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Résumé

L’adaptation théâtrale du roman Les Misérables par Charles Hugo et Paul Meurice a ceci de particulier qu’elle ne repose pas sur un paradigme dramatique de la concentration de l’action en une crise mais plutôt sur un paradigme iconographique qui sélectionne, dans le temps long du récit, des épisodes importants qui font tableau. Cette dramaturgie du tableau, qui trouve plus d’unité au sein de chaque séquence que sur l’ensemble du drame, simplifie la fiction en la recentrant sur un seul personnage, Jean Valjean, dont elle exalte cependant l’héroïsation.

Abstract

Charles Hugo and Paul Meurice's theatrical adaptation of Les Misérables is unusual in that it is not based on a dramatic paradigm of concentrated action in a crisis, but rather on an iconographic paradigm that selects important episodes which form a tableau, from the narrative's long run. This tableau dramaturgy, which finds more unity within each sequence than in the drama as a whole, simplifies the fiction by refocusing it on a single character, Jean Valjean, whose heroism it nonetheless exalts.

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Références de l’article

Nicolas Diassinous,

Du roman aux tableaux

, mis en ligne le 06/04/2025, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/numeros/illustrer-roman-national/roman-aux-tableaux

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Ressources externes

Du roman aux tableaux

L'adaptation théâtrale des Misérables de Charles Hugo et Paul Meurice

Avec Les Misérables, Victor Hugo livre certainement l’un des plus beaux exemples de « roman national » dans ce XIXe siècle qui cherche, dans son histoire, à se forger une identité nationale1.

National, ce roman l’est d’abord par son sujet et sa matière, qu’il puise dans une histoire de France relativement récente, tout autant que dans une certaine mythologie qui se construit à la Révolution. La fin de l’épopée napoléonienne à Waterloo, l’époque de la Restauration, puis la monarchie de Juillet et les émeutes qui suivent son installation, en particulier celles de juin 1832 auxquelles sont consacrées deux des cinq parties que compte le roman, autrement dit les temps forts de l’histoire du premier XIXe siècle que mobilise ou représente le texte de Hugo, concourent à ériger le récit national d’un peuple – pris dans son acception de communauté nationale. Ce récit atteint en outre une dimension mythologique parce qu’il se structure autour du mythe éminemment français de la révolution et des barricades et qu’il conçoit des héros qui, par leurs idéaux (Enjolras), leur courage (Jean Valjean, Gavroche), leur sacrifice (Fantine, Éponine), dans l’épisode de la rue de la Chanvrerie, comme dans le reste du roman, manifestent une grandeur digne des récits épiques fondateurs, par lesquels se bâtissent, au moins depuis L’Iliade et L’Odyssée, les identités des peuples. La référence si prégnante à l’épopée tout au long du roman trace qui plus est une évolution de l’héroïsme glorifié par la nation, c’est-à-dire le passage du grand homme des batailles aux anonymes des révolutions. La mise en perspective du long récit de la défaite de Waterloo, renvoyé aux marges de la fiction, quoique l’auteur lui consacre près d’une centaine de pages – rajoutées dans la dernière phase d’écriture2 – avec celui des insurrections de 1832, illustre bien comment le modèle de l’épopée guerrière résonne dans la modernité d’une épopée sociale et politique dont Hugo serait l’aède. Et c’est pourquoi d’aucuns considèrent que cette épopée des misérables comble l’absence du grand récit épique français et républicain dont cette forme nouvelle et populaire, qui tient à la fois du roman social et du roman-feuilleton, tout autant que du discours politique et philosophique, marquerait enfin l’avènement. Par la convergence de figures héroïques issues de toutes les couches de la société, des salons aristocratiques que fréquente Marius, petit-fils de Gillenormand, au bagne d’où sort Jean Valjean, le roman ambitionne de représenter toute la communauté nationale, y compris le peuple – pris cette fois-ci dans son sens sociologique de classe populaire3 – sans lequel une nation ne saurait désormais se constituer.

National, ce roman l’est aussi, ou du moins l’est devenu, par sa réception et celle de son auteur. Immédiatement perçu comme le roman du peuple, de la communauté nationale en France, il a très vite représenté à l’étranger l’exemple le plus notoire de l’inscription dans une œuvre romanesque du mythe français de l’insurrection. Ses personnages ont très vite franchi les bornes de la fiction pour entrer dans l’imaginaire collectif de la nation : on se souviendra par exemple que Louise Michel signait plusieurs de ses écrits du pseudonyme Enjolras. Le roman est enfin tout simplement l’une des œuvres maîtresses d’un écrivain national – pour ne pas dire, de l’écrivain national4 – qui selon Anne-Marie Thiesse, est celui qui, tout en se singularisant par son génie propre, s’exprime au nom du collectif : « L’écrivain national est tout à la fois exceptionnel et universel5. » Si aujourd’hui, avec la distance qui nous sépare de sa panthéonisation6, il nous est permis d’envisager Victor Hugo comme l’auteur qui, par son œuvre comme par sa vie, incarne le XIXe siècle français, au moment de la publication du roman, le proscrit défenseur de la liberté en France était déjà une figure nationale, porteuse des idéaux du peuple et de la République.

La popularité fulgurante de cette œuvre, dès sa parution comme encore aujourd’hui, engendre très rapidement un nombre considérable d’adaptations picturales et scéniques, puis cinématographiques et télévisuelles7, qui à leur tour alimentent la notoriété du texte source et motivent de nouvelles réappropriations. Son succès commercial peut bien sûr expliquer pourquoi des artistes ont désiré se saisir de ce chef d’œuvre de Hugo, et avec lui de sa renommée ; mais si Les Misérables ont suscité autant d’adaptations, c’est aussi que ce roman était propice au transfert de support, en raison des influences interartistiques qui présidèrent à son écriture. Dans cette perspective, le théâtre demeure sans conteste l’une des forces agissant sur ce récit8. L’ambition d’un auteur dont le projet était à la fois romanesque et sociologique le conduit à ancrer sa fiction dans la société du spectacle par les nombreuses références aux comédiens et comédiennes, aux différentes formes théâtrales ainsi qu’aux grandes querelles dramaturgiques de l’époque, comme lors du violent réquisitoire de Gillenormand contre la jeunesse, les romantiques et Hernani9… Le jeu des identités multiples et des travestissements des personnages10, à commencer par le héros Jean Valjean, désigné au fil du roman comme Monsieur Madeleine, Ultime Fauchelevent, Monsieur Leblanc ou encore Mère Crucifixion, révèle combien la théâtralité féconde ce roman. L’importance des dialogues au discours direct et des dispositifs théâtraux par lesquels nombre de scènes se déroulent sous les yeux de personnages témoins convertis en spectateurs, à l’instar du guet-apens de la masure Gorbeau qu’épie Marius depuis sa chambre, explique, enfin, pourquoi Anne Ubersfeld va jusqu’à déceler, dans ce récit, une « sorte d’énonciation théâtrale11 ».

Nous ne serons donc pas surpris de ce que des dramaturges aient pu être tentés de faire un drame de ce roman consubstantiellement théâtral, à commencer par le propre fils de son auteur, Charles Hugo, avec la complicité de leur ami Paul Meurice. L’admiration pour l’œuvre du père et du « cher maître bien aimé12 », ainsi que le formidable succès populaire qui la couronne immédiatement – et qui pourra rejaillir rapidement sur les adaptateurs – expliquent très certainement pourquoi moins de quinze jours après la publication des dernières parties du roman, la correspondance de Victor Hugo et Paul Meurice atteste d’un projet d’adaptation théâtrale déjà très avancé, puisque nous pouvons y lire que l’acteur Pierre-François Beauvallet avait été engagé pour jouer le rôle de Jean Valjean13. C’est finalement en janvier 1863, quelques mois après la publication du roman de son père, que Charles Hugo fait jouer le drame qui en est tiré. L’histoire de cette pièce est d’ailleurs passionnante : interdite en France14, elle sera créée au Théâtre des Galeries-Saint-Hubert à Bruxelles et ne pourra être jouée sur une scène française qu’en 1878, après la chute du Second Empire et le retour en grâce des œuvres du proscrit. Il existe néanmoins trois versions de ce drame, à savoir celle de 1863 que l’on doit principalement à Charles, celle de 1878, remaniée par Paul Meurice – Charles Hugo étant mort en 1871 – et qui correspond au prologue et à la première partie de la première version, qui se clôt sur l’arrivée au couvent du Petit-Picpus, et enfin celle de 1899 qui reprend la complétude de la première mais que modifie somme toute Paul Meurice, présenté cette fois-ci officiellement comme le coauteur du texte avec Charles Hugo15. Les transpositions et transformations successives d’une œuvre-mère en œuvres-filles qui, de l’immense roman du père, accouchent du drame du fils, lui-même par deux fois réécrit par l’ami qui sera ensuite désigné comme l’un des exécuteurs testamentaires du père, fonctionnent sur le principe du palimpseste et offrent un cas tout particulièrement fascinant d’hypertextualité au sein d’un même clan, cas d’hypertextualité dont on ne peut que s’étonner qu’il n’ait pas donné lieu à plus d’études transtextuelles et transmédiales16.

L’adaptation d’une œuvre romanesque en pièce de théâtre n’a rien d’exceptionnel au XIXe siècle et constitue même un passage obligé pour des romanciers à succès tels que Dumas, Daudet, les Goncourt ou encore Zola, qu’ils soient eux-mêmes leurs propres adapteurs ou que l’adaptation soit confiée à un autre auteur17 : il était évident que Les Misérables devait, tôt ou tard, connaître également un destin scénique. Or, à la différence de la plupart des adaptations théâtrales des grands romans de ce siècle, celle des Misérables par Charles Hugo et Paul Meurice ne repose pas vraiment sur une concentration de l’action induite par les spécificités du genre théâtral. Loin de rechercher le resserrement de l’intrigue pour préserver l’unité qu’appelle traditionnellement le genre dramatique, elle semble au contraire assumer et affirmer le caractère panoramique qu’elle hérite du texte source. Le processus qui permet de passer du récit au théâtre n’apparaît pas exactement comme une adaptation, mais plutôt comme une illustration du roman, parce que le paradigme pictural y semble tout aussi déterminant, sinon plus encore, que le paradigme dramatique. C’est sur la spécificité de la transposition d’un roman doublement national en un drame en de multiples tableaux, que portera cette étude.

L’Illustration

Le drame de Charles Hugo et Paul Meurice porte à la scène un certain nombre d’épisodes marquants des Misérables, ceux qu’on compte parmi les plus mémorables parce qu’ils ont frappé l’imaginaire des lecteurs et ont vocation à frapper tout autant celui des spectateurs. Jean Valjean chassé par tous lors de son arrivée à Digne, le vol de l’argenterie de Myriel, Monsieur Madeleine révélant son identité lors du procès Champmathieu, la mort de Fantine, Cosette maltraitée par la Thénardier et sauvée par Jean Valjean un soir de Noël : voilà par exemple quelques-unes des premières séquences de ce drame qui correspondent à des moments clefs des deux premières parties du roman originel. De manière symptomatique, la liste complète des titres des tableaux de la version de 1863, comme de celle de 187818, reprend ceux des chapitres et des livres capitaux qui composent le roman : « Le Soir d’un jour de marche » ; « M. Myriel » ; « Petit-Gervais » ; « Une mère qui en rencontre une autre » ; « Succès de madame Victurnien » ; « Une Tempête sous un crâne » ; « L’Affaire Champmathieu » ; « La sœur Simplice » ; « Cosette » ; « Thénardier à la manœuvre » ; « Le Petit Picpus » ; « Deux malheurs font du bonheur » ; « Le Guet-apens » ; « L’Idylle rue Plumet » ; « L’Épopée rue Saint-Denis » et « Nuit derrière laquelle il y a le jour ».

Charles Hugo et Paul Meurice transposent les principaux temps forts de la narration dont ils conservent mutatis mutandis le contenu, à l’exception des quelques condensations d’événements que requiert inévitablement le transfert vers une forme scénique d’un long récit étalé dans le temps et l’espace. Si les tableaux du procès Champmathieu ou de la rencontre de Cosette et Jean Valjean dans le bois sont conformes à leurs modèles narratifs, « L’Idylle rue Plumet », où est épiée la romance de Marius et Cosette, fera converger la jalousie d’Éponine et celle de Jean Valjean, qui se cristallisait initialement dans un autre chapitre de la quatrième partie, « Buvard, bavard »19, où le père jaloux découvrait les sentiments de la fille par la trace d’une lettre dont l’encre s’imprimait sur un buvard et qu’il lisait dans un miroir. Pour les besoins du drame, la terrible révélation a désormais lieu par le truchement d’Éponine qui convie Jean Valjean à observer et écouter, avec elle, la scène lyrique au cours de laquelle le jeune couple chante son amour. Nous noterons au passage la valeur métalittéraire que véhicule cette modification des conditions de la découverte, par Jean Valjean, des amours de Cosette et Marius, induite par le transfert de support : dans le roman, il s’agit de la lecture d’un texte, au théâtre, de la vue d’une scène, de telle sorte qu’à l’image du public des Misérables, le Jean Valjean jaloux est passé de lecteur à spectateur.

L’épisode de la rue de la Chanvrerie, auquel sont consacrées les quatrième et cinquième parties du roman, se concentre de même dans un tableau relativement court où, parmi toutes les morts racontées dans le récit, seules celles de Gavroche et d’Éponine bénéficient d’une mise en scène – dans un ordre d’ailleurs inverse à celui du texte originel, peut-être pour mettre en avant la figure de cette jeune amoureuse malheureuse qu’est Éponine – les autres étant soit occultées, faute de la reprise du personnage, à l’instar de Mabeuf qui n’apparaît pas dans les versions dramatiques, soit confondues dans l’explosion finale qui détruit le cabaret et tue en même temps Enjolras, les amis de l’A B C, ainsi que Javert, dans la version de 186320.

Quoiqu’elles soient parfois resserrées, déplacées, réagencées, ou qu’elles subissent les menues adaptations inhérentes à un passage à la scène, les composantes de la trame narrative sont finalement transférées d’un support à un autre avec une relative fidélité qui conserve les grands traits des épisodes représentés et n’en modifie que quelques détails qui n’altèrent en rien le sens de l’intrigue. Qu’Enjolras meure sous les balles des soldats au premier étage du cabaret ou dans l’explosion de ce dernier, son héroïsme le conduit, dans chacun des deux cas, à mourir pour des idéaux qu’il défendra jusqu’au bout. Puisque les tableaux qui composent le drame sont en fin de compte la reprise de certains chapitres clefs du roman, le geste des dramaturges-adaptateurs procède avant tout d’une extraction qui vise à puiser dans une matière romanesque, les scènes de l’œuvre dramatique. L’opération principale de transposition du récit vers la pièce de théâtre réside donc moins dans la transformation que dans la sélection des épisodes du texte originel. Le choix de ne pas représenter la vente des dents de Fantine ou la descente de Jean Valjean dans les égouts de Paris, tout en conservant le vol de l’argenterie de Myriel et le procès Champmathieu, est en cela plus signifiant que les légères condensations qui fusionnent deux péripéties en une seule scène.

Ainsi, les adaptateurs que sont Charles Hugo et Paul Meurice effectuent un travail similaire à celui de l’illustrateur, chargé de sélectionner les scènes les plus marquantes d’une fiction, celles surtout qui se prêtent le mieux à une représentation picturale parce que justement elles font tableau : et c’est bien un drame en douze tableaux (hors prologue et épilogue) que conçoivent les deux auteurs21. Or l’illustration accompagne généralement le texte ; elle ne s’y substitue pas. Dans cette perspective, envisager la version dramatique des Misérables comme une illustration du roman suppose que ce dernier soit effectivement connu par les spectateurs, car cette adaptation n’a clairement pas pour fonction de remplacer le roman, mais de le prolonger, de le compléter, en donnant à voir certaines scènes a priori connues de tous. Nous pouvons lire à ce propos, dans le numéro de L’Indépendance belge du 5 janvier 1863, à la suite de la création de la pièce :

Il suffirait presque de citer les titres des tableaux pour faire connaître les scènes puissantes ou tendres qui nous sont livrées. Maintenant que les volumes ont passé dans toutes les mains, un simple titre nous remet devant les yeux, et dans leur ardente mobilité, les figures saisissantes et les péripéties diverses de l’œuvre22.

Le journaliste explique ici que les seuls titres des tableaux devraient permettre de savoir quels passages du roman ont été sélectionnés par Charles Hugo pour son drame, ce qui sous-entend non seulement que le roman dispose effectivement de scènes suffisamment identifiables pour marquer les mémoires par leur singularité, mais qu’il bénéficie surtout d’une renommée telle qu’il paraît avoir été lu par tous, de sorte que chaque spectateur soit supposé connaître les personnages et l’action à laquelle ils participent.

Nous comprenons alors pourquoi Claude Schopp pouvait affirmer que le spectateur d’adaptations théâtrales de romans aussi célèbres ne se situe plus « dans le prospectif mais dans le rétrospectif23 », autrement dit que les transpositions ne reposent pas sur le désir haletant du spectateur de connaître la suite et la fin d’une intrigue, c’est-à-dire sur « la tension narrative24 » que le lecteur a déjà éprouvée, mais sur le plaisir de revivre, par sa mise en image, une scène préalablement découverte dans le livre. Si l’adaptation de 1863, moins d’un an après la publication originale, fonctionnait déjà sur ce processus de remémoration d’un texte source dont les temps forts étaient donnés en spectacle à un public a priori lecteur de ce roman populaire, la patrimonialisation de ce dernier et la panthéonisation de son auteur, devenus tous deux roman et auteur nationaux, ne font que renforcer l’importance de ce plaisir « rétrospectif », et, partant, assimilent toujours plus la version dramatique à l’illustration d’un récit mythique forcément ancré dans les mémoires. Dans le cadre de la reprise du drame en 1899 au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Robert de Flers a pu écrire dans le numéro de La Liberté daté du 28 décembre :

À travers les grands trous qui séparent chacun des dix-sept tableaux de ce drame touffu, nous apercevons nos souvenirs de lecture, nos admirables souvenirs : Waterloo, l’Égout, etc., et tant de scènes d’une énergique grandeur qui disparaissent au théâtre ; de là précisément la raison d’être du petit travail plus ou moins chinois d’adaptation scénique auquel se sont livrés MM. Charles Hugo et Paul Meurice : donner des points de repère à la mémoire des fidèles admirateurs d’un grand génie, et amuser par une belle histoire de brigands, de bons brigands, ceux qui auraient le malheur de l’ignorer25.

Le critique dramatique va encore plus loin que son confrère belge de 1863, puisque selon lui, l’adaptation ne se contente pas de nous remémorer les scènes qu’elle emprunte au roman, mais a aussi pour but de convoquer, en creux, « nos souvenirs de lecture » par ces « grands trous » qui occultent les chapitres absents : le spectacle, nécessairement lacunaire, devient alors le prétexte à la convocation de la totalité des Misérables. Trente-cinq ans après sa parution, l’œuvre de Hugo apparaît encore davantage comme une œuvre patrimoniale inscrite dans la mémoire de la communauté nationale. Parce qu’elle nous fait revivre les scènes transposées, tout autant que celles écartées par les adaptateurs, la version théâtrale des Misérables se fonde sur la nécessaire connaissance de l’œuvre d’un « grand génie », sans quoi elle ne devient qu’une simple « belle histoire » destinée à « amuser » les spectateurs qui seraient passés à côté du grand roman national, qualité certes louable, mais qui se situe en deçà de ses ambitions.

L’articulation entre le texte, supposé connu de tous, et l’image, qui, par le processus d’illustration, doit s’envisager comme son supplément, appelait inexorablement la référence au livre illustré, sur laquelle joue l’un des journalistes de L’Aurore dans sa critique de la troisième version du drame :

La fin de l’an, fertile en livres à images, était tout indiquée pour la nouvelle édition des Misérables, qui, magnifiquement illustrée et à la fois sommaire et complète, vient de paraître à la Porte-Saint-Martin. Complète en ce qu’elle parcourt (moins Waterloo) tous les événements du livre, sommaire parce qu’elle ne peut guère comporter qu’un intitulé de chapitres. Mais, découpée par Charles Hugo et M. Paul Meurice avec autant de fervente piété que d’art heureux, elle garde profondément la marque du génie, et la carcasse mélodramatique est riche encore de poésie et de sublime. Tel tableau n’est qu’une évasion bien truquée par escalade et dont un bon Bouchardy pouvait fournir la corde, mais tel autre est « l’Enfant dans le bois », que seul pouvait peindre le poète géant des tout petits26.

Annoncer la création d’un spectacle comme la parution d’une « nouvelle édition magnifiquement illustrée » du roman dont il est tiré met en évidence le principe d’illustration qui préside à la conception du drame, et avec lui, l’analogie entre la mise en scène et la mise en image de ce roman. Le drame de Charles Hugo et Paul Meurice apparaît d’autant plus comme un livre illustré qu’il reprend souvent le texte hugolien lui-même, dont les dialogues et les discours des personnages étaient déjà éminemment théâtraux. Sylvie Vielledent avait repéré, dans son article, « des formules à l’emporte-pièce27 » qui innervent le texte dramatique de répliques caractéristiques des héros du roman, comme « Tu as fait là une bonne souricière avec ta petite28 » ou « Il me faut de l’argent, beaucoup d’argent, énormément d’argent29 », soit autant d’expressions idiosyncrasiques que prononce le Thénardier de la pièce, comme celui du livre. Plus largement, nous pouvons relever des passages entiers repris quasi littéralement au romancier par les dramaturges, à l’instar de la fameuse parole de Myriel à Jean Valjean, lors du départ de ce dernier à la fin du deuxième tableau du prologue, qui est une citation exacte du roman : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète. Je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu30. » Le renvoi constant au texte de Hugo, à la fois par les titres communs aux chapitres et aux tableaux et par les fréquentes citations, de même que sa mise en image par le spectacle, donne toute sa pertinence à la métaphore du livre illustré, lorsqu’il s’agit de parler de la pièce.

Le livre illustré est pourtant loin d’être l’unique analogie que la presse emploie pour parler de ce drame. Le paradigme pictural ressort comme le dénominateur commun de multiples critiques qui cherchent à caractériser les différentes versions de la pièce entre 1863 et 1899 : un nombre très important d’articles passent par le détour des arts visuels lorsqu’ils cherchent à définir au mieux cette forme de transposition perçue comme singulière. Il est frappant de constater que la manière d’envisager les trois versions successives du drame retrace l’évolution, à travers ce second XIXe siècle, des arts de l’image et de l’optique. Nous relèverons que, selon ses versions, le drame des Misérables a pu être assimilé par les critiques à un « panorama31 », une « lanterne magique32 », un « kaléidoscope33 », une « imagerie d’Épinal34 », un « diorama35 », « l’enluminure vivante du roman36 », des « tableaux du Louvre dans un cinématographe37 »… Cette foisonnante liste de termes qui cherchent à rendre compte du type de spectacle duquel relève cette pièce appelle quelques remarques.

Constatons d’abord que plusieurs de ces arts visuels sont effectivement les supports de prédilection pour les illustrations du roman national : le panorama, où l’on retrouve parfois des peintures à sujets historiques, et plus encore, bien évidemment, les images d’Épinal. Lorsqu’il compare la pièce à ces dernières, le journaliste du Figaro ne manque pas d’en rappeler la nature :

Les Misérables, tels qu’on vient de nous les donner, sont moins un drame qu’une série de tableaux rapides, dans le goût de ces feuilles d’images d’Épinal, qui résument, en quelques dessins sommairement gravés et illuminés, les légendes populaires ou les romans de chevalerie38.

Le choix de « l’imagerie d’Épinal » pour parler de la représentation, sur la scène, des Misérables, n’est donc pas neutre et souligne que le livre de Hugo est déjà considéré comme un récit national dont les différents épisodes sont ancrés dans l’imaginaire collectif, qu’il est inscrit dans la légende, en somme.

Nous serons également sensible au lien très fort qui unit l’art de la scène auquel appartient cette pièce de théâtre et les arts de l’image dont les critiques se servent pour chercher à la définir. Il existe en effet de véritables accointances entre d’une part les arts visuels que sont par exemple le panorama, la lanterne magique et plus encore le cinématographe, et d’autre part les arts du spectacle : malgré leur différence de nature, ils partagent tous un même dispositif, à savoir la pénétration dans une salle dédiée au spectacle qui, dans chaque cas, s’appréhende essentiellement par le regard. Qu’elle soit comparée, selon les époques, à une lanterne magique ou, plus tardivement, au cinématographe naissant, la pièce est surtout envisagée à travers sa dimension visuelle. Elle semble finalement relever tout autant, sinon plus, des arts de l’image que du théâtre, et plus précisément encore d’une forme d’art visuel au fondement de laquelle se trouve la succession d’images défilant. En cela, la critique médiatique avait bien pressenti que Les Misérables, et le genre romanesque dans son ensemble, trouveraient une transposition visuelle plus naturelle et plus efficace à l’écran que sur la scène ; et c’est pourquoi la facture du texte de Charles Hugo et Paul Meurice anticipe l’aspect du scénario. L’intuition des journalistes était donc particulièrement juste : la construction de la pièce en tableaux annonçait inexorablement un art nouveau, c’est-à-dire la forme à la fois visuelle et populaire de l’avenir que sera le cinéma.

Dramaturgie du tableau

La version théâtrale des Misérables par Charles Hugo et Paul Meurice s’érige sur une succession de tableaux transposant les temps forts du roman et privilégie, pour cela, un découpage plus thématique qu’actantiel. Cette dramaturgie reste habituelle dans le théâtre du XIXe siècle, qui prolonge la vision picturale de la scène née au siècle précédent ; néanmoins les auteurs de la pièce radicalisent cette préférence accordée à l’ambiance de la séquence sur son inscription dans la continuité de l’ensemble. Chaque tableau est conçu comme un véritable milieu dans lequel l’action représentée est perçue comme relativement autonome, un peu à la manière d’un chapitre de roman se déroulant au sein d’un même espace – ce qui est d’ailleurs le cas dans l’œuvre romanesque de Hugo dont la scansion capitulaire s’opère généralement au gré des changements de lieux. Ce choix esthétique des deux adaptateurs permet à cette dramaturgie de maintenir un certain nombre de propriétés du récit et s’avère un modèle propice à illustrer le roman national.

Du récit, ce drame conserve d’abord le temps long – celui de l’historiographie – puisque les événements qui y sont représentés s’étendent, à l’instar de la version romanesque, sur presque une vingtaine d’années, soit de l’arrivée de Jean Valjean à Digne, après sa sortie du bagne en 1815, à sa mort après les insurrections et le mariage de Cosette, en 1833. Loin de la mise en scène d’une crise de quelques heures sur laquelle repose la dramaturgie classique ou, dans le contexte de l’époque, la fameuse « pièce bien faite », Les Misérables embrasse une vie entière, ou du moins la seconde étape de l’existence de Jean Valjean. Cette succession des tableaux qui met en image les moments clefs de l’histoire du protagoniste en exhibe l’évolution et montre que la dramaturgie de l’œuvre s’élabore sur le principe d’étendue plutôt que de concentration, traditionnellement associée au genre dramatique, y compris dans le cadre des adaptations théâtrales des romans qui resserrent l’intrigue ou n’en transposent qu’un épisode.

Le principe d’étendue de la dramaturgie du tableau va de pair avec celui de déliaison : l’action se décompose en une série de séquences représentées dans ces tableaux qui fonctionnent comme autant d’images d’Épinal transposant les épisodes les plus illustres de l’épopée de Jean Valjean, mais soulignant par conséquent sa très forte fragmentation. Il n’y a pas réellement d’unité à l’échelle de l’ensemble de la pièce, parce que chaque tableau apparaît comme relativement indépendant par rapport aux autres, ce qui était déjà le cas dans le roman selon une critique théâtrale :

Les Misérables sont moins un roman qu’une suite d’épisodes répandus sur une période de trente années, et dans lesquels l’auteur a encadré des tableaux curieux ou des souvenirs personnels, dont la valeur intrinsèque ou le charme irrésistible ne suffisent pas à masquer l’absence d’un plan général.
Il paraissait donc très difficile, pour ne pas dire impossible, de transporter Les Misérables sur la scène et d’extraire de ces dix volumes les éléments d’un drame qui ne s’y trouve pas. […] La seule unité des Misérables c’était le personnage du forçat Jean Valjean39.

Tout ce qui fait la spécificité du genre dramatique, en premier lieu le drame, bien sûr, mais aussi l’unité et la concentration d’une action, est résolument absent de la version théâtrale de Charles Hugo et Paul Meurice, puisque ce qui les intéresse n’est pas la représentation d’un moment critique, mais le temps long de la légende d’un anonyme, où chaque tableau illustre une étape de son ascension. Et peut-être même que ce principe de déliaison qui rapproche, par un effet de montage, les tableaux du prologue où le repris de justice vole consécutivement l’argenterie de l’homme d’Église40 et la pièce de petit savoyard41, et celui de la première partie où Monsieur Madeleine est devenu maire de Montreuil après son succès entrepreneurial42, a justement pour résultat d’exalter, par leur heurt, le caractère extraordinaire du destin de ce nouveau héros. Si « ces tableaux tombent l’un sur l’autre43 », ainsi que l’écrivait Maxime Gaucher dans La Revue politique et littéraire, le public percevra d’autant plus le choc de chaque épisode dans l’hagiographie du bagnard martyr. Ce n’est donc pas « le drame qui ne s’y trouve pas » qui fait tout l’intérêt de la pièce, mais l’étonnante succession des événements choisis pour retracer cette histoire d’un homme du peuple.

Ainsi, ont été sélectionnés par les coauteurs les scènes du roman les plus aptes à frapper les esprits par l’impact visuel qu’elles peuvent générer. L’unité n’a pour cela pas totalement disparu de la pièce, puisque dans cette dramaturgie, elle s’installe au sein de chacun des tableaux, qui dispose d’un décor, d’une ambiance, d’un sujet et d’une action qui lui sont propres. Le découpage de la pièce en tableaux met l’accent sur les parties plus que sur la linéarité du tout, et valorise l’unité de chacune d’elles par une singularité visuelle et esthétique. Toutes les séquences répondent à un même modèle iconographique car elles proviennent de scènes du roman qui font tableau : la transposition vers le genre théâtral met d’autant plus en valeur la notion de scène, commune au roman, au théâtre et aux arts picturaux. Le traitement de chacune de ces scènes rappelle effectivement le procédé d’illustration, tel notamment qu’il se pratique pour les images d’Épinal qui transposent, vers un support pictural, les épisodes les plus visuellement marquants des récits historiques, bibliques et légendaires [Fig. 1].

Fig. 1. Histoire de l'enfant prodigue (Fabrique de Pellerin, Épinal)
Fig. 2. Les Misérables (La Presse illustrée, n° du 31 mars 1878)

Le dessin de Gerlier pour La Presse illustrée [Fig. 2] démontre à la fois le caractère spectaculaire de ces tableaux par l’éloquence des gestes et des poses des personnages qui y figurent, et leur relative autonomie, soulignée par le désordre de l’organisation des vignettes sur la page du journal, alors même que ces dernières portent le numéro du tableau auquel elles correspondent.

Fig. 3. Les Misérables (L'Univers illustré, n° 1201, 30 mars 1878)
Fig. 4. Représentation des Misérables au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (Le Journal Illustré, n° 14, 31 mars 1878)

À ce propos, la concordance de toutes les illustrations accessibles nous permet de les supposer fidèles à la mise en scène parisienne de 1878, puisque la gravure de Trichon en première page du numéro de L’Univers illustré daté du 30 mars 1878 [Fig. 3] et le dessin de Henry Meyer pour le numéro du Journal illustré daté du 31 mars de la même année [Fig. 4], représentent le tableau « Une mère qui en rencontre une autre » d’une manière très proche à celle de Gerlier dans la vignette de son dessin pour La Presse illustrée

Nous observerons le soin avec lequel les dramaturges composent leurs tableaux en agençant les décors et les personnages au sein de l’espace, en concevant une véritable atmosphère, de telle sorte que leur dimension visuelle parle peut-être davantage que le déroulement de l’action qui y a lieu. Dans cette dramaturgie du tableau, l’art du dramaturge s’apparente à l’art du peintre, en ce qu’ils sont tous deux des scénographes. Ainsi, le premier tableau du prologue ouvre la pièce par une scène nocturne, sur « une place de petite ville44 » où celui qui n’est encore désigné que comme l’homme est condamné à demeurer, chassé qu’il est successivement de tous les bâtiments où il demande à passer la nuit. La nuit, l’extérieur, la solitude composent et colorent ce tableau initial qui nous signifie, par l’image, que le point de départ de la destinée du héros se situe en plein cœur des ténèbres sociales et spirituelles.

Fig. 5. Représentation des Misérables au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (Le Monde Illustré, n° 1096, 30 mars 1878)

Le tableau suivant, celui du vol de l’argenterie chez Myriel, retiendra plus particulièrement notre attention parce que nous disposons d’une gravure plus précise [Fig. 5] qui nous donne la possibilité d’imaginer cette scène réellement conçue et agencée pour le théâtre, en ce qu’elle diffère de son pendant dans la version romanesque. Si dans le texte originel Jean Valjean dérobe les couverts dans la salle à manger et s’enfuit pendant que l’homme d’Église dort dans sa chambre, l’impossibilité de multiplier les espaces sur la scène conduit les dramaturges à lui faire commettre son larcin en la présence de l’évêque, endormi dans un fauteuil, dans cette pièce unique où ont aussi soupé les personnages. La gravure de Fortuné Louis Méaulle ne représente que le fond de la partie droite de la scène, puisque la didascalie initiale de ce deuxième tableau indique :

Chambre très simple. Au fond, porte donnant sur la rue. À droite, deux portes. À gauche, un escalier de quatre ou cinq marches. Dans le mur de droite, une armoire en placard. Table de bois blanc. Deux flambeaux d’argent, l’un sur la table, l’autre sur la cheminée. – Près de la cheminée, un fauteuil. Quatre chaises de paille45.

L’escalier, la table, les chaises et l’armoire n’apparaissent pas sur cette image qui est donc partielle, ce que confirme la vignette en bas à gauche du dessin de J. Gerlier dans La Presse illustrée par son cadrage plus large de la scène [Fig. 2]. Cependant la gravure de Méaulle illustre la nature foncièrement spectaculaire de cette dramaturgie du tableau, car elle concentre l’enjeu de toute la séquence, qui est de montrer la sérénité de Monseigneur Myriel, malgré les craintes de Madame Magloire, face à la présence d’un ancien forçat, et surtout sa foi absolue en l’humanité, y compris dans ceux qu’on qualifie de misérables. Que Le Monde illustré ait choisi ce tableau parmi tous ceux du drame, qui plus est pour figurer en première page, ne doit pas nous surprendre, puisque cela rappelle le geste même de Victor Hugo de placer en tête de son roman un livre entier consacré à un homme d’Église, plein de charité et d’amour pour son prochain, définissant par là même son programme politique et spirituel. La quiétude de l’évêque au moment même où Jean Valjean accomplit sa pénultième mauvaise action, que la scène traduit par son sommeil dans le fauteuil, fait littéralement tableau en ce que cette scène condense la totalité de cette séquence qui marque le point de départ de la rédemption du bagnard : nous y voyons à la fois la confiance de Myriel, la surprise de Jean Valjean de n’être pas chassé dès son entrée dans la maison et la foi en l’humanité, que la gravure souligne en ajoutant le tableau de la Vierge à côté de l’homme assoupi.

Dans la conception de ce drame, l’importance du paradigme iconographique est telle que Charles Hugo a intégré, à la fin du tableau du « Guet-apens », une référence au tableau qui représente le mieux ce mythe national de la révolution, que véhicule également le roman, à savoir La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix [Fig. 6].

Fig. 6. Le 28 juillet 1830. La Liberté guidant le peuple - Delacroix

Alors que dans la version romanesque, Jean Valjean s’échappait tout seul du galetas de Thénardier, et par la même occasion de la reconnaissance de Javert, la version dramatique ménage un coup de théâtre après l’arrivée inopinée de Javert qui arrête non seulement la bande de malfrats mais également Jean Valjean, déjà pisté par l’inspecteur. À ce coup de théâtre s’en agrège un second du fait de l’apparition surprise de Gavroche qui libère Jean Valjean, événement inventé pour les besoins du spectacle qui met ici en valeur le rôle de jeune garçon et le mythe de la défense de la liberté, par une iconographie qui convoque des motifs parlant à l’imaginaire national.

JAVERT, croisant tout à coup les bras devant lui. Bonjour, Jean Valjean ! Jean Valjean, tu m’as échappé à Arras, tu m’as échappé à Montreuil-sur-Mer, tu m’as échappé à Montfermeil, tu m’as échappé à Paris. Je te croyais mort, et je me croyais vaincu. Mais tu vis ! ah ! tu vis ! et je te tiens ! et je ne vois pas quelle puissance pourrait t’arracher à moi maintenant, (Il lui met la main sur l’épaule. Silence de Jean Valjean. Tout à coup une vive fusillade éclate dans la rue, avec le cri : Aux armes ! et la Marseillaise.) Misère ! le peuple !
La fenêtre du galetas, empourprée d’une lueur de feu, s’ouvre brusquement et donne passage à un gamin échevelé et joyeux ; on aperçoit les fusils des insurgés qui escaladent la fenêtre derrière lui.
GAVROCHE, sautant dans la chambre, son pistolet au poing, et apercevant Javert qui a toujours la main au collet de Jean Valjean. Hein ! qu'est-ce que c’est ? La rousse dans la maison à papa, pendant que j’démolis le gouvernement ! (À Feuilly qui entre par la porte, à la tête des ouvriers.) Ah ! tenez, citoyen Feuilly…
FEUILLY, à Jean Valjean. Citoyen, vous êtes libre.
GAVROCHE. De la part de la citoyenne Éponine.
FEUILLY. La liberté n’arrête personne aujourd’hui.
GAVROCHE, à Javert frémissant. Pas même toi, l’ordre public ! Vivent les droits de l’homme46 !

L’entrée en scène de Gavroche, « son pistolet au poing », et, avec lui, d’un groupe d’ouvriers insurgés, fusils à la main, parmi lesquels le personnage de l’ouvrier Feuilly47 qui délivre Jean Valjean au nom de « la liberté », cette « puissance » qui l’arrache des griffes d’une justice injuste, ne peut que rappeler à la mémoire du spectateur la toile de Delacroix et inscrire encore davantage l’adaptation théâtrale des Misérables dans l’iconographie du roman national.

La Légende d’un héros mise en scène

Il est alors légitime de s’interroger sur le sens à attribuer à cette transposition. Le transfert de support et toutes les transformations qu’il induit modifient la portée d’une œuvre phare de la production hugolienne et du patrimoine littéraire et culturel français et universel, de telle sorte que les principes qui président à sa création, tout autant que sa réception, ne sauraient être envisagés de la même manière selon que nous nous trouvions face au roman ou au drame. La réduction inexorable qu’entraîne le passage à la scène de cet immense roman produit une œuvre nouvelle, davantage édifiante, qui, pour servir son propos dans le temps d’un spectacle, ne peut s’embarrasser de la profondeur narrative et analytique qui faisait par ailleurs toute la richesse de cette somme romanesque. La mise en image du roman national, y compris lorsqu’il s’agit d’une mise en scène, conduit inévitablement à sa simplification, car tout comme les images d’Épinal, ces tableaux du drame ne sont pas destinés à reproduire le relief du texte originel, mais à ancrer dans les esprits des personnages et des récits exemplaires.

Faire des Misérables une série de tableaux ne peut qu’entraîner l’aplanissement de la fiction et du propos qu’elle véhicule, tout autant que la suppression des digressions historiques et réflexives au sein desquelles l’auteur troquait son rôle de narrateur pour celui de penseur – de l’histoire, de la société et de l’univers. Il apparaît effectivement bien difficile de transposer en images, que ce soit sur un support pictural ou scénique, une réflexion qui, par définition, repose sur un raisonnement, car une argumentation se construit à partir d’idées abstraites, d’une logique, d’une rhétorique, et l’image n’admet pas, ou peu, la représentation de ces dernières. Comment représenter visuellement les chapitres défendant l’intérêt des égouts, ceux retraçant l’histoire des couvents, ou pire, ceux qui correspondent à une défense et illustration de la langue argotique ? En raison de cette incapacité à conserver les études historiques, sociologiques, linguistiques ou philosophiques contenues dans le roman, pour des questions techniques du support scénique certes, mais aussi parce que le théâtre demeure un divertissement qui ne doit pas ennuyer le public venu voir un spectacle, et non pas écouter une conférence, seule une partie du récit est possiblement apte à passer la rampe et à être adaptée dans une version théâtrale, en l’occurrence celle qui illustre effectivement et simplement les épisodes clefs du roman national.

Nous remarquerons, outre celle des digressions, la disparition des grandes introspections si caractéristiques de l’écriture hugolienne, dans le roman, tout autant qu’au théâtre d’ailleurs : à l’exception d’une reprise écourtée de « Tempête sous un crâne », nous n’assistons à aucune plongée dans l’âme des personnages, car l’intérêt du drame se situe moins dans leur complexité que dans l’élaboration d’archétypes au service d’un récit à valeur mythique. La psychologie des héros n’a que peu de place dans le roman national et a fortiori dans une transposition où prévaut le paradigme iconographique.

Les personnages du drame tendent alors à s’aplanir, par comparaison avec leurs modèles romanesques, parce que cette forme théâtrale qui les suit sur un très long temps dans la fiction ne permet pas l’approfondissement de leur intériorité. Ils sont réduits à des rôles, à des fonctions au sein d’une intrigue (le traître, la victime, le héros, etc.), mais pour mieux servir la mise en images d’un récit fondateur qui radicalise son caractère manichéen, car plus encore que le support textuel, le support scénique et le support pictural favorisent une visée résolument édifiante. Javert, par exemple, n’apparaît plus dans toute sa complexité et sa dualité, il ne « déraille » plus. Son suicide est rapide dans la version de 1899 et même discutable dans celle de 186348 : il devient cette force antagoniste qui traque le héros et que le public ne peut que détester, autrement dit l’incarnation de cette justice injuste et ennemie du peuple dans « cette épopée de la pauvreté49 ». De même, Gavroche n’émerge plus de toutes ces pages sur le gamin de Paris ; à l’autonomie qui le caractérisait à la fois comme jeune garçon menant une vie libre et comme personnage disposant de sa propre trajectoire dans la narration, se substitue son rôle d’adjuvant qui en fait le libérateur de Jean Valjean dans « Le Guet-apens » et de martyr de l’insurrection par ses apparitions avec les émeutiers et sa mort prématurée sur la barricade. Et lorsqu’un critique de L’Événement écrit qu’il n’est plus qu’une « pâle et vague silhouette de roman-feuilleton50 », il révèle le traitement que subit finalement l’ensemble des personnages du roman passés à la scène : ils ne sont plus que des figures destinées à mettre en action et en images le véritable récit transposé à la scène, à savoir le mythe de Jean Valjean.

Tel est en effet le sens de cette adaptation qui recentre la fiction sur l’histoire de Jean Valjean et sur son héroïsation. Ce dernier apparaît clairement comme le personnage principal du drame, présent qu’il est dans la quasi-totalité des tableaux51. La transposition du roman national en drame convertit l’épopée d’un peuple en l’épopée d’un homme du peuple, c’est-à-dire l’histoire de la rédemption d’un ancien forçat devenu notable, héros, puis saint, et qui a pour cela vocation à susciter l’admiration du public. En cela réside peut-être le principal enjeu du passage à la scène, qui resserre nécessairement le cadre de la fiction et tend à le centrer sur une ascension sociale et spirituelle : l’histoire collective devient une histoire individuelle. La structure compositionnelle de la pièce, par le processus de sélection qu’effectuent les deux dramaturges dans l’immensité de la matière romanesque, met pleinement en relief la trajectoire légendaire et héroïque de Jean Valjean, trajectoire qui conduit un bagnard à devenir le bienfaiteur d’une ville, le sauveur d’une enfant et le père qui se sacrifie pour le bonheur de sa fille. Délestée des péripéties plus secondaires qui ne concerneraient pas directement le protagoniste, la fiction se recentre sur ce dernier, mais conserve sa durée sur plusieurs années, pour exacerber la dimension téléologique de l’histoire : tout concourt et doit concourir à cette élévation de l’ancien forçat, à son héroïsation, à sa sanctification. Maintenir le temps long du roman dans la pièce en suivant les principales étapes de la légende de cet homme, c’est transférer sa dimension historiographique et faire de son histoire une destinée, la destinée exemplaire d’un héros.


 

L’adaptation théâtrale des Misérables par Charles Hugo et Paul Meurice repose sur un paradigme iconographique et fonctionne comme une illustration du texte source. À l’instar des images d’Épinal et autres représentations visuelles des épisodes des grands récits fondateurs de la nation, cette transposition radicalise le roman en exacerbant ses traits définitoires : elle tend à recentrer l’histoire collective sur une seule figure qu’elle héroïse encore davantage, simplifie l’action et les personnages qui y participent, et met en relief des épisodes pensés comme les étapes d’une destinée et choisis pour leur caractère éminemment spectaculaire. Ces scènes qui font littéralement tableau doivent marquer les esprits et résonner dans l’imaginaire d’un public venu voir la mise en scène d’une œuvre patrimoniale. Parce que ce drame conserve certaines propriétés du récit, lui qui provient d’un hypotexte romanesque, et parce qu’il importe également celles de l’image et des arts picturaux, Les Misérables, dans sa version théâtrale, constitue un fabuleux cas d’intermédialité au théâtre, et anticipe déjà la forme cinématographique qui conjuguera effectivement narration, art dramatique et arts de l’image.

En transposant sur la scène ce roman national et populaire – national car populaire – les deux dramaturges ont simplifié une œuvre riche et complexe, dans le but de la rendre encore plus accessible : ici point d’analyse linguistique de l’argot, point de dissertation sur les couvents ou les égouts, mais l’épopée d’un homme du peuple, qui de bagnard devient martyr. Avec Les Misérables, Charles Hugo et Paul Meurice ont créé un spectacle, par sa forme comme par son propos, totalement populaire, un spectacle qui parle du peuple, un spectacle qui parle au peuple.

1 Sur la constitution des identités nationales au XIXe siècle, voir les travaux de Suzanne Citron et ceux d’Anne-Marie Thiesse : Suzanne Citron, Le Mythe national. L’Histoire de France revisitée, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2019 ; Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Le Seuil, « Points », 2001 et Anne-Marie Thiesse, La Fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique, Paris, Gallimard, « Bibliothèques des histoires », 2019.

2 La rédaction du roman débute en 1845, s’interrompt en 1848, reprend en 1860 et s’achève en 1862, année de publication du roman.

3 Sur l’idée de peuple chez Victor Hugo, voir en priorité le chapitre consacré à Hugo dans Alain Pessin, Le Mythe du peuple et la société française du XIXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, « Sociologie d’aujourd’hui », 1992.

4 Pour Régis Debray, Hugo incarne l’écrivain national. Voir son ouvrage : Régis Debray, Du génie français, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2023.

5 Anne-Marie Thiesse, La Fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique, op. cit., p. 15.

6 Hugo est panthéonisé quelques jours après sa mort, en 1885.

7 Pour une étude générale des adaptations des Misérables, voir le texte de Dominique Moncond’huy « Les Misérables, la scène et l’image : constitution et aléas d’un imaginaire universel » dans l’édition de la Pléiade d’Henri Scepi : Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2018, p. 1689-1707.

8 Anne Ubersfeld a justement étudié la prégnance du théâtre au sein de ce roman de Hugo, dans un article intitulé « Les Misérables, théâtre – roman », dans Lire Les Misérables, textes réunis et présentés par Anne Ubersfeld et Guy Rosa, Paris, José Corti, 1985, et disponible aussi sur http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/Lire%20Les%20Mis%C3%A9rables/Annie%20Ubersfeld.pdf

9 Cette autoréférence à Hernani apparaît dans le chapitre « Le Remplaçant » (III, 5, 6).

10 Les drames de Hugo autour des années 1830 multiplient les personnages aux identités multiples : Marion de Lorme se fait appeler Marie pour Didier, Hernani est aussi Jean d’Aragon, Ruy Blas doit jouer le rôle de Don César…

11 Anne Ubersfeld, « Les Misérables, théâtre – roman », art. cit., p. 14.

12 Lettre de Paul Meurice à Victor Hugo, non datée (été 1862), dans Correspondance de Victor Hugo et Paul Meurice, Paris, Éditions Fasquelle, 1909, p. 164.

13 Lettre de Paul Meurice à Victor Hugo, 14 juillet 1862, ibid., p. 159.

14 La pièce aurait dû voir le jour au Théâtre de l’Ambigu, si la censure impériale n’en avait pas prohibé la création.

15 Les variations entre les différentes versions, hormis le fait que la deuxième ne va que jusqu’à l’épisode du Petit-Picpus, pourraient certes être commentées, mais elles restent toutefois mineures ; en tout cas, elles n’affectent pas directement notre propos. Nous étudierons donc le drame des Misérables de Charles Hugo et Paul Meurice comme un ensemble qui comporte effectivement trois versions successives.

16 Il n’existe, à notre connaissance, qu’une seule étude scientifique sur cette adaptation des Misérables. Il s’agit de l’article de Sylvie Vielledent, « L’Adaptation des Misérables en 1863 par Charles Hugo et Paul Meurice. Du roman dramatique au drame réaliste », dans Victor Hugo 7 : Le Théâtre et l’exil, sous la direction de Florence Naugrette, La Revue des lettres modernes, Caen, Minard, 2009. Mentionnons également le procès-verbal d’une séance du Groupe Hugo, le 18 juin 2005, au cours de laquelle Sylvie Vielledent a donné une communication sur cette adaptation, à la suite de laquelle une discussion s’est ouverte. http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/s%C3%A9ances/05-06-18.htm

17 Sur l’adaptation théâtrale des romans au XIXe siècle, voir Le Roman au théâtre. Les Adaptations théâtrales au XIXe siècle, sous la direction d’Anne-Simone Dufief et Jean-Louis Cabanès, Recherches Interdisciplinaires sur les Textes Modernes n° 33, Université Paris X – Nanterre, 2005 et Roman-feuilleton et Théâtre. L’Adaptation du roman-feuilleton au théâtre, sous la direction de Florent Montaclair, Besançon, Presses du centre Unesco de Besançon, 1998.

18 Nous remarquerons que la version de 1899 modifie le titre de certains tableaux en n’adoptant pas ceux des chapitres ou des livres du roman de Hugo, même si leur contenu ne varie pratiquement pas.

19 Victor Hugo, Les Misérables, IV, 15, 1.

20 Dans la version de 1899, Javert se suicide sur scène après le moment où Jean Valjean le libère derrière la barricade. La version de 1873 s’interrompant à l’arrivée de Jean Valjean et Cosette au Petit-Picpus, l’épisode de la barricade et la mort de Javert ne sont pas représentés.

21 Les journaux annoncent en 1863 un drame en douze tableaux ; les tableaux du prologue et de l’épilogue ne sont pas comptés, ce qui ferait au total seize tableaux. La version de 1878, raccourcie, est composée de cinq actes (en comptant le prologue) et douze tableaux, et celle de 1899 d’un total de dix-sept tableaux.

22 L’Indépendance belge, 5 janvier 1863.

23 Claude Schopp, « Adapter l’inadaptable. Les Mohicans de Paris d’Alexandre Dumas », dans Le Roman au théâtre. Les Adaptations théâtrales au XIXe siècle, op. cit., p. 84.

24 Cf. Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Le Seuil, « Poétique », 2007.

25 La Liberté, 28 décembre 1899.

26 L’Aurore, 28 décembre 1899.

27 Sylvie Vielledent, art. cit., p. 41.

28 Charles Hugo, Les Misérables, Paris, Pagnerre, 1863, p. 48. Cette réplique se trouve dans le roman dans le chapitre « Une mère qui en rencontre une autre » (I, 4, 1).

29 Ibid., p. 161. Cette phrase est reprise du chapitre « Le guet-apens » (III, 8, 20) avec une légère variation.

30 Ibid., p. 29. Ce passage apparaît dans le chapitre « L’évêque travaille » (I, 2, 12).

31 Le Monde illustré, 10 janvier 1878.

32 La Gazette, 12 janvier 1863, Le Figaro, 24 mars 1878, La Revue politique et littéraire, 30 mars 1878 et Le Gaulois, 28 décembre 1899.

33 La Gazette, 12 janvier 1863.

34 Le Figaro, 24 mars 1878 et Le Matin, 28 décembre 1899.

35 La Revue politique et littéraire, 30 mars 1878.

36 Le Gaulois, 28 décembre 1899.

37 Le Figaro, 28 décembre 1899 et Le Matin, 28 décembre.

38 Le Figaro, 24 mars 1878.

39 Le Figaro, 24 mars 1878.

40 « M. Myriel », le deuxième tableau du prologue.

41 « Petit-Gervais », le troisième tableau du prologue

42 « Succès de madame Victurnien », soit le tableau suivant, c’est-à-dire le premier de la première partie.

43 La Revue politique et littéraire, 30 mars 1878.

44 Charles Hugo, Les Misérables [1863], op. cit., p. 5.

45 Charles Hugo, Les Misérables, Paris, Calmann Lévy, 1878, p. 17.

46 Charles Hugo, Les Misérables [1863], op. cit., p. 166-167.

47 Franck Laurent, dans la discussion du Groupe Hugo du 18 juin 2005, dont le procès-verbal est mentionné ci-dessus, pointe la valeur clairement politique de la présence de Feuilly dans ce drame. Le choix de Charles Hugo de placer sur la scène, à côté bien sûr des incontournables Enjolras et Courfeyrac, le seul des amis de l’A B C appartenant à la classe ouvrière, a fortiori dans ce tableau reprenant l’imagerie de La Liberté guidant le peuple, affiche, selon lui, les accointances socialistes du dramaturge.

48 Si dans la troisième version il se tire un coup de pistolet dans la tête, il se précipite, dans la première, vers le cabaret qui explosera quelques instants plus tard.

49 Le Petit Journal, 24 mars 1878.

50 L’Événement, 28 décembre 1899.

51 Le tableau « Une mère qui en rencontre une autre » (intitulé « Deux mères » dans les versions de 1878 et 1899) est le seul dans lequel n’apparaît pas Jean Valjean.

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