Duras, la scène vide
pour Marie-Thérèse Mathet1
« La jouissance de l’Autre n’est pas le signe de l’amour » : c’est à partir de cette formule que Jacques Lacan énonce et développe dans le Séminaire XX Encore que nous avons tenté d’articuler jouissance et amour dans le cadre de notre séminaire « psychanalyse et culture ». J’ai suggéré cependant que cette articulation, qui s’appuie sur des fondations culturelles extrêmement profondes, décrites par Denis de Rougemont dans L’Amour et l’occident, avait connu une mutation profonde avec les Lumières, qui rebattent les cartes de la répartition entre amour et jouissance. Tandis que jouissance érotique et jouissance juridique viennent se superposer et tentent de coïncider, l’amour vise une autre « autre jouissance », qui n’est plus la jouissance-connaissance de la Dame du fin amor, mais l’amour-amitié de la confiance des belles âmes (Rousseau), une image de l’amour dans laquelle la jouissance de l’Autre serait apprivoisée, maîtrisée, et même utilisée.
C’est cette image de l’amour que je me propose d’étudier ici, en tant que l’image est une des formes que le signe de l’amour peut prendre, et sans doute la forme contemporaine qu’il prend, venant se substituer aux formes classiques, rhétoriques, du discours amoureux. Dès lors que l’amour ne fait plus essentiellement l’objet d’un discours, la scène joue un rôle essentiel comme medium de sa représentation comme image : en littérature, c’est la scène de roman, dont l’émergence et la généralisation à l’époque des Lumières est liée à la mutation que je viens d’évoquer ; mais la psychanalyse mobilise également la scène, à partir de deux notions, celle de scène traumatique d’une part, et à son arrière-plan la scène originaire (Urszene) que Freud dégage à partir de l’étude du cas de l’Homme aux loups, la répétition de scène, ou compulsion de répétition d’autre part (Wiederholungzwang), dont Lacan dégage le ressort scopique fondamental, qui fait d’elle une scène vue, dans le Séminaire XI sur Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.
Autrement dit, l’étude des signes de l’amour, en littérature comme en psychanalyse, passe par la compréhension de ce que c’est qu’une scène, car la scène est ce par quoi ces signes, au moins depuis les Lumières, sont exprimés, représentés. La difficulté tient alors à la polysémie de ce qu’on entend par scène, entre forme narratologique ou rhétorique et forme traumatique, originaire ou répétée. Ces formes en fait se recoupent très intimement. C’est ce que je me propose de montrer en prenant un exemple littéraire qui a historiquement rencontré, de façon spectaculaire, la théorisation lacanienne : c’est l’exemple du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras.
I. La scène du désir
Le 23 juin 1965, Lacan conclut son séminaire par l’accueil d’un exposé de Michèle Montrelay, portant sur Le Ravissement de Lol V Stein. Lacan vient de prendre connaissance du roman : « on m’a apporté, au dernier moment, un texte sur - vous allez le voir - un livre qui me paraît très très important. » Il ne donne d’abord pas le titre de « cet ouvrage dont je ne déflore même pas le nom avant qu’elle en parle ». Les mots sont ici calculés : tout tourne autour du nom de Lol, et de ce qui, dans ce nom, porte la cicatrice d’une défloration, d’un ravissement. L’exposé de Mme Montrelay, un peu lent, trop scrupuleux, est assez vite bousculé et interrompu par le maître impatient, qui condense les éléments essentiels à ses yeux : l’abréviation de Lola en Lol, la perte du a, puis le V central, selon l’usage américain du 2e prénom dont on ne conserve que l’initiale, enfin la manière dont Duras pratique le « mot-trou », qui identifie la scène traumatique liminaire – le bal du casino de T. Beach où son fiancé est parti avec une autre – à la scène vide de Lol, à Lol même pour qui cette scène est vide, à la coïncidence du vide de la scène et du vide de Lol. Michèle Montrelay se réfère notamment à un passage du début du roman, où le narrateur évoque l’impossibilité pour Lol de nommer cette scène du bal, d’en formuler le mot :
« J’aime à croire, comme je l’aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. […] Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine, c’est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair. […] oh ! qu’il y en a, que d’inachèvements sanglants le long des horizons, amoncelés, et parmi eux, ce mot, qui n’existe pas, pourtant est là : […] l’éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein. » (Folio, p. 48-49)
Nous remarquons d’emblée que ce mot n’est pas un mot au sens ordinaire du terme. Non pas tant parce que Lol ne peut pas nommer le bal qui a précipité sa honte et son malheur, mettre des mots sur un souvenir traumatique : mais parce que ce mot, insistant en elle de ce qu’il n’existe pas, se doit du coup de manifester sa présence-absence d’une manière autre que verbale. Signifiant de l’absence de signifiant, à la bordure de l’innommable et du nommé, il se donne des équivalents visuels : un chien crevé sur la plage, le trou de chair de l’Origine du monde, l’exhibition obscène d’une image.
Dans cet usage du mot, comme signifiant pur du désir opérant dans le discours sa trouée, Lacan reconnaît avec enthousiasme une dimension essentielle de son enseignement et par là, en Marguerite Duras une alliée inattendue :
« Il y a bien autre chose dans le texte qui est un texte qui semble… sans que nous ayons rien fait l’un et l’autre, Marguerite Duras et moi, pour nous rencontrer… ce sont des textes congrus avec le thème même de ce que je vous ai avancé cette année. »
Un texte qui semble quoi ? Quelle est cette autre chose qui manifeste dans le texte quelque chose comme un semblant ?
Michèle Montrelay insiste sur le désir de l’autre, qui définit le sujet lacanien : et de fait Lol vide n’existe que par le désir de l’autre, non pas l’autre qu’elle désire, mais sa fixation au désir qu’un autre porte pour un tiers, d’abord le désir de Michael Richardson pour une autre femme, puis, suppléant cette blessure, le désir de Jacques Hold, le narrateur et l’amant-type, l’amant de son amie Tatiana Karl, qu’elle supplie de continuer à jouir de l’Autre tandis qu’il lui voue, à elle, l’exclusivité de son amour. Le récolement du moi de Lol s’opère d’être supporté par le désir de l’autre de Jacques Hold.
La fixation au désir de l’autre, dont le nom de Lol V Stein constitue en quelque sorte l’emblème, avec ce qu’elle suppose de travail du manque dans la constitution du sujet, constitue la vulgate de ce que Le Ravissement de Lol V Stein illustrerait, magistralement, de la théorie lacanienne. Pourtant, Lacan y repère autre chose.
Comme l’a énoncé Michèle Montrelay, Lola moins le a de son nom complet n’existe que sous la forme d’un objet noyau, de l’objet petit a du désir de l’autre. Or dans le séminaire précédent de 1964, celui que Lacan tenait pendant que Marguerite Duras écrivait Le Ravissement, l’objet petit a était identifié au regard. Lacan le rappelle en cette séance de juin 1965 :
« C’est dans la mesure où cet être, cet être désigné par ce nom propre qui est le titre du roman de Marguerite Duras, cet être n’est vraiment spécifié, incarné, présentifié dans son roman que dans la mesure où elle existe sous la forme de cet objet noyau, cet objet(a), de ce quelque chose qui existe comme un regard mais qui est un regard... un regard écarté, un regard-objet, un regard que nous voyons à plusieurs reprises…
Cette scène se renouvelle, est scandée, répétée jusqu’à la fin du roman : même quand elle aura fait la connaissance de cet homme, qu’elle l’aura approché, qu’elle se sera littéralement accrochée, comme si elle y rejoignait ce sujet divisé d’elle-même, celui que seulement elle peut supporter, qui est aussi dans le roman celui qui la supporte, c’est le récit de ce sujet grâce à quoi elle est présente, le seul sujet ici est cet objet, cet objet isolé cet objet par lui-même en quelque sorte exilé, proscrit, chu, à l’horizon de la scène fondamentale, qu’est ce pur regard qu’est Lola Valérie Stein. »
Le nom de Lol V Stein est un échangeur entre deux paradigmes, celui de l’ancien discours psychanalytique freudien, et de ses récits de cas dont un désir blessé supporte la trame, et celui à venir des nouvelles topologies lacaniennes, avec leurs mathèmes et leurs graphes. Ce que Duras apporte à Lacan, c’est la formulation littéraire de ce basculement, à partir du mot, vers un accès non discursif, topologique, au sujet, à la jouissance et à l’amour.
Le « bien autre chose », c’est cet accès, et sa formule dans le texte durassien n’est pas tant le mot-trou du désir de l’autre que la scène qui organise sa répétition. « Cette scène se renouvelle, est scandée, répétée jusqu’à la fin du roman » : quelle scène ? Est-ce la scène liminaire du bal, scène traumatique dont en quelque sorte tout le récit peut se lire comme la cure, la procédure pour en ramener le souvenir, en nommer l’événement, en dominer la souffrance et le vide qu’elle a laissés ?
Mais ce n’est pas le début du roman que Lacan choisit de lire en séminaire ce 23 juin 1965 : c’est l’épisode du rendez-vous de Jacques Hold et de Tatiana Karl à l’Hôtel des Bois, rendez-vous que Lol épie du dehors, depuis le champ de seigle sur lequel donne la fenêtre de la chambre des amants.
Il n’y a qu’une scène du bal et, d’emblée, elle est barrée pour la représentation. La scène du rendez-vous au contraire se répète : elle répète bien en quelque sorte, pour Lol, l’événement traumatique liminaire, mais elle l’installe précisément dans le cadre d’une répétition, d’une configuration, d’une topographie que Lol peut apprivoiser, qu’elle va s’approprier, dont elle sera finalement l’ordonatrice.
On voit ici s’opposer deux conceptions de la scène de roman, et avec elles deux modélisations psychanalytiques possibles : dans la première, la scène du bal déclenche un récit, un récit de cas, le récit freudien par excellence ; dans la seconde, la scène du rendez-vous configure un dispositif, une disposition des lieux, un rapport entre les personnages, un enjeu symbolique de domination. Le dispositif scénique prépare le basculement de la théorie lacanienne d’une théorie du signifiant vers les mathèmes. La configuration l’emporte alors sur la narration, l’objet petit a comme regard sur l’objet petit a comme produit d’un désir. Plus précisément, la configuration du Ravissement de Lol V Stein configure pour Lol, par cette scène qui se répète, un rapport de jouissance entre les personnages et instaure, à la faveur de ce rapport, la domination paradoxale, finale, de Lol par l’amour.
Lacan publiera en décembre suivant, pour les Cahiers Renaud-Barrault, un « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein ». Il y reformule le même déplacement. En apparence, Le Ravissement nous offre une scène liminaire, puis le récit de sa remémoration :
« La scène dont le roman n’est tout entier que la remémoration, c’est proprement le ravissement de deux en une danse qui les soude, et sous les yeux de Lol, troisième, avec tout le bal, à y subir le rapt de son fiancé par celle qui n’a eu qu’à soudaine apparaître. » (Autres écrits, p. 191)
C’est là la compréhension ordinaire (et trompeuse) de ce que c’est qu’une scène : deux personnages intéragissent, ici Michael Richardson dansant avec Anne-Marie Stretter, sous le regard d’un tiers, Lol. L’événement de la scène est le ravissement, le rapt du fiancé de Lol par cette femme apparue soudain, par cette rivale tombée du ciel, que personne n’attendait.
Mais très vite, Lacan nous indique que la scène réelle, la scène importante, celle qui se répète tout au long du roman, n’est pas celle-là, n’est pas cela :
« On pensera à suivre quelque cliché, qu’elle [que Lol] répète l’événement. Mais qu’on y regarde de plus près. C’est à voir gros qu’il est reconnaissable dans ce guet où Lol désormais maintes fois reviendra, d’un couple d’amants dans lequel elle a retrouvé comme par hasard, une amie qui lui fut proche avant le drame, et l’assistait à son heure même : Tatiana.
Ce n’est pas l’événement, mais un nœud qui se refait là. Et c’est ce que ce nœud enserre qui proprement ravit, mais là encore, qui ? »
Voici maintenant une compréhension différente de ce que c’est qu’une scène. Dans la scène répétée, au contraire de la scène liminaire, l’interaction entre les deux partenaires du couple d’amants n’est pas le noyau constitutif. Le noyau, c’est le guet. Penser la scène comme interaction suppose de l’identifier à un événement, et donc à un narré ; penser la scène comme guet, c’est l’insérer dans une logique de répétition, dans laquelle le regard joue un rôle central. La scène ne survient pas ; elle noue : elle noue d’abord un hasard (par hasard Lol a retrouvé son ancienne amie Tatiana dans la rue, par hasard Jacques Hold l’accompagnait sur qui elle jette son dévolu2) au hasard primitif du trauma (par hasard, Anne-Marie Stretter s’est trouvée au bal du casino de T. Beach). Le nœud n’a rien à voir ici avec un nœud d’intrigue, avec le déploiement d’un mythos aristotélicien : c’est un hasard qui se superpose à un autre hasard, de configuration identique. Le nœud apparie des configurations congruentes. Par cet appariement, il fait entrer la scène dans une logique du dispositif.
II. La scène vide
Si Lacan s’est félicité de trouver dans Le Ravissement la confirmation de ce vers quoi il était en train d’orienter son enseignement, les manifestations d’enthousiasme ne furent guère réciproques : Marguerite Duras s’intéressait fort peu à la psychanalyse, et le rendez-vous que lui donna Lacan, à minuit à Saint-Germain-des-Prés, ne déboucha pas sur un échange susceptible de nourrir son œuvre. La coïncidence de la pratique durassienne de la scène dans Le Ravissement avec la théorie du regard comme objet petit a que Lacan développe au même moment est une coïncidence objective, sans filiation : Duras a travaillé à partir d’autres modèles et pour d’autres fins.
Pour comprendre quel rôle la scène joue dans le projet poétique durassien, il convient de revenir à la compréhension très littérale, très pratique, du mot dans le récit. Le terme même de scène n’apparaît que quatre fois dans le texte du roman, et jamais pour définir le contenu d’un événement. La scène durassienne est une scène purement géométrale, c’est-à-dire la délimitation d’un espace restreint dans un espace vague plus vaste. La première occurrence se trouve au 3e chapitre, qui s’ouvre sur la description de la vie de Lol après qu’elle a épousé Jean Bedford et qu’ils se sont installés dans une grande maison à U. Bridge. Dans cette maison, où elle élève trois filles, Lol fait régner un ordre méticuleux. Selon un emploi du temps immuable, elle s’absente l’après-midi, sans doute pour sortir les enfants, laissant la maison vide.
« La maison, l’après-midi, en son absence, ne devenait-elle pas la scène vide où se jouait le soliloque d’une passion absolue dont le sens échappait ? Et n’était-il pas inévitable que parfois Jean Bedford y ait peur ? » (p. 34)
La scène est ici, au sens étymologique de la skènè grecque, l’estrade nue, le tréteau vacant, la pure surface vide sur laquelle ordinairement se déroule le théâtre de la vie. La maison se révèle comme scène vide quand le tourbillon de la vie familiale en est ôté : la scène est ce qui reste quand disparaît le contenu de la vie. Nous comprenons que ces questions sont les questions que se pose le mari de Lol, qui travaille dans une usine d’aviation, mais qui surtout est musicien (p. 29) : nous le verrons plus loin dans le roman s’enfermer dans sa chambre (ou son bureau ?) pour s’exercer au violon3. Bedford est rompu à l’écoute du silence, et à ce qui dans un silence peut se jouer musicalement.
Dans le silence qui s’installe alors, il perçoit « le soliloque d’une passion absolue », le signifiant de la passion de Lol, un signifiant qu’elle n’adresse à personne, un soliloque, un signifiant qui signifie ce qui n’est pas, ce qui n’a pas eu lieu, ce qui ne peut pas constituer la plénitude, le contenu d’une scène. Un signifiant, donc, dont le sens échappe non parce qu’on ne le comprend pas, mais parce qu’il est le signifiant de l’échappement du sens. C’est pourquoi la scène vide, le réceptacle qui devrait accueillir du signifiant devient ce signifiant même.
Les deux occurrences suivantes du mot scène apparaissent dans la séquence où Lol épie le rendez-vous de Jacques Hold avec Tatiana Karl à l’Hôtel des Bois. Mais « scène » ne désigne pas cette séquence : là aussi, il s’agit de la surface d’accueil, du support de la représentation. Sur le rectangle de la scène, un événement va se produire, l’objet du guet va apparaître.
« Les yeux rivés à la fenêtre éclairée, une femme [= Lol] entend le vide – se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où d’autres sont.
De loin, avec des doigts de fée, le souvenir d’une certaine mémoire passe. Elle frôle Lol peu après qu’elle s’est allongée dans le champ, elle lui montre à cette heure tardive du soir, dans le champ de seigle, cette femme qui regarde une petite fenêtre rectangulaire, une scène étroite, bornée comme une pierre, où aucun personnage encore ne s’est montré. » (p. 63)
Scène et spectacle sont nettement dissociés : la scène est la surface, ou le champ lumineux, où pourrait venir se projeter, s’ajouter un spectacle. Mais justement il n’y a pas de spectacle. Ou plutôt le spectracle qu’offre la scène vide est un spectacle inexistant, invisible, qui renvoie par là comme le vide de la maison de U. Bridge l’après-midi, sans Lol, à un inexistant, un invisible premier, au souvenir réprimé de la piste de bal vide au Casino de T. Beach, désertée par Michael Richardson parti avec Anne-Marie Stretter.
Cette fois, cependant, le modèle de cette scène vide n’est pas le tréteau théâtral de la skènè, mais l’écran cinématographique, qui dessine un rectangle de lumière4. Mais le principe est le même : la scène dénude le dispositif de la représentation, révèle son assise géométrale, par la négation, la suppression des contenus qu’il pourrait y accueillir.
Ici, c’est « champ » qui est à double sens, comme, dans la citation précédente, « se jouait » se comprenait à la fois comme « était en jeu » et comme une partition vide qui s’exécuterait, c’est-à-dire comme jeu du symbolique et jeu du réel. Le « champ » où se trouve Lol est le champ de seigle qui s’étend derrière l’Hôtel des Bois, et le champ du dispositif cinématographique, depuis lequel, en retournant la caméra, le texte donne à voir ce que voit celle qui est vue dans le champ, donne à voir le point de vue depuis lequel la scène, le contre-champ de la fenêtre éclairée, était regardée. Le champ de seigle, depuis lequel Lol délimite ce qu’il faut voir, ordonne le champ géométral du réel ; le contre-champ de la chambre éclairée recèle le contenu symbolique de la scène, où l’image de l’amour est produite ; le jeu du champ et du contre-champ, enfin, articule dans le registre imaginaire le fonctionnement scopique du dispositif.
Est en jeu « le souvenir d’une certaine mémoire », qui passe dans le contre-champ de la scène lumineuse, sur l’écran du cinéma que Lol se fait, dans le rectangle de la fenêtre éclairée, qui passe de loin avec des doigts de fée, c’est-à-dire qu’il effleure à peine la scène, qu’il affleure tout juste à sa surface, qu’il se soutient de sa seule invisibilité. Le contenu de la scène, ce souvenir du bal du casino de T. Beach, ne se manifeste qu’à partir d’une scène absolument sans contenu, ici d’un champ lumineux de projection cinématographique totalement vidé.
Dans la scène vide, toute manifestation d’un contenu fait écran au vide fondamental, vient intercepter le signifiant essentiel de l’absence de signifiant :
« Tatiana Karl, à son tour, nue dans sa chevelure noire, traverse la scène de lumière, lentement. C’est peut-être dans le rectangle de vision de Lol qu’elle s’arrête. Elle se tourne vers le fond où l’homme doit être.
La fenêtre est petite et Lol ne doit voir des amants que le buste coupé à la hauteur du ventre. Ainsi ne voit-elle pas la fin de la chevelure de Tatiana.
A cette distance, quand ils parlent, elle n’entend pas. Elle ne voit que le mouvement de leurs visages devenu pareil au mouvement d’une partie du corps, désenchantés. Ils parlent peu. Et encore ne les voit-elle que lorsqu’ils passent près du fond de la chambre derrière la fenêtre. » (p. 64)
Tatiana passant devant la fenêtre ne délivre pas le contenu de la scène : elle fait écran à son absence fondamentale de contenu. Figurine interposée dans la caverne platonicienne, Tatiana est une tache noire : sa chevelure noire ne se circonscrit pas comme objet ; comme chevelure même elle demeure inachevée, coupée, renvoyant à une image incomplète, qui plus est une image muette dont le son s’est déperdu avec la distance.
Ce que voit Lol est placé sous le sceau de la restriction : « Lol ne doit voir… que », « Ainsi ne voit-elle pas la fin… », « Elle ne voit que le mouvement », « Et encore ne les voit-elle que ». Un « ne… que… » barre son voir, ce « ne… que… » traduit verbalement, répercute dans le texte l’interface, ou la coïncidence, de l’image et de l’écran dans le dispositif de la représentation.
Le dispositif s’éclaire à partir de la modélisation que Lacan en propose durant les séances du 4 et du 11 mars 1964 de son séminaire sur Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse.
A gauche, dans l’hôtel se trouve l’objet de la représentation, dont l’image parcellaire, barrée, la scène de la fenêtre, nous est délivrée depuis le point géométral que constitue Lol au fond du champ de seigle. Il y a là un premier triangle, dont le sommet est Lol et la base est la chambre. Lol voit la chambre, mais dans la chambre elle ne voit qu’une scène vide.
A ce premier triangle se superpose un second triangle, disposé dans l’autre sens : son sommet est le point lumineux du fond de la chambre, que vient intercepter la forme noire de Tatiana et de sa chevelure. Vaguement, la lumière de la chambre vient éclairer Lol qui, allongée dans le seigle, épiant ou endormie, fait tableau. Lol fait tableau depuis la chambre ; elle fait tableau pour Jacques Hold qui, potentiellement, la regarde, pourrait la regarder, et dans les répétitions ultérieures de cette scène va la regarder. Mais plus fondamentalement, plus essentiellement, la chambre regarde Lol, ça la regarde, la chambre est le ça, la mémoire vague d’un ça, qui la regarde.
La superposition des deux triangles constitue le dispositif d’effraction scénique qui installe l’un en face de l’autre (mais précisément pas face à face) à gauche un regard, le regard de la chambre, ça regarde Lol, et à droite le sujet de la représentation, Lol dans le champ de seigle, néantisée par le regard de la scène. Entre la chambre et Lol s’interpose l’image-écran de la scène, rectangle lumineux éblouissant d’une part, chevelure noire de Tatiana, coupée, non finie, d’autre part.
Le dispositif ne confronte pas pour autant un regard à un sujet, Jacques Hold à Lol V Stein. L’image-écran ne vaut pas barre sémiotique, mais copule de l’être, ou plus précisément du manque à être que représente la scène : Le sujet manque à être ce regard que la scène vide installe non pas devant lui (la fenêtre devant Lol) mais en lui barré (la scène est Lol, en tant que Lol se définit par ce manque à être de la scène vide). Ou, autrement dit, le regard (de Jacques Hold, de la chambre) est le manque à être, que signifie l’image-écran, du sujet de la représentation (Lol).
La dernière occurrence du mot « scène » dans Le Ravissement apparaît lors du pèlerinage que Lol, accompagnée de Jacques Hold, effectue, dix ans après le bal fatidique, au Casino de T. Beach. C’est l’après-midi, le casino est désert, le gardien accepte cependant de leur ouvrir la salle, que Marguerite Duras a nommée non sans humour « La Potinière » : vanité du discours courant, bruit pur du signifiant qui ne signifie rien.
« Nous entrons. L’homme lâche le rideau. Nous nous trouvons dans une salle assez grande. Concentriquement des tables entourent une piste de danse. D’un côté il y a une scène fermée par des rideaux rouges, de l’autre un promenoir bordé de plantes vertes. Une table recouverte d’une nappe blanche est là, étroite et longue. » (p. 180)
La scène désigne ici, comme dans la première occurrence, l’espace vacant du jeu, l’espace où la musique se joue, au bout de la piste de danse. On pénètre dans la salle de bal en franchissant un premier rideau ; un second rideau sépare la piste de danse de la scène, selon la disposition du tabernacle biblique. La scène y est le Saint des Saints disposé en retrait du Saint de la piste. Lors de la séquence du bal, au début du roman, la scène n’est jamais évoquée, mais l’orchestre qui l’occupe, à deux reprises. Le narrateur explique où, dans son histoire, il prend le personnage de Lol :
« Je vais donc la chercher, je la prends, là où je crois devoir le faire, au moment où elle me paraît commencer à bouger pour venir à ma rencontre, au moment précis où les dernières venues, deux femmes, franchissent la porte de la salle de bal du Casino municipal de T. Beach.
L’orchestre cessa de jouer. Une danse se terminait.
La piste s’était vidée lentement. Elle fut vide. » (p. 14-15)
et
« Sans doute Lol, comme Tatiana, comme eux, n’avait pas encore pris garde à cet autre aspect des choses : leur fin avec le jour.
L’orchestre cessa de jouer. Le bal apparut presque vide. Il ne resta que quelques couples, dont le leur et, derrière les plantes vertes, Lol et cette autre jeune fille, Tatiana Karl. Ils ne s’étaient pas aperçus que l’orchestre avait cessé de jouer : au moment où il aurait dû reprendre, comme des automates, ils s’étaient rejoints, n’entendant pas qu’il n’y avait plus de musique. » (p. 20)
La séquence du bal s’ouvre et se ferme par cette indication que l’orchestre cesse de jouer. Lol derrière les plantes vertes, à un bout de la piste, fait face à l’orchestre muet de l’autre bout. Entre les deux, la piste fait image et fait écran, avec l’apparition des deux spectres d’Anne-Marie Stretter et de sa mère (« les emblèmes d’une obscure négation de la nature », « cette grâce abandonnée, ployante, d’oiseau mort », p. 15), puis la danse mécanique du couple automate que forment la morte hypnotique et Michael Richardson ensorcelé5. On songe ici au bal donné par le professeur Spallanzani dans L’Homme au sable d’Hoffmann : Nathanaël danse avec Olympia sans se rendre compte qu’il n’a affaire qu’à un automate.
« Le concert était fini, le bal commença. Danser avec elle !… avec elle ! C’était à présent pour Nathanaël le but de tous ses désirs, de toute son ambition… Mais comment avoir assez d’audance pour l’inviter, elle, la reine de la fête ? Cependant, sans qu’il sût lui-même comment cela s’était fait, la danse à peine commencée, il se toruva tout près d’Olympia qui n’avait pas encore été engagée, et il avait déjà saisi sa main en balbutiant à grand-peine quelques paroles. Plus froide que la glace était la main d’Olympia. Nathanael sentit le froid horrible de la mort parcourir ses membres ; il fixa ses yeux sur ceux d’Olympia qui lui répondirent, radieux, pleins d’amour et de langueur… » (E. T. A. Hoffmann, L’Homme au sable, Contes nocturnes, trad. Madeleine Laval, Phébus, coll. Verso, 1979, p. 48)
Chez Hoffmann le regard moqueur des étudiants spectateurs de cette danse ridicule avec un pantin est souverainement ignoré par Nathanaël fou d’amour. Chez Duras, seul le regard de Lol compte, face au constat qu’au fond il n’y a rien à voir. Il ne s’agit pas simplement d’un changement de focalisation : même lorsque Michaël Richardson danse avec Anne-Marie Stretter, la piste est vide, vide d’événement.
III. L’autre scène
Cette scène vide que le texte agite complaisamment devant nous dit l’effondrement des dispositifs classiques de représentation, la fin de la scène de roman telle qu’elle s’est constituée dans notre culture, à partir de l’invention italienne de la perspective linéaire et de la généralisation du paradigme théâtral dans les arts. A cet endroit là, il n’y a plus de scène au sens littéraire du terme, et c’est sur ce terrain dénudé que la psychanalyse reconnaît les configurations de la scène analytique, saisie non comme représentation, mais comme répétition, non comme condensation dramatique, mais comme évidement du drame, par quoi s’exprime la schize du sujet.
On comprend ainsi ce que la psychanalyse peut faire de la scène vide durassienne. Mais on ne saisit pas encore le projet littéraire dans lequel cet effondrement vient s’inscrire. Pour le saisir, il faut sortir de l’alternative d’une structuration à partir de la scène originaire ou d’une structuration à partir de la scène répétée, où s’épuisent les modèles antérieurs que Duras vient renverser. Ce que Le Ravissement vise, c’est, pour Lol, l’obtention d’une satisfaction. Il faut ici avancer avec une extrême prudence, se garder des scénarios connus, que Duras évite soigneusement : le récit ne vise pas la réparation, la restauration d’un sujet dans sa plénitude, il n’est la mise en œuvre ni d’une vengeance, ni d’une cure. Quelque chose est réparé, qui n’est pas le sujet ; une satisfaction est obtenue, qui n’est pas subjective. Ce qui est en jeu, de façon presque naïve, enfantine, c’est l’image de l’amour.
L’image de l’amour est portée par le dispositif, romantique, d’effraction scénique : le sujet observe caché l’intimité des amants, il éprouve de derrière l’écran séparateur sa division face à la scandaleuse unité du couple. C’est Gianciotto Malatesta observant Paolo et Francesca (Ingres) ; le chanoine Fulbert surprenant Héloïse dans les bras d’Abélard (Kauffmann) ; le roi Marc arrivant à la fin du chant de Tristan à Yseut (Leighton)6.
Il s’agit, dans Le Ravissement, de restaurer ce dispositif. La satisfaction de la demande pourrait être portée par ce dispositif d’un autre âge qui persiste là, sous des formes plus ou moins savamment bricolées. C’est d’abord la haie de plantes vertes dans le casino :
« Lol resta toujours là où l’événement l’avait trouvée lorsque Anne-Marie Stretter était entrée, derrière les plantes vertes du bar. […] Quand la mère découvrit son enfant derrière les plantes vertes, une modulation plaintive et tendre envahit la salle vide. » (p. 20-21)
L’écran des plantes vertes abrite l’œil de Lol, mais l’événement dont il devrait la protéger s’effondre devant lui et ne fait pas scène. Ce dispositif raté ne va cesser ensuite de chercher à se reproduire, à s’accomplir. Ainsi lorsque Lol sort pour la première fois de chez elle après le scandale du bal, et qu’elle aperçoit par hasard, de nuit, Jean Bedford :
« Jean Bedford marchait sur le trottoir. Il se trouva à une centaine de mètres d’elle – elle venait de sortir – elle était encore devant sa maison. Quand elle le vit, elle se cacha derrière un pilier du portail. […] Jean Bedford ne la vit pas sortir, il crut à une promeneuse qui avait peur de lui, d’un homme seul, si tard, la nuit. Le boulevard était désert.
La silhouette était jeune, agile, et lorsqu’il arriva devant le portail il regarda. » (p. 25)
L’œil de Lol s’abrite derrière l’écran du pilier, qui répète l’écran des plantes vertes du bal. Cet œil en retrait appelle le regard de l’homme qui marche à sa rencontre sans la voir. Pour cela seul que ce hasard, ce regard répare en quelque sorte, objectivement, au niveau de l’image, la perte du bal, Lol l’épouse. Dix ans plus tard, alors qu’elle est de retour à S. Tahla, c’est quasiment le même scénario qui se répète, elle aperçoit une femme dans la rue, nous comprendrons plus tard que c’est Tatiana Karl. La femme est en couple :
« L’homme qui était avec elle avait tourné la tête et il avait regardé la maison fraîchement repeinte, le petit parc où travaillaient les jardiniers. Dès que Lol avait vu poindre le couple dans la rue, elle s’était dissimulée derrière une haie et ils ne l’avaient pas vue. La femme avait regardé à son tour, mais de façon moins insistante que l’homme, comme quelqu’un qui connaît déjà. » (p. 38)
Lol se cache à nouveau pour voir un homme regarder, pointer son regard vers elle, vers le lieu absent de son être, cette maison que quelques pages plus haut Jean Bedford a désignée comme « la scène vide où se jouait le soliloque d’une passion absolue dont le sens échappait ». Seuls quelques mots de Tatiana parviennent jusqu’à Lol : « Morte peut-être » : on saisit la dimension néantisante du regard et la nécessité de s’en abriter !
C’est ensuite le narrateur (on ne sait pas encore qu’il s’agit de Jacques Hold) qui répète l’effraction :
« J’ai vu, en la suivant – posté caché face à elle – qu’elle souriait parfois à certains visages, ou du moins on aurait pu le croire. » (p. 42)
Par ce renversement de point de vue, le sourire d’ange, un peu niais, de Lol est donné à voir, qui est le signe de l’amour dont elle demande à restaurer l’image.
La scène est vide : elle n’appelle pas nécessairement d’événement. Elle pose simplement une configuration qui se répète et se perfectionne :
« Lorsqu’il pleuvait on savait autour d’elle que Lol guettait les éclaircies derrière les fenêtres de sa chambre. Je crois qu’elle devait trouver là, dans la monotonie de la pluie, cet ailleurs, uniforme, fade et sublime, plus adorable à son âme qu’aucun autre moment de sa vie présente, cet ailleurs qu’elle cherchait depuis son retour à S. Tahla. » (p. 44)
S’exprime ici la forme pure de la demande, qui n’est pas adressée : demande d’éclaircie, d’une éclaircie de l’être, d’un ailleurs sublime derrière l’écran fade de la pluie. Puis Lol épie Jacques Hold et Tatiana à leur rendez-vous de l’Hôtel des Bois (p. 62) : formule imparfaite, où Lol ne maîtrise pas le hasard de la rencontre, qu’elle a suivie, mais ne devrait pas pouvoir reproduire, encore moins contrôler. A son retour de l’Hôtel des Bois, alors qu’il fait déjà nuit, Lol trouve son mari dans la rue, alarmé. Elle invente alors un mensonge :
« Elle raconta qu’elle avait dû s’éloigner du centre pour faire un achat qu’elle ne pouvait faire que dans les pépinières des faubourgs, des plants pour une haie dont elle avait l’idée, entre le parc et la rue. » (p. 66)
Le mensonge de Lol formule l’écran de la représentation, la haie régulatrice entre l’œil vide de Lol, installé en sécurité dans la maison, et le regard inquisiteur des passants, aléatoire, circonstanciel, regard d’un homme désirable qui se retournerait sur elle (c’est ainsi qu’elle a épousé Jean Bedford), regard surtout d’un couple qui s’aime (Jacques Hold et Tatiana), d’un couple qui lui offrirait, depuis son poste de guet abrité, l’image de l’amour. D’une certaine manière, c’est cet écran que Lol est allée acheter au rendez-vous de l’Hôtel des Bois : son mensonge formule une représentation, une configuration plus sure, mieux ordonnée que celle de la scène même qu’il supplée.
Au chapitre suivant, Lol expérimente autrement le même dispositif. Elle épie, depuis une allée boisée, la maison en hauteur de Tatiana, Tatiana prenant le soleil sur sa terrasse (p. 68). Elle tente d’apprivoiser le dispositif, elle cherche à maîtriser le mécanisme de l’effraction scénique, à prendre au piège par lui le hasard de la rencontre (l’événement de la scène) :
« Qui savait ? Tatiana sortirait peut-être, elles se rencontreraient ainsi, se retrouveraient ainsi apparemment par hasard.
Cela ne se produisit pas. » (Ibid.)
Après ce nouvel échec, Lol prend les devants, force en quelque sorte l’entrée de chez son amie. Là, le mari de Tatiana, Pierre Beugner, manifeste son malaise :
« Pierre Beugner, une nouvelle fois, détourna la conversation, il était visiblement le seul de nous trois à mal supporter le visage de Lol lorsqu’elle parlait de sa jeunesse, il recommença à parler, à lui parler, de quoi ? de la beauté de son jardin, il était passé devant, quelle bonne idée cette haie entre la maison et cette rue si passante. » (p. 78)
Pierre Beugner plante en quelque sorte la haie, qui n’a pas pu raisonnablement pousser depuis le mensonge de Lol, proféré quelques jours plus tôt7… La haie n’a aucun sens dans la logique d’un récit réaliste ; en revanche elle ravive pour le lecteur le signal du mensonge de Lol, et rappelle le dispositif d’écran qui flotte en travers du récit, comme une machine qu’il faudrait maîtriser, se réapproprier. Pierre Beugner formule ce qui est en jeu dans la visite de Lol, qu’il est le seul à comprendre : ce n’est pas la réminiscence de la blessure du bal de T. Beach, mais la maîtrise de l’écran qui en régule l’image, comme image de l’amour, dût-elle, cette maîtrise par Lol, mettre en danger Tatiana et ruiner l’équilibre qu’elle a établi entre son amant et son mari.
Vient enfin l’invitation chez Lol, et c’est là la grande scène où Lol prend le contrôle du dispositif scénique, passe du côté du regard :
« Elle a un regard opaque et doux. Ce regard qui était pour Tatiana tombe sur moi : elle m’aperçoit derrière la baie. » (p. 91)
La baie se substitue à la haie, l’écran de verre, que Lol contrôle, à l’écran de verdure de son impuissance, qui la ramenait toujours aux plantes vertes dérisoires de l’effondrement scénique liminaire.
« Elle fait quelques pas vers Tatiana, elle revient, elle l’enlace légèrement et, insensiblement, elle l’amène à la porte-fenêtre qui donne sur le parc. Elle l’ouvre. J’ai compris. J’avance le long du mur. Voilà. Je me tiens à l’angle de la maison. Ainsi je les entends. Tout à coup, voici leurs voix entrelacées, tendres, dans la dilution nocturne, d’une féminité pareillement rejointe en moi. Je les entends. C’est ce que Lol désirait. » (p. 92)
Jacques Hold ne peut pas voir le couple que forment les deux femmes, dont la voix seule produit l’image de la fusion amoureuse. Lol s’empare de l’image de l’amour, qu’elle exhibe pour Jacques Hold, en lui faisant signe à travers la baie vitrée, et qu’elle soustrait ensuite, en lui imposant le retrait au coin de la maison. Jacques Hold sera le trait unaire de la fusion de Lol avec Tatiana, sa liaison sera l’instrument qu’emploie Lol pour s’assurer de la maîtrise du dispositif d’effraction scénique. Par cette maîtrise, Lol accède à la jouissance, l’autre jouissance, purement féminine, qui vient s’inscrire dans l’espace vacant de la scène vide, laissée vide par le départ de Michael Richardson.
Le narrateur constate alors ce renversement, qui fait de Lol le cœur et le principe organisateur du dispositif scénique, dont elle semblait jusqu’ici la spectatrice et la victime :
« L’approche de Lol n’existe pas. On ne peut pas se rapprocher ou s’éloigner d’elle. Il faut attendre qu’elle vienne vous chercher, qu’elle veuille. Elle veut, je le comprends clairement, être rencontrée par moi dans un certain espace qu’elle aménage en ce moment. Lequel ? Est-il peuplé des fantômes de T. Beach, de la seule survivante Tatiana, piégé de faux-semblants, de vingt femmes aux noms de Lol ? Est-il autrement ? » (p. 105)
Il ne s’agit pas simplement d’une modification de la place de Lol dans le dispositif scénique qu’elle s’approprie. En en conquérant la maîtrise, elle en modifie fondamentalement la configuration. Elle en pulvérise d’abord la géométralité : dans la salle de bal du casino de T. Beach, le bar avec son rideau de plantes vertes, la piste, l’orchestre délimitaient un espace fixe dans lequel se mesuraient et s’évaluaient les positions respectives. Dans sa maison, où Duras a pris soin de nous avertir qu’elle fait régner un ordre maniaque, Lol bouge sans cesse et joue d’une porte qu’elle ferme (isolant son mari), d’une baie vitrée qu’elle interpose entre elle et Jacques Hold, d’une porte-fenêtre qu’elle ouvre pour entraîner et isoler Tatiana dans le jardin, d’un mur derrière lequel elle relègue celui qu’elle prend dans ses rets. Tout est mouvant, il n’y a plus d’espace scénique géométralement assignable. Lol pourtant impose un espace de la scène, qui est un espace purement virtuel, « un certain espace qu’elle aménage en ce moment », une construction imaginaire, par la parole, sans assise territorialisée. L’évolution ultime de la scène vide est la déterritorialisation.
Le temps de la scène lui aussi est bouleversé8. On l’a dit, ce n’est ni la condensation dramatique d’un instant prégnant, ni la répétition obsessionnelle d’un non-événement. La nouvelle scène, qu’instaure Lol, déconstruit l’événement : elle fait advenir les fantômes de T. Beach non comme un souvenir, mais comme un avènement, dont le narrateur pris au piège ne perçoit pas encore la cohérence et le projet, sinon qu’il comporte la rencontre avec lui, son intégration dans le dispositif. Jacques Hold doit advenir comme avènement des fantômes de T. Beach, il sera la pièce de liaison qui fera coïncider l’image de l’amour déchirée, frustrée, du bal liminaire, avec l’image de l’amour récolée, forcée, artificiellement bricolée par ce que Lol va faire de la liaison de Jacques Hold avec Tatiana. Ce qu’elle « aménage en ce moment », le moment scénique qui ne survient pas mais qu’elle configure, qu’elle fabrique, superpose donc les spectres du passé avec l’image qu’il s’agit de produire, l’image dont Lol a le projet.
Image d’une autre scène à venir, d’un bonheur rencontré, ou décidé : image de l’amour.
Je conclurai par une remarque touchant le personnage de Lol. La lecture que j’en ai faite n’est pas celle de la femme névrosée partant à la dérive que la critique propose généralement. J’ai tenté de montrer que Lol reprend son image de l’amour en mains. Pour autant, elle ne « guérit » nullement, elle ne revient nullement à quelque forme que ce soit de normalité. Cette reprise en main est fondamentalement perverse. C’est cette perversion que la scène, la scène vide durassienne qu’elle utilise comme truchement, favorise et nourrit. Etrangement iquiétant, le truchement du désir de l’Autre, du désir de Jacques Hold, établit l’image de l’amour sur les ruines de la scène que Lol, pour lui, a vidée.
Notes
Ce travail a fait l’objet d’une communication à la journée d’étude annuelle de la Société Internationale Marguerite Duras, Le Récit à la scène / la scène dans le récit , Université de Lille, 30 septembre 2020.
Lors de la soirée que Lol organise, où elle séduit Jacques Hold sous le regard de Tatiana Karl, Jean Bedford s’isole et joue du violon : « Jean Bedford s’est retiré dans sa chambre. Il a un concert demain. Il faut des exercices de violon. » (p. 88) ; « Nous entrons dans le salon. Elles se taisent encore. — Vous n’appelez pas Jean Bedford ? Lol se lève, pénètre dans dans le vestibule, ferme une porte – le son du violon s’atténue brusquement. » (p. 99) ; « Le violon continue. Sans doute Jean Bedfod joue aussi pour ne pas être avec nous ce soir. » (p. 101) ; « Quand j’ai fermé la porte de son bureau Jean n’y a même pas pris garde. » (p. 107).
Comparer avec le passage sur le mot-trou, cité plus haut, évoquant « l’éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein ». Ce cinéma intérieur se projette dans la scène étroite de la fenêtre, mais se projette en creux, en négatif, en soustrait.
Voir Marie-Thérèse Mathet, « Eros et Thanatos : la scène du bal dans Madame Bovary et dans Le Ravissement de Lol V. Stein », La Scène. Littérature et arts visuels, L’Harmattan, 2001, p. 263-277. Marie-Thérèse Mathet identifie Anne-Marie Stretter, dans son apparition au bal, à la Chose lacanienne, pourvoyeuse de vie et de mort (p. 274).
On ne doit pas se laisser abuser par l’origine littéraire de ces scènes, qui est médiévale. C’est l’iconographie romantique qui en fixe le dispositif comme dispositif d’effraction scénique.
« Pendant les jours qui suivirent, Lol chercha l’adresse de Tatiana Karl » (p. 67), puis « Elle retarda de deux jours sa visite à Tatiana Karl » (p. 70).
Voir S. Lojkine, « La scène et le spectre. Inventer l’événement, de l’âge classique à la fin des Lumières », Synergie Pays Riverains de la Baltique, n°13, 2020, p. 85-107.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Duras, la scène vide » , Séminaire LIPS, automne 2021, université d'Aix-Marseille.
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