Aller au contenu principal
×
Recherche infructueuse
×

Résumé

« Kant avec Sade » paraît pour la première fois en 1963 (Critique, n°191, p. 291-313), le texte est daté de septembre 1962. Il a été rédigé par Lacan pour paraître en préface au tome III des Œuvres complètes de Sade, qui comprend La Philosophie dans le boudoir. Mais lorsque le volume paraît en 1963, la préface de Lacan est absente. C’est en octobre 1966 lors de la réédition de ces Œuvres complètes par le même éditeur, que le texte « Kant avec Sade » est inclus, mais alors en post-face et remanié par Lacan. Cette édition de 1966 est rééditée en 1980. « Kant avec Sade » est également intégré dans les Écrits (Seuil, 1966, texte très fautif).

×

Références de l’article

Lacan, Jacques (1901-1981), , mis en ligne le 27/04/2023, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/ressources/litterature-psychanalyse/kant-sade

×

Ressources externes

MARQUIS DE SADE1 Au Cercle du Livre précieux,Œuvres complètes, 1963.
In-8°, 556 p.

Que l’œuvre de Sade anticipe Freud, fût-ce au regard du catalogue des perversions, est une sottise, qui se redit dans les lettres, de quoi la faute, comme toujours, revient aux spécialistes.

Par contre nous tenons que le boudoir sadien s’égale à ces lieux dont les écoles de la philosophie antique prirent leur nom : Académie, Lycée, Stoa. Ici comme là, on prépare la science en rectifiant la position de l’éthique. En cela, oui, un déblaiement s’opère qui doit cheminer cent ans dans les profondeurs du goût pour que la voie de Freud soit praticable. Comptez-en soixante de plus pour qu’on dise pourquoi tout ça2.

Si Freud a pu énoncer son principe du plaisir sans avoir même à se soucier de marquer ce qui le distingue de sa fonction dans l’éthique traditionnelle3, sans plus risquer qu’il fût entendu, en écho au préjugé incontesté de deux millénaires, pour rappeler l’attrait préordonnant la créature (292)4à son bien5, avec la psychologie qui s’inscrit dans divers mythes de bienveillance, nous ne pouvons qu’en rendre hommage à la montée insinuante à travers le XIXe siècle du thème du « bonheur dans le mal ».

Ici Sade est le pas inaugural d’une subversion, dont, si piquant que cela semble au regard de la froideur de l’homme, Kant est le point tournant, et jamais repéré, que nous sachions, comme tel6.

La Philosophie dans le boudoir vient huit ans après la Critique de la raison pratique7. Si, après avoir vu qu’elle s’y accorde, nous démontrons qu’elle la complète, nous dirons qu’elle donne la vérité de la Critique.

Du coup, les postulats où celle-ci8 s’achève : l’alibi de l’immortalité où elle refoule progrès, sainteté et même amour, tout ce qui pourrait venir de satisfaisant de la loi, la garantie qu’il lui faut d’une volonté pour qui l’objet à quoi la loi se rapporte fût intelligible, perdant même le plat appui de la fonction d’utilité où Kant les confinait, rendent l’œuvre à son diamant de subversion. Par quoi s’explique l’incroyable exaltation qu’en reçoit tout lecteur non prévenu par la piété académique. Effet à quoi ne gâtera rien qu’on en ait rendu compte.

*

Qu’on soit bien dans le mal, ou si l’on veut, que l’éternel féminin n’attire pas en haut9, on pourrait dire que ce virage a été pris sur une remarque philologique : nommément que ce qui avait été admis jusque-là, qu’on est bien dans le bien, repose sur une homonymie que la langue allemande n’admet pas : man fühlt sich wohl im Guten10. C’est la façon dont Kant introduisit sa Raison pratique.

Le principe du plaisir, c’est la loi du bien qui est le wohl, disons le bien-être. Dans la pratique, il soumettrait le sujet au même enchaînement phénoménal qui détermine ses objets11. L’objection qu’y apporte Kant est, selon son style de rigueur, intrinsèque. Nul phénomène ne peut se prévaloir d’un rapport constant au plaisir. Nulle loi donc d’un tel bien ne peut être énoncée qui définirait comme volonté le sujet qui l’introduirait dans sa pratique.

La recherche du bien serait donc une impasse, s’il ne renaissait, das Gute, le bien qui est l’objet de la loi morale. Il nous est indiqué par l’expérience que nous faisons d’entendre au-dedans de nous des commandements12, dont l’impératif se présente comme catégorique, autrement dit inconditionnel.

Notons que ce bien n’est supposé le Bien, que de se proposer, comme on vient de le dire, envers et contre tout (293) objet qui y mettrait sa condition13, de s’opposer à quelque que ce soit des biens incertains que ces objets puissent apporter, dans une équivalence de principe, pour s’imposer comme supérieur de sa valeur universelle. Ainsi le poids n’en apparaît que d’exclure, pulsion ou sentiment, tout ce dont le sujet peut pâtir dans son intérêt pour un objet, ce que Kant pour autant désigne comme « pathologique14 ».

Ce serait donc par induction sur cet effet qu’on y retrouverait le Souverain Bien des antiques, si Kant à son accoutumée ne précisait encore que ce Bien n’agit pas comme contrepoids, mais, si l’on peut dire, comme antipoids15, c’est-à-dire de la soustraction de poids qu’il produit dans l’effet d’amour-propre (Selbstsucht), que le sujet ressent comme contentement (arrogantia) de ses plaisirs, pour ce qu’un regard à ce Bien rend ces plaisirs moins respectables16. Textuel, autant que suggestif.

Retenons le paradoxe que ce soit au moment où ce sujet n’a plus en face de lui aucun objet, qu’il rencontre une loi, laquelle n’a d’autre phénomène que quelque chose de signifiant déjà, qu’on obtient d’une voix dans la conscience17, et qui, à s’y articuler en maxime, y propose l’ordre d’une raison purement pratique ou volonté.

Pour que cette maxime fasse la loi, il faut et il suffit qu’à l’épreuve d’une telle raison, elle puisse être retenue comme universelle en droit de logique18. Ce qui, rappelons-le de ce droit, ne veut pas dire qu’elle s’impose à tous, mais qu’elle vaille pour tous les cas, ou pour mieux dire, qu’elle ne vaille en aucun cas, si elle ne vaut pas en tout cas.

Mais cette épreuve devant être de raison, pure quoique pratique, ne peut réussir que pour des maximes d’un type qui offre une prise analytique19 à sa déduction.

Ce type s’illustre de la fidélité qui s’impose à la restitution d’un dépôt20 : la pratique du dépôt reposant sur les deux oreilles qui, pour constituer le dépositaire, doivent se boucher à toute condition à opposer à cette fidélité. Autrement dit, pas de dépôt sans dépositaire à la hauteur de sa charge.

On pourra sentir le besoin d’un fondement plus synthétique, même dans ce cas évident. Illustrons-en à notre tour le défaut, fût-ce au prix d’une irrévérence, d’une maxime retouchée du père Ubu : « Vive la Pologne, car s’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais21. »

(294) Que nul par quelque lenteur, voire émotivité, ne doute ici de notre attachement à une liberté sans laquelle les peuples sont en deuil. Mais sa motivation ici analytique, encore qu’irréfutable, prête à ce que l’indéfectible s’en tempère de l’observation que les Polonais se sont recommandés de toujours par une résistance remarquable aux éclipses de la Pologne, sinon de la déploration qui s’en motivait22.

C’est bien ce qui fait exprimer à Kant le regret qu’à l’expérience de la loi morale, nulle intuition n’offre d’objet phénoménal.

Nous conviendrons que jusqu’au bout de la Critique cet objet se dérobe. Mais c’est pour le laisser deviner comme à sa trace, que l’implacable suite qu’apporte Kant à démontrer son dérobement, donne à l’œuvre cet érotisme sans doute innocent, mais perceptible, dont nous allons montrer le bien-fondé par la nature du dit objet.

C’est pourquoi nous prions de s’arrêter en ce point même de nos lignes, pour les reprendre par après, tous ceux de nos lecteurs qui sont à l’endroit de la Critique dans un rapport encore vierge, de ne pas l’avoir lue. Qu’ils y contrôlent si elle a bien l’effet que nous disons, nous leur en promettons en tout cas ce plaisir qui se communique de l’exploit.

Les autres nous suivront maintenant dans La Philosophie dans le boudoir et ce que nous propose sa lecture.

*

Pamphlet, s’avère-t-elle, mais dramatique, où un éclairage de scène permet au dialogue comme aux gestes de se poursuivre aux limites de l’imaginable, cet éclairage s’éteint un moment pour faire place, pamphlet dans le pamphlet, à un factum intitulé : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains23… ».

Ce qui s’y énonce est pour l’ordinaire entendu, sinon apprécié, comme une mystification. Il n’est pas besoin d’être alerté par la portée reconnue au rêve dans le rêve de pointer un rapport plus proche au réel, pour voir dans l’appel fait ici à l’actualité historique une indication de la même sorte24. Elle est patente, et l’on fera mieux d’y regarder à deux fois.

Disons que le nerf du factum25 est donné dans la maxime du droit à la jouissance, insolite à s’en extraire et précisément à s’y réclamer de la portée d’une règle universelle26. Énonçons-là ainsi :

« J’ai le droit de jouir de ton corps, dirai-je à qui me plaît, et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir. »

(295) Telle est la maxime où je prétends soumettre la volonté de tous, pour peu qu’une société lui donne effet par sa contrainte.

Humour noir au mieux, pour tout être raisonnable, à répartir de la maxime au consentement qu’on lui suppose27.

Mais outre que, s’il est quelque chose à quoi nous ait rompu la déduction de la Critique, c’est à distinguer le rationnel de la sorte de raisonnable28 qui n’est qu’un recours confus au pathologique, nous savons maintenant que l’humour est le transfuge dans le comique de la fonction même du « surmoi »29. Ce qui, pour animer d’un avatar cette instance psychanalytique30 et l’arracher à ce retour d’obscurantisme à quoi l’emploient nos contemporains, peut aussi bien dans l’épreuve kantienne de la règle universelle introduire le grain de sel qui lui manque.

Dès lors ne sommes-nous pas incités à prendre plus au sérieux ce qui se présente à nous de ne pas l’être tout à fait ? Nous ne demanderons pas, on s’en doute, s’il faut ni s’il suffit qu’une société sanctionne un droit à la jouissance en permettant à tous de s’en réclamer, pour que dès lors sa maxime s’autorise de l’impératif de la loi morale31.

Nulle légalité positive ne peut décider si cette maxime peut prendre rang de règle universelle, puisque aussi bien ce rang peut l’opposer éventuellement à toutes.

Ce n’est pas question qui se tranche à seulement l’imaginer, et l’extension à tous du droit que la maxime invoque n’est pas ici l’affaire.

On n’y démontrerait au mieux qu’une possibilité du général, ce qui n’est pas l’universel, lequel prend les choses comme elles se fondent et non comme elles s’arrangent.

Et l’on ne saurait omettre cette occasion de dénoncer l’exorbitant du rôle que l’on confère au moment de la réciprocité32 en des structures, notamment subjectives, qui y répugnent intrinsèquement.

La réciprocité, relation réversible de s’établir sur une ligne simple à unir deux sujets qui, de leur position « réciproque », tiennent cette relation pour équivalente, trouve difficilement à se placer comme temps logique d’aucun franchissement du sujet dans son rapport au signifiant33, et bien moins encore comme étape d’aucun développement recevable ou non comme psychique, (où l’enfant a toujours bon dos pour les placages d’intention pédagogique).

Quoi qu’il en soit, c’est un point à rendre déjà à notre maxime qu’elle peut servir de paradigme d’un énoncé excluant comme telle la réciprocité (la réciprocité et non la charge de revanche34).

Tout jugement sur l’ordre infâme35 qui introniserait notre maxime est donc indifférent en la matière, qui est de lui (296) reconnaître ou de lui refuser le caractère d’une règle recevable comme universelle en morale, la morale depuis Kant reconnue pour une pratique inconditionnelle de la raison.

Il faut évidemment lui reconnaître ce caractère pour la simple raison que sa seule annonce (son kérygme36) a la vertu d’instaurer à la fois et cette réjection radicale du pathologique, de tout égard pris à un bien, à une passion, voire à une compassion, soit la réjection par où Kant libère le champ de la loi morale, et la forme de cette loi qui est aussi sa seule substance, en tant que la volonté ne s’y oblige qu’à débouter de sa pratique toute raison qui ne soit pas de sa maxime elle-même.

Certes ces deux termes37 entre quoi peut être tendue, jusqu’au brisement de la vie, l’expérience morale, sont dans le paradoxe sadien imposés à l’Autre, et non pas à soi-même.

Au moins est-ce de façon patente, car n’oublions pas que de façon latente l’impératif moral n’en fait pas moins, puisque c’est de l’Autre de son commandement qu’il nous requiert38.

On aperçoit ici tout nûment se révéler ce à quoi nous introduirait la parodie plus haut donnée de l’universel évident du devoir du dépositaire, à savoir que la bipolarité39 dont s’instaure la Loi morale n’est rien d’autre que cette refente du sujet qui s’opère de toute intervention du signifiant : nommément du sujet de l’énonciation au sujet de l’énoncé40.

La Loi morale n’a pas d’autre principe. Encore faut-il qu’il soit patent, sauf à prêter à cette mystification que le gag du « Vive la Pologne ! » faisait sentir41.

En quoi la maxime sadienne est, ici encore, plus honnête que le recours à la voix du dedans42. Car l’action de cette refente est patente à s’y lire.

Le sujet de l’énonciation y est aussi clairement détaché qu’il peut l’être du « Vive la Pologne ! », et pour plus de sûreté dessiné par Sade aussi pesamment que la motivation du dit cri peut être mâchée dans le gag.

Qu’on prenne plutôt connaissance du commentaire que Sade donne expressément du principe du droit à la jouissance en ce qu’il revendique pour son empire, justement et si paradoxal qu’il y paraisse, l’ensemble des êtres humains en tant qu’aucun ne saurait être le propre d’aucun apanage ni s’abriter d’aucune appartenance, légitime ou non, qui disposerait de son vouloir43.

C’est bien l’Autre en tant que libre, c’est la liberté de l’Autre que le discours du droit à la jouissance fonde comme (297) sujet de son énonciation, et pas d’une façon qui diffère du Tu es et qui s’évoque du fonds tuant de tout impératif44.

Mais le sujet de l’énoncé n’est pas moins clair en ce discours d’avoir suscité à chaque adresse de son trouble contenu, soit : que le propos de la jouissance, à s’avouer impudemment, creuse déjà dans l’Autre l’autre pôle nécessaire à dresser la croix de l’expérience sadienne.

*

Souvenons-nous que la douleur, qui projette ici sa promesse d’ignominie, ne fait que recouper la mention expresse qu’en fait Kant parmi les connotations de l’expérience morale. Et rappelons que les stoïciens ont prétendu en surmonter l’épreuve par le mépris.

Qu’on imagine une reprise d’Épictète dans l’expérience sadienne : « Tu vois, tu l’as cassée », dit-il en désignant sa jambe45. Réduire à sa misère tel effet de la jouissance en sa recherche, n’est-ce pas la tourner en dégoût ?

En quoi se montre que la jouissance est ce dont se modifie l’expérience sadienne. Car il ne s’agit pas seulement dans celle-ci de forcer de quelque bélier le rempart de la volonté, puisque déjà la jouissance l’a traversé pour s’installer en ce plus intime du sujet qu’elle instaure au delà, d’atteindre sa pudeur.

Car la pudeur est amboceptive46 des conjonctures de l’être : entre deux l’impudeur de l’un à elle seule faisant le viol de la pudeur de l’autre. Canal47 à justifier, s’il le fallait, ce que nous produisons ici d’une assertion, à la place de l’Autre, du sujet48.

Interrogeons cette jouissance précaire d’être suspendue dans l’Autre à un écho qu’elle ne suscite qu’à l’abolir à mesure, d’y joindre l’intolérable. Ne nous paraît-elle pas enfin ne s’exalter que d’elle-même à la façon d’une autre, horrible, liberté49 ?

Aussi bien reconnaîtrons-nous ce troisième terme qui, au dire de Kant, ferait défaut dans l’expérience morale. C’est à savoir l’objet50 que, pour l’assurer à la volonté dans l’accomplissement de la Loi, il est contraint de renvoyer à la Chose-en-soi transcendantale. Cet objet ne le voilà-t-il pas, descendu de son inaccessibilité, dans l’expérience sadienne51, et dévoilé comme Être-là, Dasein, de l’agent du tourment52.

Non sans garder l’opacité du transcendant. Car objet, il l’est bien, au sens de ne pas dire sujet53. Observons que le héraut de la maxime n’a pas besoin d’être ici plus que point d’émission. Il peut être une voix à la radio54, rappelant le droit promu du supplément d’effort qu’à l’appel de Sade (298) les Français auraient consenti, et la maxime devenue pour leur République régénérée55 Loi organique.

Tels phénomènes de la voix, nommément ceux de la psychose56, ont bien cet aspect de l’objet. Et la psychanalyse n’était pas loin en son aurore d’y référer la voix de la conscience.

On voit ce qui motive Kant à tenir cet objet pour dérobé à toute détermination de l’esthétique transcendantale57, encore qu’il ne manque pas d’être repérable au moins à quelque bosse du voile phénoménal58, encore qu’il ne soit pas dans l’intuition sans feu ni lieu59, ni temps, ni sans mode quant à l’irréel, ni sans relation à la réalité : ce n’est pas seulement que la phénoménologie de Kant fasse ici défaut, c’est que la voix60 même folle impose l’idée du sujet, et qu’il ne faut pas que l’objet de la loi suggère une malignité du Dieu réel61.

Assurément le christianisme a éduqué les hommes à être peu regardants du côté de la jouissance de Dieu62, et c’est en quoi Kant fait passer son volontarisme de la Loi63 pour la Loi, lequel en remet, peut-on dire, sur l’ataraxie64 de l’expérience stoïcienne. On peut penser que Kant y est sous la pression de ce qu’il entend de trop près, non pas de Sade, mais de tel mystique de chez lui65 en le soupir qui étouffe ce qu’il entrevoit au delà d’avoir vu que son Dieu est sans figure : Grimmigkeit66 ? Sade dit : Être-suprême-en-méchanceté.

*

Mais pfutt ! Schwärmereien67, noirs essaims, nous vous chassons pour revenir à la fonction de la présence dans le fantasme sadien.

Ce fantasme a une structure qu’on retrouvera plus loin et où l’objet n’est qu’un des termes où peut s’éteindre la quête qu’il figure. La jouissance s’y pétrifie, fétiche noir, où se reconnaît la forme bel et bien offerte en tel temps et lieu, et de nos jours encore, pour qu’on y adore la Présence de Dieu68.

C’est ce qu’il advient du ravisseur dans l’expérience sadique, quand son mouvement à la limite se résume à n’en être plus que l’instrument69.

Mais que sa jouissance s’y fige70, ne la dérobe pas à l’humilité d’un acte qui ne peut faire qu’il n’y vienne comme être de chair et, jusqu’aux os, serf du plaisir.

Duplication qui ne reflète, ni ne réciproque (pourquoi ne mutuellerait-elle pas ?) celle qui s’est opérée dans l’Autre71 et qui localise, nous venons de le montrer, le sujet.

Le désir, qui est le suppôt de cette refente du sujet72, s’accommoderait sans doute de se dire volonté de jouissance. Mais cette appellation ne le rendrait pas plus digne de la (299) volonté qu’il invoque chez l’Autre73 en la tentant jusqu’à l’extrême de sa division d’avec son pathos, car pour ce faire, il part battu, promis à l’impuissance74.

Puisqu’il part soumis au plaisir, dont c’est la loi de le faire tourner en sa visée toujours trop court. Homéostase75 toujours trop vite retrouvée du vivant au seuil le plus bas de la tension dont il vivote. Toujours précoce la retombée de l’aile, dont il lui est donné de pouvoir signer la reproduction de sa forme76. Aile pourtant qui a ici à s’élever à la fonction de figurer le lien du sexe à la mort77. Laissons-la reposer sous son voile éleusinien78.

Le plaisir donc, de la volonté là-bas rival qui stimule, n’est plus ici que complice défaillant79. Dans le temps même de la jouissance, il serait tout simplement hors de jeu80, si le fantasme n’intervenait pour le soutenir de la discorde81 même où il succombe.

Pour le dire autrement, le fantasme fait le plaisir propre au désir82. Et revenons sur ce que désir n’est pas sujet83, pour n’être nulle part indicable dans un signifiant de la demande quelle qu’elle soit84, pour n’y être pas articulable encore qu’il y soit articulé.

La prise du plaisir dans le fantasme est ici aisée à saisir.

L’expérience physiologique démontre que la douleur est d’un cycle plus long à tous égards que le plaisir85, puisqu’une stimulation la provoque au point où le plaisir finit. Si prolongée qu’on la suppose, elle a pourtant comme le plaisir son terme : dans l’évanouissement du sujet86.

Telle est la donnée vitale dont le fantasme va profiter pour installer, au niveau sensible de l’expérience sadienne, le désir qui en paraît être l’agent87.

*

88Le fantasme étant défini dans la forme la plus générale qu’il reçoit d’une algèbre par nous construite à cet effet, soit le sigle ($♢a), cette forme s’avère particulièrement facile à animer dans le cas particulier89. Elle y articule en effet le plaisir pris comme objet (a du sigle) à la visée où subsiste le sujet au moment précis de sa disparition (aphanisis, ici l’$ dit S barré, du sigle) obtenue au terme naturel de la douleur90.

On remarque donc que c’est en l’objet a91 qu’on doit reconnaître l’agent apparent de l’expérience sadique, et que le sujet, $ autant que S, ne se soutient que de la place de l’Autre92.

En quoi apparaît inversée dans l’acte, c’est-à-dire rétroactive, la succession déterminante du fantasme93. En voici le schème :

(300)

Kant avec Sade, schéma n°1
Schéma du fantasme sadien

Le signe logique ♢ se lit, « désir de », et à la façon du signe de l’identité se lit de même dans le sens rétrograde, sans établir pour autant d’équivalence entre les termes qu’il unit.

En écrivant ($♢a) le fantasme, on rectifie la fameuse relation d’objet94 et l’aberration qu’elle a introduite dans un moment de la psychanalyse contemporaine.

La ligne sinueuse, liant les quatre termes d’un vecteur orienté, indique entre eux l’ordre de la causalité, sous une structure qu’une Critique de la Raison pure, mise au jour de la science moderne, montrerait être universelle95.

Qu’on se serve maintenant de ce graphe sous sa forme succincte, pour se retrouver dans la forêt du fantasme, que Sade dans son œuvre développe sur un plan de système.

On verra qu’il y a une statique du fantasme, par quoi le point d’aphanisis supposé en a96 doit être dans l’imagination indéfiniment reculé. D’où la peu croyable survie dont Sade dote les victimes des sévices et tribulations qu’il leur inflige en sa fable. Le moment de leur mort n’y semble motivé que du besoin de les remplacer dans une combinatoire, qui seule exige leur multiplicité. Unique (Justine) ou multiple, la victime a la monotonie de la relation du sujet au signifiant, en quoi, à se fier à notre graphe, elle consiste97. D’être l’objet a du fantasme, se situant dans le réel, la troupe des tourmenteurs (voir Juliette) peut avoir plus de variété.

L’exigence dans la figure des victimes d’une beauté toujours classée incomparable (et d’ailleurs inaltérable, cf. plus haut) est une autre affaire, dont on ne saurait s’acquitter avec quelques postulats banaux, bientôt controuvés, sur l’attrait sexuel. On y verra plutôt la grimace de ce que nous avons démontré dans la tragédie, de la fonction de la beauté : barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale. Qu’on songe à l’Antigone de Sophocle et au moment où y éclate l’ Ἔρως ἀνίκατε μάχαν98.

(301) Cette excursion ne serait pas de mise ici, si elle n’introduisait ce qu’on peut appeler la discordance des deux morts, introduite par l’existence de la condamnation99. L’entre-deux-morts de l’en-deçà est essentiel à nous montrer qu’il n’est pas autre que celui dont se soutient l’au-delà.

On le voit bien au paradoxe que constitue dans Sade sa position à l’endroit de l’enfer. L’idée de l’enfer, cent fois réfutée par lui et maudite comme moyen de sujétion de la tyrannie religieuse, revient curieusement motiver les gestes d’un de ses héros, pourtant des plus férus de la subversion libertine dans sa forme raisonnante, nommément le hideux Saint-Fond100. Les pratiques, dont il impose à ses victimes le supplice dernier, se fondent sur la croyance qu’il peut en rendre pour elles dans l’au-delà le tourment éternel. Conduite donc par son recel relatif au regard de ses complices, et créance dont, par son embarras à s’en expliquer, le personnage souligne l’authenticité101. Aussi bien l’entendons-nous à quelques pages de là tenter de les rendre plausibles en son discours par le mythe d’une attraction tendant à rassembler les « particules du mal ».

Cette incohérence dans Sade, négligée par les sadistes, un peu hagiographes eux aussi, s’éclairerait à relever sous sa plume le terme formellement exprimé de la seconde mort. Il en émet le vœu comme d’une assurance prise contre l’affreuse routine de la nature (celle qu’à l’entendre ailleurs, le crime a la fonction de débusquer) : que les éléments décomposés de notre corps, pour ne pas s’assembler à nouveau, soient eux-mêmes anéantis.

Que Freud cependant reconnaisse le dynamisme de ce vœu102 en certains cas de sa pratique, qu’il en réduise très clairement, trop clairement peut-être, la fonction à une analogie au principe du plaisir, en l’ordonnant à une « pulsion » (demande) « de mort », voilà ce à quoi se refusera le consentement spécialement de tel qui n’a pu même apprendre en la technique qu’il doit à Freud, non plus qu’en ses leçons, que le langage ait d’autre effet qu’utilitaire, ou de parade tout au plus. Freud lui sert dans les congrès103.

Sans doute, aux yeux de pareils fantoches, les millions d’hommes pour qui la douleur d’exister est l’évidence originelle pour les pratiques de salut qu’ils fondent dans leur foi au Bouddha, sont-ils des sous-développés, ou plutôt, comme pour Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes, qui le dit tout net à Renan104 en lui refusant son article sur (302) le Bouddhisme, ceci après Burnouf, soit quelque part dans les années 50 (du siècle dernier), pour eux n’est-il « pas possible qu’il y ait des gens aussi bêtes que cela105 ».

N’ont-ils donc pas, s’ils croient avoir meilleure oreille que les autres psychiatres, entendu cette douleur à l’état pur modeler la chanson d’aucuns malades qu’on appelle mélancoliques.

Ni recueilli un de ces rêves où c’est aussi comme douleur qu’à un sujet qui en reste encore à son réveil submergé, l’existence s’est fait sentir, sans autre forme que celle d’une renaissance intarissable.

Ou pour remettre à leur place ces tourments de l’enfer qui n’ont jamais pu s’imaginer au delà de ce dont les hommes assurent en ce monde l’entretien traditionnel, les adjurerons-nous de penser à notre vie quotidienne comme devant être éternelle ?

Il ne faut rien espérer du désespoir contre des travers en somme sociologiques106, et dont nous ne faisons état que pour qu’on n’attende au dehors rien de trop, concernant Sade, des cercles où l’on a une expérience assurément plus large des tendances dites sadiques.

Notamment sur ce qui s’en répand d’équivoque, concernant la relation de réversion qui unirait le sadisme à un masochisme dont on imagine mal au dehors ce qui y est confondu. Mieux vaut d’y trouver le prix d’une historiette, fameuse, sur l’exploitation de l’homme par l’homme : définition du capitalisme on le sait. Et le socialisme alors ? C’est le contraire107.

Humour, involontaire, c’est le ton dont une certaine diffusion de la psychanalyse prend effet. Il fascine d’être de plus inaperçu.

Il est pourtant des doctrinaires qui font effort pour une toilette plus soignée. On y va du bon faiseur existentialiste, ou plus sobrement, du ready-made personnaliste. Cela donne que le sadique « nie l’existence de l’Autre108 ». C’est tout à fait, on l’avouera, ce qui vient d’apparaître au principe de son fantasme.

À suivre notre analyse, n’est-ce pas plutôt que le sadique rejette dans l’Autre la douleur d’exister, mais sans qu’il voie que par ce biais lui-même se mue en un « objet éternel ».

Cela ne vous dit-il rien ? N’est-ce pas là, rédemption, âme immortelle, le statut du chrétien ? Pas trop vite, pour n’aller pas non plus trop loin.

Voyons-y seulement que Sade n’est pas dupé par son fantasme109, dans la mesure où la rigueur de sa pensée passe dans la logique de sa vie.

(303) Car proposons ici un devoir à nos lecteurs.

La délégation que Sade fait à tous dans sa République du droit à la jouissance ne se traduit dans notre graphe par aucune réversion de symétrie sur axe ou centre quelconque, mais d’un pas de rotation110, le plus simple, dans son écart quadrique, soit :

Kant avec Sade, schéma n°2
Schéma de l'écriture sadienne

Qu’y liront-ils, sinon :

V, la volonté de jouissance que manifeste la Présidente de Montreuil111 dans son implacabilité impuissante à fermer toute chance à Sade (il y fallait au moins le Premier Consul112).

S, la volonté morale passée héroïquement dans le camp du pathologique, pour soulever contre la précédente, malgré qu’ils fussent sous sa dépendance, tous ceux qui furent fidèles à Sade jusqu’à le suivre dans ses plus bizarres excès, sa femme, sa belle-sœur, – son valet, pourquoi pas ? –, d’autres dévouements effacés de son histoire, d’autant plus que $ Sade disparaît sans que rien incroyablement, encore moins que de Shakespeare, nous reste de son image, et son testament ordonne qu’un fourré efface jusqu’à la trace de son nom sur la pierre scellant son destin.

Μὴ φῦναι113 ne pas être né, sa malédiction moins sainte que celle d’Œdipe, ne le porte pas chez les Dieux, mais s’éternise :

a, dans l’œuvre114 dont d’un revers de main Jules Janin115 nous montre l’insubmersible flottaison, la faisant saluer des (304)livres qui la masquent, à l’en croire, en toute digne bibliothèque, saint Jean Chrysostome ou les Pensées, se plaît-il à imaginer116.

Œuvre ennuyeuse que celle de Sade, à vous entendre, oui, comme larrons en foire, monsieur le juge et monsieur l’académicien, toujours suffisante à vous faire l’un par l’autre, l’un et l’autre, l’un dans l’autre, vous déranger117.

C’est qu’un fantasme est en effet bien dérangeant puisqu’on ne sait où le ranger, de ce qu’il soit là, entier dans sa nature de fantasme, qui n’a réalité que de discours et n’attend rien de vos pouvoirs, mais qui vous demande, lui, de vous mettre en règle avec vos désirs.

*

Que le lecteur s’approche maintenant avec révérence de ces figures exemplaires qui, dans le boudoir sadien, s’agencent et se défont en un rite forain118. « La posture se rompt ». Pause cérémonielle, scansion sacrée.

Saluez-y les objets de la loi119, de qui vous ne saurez rien, faute de savoir comment vous retrouver dans les désirs qui s’y ordonnent.

Il est bon d’être charitable
Mais avec qui ? Voilà le point120.

Un nommé M. Verdoux le résout tous les jours en mettant des femmes au four jusqu’à ce qu’il passe lui-même à la chaise électrique121. Il pensait que les siens désiraient vivre confortables. Plus éclairé, le Bouddha se donnait à dévorer à ceux qui ne connaissent pas la route. Malgré cet éminent patronage qui pourrait bien ne se fonder que d’un malentendu (il n’est pas sûr que la tigresse aime à manger du Bouddha), l’abnégation de M. Verdoux relève d’une erreur qui mérite sévérité, puisqu’un peu de graine de Critique, qui ne coûte pas cher, la lui eût évitée122. Personne ne doute que la pratique de la Raison eût été plus économique en même temps que plus légale, les siens eussent-ils dû la sauter un peu123.

« Mais que sont, direz-vous, toutes ces métaphores et pourquoi… ».

Les molécules, monstrueuses à s’assembler ici pour une jouissance spinthrienne124, nous réveillent à l’existence d’autres plus ordinaires à rencontrer dans la vie, dont nous venons (305)d’évoquer les équivoques. Plus respectables qu’elles soudain, d’apparaître plus pures en leurs valences.

Désirs… ici seuls à les lier, et exaltés d’y rendre manifeste que le désir, c’est le désir de l’Autre125.

Si l’on nous a lu jusqu’ici, on sait que le désir plus exactement se supporte d’un fantasme dont un pied au moins est dans l’Autre, et justement celui qui compte, même et surtout s’il vient à boiter126.

L’objet, nous l’avons montré dans l’expérience freudienne, l’objet du désir là où il se propose nu, n’est que la scorie d’un fantasme où le sujet ne revient pas de sa syncope127. C’est un cas de nécrophilie.

Il vacille de façon complémentaire au sujet dans le cas général.

C’est ce en quoi il est aussi insaisissable que selon Kant l’est l’objet de la Loi128. Mais ici pointe le soupçon que ce rapprochement impose. La loi morale ne représente-t-elle pas le désir dans le cas où ce n’est plus le sujet, mais l’objet qui fait défaut ?

Le sujet, à y rester seul en présence, sous la forme de la voix au dedans, sans queue ni tête à ce qu’elle dit le plus souvent, ne paraît-il pas se signifier assez de cette barre dont le bâtarde le signifiant $, lâché du fantasme ($♢a) dont il dérive, dans les deux sens de ce terme ?

Si ce symbole rend à sa place ce commandement au-dedans129 dont s’émerveille Kant, il nous dessille à la rencontre130 qui, de la Loi au désir, va plus loin qu’au dérobement pour chacun de leur objet.

C’est la rencontre où joue l’équivoque du mot liberté131 sur laquelle, à faire main basse, le moraliste nous paraît toujours plus impudent encore qu’imprudent.

*

Écoutons plutôt Kant lui-même l’illustrer une fois de plus :

132Supposez, nous dit-il, que quelqu’un prétende ne pouvoir résister à sa passion, lorsque l’objet aimé et l’occasion se présentent : est-ce que, si l’on avait dressé un gibet devant la maison où il trouve cette occasion, pour l’y attacher immédiatement après qu’il aurait satisfait son désir, il lui serait encore impossible d’y résister ? Il n’est pas difficile de deviner ce qu’il répondrait. Mais si son prince lui ordonnait, sous peine de mort133, de porter un faux témoignage (306)contre un honnête homme qu’il voudrait perdre au moyen d’un prétexte spécieux, regarderait-il comme possible de vaincre en pareil cas son amour de la vie, si grand qu’il pût être. S’il le ferait ou non, c’est ce qu’il n’osera peut-être pas décider, mais que cela lui soit possible, c’est ce dont il conviendra sans hésiter. Il juge donc qu’il peut faire quelque chose parce qu’il a la conscience de le devoir, et il reconnaît ainsi en lui-même la liberté, qui, sans la loi morale, lui serait toujours demeurée inconnue134.

Il faut avouer que les réponses ici imputées à un sujet dont rien ne nous avertissait d’abord qu’il y fût convié, ne nous étonnent pas. C’est que nous lui substituons d’emblée un personnage qui est sans doute celui dont on a voulu ménager la pudeur, parce qu’en aucun cas ce n’est lui qui mangerait de ce pain-là. À savoir ce bourgeois idéal devant lequel ailleurs, sans doute pour faire pièce à Fontenelle le centenaire trop galant, Kant déclare mettre chapeau bas135.

Nous n’en chargerons donc pas le mauvais garçon. Mais ne manquerons pas de remarquer qu’un effet qui est bel et bien à rendre à la liberté, et le plus immédiat à s’assumer comme tel, sans qu’il soit besoin de tant de détour, pousserait facilement d’aucuns, et même qui auraient plus de pouvoir ou de prétention à réfréner leur désir, à faire de ce désir en l’occasion la loi de leur conduite, au mépris du gibet ou plutôt à son défi136.

Car le gibet n’est pas la Loi, ni ne peut être amené ici par elle. Il n’y a de fourgon que de la police, laquelle, quoi qu’on en dise du côté de Hegel, est autre chose137.

Kant d’ailleurs ne dit pas cela. Le gibet n’est là que pour qu’il y attache, avec le sujet, son amour de la vie.

Or c’est à quoi la réponse : Et non propter vitam vivendi perdere causas138, est de celles que le désir, chez un être moral et justement en ceci qu’il est moral, peut très légitimement tenir, pour peu qu’il soit au pied du mur. Ce qui est justement où on le pousse ici.

Quand c’est la loi vraiment qui se présentifie, le désir ne se montre même pas. Ou plutôt, le désir refoulé et la Loi sont une seule et même chose ; c’est même ce que Freud a découvert139. Nous marquons le point à la mi-temps : échec au professeur.

*

Mettons notre succès au tableau de la piétaille, reine du jeu comme on sait. Car nous n’avons fait intervenir ni notre Cavalier, ce dont nous avions pourtant beau jeu, puisque (307)ce serait Sade, que nous croyons ici assez qualifié, – ni notre Fou, ni notre Tour, les droits de l’homme, la liberté de pensée, ton corps est à toi, – ni notre Dame, figure appropriée à désigner les prouesses de l’Amour courtois.

C’eût été déplacer trop de monde, pour un résultat moins sûr.

Car si j’argue que Sade, pour quelques badinages, a encouru en connaissance de cause (voir ce qu’il fait de ses « sorties », licites ou non) d’être embastillé durant le tiers de sa vie, badinages un peu appliqués sans doute, mais d’autant plus démonstratifs au regard de la récompense, je m’attire Pinel et sa pinellerie qui rappliquent140. Folie morale, opine-t-elle. En tous les cas, belle affaire pour moi. Car me voici rappelé à l’ordre. Croyez-vous bon de brocarder ainsi un homme à qui nous devons un des plus nobles pas de l’humanité141 ?

– Treize ans de Charenton pour Sade en sont en effet le témoignage. – Mais ce n’était pas sa place. – Tout est là. C’est cela même qui l’y mène. Car pour sa place, tout ce qui pense est d’accord là-dessus, elle était ailleurs. Mais voilà : ceux qui pensent bien, pensent qu’elle était dehors, et les bien-pensants, depuis Royer-Collard qui le réclama à l’époque142, le voudraient au bagne, voire sur l’échafaud. C’est justement ce en quoi Pinel est un moment de la pensée. Bon gré mal gré, il cautionne l’abattement qu’à droite et à gauche, la pensée fait subir aux libertés que la Révolution vient de promulguer en son nom143.

Car à considérer les droits de l’homme sous l’optique de la philosophie, nous voyons apparaître ce qu’au reste tout le monde sait maintenant de leur vérité. Ils se ramènent à la liberté de désirer.

Belle jambe, mais occasion d’y reconnaître notre liberté de prime-saut de tout à l’heure, et de confirmer que c’est bien là la seule pour laquelle on meurt.

Mais aussi de nous attirer le renfrognement de ceux qui la trouvent peu nutritive. Nombreux à notre époque. Renouvellement du conflit des besoins et des désirs144, où comme par hasard c’est la Loi qui vide l’écaille145.

Pour la pièce à faire à l’apologue kantien, l’amour courtois n’offre pas une voie moins tentante, mais elle exige d’être érudite146. Être érudit par position, c’est s’attirer les érudits, et les érudits en cette matière, c’est l’entrée de clowns.

Déjà Kant ici pour un rien nous ferait perdre notre (308)sérieux, faute qu’il ait le moindre sens du comique (à preuve ce qu’il en dit en son lieu).

Mais quelqu’un qui en manque, lui, tout à fait absolument, l’a-t-on remarqué, c’est Sade147. Ce seuil peut-être lui serait fatal et une préface n’a jamais été faite pour desservir.

*

Ainsi passons au second temps de l’apologue de Kant. L’épreuve ne lui sera pas meilleure. Car supposé que son ilote148 ait le moindre à-propos, il lui demandera si par hasard il serait de son devoir de porter un vrai témoignage, au cas que ce fût le moyen dont le tyran pût satisfaire son envie149.

Devrait-il dire que l’innocent est un Juif par exemple, s’il l’est vraiment, devant un tribunal, on a vu ça, qui s’y intéresse beaucoup, – ou encore qu’il est athée, quand justement il sait mieux que personne en quoi l’accusation est véridique (droit sacré de la vérité !) devant un consistoire150 qui s’en moque, mais qui veut une garantie, – et la déviation de « la ligne151 », va-t-il la plaider non coupable dans un moment et dans un lieu où la règle du jeu est l’autocritique, – et puis quoi ? après tout un innocent est-il jamais tout à fait blanc, va-t-il dire ce qu’il sait ?

On peut ériger en devoir la maxime de contrer le désir du tyran, si le tyran est celui qui s’arroge le pouvoir d’asservir le désir de l’Autre.

Ainsi sur les deux longueurs (et l’astucieuse médiation), dont Kant se fait levier pour montrer que la Loi met en balance non seulement le plaisir, mais douleur, bonheur ou aussi bien pression de la misère, voire amour de la vie, tout le pathologique, il s’avère que le désir peut tenir la même place. Ainsi l’obstacle est récusé qui s’en prend à interroger les objets à se partager dans le monde sur la vraisemblance du type d’une règle universelle, cf. ce que Kant objecte à accorder ainsi les volontés : François 1eret son cousin Charles-Quint veulent la même chose, Milan152. Il faut d’abord savoir ce qu’il en est de l’objet du désir.

Pour nous, l’accord est d’autant plus concevable que le désir nous l’avons dit, est le désir d’un désir. Il est aussi d’autant plus scabreux qu’à les supposer formant la chaîne, ils ressembleront à la procession des aveugles de Breughel153, aucun ne voyant celui qui le précède, ni où tous s’en vont.

Le moins qu’on puisse dire est qu’une pratique comme la psychanalyse, qui reconnaît dans le désir la vérité du sujet, ne peut méconnaître ce qui va suivre, sans démontrer ce qu’elle refoule.

(309)Le déplaisir, elle le sait d’expérience, ne fait pas moins obstacle à la satisfaction du désir, qu’il n’est la loi de sa reconnaissance (retour du refoulé). Semblablement le plaisir double-t-il son aversion à reconnaître la loi, du désir d’y satisfaire (défense).

Le bonheur se refuse, pour être agrément sans rupture du sujet à sa vie (Cf. la définition de la Critique154), à qui ne renonce pas à la voie du désir. Ce renoncement peut être voulu, mais au prix de la vérité de l’homme, ce qui est assez clair par la réprobation qu’ont encourue dans l’idéal commun les Épicuriens, voire les Stoïciens. Leur ataraxie destitue leur sagesse155. On ne leur tient aucun compte de ce qu’ils abaissent le désir ; car non seulement on ne tient pas la Loi pour remontée d’autant, mais c’est par là, qu’on le sache ou non, qu’on la sent jetée bas.

Sade, le ci-devant, reprend Saint-Just là où il faut156. Que le bonheur soit devenu un facteur de la politique est une proposition impropre. Il l’a toujours été et ramènera le sceptre et l’encensoir qui s’en accommodent fort bien. C’est la liberté de désirer qui est un facteur nouveau, non pas d’inspirer une révolution, c’est toujours pour un désir qu’on lutte et qu’on meurt, mais de ce que cette Révolution veuille que sa lutte soit pour la liberté du désir.

Il en résulte qu’elle veut aussi que la Loi soit libre, si libre qu’il la lui faut veuve, la Veuve par excellence157, celle qui envoie votre tête au panier pour peu qu’elle bronche en l’affaire. La tête de Saint-Just, fût-elle restée habitée des fantasmes d’Organt158, il eût peut-être fait de Thermidor son triomphe159.

L’alternative à la loi du plaisir est introduite, on l’a vu, par le droit à la jouissance. C’est par là que Sade change pour chacun l’axe de l’éthique en y faisant reculer dans sa perspective antique cet égoïsme du bonheur, encore si aisé d’accès à la définition de Kant, et avec lui tous les appels du salut, voire du progrès que Kant lui substitue160.

*

Mais c’est ici que quelque chose doit se juger. Jusqu’où Sade nous mène-t-il dans l’expérience de cette jouissance, ou seulement de sa vérité ?

Car ces pyramides humaines, fabuleuses à démontrer la jouissance en sa nature de cascade, ces buffets d’eau du désir édifiés pour qu’elle irise les jardins d’Este161 d’une volupté baroque, plus haut encore la feraient-ils sourdre (310)dans le ciel, que plus proche nous attirerait la question de ce qui est là ruisselant.

Des imprévisibles quanta dont l’atome amour-haine se moire au voisinage de la Chose d’où l’homme émerge par un cri162, ce qui s’éprouve, passées certaines limites, n’a rien à faire avec ce dont le désir se supporte dans le fantasme qui justement se constitue de ces limites163.

Ces limites, nous savons que dans sa vie Sade est passé au delà. Et cette épure de son fantasme dans son œuvre, sans doute ne nous l’aurait-il pas donnée autrement.

Peut-être étonnerons-nous à mettre en question ce que de cette expérience réelle, l’œuvre traduirait aussi164.

À nous en tenir au boudoir165, pour un aperçu assez vif des sentiments d’une fille envers sa mère, il reste que la méchanceté, si justement située par Sade dans sa transcendance, ne nous apprend pas ici beaucoup de nouveau sur ses modulations de cœur.

Une œuvre qui se veut méchante ne saurait se permettre d’être une méchante œuvre, et il faut dire que la philosophie prête à cette pointe par tout un côté de bonne œuvre166.

Ça prêche un peu trop là-dedans.

Sans doute est-ce un traité de l’éducation des filles167, et soumis comme tel aux lois d’un genre. Malgré l’avantage qu’il prend de mettre au jour le « sadique-anal » qui enfumait ce sujet dans son insistance obsédante aux deux siècles précédents168, il reste un traité de l’éducation. Le sermon y est assommant pour la victime, infatué de la part de l’instituteur.

L’information historique, ou pour mieux dire érudite, y est grise et fait regretter un La Mothe le Vayer169. La physiologie s’y compose de recettes de nourrice. Pour ce qui en serait de l’éducation sexuelle, on croit lire un opuscule médical de nos jours sur le sujet, ce qui est tout dire.

Plus de suite dans le scandale170 irait à reconnaître dans l’impuissance où se déploie communément l’intention éducative, celle même contre quoi le fantasme ici s’efforce171 : d’où naît l’obstacle à tout compte rendu valable des effets de l’éducation, puisque ne peut s’y avouer de l’intention ce qui a fait les résultats.

Ce trait eût pu être impayable, des effets louables de l’impuissance sadique172. Que Sade l’ait manqué, laisse à penser.

Sa carence se confirme d’une autre non moins remarquable : l’œuvre jamais ne nous présente le succès d’une séduction, où pourtant se couronnerait le fantasme : celle par quoi la victime, fût-ce en son dernier spasme, viendrait à consentir à l’intention de son tourmenteur, voire s’enrôlerait de son côté par l’effet de ce consentement173.

En quoi se démontre d’une autre vue que le désir soit l’envers de la loi. Dans le fantasme sadien, on voit comment ils se soutiennent. Pour Sade, on est toujours du même côté, le bon ou le mauvais174 ; aucune injure n’y changera rien. C’est donc le triomphe de la vertu175 : ce paradoxe ne fait que retrouver la dérision propre au livre édifiant, que la Justine vise trop pour ne pas l’épouser176.

Au nez qui remue près177, qu’on trouve à la fin du Dialogue d’un prêtre et d’un moribond, posthume, (avouez que voilà un sujet peu propice à d’autres grâces que la grâce divine), le manque dans l’œuvre se fait sentir parfois d’un mot d’esprit, et l’on peut dire plus largement de ce wit, dont Pope depuis près d’un siècle avait alors dit l’exigence178.

Évidemment, ceci s’oublie de l’invasion pédantesque179 qui pèse sur les lettres françaises depuis la W.W. II.

Mais s’il vous faut un cœur bien accroché pour suivre Sade quand il prône la calomnie, premier article de la moralité à instituer dans sa république, on préférerait qu’il y mît le piquant d’un Renan. « Félicitons-nous, écrit ce dernier, que Jésus n’ait rencontré aucune loi qui punît l’outrage envers une classe de citoyens. Les Pharisiens eussent été inviolables180 », et il continue : « Ses exquises moqueries, ses magiques provocations frappaient toujours au cœur. Cette tunique de Nessus du ridicule que le Juif, fils des Pharisiens, traîne en lambeaux après lui depuis dix-huit siècles, c’est Jésus qui l’a tissée par un artifice divin. Chef-d’œuvre de haute raillerie, ses traits se sont inscrits en ligne de feu sur la chair de l’hypocrite et du faux dévot. Traits incomparables, traits dignes d’un Fils de Dieu ! Un Dieu seul sait tuer de la sorte. Socrate et Molière ne font qu’effleurer la peau. Celui-ci porte jusqu’au fond des os le feu et la rage181 ».

Car ces remarques prennent leur valeur de la suite que l’on sait, nous voulons dire la vocation de l’Apôtre du rang des Pharisiens et le triomphe des vertus pharisiennes universel182. Ce qui, l’on en conviendra, prête à un argument plus pertinent que l’excuse plutôt piètre dont se contente Sade en son apologie de la calomnie : que l’honnête homme en triomphera toujours.

Cette platitude n’empêche pas la sombre beauté qui rayonne de ce monument de défis. Celle-ci suffit à nous témoigner de l’expérience que nous cherchons derrière la fabulation du fantasme183. Expérience tragique, pour projeter ici sa condition en un éclairage d’au-delà toute crainte et pitié.

Sidération et ténèbres, telle est au contraire du mot (312)d’esprit184, la conjonction qui, en ces scènes nous fascine de sa brillance de charbon.

Ce tragique est de l’espèce qui se précisera plus tard dans le siècle en plus d’une œuvre, roman érotique ou drame religieux. Nous l’appellerions le tragique gâteux185, dont on ne savait pas jusqu’à nous, sauf dans les blagues d’écolier, qu’il fût à un jet de pierre du tragique noble. Qu’on se réfère pour nous entendre à la trilogie claudélienne du Père humilié186. (Pour nous entendre, qu’on sache aussi que nous avons démontré en cette œuvre les traits de la plus authentique tragédie. C’est Melpomène qui est croulante, avec Clio, sans qu’on sache laquelle enterrera l’autre).

*

Nous voilà enfin en demeure d’interroger le Sade, mon prochain, dont nous devons l’invocation à l’extrême perspicacité de Pierre Klossowski187.

Sans doute la discrétion de cet auteur le fait-il abriter sa formule d’une référence à saint Labre188. Nous ne nous en sentons pas plus porté à lui donner le même abri.

Que le fantasme sadien trouve mieux à se situer dans les portants de l’éthique chrétienne qu’ailleurs, c’est ce que nos repères de structure rendent facile à saisir.

Mais que Sade, lui, se refuse à être mon prochain, voilà ce qui est à rappeler, non pour le lui refuser en retour, mais pour y reconnaître le sens de ce refus.

Nous croyons que Sade n’est pas assez voisin de sa propre méchanceté, pour y rencontrer son prochain. Trait qu’il partage avec beaucoup et avec Freud notamment. Car tel est bien le seul motif du recul d’êtres, avertis parfois, devant le commandement chrétien.

Chez Sade, nous en voyons le test, à nos yeux crucial, dans son refus de la peine de mort, dont l’histoire suffirait à prouver sinon la logique, qu’elle est un des corrélats de la Charité.

Sade s’est donc arrêté là, au point où se noue le désir à la loi.

Si quelque chose en lui s’est laissé retenir à la loi pour y trouver l’occasion, dont parle saint Paul, d’être démesurément (313)pécheur, qui lui jetterait la pierre189 ? Mais il n’a pas été plus loin.

Ce n’est pas seulement que chez lui comme chez tout un chacun la chair soit faible, c’est que l’esprit est trop prompt pour n’être pas leurré. L’apologie du crime ne le pousse qu’à l’aveu détourné de la Loi. L’Être suprême est restauré dans le Maléfice.

Écoutez-le nous vanter sa technique de mettre en œuvre aussitôt tout ce qui lui monte à la tête, pensant aussi bien en remplaçant le repentir par la réitération, en finir avec la loi au-dedans. Il ne trouve rien de mieux pour nous encourager à le suivre que la promesse que la nature magiquement, femme qu’elle est, nous cédera toujours plus.

On aurait tort de se fier à ce typique rêve de puissance.

Il nous indique assez en tout cas qu’il ne saurait être question que Sade, comme P. Klossowski le suggère tout en marquant qu’il n’y croit pas, ait atteint cette sorte d’apathie qui serait « d’être rentré au sein de la nature, à l’état de veille, dans notre monde190 » habité par le langage.

De ce qui manque ici à Sade, nous nous sommes interdit de dire un mot qu’on le sente dans la gradation de La Philosophie à ce que ce soit l’aiguille courbe, chère aux héros de Buñuel191, qui soit appelée enfin à résoudre chez la fille un penisneid192, qui se pose un peu là.

Quoi qu’il en soit, il apparaît qu’on n’a rien gagné à remplacer ici Diotime par Dolmancé, personne que la voie ordinaire193 semble effrayer plus qu’il ne convient, et qui, Sade l’a-t-il vu, clôt l’affaire par un Noli tangere matrem194. Violée et cousue195, la mère reste interdite196. Notre verdict est confirmé sur la soumission de Sade à la Loi.

D’un traité vraiment du désir, peu donc ici, voire rien de fait.

Ce qui s’en annonce dans ce travers pris d’une rencontre, n’est au plus qu’un ton de raison197.

R.G. Septembre 1962.

Notes

1

Le tome III des œuvres complètes en cours de publication à la firme ici indiquée, comprend les textes de Justine ou les malheurs de la vertu, soit du roman de 1791, et de La Philosophie dans le boudoir.
Un court avertissement les précède qui rectifie les données bibliographiques qu’il faut aller chercher dans le tome II. Les tomes I et II déjà parus en effet reproduisent une Vie du marquis de Sade, citée dans l’essai présent sur l’édition parue chez Gallimard.
Trois textes servent aux œuvres de préface, dont deux, l’un de notre ami Angelo Hesnard, Rechercher le semblable, découvrir l’homme dans Sade, original, et l’autre reproduit du regretté Maurice Heine sur le Marquis de Sade et le roman noir, précèdent la Justine, et le troisième, avant la Philosophie, est un article déjà recueilli dans le Sade mon prochain de Pierre Klossowski, auquel nous nous référons à la fin de cet essai.
Nous choisissons ceste place pour remarquer que, s’il y a toute chance pour que cette édition, qui s’annonce elle-même comme « définitive », soit menée à bonne fin, il n’y a pas encore en français d’édition des œuvres complètes de Kant, non plus que de Freud. Il est vrai qu’il eût fallu que fût poursuivie une traduction systématique de ces œuvres. Une telle entreprise eût semblé s’imposer pour Kant dans un pays où tant de jeunes forces se qualifient par l’enseignement de la philosophie. Sa carence à beaucoup près laisse à réfléchir sur la direction assurée aux travaux par les cadres responsables.

2

Cent ans entre Sade et Freud, puis soixante entre Freud et Lacan.

3

Dans l’éthique traditionnelle, c’est-à-dire dans la tradition aristotélicienne, le plaisir, le bon, doit toujours revenir à la recherche et à la pratique de la vertu, le bien. Ce sont ces deux termes, le bon et le bien, que Sade et Kant entreprennent de dissocier.

4

On indique entre parenthèses la pagination dans la réédition de 1966 du tome III des Œuvres complètes de Sade au Cercle du livre précieux.

5

Dans la tradition héritée d’Aristote, la créature s’avère toujours au bout du compte attirée par le bien. L’attrait pour le mal est un désordre. Ce qui préordonne la créature, c’est l’attrait pour le bien. C’est ce préjugé que Kant et Sade vont briser.

6

En fait si : Lacan semble ne pas connaître La Dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer, où ce rapprochement entre Kant et Sade avait déjà été fait.

7

Respectivement 1788 et 1795.

8

Celle-ci : l’éthique paradoxale de La Philosophie dans le boudoir.

9

Réduction sarcastique de la thèse platonicienne du Banquet : l’amour (l’éternel féminin) tire vers le haut le jeune homme, qui sera contraint par l’aimé(e) de le convertir en amour du bien et en pratique de la philosophie.

10

« Man fühlt sich wohl im Guten », on se sent bien (wohl) dans le bien (im Guten). Kant, dans la deuxième Critique s’attache à dissocier ces deux « biens », qui sont deux termes différents en allemand.

11

Pour satisfaire un plaisir, il faut pouvoir atteindre l’objet de ce plaisir (une personne, une chose dont on attend une satisfaction). Or cet objet appartient à l’enchaînement des phénomènes (il est dans le réel, il dépend des contingences du réel). Si le bien consistait dans la satisfaction des plaisirs, il serait soumis à cet enchaînement phénoménal où sont pris les objets. Or le bien est universel, tandis que les objets sont particuliers, contingents, soumis à tous les aléas des phénomènes. Il y a donc contradiction entre bien et plaisir, entre loi universelle et satisfaction contingente.

12

C’est la voix de la conscience, qui nous dicte ce qui est moralement bien.

13

C’est la grande thèse de Kant dans la Critique de la raison pratique : pour être fondée philosophiquement, logiquement, la loi morale doit se présenter comme une pure forme sans contenu (sans matière, écrit-il). Si la loi prescrit un contenu particulier, elle se donne un objet. Or tout objet est contingent, alors que la loi morale doit être universelle. Kant donne l’exemple de l’homme cupide : il se donne pour objet de conserver l’argent qui lui a été confié en dépôt, même si cet argent ne lui appartient pas. Certes, il ne volera pas cet argent, mais par exemple si la personne qui le lui a confié disparaît, il gardera l’argent. Si ce principe était érigé en loi universelle, plus personne ne confierait de l’argent. Autre exemple de Kant : au XVIe siècle, François Ier et Charles Quint se disputent le contrôle de l’Italie. François Ier édicte comme principe : ce qu’il veut, je le veux aussi, formule qui a l’air d’un principe général. Mais François 1er pense particulièrement à la possession de Milan. Comment la possession de Milan pourrait-elle être érigée en loi universelle ? Dès qu’il y a un objet, cela ne marche plus. (Critique de la raison pratique, I, 1, §4, Scolie, Pléiade, II, 639-640)

14

« L’effet négatif produit sur le sentiment (le sentiment du désagréable) est, comme tourte influence exercée sur le sentiment, et comme tout sentiment en général, pathologique. » (Critique de la raison pratique, I, 3, « Des mobiles de la raison pure pratique », Pléiade, II, 699) Pathologique est ici pris d’abord au sens étymologique, qui cause de la douleur. Dans le séminaire VIII, Lacan avait fait remarquer le lien établi par Kant dans la Critique de la raison pratique entre la loi morale et la douleur : « Je vous lis le passage – Par conséquent, nous pouvons voir a priori que la loi morale comme principe de détermination de la volonté, par cela même qu’elle porte préjudice à toutes nos inclinations, doit produire un sentiment qui peut être appelé de la douleur. Et c’est ici le premier, et peut-être le seul cas, où il nous soit permis de déterminer, par des concepts a priori, le rapport d’une connaissance, qui vient ainsi de la raison pure pratique, au sentiment du plaisir ou de la peine. En somme, Kant est de l’avis de Sade. » (L’Éthique de la psychanalyse, VI, p. 97)
Mais évidemment Lacan joue aussi sur le sens psychanalytique du terme.

15

Le Bien moral est un contrepoids du désir, ou un antipoids (néologisme) : il annule le désir.

16

Un regard à ces biens : la prise en compte de ces biens. Nous renverrons à la très acceptable traduction de Barni, qui remonte à 1848, ici p. 247 et suiv., et à l’édition Vorländer (chez Meiner) pour le texte allemand, ici p. 86. Kant reprend le raisonnement des stoïciens, pour qui la satisfaction des plaisirs dans un premier temps certes flatte l’amour-propre et produit du contentement ; mais, dès que l’on se tourne vers le souverain bien, cette satisfaction devient honteuse et pique l’amour propre.

17

Kant réduit l’objet de la loi morale à la voix de la conscience, c’est-à-dire au Signifiant.

18

Si l’on suit Kant jusqu’au bout, le seul critère pour qu’une loi soit une loi morale, c’est son universalité.

19

La manière dont Kant déduit les maximes de la raison pratique (essentiellement l’impératif catégorique) offre prise à une analyse psychanalytique.

20

20Cf. la scolie du théorème III du chapitre premier de l’Analytique de la Raison pure pratique. Barni, p. 163 ; Vorländer, p. 31: « Le même homme peut rendre, sans l’avoir lu, un livre instructif, qui ne sera plus désormais à sa disposition, pour ne pas perdre une partie de chasse […]. Si la détermination de sa volonté repose sur le sentiment du plaisir ou de la peine qu’il attend d’une certaine chose, peu lui importe par quel mode de représentation il est affecté. » La restitution d’un dépôt renvoie simultanément à l’exemple du livre rendu sans l’avoir lu et au mécanisme psychanalytique du retour du refoulé.

21

Formulation parodique de l’impératif catégorique. La Pologne métaphorise ici l’objet du désir. Dans Ubu roi (1897), Alfred Jarry écrit exactement : « PERE UBU : Mer farouche et inhospitalière qui baigne le pays appelé Germanie, ainsi nommé parce que les habitants de ce pays sont tous cousins germains. MERE UBU : Voilà ce que j’appelle de l’érudition. On dit ce pays fort beau. PERE UBU : Ah! Messieurs ! Si beau qu’il soit il ne vaut pas la Pologne. S’il n’y avait pas de Pologne il n’y aurait pas de Polonais ! » La Pologne est alors occupée par l’Allemagne, l’Autriche et la Russie ; elle ne retrouvera son indépendance qu’en 1918. Kant par ailleurs vivait à Kœnigsberg, actuelle Kaliningrad, capitale de la Prusse Orientale autrefois vassale du royaume de Pologne.
Peut-être Lacan pense-t-il à la Pologne divisée à cause du séminaire qu’il vient de tenir sur Le Transfert, où il a analysé Le Pain dur de Claudel et s’est attardé sur le personnage de Lumîr, qui porte la cause de « tous les émigrés, tous les martyrs, les morts même, de cette cause éminemment passionnée, passionnelle, passionnante, qu’est la cause de la Pologne divisée, de la Pologne partagée » (Séminaire VIII, Seuil, p. 336). Le « Kant avec Sade » de Lacan s’achève avec la trilogie claudélienne.

22

Le signifiant Pologne est un signifiant pur, sans objet, parce qu’il n’y a plus (alors) de territoire officiellement, diplomatiquement reconnu comme polonais. L’existence de la Pologne n’est pas attestée par ce territoire, mais par ce signifiant pur, porté, attesté par tous les Polonais. En ce sens, elle fonctionne comme une loi morale universelle.

23

La Philosophie dans le boudoir est constituée de sept dialogues, entre libertins discutant de l’éducation de la jeune Eugénie de Mistival. Ces dialogues, qui alternent discours scandaleux et performances pornographiques, peuvent être considérés comme autant de pamphlets. Mais le texte le plus célèbre est la profession de foi centrale, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! », insérée au centre du 5e dialogue.

24

Lacan identifie le pamphlet dans le pamphlet qu’est « Français, encore un effort… » à un rêve dans le rêve, qui est la manière dont l’inconscient, dans le rêve, pointe le réel, fait retour vers lui.

25

Sous l’Ancien Régime, un factum est un discours qu’on publie, généralement pour défendre une cause dans un procès. Ici, le factum désigne le pamphlet « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » inséré par Sade dans La Philosophie dans le boudoir.

26

Cette maxime, qui se déduit du pamphlet de Sade, est a priori insolite si on la sort du contexte de la fiction sadienne pour l’ériger en maxime universelle, de la même manière que l’impératif catégorique kantien. C’est pourtant ce que Lacan entend faire…

27

Non seulement l’énoncé de cette maxime relève de l’humour noir, mais l’idée que quiconque pourrait y consentir paraît aberrante.

28

Le rationnel (kantien), la rationalité de la morale kantienne, ne consiste nullement à se conduire simplement de façon raisonnable. Kant explique bien que ce rationnel constitue un idéal inapplicable pratiquement. Au fond, la maxime sadienne n’est pas plus irréaliste que l’impératif catégorique kantien.

29

Allusion au Mot d’esprit dans sa relation avec l’inconscient, de Freud : le rire que provoque le mot d’esprit indique que quelque chose a été refoulé (par le surmoi) qui s’exprime quand même, mais ne peut s’exprimer que sous une forme comique et absurde.

30

Lacan propose de considérer la maxime sadienne comme un avatar du surmoi psychanalytique…

31

La loi morale n’est pas de même nature que la loi au sens juridique du terme. Elle fait pression sur le sujet, mais elle ne lui donne pas des droits. Quand Sade évoque un droit de jouir, il faut le comprendre dans ce sens : ce n’est pas un droit légal, fixé par la société (même si dans la fiction sadienne les libertins revendiquent ce droit), mais c’est un impératif qui fait pression sur le sujet, à la manière du surmoi.

32

Lacan fustige ici (et ne cessera de fustiger) l’exigence morale de réciprocité dans la relation sexuelle : il faudrait que l’autre soit consentant, que l’autre me désire de la même manière que moi je le désire et au même moment. Lacan ne cesse de répéter que cela n’arrive jamais, que la dissymétrie du désir est une de ses caractéristiques fondamentales.

33

Lacan se réfère ici à la relation d’objet. Or justement le rapport au Bien n’est pas une relation d’objet mais une relation à la Chose (das Ding) en tant qu’elle comporte essentiellement un secret. C’est en tout cas l’argument développé dans le Séminaire VII sur l’Éthique de la psychanalyse.

34

A la réciprocité, que Lacan considère comme un leurre, il oppose la charge de revanche, en quoi consiste en fait la vraie relation amoureuse : l’autre ne peut pas me donner ce que je lui demande au moment où je le lui demande, mais il pourra donner autre chose, « à charge de revanche ». Cette différence fondamentale est médiée par le langage, c’est-à-dire par le rapport au signifiant, qui objective et modélise l’échange.

35

Le fait que la maxime de Sade soit infâme ne prouve pas qu’elle n’est pas morale au sens kantien, car ce qui caractérise la loi morale selon Kant n’est pas qu’elle soit bonne, mais qu’elle soit universelle. La grande rupture qu’introduit Kant est là.

36

Le kérygme, du grec κήρυγμα, proclamation, désignait chez les premiers chrétiens la profession de foi résumant l’essentiel de la doctrine.

37

La réjection du pathologique (le fait de ne pas tenir compte de la douleur) et la forme de la loi (chez Sade, l’injonction de la jouissance).

38

L’impératif catégorique s’énonce comme suit : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Il faudra donc que ma manière d’agir puisse devenir la manière d’agir de n’importe qui d’autre, et que je veuille cela. Ce qui fait le caractère moral de ma maxime, c’est que tout autre pourra l’adopter comme maxime : l’impératif moral me requiert (me pose ses conditions) depuis l’Autre de son commandement.

39

La différenciation du Bien et du Mal instaure, en même temps que la loi morale, le système différentiel sur lequel repose la logique du signifiant. Le sens en effet s’établit toujours par différence. Cette différence est marquée par la coupure du signifiant et du signifié, le signifiant est le produit d’une coupure sémiotique, qui porte elle-même la marque de la castration symbolique constitutive du sujet, ce que Lacan nomme « la refente du sujet ».

40

L’énoncé de l’impératif catégorique (« Agis d’après la maxime… ») constitue une intervention du signifiant (= la maxime), qui sépare un sujet de l’énonciation (la voix intérieure qui dit « agis ») et un sujet de l’énoncé (le sujet qui agit).

41

Si cette scission intérieure n’est pas nettement posée, la maxime tourne au gag du Père Ubu : elle précipite vers la Pologne, sauf qu’il n’y a pas de Pologne, sauf qu’il y en a bien une puisqu’il y a des Polonais.

42

La voix de la conscience, représentation naïve du surmoi.

43

Cf. Sade, t. III, p. 501-502 (?). Voir par exemple ce que Sade dit de la soumission des femmes: « Si nous admettons, comme nous venons de faire, que toutes les femmes doivent être soumises à nos désirs, assurément nous pouvons leur permettre de même de satisfaire amplement tous les leurs. » (p. 122)

44

Lacan joue sur Tu es / tuant, comme si tuant était le participe de Tu es.

45

45Une ancienne anecdote, citée par Origène, courait à propos d’Épictète, qui était esclave et réputé boiteux : « Comme son maître lui tordait la jambe, lui souriant, disait sans émotion : – Tu vas la casser ; et quand la jambe fut cassée, il ajouta : – Ne te disais-je pas que tu allais la casser ? » (Contre Celse, livre VII, chap. 53).

46

Néologisme de Lacan : qui reçoit à la fois, des deux côtés. Pour qu’il y ait pudeur, il faut d’un côté une atteinte à la pudeur, de l’autre une réaction à cette atteinte.

47

La pudeur est un canal, un moyen possible, pour justifier…

48

La maxime sadienne du droit à la jouissance universelle est énoncée « à la place de l’Autre », depuis l’instance sociale qui ne mettra aucune entrave à ma jouissance.

49

La jouissance sadienne est la forme extrême, intolérable de la liberté révolutionnaire.

50

La première partie de la Critique de la raison pure débute ainsi : « De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à des objets, et que toute pensée, à titre de moyen prend pour fin, est l’intuition. Mais celle -ci n’a lieu qu’autant que l’objet nous est donné. » (« Esthétique transcendantale », Pléiade, I, 781)
Cet objet disparaît dans l’expérience morale : l’action morale ne doit jamais attendre un effet (= un objet), et se fonde sur la seule exigence qu’elle puisse être érigée en loi universelle (impératif catégorique, Métaphysique des mœurs, I, Pléiade, II, 261). Dès qu’il est appliqué à un objet, cet impératif perd son universalité. S’il y a un objet de la loi morale, c’est un objet-limite, abstrait, désigné ici, conformément à Kant, comme « la Chose-en-soi transcendantale ».

51

Contrairement à la chose-en-soi transcendantale kantienne, objet inaccessible de la loi morale, l’objet de la jouissance sadienne, le corps de l’autre, est bien concret.

52

Reformulation heideggérienne. Dans Étre et Temps, Heidegger distingue l’être, catégorie métaphysique inaccessible, et les « étants », qui sont les manifestations sensibles de l’être, accessibles par les sens. L’étre-là, en allemand Dasein, fait le lien entre l’être et les étants, il est ce par quoi, dans l’expérience du temps, nous accédons à l’être. Pour Lacan, Sade aurait ouvert cet accès à partir de sa maxime du droit à la jouissance. Mais il faut faire attention ici que l’objet n’est pas le corps de l’Autre offert au libertin. L’être-là qui se dévoile dans la jouissance est celui de « l’agent du tourment », du tortionnaire donc, du libertin : le tourment qu’il inflige révèle sa manie, son trait de caractère, le ressort qui le meut.

53

Ce qui identifie le libertin jouissant sadien à la Chose-en-soi transcendantale kantienne (« l’opacité du transcendant »), c’est précisément qu’il est un objet et non un sujet. Il est l’objet de la permission de l’Autre, qui lui concède le droit à la jouissance.

54

Evidemment, il n’y avait pas de radio à l’époque de Sade. Lacan fait ici sans doute allusion au passé récent du nazisme et de la collaboration, qui ont abondamment utilisé la radio.

55

Parallèle implicite avec le régime de Vichy ?

56

Le psychotique, lorsque sa psyché éclate en instances concurrentes du « moi », entend des voix.

57

La première partie de la Critique de la raison pure est intitulée « Esthétique transcendantale », qui est la science de tous les principes de la sensibilité a priori, à savoir l’espace et le temps.

58

Référence au voile d’Isis évoqué par Kant dans une note du §49 (« Des facultés de l’esprit qui constituent le génie ») de la Critique de la Faculté de juger à propos du caractère indicible de l’idée esthétique : « On n’a peut-être jamais rien dit de plus sublime ou exprimé une pensée de façon plus sublime que dans cette inscription du temple d’Isis (la mère Nature) : “Je suis tout ce qui est, qui était et qui sera, et aucun mortel n’a levé mon voile.” » Le voile d’Isis, ou voile de Maya (chez Schopenhauer) désigne la réalité phénoménale, qui interpose son voile entre le sujet et les noumènes, les idées.
Placée derrière un voile, la statue d’Isis se manifeste par une bosse dans le drapé du tissu…

59

Toute intuition sensible se manifeste nécessairement dans le temps et l’espace, à l’exception des intuitions pures, qui sont les intuitions de la forme même du temps et de la forme de l’espace.

60

La voix intérieure qui énonce l’impératif moral postule un je sujet qui agit : « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle » (Métaphysique des mœurs,n Pléiade, II, 261).

61

Pour Kant dès que la loi morale a un objet (vise un effet), cet objet peut être instrumentalisé de façon intéressée, maligne. Si Dieu cautionne la moralité de la loi morale, Dieu ne peut pas être soupçonné d’une telle malignité…

62

Comme le remarque Charles Melman, « jouissance de Dieu » peut se comprendre, notamment dans la tradition mystique, aux deux sens, objectif et subjectif, du génitif : Dieu jouit, et je jouis de Dieu. Le christianisme est peu regardant en cette matière : il accepte dans le corpus des écrits mystiques de ses saints des écrits complètement obscènes…

63

Lacan glose toujours l’impératif catégorique kantien : « me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ». La loi morale kantienne est volontariste, elle consiste à vouloir que ce qu’on s’impose comme principe soit aussi imposé à tous les autres. Ce « vouloir » est comparé ici au désir des mystiques.

64

La loi morale kantienne en remet sur, en rajoute par rapport à l’ataraxie stoïcienne. L’ataraxie, c’est l’impassibilité du sage stoïcien que rien n’ébranle, sa capacité à rester serein quelle que soit l’épreuve qui lui est infligée.

65

Allusion au piétisme allemand (Spener, Francke) et au méthodisme anglais (Wesley, Whitefield). La piété de Julie dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau reflète ce mouvement de renouveau spirituel protestant.

66

Grimmigkeit : sinistre.

67

Schwärmereien : rêves, fantasmagories.

68

L’objet de la jouissance sadienne (la victime) n’est pas un objet au sens ordinaire du terme : c’est un fétiche. Ce fétiche opère pour le libertin comme une forme vide, qui est la forme de ce que le chrétien adore comme Présence de Dieu (par exemple la présence réelle de Dieu dans l’hostie). Cet objet qui n’en est pas un se comprend à partir de la métaphysique kantienne, et notamment de l’intuition pure qui constitue le point de départ de l’esthétique transcendantale.

69

Il y a un renversement dans l’expérience sadique. Au départ, les rôles du libertin tortionnaire et de sa victime sont nettement opposés. Mais lorsque le scénario se réalise, le libertin tortionnaire devient lui-même l’instrument de la jouissance qu’il a préparée. C’est le scénario qui commande : à la limite, le tortionnaire n’est plus que l’instrument de ce scénario.

70

La jouissance du libertin se fige dans le scénario fixé, réglé, de la jouissance : c’est la pyramide orgiaque, qu’illustrent les gravures de Justine et de Juliette.

71

Lacan compare ici le renversement de position du libertin sadien au moment de la jouissance au renversement de position du sujet moral kantien, qui fonde sa loi morale à partir de l’Autre. Il s’agit de « vouloir que ma maxime devienne une loi universelle », une loi pour l’Autre donc. C’est le fait que ma maxime devienne la loi de l’Autre qui l’érige en loi morale universelle. De même Lacan avait souligné que dans le pamphlet de Sade, Français, encore un effort, ce que Sade proposait comme loi politique universelle était la libre disposition du corps de l’Autre à la jouissance. C’est de l’Autre que part la loi.

72

La refente, ou Spaltung,, est l’expérience œdipienne de la castration symbolique constitutive du sujet : le moteur en est le désir incestueux de l’enfant.

73

C’est toujours la volonté d’ériger mon principe en loi universelle

74

L’Autre de la jouissance sadienne part battu, promis à l’impuissance de la victime soumise au désir du libertin.

75

L’homéostase est la capacité d’un organisme à maintenir, à un niveau constant, certaines caractéristiques internes de son corps. La vie du corps vivant repose sur son homéostase.

76

L’homéostase est imagée par le vol de l’oiseau, dont l’aile doit battre et retomber régulièrement pour qu’il se maintienne dans les airs. Mais cette homéostase figure ici également la jouissance sexuelle, qui se termine toujours trop vite : la fin de la jouissance est figurée par la retombée de l’aile. Le mouvement de l’acte sexuel est aussi ce qui permet de maintenir l’érection.

77

Le vol de l’oiseau symbolise à la fois le temps de l’acte sexuel et la durée de la vie.

78

Allusion aux Mystères d’Éleusis, dans la Grèce antique, où il semble que l’initié arrivait voilé.

79

Ici se trouve le libertin, avec son plaisir, et là-bas sa victime, avec sa volonté. Il y a rivalité entre le plaisir du libertin, qui désire la jouissance, qui défaille dans ce désir, et la volonté de sa victime, qui accepte de sacrifier son corps, de se prêter à la jouissance. Lacan fait toujours travailler le parallèle entre la jouissance sadienne et l’impératif catégorique kantien : pour Kant, il faut que l’Autre veuille ériger ma maxime en loi universelle, sinon ma maxime n’est pas morale ; pour Sade, il faut que l’Autre veuille ériger mon désir en loi de jouissance universelle, sinon le fantasme sadien ne peut pas s’accomplir. Chez Sade, cette volonté de la victime n’est pas évidente : mais l’engagement de la volonté de l’Autre n’est pas évident non plus chez Kant, qui comme Sade le proclame pourtant.

80

Le libertin n’aurait pas de plaisir s’il ne jouissait pas du consentement de sa victime, ou s’il ne fantasmait pas l’existence de ce consentement.

81

A partir d’ici, Lacan introduit des modulations à la règle un peu difficile à accepter du consentement qu’il vient d’introduire. Ce consentement n’est peut-être qu’un fantasme du libertin, dans ce fantasme, il n’y a peut-être que la discorde d’un consentement sollicité et d’un refus… Il faut penser en effet à tous les épisodes de châtiment des victimes qui ont osé exprimer leur douleur, déranger le scénario sous l’effet de la douleur, esquissé une désobéissance. Dans cette « discorde », pour Lacan, s’exprime le fantasme du consentement qui est le moteur de la jouissance.

82

Nouvelle modulation : Le fantasme place le plaisir dans le désir de l’acceptation totale de l’Autre, et non nécessairement dans la réalité de cette acceptation.

83

Nouvelle modulation : le désir n’est pas nécessairement le désir exprimé du libertin, le désir d’un sujet sadien. Le désir est le moteur du dispositif libertin, dans lequel le libertin est pris au même titre que sa victime.

84

Le libertin ne demande pas nécessairement, ni directement à sa victime de se plier à son désir : la demande est médiée par un emploi du temps, un scénario, une procédure, des règles, auxquelles le libertin lui-même se plie.

85

Lacan suggère ici la supériorité de la victime sur le bourreau dans l’expérience sadienne car la jouissance du bourreau avorte toujours : c’est trop court, c’est imparfait, ça rate d’une manière ou d’une autre (comme le figurait la comparaison avec l’aile de l’oiseau). En revanche la douleur, elle, ne rate pas et dure beaucoup plus longtemps.

86

Evanouissement est pris ici dans son double sens, figuré de disparition, de dérobade du sujet (il n’y a pas de sujet dans la jouissance sadienne, comme il n’y a pas d’objet) et littéral de perte de connaissance : c’est bien souvent par cette défaillance de la victime que s’achève, ou s’interrompt la jouissance sadienne.

87

Le désir du libertin n’est qu’en apparence l’agent de la jouissance. L’agent fondamental en réalité, c’est le principe vital, qui se vit et se mime dans l’homéostase de la jouissance.

88

A partir d’ici le texte de 1966 est complètement réécrit par rapport à celui de 1963.

89

($♢a) est le mathème du fantasme en général, qui met en relation $ avec a. Il se lit : S barré, la victime sadienne, dont le statut de sujet est à la fois dénié (elle est victime) et sollicité (son consentement), ♢ est prise dans le désir de l’objet petit a, du plaisir du libertin, plaisir qui s’évanouit avec l’évanouissement de la victime. Il faut bien garder à l’esprit que pour Lacan $ n’est pas le libertin (qui n’est pas un sujet), mais sa victime (sans la volonté de qui il n’y a pas de fantasme).

90

L’aphanisis est la détumescence après l’érection, que Lacan identifie à la répétition de l’expérience de la castration symbolique et à la constitution du sujet comme $.

91

Le plaisir du libertin.

92

La place de la victime. Autrement dit, le scénario sadien fonctionne à l’envers de ce qu’on pourrait croire.

93

Lacan reformule le fantasme, cette fois non dans sa structure fondamentale, qui est ($♢a), mais dans le processus selon lequel il est vécu et raconté par Sade, qui est inversé. On va donc commencer par a, par le plaisir du libertin…

94

Il n’y a pas de relation d’objet ici parce que le sujet n’est pas un sujet, mais un $ (un sujet barré), et que l’objet n’est pas un objet, mais un a (un fantasme d’objet). Sur le schéma, Lacan introduit en outre d, la demande,n en rouge, qui n’est pas forcément exprimée, mais supposée par le dispositif, V, la volonté de la victime, que vise le désir a du libertin, et S, S comme sujet et S comme Sade, qui se réalise à partir de $ sous la forme de l’écriture du fantasme.

95

En introduisant la volonté dans le schéma, Lacan établit le parallèle entre le fantasme sadien de jouissance et la maxime morale kantienne qui fonde l’impératif catégorique.

96

La défaillance au terme de la jouissance, qui est à la fois ce que Sade, du point de vue du libertin, nomme la décharge, et l’évanouissement de la victime.

97

C’est le dernier segment du graphe : S → $.

98

Eros anikate makhan (Antigone, v. 781, apostrophe du Chœur) : O Éros invincible au combat (où μάχαν est un accusatif d’objet interne). Créon vient de condamner Antigone à être enterrée vive et Hémon, furieux, s’est enfui dans la campagne en jurant qu’elle ne mourrait pas. Le chœur évoque alors Eros qui s’abat sur le bétail et qui veille sur le visage des jeunes filles : Eros est un beau simulacre et Eros est une puissance meurtrière. C’est ce que Lacan appelle « la fonction de la beauté ». Il fait allusion ici à son analyse d’Antigone dans le Séminaire VII sur L’Éthique de la psychanalyse (25 mai-15 juin 1960), reprise dans le Séminaire VIII sur Le Transfert (3 mai 1961 ; Seuil, p. 323), où il l’articule à son analyse de L’Otage d e Claudel et de l’épreuve tragique à laquelle Sygne de Coûfontaine est confrontée.

99

Référence à la séance du 15 juin 1960 du séminaire. Antigone est entre deux morts : lorsque Créon la condamne à mort, elle rétorque qu’elle est en fait déjà morte depuis longtemps.

100

Cf. Histoire de Juliette, éd. Jean-Jacques Pauvert. tome II pp. 195 et s. (dans l’édition de la Pléiade, p. 469).

101

Le caractère contradictoire de la conduite de Saint-Fonds (il ne croit pas à l’Enfer ; il condamne ses victimes à l’Enfer) signe l’authenticité du fantasme.

102

Dynamisme subjectif, la mort physique donne son objet au vœu de la seconde mort.

103

Ce « tel » vise les psychiatres de l’école américaine, traités plus loin de fantoches : évidemment, le langage n’a pas un effet uniquement utilitaire, ni même un effet de parade. Il faut donc prendre en compte, dans ce que Freud dit de la pulsion de mort, la plurivocité du mot pulsion (principe et demande) et la plurivocité de la mort (la mort physique, la destruction après la mort, la petite mort de la jouissance). Lacan cherche ici à rattacher le travail de la douleur dans le fantasme sadien à la pulsion de mort : la douleur dure plus longtemps que le plaisir mais est de même nature qu’elle. Plaisir et douleur opèrent dans le fantasme sadien comme une première et une seconde mort. Le fantasme sadien se déploie dans cet entre-deux-morts.

104

Cf. sa préface à ses Nouvelles études d’histoire religieuse de 1884.

105

Vers la fin de la vie d’Eugène Burnouf, mort le 18 mai 1852, Renan avait composé un article « destiné à la Revue des Deux Mondes, et ce fut, dit-il, le premier travail que je présentai pour ce recueil [= pour cette revue?]. M. Buloz, le moins bouddhiste des hommes, me loua sur quelques accessoires ; mais, pour le fond, il ne voulut pas croire que ce fût vrai. Un bouddhiste réel, en chair et en os, lui parut chose inadmissible. A toutes mes preuves il répondit inflexiblement : “Il n’est pas possible qu’il y ait des gens aussi bêtes que cela.” Burnouf mourut et le morceau resta dans mes cartons. » (Ernest Renan, Préface des Nouvelles études d’histoire religieuse, 1884, dont le matériau de l’article refusé occupe un quart du volume.)

106

Les sadiques du monde réel (qui pratiquent un « travers sociologique ») ne nous apprendront rien sur le fantasme sadien.

107

Lacan tourne en ridicule l’évidence apparente selon laquelle la perversion sadique et la perversion masochiste seraient l’envers l’une de l’autre. Il compare cette réversion à celle que décrit la plaisanterie sur le capitalisme et le socialisme : le contraire de l’exploitation de l’homme par l’homme est, en fait, la même chose…

108

Nouveau lieu commun sur le sadisme, que Lacan récuse. Le sadique croit nier l’existence de l’Autre, mais en fait il se construit entièrement à partir de lui.

109

Il faut donc distinguer le fantasme sadien, qui alimente les contenus de sa fiction, de Sade lui-même, dont l’écriture, le système, la vie mettent à distance ce fantasme.

110

Par rapport au schéma précédent (schéma du fantasme sadien), celui-ci (structure psychique de Sade) accomplit un quart de tour. Le point d’entrée de la demande n’est plus du coup a (le plaisir du libertin), mais $ (Sade écrivain).

111

La belle-mère de Sade, qui le fait arrêter une première fois à Chambéry en 1772, puis obtient contre lui une lettre de cachet en 1777. Lacan voit dans la Présidente de Montreuil le modèle de Juliette, figure paroxystique de la volonté de jouissance.

112

Qu’on n’entende pas que nous fassions ici crédit à la légende qu’il soit intervenu personnellement dans la détention de Sade. Cf. Gilbert Lély, Vie du marquis de Sade, t. II, p. 577-580, et la note 1 de la p. 580.

113

Chœur d’Œdipe à Colonne, v. 1225. (Μὴ φῦναι τὸν ἅπαντα νικᾷ λόγον, Ne pas être né l’emporte sur tout compte.)

114

Dans le nouveau schéma, l’objet petit a désigne l’œuvre.

115

Jules Janin, Le Marquis de Sade. La vérité sur les deux procès criminels du Marquis de Sade par le Bibliophile Jacob. Le tout précédé de la Bibliographie des Œuvres du Marquis de Sade, Paris, Chez les marchands de nouveautés, 1834. Janin débute sa biographie ainsi : « Voilà un nom que tout le monde sait et que personne ne prononce, la main tremble en l’écrivant, et quand on le prononce, les oreilles vous tintent d’un son lugubre. Entrons si vous l’osez dans cette mare de sang et de vices. Il faut un grand courage pour aborder cette biographie, qui pourtant prendra sa place parmi les plus souillées et les plus fangeuses. Prenons donc notre courage à deux mains, vous et moi. Nous accomplirons ensemble cette œuvre de justice : nous allons poser une lampe salutaire au bord de ce précipice infect, afin qu’à l’avenir nul imprudent n’y tombe. »

116

116« Car, ne vous y trompez pas, le marquis de Sade est partout ; il est dans toutes les bibliothèques, sur un certain rayon mystérieux et caché qu’on découvre toujours ; c’est un de ces livres qui se placent d’ordinaire derrière un saint Jean Chrysostome, ou le Traité de morale de Nicole, ou les Pensées de Pascal. Demandez à tous les commissaires priseurs, s’ils font beaucoup d’inventaires après décès où ne se trouve pas le marquis de Sade. » (Jules Janin, op. cit., p. 20-21)

117

Cf. Maurice Garçon, L’affaire Sade (J.-J. Pauvert, 1957). Il cite J. Janin de la Revue de Paris de 1834, dans sa plaidoirie, p. 84-90. Deuxième référence p. 62 : J. Cocteau, comme témoin, écrit que Sade est ennuyeux, non sans avoir reconnu en lui le philosophe et le moralisateur.

118

C’est la pyramide orgiaque des gravures.

119

Les victimes.

120

Un villageois ramasse un serpent à demi gelé, le réchauffe. Le serpent l’attaque et le villageois le coupe en trois. Moralité : « L'insecte sautillant, cherche à se réunir, | Mais il ne put y parvenir. | Il est bon d'être charitable, | Mais envers qui ? c'est là le point. | Quant aux ingrats, il n’en est point | Qui ne meure enfin misérable. » (La Fontaine, « Le villageois et le serpent », VI, 13)

121

Monsieur Verdoux, film de Charles Chaplin, 1947. Henri Verdoux est un employé de banque dont la femme est invalide et que la crise de 1929 a réduit au chômage. Il imagine d’épouser de riches veuves qui meurent les unes après les autres. Il finit guillotiné.

122

Si M. Verdoux avait lu Kant, il aurait compris que sa maxime, d’épouser et de trucider les riches veuves, ne pouvait pas être érigée en loi universelle…

123

Même si la famille de Verdoux avait un peu filouté pour survivre, cela aurait été plus économique pour eux au bout du compte que les grands moyens employés par Verdoux avec ses veuves…

124

Spinthrienne : obscène. Le h est de trop. Une spintria, spintrienne, ou tessère spintrienne est un jeton qui à Rome décrivait un symbole ou un acte sexuel. Soit il servait à payer l'entrée dans les lupanars, soit il était utilisé à l'intérieur de ces établissements. Spintria chez Tacite et Suétone désigne les scènes de débauche. Il s’agirait d’une déformation du grec sphincter.

125

Thèse lacanienne essentielle. Cette formule a d’abord un sens trivial : désirer, c’est désirer quelqu’un ou quelque chose d’autre. Mais elle a aussi un sens plus complexe : désirer, c’est aussi se manifester comme être de désir, exprimant son désir dans une langue, qui est la langue de l’Autre. Tout désir est alors désir de l’Autre au sens que c’est l’Autre qui s’exprime en moi par ce désir : mon désir me met dans un état d’altérité par rapport à moi-même.

126

Référence à Œdipe, dont le nom signifie étymologiquement « pied gonflé ». Le désir œdipien a les pieds gonflés, il boite.

127

Dans le fantasme sadique, le bourreau jouit de sa victime jusqu’à la mort : elle ne revient pas de sa syncope, la petite mort est la mort tout court. Du coup l’objet du désir « vacille », comme vacille le sujet d’ailleurs (sous la forme de a).

128

Pour rappel chez Kant, dès que la maxime morale vise un effet, se fixe un objet, elle ne peut plus être érigée en loi universelle, et cesse donc d’être morale.

129

La barre du $ figure la voix intérieure de la conscience qui formule pour le sujet la loi morale.

130

La barre du $, dès lors qu’elle est comprise comme voix intérieure de la conscience, nous dessille, nous révèle la vraie nature de la (fausse) rencontre ou du trajet qu’elle figure, dans le sujet, de la Loi au désir ou du désir à la Loi. Dans ce trajet, l’objet de la loi n’est pas un objet (sinon la loi n’est pas morale), et l’objet du désir n’est pas un objet (c’est un objet a). Ce n’est donc pas simplement que l’objet se dérobe, qu’il est manqué, ou que la rencontre est manquée ; c’est qu’il s’agit d’autre chose que d’un objet.

131

Voir plus haut l’évocation de l’« autre, horrible, liberté ». La revendication du pamphlet Français, encore un effort est la liberté de jouissance (« J’ai le droit de jouir de ton corps, dirai-je à qui me plaît… »), dont il faut rappeler qu’elle est analysée par Lacan, par renversement, comme l’assujettissement du libertin au corps de l’Autre et, par là, à sa volonté, même complètement niée et détruite.

132

Barni, p. 173. C’est la scolie du problème II (Aufgabe) du théorème III du chapitre premier de l’Analytique [de la raison pure pratique]. Éd. Vorländer, p. 25. Dans la Pléiade, II, 643.

133

Le texte porte : d’une mort sans délai. Critique de la raison pratique, ibid., Pléiade, II, 643.

134

Lacan paraphrase Kant, presque mot pour mot.

135

Cf. p. 253 de la trad. Barni, p. 90 de l’éd. Vorländer. « Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang. » (Critique de la raison pratique, I, 3, Pléiade, II, 701)

136

Rien ne dit en fait que l’amant passionné ne choisirait pas de satisfaire son désir avec la dame qu’il aime, quitte à le payer de la pendaison.

137

137Lacan distingue ici la police, qui peut emmener illico l’amant au supplice, de la justice, qui n’exécute pas elle-même les peines qu’elle décide, et qu’elle décide en fonction d’une loi générale. Mais cette distinction n’est pas chez Hegel : « La police hégélienne est […] l’essence de l’Etat. Elle gère le crime, et le déni de droit, et la fraude, donc à la fois la contingence et la subjectivité, elle n’a alors pas de limite. » (Hervé Touboul, « Le crime et le sujet dans la philosophie du droit de Hegel », Philosophique, 15 | 2012, p. 25-44, et Hegel, Principes de la philosophie du droit, §101-103 et 251-256 sur la police comme régulation externe de la loi, et §234 sur l’absence de limite du domaine de la police).

138

Négation d’une formule de Juvénal : Summun crede nefas animam praeferre pudori et propter vitam vivendi perdere causas, Regarde comme l’infamie suprême de préférer l’existence à l’honneur et de perdre, pour sauver ta vie, ce qui est la raison de vivre. (Satires, VIII, 83-84)

139

C’est même le cœur de la découverte freudienne : le complexe d’Œdipe repose sur le refoulement du désir d’inceste, qui permet l’acceptation de la loi et la constitution du sujet œdipien.

140

Le docteur Philippe Pinel, muté en 1793 à l’hospice de Charenton, y aurait (selon une légende forgée par son fils) libéré les fous : il aurait ainsi méconnu que certains d’entre eux auraient désiré d’être enfermés, ou en tous cas auraient intégré à l’avance leur futur emprisonnement dans le scénario et le fantasme qu’ils auraient joué avant d’être pris. Lacan compare ici implicitement Sade se livrant ostensiblement à des orgies douteuses pour être embastillé à l’amant bourgeois kantien, qui pourrait très bien se livrer à son amour pour la Dame interdite, quitte à être pendu ensuite. Telle est, postule Lacan, la loi du désir, à l’exact envers de la loi morale.

141

Nous renvoyons ceux que ce moment de notre essai retiendrait, à l’admirable Histoire de la folie de Michel Foucault, Plon, 1961, nommément à sa 3e partie. (NdL) Pinel a en effet en quelque sorte anticipé Foucault en militant contre l’enfermement des fous. Lacan y voit en quelque sorte une naïveté, tout en saluant le travail de Michel Foucault.

142

Antoine Royer-Collard, frère du député révolutionnaire, est le médecin-chef de l’hospice de Charenton à partir de 1806. Le directeur de l’asile, François-Simonet Coulmier, avait permis à Sade d’organiser des représentations théâtrales en présence des aliénés. Royer-Collard utilisa le lien qui s’était créé entre le directeur et son pensionnaire pour faire écarter Coulmier.

143

Pinel prétend traiter les fous, qu’il ne faut pas se contenter d’enfermer. Il préconise pour eux un « traitement moral », c’est-à-dire un reconditionnement. En paraissant humaniser la psychiatrie il ôte au fou sa liberté de désirer, qui, selon Lacan exégète de Sade, est la liberté fondamentale ouverte par la Révolution.

144

Attaque contre les marxistes : la liberté de désirer, pour eux, est peu nutritive, ce n’est pas elle qui remplit la gamelle des pauvres ; la satisfaction des besoins du peuple prime sur celle des désirs excentriques de l’aristocrate libertin.

145

Écailler et vider le poisson, c’est-à-dire lui retirer les entrailles de la pulsion et du désir. Les marxistes font appel à la loi pour satisfaire les besoins, contre le désir, qui est l’envers de la loi.

146

La mise à l’épreuve de l’amant, qui constitue le ressort du scénario courtois, peut être comparée à l’apologue kantien du bourgeois placé face à la Dame de ses pensées, mais avec un gibet qui l’attend à sa porte. Le poète-chevalier courtois choisirait sans hésiter la Dame et le gibet, et le bourgeois après tout peut-être aussi…

147

Pas de mot d’esprit chez Sade, et pas plus chez Kant.

148

A Sparte, les ilotes sont les paysans pauvres, véritables esclaves des citoyens lacédémoniens. Lacan caricature le second apologue kantien évoqué plus haut : si un homme est menacé par son prince de mort s’il ne porte pas un faux-témoignage, choisira-t-il la vérité ou la vie ? (Critique de la raison pratique, I, 1, 6, Pléiade, II, 643)

149

Lacan modifie les termes de l’apologue : cette fois le sujet du prince, l’ilote, est sommé de porter un vrai témoignage, mais devant un tribunal injuste (antisémite, par exemple, ou fanatique religieux, ou totalitaire). Ce témoignage conduira un innocent à la mort. Doit-il témoigner ?

150

Par antiphrase, Lacan utilise ironiquement, pour désigner le tribunal inique du prince, le terme qui désigne en principe le conseil créé en 1808 par Napoléon pour administrer le culte israélite en France.

151

Référence ici aux procès staliniens, où des intellectuels communistes, des médecins juifs, furent accusés d’avoir dévié de la ligne du parti et sommés de faire publiquement leur auto-critique. L’auto-critique était présentée aux accusés comme la seule issue pour éviter la mort, et servit parfois à justifier leur exécution.

152

Critique de la raison pratique, I, 1, §4, Scolie, Pléiade, II, 640. Kant reprend une anecdote rapportée par Pons-Augustin Alletz : «  On ne sçauroit excuser Charles de s’être quelquefois éloigné de la vérité, & de s’être expliqué en des termes contraires à sa pensée, & la manière dont il abusa le Connétable de Montmorenci, en traversant la France, est une tache remarquable dans sa vie ; car étant à S. Jean de Luz prêt à traverser le Royaume de France sur la parole de François, ce Connétable l’ayant pressé de renouveller la promesse qu’il avoit faite d’investir le Duc d’Orléans du Duché de Milan, il lui répartit positivement : Je veux tout ce que mon frère veut ; le Connétable crut que ces termes suffisoient pour l’assurance que son maître lui avoit commandé de tirer de Charles. Mais dès qu’il fut arrivé à Valenciennes, comme le Connétable lui rappella cette promesse du Duché de Milan, il lui répondit qu’il ne lui avoit rien promis ; le Connétable tout irrité, lui ayant repliqué : N’est-il pas vrai que vous m’avez dit : Je veux tout ce que mon frère veut : Il est vrai, répartit-il, je veux tout ce que mon frère veut. Mais le Roi, mon frère, veut le Duché de Milan, & je le veux aussi. Réponse qui consterna le Connétable de se voir ainsi trompé ; ce qui lui attira la disgrace de son Maître. (Pons-Augustin Alletz, Choix d’histoires intéressantes, Paris, Veuve Duchesne, 1791, p. 291)

153

La chaîne des désirs est une procession d’aveugles. Voir Pieter Brueghel l’Ancien, Parabole des aveugles, 1568, Naples, Galerie nationale de Capodimonte. Utpictura18, notice #004617.

154

Théorème II du chapitre premier de l’Analytique, dans l’éd. Vorländer, p. 25, tout à fait improprement traduit par Barni, p. 159. Critique de la raison pratique, I, 1, §3, Pléiade, II, 631. Fondamentalement, le plaisir se porte sur des objets alors que la loi morale ne peut pas viser un objet. Le plaisir relève « du principe de l’amour de soi ou du bonheur personnel, que Kant ramène à une « faculté de désirer inférieure ».

155

Le principe moral fondamental des épicuriens comme des stoïciens est l’ataraxie du sage : cette rranquillité d’âme implique de se soustraire à toutes les atteintes sensibles, et donc aux plaisirs. La sérénité est obtenue au prix du renoncement au désir : qui veut de cela ?

156

Retour de Lacan au pamphlet de Sade, Français, encore un effort… Sade est un ci-devant aristocrate, et pourtant il se montre ici plus radical que Saint-Just, le plus radical des artisans de la Terreur.

157

Surnom de la guillotine.

158

Organt est un poème en vingt chants publié par Saint-Just en 1789. Cette épopée pseudo médiévale, anticléricale et antimonarchique, écrite dans la veine de La Pucelle d’Orléans de Voltaire mais dans un style plus obscène, raconte comment le chevalier Organt entreprend de délivrer la France du règne de la folie : derrière Charlemagne (Charlot), il faut lire Louis XVI, et derrière Cunégonde, Marie-Antoinette. Saint-Just n’a pas encore débuté sa carrière politique : il ne sera élu député de l’Aisne qu’en 1792.

159

Saint-Just au contraire est guillotiné avec Robespierre le 10 Thermidor an II (28 juillet 1794).

160

Au droit à la jouissance, qui est la vraie conquête révolutionnaire formulée par Sade, Kant substitue des palliatifs : salut spirituel, progrès social et technique.

161

Appelés plutôt jardins de Tivoli et célèbres pour leurs cascades, ces jardins du XVIe siècle qui entourent la villa d’Este près de Rome ont été beaucoup peints par les peintres du XVIIIe siècle, notamment Vernet, Fragonard, Robert. Voir par exemple UtpicturA18, notice #000769.

162

Le cri de la jouissance émerge d’un acte où amour et haine sont indissociables, littéralement a-tomes. Dans le Séminaire XX Encore (1972-1973), il parlera d’hainamoration.

163

Le fantasme ne passe pas à l’acte : la structure du fantasme est d’être bordé par cette limite. Or Sade est – un peu – passé à l’acte… Cela change-t-il quelque chose à ce qu’il écrit ?

164

Sans passage à l’acte, sans une expérience propre, Sade n’aurait pas écrit ses fantasmes. Pour autant la structure du fantasme reste celle du fantasme, avec son système de limitations.

165

Lacan revient à La Philosophie dans le boudoir.

166

Les bonnes œuvres désignent la charité chrétienne, et sa bonne conscience…

167

Sade l’indique expressément dans son titre complet.

168

Lacan se réfère-t-il à l’obsession de l’Église post-tridentine à traquer, par la confession, toutes les pratiques sexuelles déviantes, parmi lesquelles la sodomie ? C’est le point de départ de l’enquête que mènera Michel Foucault dans La Volonté de savoir (1976).

169

Libertin érudit.

170

Si Sade avait été plus conséquent dans sa volonté de faire scandale…

171

Le projet pédagogique se heurte au même obstacle que le fantasme : il ne peut pas, ne sait pas envisager le passage à l’acte.

172

En fait, le fantasme sadique est aussi impuissant que la bonne parole prêchant l’éducation des filles.

173

Lacan en revient à son interprétation de départ du pamphlet Français, encore un effort : en fait le principe de la liberté de jouissance, défendu par Sade, repose essentiellement sur la volonté, et idéalement sur le consentement de la victime. Le fait que ce consentement n’arrive pas alors qu’il couronnerait le fantasme constitue structurellement la limite du fantasme.

174

On est du côté du désir contre le côté de la loi, que ce désir soit bon ou mauvais.

175

Le fantasme met en échec le désir car il n’est pas couronné par le consentement de la victime : la vertu triomphe donc, paradoxalement, malgré tous les grands discours que tiennent les libertins…

176

Justine se présente très ostensiblement, et de façon provocatrice, comme le contraire d’un traité de morale, puisque l’héroïne y est systématiquement punie de prendre le parti de la vertu. A la négation près, du coup, Justine épouse la structure d’un roman édifiant.

177

Avoir le nez qui remue : mentir.

178

Dans An Essay on Criticism (1711), Alexander Pope écrit : « True wit is nature to advantage dress'd,
What oft was thought, but ne'er so well express'd » (Le véritable esprit est nature à son avantage vêtue, Est ce qui souvent fut pensé mais jamais si bien exprimé) .

179

Attaque contre le Nouveau Roman ? Robbe-Grillet avait publié La Jalousie en 1957, Marguerite Duras Moderato cantabile en 1958, Nathalie Sarraute Le Planétarium en 1959, Claude Simon La Route des Flandres en 1960.

180

Cf. Vie de Jésus, 17e éd., p. 339.

181

Op. cit., p. 346.

182

La vocation du Christ et le triomphe du christianisme ont eu pour point de départ les railleries contre les Pharisiens d’un Jésus qui était lui-même du même milieu pharisien. Il n’y a pas cette dimension du comique, de la satire, du mot d’esprit à la base du système sadien.

183

L’œuvre de Sade est une fabulation, une expression sous la forme d’une fable, de son fantasme.

184

On sait le départ que prend Freud du « Sidération et lumière » de Heymans.

185

Drame religieux, tragique gâteux : Lacan pense à Claudel et à sa trilogie des Coûfontaine qu’il vient d’analyser dans le Séminaire VIII sur Le Transfert. L’héroïne de L’Otage, le premier volet, est Sygne de Coûfontaine « un tant soit peu vieille fille sur les bords depuis le temps qu’elle s’emploie à une œuvre héroïque qui dure depuis plus de dix ans » (p. 319), et son opposant est « le vieux Turelure », qui a fait guillotiner toute la famille pendant la Révolution : « il ne suffit pas qu’il soit méchant, on nous le montre un peu boiteux, un peu tordu, hideux » (p. 320). Durant la séance du 3 mai 1961, que Miller intitule « Le non de Sygne », Lacan centre son analyse du tragique sur le refus de Sygne de livrer à Turelure un 3e vieillard, qui n’est autre que le pape fugitif, que Lacan décrit comme un père gâteux.

186

Le Père humilié (1920) est le titre du troisième volet de la Trilogie des Coûfontaine, évoqué par Lacan dans la séance du 10 mai 1961 du Séminaire VIII sur Le Transfert. Mais pour Lacan c’est toute la trilogie qui est une trilogie du père humilié (et peut-être ici les italiques sont elles impropres) : le véritable père humilié de la trilogie n’est pas selon lui le vieux pape fugitif mais l’ignoble Toussaint Turelure, dont le meurtre est l’objet de la 2e tragédie, Le Pain dur (Seuil, p. 333). Dans l’humiliation et le meurtre du père gâteux, Lacan retrouve le mythe freudien de Totem et tabou.

187

C’est le titre de l’œuvre parue au Seuil en 1947. Disons que c’est la seule contribution de notre temps à la question sadienne qui ne nous paraisse pas entachée des tics du bel esprit.
Cette phrase, injuste pour les autres, fut mise d’abord dans notre texte à l’adresse d’un futur académicien, lui-même expert en malices. (NdL)
Lacan fait-il allusion, dans ce supplément de note postérieur à 1961, à l’élection de Jean Paulhan à l’Académie française en 1964 ? Paulhan avait publié en 1951 Le Marquis de Sade et sa complice, ou les revanches de la pudeur, Lilac, 1951.

188

L’essai de Klossowski débute ainsi : « Si quelque esprit fort se fût avisé de demander à saint Benoît Labre ce qu’il pensait de son contemporain le marquis de Sade, le saint eût répondu sans hésiter : “C’est mon prochain”. » Benoît-Joseph Labre est un pèlerin mendiant du XVIIIe siècle, originaire de Boulogne-sur-mer. Il fut canonisé en 1881.

189

Référence à l’épître aux Romains : « Qu’est-ce à dire ? Que la Loi est péché ? Certes non ! Seulement je n’ai connu le péché que par la Loi. Et de fait, j’aurais ignoré la convoitise si la Loi n’avait dit : Tu ne convoiteras pas ! Mais, saisissant l’occasion, le péché par le moyen du précepte produisit en moi toute espèce de convoitise : car sans la Loi le péché n’est qu’un mort. » (Rm, 7, 7-8) Dans le Séminaire VII sur L’Éthique de la psychanalyse, Lacan paraphrase Saint Paul : « Est-ce que la Loi est la Chose ? Que non pas. Toutefois je n’ai eu connaissance de la Chose que par la Loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de convoiter si la Loi n’avait dit — Tu ne convoiteras pas. Mais la Chose trouvant l’occasion produit en moi toutes sortes de convoitises grâce au commandement, car sans la Loi la Chose est morte. Or, moi j’étais vivant jadis, sans la Loi. Mais quand le commandement est venu, la Chose a flambé, est venue de nouveau, alors que moi, j’ai trouvé la mort. Et pour moi, le commandement qui devait mener à la vie s’est trouvé mener à la mort, car la Chose trouvant l’occasion m’a séduit grâce au commandement, et par lui m’a fait désir de mort. » (Séminaire VII, Seuil, p. 101 ; rapprochement établi par Jean-Daniel Causse, « Lacan avec saint Paul », Laval théologique et philosophique, 68-3 | 2012, p. 541-551)

190

Cf. la note p. 94, op. cit.

191

Référence à Él de Buñuel, film mexicain de 1953. Él, littéralement « Lui », a pour titre français Tourments. Le film raconte le développement paranoïaque de la jalousie du riche Francisco Galván envers sa jeune épouse Gloria. Dans la scène dite du coup de l’aiguille, Francisco et Gloria sont dans leur chambre d’hôtel ; Francisco jaloux de Raoul qui occupe la chambre voisine, enfonce violemment dans la serrure une aiguille, destinée supposément à percer l’œil du voyeur. Evidemment, il n’y a personne. Lacan synthétise le scénario par cette formule : « Du coup de foudre au fou de coudre ». Lacan associe l’aiguille de la jalousie paranoïaque de Buñuel à l’aiguille courbe du tapissier, utilisée pour nouer le point de capiton, qui lui sert par ailleurs de métaphore pour figurer le trajet rétrograde du signifiant dans le graphe du désir. Voir le Séminaire V sur Les Formations de l’inconscient, séance du 6 novembre 1957, Seuil, p. 14.

192

Le manque, le désir du phallus, comblé par le fantasme de l’aiguille dans la serrure.

193

La voie génitale du rapport sexuel, à laquelle les personnages de Sade préfèrent à eu près toujours la voie anale.

194

Il ne faut pas toucher à la mère, parodie de la formule du Christ rencontrant Marie Madeleine après sa résurrection : Noli me tangere, il ne faut pas me toucher (parce que mon corps n’est plus d’un mortel). Voir Jean, 20, 17.

195

Lacan poursuit le parallèle de la scène du coup de l’aiguille dans le film de Buñuel avec La Philosophie dans le boudoir. Dans le VIIe et dernier dialogue, Eugénie propose de coudre le sexe de sa mère, Mme de Mistival : « Mme de Saint-Ange : Je crois qu’il est maintenant très-essentiel que le venin qui circule dans les veines de Madame ne puisse s’exhaler ; en conséquence, il faut qu’Eugénie vous couse avec soin et le con et le cul, pour que l’humeur virulente, plus concentrée, moins sujette à s’évaporer, vous calcine les os plus promptement. Eugénie : L’excellente chose ! allons, allons, des aiguilles, du fil, écartez vos cuisses, maman, que je vous couse, afin que vous ne me donniez plus ni frères ni sœurs. Mme de Saint-Ange donne à Eugénie une grande aiguille où tient un gros fil rouge ciré ; Eugénie coud. Mme de Mistival : Oh ciel ! quelle douleur ! Dolmancé, riant comme un fou : Parbleu, l’idée est excellente ; elle te fait honneur, ma chère ; je ne l’aurois jamais trouvée. Eugénie, piquant de tems en tems les lèvres du con dans l’intérieur, et quelquefois le ventre et la motte : Ce n’est rien que cela, maman, c’est pour essayer mon aiguille. Le Chevalier : La petite putain va la mettre en sang. Dolmancé, se faisant branler par Madame de Saint-Ange en face de l’opération : Ah ! Sacredieu, comme cet écart-là me fait bander. Eugénie, multipliez vos points, pour que cela tienne mieux. Eugénie : J’en ferai plus de deux cents, s’il le faut… Chevalier, branlez-moi pendant que j’opère. » (Sade, Œuvres, Pléiade, III, 175)

196

Interdite au sens de stupéfaite, anéantie par l’outrage et le supplice qui lui est infligé, mais interdite aussi au sens que l’accès au sexe de la mère est cousu, interdit : dans l’ignominie même, Sade referme la voie de la trasngression, et réinstaure l’interdit de la Loi.

197

Sade est donc encore resté bien timoré dans la révolution de la jouissance qu’il a initiée dans le pamphlet inséré dans La Philosophie dans le boudoir. S’il a formulé la maxime du désir, il n’a pas affranchi celui-ci de la Loi. Il en est resté aux préliminaires d’un traité du désir que seule la psychanalyse peut accomplir et auquel Sade n’a contribué qu’en introduisant un « ton de raison ».

DOSSIER :
DANS LE MÊME NUMÉRO

Littérature et Psychanalyse

Le Master LIPS

Séminaire Amour et Jouissance (2019-2021)

Lacan