Les deux décennies qui précèdent la Grande Guerre coïncident en France avec un véritable apogée médiatique et social de l’humour. Le rire sort en effet des cadres littéraires, les humoristes se professionnalisent, les titres de la petite presse comique se multiplient, et l’on assiste à la naissance d’une « culture du rire1 » industrialisée, très largement médiatique, qui s’offre aux jeunes auteurs, comédiens et dessinateurs comme une voie d’accès privilégiée aux champs littéraire et artistique : Alain Vaillant évoque très justement un « “moment iiie République” de l’humour français2 », dont nous situerions précisément le climax entre 1890 et 1910. La caricature de presse, l’affiche, la chanson, le théâtre de boulevard (Scribe, Feydeau, Labiche…) et jusqu’aux pétomanes face auxquels vient s’encanailler la bonne bourgeoisie parisienne (pensons au célèbre Joseph Pujol) contribuent alors par leur succès à donner au rire une part du poids qu’on lui connaît aujourd’hui dans l’économie du divertissement. La presse n’est pas en reste, puisque le magnat de l’humour Félix Juven, propriétaire du Rire (1894), fonde Fantasio en 1906, et que des feuilles satiriques politisées réapparaissent3, à l’instar du Cri de Paris en 1897 ou de L’Assiette au beurre en 1901. L’essor de cette petite presse est soutenu par la cristallisation d’un puissant groupe de dessinateurs à la forte cohésion socioprofessionnelle, qui fréquentent divers lieux parisiens emblématiques comme le Moulin Rouge ou le Chat noir, et manient souvent la plume aussi bien que le crayon. Roland Dorgelès, Léon Werth ou Pierre Mac Orlan, attirés par le journal en vertu des revenus réguliers qu’y promettent leurs petits dessins, pratiquent ainsi, indistinctement, l’écriture et l’illustration. Gus Bofa, figure de cette bohème montmartroise, reprend en main Le Sourire en 1912, et le tirera volontiers vers une thématique militaire dont le rire de la Belle Époque, innervé par cette veine troupière dont Courteline n’était que le fer de lance4, se montrait si friand [Fig. 1 et 2].
Or, lorsqu’éclate le conflit, cette industrie florissante connaît un sévère coup d’arrêt. La mobilisation suscite pénuries et vacances de postes et, chacun croyant en une guerre courte, la question du divertissement devient très secondaire. Jean Galtier-Boissière écrit ainsi, vingt ans plus tard, que lorsqu’« éclata la guerre, […] les périodiques illustrés, satiriques ou grivois […] s’effacèrent » parce qu’ils se sentirent « écrasés par l’événement formidable qui, dans sa poignante réalité, reléguait à l’arrière-plan leurs potins futiles et leurs contes légers5. » En effet, Fantasio et Le Rire cessent de paraître le 1er août, tandis que le 8, La Vie parisienne promet d’interrompre sa publication pendant toute la durée des hostilités, en s’excusant de son contenu frivole : « Chronique élégante et légère de l’existence si brillante, si gaiement spirituelle, si délicate et si jolie de la société parisienne, notre revue n’a plus sa raison d’être alors que la guerre est presque aux portes de Paris6. » D’innombrables petits journaux comiques disparaissent alors purement et simplement7, tandis que s’affirme, avec le récit des atrocités allemandes en Belgique8, une iconographie médiatique satirique très violente éreintant le Kaiser et ses soldats, qui vient se loger dans les grands quotidiens et sur les affiches où les dessinateurs se sont réfugiés : « l’élément comique a, pour ainsi dire, disparu complètement de l’expression journalistique » à l’heure où le satiriste consacre son activité à des « pages de vengeance et d’exhortation9 ».
Mais très vite, devant l’évidence que le conflit est susceptible de durer, la tendance s’inverse et le rire ressurgit, bien souvent mâtiné d’un patriotisme ardent qui transparaît dans des changements de titres. Le Sourire devient Le Sourire de guerre, tandis que Le Rire devient Le Rire rouge pour reprendre sa publication le 21 novembre, non sans renouveler au passage son pacte médiatique par une fervente promesse de lier humour et héroïsme dans ses dessins comme dans ses textes :
Aux heures angoissantes et tragiques, mais superbement glorieuses, que nous traversons, Le Rire, loin d’être inopportun, est au contraire nécessaire : telles vérités ont besoin d’être dites ; tels héroïsmes exaltés par les maîtres du dessin et de la satire. Quant à l’abject et grotesque Guillaume II, ne doit-il pas aussi être marqué au fer rouge de la caricature ? À cette tâche, nos collaborateurs s’emploieront avec toute l’ardeur de leur talent et de leur foi patriotique10.
Certains grands journaux humoristiques connaissent alors un tel essor qu’ils sont en mesure d’augmenter leurs tirages, et qu’apparaissent même quelques nouveaux titres à succès. Le plus célèbre d’entre eux doit sa naissance, en janvier 1915, au très patriote dessinateur Henri Maigrot, plus connu sous son pseudonyme « Henriot », qui intitule sa nouvelle publication À la baïonnette, puis La Baïonnette, en faisant le choix d’une périodicité hebdomadaire et d’une concentration quasi exclusive sur les questions guerrières11. Toute la poétique du titre repose en effet sur la syllepse de la charge (à la fois militaire et iconographique), puisqu’il promet de mener ses assauts contre l’envahisseur l’arme blanche au fusil. Le titre, qui n’épargne ni les femmes ni, plus généralement, les civils ennemis, compte parmi les plus violents « bourreurs de crâne » médiatiques qu’ait connus l’arrière-front [Fig. 3, 4 et 5], et Jean Galtier-Boissière n’aura pas de mots assez durs, en 1934, pour dénoncer l’adhésion aveugle de « l’infatigable Henriot » et de son équipe aux poncifs du tapage belliciste :
[L]es livraisons monotones [de sa Baïonnette] se succédaient dans la platitude et la vulgarité, malgré des sous-titres suprêmement engageants : Le Kaiser rouge, le Clownprinz, Bouillon de Kulture, L’Empereur gaga…, etc. Lorsqu’on feuillette les collections de ces illustrés de guerre, on reste abasourdi, non seulement de la stupidité, mais de l’écœurant mauvais goût dont firent preuve durant quatre ans les dessinateurs et rédacteurs du pays le plus spirituel de la terre12.
Car à l’heure où se répand toute une imagerie comique puissamment typifiée (poilus casqués, embusqués dodus, infirmières et marraines de guerre affriolantes…), ceux des journaux satiriques qui parviennent à survivre, bien loin de recouvrer la parole politique critique dont les avait éloignés la vocation humoristique acquise au fil du xixe siècle, se font rapidement l’écho rieur et docile du « bourrage de crâne13 » mené tambour battant par la grande presse. Et si les charges voient parfois leur violence décroître dès 1915, en particulier autour de l’année 1917 – Laurent Bihl l’a bien montré14 –, la tendance sera moins sensible dans La Baïonnette, qui produit encore, un bon mois après l’armistice, des images aussi stéréotypées que celle sur laquelle nous allons nous attarder [Fig. 6].
Publiée en une du numéro le 19 décembre 1918 – soit un peu plus d’un mois après la fin des hostilités –, cette dernière nous semble constituer une singulière et troublante tentative de construire sur le vif le roman de la nation, en regroupant trois gestes complémentaires : figer le passé proche (en prorogeant les codes surannés du bourrage de crâne le plus virulent), interpréter le présent (en inscrivant la victoire dans une généalogie nationale et religieuse), et anticiper l’avenir (en ouvrant la voie, par quelques indices d’une démobilisation progressive du dessin, aux tout premiers gestes commémoratifs). Trois canonisations du poilu s’y confondent ainsi, portées chacune par l’un des lieux textuels que recense l’image : on trouve d’abord un Saint Poilu du quotidien15, image belliciste stéréotypée du sans-grade français opposant à l’Allemand sa force et son rire dévastateurs (c’est le sens de la bannière de l’ange, nous y reviendrons) ; on entrevoit ensuite un Saint Poilu syncrétique, mêlant les influences pour allégoriser la pérennité de la nation victorieuse (c’est ce qu’indique le cartouche donnant son titre au dessin : « Sainct Poilu terrassant le “Boche” ») ; et l’on y subodore pour finir (dans le titre du numéro : « Noël !... Noël !... ») un Saint Poilu commémoratif, anticipant l’hommage que la Nation rendrait bientôt à ses morts sous la forme de gestes mémoriels variés visant à les inscrire dans le roman national (monuments, vitraux, odonymie, etc.). Or cette dernière ambition, en prise avec un temps de paix qui évincera peu à peu les représentations de violences interpersonnelles, peut paraître contradictoire avec les premières puisqu’elle soulève la question de la « démobilisation culturelle16 » des périodiques humoristiques martiaux. Comment un tel journal, né de la guerre, dans la guerre et pour la guerre, put-il repenser sa poétique de manière à survivre à l’armistice, et en quoi peut-on lire cette une comme l’un des premiers indices de ce remaniement à venir ? Dans quelle mesure trouve-t-on précocement en germe, dans une caricature plus complexe qu’il n’y paraît, divers ingrédients qui structureront l’image glorieuse de cette guerre bientôt intégrée au roman national, avant que ne s’impose, dans les années 1930, sa relecture comme une tragédie dont les soldats avaient été les victimes17 ? Nous tenterons d’apporter à ces questions quelques éléments de réponse en proposant non pas un panorama des illustrations de l’immédiat après-guerre dans la presse satirique, mais une analyse détaillée de cette image, que sa richesse sémantique18 nous semble rendre accessible à une exploitation herméneutique, mais aussi pédagogique, particulièrement fructueuse.
Un « Sainct Poilu » identitaire : parachever un bourrage de crâne rieur
Partons de quelques évidences. Que voit-on donc sur la caricature que propose en une à ses lecteurs, à la veille du Noël 1918, l’un des principaux illustrateurs de La Baïonnette ? Une incarnation traditionnelle du soldat français de la Grande Guerre, pour commencer, qui, assise sur un cheval cabré, terrasse de sa lance un malheureux sans-grade allemand [Fig. 6]. Celui-ci, qui paraît tenter de se relever, cherche à retenir l’arme meurtrière tachée de sang, et protège, de son autre main, un abdomen que l’on imagine déjà blessé. Les personnages sont représentés de façon plutôt réaliste, dans les uniformes modernes qui s’étaient imposés sur le front à partir de 1915 : côté français, casque Adrian et capote bleu horizon.
Dès lors, c’est en premier lieu à la narration belliciste d’une victoire écrasante qu’entendait concourir cette image. Car alors que le poilu est armé (lance, fusil dans son fourreau) et arbore une tenue de combat, l’Allemand, désarmé et coiffé de sa Feldmütze, un bonnet de police porté au repos, n’est plus représenté comme menaçant mais comme humilié, ramené à l’image que la presse promouvait alors des prisonniers et des démobilisés germaniques défaits [Fig. 7, 8 et 9].
Bien loin de son goût d’avant-guerre pour la dérision du militaire, Bofa promeut ainsi de façon parfaitement consensuelle une image nationaliste, manichéenne et stéréotypée de la France en armes, qui pérennise les outils iconographiques de ce qu’Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau avaient appelé la « culture de guerre », ce « corpus de représentations du conflit cristallisé en un véritable système donnant à la guerre sa signification profonde19 ». Construite dès les premières semaines du conflit, cette signification, qui n’eut besoin ni d’une institution de propagande ni d’une censure efficace pour dominer les discours publics, était marquée par une « spectaculaire prégnance de la haine à l’égard de l’adversaire20 » et par l’idée que la nation française, rassemblée dans cette union que Poincaré qualifia de « sacrée », menait une guerre juste contre un ennemi dont les atrocités justifiaient la condamnation la plus violente, parfois fondée sur des motifs raciaux21. À cet égard, il semble évident que cette caricature ne déroge en rien à la poétique militariste dont La Baïonnette s’était fait, quatre ans de rang, l’un des promoteurs iconographiques les plus virulents.
Il reste que cette image constitue aussi et surtout une illustration comique, dont l’humour s’explique tout à la fois par son support – un hebdomadaire prétendument satirique – et par l’intense conscience qu’avaient les « bourreurs de crâne », depuis l’année 1915, de l’efficacité que pouvait avoir le rire pour établir dans les imaginaires sociaux l’hégémonie22 de cette culture de guerre. Si l’ensemble du dessin repose sur une distorsion des traits typique de l’esthétique caricaturale en vogue dans les hebdomadaires (animaux, soldats français à la fenêtre), deux lieux paraissent plus particulièrement intéressants.
Le visage du soldat allemand, pour commencer [Fig. 10], un visage rectangulaire et blanchâtre que l’on voit doté du nez couperosé d’un ivrogne ou d’un clown, de grandes oreilles, d’une langue tirée comiquement vers le haut, mais aussi et surtout de ces gros yeux blancs cerclés de lunettes qui, non contents de le rapprocher des animaux de l’image, lui confèrent cet air imbécile que Bofa aimait à croquer dans ses dessins de presse. L’intention germanophobe et déshumanisante est ici patente, puisque le personnage est figuré à même le sol, au niveau du chien, dans une moitié inférieure de l’image nettement délimitée par une ligne horizontale. Mais en circulant dans l’image, l’œil s’arrête également sur un détail bien plus discret : cette curieuse tache quadricolore qui paraît dégouliner de la fenêtre du château allemand (à droite), comme pour faire un curieux écho à l’image des vainqueurs français figurés à gauche [Fig. 11]. À mieux y regarder, cet amas difforme pourrait bien constituer la seconde charge comique germanophobe de l’image, en incarnant – on reconnaît vaguement un bras, une poitrine opulente, un visage et une longue tresse jaune – une Rapunzel passée par les fourches caudines de cette caricature française qui n’avait cessé de peindre la femme allemande, tout au long de la guerre, sous les traits misogynes d’affreuses et volumineuses matrones, comme l’a bien montré Nicholas Zmelty23. [Fig. 12 et 13] Volontairement ratée, la Rapunzel de Bofa fait ainsi écho à ces charges permanentes des journaux français contre la « Kultur » allemande dont ces personnages féminins avaient été érigés en étendards : un terroir grossier, hostile et austère jusqu’au ridicule qui s’était promis de perdre avec lui l’ensemble de la civilisation européenne.
Il semblerait d’ailleurs que le premier lieu textuel de l’image, la bannière portée par l’ange, vienne accréditer cette idée d’un sérieux germanique coupable face à la gaieté propre aux Français, louée à longueur de colonnes par la presse hexagonale. Très difficile à déchiffrer, elle paraît énoncer à propos du soldat allemand un jugement définitif, formulé dans un pastiche de moyen français à la vocation avant tout humoristique : « Poinct ne a visaige de soy rigouller. / Il est [châtié ?] ce est bien faict ! » [Fig. 14] Incapable de rire de lui-même, l’ennemi a bien mérité sa mise à mort, à l’instar d’une Allemagne perçue comme ethniquement programmée par son inquiétante sévérité pour faire le mal. Si le constat peut paraître anodin, il réactualise en réalité toute une mythologie politique qui, à défaut de pouvoir reproduire les codes d’un épique traditionnel totalement suranné dans cette guerre moderne où l’individu n’avait plus guère de chance de réaliser quelque exploit que ce soit, avait misé sur le rire pour réinvestir de l’epos dans les représentations du soldat français. Devenu loustic jovial et gouailleur, un loustic caractérisé par sa capacité à déployer partout des rires vengeurs et une ingéniosité redoutable, ce poilu de papier « ne s’en fait pas », selon la formule rituelle, et peut afficher comme dans notre image un sourire satisfait à l’heure d’accomplir le geste le plus violent qui soit :
Que ce soit dans les tranchées, au fond du val ou sur la crête, dans le bois ou par les sillons, en plein jour ou la nuit, à la belle étoile ou au cantonnement, si vous allez là où sont les soldats, vous entendez rire... […] En apprenant à se battre, le troupier apprenait à rire. […] Comme un bon tireur qui, en tâtonnant, travaille sa distance, il arrivait à régler sa gaieté de telle sorte qu’à tous coups elle fît balle et touchât, car elle est un projectile puissant, un explosif inépuisable24.
Là se trouve tout le paradoxe de cette esthétique : le rire, bien loin d’interdire la violence, s’offre au contraire comme un précieux moyen de la dire en la légitimant, et ce soldat attendant la mort au même niveau de l’illustration que le chien français, par la brutalité symbolique qu’il subit, en est la parfaite illustration : tout l’espace paraît tourné contre lui, tandis qu’animaux et fusil le dominent outrageusement et qu’il se voit réduit par la légende humoristique à une désignation générique et péjorative (« le Boche ») qui lui refuse toute forme d’identité propre [Fig. 15]. En effet, bien loin de dégrader l’épique dans une veine burlesque, le comique des années de guerre s’était maintes fois offert comme un précieux moyen de représenter les violences interpersonnelles, de légitimer et rendre ludique le nécessaire mais délicat retour de l’épique que les bellicistes appelaient de leurs vœux, mais aussi et surtout de restituer aux soldats français une individualité et une agentivité que les conditions de la guerre moderne leur avaient largement déniées25.
Dès lors, c’est une première image de Saint Poilu qui apparaît à ce stade initial de l’analyse : un Saint Poilu mythifié dans son rire, son courage et sa force, un loustic caractéristique de la représentation belliciste du soldat français, une image mythifiée de ce qu’était le poilu du quotidien quelques semaines plus tôt ; c’est-à-dire un soldat qui avait mérité par son abnégation rieuse de tout instant que l’on lui consacre illustrations, poèmes26 et cartes postales patriotiques [Fig. 16 et 17].
Un « Sainct Poilu » syncrétique : interpréter la victoire
Mais le « Sainct Poilu terrassant le “Boche” » de Bofa n’est pas qu’un poilu combattant ; c’est une allégorie de la France qui a vaincu et que diverses formes de syncrétisme vont venir présenter comme telle, en se démarquant des traditionnels outils iconographiques relevés supra. S’il reste de la Grande Guerre les uniformes, le fusil ou les drapeaux nationaux, l’image projette en effet le conflit dans un univers chevaleresque, un médiévisme de fantaisie inspiré des contes, dont l’enjeu pragmatique consiste ici à traduire la permanence historique d’un héroïsme français victorieux.
Très manichéenne, elle repose sur deux diagonales partageant l’image en trois espaces (grossièrement : la France à gauche, aux couleurs vives et surplombée par la traîne de l’ange, le protagoniste, central, et enfin l’Allemagne, bien plus terne), espaces qui restituent un mouvement d’ensemble allant uniformément (si l’on excepte le malheureux « Boche » à contretemps de l’Histoire, qui le paiera de sa mort probable) de la gauche vers la droite, ou même peut-être de l’Ouest à l’Est, en reproduisant ce qu’eût montré une carte de la progression géographique des Français au lendemain de l’armistice. L’effet de miroir entre châteaux blanc et gris n’est pas inintéressant, puisqu’il souligne la démesure de la porte de droite, qui suggère, toujours dans la veine du conte, que cette tour était le logis d’un monstre dont on verra qu’il n’est autre que le « dragon » terrassé par Saint Poilu. De la même manière, la teinte gris irisé de la tenue du poilu, rappelant le bleu réglementaire, n’est pas non plus sans suggérer la couleur des armures médiévales. Aussi ce Saint poilu maniant la lance et conquérant des châteaux permet-il précocement d’inscrire la très récente victoire française et ses artisans dans toute une généalogie héritée de la chanson de geste et cristallisée par le roman national dix-neuvièmiste, un roman réunissant dans une longue chaîne de bravoure les Gaulois intrépides, les preux de Charlemagne, les grognards napoléoniens et, depuis peu, les poilus de la Grande Guerre [Fig. 18]. Manière d’intégrer l’événement le plus récent à un récit politique capable de lui conférer un sens politique et identitaire, en l’enracinant dans cette (pseudo-)histoire au long cours remontant à la Gaule fantasmée d’Amédée Thierry. Si ce phénomène, appelé « palingenèse » par certains historiens anglophones dans le cadre d’études sur le fascisme27, ne fut pas rare durant la guerre, il nous semble ici revêtir un intérêt tout particulier puisqu’il émerge à un moment charnière, où il s’agissait – et certains caricaturistes l’avaient bien compris – de convertir le bourrage de crâne en roman national.
Mais il faut aussi lire l’héroïsme de ce personnage comme une résurrection de l’individu dans la guerre. Car pour l’ancien poilu Bofa, qui fut lourdement blessé sous Verdun, ressaisir les siens sous les traits d’un cavalier victorieux, c’était ressusciter une iconographie idéaliste de l’exploit individuel au milieu de cette violence déshumanisante, de cette guerre industrielle où l’artillerie, décidant du sort de soldats largement passifs, infligeait à elle seule 80% des blessures. Stéphane Audoin-Rouzeau a bien montré le traumatisme anthropologique que représenta la substitution à des uniformes illustrant l’héroïsme individuel (plumes, couleurs vives, ornementation), de tenues destinées à masquer les corps en prenant acte de leur impuissance28. L’image doit ainsi se lire également comme un moyen de recréer artificiellement, face à cela, la possibilité d’une imagerie héroïque individuelle, de même qu’avait visé à le faire la vogue des images et récits d’aviateurs, dont l’aéronef remplaçait avantageusement le plus traditionnel cheval29. Par ailleurs, cette thématique médiévale contribue elle aussi à renforcer le caractère plaisant de l’image, puisque pour l’asseoir, Bofa recourt une fois encore, dans un cartouche constituant le titre et le deuxième lieu textuel de l’image, à son moyen français approximatif : « Sainct poilu terrassant le “Boche” ». La langue, que son orthographe archaïque, vaguement rabelaisienne, tire vers le comique, rappelle le goût de l’illustrateur pour la thématique médiévale, consacré en 1921 par un ouvrage antimilitariste sur la guerre de Cent Ans où transparaît évidemment, par le jeu des anachronismes, son expérience personnelle. Il reste que cette dernière, doublée de celle de Pierre Mac Orlan, se trouve cette fois relue à l’aune du parti pris bien moins belliciste qu’avait adopté le champ littéraire des années 1920 [Fig. 19].
Mais après la confusion du contemporain avec cet univers médiéval fantaisiste, une deuxième forme de syncrétisme alimente l’image, qui ressortit cette fois au domaine religieux. En s’inspirant des discours cléricaux de l’époque, qui inscrivaient volontiers l’expérience de guerre contemporaine dans une destinée chrétienne susceptible de la justifier30, Bofa offre à la mise à mort de l’ennemi une nouvelle légitimation, que viennent traduire l’auréole du poilu et l’image d’un ange destinateur de sa quête, surplombant toute la scène de ses bras, de ses ailes et de sa grande robe nuageuse puis longiligne. La référence religieuse n’est pas anodine31, et l’on peut postuler que Bofa, né dans une famille bourgeoise catholique, maîtrisait suffisamment l’iconographie biblique pour l’adapter à ses ambitions pragmatiques. Car à en croire le cartouche et la posture du personnage, Saint Poilu n’est pas ici un simple saint. C’est un saint dit « sauroctone », du grec « saurôs » (σαῦρος – lézard) et « któnos » (κτόνος – tueur), qui renvoie à la riche tradition textuelle et iconographique chrétienne présentant des personnages affairés à débarrasser la terre d’un monstre, représenté dans la plupart des cas sous la forme d’un dragon. Souvent réduite à l’un ou l’autre de ses ambassadeurs, cette tradition est en fait multiple, et permet ici d’enrichir l’image de deux significations complémentaires.
Le premier des grands types de saints sauroctones probablement convoqué ici est en effet l’archange Saint Michel, qui dans L’Apocalypse de Jean (20:2) descend du ciel pour terrasser un monstre qui n’est autre que Satan, après avoir battu les anges rebelles. [Fig. 20, 21 et 22] Initialement représenté sous la forme d’un dragon (c’est l’un de ses noms dans L’Apocalypse), ce dernier se voit peu à peu anthropomorphisé par l’iconographie occidentale et permet ici, non seulement d’assimiler l’ennemi au diable, au mal absolu, mais de conférer parallèlement au poilu le surnom – forcément signifiant en 1918 – qu’acquit Saint Michel à la suite de cet épisode : celui d’Ange de la victoire. Mais la présence du cheval nous indique que ce n’est pas là le principal intertexte convoqué par l’image. Celle-ci s’inscrit aussi dans une autre tradition icono-textuelle, qui avait synthétisé des traditions païennes centenaires en christianisant et en canonisant d’innombrables figures de bienfaiteurs locaux censés avoir débarrassé une région de quelque monstre malfaisant. D’importance plus ou moins grande dans les traditions locales (Saint Clément à Metz et sa victoire sur le Graoully continuent d’être célébrés, tandis que le Saint Marcel parisien, noyeur d’un dragon dans la Bièvre, a largement disparu des mémoires), ces saints symbolisent la victoire du Bien contre les forces naturelles nuisibles, et surtout, après leur appropriation chrétienne, contre les superstitions dangereuses. La plus célèbre de ces figures de saints sauroctones locaux est naturellement Saint Georges, officier chrétien de l’armée romaine qui lutta contre les persécutions et mit fin, une fois revenu chez lui à Beyrouth, aux agissements de pillards violents dirigée par un certain Nahfr, dont le nom signifie « dragon ». Mythifiée par la Légende dorée de Voragine au milieu du xiiie siècle, l’histoire rappelle plusieurs mythèmes propres au mythe du Minotaure, en devenant celle d’un cavalier glorieux débarrassant la ville, à l’aide du Christ, d’un dragon dévorant de jeunes gens tirés au sort : Saint Georges serait arrivé au moment où la fille du roi avait été désignée, ce qui explique la présence d’une jeune femme sur les très nombreuses interprétations iconographiques de l’épisode32 [Fig. 23, 24 et 25].
Rapunzel, à cette aune, pourrait alors être appréhendée comme une version dégradée de la princesse du mythe, qui participerait de la dimension parodique de l’illustration de Bofa en observant son vainqueur depuis la fenêtre de sa tour. Mais cette deuxième tradition canonique permet surtout de restituer une dimension territoriale, pratique, concrète, aux nuisances du personnage de l’Allemand, désormais perçu par le spectateur averti à l’aune des déprédations et des violences qu’il avait exercées sur des terres françaises rendues inhabitables par son occupation (possiblement dans les territoires lorrains et alsaciens annexés)33. Les bienfaits de cette victoire contre le dragon sont d’ailleurs très clairement mis en exergue par la différence d’aspect entre les espaces libérés par les soldats français, et ceux qui étouffent encore sous le joug de l’ennemi. La victoire de ce Saint Poilu sauroctone sur le dragon allemand est ainsi présentée comme celle du Bien sur le Mal, mais aussi et surtout comme l’annihilation d’un mal rongeant la terre nationale, qui n’est pas sans rappeler la conception du lien entre l’autochtone et sa terre alors massivement promue par les barrésiens, à l’instar de ce que montrent d’autres images du numéro [Fig. 26 et 27].
Un « Sainct poilu » commémoratif : produire un geste mémoriel précoce
Il reste que ce « Sainct Poilu » mis en scène par Bofa n’est pas uniquement l’émanation d’un métarécit belliciste et religieux : c’est aussi, paradoxalement, un hommage aux morts de la nation qui anticipe les commémorations officielles de la guerre à venir. En s’éloignant du cœur même de l’image pour déployer quelques remarques relevant d’une poétique du support34, on constate en effet que la caricature s’avère plus complexe que prévu, et qu’un certain nombre de paradoxes paraissent l’opposer à l’objet médiatique même qui l’accueille ; à savoir cette une d’hebdomadaire ultra-belliciste. Deux de ces paradoxes nous semblent particulièrement saillants. Le premier oppose la matérialité du support (une page de journal particulièrement fragile et exposée aux outrages du temps) aux ambitions pragmatiques de cette une (dessiner pour l’éternité une page du roman national). Le second oppose les ambitions en question – cette volonté de parachever le bourrage de crâne belliciste en inscrivant la victoire dans l’histoire – à la thématique du numéro, annoncée par son titre (« Noël !... Noël !... ») qui, malgré l’ironie discrète de la ponctuation, laissait deviner une pacification du propos, une démobilisation à venir de l’imagerie médiatique pour accompagner des fêtes de fin d’années marquant la fin de la guerre35. Voyons donc comment le dessinateur paraît avoir composé avec ces paradoxes apparemment irréductibles, afin de produire une caricature aux implications politiques sans doute plus ambiguës qu’il n’y paraît.
Lorsque l’on détache le regard du centre de l’image, on constate qu’elle prend place au milieu d’un mur de pierre, et qu’elle constitue en réalité la représentation d’un vitrail, dont la fonction est double. En premier lieu, et cela commence à répondre au second paradoxe, ce vitrail constitue une médiation : parce que ce support en trompe-l’œil est commémoratif par excellence, et qu’il renvoie ordinairement à une histoire ancienne, il vient acter le caractère révolu d’une violence et d’une germanophobie outrancière qui étaient encore offerts à la vue du lecteur ex nihilo, comme une fin en soi, une poignée de jours auparavant. Quelque belliqueuse que soit la scène représentée par Bofa, elle est donc déjà mise à distance par un jeu de supports qui, tout en figeant le passé et en interprétant le présent, commence à anticiper l’avenir. Mais le recours à ce dispositif visuel – l’incrustation en trompe-l’œil d’un oculus d’église dans la page de journal – permet aussi de déjouer artificiellement le problème de pérennité que pose cette dernière. Proposer au lecteur, à la veille du premier Noël de paix, un vitrail représentant Saint Poilu aux prises avec un dragon « boche » défait, c’était chercher à graver dans le marbre de l’histoire, à incruster dans la pierre d’une cathédrale imaginaire l’héroïsme serein du poilu français qui venait de mener le pays à la victoire. La convocation en trompe-l’œil de ce support de verre bien plus durable est ainsi à lire comme un moyen de lutter contre la fragilité, le caractère périssable de la page de journal, trop éphémère pour accueillir cette représentation glorieuse de la nation. Bien entendu, la ruse n’empêchera pas l’image, comme la plupart des caricatures de 14 – et comme la plupart des caricatures de presse –, de tomber dans l’oubli. Mais elle a le mérite de compter parmi les toutes premières à anticiper ces « vitraux du souvenir » que l’on verrait fleurir partout en France (pensons à la Basilique du Sacré-Cœur à Marseille), mais plus particulièrement dans les régions reconstruites (Lorraine, Artois, Champagne, etc.), où la destruction des vitraux d’origine donna souvent lieu à leur remplacement par des images entretenant le souvenir du conflit [Fig. 28 et 29].
Fin 1918, en effet, la société s’apprête à entrer dans la fabrication de « lieux de mémoires36 » commémorant les morts ou célébrant la victoire ; lieux de mémoire parmi lesquels ces vitraux tiendraient une place d’intérêt, aux côtés des monuments aux morts, du 11 novembre ou de la tombe du Soldat inconnu.
Deuxième réponse à l’opposition entre thématique démobilisatrice du numéro et bellicisme de La Baïonnette : un certain nombre de discrets indices iconographiques annoncent, en comparaison avec le reste de la production de Bofa, un imperceptible tournant poétique de la part du caricaturiste. Les principaux d’entre eux se cristallisent d’ailleurs sur les personnages eux-mêmes. Le « Boche », d’abord, dont le désarmement peut aussi s’interpréter comme une affirmation de son innocuité nouvelle, au même titre que cette déformation humoristique caricaturale de ses traits, qui le rend presque sympathique. Car dans l’esthétique de Bofa, le rire valorise, il est ce qui témoignait du courage et de la débrouillardise françaises et ce qui explique ici que l’Allemand, définitivement sanctionné par le cours de la guerre, semble tellement moins inquiétant que dans les dessins produits par l’illustrateur un mois plus tôt encore [Fig. 30].
En parallèle, on constate que Saint Poilu, aussi patriotique soit-il, ne présente pas du tout les traits caractéristiques des visages qu’aimait à produire Bofa lorsqu’il tirait en une le portrait de soldats français ou alliés. Dans ses caricatures de presse, en temps normal, les yeux du loustic sont expressifs, son sourire narquois, ses pommettes saillantes et rougeaudes [Fig. 31, 32 et 33].
Or, ici, rien de tout cela. Et le constat est significatif : outre son auréole, le visage du poilu est anguleux et serein, ses yeux sont cachés et non pas disproportionnés, ce qui le rapproche de ces images sérieuses que l’artiste produisait pour illustrer les témoignages de ses amis (Mac Orlan, Les Poissons morts) [Fig. 34]. De surcroît, le visage n’est pas du tout individualisé, manière d’offrir à tout ancien combattant la possibilité de s’y projeter. Car le saint poilu auquel on est ici confronté, sans renier ses autres formes de canonisation, se voit investi d’un héroïsme souriant, serein, concentré, et non plus exubérant : c’est celui d’un nouveau saint patron protégeant les Français, dont l’épopée était appelée à intégrer les livres d’histoire et les mémoriaux de la nation, en s’éloignant peu à peu de ces espaces médiatiques éphémères où, fringant et rigolard, il avait écrit l’actualité quatre ans durant. Quelques jours seulement après la fin de la guerre, c’est en effet un nouveau Sainct Poilu qui commence à émerger, un saint poilu commémoratif, entretenant la mémoire des soldats tombés, et érigé en figure rassembleuse de l’après-guerre grâce à des dizaines d’articles de presse [Fig. 35 et 36] appelant plus ou moins sérieusement à le canoniser en l’intégrant au calendrier romain :
La reconnaissance populaire vient de trouver une ingénieuse forme de manifestation. Ella a baptisé le jour de la signature de la Paix la « Saint Poilu ». Comme on connaît ses saints, on les honore. Inutile de dire que la nation a classé cette journée historique parmi les grandes fêtes carillonnées. Le Poilu fut assez canonné, pour mériter les honneurs de la canonisation37.
Il serait difficile de déterminer si Bofa avait connaissance de cette légende urbaine selon laquelle une statue équestre, lorsque les deux pattes avant du cheval sont levées, rend hommage à un personnage mort au combat. Mais il est certain qu’au-delà du poilu du quotidien – première canonisation – et de la France en armes allégorisée – deuxième canonisation –, l’image rend aussi hommage aux soldats tombés pour la patrie, ce qui engage le journal sur la voie de l’après, de la démobilisation et des commémorations (de ce premier Noël en famille et donc de la fin de la guerre), à rebours de l’imagerie particulièrement violente qu’il avait tant affectionnée. Malheureusement pour lui, ce virage poétique et politique incomplet, insuffisant sans doute, ne l’empêchera pas de disparaître quelques mois plus tard (avril 1920). Il allait suivre, de cette manière, une grande majorité des médias de circonstance nés du conflit (pensons en particulier aux journaux de tranchées), qui furent très rares à lui survivre en dépit de contre-exemples majeurs (pensons au Canard enchaîné ou au Crapouillot), du fait de leur inadaptation systémique à cette nouvelle conjoncture de paix.
Ainsi, qu’ils aient ou non préexisté à la Grande Guerre, nombreux sont les périodiques humoristiques mobilisés au fil de ces mois de guerre qui s’emparèrent des fêtes familiales et pacifiques de Noël 1918 pour repenser plus ou moins activement une poétique et une iconographie qui, dans l’ensemble, avaient déjà décéléré dans leur violence à l’approche de l’armistice. On notera d’ailleurs que la démobilisation textuelle des hebdomadaires paraît avoir été plus synchrone et rapide que celle de l’image, contrainte de se défaire de tout un attirail stéréotypique particulièrement outrancier et violent [Fig. 39 et 40] qui l’éloignait des thématiques réflexives de l’après-guerre et de la reconstruction.
Dès lors, loin d’être continu, son désinvestissement guerrier allait nécessiter le franchissement de différents seuils, progressifs mais répondant à plusieurs tendances : l’apparition, pour commencer, des premiers gestes commémoratifs préparant l’intégration de cet épisode traumatique au roman national, on l’a vu. Ensuite, la fissuration très rapide de l’unité nationale, de l’Union sacrée, qui voit par exemple émerger dans certains journaux satiriques une ligne anticommuniste très nette, mettant à l’index ces soldats français jugés dangereux car trop peu sévères avec l’Allemagne (puisqu’ils préfèrent, pour les responsabilités de guerre, une lecture de classe à une lecture nationaliste) et comptables de la montée d’un « péril rouge » [Fig. 39].
Et enfin, la médiatisation puis la disparition des violences interpersonnelles entre les simples soldats. Et en la matière, les stratégie divergent : si l’on trouve encore dans le Pêle-Mêle du 29 décembre une composition violente où le caricaturiste s’amuse sans sourciller de la mort d’un soldat allemand, ou dans Le Rire des Allemands embrochés [Fig. 40 et 41], ce dernier tend à médiatiser les violences subies par l’ennemi, en le transformant en marionnettes victimes de Guignol [Fig. 42] ou en faisant porter toute la responsabilité (et donc les maltraitances) aux dirigeants des pays ennemis et non à leurs soldats, en les transformant en boules de Noël pendues à un sapin autour duquel dansent des représentants des peuples européens en tenues traditionnelles [Fig. 43]. Fantasio limite les violences interpersonnelles à de petites illustrations de rubrique présentes depuis des mois, tandis que La Vie Parisienne continue de proposer des interactions inactuelles, grivoises ou romantiques, du poilu avec la gent féminine qui tendent à exclure l’adversité [Fig. 44 et 45]. Aussi le soldat du rang n’est-il plus convoqué dans nombre de périodiques qu’en foule, pour réparer les dégâts commis en France.
La Baïonnette n’échappera pas à cette tendance, puisqu’après notre une du 21 décembre, la violence interpersonnelle entre soldats du rang disparaîtra assez largement38. Il semble ainsi que l’évolution du journal nous invite à lire ce Saint Poilu comme une étape de démobilisation, le lieu d’un solde de tout compte, d’une évacuation de la culture de guerre, d’une catharsis débarrassant le journal de cet intrus qui avait trop longtemps occupé ses colonnes.
Même s’il synthétise bien des traits de la caricature de la Grande Guerre, ce « Sainct Poilu » de Bofa se singularise donc par sa tentative de construire sur le vif le roman de la nation, en regroupant les trois gestes complémentaires évoqués supra : figer un passé proche où le soldat moyen est mythifié dans son rire et sa violence, interpréter le présent (la victoire, en l’occurrence), en l’inscrivant dans une généalogie nationale et religieuse glorieuse, et anticiper l’avenir par une très progressive démobilisation du dessin ouvrant la voie aux tout premiers gestes commémoratifs. Trois canonisations du poilu s’y confondent ainsi, portées chacune par l’un des lieux textuels que recense l’image, et dessinant précocement les contours d’une mémoire nationale qui, tout en célébrant la victoire, préfigure déjà les contours d’une démobilisation culturelle nécessaire pour entrer dans l’après-guerre39. Cette démobilisation, une partie non négligeable de la petite presse humoristique, coupable d’un investissement sans bornes dans le bourrage des crânes, n’y survivra guère, faute d’avoir su l’anticiper efficacement. Surtout que durant l’entre-deux-guerres, et plus particulièrement dans les années 1930, allait émerger une nouvelle lecture de ce qu’avait été la guerre de 14 : un métarécit tragique appréhendant le conflit comme une tragédie dont les soldats n’avaient été que des victimes passives menées à l’abattoir. Si cette lecture du conflit est largement anachronique tout au long des hostilités, c’est elle qui domine aujourd’hui, et il va sans dire que loin de renforcer le roman national, elle constitue l’un des outils historiques de choix pour le battre en brèche.
Notes
Jacques Le Goff considère cette « très belle expression », traduite en allemand (« Lachkultur ») mais non en français, comme « l’apport le plus intéressant de Bakhtine à une problématique du rire » : « Il y a eu une culture du rire, avec tout ce que cela peut signifier. Je crois que nous retrouvons l’importance du rire dans le fonctionnement des pratiques culturelles et des pratiques sociales. » Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge », Les Cahiers de Recherches Historiques [En ligne], n° 3, 1989, consulté le 24 février 2025.
Alain Vaillant, La Civilisation du rire, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 224.
Sur leur dépolitisation progressive depuis la Monarchie de Juillet, voir Fabrice Erre et Bertrand Tillier, « Du journal à l’illustré satirique », in D. Kalifa et al. (éd.), La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, France, Nouveau monde éditions, 2011, p. 426.
Voir le précieux article d’Odile Roynette, « Le comique troupier au xixe siècle : une culture du rire », Romantisme, vol. 161, n° 3, 2013, p. 45-59.
Jean Galtier-Boissière, « Pendant la guerre », Le Crapouillot, « Histoire de la presse », tome 2, novembre 1934, p. 69.
« À nos abonnés, à nos lecteurs », La Vie parisienne, 8 août 1914.
Laurent Bihl, « La presse satirique en guerre – les principaux titres », http://centenaire.org/fr/tresors-darchives/fonds-prives/archives/la-pre…, consulté le 27 juillet 2019.
Voir l’ouvrage classique de John Horne et Alan Kramer, 1914, les atrocités allemandes, H. Benoît (trad.), Paris, Tallandier, 2005.
Francis Carco, Les Humoristes, Paris, Ollendorf, 1921, p. 53. L’auteur postule ainsi l’existence d’une première vague de caricatures où l’élément comique est si réduit, si entièrement au service d’un discours sérieux et pathétique, qu’il en devient négligeable.
« À nos lecteurs », Le Rire rouge, 21 novembre 1914. Certains journaux mettront plus de temps à reparaître, comme Fantasio, qui reprend sa parution en mars 1915.
Voir sur ce journal Laurent Bihl, « Rire À la baïonnette !, trembler de peur des baïonnettes », Sociétés et Représentations, « Violence(s) et contagion émotionnelle dans les pages satiriques… », n° 48-2, 2019, p. 273-297.
Jean Galtier-Boissière, « Pendant la guerre », art. cit., p. 69.
On préfère ce terme, dans le contexte de la guerre de 14, à celui de « propagande », privilégié lorsqu’une institution (ministère, organe de censure, etc.) est officiellement chargée par les autorités de produire un discours orienté afin de manipuler l’opinion.
Laurent Bihl, « La presse satirique en guerre – les principaux titres », art. cit.
Présente sur un certain nombre de supports différents (articles de presse, illustrations, cartes postales, poèmes…) cette figure syncrétique supposant une canonisation du nouveau héros de la nation n’a pas fait, à notre connaissance, l’objet d’une étude historienne, qui ne serait pas sans quelque intérêt pour faire émerger ses enjeux symboliques et ses modalités d’exploitation.
John Horne, « Demobilizing the Mind: France and the Legacy of the Great War, 1919–1939 », French History and Civilization, n° 2, 2009.
Leonard V. Smith, The Embattled Self. French soldiers’ testimony of the Great War, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 2007, p. 196.
Sur la récente accession de la caricature au statut de forme artistique à part entière, qui n’appelle plus de justifications de ses commentateurs quant à l’intérêt du support choisi, voir Michel Melot, « Conclusion », in Ségolène Le Men (dir.), L’Art de la caricature, Nanterre, PUPN, 2011.
Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 145. Nous n’entrons pas ici dans le débat, aujourd’hui éteint, quant à la pertinence de ce terme pour comprendre l’état d’esprit des soldats français (un pluriel au mot cultures paraît plus opérant dans ce cadre). La notion ne nous semble toutefois pas sans pertinence au moment de décrire l’uniformisation belliciste des représentations du conflit qui se cristallisa dans les discours sociaux de manière assez horizontale dès la déclaration de guerre – et tout particulièrement dans la presse. Pour une critique du concept, voir Nicolas Offenstadt, Philippe Olivera, Emmanuelle Picard et Frédéric Rousseau, « À propos d’une notion récente : la “culture de guerre” », in F. Rousseau (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Neuilly, Atlande, 2004, p. 667-674.
Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, ibidem.
Voir par exemple, sur la bromidrose fétide – cette maladie malodorante prêtée à la « race allemande » par la presse et certains scientifiques propagandistes, Juliette Courmont, L’Odeur de l’ennemi : l’imaginaire olfactif en 1914-1918, Paris, A. Colin, 2010.
Antonio Gramsci, Carnets de prison, Paris, Gallimard, 1978, p. 70 sqq.
Voir Nicholas-Henri Zmelty, « Les Allemandes dans la presse satirique française entre 1914 et 1918 », in Nicolas Bianchi et Fabien Meynier (dir.), Les Fabriques identitaires de la Grande Guerre, Rennes, PUR, 2022.
Henri Lavedan, « Le Rire de guerre », L’Intransigeant, 31 octobre 1914.
Voir notre ouvrage à paraître : Nicolas Bianchi, Le Rire des soldats de 14 : essai de poétique historique, Paris, CNRS Éditions.
Voir le « Saint Poilu » de Gabriel Pierre-Martin (1916).
Le concept, qui renvoie au fait pour une nation de faire renaître son passé glorieux pour légitimer son présent (parfois de façon bien plus concrète que par de simples illustrations de presse) a beaucoup été travaillé par Roger Griffin dans ses études sur le fascisme, dont ce mécanisme est pour lui l’un des moteurs. Voir par exemple son article « Palingenetic Myth », in Cyprian Blamires (dir.), World Fascism: A Historical Encyclopedia », Santa-Barbara, ABC-CLIO, vol. 2, p. 499-500.
Stéphane Audoin-Rouzeau, « Une anthropologie historique de l’expérience combattante », in Stéphane Audoin-Rouzeau, Raphaëlle Branche et Anne Duménil, La Guerre au XXe siècle, Paris, la Documentation française, 2014, p. 17-24.
Nicolas Beaupré, Écrits de guerre : 1914-1918, Paris, CNRS éd, 2013, p. 88.
Barbusse tourne en dérision cette tendance à travers la figure d’un aviateur racontant comment il a survolé successivement deux messes ennemies dont les clameurs et les revendications se confondaient : « J’ai reçu des shrapnells au moment où, très bas, je distinguais les deux cris terrestres dont était fait leur cri : “Gott mit uns !” puis : “Dieu est avec nous !” – et je me suis renvolé. » Henri Barbusse, Le Feu, Paris, Flammarion, 1916, p. 304. Voir plus généralement Xavier Boniface, Histoire religieuse de la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2014.
Voir également Annette Becker, La Guerre et la foi : de la mort à la mémoire, 1914-1930, Paris, Armand Colin, 1994.
Si nous ne sommes pas parvenu à l’identifier, il est tout à fait possible que Bofa se soit inspiré d’un vitrail précis pour produire sa caricature.
Sur les territoires occupés et leur reconstruction matérielle et symbolique, voir Philippe Nivet, La France occupée, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011.
Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, 2009, n° 143, p. 109-115.
C’est d’ailleurs ce que semblait annoncer la publicité de la semaine précédente, prévoyant un numéro de Noël teinté « de sourire et de souvenir ému, de fantaisie et de rire, de joie renaissante et d’humour légère [sic] », « Noël !... Noël !... », La Baïonnette, 12 décembre 1918, p. 14.
Rappelons qu’il s’agit là d’objets (institutions, personnes, événements, symboles, monuments, musées, archives, etc.) que la collectivité « réinvestit de son affect et de ses émotions ». Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984. Voir en particulier l’article de Jean-François Chanet sur « Les monuments aux morts de la Grande Guerre ».
Spleen l’ancien, « Histoires naturelles. La Saint Poilu », La Presse, 19 juin 1919.
On trouve encore par exemple, le 2 janvier 1919, un petit dessin proposant un jouet articulé pour enfant, « La Potence » avec ses pendus : soit deux mauvais sujets tirant la langue au prix (exorbitant) de 17 francs 45, soit « 1000 sujets boches interchangeables (article incassable) au prix de 75 centimes l’unité.
Sur cette transition entre culture de guerre et culture mémorielle de l’après-guerre, voir Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 235-258.
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