Les représentations théâtrales du règne des derniers Valois
Alors que la Révolution française est caractérisée par la fascination néo-classique pour l’Antiquité, les artistes du xixe siècle se tournent vers l’histoire nationale. Les troubles politiques qui marquent la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle s’accompagnent d’une volonté de créer et de s’approprier une nation française, ce qui se traduit notamment par la nécessité d’écrire et de transmettre une histoire qui lui soit propre et qui ne relève pas uniquement de l’héritage gréco-latin ou chrétien. En effet, comme l’écrit Augustin Thierry : « L’histoire nationale est, pour tous les hommes du même pays, une sorte de propriété commune ; c’est une portion du patrimoine moral que chaque génération qui disparaît, lègue à celle qui la remplace1 ». L’histoire nationale est donc, pour le xixe siècle, un ferment d’unité sur la durée. Les artistes participent à cette entreprise par leurs productions et s’emparent de divers événements ou périodes de l’histoire française pour les mettre en récit, participant ainsi à l’élaboration d’un roman national encore bien vivant2. Cependant, comme l’a démontré Daniel Maira dans sa thèse, Renaissance romantique, mises en fiction du xvie siècle, l’histoire française du xvie siècle, et plus particulièrement les règnes des derniers Valois et les guerres de religion qui les ont marqués, a constitué une source d’inspiration constante pour les écrivains de la première moitié du xixe siècle3. Avec Mérimée, Dumas ou Hugo, Stendhal met à l’honneur cette période de l’histoire nationale dont il vante l’« énergie » toute romantique dans sa correspondance, ses récits de voyage ou encore ses romans : dans Le Rouge et le noir, Mathilde de La Mole estime que « les guerres de La Ligue sont les temps héroïques de la France4 », depuis longtemps disparus. Si les romantiques puisent tout particulièrement leur inspiration dans « ce siècle bizarre, digne […] de toute la curiosité de l’historien5 », on observe une remobilisation de ce matériau historique par le monde littéraire dès la fin du xviiie siècle : les événements révolutionnaires entrent tragiquement en résonnance avec ceux du xvie siècle, également marqué par les violences, la guerre civile et la contestation du pouvoir royal. La scène théâtrale s’empare très tôt de ces événements, permettant une spectacularisation efficace de ce sujet historique qui semble offrir des ressources dramatiques6. En 1789, la pièce de Marie-Joseph Chénier, Charles ix ou L’école des rois, marque le début de cet enthousiasme pour l’histoire française au théâtre : la presse salue ainsi « le succès d’une pièce aussi entièrement nationale7 ». Si les préoccupations politiques comme esthétiques évoluent au fil des décennies, l’attrait de la scène pour l’histoire de France du xvie siècle perdure, comme en témoignent les drames de Dumas8 (Henri iii et sa cour, 1829 ; La Reine Margot, 1847) ou encore Les États de Blois ou la mort du duc de Guise de François Raynouard (1814), La Saint Barthélémy de Charles de Rémusat (rédigée en 1827-1828, publiée en 1878), Charles ix de Joseph-Bernard Rosier (1834), Une nuit au Louvre d’Émile Vanderburch (1846) ou encore l’opéra de Giacomo Meyerbeer, Les Huguenots (1836). Cette profusion de productions littéraires, romanesques mais aussi théâtrales, contribue largement à populariser cette période historique auprès du public français, comme l’explique Paul de Rémusat dans la préface qu’il rédige pour le drame de son père, La Saint Barthélémy, en 1878 : « Le grand usage qui a été fait par les écrivains de toute sorte des personnages de ce temps rend inutiles les explications et les notes. Le nom du plus obscur d’entre eux éveille chez le lecteur le moins attentif une image, sinon toujours fidèle, au moins très vivante9. »
Avant l’instauration de l’école publique sous la troisième République, ces nombreuses représentations théâtrales ont permis l’instauration d’un imaginaire national, aux côtés d’autres publications, qu’elles soient littéraires (romans, poésie…) ou qu’il s’agisse de celles des historiens (Michelet, Prosper de Barante, Victor Duruy…). Il convient néanmoins de préciser que cet imaginaire connaît, sur la période que nous étudions (1780-1850), une diffusion encore relativement restreinte puisque le public assistant à ces représentations demeure assez homogène (majoritairement citadin et adulte, relativement aisé si l’on considère le genre littéraire de ces œuvres et les salles dans lesquelles elles ont pu être représentées). Pourtant, la vision qu’a le grand public de cette période a été forgée par ces productions. Et si c’est véritablement le développement de l’instruction publique et des manuels d’histoire illustrés, comme ceux de Lavisse, qui vont ancrer ces images d’Épinal dans les imaginaires français, les auteurs et les enseignants de la troisième République héritent de ces représentations de la première moitié du xixe siècle et les font perdurer. Cette lecture de l’histoire est d’ailleurs encore vivace aujourd’hui dans l’imaginaire français, bien que l’exploitation plus récente de sources ait remis en cause cette vision manichéenne opposant les derniers Valois dégénérés et faibles, dirigés par une Catherine de Médicis machiavélique, véritable incarnation du mal, à des protestants courageux, uniquement menés par la raison, la justice et la foi. Au même titre que les illustrations des livres d’histoire, la représentation théâtrale construit et diffuse avant tout des images des acteurs et des événements de cette période : elle propose une lecture de l’histoire de France en scènes, en tableaux, qui spectacularise cette dernière pour mieux permettre un moment de communion nationale autour de ce moment historique fort.
En effet, si le texte possède une place considérable dans l’élaboration de cet imaginaire historique national, d’autres aspects propres à la représentation théâtrale interviennent. Nous nous intéresserons plus précisément au rôle que les costumes et les décors établis par les mises en scène ont pu jouer, au cours de la première moitié du xixe siècle, dans la construction d’un imaginaire national de cette période tourmentée de l’histoire française en nous appuyant sur des articles de presse évoquant les représentations, des croquis de décors et de costumes ou des estampes réalisées par des artistes à partir de scènes du spectacle, mais aussi sur quelques témoignages textuels concernant la mise en scène de ces œuvres. L’analyse de ces documents met au jour une volonté, chez les décorateurs et les costumiers de la première moitié du siècle, de s’appuyer sur des sources scientifiques et artistiques pour reconstituer la période représentée sur scène. En effet, la fréquentation des collections archéologiques et des monuments nationaux ainsi que la lecture d’ouvrages d’historiens influencent directement le travail de ces artistes qui recherchent l’exactitude historique afin de plonger les spectateurs dans l’époque représentée, de la restaurer sur scène, dans une perspective didactique. Cependant, cette ambition scientifique d’une représentation fidèle du xvie siècle s’oppose à une visée proprement théâtrale qui modèle elle aussi cet imaginaire national. La scène est caractérisée par la recherche du spectaculaire, une tendance amplifiée par le drame romantique qui possède une dimension manichéenne forte et qui se met en quête de « couleur locale », de pittoresque historique. Cette exigence d’exactitude cohabite alors avec le désir de spectaculariser, de dramatiser l’écriture de l’histoire, qui contribue tout aussi activement à l’élaboration du roman national au théâtre10.
La recherche de l’exactitude historique : restaurer le passé
La volonté de restituer une image fidèle du passé…
Dès la seconde moitié du xviiie siècle, grâce aux excavations de Pompéi et Herculanum et en lien avec le succès du modèle antique dans le théâtre révolutionnaire, des recueils de costumes et d’accessoires fleurissent afin d’aider les costumiers et les décorateurs à reconstituer le plus fidèlement possible, sur la scène, l’Antiquité11. Cette recherche d’exactitude historique s’étend ensuite à la représentation de l’histoire française qui s’impose au théâtre comme un matériau dramatique privilégié sous l’influence combinée de l’archéologie nationale et du romantisme. Les costumes font aussi l’objet d’une attention soutenue dans les romans historiques, émaillés de descriptions précises et pittoresques. Les auteurs y insistent sur la richesse des matières et des couleurs - les costumes décrits étant souvent ceux de personnages appartenant à la noblesse - et utilisent un lexique technique pour désigner les différentes pièces d’habillement et les donner à voir aux lecteurs. Ainsi, dans La Reine Margot, Dumas évoque « l’énorme collet goudronné12 » que Marguerite de Valois porte le jour de son mariage. La comédienne jouant son rôle dans la pièce adaptée du roman porte également cette pièce d’habillement particulièrement imposante et dépaysante pour le public du xixe siècle, qu’on retrouve dans les portraits officiels de la cour des derniers Valois [Fig. 1].
Dumas mentionne encore le « vertugadin » de la reine, autre accessoire de mode caractéristique de l’époque et terme possédant à lui seul une couleur historique forte13. L’habillement féminin n’est pas le seul concerné puisque la tenue du duc de Guise est aussi décrite avec force détails et termes techniques au début du roman :
Le duc alors revêtit sa jaquette, qui était en chaînons de mailles si souples que la trame d’acier n’était guère plus épaisse que du velours : puis il passa par-dessus son jacques des chausses et un pourpoint gris et argent, […] tira de longues bottes qui montaient jusqu’au milieu de ses cuisses, se coiffa d’un toquet de velours noir sans plume ni pierreries, s’enveloppa d’un manteau de couleur sombre, passa un poignard à sa ceinture, et, mettant son épée aux mains d’un page, […] il prit le chemin du Louvre14.
Au théâtre, on retrouve cette précision lexicale dans les didascalies des drames historiques, souvent très développées, qui apportent des informations pour créer décors et costumes. Mais la volonté de fidélité historique n’émane pas uniquement des indications scéniques laissées par le dramaturge : les décorateurs soumettent d’eux-mêmes leur travail à cette exigence moderne. Les décors se font plus précis, plus travaillés, comme en témoigne le travail des décorateurs de la première représentation de l’opéra Les Huguenots en 1836, parmi lesquels on compte Charles Séchan et Édouard Desplechin, qui créent aussi le décor de La Reine Margot en 1847, ou encore l’architecte de formation Léon Feuchères. Le décor de l’acte II reproduit ainsi avec fidélité le château de Chenonceau [Fig. 2] tandis que celui de l’acte III propose une reconstitution rigoureuse et documentée du Paris du xvie siècle [Fig. 3].
Néanmoins, le cas le plus marquant reste certainement celui de Henri iii et sa cour d’Alexandre Dumas : Hyacinthe Albertin, alors administrateur du Théâtre-Français où est jouée la pièce en 1829, rédige des Indications générales pour la mise en scène de Henri iii et sa cour dans lesquelles il décrit les costumes réalisés par Duponchel et les décors de Cicéri. Ces éléments essentiels à la mise en scène du drame historique y sont pensés avec un soin minutieux. Pour le costume de Saint-Mégrin, héros de la pièce et favori de Henri iii, il indique ainsi :
SAINT-MÉGRIN (22 ans). Toquet de velours noir. (Voir celui du roi.) Col blanc à l’italienne. Boucles d’oreilles à poires. Deux rangs de grosses chaînes en or. Pourpoint, trousse et culotte en ras de castor gris doublés en satin violet brodés en point d’Espagne en or. Manteau en ras de castor violet, même broderie. Bas violet clair. Un poignard attaché devant, un peu à droite. Épée de l’époque15.
On remarque la même précision technique que dans les descriptions des romans historiques mais aussi l’attention accordée à la richesse et la couleur des costumes, donc à leur dimension spectaculaire. Une attention égale est apportée au traitement des décors, comme l’illustrent par exemple les indications concernant l’oratoire de la duchesse de Guise, décor du troisième acte16. Les estampes de l’époque représentant certaines scènes de la pièce comme les gravures des costumes [Fig. 4] constituent un témoignage de ce travail de reconstitution qui a permis de redonner vie à la cour des derniers Valois sur scène.
La presse a d’ailleurs salué la fidélité historique des décors et des costumes comme Le Messager des chambres ou Le Moniteur universel. Dans ce dernier, le journaliste estime qu’un spectateur a « cru lire un roman fort intéressant enrichi d’excellentes gravures. Ces gravures sont les décorations qui reproduisent avec une pittoresque fidélité les dessins du xvie siècle, les costumes de l’époque, qui sont d’une exactitude rigoureuse, et toutes les parties de la mise en scène établies avec le soin indispensable dans ces sortes d’ouvrages17. » Cette volonté de précision n’est pas sans susciter l’ironie de quelques-uns : dans un article du Charivari rendant compte de la première représentation de La Reine Margot, le journaliste rapporte que son voisin, un « bibliothécaire », s’est montré peu satisfait à l’arrivée sur scène du héros car « il prétendait tenir de source certaine que La Mole ne mettait que de la pommade aux mille fleurs, et que par conséquent on avait eu le plus grand tort de mettre de l’essence de rose dans la coiffure de ce personnage, contre-sens qui ne devrait jamais avoir lieu dans un théâtre qui s’intitule Historique18 ». De même, les caricatures de Cham qui accompagnent cet article confèrent aux personnages des fraises démesurées, ridiculisant cet effort de reconstitution historique19.
…grâce à l’exploitation de sources variées
Afin de réaliser une mise en scène proposant une représentation fidèle de l’histoire, les artistes élaborent leurs décors et costumes en s’appuyant sur des sources variées : portraits officiels et autres représentations des membres de la noblesse et de la royauté, recueils de costumes ou encore ouvrages historiques et chroniques de l’époque.
Les musées et les galeries constituent une source d’inspiration pour les artistes, comme nous le verrons plus avant au sujet de la représentation théâtrale de Catherine de Médicis qui s’appuie largement sur ses portraits officiels. Outre les collections picturales, les artistes sont amenés à exploiter les collections de sculptures et celles appartenant à l’archéologie nationale. On peut ainsi penser à La Description historique et chronologique des monuments de sculpture, réunis au Musée des monuments français d’Alexandre Lenoir, qui a nourri les imaginaires des artistes du début du xixe siècle, et dans laquelle il évoque, dans la salle du xvie siècle, la présence du tombeau de Henri ii et Catherine de Médicis, arraché à l’abbaye Saint-Denis et recueilli par ses soins20. Son catalogue précise que les souverains sont « vêtus en habit de cérémonie21 ». Il explique : « On trouve de la vérité dans le portrait de Catherine, et des détails précieux dans son vêtement22 ». On retrouve chez Alexandre Lenoir une attention portée au costume en tant qu’objet historique qui illustre l’intérêt porté par ses contemporains à ce sujet.
Cette volonté de documentation des costumiers et des décorateurs permet d’accentuer les différences de mode entre les époques, notamment entre le Moyen-Âge et la Renaissance, de mieux en mieux dissociés sur scène. C’est ce qu’illustre par exemple la confrontation des costumes de La Tour de Nesles, réalisés en 1832 par Eugène du Faguet [Fig. 5], et ceux de Henri iii et sa cour.
Cette distinction progressive et minutieuse (formes des vêtements, choix des accessoires, coiffures…) s’appuie sur la fréquentation des collections muséales mais aussi sur celle des recueils de costumes historiques à destination des artistes, particulièrement en vogue au xixe siècle23. Ces recueils vulgarisent le travail de reconstitution historique réalisé à partir de sources artistiques ou textuelles par leurs auteurs et contribuent activement à créer puis véhiculer un imaginaire national puisqu’ils alimentent le travail des peintres, des sculpteurs mais aussi celui des auteurs, des costumiers et des décorateurs. On peut ainsi penser aux recueils publiés par Nicolas-Xavier Willemin24, Firmin Beaunier et Louis Rathier25, Camille Bonnard et Paolo Mercuri26 ou encore Joseph Malliot27, qui associent dessins et textes d’explication. Chez ce dernier, le travail de reconstitution est particulièrement minutieux et s’appuie sur des sources à la fois iconographiques (tableaux, dessins, portraits…) et textuelles, comme l’illustre son évocation des costumes sous Charles ix, dans laquelle il cite des chroniques de l’époque28 [Fig. 6].
Les décorateurs et costumiers peuvent en effet exploiter directement ces sources historiques contemporaines ou encore des ouvrages d’historiens du xixe siècle puisque la période bénéficie d’un regain d’intérêt significatif et que les publications se multiplient29. Une critique de la représentation de la pièce de Paul Meurice, Paris (1855), qui expose, à travers plusieurs tableaux, les grands moments de l’histoire de la ville, revient sur cette dimension du travail des costumiers et des décorateurs. Le journaliste y insiste sur le grand talent de la costumière, Delphine Baron, disposant à la fois de la « science et de la précision d’un antiquaire » et du « goût d’un artiste30 ». Pour réaliser son travail, elle a exploité les chroniques historiques, tout comme les décorateurs du spectacle. L’un de ces tableaux est consacré à la saint Barthélémy [Fig. 7].
La représentation théâtrale des personnages comme des événements du règne des derniers Valois est donc bien caractérisée, durant cette première moitié du xixe siècle, par un effort de reconstitution historique, reposant sur l’exploitation de sources diverses par les artistes.
L’inévitable spectacularisation théâtrale du matériau historique
Pourtant, au théâtre, il existe une tension entre cette volonté de s’appuyer sur des sources pour donner une image fidèle de l’histoire et le désir de spectaculariser la représentation de cette dernière afin d’émouvoir le public mais aussi de marquer son imagination par des « tableaux » figeant des événements et des personnages historiques, les isolant au sein du roman national. C’est un dilemme artistique que l’on retrouve également dans la peinture troubadour ou dans le roman historique. Néanmoins, au théâtre, cette nécessaire spectacularisation s’opère en fonction de mécanismes propres à la représentation scénique.
La tentation de la spectacularisation
Pour spectaculariser l’histoire, la mise en scène théâtrale peut avoir recours au décor et aux accessoires qui contribuent activement à l’élaboration d’un imaginaire historique national qui s’appuie sur une connaissance commune de certains objets historiques. Ils font l’objet d’une attention toute particulière et un budget considérable leur est consacré car ils jouent un rôle crucial dans cette mise en scène de l’histoire. Cette recherche du spectaculaire ne s’oppose pas nécessairement à l’exactitude historique, comme l’illustrent les décors majestueux et pourtant réalistes des Huguenots, évoqués plus haut, ou encore, le cas de Charles ix de Chénier. D’après plusieurs journalistes de l’époque, la cloche présente sur scène durant les représentations pour sonner le tocsin annonçant le début de la saint Barthélémy serait la même que celle qui aurait sonné le début de la vraie saint Barthélémy en 1572 :
On assure que cette cloche, qui fait tant de bruit dans la tragédie de Charles ix, est la même qui sonna le tocsin de la saint Barthélémi [sic] ; ayant été ôtée de Saint Germain l’Auxerrois, à l’occasion de quelque réparation, elle fut mise dans les combles du château du Louvre […]. C’est de là enfin qu’elle est venue sur le théâtre, nous répéter le signal de massacre qu’elle avait donné jadis31.
L’objet historique, le monument, devient un accessoire dans la représentation théâtrale de l’histoire et contribue à sa spectacularisation.
En effet, le théâtre possède une forte dimension visuelle qu’il convient de ne pas minimiser puisqu’elle guide autant les choix scéniques que l’exigence d’exactitude historique. L’événement ou la période historique mis en scène doivent donc l’être de manière théâtrale. Le choix des costumes et notamment de leurs couleurs peut y constituer un support à la compréhension de l’intrigue. Ainsi, dans le cadre des spectacles relatant les événements sanglants survenus sous le règne des derniers Valois, les huguenots sont presque systématiquement habillés en noir et dans un costume simple, avec peu d’accessoires. Cette particularité théâtrale, basée sur l’idée d’une plus grande austérité du protestantisme, permet au spectateur d’identifier facilement les opposants sur scène puisque la lecture proposée des guerres de religion est très manichéenne, reflétant en cela celle de beaucoup d’historiens contemporains mais aussi un fonctionnement proprement dramatique. C’est ce qu’illustrent par exemple les costumes de l’opéra Les Huguenots : les costumes rouges de Marguerite de Navarre ou du duc de Nevers [Fig. 8 et 9] s’opposent à ceux, plus sombres et sobres, de Valentine, qui abjure la foi catholique par amour, et de Raoul, jeune seigneur protestant [Fig. 10, 11, 12, 13, 14].
De même, le décor réalisé par Charles Séchan et Léon Feuchères pour l’acte III des Huguenots, représentant l’intérieur du palais du Louvre, ne témoigne pas uniquement d’une fidélité historique : le choix d’un décor aussi imposant, magnifique, permet d’éblouir le spectateur mais donne aussi à voir la décadence de la cour des derniers Valois qui contraste avec la sobriété des protestants, incarnés par Raoul et Marcel [Fig 15].
Néanmoins, ce n’est pas le cas dans toutes les pièces : souhaitant offrir un spectacle particulièrement grandiose pour l’ouverture de son nouveau théâtre, Dumas fait réaliser tous les costumes de La Reine Margot de manière somptueuse. La volonté d’éblouir le spectateur l’emporte sur la symbolique : tous les costumes comportent une profusion de doré, de soie, de perles, de dentelles, qu’il s’agisse de ceux des protestants ou des catholiques, ce qui n’était pas le cas dans le roman qui conservait cette opposition vestimentaire entre protestants et catholiques [Fig. 16, 17 et 18].
On remarque enfin la diffusion de « scènes » ou « tableaux » représentant des moments importants de l’intrigue dramatique dont les artistes s’emparent : ces représentations iconographiques vont contribuer à forger un imaginaire mais aussi une chronologie historiques sur le modèle théâtral, donc dramatique et spectaculaire, isolant des événements comme des personnages. C’est notamment le cas dans les représentations des guerres de religion et plus précisément de la saint Barthélémy. On peut ainsi penser, dans La Reine Margot, à la scène représentant la jeune reine chassant les catholiques venus poursuivre La Mole jusque dans sa chambre où il a trouvé refuge, dessinée par Alexandre Lacauchie [Fig. 19].
De même, les estampes réalisées à partir de l’opéra Les Huguenots représentent souvent deux des scènes les plus spectaculaires de l’œuvre : celle de l’acte III où Valentine prie Raoul de ne pas sortir alors que la saint Barthélémy vient de commencer [Fig. 20 et 21] et celle de l’acte V où Valentine, Raoul et Marcel sont encerclés par des catholiques [Fig. 22, 23 et 24].
Ces images fixent non seulement certains moments de l’œuvre, riches en émotions, mais leur diffusion fige en même temps une certaine représentation de la saint Barthélémy. Ce massacre, dont la plupart des victimes demeurent anonymes, devient un épisode dramatique et pathétique grâce à l’atmosphère nocturne mais surtout grâce au prisme amoureux : sur scène, La Mole et Margot, Raoul et Valentine, deux couples unissant une héroïne catholique et un héros protestant, offrent un regard plus intime sur cette tragique nuit. De même, ces représentations renforcent l’opposition manichéenne entre d’innocentes victimes protestantes (La Mole, Raoul, Marcel et Valentine) et des catholiques sanguinaires aveuglés par le fanatisme : le schéma dramatique est appliqué à l’histoire nationale. La peinture troubadour opère selon les mêmes modalités : elle fige des scènes de violence représentées de manière pathétique et contribue par cette lecture de l’histoire à nourrir un imaginaire de la saint Barthélémy particulièrement manichéen et dramatique. C’est ce qu’illustrent par exemple les toiles de Robert Fleury (Scène de la saint Barthélémy, 1833) et d’Alexandre-Évariste Fragonard (Scène du massacre de la saint Barthélémy, 1836). Ces deux œuvres ont à cœur de mettre en scène la cruauté et le fanatisme des catholiques. Il ne s’agit évidemment pas de minimiser l’horreur de la saint Barthélémy32 mais bien d’analyser la construction manichéenne et pathétique à l’œuvre, symptomatique d’une lecture de l’histoire qui prend parti et de sa représentation sous forme de scène. Les artistes choisissent ainsi de souligner la vulnérabilité des victimes protestantes : elles sont assassinées dans leur intimité (dans les deux tableaux, on retrouve la présence d’un lit) ; elles sont en position de faiblesse (chez Robert Fleury, un enfant fait partie des victimes et chez Fragonard, le jeune homme est au lit avec sa maîtresse) ; enfin, les victimes protestantes sont toujours en infériorité numérique face à leurs assassins catholiques, indiquant ainsi qu’il ne s’agit pas d’un combat mais d’un massacre. Dans les titres de ces deux œuvres, on retrouve d’ailleurs le substantif « scène » qui rapproche la représentation picturale du domaine théâtral.
La construction d’un imaginaire collectif : les cas de la saint Barthélémy et de Catherine de Médicis
La spectacularisation du matériau historique dans le cadre de la représentation du règne des derniers Valois influence durablement l’imaginaire collectif. Ainsi, si le drame romantique repose sur une lecture plutôt manichéenne du monde et du cœur humain, il applique aussi ce prisme à l’histoire. C’est notamment ce que peuvent illustrer, plus que le texte lui-même, les indications dont nous disposons encore sur le jeu des acteurs mais, surtout, sur les décors et les costumes qui participent à forger un imaginaire du roman national chez les spectateurs. Pour étudier ces phénomènes, nous nous concentrerons sur la représentation de deux éléments : un événement, la saint Barthélémy, et une figure historique, celle de Catherine de Médicis.
Le cas de la saint Barthélémy est particulièrement marquant : le choix que font certains dramaturges de porter sur scène le massacre ou son contexte historique (règne des derniers Valois, guerres de religion) interroge vivement la mémoire nationale, comme le relève la presse de l’époque. Les journalistes insistent sur l’horreur de ces événements mais aussi sur leur caractère « nationicide33 », puisqu’il s’agit d’une guerre civile. Le récit national refuse d’intégrer la saint Barthélémy dans sa chronologie et c’est pourquoi la faute en est si commodément rejetée, dans un imaginaire révolutionnaire antimonarchique déjà amorcé par les écrivains des Lumières (on pense à La Henriade de Voltaire), sur des figures royales faibles et machiavéliques, comme celles de Catherine de Médicis et Charles ix. On retrouve ce discours horrifié dans le compte rendu que Le Mercure de France offre de la représentation du Charles ix de Chénier. En parlant de la saint Barthélémy, le journaliste écrit : « C’est, en effet, un souvenir bien cuisant, bien amer, disons-le, bien humiliant pour la Nation, que celui d’un des plus odieux, des plus atroces forfaits dont aucun Peuple ait à rougir. Cependant, ce crime abominable, ce crime que l’Enfer seul oserait avouer, vient d’être porté sur notre scène34 ». Il ajoute en note : « La mémoire du massacre de la Saint-Barthélémy fera toujours rougir le Français en sa qualité d’homme35 ». La représentation de ce massacre, quasi obsessionnelle dans la vie théâtrale du xixe siècle, sert la construction d’un imaginaire historique dans lequel il revêt le statut d’événement noir, germe de la tragédie nationale, trahison de la royauté qui justifie la Révolution française à la fin du xviiie siècle puis, au xixe siècle, sert à interroger indirectement la mémoire des horreurs de la Terreur. Cet événement est particulièrement propice à une mise en théâtre par son caractère dramatique36. Le spectacle est alors vécu comme une catharsis nationale, une expiation collective qui aurait pour objectif de régénérer la nation abîmée.
Un autre cas intéressant est celui de Catherine de Médicis et de ses représentations théâtrales. Plusieurs études, par l’analyse de sources littéraires, ont permis de mettre au jour la progressive construction d’un imaginaire maléfique, sexiste et xénophobe37 autour de la figure de la reine mère ; les productions littéraires du xixe siècle constituent une étape essentielle dans ce processus. Le siècle est en effet caractérisé par une réelle fascination pour cette reine. Les romans la présentant comme un de leurs personnages se multiplient et elle fait son apparition dans un nombre remarquable de pièces de théâtre : Charles ix de Chénier, La Saint Barthélémy de Charles d’Outrepont (1826), La Saint Barthélémy de Charles de Rémusat (rédigé en 1827-1828, publié en 1878), Catherine de Médicis aux États de Blois de Lucien Arnault (1829), Henri iii et sa cour d’Alexandre Dumas (1829), Catherine de Médicis de Paul de Guerville (1846), Catherine de Médicis ou les deux orphelins de Félicien de Baroncelli (1850)... Comme le journaliste du Mercure de France rendant compte de la représentation de Charles ix, la plupart la perçoit comme une femme « ambitieuse, altière, vindicative, perfide et superstitieuse38 ». Les qualificatifs abondent pour tenter de dépeindre l’infinie noirceur de Catherine de Médicis. On retrouve ce terrible portrait, élaboré à partir de sources protestantes vulgarisées par l’historiographie contemporaine39, dans la préface du drame de Charles d’Outrepont :
Je ne dirai rien de Catherine de Médicis ; l’univers connaît cette femme exécrable dont la mémoire sera enveloppée d’un crêpe sanglant jusqu’à la consommation des siècles ; cette femme qui corrompit ses fils pour leur arracher le sceptre ; qui, toujours entourée de prostituées qu’on appelait filles d’honneur, affectait des opinions religieuses qu’elle méprisait intérieurement, et qui fut l’âme du plus grand crime que la vertu indignée et la religion en pleurs puissent reprocher au trône40.
Dans toutes ces pièces, Catherine de Médicis incarne une femme, une reine et une mère d’une froideur et d’une cruauté insoutenables. Si les historiens du xixe siècle se montrent peu cléments à l’encontre de la reine mère, qu’ils dépeignent le plus souvent comme une étrangère, ambitieuse et sans scrupule, peu d’entre eux en offrent un portrait aussi démoniaque41. Le théâtre s’empare de cette figure honnie et déforme l’histoire pour la rendre plus spectaculaire. Ainsi, alors que l’historiographie insiste sur les zones d’ombre entourant la décision royale du massacre de la saint Barthélémy et met en avant le fait que la responsabilité en soit partagée entre plusieurs leaders catholiques (Catherine de Médicis, ses fils, les Guise, Philippe II d’Espagne voire le pape selon certaines versions42), la scène instaure Catherine de Médicis en unique coupable : dans la pièce de Charles d’Outrepont, le duc de Guise est présenté comme un personnage fanatique assoiffé de sang pressant le massacre43, mais c’est Catherine de Médicis qui en est l’instigatrice. L’œuvre s’ouvre sur un monologue dans lequel elle revendique sa responsabilité dans le massacre de la saint Barthélémy, qui sert ses intérêts politiques44. Le rôle des Guise est souvent minimisé et Charles IX est présenté comme un roi faible, malade, en proie aux remords les plus noirs face à son impassible et inflexible mère [Fig. 25].
Le drame déforme l’histoire pour la rendre plus spectaculaire, comme l’explique Lucien Arnault dans la préface de son drame historique où il avoue avoir sciemment accusé Catherine de Médicis de crimes qu’elle n’a pas commis pour dramatiser l’intrigue45.
Le personnage historique doit devenir un personnage théâtral et cette métamorphose s’effectue nécessairement au détriment de la vérité historique. La scène théâtrale devient un laboratoire de l’imaginaire historique national, grâce au texte mais surtout à la représentation et notamment au jeu d’acteur, aux décors et aux costumes : ils permettent la création de personnages historiques types, facilement reconnaissables par les spectateurs, comme Catherine de Médicis, généralement incarnée par une actrice d’âge mûr, vêtue de l’éternelle robe de deuil. En ce qui concerne le jeu et le choix des acteurs, les journaux les commentent fréquemment. Pour la représentation de Charles ix de Chénier, Le Mercure de France souligne ainsi : « On doit des éloges à Madame Vestris, pour la manière vraie et profonde dont elle a su rendre le caractère de Catherine de Médicis ; mais on en doit particulièrement à M. Talma, qui, dans le rôle de Charles ix, a su attacher et émouvoir, surtout dans la scène des remords46 ». Dans Le Journal de Paris, en 1799, le journaliste salue également « l’excellent jeu des acteurs, qui tous ont parfaitement saisi les caractères des personnages qu’ils représentent, et offrent un ensemble qu’il n’est pas toujours facile d’obtenir47 ». Il souligne ici le caractère essentiel de cette dimension de la représentation dans la reconstitution historique. Le choix de l’actrice pour incarner Catherine de Médicis est particulièrement sujet à controverse. Le Journal des débats politiques et littéraires reproche ainsi à Dumas d’avoir choisi, pour incarner la reine, une actrice « trop jeune, beaucoup trop jeune pour ce rôle austère48 », qui ne correspond donc pas aux attentes du public. De même, Le sémaphore de Marseille déplore que l’actrice « n’a pas précisément le physique de Catherine49 ».
Cependant, c’est surtout le costume de Catherine de Médicis qui est figé par ses représentations théâtrales dans l’imaginaire collectif : tout au long du xixe siècle, elle est représentée sur scène et dans les recueils d’illustrations historiques comme une éternelle veuve, habillée de noir des pieds à la tête. Ce costume s’appuie sur l’exploitation de représentations contemporaines de la reine mère et notamment du portrait de Catherine de Médicis en veuve réalisé par François Clouet au xvie siècle : sur ce portrait célèbre, la reine mère est représentée vêtue d’une robe, d’une coiffe et d’un voile noirs et d’une fraise blanche, sans le moindre apparat [Fig. 26].
On retrouve cette image de la reine dans les dessins de Malliot qui s’appuient sur plusieurs sources iconographiques du xvie siècle [Fig. 27] :
Catherine de Médicis […] a les manches de sa robe tantôt tailladées et bouffantes jusqu’au coude, tantôt étroites et longues ; elle est quelquefois (4) affublée d’une espèce de voile qui descend jusqu’à terre, et quelquefois il est court et ne lui couvre que les épaules ; son chapeau, haut et pointu, est posé sur ce voile, et elle a toujours une espèce de guimpe qui retombe sur la poitrine comme une cravate50.
Si Clouet a certainement voulu insister par cette sobriété sur le veuvage de la reine mère, les costumiers s’en emparent pour souligner son caractère maléfique, associé à la couleur noire. Cette image d’une reine noire s’impose aux imaginations du xixe siècle et occulte d’autres portraits officiels de la reine présentant une image moins austère51.
Cette caractéristique est visible dans le costume que réalise pour ce rôle le célèbre costumier Eugène Du Faget dans la mise en scène du Charles ix de Chénier en 1830 : la robe est longue, épaisse, noire, accompagnée d’un voile sombre et d’une coiffe également noire [Fig. 30].
Dans Henri iii et sa cour, le costume de l’actrice jouant le rôle de Catherine de Médicis est assez similaire, sur la coupe, les accessoires et surtout la couleur : « CATHERINE DE MÉDICIS (52 ans). Costume des veuves à la fin du 16e siècle. Bonnet à la Marie Stuart se terminant en mantelet en crêpe noir. Corsage montant en velours noir avec col blanc rabattu. Manches et fourreau de satin noir damassé en ramage52. » Alors que la tenue de Catherine de Médicis se fixe dans les imaginaires français grâce aux romans, aux illustrations et aux représentations théâtrales, la plupart de ces sources accentuent ces caractéristiques, présentant la souveraine sous des traits non seulement austères mais maléfiques, dans la lignée des représentations déjà véhiculées par les Réformés du xvie siècle.
On peut ainsi penser aux illustrations réalisées par Janet-Lange pour l’Histoire de France d’Augustin Challamel (1851) [Fig. 31] ou aux productions de la peinture troubadour représentant la reine-mère comme La mort de Charles ix en 1835 par Raymond Auguste Quinsac Monvoisin ou Un matin devant la porte du Louvre d’Édouard Debat-Ponsan en 1880. Dans ces deux tableaux, la reine mère apparaît avec la tenue noire et austère que lui donne François Clouet mais dans des scènes illustrant sa grande cruauté : dans le premier, elle assiste impassible et avide de pouvoir à la mort de son fils Charles ix ; dans le second, elle se délecte apparemment de la vue des cadavres protestants laissés par la saint Barthélémy. Au théâtre, ces traits sont aussi exacerbés, comme l’illustrent les gravures de Guise ou les états de Blois représentant la reine-mère sous une forme presque caricaturale [Fig. 32] ou celles de La Reine Margot, opposant une Catherine de Médicis à la tenue et au visage rébarbatifs à une Marguerite jeune, belle et vêtue d’une tenue plus claire [Fig. 33].
Les représentations théâtrales du règne des derniers Valois au cours de la première moitié du xixe siècle ont donc joué un rôle non négligeable dans la construction d’un imaginaire collectif de cet épisode de l’histoire nationale. On peut encore aujourd’hui en observer les traces malgré la publication de recherches historiques plus impartiales et mieux documentées, notamment sur le règne de Charles ix et le rôle joué par Catherine de Médicis. Si le texte théâtral contribue évidemment à l’élaboration de cet imaginaire, la dimension visuelle de la représentation (décors, costumes, jeux des acteurs, accessoires…) tient le premier rôle dans ce processus. Alors même que ces éléments sont inéluctablement voués à disparaître ou à ne pouvoir être figés que par le biais de documents iconographiques plus ou moins fiables (maquettes de costumes et de décors, illustrations de certaines scènes…), ce sont eux qui modèlent durablement l’imaginaire national, ainsi que nous avons pu le voir avec le cas de la saint Barthélémy ou avec celui de Catherine de Médicis. L’exigence d’exactitude historique moderne anime bien les artistes, costumiers et décorateurs, comme l’illustre l’exploitation sérieuse qu’ils font des sources pour produire un travail documenté, mais elle demeure soumise à la nécessaire spectacularisation théâtrale. Au théâtre, le récit national est fragmenté en drames abordant différents épisodes historiques ; ces drames isolent eux-mêmes des événements, des situations voués, par la représentation, à « faire scène » et à frapper les imaginaires. Le choix de ces épisodes par les dramaturges dessine les grandes étapes de la chronologie nationale et le règne des derniers Valois, par les multiples représentations dont il fait l’objet, y occupe une place centrale. C’est plus particulièrement le cas du massacre de la Saint-Barthélémy. La représentation théâtrale de ce tragique épisode des guerres civile et religieuse qui ravagent la France du xvie siècle agit en tant que repoussoir : elle permet de justifier l’innocence du peuple français en reportant la faute sur une reine étrangère, une argumentation xénophobe qu’on retrouve dès le xvie siècle et qui permet au roman national de susciter une communion par la catharsis historique. Le théâtre, en restaurant sur scène et en s’appropriant cet événement, contribue donc à lui conférer une place essentielle dans la réflexion menée sur la nation et sa construction par l’histoire53.
1 Augustin Thierry, « Considérations sur l’histoire de France », in Récits des temps mérovingiens, Paris, Just Tessier, 1840, p. 1.
2 Par « roman national » ou « récit national », nous renvoyons à la mise en en récit, par les historiens mais aussi par les artistes du xixe siècle, de l’histoire française : en mettant en avant certains personnages ou événements, les écrivains construisent un récit, souvent peu nuancé, contribuant à la création d’une mémoire commune et donc d’une identité nationale. Sur ce sujet, voir par exemple Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales : Europe, xviiiIe-xxe siècle, Paris, Seuil, 2001.
3 Daniel Maira, Renaissance romantique, mises en fiction du xvie siècle, 814-1848, Genève, Droz, 2018.
4 Stendhal, Le Rouge et le noir [1830], Anne-Marie Meininger (éd.), Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000, p. 415.
5 Le Sémaphore de Marseille, n°460, 4 juillet 1829, p. 1.
6 « C’était déjà bien choisir son temps et ses personnages que de s’en prendre à Henri iii et toute sa cour : quelles pages de l’histoire seraient plus riches en passions de tout genre, en crimes bouffons, en vices ridicules et spirituels ? », Le Messager des chambres, n°43, 12 février 1829, p. 3.
7 Le Journal de Paris, 10 janvier 1799, p. 1.
8 Sur ce sujet, voir Anne-Marie Callet-Bianco et Sylvain Ledda (dirs.), Le Théâtre de Dumas père, entre héritage et renouvellement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.
9 Paul de Rémusat, « Préface », in Charles de Rémusat, La Saint-Barthélémy, Paris, C. Lévy, 1878, p. vii.
10 Nous estimons que ces deux volontés sont simultanément présentes durant la première moitié du xixe siècle et coexistent dans la sphère artistique. Pour Odile Blanc, recherche d’exactitude historique et pittoresque romantique se succèdent au cours du siècle : « Ce goût du costume historique est particulièrement vif à partir du xixe siècle, avec l’engouement de la période pour le Moyen Âge et la Renaissance […]. [Elle] a privilégié le pittoresque et l’accessoire au détriment du principe ou du système vestimentaire. Dans la seconde moitié du xixe siècle cette vision romantique a cédé la place aux travaux archéologiques, la plupart œuvres de médiévistes, qui ont établi l’histoire des pièces, leur date d’apparition et leur évolution. », Odile Blanc, « Histoire du costume : quelques observations méthodologiques », Histoire de l’art, n°48, « Parure, costume et vêtements », 2001, p. 153.
11 Voir par exemple Jacques Grasset de Saint-Sauveur, L’Antique Rome, ou Description historique et pittoresque de tout ce qui concerne le peuple romain dans ses costumes civiles [sic], militaires et religieux, dans ses mœurs publiques et privées, depuis Romulus jusqu’à Augustule, Paris, Deroy, 1796.
12 Alexandre Dumas, La Reine Margot [1845], Éliane Viennot (éd.), Paris, Le livre de poche, « Classiques », 1994, p. 23.
13 « Mais le passage était si étroit, et le vertugadin de la reine de Navarre si large, que sa robe de soie effleura l’habit du jeune homme, tandis qu’un parfum pénétrant s’épandait là où elle avait passé », Ibid., p. 77.
14 Nous mettons en italiques. Ibid., p. 30.
15 Hyacinthe Albertin, Indications générales pour la mise en scène de « Henri iii et sa cour », drame historique en cinq actes, en prose, de M. Alexandre Dumas, Paris, E. Duverger, 1829, p. 5-6.
16 Ibid., p. 10.
17 « MM. Taylor et Duponchel se trouvent associés à ce succès, par la fidélité historique de la mise en scène et des costumes », Le Moniteur universel, n°43, 12 février 1829, p. 4.
18 Le Charivari, 21 février 1847, n°52, p. 3.
19 Ibid.
20 On retrouve la présence de ces gisants comme sources d’informations sur les costumes de l’époque dans plusieurs recueils de costumes comme dans celui de Firmin Beaunier et Louis Rathier qui en reproduit plusieurs avant de donner vie à ses personnages dans de petits tableaux d’époque. Voir Firmin Beaunier et Louis Rathier, Recueil des costumes français, Paris, Didot,1810-1812, 2 vol.
21 Alexandre Lenoir, Description historique et chronologique des monuments de sculpture, réunis au Musée des monuments français, Paris, 1799, p. 210.
22 Ibid., p. 211.
23 Sur ce sujet, voir Sylvain Amic et Sylvie Patry, « Les recueils de costumes à l’usage des peintres (xviiie-xixe siècles) : un genre éditorial au service de la peinture d’histoire ? », Histoire de l'art, n°46, 2000, p. 39-66.
24 Nicolas-Xavier Willemin, Monuments français inédits pour servir à l’histoire des arts depuis le vie siècle jusqu’au commencement du xviie, Paris, 1839, 2 vol.
25 Firmin Beaunier et Louis Rathier, Recueil des costumes français, op. cit.
26 Camille Bonnard et Paolo Mercuri, Costumes historiques des xiie, xiiie, xive et xve siècles extraits des monuments les plus authentiques de peinture et de sculpture, Paris,1829-1830, 3 vol.
27 Joseph Malliot, Recherches sur les costumes, les mœurs, les usages religieux, civils et militaires des anciens peuples, Paris, Didot, 1804, 3 vol.
28 « Charles ix portait quelquefois plusieurs colliers de perles et de pierreries, plus ou moins longs, qui descendaient des épaules sur la poitrine ; il portait aussi des boucles d’oreilles ; son écharpe et ses livrées étaient rouges. Nous lisons dans l’Histoire générale de Languedoc que lorsqu’il fit son entrée à Toulouse, l’an 1565, “il montait un cheval blanc, était vêtu d’un habit de velours bleu brodé d’or ; son chapeau, à petit bord de la même étoffe, était garni partout d’un passement d’or en long, et d’un bouquet de plumes blanches sur le retroussis ; il portait au cou le cordon de l’ordre”, Ibid., vol. 3, p. 210.
29 Voir par exemple Jules Michelet, Histoire de France. 9. Guerres de religion, Paris, Chamerot, 1856 ; Alexandre-Pierre Moline de Saint-Yon, Fragment de l’histoire militaire de la France : guerres de religion, de 1585 à 1590, Paris, Anselin, 1834 ; ou encore Jean-Charles-Dominique de Lacretelle, Histoire de France pendant les guerres de religion, 1814.
30 Théâtre de la Porte-Saint-Martin, Paris, entrée de Charles VII, décoration par MM. Cambon et Thierry ; La nuit de la Saint-Barthélemy, décoration par M. Wagner, Paris, 1855.
31Journal général de la cour et de la ville, 29 janvier 1790, p. 4-5.
32 Les éléments repris par les peintres du xixe siècle, qui s’inspirent souvent de représentations contemporaines du massacre réalisées par des artistes réformés, sont historiques (scène nocturne, intrusion dans l’espace intime, infériorité numérique…). Sur la violence terrible de ces journées, voir par exemple Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent : visages du massacre de la Saint-Barthélémy, Paris, La Découverte, « À la source », 2021.
33 Journal général de la Cour et de la Ville, 29 janvier 1790, p. 5.
34 Le Mercure de France, 28 novembre 1789, p. 17.
35 Ibid., p. 17.
36 Dans les ouvrages historiques traitant de cet évènement, on observe d’ailleurs la présence du lexique théâtral, comme chez Louis-Pierre Anquetil : « Quoi qu’il en soit, on résolut de confier le meurtre de l’amiral, et comme la première scène de la tragédie, au duc de Guise. », Louis-Pierre Anquetil et Paul Lacroix, Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’à la révolution de 1789 continuée depuis l’ouverture des États généraux jusqu’à la fin de l’Empire d’après Dulaure et les historiens contemporains, et depuis la Restauration de 1814 jusqu’à la nomination du président de la République (10 décembre 1848), par Paul Lacroix, Paris, 1861, p. 86. Ou : « mais Catherine, impatiente de mettre en mouvement les acteurs de cette sanglante tragédie, trouve que le moment en serait trop retardé par la distance du Palais au Louvre ; et c’est à Saint-Germain-l’Auxerrois que le tocsin commence à sonner par ses ordres », Ibid., p. 87. Ou encore : « Le jour vient éclairer la scène affreuse de cette sanglante tragédie », Ibid., p. 88.
37 On retrouve ce sentiment dans de nombreux ouvrages historiques mais aussi dans des œuvres littéraires qui transmettent efficacement cette lecture du roman national. C’est par exemple le cas dans le roman chronique Le Prêche et la messe : « Quoi ! le noble sang royal de France est sous la domination des étrangers ! Les champs voluptueux de l’Italie t’ont donné une reine sans pudeur, et les montagnes de la sauvage Écosse viennent de t’envoyer un ange de jeunesse et de beauté ; et toutes deux contribueront à ta ruine ! », A. von Tromlitz et Louis-François L’Héritier, Le Prêche et la messe, roman chronique des guerres de religion pendant le xvie siècle, t. i, Paris, J.-P. Roret, 1834, p. 30. De même, dans son catalogue, Lenoir brosse un portrait particulièrement critique de Catherine de Médicis et des « Italiens » à travers quelques commentaires comme celui sur le tombeau de René Birague : « Ce Birague italien, avec les Guise, les Gondi et Catherine de Médicis formèrent et dirigèrent le complot de la Saint-Barthélémi », Alexandre Lenoir, Description historique et chronologique des monuments de sculpture, réunis au Musée des monuments français, op. cit., p. 220.
38 Le Mercure de France, 28 novembre 1789, p. 18.
39 Charles d’Outrepont relève avec beaucoup de sérieux, pour chaque réplique, les sources sur lesquelles il s’est appuyé. Il utilise notamment la note « historique » pour attester du caractère véridique des propos qu’il met dans la bouche de ses personnages.
40 Charles d’Outrepont, « Préface », La Saint-Barthélemi, drame en plusieurs scènes, Paris, Firmin-Didot, 1826, p. x.
41 Si les historiens soulignent la culpabilité de Catherine, ils la présentent en effet plus souvent comme une politicienne calculatrice et sans scrupule que comme une femme cruelle. Michelet lui confère ainsi une « indifférence morale » et une « parole menteuse ». Jules Michelet, Histoire de France. 9. Guerres de religion, Paris, Chamerot, 1856, p. 361. De même, Anquetil la présente comme une des principales responsables du massacre tout en soulignant que la reine mère n’a cherché qu’à protéger sa famille : « Triste et morne cependant, le roi attendait avec une secrète horreur l’heure fixée pour le massacre, qu’il dépendait encore de lui d’arrêter. Témoin de son agitation, et craignant qu’il ne revînt sur ses pas, sa mère le rassure, le presse et lui arrache enfin l’ordre pour le signal. Il devait être donné à la pointe du jour par la cloche du Palais ; mais Catherine, impatiente de mettre en mouvement les acteurs de cette sanglante tragédie, trouve que le moment en serait trop retardé par la distance du Palais au Louvre ; et c’est à Saint-Germain-l’Auxerrois que le tocsin commence à sonner par ses ordres. », Louis-Pierre Anquetil et Paul Lacroix, Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’à la révolution de 1789, op. cit., p. 87.
42 Lavisse la présente comme « l’inspiratrice de la Saint-Barthélemy » mais estime qu’elle n’est pas la seule force à l’œuvre. Ernest Lavisse et Jean-Hippolyte Mariéjol, Histoire de France illustrée depuis les origines jusqu’à la Révolution, Paris, Librairie Hachette, t. vi, partie 1, p. 132.
43 « Mon cœur bondit de joie. Messieurs, point de faiblesse : baignons-nous sans pitié dans le sang des huguenots. », Charles d’Outrepont, La Saint-Barthélemi, drame en plusieurs scènes, op. cit., p. 135.
44 « Tout marche au gré de mes désirs : la lutte va cesser. Aujourd’hui le mariage ; dans quelques jours le plus grand coup d’état dont une tête couronnée ait jamais donné l’exemple. Nous ne prierons pas Dieu en français, monsieur de Coligni [sic] ! Comme je les ai trompés ! je les tiens depuis deux ans sous mon poignard, et ils se jettent dans mes bras... ! », Ibid., p. 3.
45 « On m’accuse encore d’avoir calomnié Catherine de Médicis en lui faisant faire les préparatifs du meurtre qui sauva Henri iii du cloître et ferma le trône au Duc de Guise. Si les défenseurs de cette bonne reine, ont le temps de me lire, ils pourront voir par les différences qui existent entre la représentation et l’impression que j’avais été fidèle au suum cuique. En mettant au théâtre les actes du fils sur le compte de la mère, je n’ai commis ni une erreur ni un faux ; j’ai obéi à une nécessité. », Lucien Arnault, « Préface », Catherine de Médicis aux États de Blois, Paris, Firmin Didot, 1829, p. iii-iv.
46 Le Mercure de France, 28 novembre 1789, p. 94.
47 Le Journal de Paris, 10 janvier 1799, p. 1.
48 Le Journal des débats politiques et littéraires, 22 février 1847, p. 2.
49 Le Sémaphore de Marseille, 4 juillet 1829, n° 460, p. 1.
50 Joseph Malliot, Recherches sur les costumes, les mœurs, les usages religieux, civils et militaires des anciens peuples, op. cit., t. iii, p. 211.
51 Ces représentations plus positives sont rares sur la scène théâtrale mais on en retrouve quelques-unes dans les recueils de costumes, plus objectifs, comme dans la Galerie française de femmes célèbres par leurs talents, leur rang ou leur beauté de Pierre de La Mésangère en 1827 : si la couleur noire est bien présente, la tenue de la reine est plus travaillée, plus élégante [Fig. 28]. C’est au contraire sa suivante, Isabelle de Limeuil, qui est revêtue de la tenue que la scène attribue à Catherine de Médicis, pourtant plus adaptée, par son austérité, à une suivante qu’à une reine [Fig. 29].
52 Hyacinthe Albertin, Indications générales pour la mise en scène de « Henri iii et sa cour », drame historique en cinq actes, en prose, de M. Alexandre Dumas, op. cit., p. 7.
53 Sur ce sujet, voir Charlotte Krauss, La mise en scène de la nation : les spectacles dans un fauteuil de l’Europe post-napoléonienne, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2022.
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