devient dans Fifty Shades of Grey « en vouloir plus », la demande du don complet d’amour. Mais dans la litanie des douleurs, qui fournit la substance du récit lyrique, cette récompense, ce point d’aboutissement est de fait indéfiniment reporté, de sorte que la consommation ultime, la jouissance toute, ne vient jamais.

Dans Fifty Shades of Grey, Christian est la Dame qui propose à son servant, à Ana, de s’engager dans ce protocole de souffrances dont elle (Ana dans la position du poète) se prend à espérer que l’aboutissement pourrait être la pleine jouissance de l’aimé (Christian dans la position de la Dame), le don par lui, plein et entier de son amour. Le contrat est donc la représentation déformée et glaçante à la fois du mariage féodal, et de son contrepoint, le protocole courtois, le donnoi ou la couvine, avec son cortège de souffrances et d’atermoiements.

Objections et réponses

Je voudrais m’arrêter un moment à cette étape de ma démonstration, et tâcher de répondre aux objections, aux critiques, au septicisme narquois qu’elle ne devrait pas manquer de susciter. Quoi ? Comparer les sublimes poèmes de nos troubadours et de nos trouvères du XIIe siècle, à la naissance de la poésie occidentale, avec ce torchon de roman, écrit dans la langue la plus vulgaire, et véhiculant les poncifs les plus éculés du roman de gare, assaisonnés de quelques épisodes salaces qui lui donnent à bon compte l’attrait de la nouveauté ? Et, par dessus le marché, articuler cette comparaison aux catégories lacaniennes de la jouissance et de l’amour, comme si cette psychanalyse là pouvait indifféremment s’appliquer à des corpus aussi hétérogènes ? Et à supposer même qu’une telle comparaison soit pertinente, que de médiations, que de transformations entre l’amour courtois chanté par Blondel de Nesle et l’amour 2.0 décrit par E. L. James !

Il faut tout d’abord insister sur le fait que Lacan construit sa théorie de l’amour et de la jouissance précisément à partir du protocole courtois qui naît au XIIe siècle, ou du moins de la représentation de ce protocole qu’il a pu lire dans Denis de Rougemont32. Il s’y réfère dès le Séminaire VII sur L’Éthique de la psychanalyse33, et il y revient au Séminaire XX, Encore, en faisant d’ailleurs référence au Séminaire VII34. Paradoxalement, il présente « l’invention de l’amour courtois » comme un « météore » au moment même où il théorise La Femme comme pas-toute et l’autre satisfaction à partir des termes et des relations qu’institue le protocole courtois.

La contradiction n’est qu’apparente, Lacan s’en explique, d’une façon à vrai dire très condensée :

« Après le météore de l’amour courtois, c’est d’une tout autre partition qu’est venu ce qui l’a rejeté à sa futilité première. Il a fallu rien de moins que le discours scientifique, soit quelque chose qui ne doit rien aux présupposés de l’âme antique.
Et c’est de là seulement que surgit la psychanalyse, à savoir l’objectivation de ce que l’être parlant passe encore du temps à parler en pure perte. » (p. 79)

Sans doute l’amour courtois n’a-t-il pas été le météore qu’évoque ici Lacan : les grands cycles romanesques médiévaux en prose, le néo-platonisme de Ficin (qui actualise à la Renaissance les « présupposés de l’âme antique »), le pétrarquisme ont à sa suite durablement installé ses règles, ses valeurs, son protocole dans le champ littéraire, et organisé un dédoublement symbolique qui se fait sentir encore dans la tragédie cornélienne au milieu du XVIIe siècle. Ce qui avait commencé comme un futile divertissement de Cour a de fait pendant plus de cinq siècles structuré le régime poétique de nos représentations.

Que vient faire le discours scientifique face à l’amour courtois ? Lacan se réfère ici à la révolution copernicienne qui va permettre à Descartes de jeter les bases du sujet moderne, à partir de l’expérience du cogito, selon un modèle qui n’a plus rien à voir avec celui de l’ascèse platonicienne de l’âme, dans l’expérience de l’amour. L’amour perd alors sa fonction herméneutique centrale, au profit de l’expérience de pensée du cogito : il est ainsi en quelque sorte « rejeté à sa futilité première ».

Mais il n’est rejeté, si l’on peut dire, qu’en surface : l’instauration du sujet cartésien, dont la conscience devient non seulement le siège de la rationalité mais un objet rationnel, susceptible d’une investigation et d’une modélisation scientifiques, ouvre à l’exploration de ses bordures et soubassements, d’où surgit la psychanalyse. Dans cette extériorité par rapport à la rationalité de la conscience et de son discours scientifique, la psychanalyse retrouve l’usage futile de la parole, qui est à la fois le réservoir de l’inconscient, l’archive des paroles poétiques d’autrefois et le lieu où l’on parle d’amour, avec les mots cassés d’aujourd’hui.

Passer du temps à parler en pure perte : c’est précisément ce que fait Anastasia Steele, qui sort de l’université mais n’est pas encore entrée dans la vie active, qui se trouve donc précisément dans l’entre deux de la pure perte. Pour ce qui est de l’action romanesque, de revirements en atermoiements, elle tourne autour de ce contrat, elle ne le signe pas : plus exactement, la signature du contrat marque la fin du roman, qui demeure à son seuil, comme Anastasia demeure au seuil de la vie. La particularité de Fifty Shades of Grey n’est pas seulement l’interversion des positions de l’homme et de la femme par rapport au protocole courtois ; c’est aussi ce rapport de bordure que la fiction entretient avec le contrat. En effet, ce n’est pas le contrat proprement dit, mais, avant lui, et alors qu’il est repoussé à l’horizon de la fiction, la série des écarts négociés avec Christian (avec la Dame) par rapport au contrat (à la satisfaction) qui constitue ici la base narrative à partir de laquelle faire poésie, la trame, la structure à partir de laquelle la narratrice peut composer le roman que nous lisons. La littérature se dérégule : elle ne joue plus d’une loi et d’une contre-loi (du mariage et de la chevalerie, de l’institution féodale et du protocole courtois), mais d’une hantise et d’un seuil, dans la fiction libérale que pour le sujet lyrique aucune loi ne s’applique, ou tout du moins ne s’applique encore.

Du coup c’est le contrat qui délimite la part de Christian réservée au secret, la part d’inanalysable du sujet analytique ; ce que le contrat ne livrera pas à Ana de Christian constitue son secret ; ce qu’elle désire véritablement de lui, ce dont elle désire jouir en lui est ce secret auquel la clarté, la rationalité, la simplicité, la technicité du contrat vient faire écran.

La mise en œuvre du contrat dépoétise le service amoureux : la Dame, Christian, ne peut se livrer aux termes ultimes du contrat qu’au prix de la rupture de la cour amoureuse d’Ana, programmée pour rater.

L’inversion est proprement incroyable, qui construit le fantasme féminin (d’E. L. James, d’Ana) d’une virilité dominatrice et d’un capitalisme triomphant à partir d’une figurine, Christian Grey, dont le modèle est la Dame de la cour amoureuse du XIIe siècle. Ce fantasme phallocrate, cette figurine de Christian Grey, incarne le parachèvement du dispositif pulsionnel qui gouverne nos sociétés contemporaines, mais il les incarne depuis ce qu’il reste du sujet-poète, ravalé au rang d’une narratrice féminine un peu godiche. La consommatrice et l’ordonnatrice du dispositif est Anastasia Steele : elle est la singularité quelconque ordonatrice de l’effondrement du capitalisme contemporain. Si l’emprise dévorante du sexe, du désir de jouissance, dans tous les interstices, toutes les formes de la vie sociale, achève de transformer nos simulacres de sociétés démocratiques en dispositifs biopolitiques de jouissance, procéduraux, alvéolaires, marchandisés, ce triomphe apparemment sans réplique se fait au prix d’une inversion générale des sexes, où la domination masculine vient échouer au roc de la féminité quelconque. Parallèlement, ou plutôt en arrière-plan, Christian Grey entreprend de convertir son empire, dont la base est « l’industrie des télécommunications35 », dans l’industrie et les technologies agro-alimentaires36 : la mise en échec de la jouissance et de son contrat a pour corollaire le basculement du capitalisme post-industriel de l’information vers un capitalisme des subsistances.

« — Je ne peux pas rester. Je sais ce que je veux et tu ne peux pas me le donner, et moi je ne peux pas te donner ce dont tu as besoin (I can’t stay. I know what I want and you can’t give it to me, and I can’t give you what you need). » (CNG XXVI 664, FSG 513)

La circulation intersubjective de l’amour et de la jouissance, leur communication se brise ici, dans le face à face de deux faims dévorantes. Jamais le vouloir plus et son économie courtoise du désir n’auront été aussi impérieux.

Notes

1

Les références sont données pour le texte original dans l’édition Arrow Books, Londres, 2012, abrégée FSG, et pour la traduction française de Denyse Beaulieu, J. C. Lattès, 2012, dans l’édition du Livre de Poche, 2014, abrégée CNG. Le numéro du chapitre suit en chiffres romain, et les pages en chiffres arabes. Il faur souligner la qualité et la fidélité de la traduction de Denyse Beaulieu : lorsque je commenterai les écarts ou les omissions de la traduction française par rapport à l’original anglais on doit garder à l’esprit que l’efficacité et la fluidité requises pour le lecteur diffèrent de l’attention à la lettre, qui doit être celle du critique.

2

Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore [1972-1973], éd. J. A. Miller, Seuil, 1975.

3

Christian Grey suit une thérapie, avec le Dr Flynn.

4

Cette phrase est omise dans la traduction de Denyse Beaulieu.

5

Excitant, plutôt…

6

Cette distinction revient obsessionnellement dans le roman. Voir notamment CNG VIII 155, IX 177 (cités et analysés ci-après), XII 271, XX 470, XXI 487.

7

Ce sont les « premières » : chaque étape du roman constitue pour Christian Grey une première. Les premières sont autant de dérogations aux règles du protocole qui, bien au delà du contrat qu’il prétend faire signer à Ana, ordonne sa vie par ailleurs extraordinairement minutée et rangée, jusque dans la débauche de son « autre vie ». Voir CNG V 110 (dormir avec une femme dans son lit), VI 129 (emmener une femme dans son hélicoptère), IX 190 (fellation), X 199 (présenter une femme à sa mère), 211 (« un week-end avec beaucoup de premières »), XII 266 (ne plus savoir quoi dire), 267 (se faire virer), XVII 386 (être en retard), XXIV 583 (emmener une femme en planeur), XXV 637 (baiser en écoutant le Spem in Alium de Thomas Tallis). La somme des premières dessine la Carte du Tendre selon laquelle, paradoxalement dans les règles tout à fait convenues du roman rose, Christian Grey courtise Ana.

8

« C’est en cela qu’il importe que nous nous apercevions de quoi est fait le discours analytique, et que nous ne méconnaissions pas ceci, qui sans doute n’y a qu’une place limitée, à savoir qu’on y parle de ce que le verbe foutre énonce parfaitement. On y parle de foutre — verbe, en anglais to fuck — et on y dit que ça ne va pas. » (Lacan, Encore, p. 33) N’est-ce pas exactement ce que dit E. L. James ?

9

La généralisation des protocoles comme tendance profonde de nos sociétés contemporaines a été analysée par Michel Foucault dans Surveiller et punir, Gallimard, 19754, puis dans ses cours du Collège de France, Sécurité, territoire, population (1977-1978) et Naissance de la biopolitique (1978-1979), EHESS-Gallimard-Seuil, 2004.

10

Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Galilée, 1994.

11

Je traduirais : « Mon surmoi me fait les gros yeux — sa façon de baiser, pas de faire l’amour, me crie-t-il comme une harpye. »

12

Cette phrase est omise dans la traduction de Denyse Beaulieu.

13

CNG IX 184, X 211-212, XX 468, XXIII 569.

14

Lacan, Encore, « la bêtise », p. 16-18, et « Le signifiant est bête. Il me semble que c’est de nature à engendrer un sourire, un sourire bâte naturellement. Un sourire bête, comme chacun sait — il n’y a qu’à aller dans les cathédrales — c’est un sourire d’ange. C’est même là la seule justification de la semonce pascalienne. Et si l’ange a un sourire si bête, c’est parce qu’il nage dans le signifiant suprême. Se retrouver un peu au sec, ça lui ferait du bien — peut-être qu’il ne sourirait plus. Ce n’est pas que je ne croie pas aux anges — chacun le sait j’y crois inextrayablement et même inexteilhardement —, simplement, je ne crois pas qu’ils apportent le moindre message, et c’est en quoi ils sont vraiment signifiants. » (p. 24)

15

Sur la bêtise d’Ana : « quelle tarte ! » (CNG II 29), « les questions idiotes l’agacent » (II 30), »ravaler le sourire imbécile qui menace de me fendre le visage en deux » (III 62), « plantée devant lui comme une idiote » (IV 74), « à part une idiote qui t’appelle au milieu de la nuite » (IV 92), « comme une idiote » (VII 147), « le sexe, tout bêtement, Anastsia » (X 211), « ne sois pas idiote » (X 213), « en souriant comme une débile » (XI 246), « sainte Empotée » (XIII 285), « Je me sens un peu tarte avec ça » (XIV 320), « il n’y a personne de plus empoté que moi » (XVI 371), « pauvre tarte » (XIX 444), « un bon vieux sexe-vanille tout bête » (XX 468), « J’ai eu l’air d’une idiote » (XXII 510), « sourire comme une idiote » (XXIII 570), « en souriant bêtement » (XXIV 591).

16

Voir Virgile, Énéide, chant III, v. 210-244.

17

CNG I 21 ; II 41 ; III 50 (Christian Grey investit dans les technologies agro-alimentaires) ; III 63 (« Voulez-vous manger quelque chose ? »), V 109 (« Mangez, […] videz votre assiette. »), VI 134 (« Avez-vous faim ? »), VII 143 (« Vous devez manger »), 145 (« Vous allez manger »), VII 148 (« la Soumise ne grignotera pas entre les repas »), IX 180-181 (« Mange »), X 209 (« Tu dois manger »), 213 (« Mange »), 215 (« Je le regarde dévorer tout ce qu’il y a dans son assiette. Il mange comme un ogre. »), 224 (« C’est quoi cette obsession de la bouffe ? »), XIII 288 (« Il faut manger »), XIV 315 (« J’ai moi-même connu la faim ») 316 (« son obsession de la bouffe »), XV 337 (« Tu as mangé aujourd’hui ? Ça y est voilà que ça le reprend. »), XVI 376 (« J’ai aussi appris que Christian avait connu la faim… »), XVII 409 (« Tu as mangé ? Me demande-t-il à brûle-pourpoint. Merde), XVIII 414-4125 (« il faut que tu manges […]. Le dieu du sexe tient mordicus à me replir l’estomac. »), XIX 451 (« Christian garde sa bonne humeur jusqu’à la fin du repas, sans doute en partie parce qu’il me voit manger de bon appétit »), XXI 491 (« Bien sûr que tu vas manger »), XXII 532 (« Et jee suis en effet ravi d’apprendre que vous mangez »), XXIV 573 (« Allez, mange »), 576 (« Mange, m’ordonne-t-il »).

18

A comparer avec le déjeuner du chapitre précédent : « C’est à ça que va ressembler notre… relation (Is this what our, er… relationship will be like) ? Tu vas me donner des ordres à tout bout de champ ? Je n’arrive pas à le regarder dans les yeux. — Oui. » (CNG X 214, FSG 155) Ana hésite même à formuler un « nous », un « notre » qui engagerait l’existence d’une relation. La relation est l’impensable autour de quoi circule leur échange.

19

Le contrat de Fifty Shades of Grey instaure une relation inverse de celui de La Vénus à la fourrure, puisque chez Sacher Masoch c’est Wanda qui fait du narrateur masculin son esclave. Voir Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, avec le texte intégral de La Vénus à la fourrure, Minuit, 1967, p. 195. Séverin von Kusiemski renonce à sa qualité d’amant pour celle d’esclave, accepte d’être maltraité par sa maîtresse « selon son bon plaisir » ; en échange « madame von Dunajev accepte en tant que sa maîtresse de se montrer aussi souvent que possible en fourrure ». Le contrat échange une relation amoureuse contre une relation perverse, où l’esclave satisfera son fantasme de Vénus à la fourrure. Il n’est jamais question de souffrance et tout est relation. Dans Fifty Shades of Grey le contrat n’évoque en fait aucune relation, puisqu’il sépare dans chacun de ses articles ce qui concerne le Dominant et la Soumise. L’essentiel du contrat est la gestion de la souffrance, que le contrat de Sacher Masoch a précisément pour but de ne pas prendre en compte. Les deux contrats sont donc littéralement exclusifs l’un de l’autre.

20

Il est question de servitude une seule fois, à l’article 14.5 (15.5 dans l’original anglais) : le Dominant pourra, par la punition, « s’assurer que la Soumise prenne la pleine mesure de sa servitude envers le Dominant (her role of subservience to the Dominant) ». (CNG XI 231, FSG 168. L’article 1 anglais, The following are the terms of a binding contract between the Dominant and the Submissive, a été supprimé en français, d’où le décalage.)

21

Denyse Beaulieu reprend ici l’étymologie que le Trésor de la langue française propose à la fin de l’article Soumettre.

22

Si l’étymologie du XIIe siècle n’est pas dans le texte original, c’en est bien l’esprit. Anastasia Steele fait en effet à plusieurs reprises référence à la chevalerie : « Vous vous êtes échappé d’une chronique médiévale, ou quoi ? Vous parlez comme un preux chevalier (Which medieval chronicle did you escape from ? You sound like a courtly knight) » (CNG V 98, FSG 67), « Il m’aime assez pour me secourir quand il me croit en danger. Ce n’est pas un chevalier noir mais un chevalier blanc dans une armure étincelante, un héros de roman, un Gauvain ou un Lancelot (He cares enough to come and rescue me from some mistakenly perceived danger. He’s not a dark knight at all but a white knight in shining, dazzling armor — a classic romantic hero — Sir Gawain or Sir Lancelot) » (CNG V 100, FSG 68-69), « Chevalier noir, chevalier blanc : c’est une bonne métaphore pour Christian (Dark knight and white knight, it’s a fitting metaphor for Christian) » (CNG VI 131, FSG 92), « Cet homme, que je croyais jadis un preux chevalier blanc — ou un chevalier noir, selon lui —, n’est pas un héros de roman, mais un être profondément perturbé qui m’entraîne vers une voie obscure (This man, whom I once thought as a romantic hero, a brave shining white knight — or the dark knight, as he said. He’s not a hero; he’s a man with serious, deep emotional flaws, and he’s dragging me into the dark) » (CNG XX 466, FSG 355).

23

Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident [1ère éd. 1938], Plon, 1972, 10/18, 1983, p. 35. Les assertions de Denis de Rougemont sont sans nul doute datées, caricaturales et idéologiquement douteuses. Elles n’en synthétisent pas moins une certaine généalogie moderne de l’amour dont Fifty Shades of Grey constitue le point d’aboutissement… et de non retour.

24

Voir par exemple CNG XXII 534, FSG 413.

25

Je corrige la traduction, incorrecte en français, par « Beau ». L’indifférenciation en français de Bel et de Belle tombe justement très bien, pour traduire le neutre anglais !

26

CNG I 23, voir également II 30, 34, 38, III 67, 71, 210, 312, 339, 379, 410, 535.

27

Lacan, Encore, p. 67 et 74.

28

« mais j’en veux plus » (CNG XIV 325), « tu m’as dit que tu en voulais plus » (XV 345), « J’en veux plus. Je veux qu’il reste parce qu’il veut rester avec moi, lui, pas parce que je braille comme un veau » (XVI 378), « Il se penche pour me souffler à l’oreille : — J’en veux plus – beaucoup, beaucoup plus » (XVIII 429, ici, dans la chambre rouge, Christian reprend ironiquement la formule d’Ana), « Au fond de moi-même, je sais que j’en veux plus, tout simplement : plus de tendresse, plus de légèreté, plus… d’amour. » (XX 465), « — J’en veux plus. — Je sais, murmure-t-il. Je vais essayer. » (XX 466), « Je suis heureuse que tu m’aies dit que tu essaierais d’en faire plus. Il faut seulement que je réfléchisse à ce que “plus” signifie pour moi. » (XXII 515, courriel d’Ana), « Alors pui, dis-moi ce que tu veux en plus. Je tenterai de rester ouvert, de te donner l’espace dont tu as besoin » (XXII 523, courriel de Christian), « — Qu’est-ce qu’elle est devenue ? — On a rompu. […] Elle en voulait plus. La phrase reste en suspens entre nous. Encore ce petit mot explosif. — Pas toi ? […] — Je n’ai jamais voulu aller plus loin avant de te rencontrer. Lui aussi, il en veut plus ! » (XXIV 580), « — Alors, c’était comment ? Me demande-t-il, l’œil brillant, d’un gris argenté éblouissant. — Extraordinaire. Merci. — C’était… plus ? me demande-t-il, une nuance d’espoir dans la voix. — Beaucoup plus. » (XXIV 590), « Mais je te l’ai déjà dit, moi aussi, je veux plus. Oh, mon Dieu. Il est en train de se laisser convaincre. » (XXIV 592), « — Ça me rend heureuse, que tu en veuilles plus. — Je sais. — Comment le sais-tu ? — Comment le sais-tu ? — Fais-moi confiance, je sais, affirme-t-il avec un petit rire. Il me cache quelque chose. Quoi ? » (XXIV 596), « — Merci pour le… plus. » (XXIV 597), « — Eh bien, je pense que le contrat est caduc, pas toi ? […] — Mais tu y tenais tellement ? — Ça, c’était avant. Mais les Règles restent applicables. — Avant ? Avant quoi ? — Avant… Il se tait un instant. — Avant… “plus”. » (XXVI 646).

29

Ce protocole courtois est formulé ainsi par Denis de Rougemont : « Mais cette fidélité courtoise présente un trait des plus curieux : elle s’oppose, autant qu’au mariage, à la “satisfaction” de l’amour. “Il ne sait de donnoi vraiment rien, celui qui désire l’entière possession de sa dame. Cela n’est plus amour, qui tourne à la réalité.” » (L’Amour et l’occident, op. cit., p. 35-36). Rougemont cite Claude-Charles Fauriel, Histoire de la poésie provençale. Cours fait à la Faculté des lettres de Paris, Paris, Jules Labitte, 1846, I, 512. Fauriel traduit un poème de neuf vers d’un troubadour dont il ne donne pas le nom. De Rougemont n’en retient que le début, qui est ensuite repris dans toutes les histoires, études et synthèses sur la poésie provençale.Le donnoi est le rituel de l’amour chevaleresque, imposé par la Dame, qui consiste en une « série graduée » de « faveurs, de jouissances permises » composant « une sorte de règle » (Fauriel, op. cit., p. 511. On peut constater ici combien Lacan s’est imprégné des formulations des provençalistes.)

30

« III. Deus ! Car seüst ma dame la couvine | De la doleur que j’ai et de la paine ! | Car ses cuers bien li dit et adevine | Conment s’amours me travaille et demaine. | Seur toutes autres est el souveraine | Car melz conoist de mes maus la racine. | Ne puis sanz li re couvrer medecine | Ne guerison qui me soit preus ne saine. » (Li Rossignous a noncié la nouvele, in Poèmes d’amour des XIIe et XIIIe siècles, éd. Emmanuelle Baumgartner et Françoise Ferrand, 10/18, 1983, p. 24)

31

« Mult longuement l’ai amee et servie : | Bien est mes tems que la deserte en aie. | Or verrai bien s’ele est loiaus et vraie | Ou s’el m’est fausse et desloiaus amie. » (Ibid., strophe V, p. 26)

32

Voir par exemple Encore, op. cit., p. 70.

33

« L’amour courtois en anamorphose », séance du 10 février 1960, in Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 174-184.

34

Le Séminaire XX est hanté par le Séminaire VII. La première parole du Séminaire XX est « Il m’est arrivé de ne pas publier l’Éthique de la psychanalyse ». La séance du 13 février 1973, s’ouvre également par une référence au séminaire de 1959-1960 : « En traitant il y a longtemps, très longtemps, de l’éthique de la psychanalyse, je suis parti de rien de moins que de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. » (Encore, op. cit., p. 49) Lacan revient sur l’amour courtois dans la séance du 13 mars 1973 que J. A. Miller intitule « Une lettre d’âmour » (voir p. 79).

35

CNG I 19, the telecommunications businesse, FSG I 10-11.

36

C’est pour cette raison et dans ce domaine qu’il investit dans l’université, dont il n’est nullement gratuitement le généreux sponsor. Voir CNG I 21, II 41, III 50.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « 50 nuances de Grey » , Séminaire LIPS, automne 2021, université d'Aix-Marseille.

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