Le réel chez Lacan
Les Lacaniens seraient fondés à critiquer cette mise au point trop partielle, trop partiale peut-être, d’une notion complexe, et qui, chez Lacan, a évolué. Elle n’a pour seule justification que son but, qui est de préciser pour nos étudiants en arts et littérature ce que nous entendons par ce terme.
Le terme de « réel » appartient à la terminologie lacanienne. En toute hypothèse, ce terme ne prend sens ici que dans l’acception qu’il revêt à l’intérieur d’une trilogie, dont les deux autres composantes sont le « symbolique1 » et l’ « imaginaire2 ». Tels sont en effet, d’après Lacan, les « trois registres essentiels de la réalité humaine ».
Historique
Il est toujours éclairant de remonter aux origines. Même s’il semble avoir fini par l’oublier, c’est à Georges Bataille que Lacan emprunte, sinon le terme, du moins le concept de réel. Ce dernier distinguait deux pôles structuraux des sociétés humaines : l’homogène, ou domaine de la société utile et productive, et l’hétérogène, lieu d’irruption de ce qui est impossible à symboliser. A ce dernier terme se rapportait la notion de « part maudite », centrale dans sa démarche. Son œuvre prend en effet pour objet l’irrécupérable, le déchet, l’ordure, bref tout ce qui est « autre », hors norme, comme la folie ou le délire. C’est de la réflexion menée par Bataille sur l’hétérogène et sur l’impossible que Lacan tire le concept de réel conçu comme « reste », puis comme « impossible ».
La conception du réel a évolué chez Lacan. Dans sa première topique, en 1953, il fait du Réel (R) un « champ », encadré par ceux du Symbolique (S) et de l’Imaginaire (I). Les champs communiquent, peuvent se recouvrir, faire intrusion l’un dans l’autre.
Dans la conception lacanienne in fine du « réel », élaborée en 1970, le terme deviendra une pure « catégorie », faisant toujours système avec les deux autres, à tel point que les trois catégories formeront le « nœud borroméen ».
L’évolution opérée chez Lacan entre ces deux dates s’effectue dans le sens d’une primauté du réel. En effet, dans la première topique — donc avant 1970 — c’est le symbolique qui occupe la place dominante, selon l’ordre SIR. Dans la seconde, c’est au réel qu’il assigne la première place, selon l’ordre RSI. C’est en 1972 très précisément que cette trilogie revêt le nom de « nœud borroméen » (à l’image des armoiries de la famille Borromée, dont le blason comportait 3 anneaux liés entre eux à la façon des 3 cercles olympiques, en sorte que la disparition de l’un entraînerait la dissolution de l’ensemble). La métaphore héraldique œuvre à souligner fortement que la catégorie du réel n’a de sens que prise dans son rapport avec les deux autres — dont il est cependant disjoint. C’est en effet un réel comme hors symbolique et hors imaginaire. Hors sens. Car pour qu’il y ait sens, il faut que collaborent le symbolique et l’imaginaire. Mais c’est justement parce qu’il est exclu du sens qu’il nous intéresse et que l’on peut mettre du sens sur lui.
Réel et réalité
La différence entre ces notions est essentielle. Le réel se distingue absolument de la réalité3. Cette dernière appartient au registre symbolique (on baigne en effet dans un océan de langage). Elle se fonde aussi sur le registre imaginaire. La réalité, « c’est le réel apprivoisé par le symbolique, avec lequel va se tisser l’imaginaire ». Mais le réel est au-delà de la réalité. Le réel, c’est ce qui, de n’avoir pas été vécu de la réalité, fait symptôme de la vie. C’est ce qui ne marche pas, ce qui cloche dans l’existence.
La différence se lit encore dans leurs caractères respectifs : contrairement à la réalité, le réel est inatteignable. En effet, étant irreprésentable, impensable, non spécularisable, on ne voit guère comment on pourrait le capter. C’est le point aveugle de notre connaissance. Lacan répète volontiers que le réel c’est l’impossible. C’est d’ailleurs en quoi « la vérité tient au réel », dans la mesure où « la dire toute, c’est impossible : les mots y manquent4 ». Ce que conforte d’ailleurs par anticipation un très vieux proverbe que l’on doit à Sextus Empiricus : « la vérité est au fond du puits5 »...
Le réel se distingue également de la réalité par sa fonction : comme on le verra, il crée une béance, il fait trou. Il désigne le défaut même qui est constitutif de la structure, du fait structurel. La réalité, au contraire, est composée des constructions aptes à masquer ou à simplement contenir ce manque, ce dehors irréductible.
Loin de se confondre avec la réalité, le réel en est, à l’opposé, le point limite. En ce sens, il a une fonction d’impasse : « quand on arrive au bout, c’est le bout... et c’est justement ça qui est intéressant car c’est là qu’est le réel » dit Lacan.
Le réel est donc le décrochage de la réalité. Mais en même temps, « dans cette réalité, [...] le réel [...] y est déjà6 », puisque l’un comme l’autre sont situés en dehors du sujet. Le monde extérieur est construit dans le réel, sous le régime du principe de réalité, mais le réel, sous ce monde construit, est prêt à le submerger. « Il est là, identique à son existence, bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le “principe de réalité” y construit sous le nom de monde extérieur7 ».
Rapport au symbolique
Pour tenter d’expliquer ce qu’il en est de la catégorie du symbolique, il est de bonne méthode de se placer sur un plan plus théorique, et de partir de la construction du sujet. Au commencement était l’enfant. Enfant pré-œdipien cultivant avec la mère, dont il avait la totale jouissance (au sens de possession), un rapport fusionnel. Or pour Lacan, il n’y a de sujet que lorsque l’infans (celui qui ne parle pas) accède au symbolique (qui est l’ordre du langage). Mais l’opération a un prix. Seule la séparation œdipienne lui permet d’accéder à l’ordre symbolique, l’ordre du père. Pour qu’advienne le sujet, pour que l’infans accède au logos, une perte s’avère nécessaire (d’où le fameux « manque » constitutif du sujet, qui est, pour cette raison, de l’ordre du réel). Il va perdre à tout jamais cette mythique jouissance primordiale : c’est la chute irrémédiable de l’objet a (lequel appartient nécessairement lui aussi à l’ordre du réel), chute qui va désormais s’objectiver à la fois comme un objet perdu, dans le champ du réel, et comme un manque dans le champ du symbolique, c’est-à-dire une béance dans la matrice des signifiants. L’objet perdu constitue donc un trou dans la chaîne signifiante. Le symbolique a mordu sur le réel (mais en même temps c’est le réel qui a construit le symbolique...). Ce qui fait dire à Lacan que le réel pâtit du signifiant, mais en même temps bâtit le signifiant8.
Puisque l’on se réfère à l’objet a, il est nécessaire d’apporter quelques précisions sur cette dénomination. Qu’est-ce que Lacan entend par l’objet a ? en fait, au moyen d’une lettre il pose un nom sur une chose en réalité innommable, comme tout ce qui ressortit à l’ordre du réel. Par cette lettre, Lacan désigne l’objet perdu, l’objet manquant, la perte subie par le sujet du fait de parler. Cette lettre a une fonction centrale, celle de signifier une absence. L’objet a désigne donc une impossibilité, un point de résistance. On passe outre le réel en le représentant avec une lettre, comme l’x de l’algèbre. Mais, alors que l’algèbre des mathématiciens permet de lever l’incognito de « x », l’algèbre lacanienne ne se propose nullement de résoudre cette inconnue, vouée à demeurer « l’objet a »...
Sur le plan formel, on peut définir a comme ce qui est hétérogène au réseau de l’ensemble signifiant. Le système signifiant produit un autre qui lui est étranger. C’est un produit résiduel, un surplus. L’objet a est l’hétérogène en tant qu’excès engendré par le système formel des signifiants. Et c’est ce produit résiduel, ce produit hétérogène, de nature réelle, qui donne consistance à l’ensemble homogène des signifiants. La chaîne des signifiants a donc besoin d’un produit éliminé ( a ) pour fonctionner. Ce qui fait qu’on peut se le représenter aussi comme un trou dans la structure. Non pas un trou statique, mais un vide aspirant, la source d’une force aspirante qui attire les signifiants, les anime et donne consistance à la chaîne. En conséquence, le symbolique est troué. En effet, par définition, c’est grâce à ce manque qu’il fonctionne — le signifiant n’ayant de sens que par rapport à un autre signifiant (comme nous l’enseigne la linguistique).
Par ailleurs, ce qui caractérise le symbolique, c’est la mobilité des places. Tandis que le réel, lui, est sans faille, tout simple, compact. Toutes les places sont fixées et occupées. Il est « déjà là » — ce qui contredit « Au commencement était le verbe » (le célèbre début de l’évangile de Jean). Avant le verbe, il y a la Chose, le réel, pour Lacan. Il est donc antérieur à la parole, tout comme il lui demeure extérieur. Il est ce qui est rejeté, corrélé à l’expulsion. Il en constitue le reste irréductible. C’est pourquoi Lacan le définit parfois comme ce qui pâtit du signifiant. C'est-à-dire qu’un signifiant vient suppléer le réel, la place évidée de ce qui fut un trop-plein de sens. C’est cette mise dehors du réel qui le rend étranger à la représentation ; il est ce qui résiste à toute symbolisation.
A l’opposé du symbolique, le réel jouit, si l’on peut dire, d’une absence d’absence. En dépit des idées reçues, le réel n’est pas caché, il n’y a pas de manque, ni d’absence dans le réel. (Attention : il constitue un manque, mais lui-même ne « manque » pas, loin de là !) Il est « absolument sans fissure ». « Qu’est-ce qui pourrait bien manquer au réel ? » s’exclame Lacan. Donc la distinction entre intériorité et extériorité n’a aucun sens au niveau du réel.
Autre différence : contrairement au symbolique, qui est « ce qui peut changer de place », le réel est « ce qui revient toujours à la même place — à cette place où le sujet, en tant qu’il cogite, ne le rencontre pas9 ». D’où le retour, la répétition insistante.
Enfin le réel est sans loi, antinomique au sens, à la structure, impossible à négativer. Le réel est le nom positif du « hors sens ». C’est pourquoi il faut chercher à passer sous le sens.
Réel et brutalité
Le réel est donc absolument autre. Une telle altérité constitue une violence permanente. Celle-ci se fait sentir sous les espèces d’un « reste » : quelque chose qui résiste, qui insiste ; une réalité désirante, inaccessible à toute pensée subjective. En effet, le « ça » est désubjectivé : ça parle, ça agit. Et le ça est violent, en raison de la brutalité de la pulsion qui le meut.
Du coup, ce réel étant insupportable, on se le cache au moyen d’une réalité fantasmée. Alors que, comme on vient de le dire, le ça est désubjectivé, il y a un sujet du fantasme. Le ça est toujours « habillé ». Mais le fantasme ne suffit pas toujours à endiguer la pulsion, qui se fait alors sentir à l’état pur. Quand le fantasme ne suffit plus, se dissout, émerge l’angoisse.
C’est pourquoi on cherche à atténuer, en la domestiquant ou en la détournant, la brutalité du réel. Car paradoxalement, c’est sur cette tentative que se fonde la littérature, ainsi que toute œuvre d’art. Le texte a une fonction de vêture...
Rapport à l’incompréhensible
On a vu que le réel désigne une réalité impossible à symboliser. C’est cette résistance au logos et son altérité radicale qui le rendent incompréhensible.
Cet absolument autre se donne en se dérobant, comme manque (attention : on le ressent comme manque, mais lui ne manque pas, ne contient pas de manque. Il est sans faille), jouissance, ou mort. Du coup il ne faut pas voir l’incompréhensible d’un récit comme la marque d’un échec de la littérature, mais comme l’indice de l’étrangeté de l’autre, qui est irréductible au logos, c'est-à-dire à l’ordre symbolique.
Rapport à la contingence
Loin qu’on puisse dire que tout réel est possible, ce n’est qu’à partir du pas possible que le réel prend place. Ce que cherche le sujet, c’est ce réel en tant que justement pas possible. « Le réel est l’impossible10 », que Lacan définit comme « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire11 ». C’est dans la contingence, définie comme « ce qui cesse de ne pas s’écrire », que se situe le moment de rencontre avec le réel ; le réel est ce qui s’avère lorsque se produit la rencontre. Quelque chose cesse alors de ne pas s’écrire.
Conclusion
Le réel postule une violence faite au « bon ordre », à l’ordre du logos. Car le bon ordre, lui, ne veut rien savoir de l’inacceptable du réel. Au cœur du système il y a ce manque, cette fissure ou fission d’une violence radicale, intransitive. Et l’écrit ne peut, dans sa tentative de re-présentation de cette rupture, que réaliser en fait un effacement de la coupure. Il ne fait que la suturer. Il vient au secours du « bon ordre », il le rétablit. Or certaines œuvres laissent percer des aspérités où ce réel fait retour, un réel dont les outils traditionnels de la narratologie et de la poétique ne peuvent rendre compte. L’enjeu n’est donc pas toujours pour les écrivains, comme on pourrait le croire, de construire une œuvre de fiction ayant des airs réels, mais de faire advenir le réel. Ce sont ces moments où le réel fait retour qu’il est intéressant de pointer. On se doute que toute la difficulté réside dans l’évocation du réel : il y faut de la ruse pour le reconnaître et ne pas le prendre pour la réalité ; ensuite pour le convoquer puisqu’il échappe à la dénomination. Il faut donc le piéger, c’est le rôle des « dispositifs », au plan de la création. Au niveau de la réception, il faut assez de ruse pour ne point rester piégés par les leurres, captifs des dispositifs.
Ces dispositifs, on les rencontre dans les scènes, au moyen d’écrans. Le signal de la scène est l’ignition. Tout cela ne peut en effet opérer que dans la fulgurance.
Bibliographie
F. BALMÈS, Ce que dit Lacan de l’être, Collège International de Philosophie, PUF, 1999
J. LACAN, Écrits, Seuil, 1966 (voir notamment les chapitres « Au-delà du principe de réalité » et « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite »)
— Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet et les structures freudiennes, Seuil, 1986
— Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986
— Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973
— Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, 1975
— Autres écrits, Seuil, 2001 (voir notamment les chapitres « Radiophonie » et « Télévision »)S. LOJKINE, La Scène de roman, A. Colin, 2002
J.-A. MILLER, Conférence à Toulouse, 2006
E. ROUDINESCO, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993
E. ROUDINESCO & M. PLON, Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 1997
S. TRIBOLET, Freud, Lacan, Dolto enfin expliqués, L’Esprit du Temps, 2008
Notes
Le symbolique est le lieu du signifiant (le terme recouvre donc chez Lacan le registre du langage) et de la fonction paternelle (conséquemment : la loi, puis les institutions, la tradition, etc.)
Le jeu de mots n’est pas, semble-t-il, de Lacan lui-même, mais de ses commentateurs (J. A. Miller, P. Jamet). Dans le Séminaire VII, on peut lire exactement : « Il s’agit en effet de la Chose en tant qu’elle est définie par ceci qu’elle définit l’humain — encore que justement, l’humain nous échappe.
En ce point, ce que nous appelons l’humain ne serait pas défini autrement que de la façon dont j’ai défini tout à l’heure la Chose, à savoir ce qui du réel pâtit du signifiant. » (J. LACAN, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 150.)
Le réel lacanien ne se réduit jamais à cette articulation au signifiant, qui constitue la partie humaine du réel, que Lacan nomme également la Chose.
J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 49.
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