Diderot, le goût de l’art
La révolution du goût
« Autant d’hommes, autant de jugements1 » : il va de soi pour nous aujourd’hui que le goût est affaire de subjectivité. Mais le goût n’a pas toujours été identifié à l’expression souveraine d’un jugement intime. La culture classique reposait au contraire sur une objectivité du goût, définissant un cadre commun de la représentation, et impliquant une familiarité reconnaissable des formes, des figures, de la composition. En 1757, Landois définit le goût de la manière suivante dans l’Encyclopédie :
Goût, se dit en Peinture, du caractere particulier qui regne dans un tableau par rapport au choix des objets qui sont représentés & à la façon dont ils y sont rendus.
[…] Il y a goût de nation, & goût particulier : goût de nation, est celui qui regne dans une nation, qui fait qu’on reconnoît qu’un tableau est de telle école ; il y a autant de goûts de nation que d’écoles. Voy. École. Goût particulier est celui que chaque peintre se fait, par lequel on reconnoit que tel tableau est de tel peintre, quoiqu’il y regne toûjours le goût de sa nation. On dit encore goût de dessein, goût de composition, goût de coloris ou de couleur, &c. (R) (Goût, VII 770b)
À aucun moment il n’est question du spectateur face au marbre ou à la toile, de l’effet que l’œuvre produit, du plaisir qu’il en tire, du jugement par lequel il l’évalue. Le goût n’est pas affaire de réception, il définit et ordonne des régimes de production ; il n’affirme pas une singularité, mais une communauté : c’est un genre de peinture ; c’est la marque distinctive d’une nation, d’une école. Il n’a rien à voir non plus avec la matérialité de l’art : le goût est idéal ; c’est une belle nature, c’est-à-dire un modèle abstrait à partir duquel exécuter la représentation.
À la fin du siècle, il en ira tout autrement. L’objectif de la triple critique kantienne est précisément de renverser le rapport du sujet à l’objet, et, pour la Critique de la faculté de juger (1790), de faire du sujet éprouvant un sentiment esthétique face à l’œuvre d’art le centre et le principe sur lequel se fonde, non plus la réalité objective du goût, mais le jugement de goût :
« Pour distinguer si quelque chose est beau ou non, nous ne rapportons pas la représentation à l’objet par l’entendement en vue d’une connaissance, mais nous la rapportons par l’imagination (peut-être liée à l’entendement) au sujet et au sentiment de plaisir ou de déplaisir de ce dernier. Le jugement de goût n’est donc pas un jugement logique, mais esthétique, c’est-à-dire un jugement dont le principe déterminant ne peut être rien autre que subjectif. » (I, 1, 12)
Nous partons de ce que nous avons sous les yeux, la représentation, l’œuvre, pour aller non vers l’objet qu’elle représente, mais vers nous-mêmes qui éprouvons plaisir ou déplaisir. Le goût ne tient plus au rapport de la représentation à l’objet, il n’est plus ni un problème d’imitation, ni même une affaire d’entendement, de mise en œuvre des règles de composition et d’exécution de la représentation. Le goût opère avec et dans l’imagination, il reçoit les effets sensibles, esthétiques, que l’œuvre produit sur nous.
Ce renversement fonde l’esthétique comme champ spécifique de la philosophie : étymologiquement, l’esthétique est, globalement, la science de la sensation, c’est-à-dire des effets sensibles ; elle devient ici science de l’art et analyse de ses effets ; elle se donne pour objet, pour champ, l’effet que nous recevons de l’œuvre d’art.
La deuxième moitié du dix-huitième siècle est le théâtre de ce double renversement fondamental dans l’attention à l’œuvre d’art : le discours glisse du point de vue de sa production à celui de sa réception ; il organise son champ non plus à partir des objets qui le constituent mais du sujet qui les appréhende. Un corollaire essentiel de ce second glissement est l’émergence du plaisir au cœur du discours esthétique.
Entre modèle et jugement
Les principaux écrits de Diderot sur l’art prennent place entre ces deux jalons, l’article Goût de l’Encyclopédie d’une part, la Critique de la faculté de juger d’autre part. Il serait tentant dès lors d’en suivre l’évolution comme participant à ce grand renversement des Lumières au terme duquel naît ce que nous appelons aujourd’hui l’esthétique : au moment de l’Encyclopédie, dans les années 50, Diderot se passionne pour les techniques de l’art et privilégie l’art artisan par rapport à l’art artiste. C’est la première phase. Avec les Salons, en 1759, commence une deuxième phase : fort de son expérience au théâtre en 1757 et en 1758, Diderot prend en compte la position du spectateur et introduit le goût au sens moderne du terme. Mais cette nouvelle position n’est pas exclusive de l’ancienne, laquelle persiste sous la forme originale qui a fait la célébrité des Salons : Diderot continue de considérer comme sa priorité non la réalisation visible, mais le contenu intellectuel, l’idée, l’histoire que raconte l’œuvre. À partir de cette idée, concurremment à la scène que l’artiste a représentée, il ambitionne de recréer, de produire à nouveaux frais l’œuvre. Diderot va très loin dans ce sens, allant jusqu’à restituer une histoire, une idée, pour des tableaux qui, par leur genre même (le paysage, la nature morte), en sont dénués. Il n’est pas excentrique sur ce point, mais participe bien de son époque, pour qui l’histoire était le paradigme, et la scène le medium principal de la représentation. Le terme même de description, qui ne vise pas alors comme aujourd’hui l’authenticité détachée, pittoresque du détail, mais s’inscrit dans la logique encyclopédique d’une définition de l’objet, implique cette concurrence de la plume et du pinceau à partir d’une même idée.
Pourtant, à partir du Salon de 1767, le plus abouti des Salons, le doute s’installe : est-ce bien l’idéal qui prime ? Le technique3 ne serait-il pas l’essentiel ? N’y aurait-il pas un « sublime du technique4 » ? Dès lors, impossible de remonter à l’idée pour recréer l’œuvre parallèlement à celle qui nous est présentée : le technique se juge à ses effets ; il ne s’évalue que par le plaisir que, subjectivement, on en reçoit. Rivaliser avec les peintres en produisant les œuvres par la plume concurremment à eux, décrire mieux qu’ils n’auraient peint, cesse d’être l’enjeu, parce que la production n’est plus l’enjeu. Diderot se fait alors courtier, et commence la troisième phase de son rapport à l’art, celle de la commercialisation du goût : Diderot vend son goût à Catherine II, non seulement en l’aidant à constituer le noyau de sa collection classique par l’achat massif de tableaux lors des grandes ventes privées du tournant des années 1770 (Gaignat, 1769 ; Thiers, 1771 ; Choiseul, 1772), mais aussi par l’acquisition d’œuvres contemporaines (Vien, Demachy, Casanove, 1769). Il écrit enfin, à partir de 1776, les Pensées détachées sur la peinture, dont le premier chapitre, comme dans les Réflexions sur la peinture de Hagedorn qu’il lit alors, s’intitule « Du goût5 » ; le second, « De la critique ». On peut opposer ce point de départ centré sur la réception de l’œuvre d’art à celui des Essais sur la peinture qui en 1766 servaient de conclusion au Salon de 1765 : les deux premiers chapitres, « Mes pensées bizarres sur le dessin » et « Mes petites idées sur la couleur », partaient des deux piliers de l’enseignement et donc de la production artistiques, tout le débat académique classique portant sur la prééminence de l’un ou de l’autre.
L’héritage métaphysique
Est-ce à dire pour autant qu’avant l’émergence de l’esthétique comme champ spécifique de la philosophie l’œuvre d’art n’était envisagée qu’en termes de production, c’est-à-dire, dans les termes classiques, de poétique et de composition ? Il y a bien sûr toute une histoire, millénaire, de notre rapport à la représentation et de la théorisation de ce rapport. Lorsque Diderot se demande ce que c’est que voir, un préalable décisif pour prendre en compte la position du spectateur face à l’œuvre, il hérite de toute l’optique cartésienne, et de l’idéologie mécaniste qui la porte : c’est contre ce mécanisme là qu’il développera son propre matérialisme. Lorsqu’il s’émerveille devant le spectacle de la nature, il se positionne par rapport à toute une tradition théologique de la vision, qui court de saint Paul à Thomas d’Aquin et à une scolastique qui, même révolue au dix-huitième siècle, a laissé des traces profondes dans les schémas de pensée et de raisonnement. Enfin, lorsque Diderot évoque l’idée, l’idéal, le modèle idéal de l’œuvre, il se réfère, explicitement, à la République de Platon6, au mythe de la caverne7 et à l’exclusion platonicienne des poètes de la cité8.
Non seulement Diderot n’adhère pas inconditionnellement à ces traditions métaphysiques, mais il tend à renverser l’idéalisme métaphysique dont il hérite. Ce cheminement ne va pas dans le sens de la fondation d’une esthétique, et a fortiori de l’esthétique kantienne. C’est ce qui fait toute la difficulté, mais aussi l’originalité et sans doute la modernité de ce goût de Diderot : ce que l’on pourrait appeler son a-subjectivité radicale, à partir de laquelle appréhender la matière même de l’art.
Un goût a-subjectif
Quand le goût cesse de définir un style ou un genre, qu’il se détache de l’objet, il est pris d’abord comme sens, comme appréhension sensible immédiate, comme corporisation de l’art : goûter l’art, s’en dégoûter, abolir et recréer la distance du sujet à l’objet ; le goût défait le sujet, élide le verbe et ramène la vision à une monstration : à un « voilà », à un « c’est ».
Le goût développe ensuite et propage un commerce, une collectivité du goût, à partir de laquelle se répartissent les positions du dialogue. Nouvelle défection du sujet : le goût introduit la pluralité des voix, le partage des opinions, le jeu des différences.
Le goût désigne enfin l’acquisition d’une expérience, ce à quoi l’on prend goût. Mais prendre goût ne fixe pas le jugement. Tout au contraire, cette expérience est celle d’une sortie de soi en terrain étranger, d’une aliénation au champ de l’art, d’une rêverie qui passe par la jouissance de sa propre dissémination.
« Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous, mon ami, ce qu’il faudrait avoir ? Toutes les sortes de goût, un cœur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d’une infinité d’enthousiasmes différents, une variété de style qui répondit à la variété des pinceaux ; pouvoir être grand ou voluptueux avec Deshays, simple et vrai avec Chardin, délicat avec Vien, pathétique avec Greuze, produire toutes les illusions possibles avec Vernet ; et dites-moi où est ce Vertumne-là9 ? » (Préambule du Salon de 1763, Ver IV 237 ; DPV XIII 341)
Face à l’œuvre, Diderot fait l’expérience d’une triple dissémination : dissémination des objets, qui menace la description d’illisibilité ; dissémination des voix et partage des jugements, qui dialogise la parole et brise le discours ; dissémination des points de vue, qui fragmente et aliène le regard. Cette triple dissémination est au fondement de l’a-subjectivité radicale du goût diderotien.
Les voies de l’expérience
Pour autant, malgré une référence insistante à l’extériorité objective d’un goût public, d’un goût national, Diderot forge son goût à travers une expérience singulière. Il ne vient pas à l’art à partir d’une culture artistique, et avant les Salons il n’a pour ainsi dire rien vu. Il le confesse lui-même dans le préambule du Salon de 1765 :
« C’est la tâche que vous m’avez proposée qui a fixé mes yeux sur la toile et qui m’a fait tourner autour du marbre. J’ai donné le temps à l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai ouvert mon âme aux effets, je m’en suis laissé pénétrer. J’ai recueilli la sentence du vieillard et la pensée de l’enfant, le jugement de l’homme de lettres, le mot de l’homme du monde et les propos du peuple ; et s’il m’arrive de blesser l’artiste, c’est souvent avec l’arme qu’il a lui-même aiguisée. Je l’ai interrogé, et j’ai compris ce que c’était que finesse de dessin et vérité de nature ; j’ai conçu la magie de la lumière et des ombres ; j’ai connu la couleur ; j’ai acquis le sentiment de la chair. » (Ver IV 291 ; DPV XIV 21-2)
Cette expérience est une expérience de dépossession : laisser entrer l’impression, ouvrir son âme aux effets, se laisser pénétrer, c’est accepter une certaine dissolution de soi, un transport de soi dans la pluralité des voix et des objets. La première expérience est donc celle d’une sorte de suppression de soi : elle a été longuement préparée avant l’Encyclopédie.
Visions d’aveugle
Dans les premiers écrits de la fin des années 1740, l’allégorie occupe une place prépondérante, non seulement, selon une pratique alors courante, au frontispice de ses ouvrages, mais aussi dans leur conception même.
Allégorie du masque
Parmi ces premières images allégoriques, le masque de la superstition, prélude à la figure, centrale chez Diderot, de l’aveugle. Le frontispice allégorique des Pensées philosophiques (ill. 1), en 1746, représente la Religion naturelle, sorte de Vénus volante aux longs cheveux, l’Aeneadum genetrix de Lucrèce, arrachant son masque aux yeux clos des mains de la Superstition, une vieille femme au sceptre brisé dont la robe dissimule mal la queue de dragon10. La couronne de la Superstition est à terre, et la sphynge avec ses énigmes (les discours incompréhensibles de la Religion prétendument révélée) est écrasée sous elle : la vision in ænigmate, est ainsi identifiée a contrario à la foi chrétienne, tandis que le corps nu aux bras déployés de la déesse antique définit l’exercice de la Raison philosophique à la fois comme expérience épiphanique de la vision et comme séduction du regard. L’allégorie de la superstition démasquée fera long feu : on la retrouve dans les gravures révolutionnaires, foulée aux pieds aux côtés du despotisme (ill. 2). Mais son masque en croise un autre, celui de Thalie, la muse du Théâtre11 : lever et abaisser le masque est le geste fondateur de la représentation théâtrale classique.
Interposition du rideau
Les Bijoux indiscrets, composés en 1747 à la suite des Pensées philosophiques, proposent en quelque sorte la représentation narrative de cette mécanique de la représentation : au royaume de Monomotapa, quelque part en Afrique, le jeune sultan Mangogul s’ennuie ferme en compagnie de sa belle favorite, la vertueuse Mirzoza. Il décide de consulter son génie tutélaire Cucufa, qui lui offre pour le divertir un anneau magique : tourné sur le doigt il rend invisible celui qui le porte et fait parler le bijou de la femme vers qui il est pointé12. Le roman se déroule alors comme une série de trente et un essais de l’anneau : l’édition originale des Bijoux, en deux volumes, est illustrée non seulement d’un frontispice allégorique, mais d’une vignette liminaire et de 6 estampes. La dernière d’entre elles illustre le vingt-neuvième essai de l’anneau, c’est-à-dire l’histoire de Zuleïman et de Zaïde (ill. 3). Cette histoire d’un amour parfait entre Zaïde et son amant Zuleïman, où le discours du bijou ne contredit ni les propos, ni les lettres enflammées de Zaïde, désespère Mangogul, qui y voit une concurrence à son amour pour Mirzoza. Le sultan se rend donc une deuxième fois chez la jeune femme, et c’est la scène que le graveur a illustrée.
Au premier plan, sur une bergère ornée d’une coquille de Vénus, en dessous d’une Pastorale peinte (une femme est allongée au pied d’un arbre, une autre esquisse un pas de danse devant elle), Zuleïman développe les arguments de son discours amoureux, dont ses mains balancent le poids. Attentive, peut-être amusée, légèrement en retrait, Zaïde a tendrement étendu son bras droit sur son épaule. Un rideau protège leur intimité de l’arrière-plan, où se tient Mangogul.
La scène fait écho à une estampe de l’édition de 1740 du Tanzaï et Néadarné de Crébillon (ill. 4), un conte oriental libertin auquel Les Bijoux indiscrets font explicitement et à plusieurs reprises référence. Dans cette estampe, qui est également anonyme, le génie Jonquille s’approche de la belle Néadarné qui, privée de son bijou par un sortilège, est venue s’offrir à lui pour le recouvrer. Néadarné joue l’effarouchée et, quoique quasiment nue et jambes écartées, se recule pudiquement. La scène est sans témoin dans le roman, mais l’illustrateur ajoute à droite une fontaine dont l’eau jaillit du bec d’un cygne qui semble regarder les protagonistes du coin de l’œil.
L’illustrateur des Bijoux indiscrets retrouve la scénographie de La Déclaration d’amour de Jean-François de Troy (ill. 5), avec sa bergère tendue de damas corail et sa coquille dorée à la feuille d’or, son rideau sur la gauche préservant mollement un simulacre d’intimité, le gros coussin auquel la jeune femme s’accoude à droite, et le panneau peint pastoral, au-dessus, qui semble redoubler, avec plus d’ardeur encore, l’élan passionné du premier plan. La gravure simplifie la scène encombrée par de Troy, faisant disparaître le chapeau sur le canapé (le chapeau déposé indique la scène érotique), le chien agrippé à la robe, le dessus de cheminée surmonté d’un vase, et ouvre à gauche un second plan pour l’effraction voyeuriste :
« Mangogul, accablé de tristesse, se renversa dans un fauteuil, et se mit la main sur les yeux. Il craignit de voir des choses qu’on imagine bien, et qui ne furent point... » (II, 19, Ver II 191, DPV III 148)
Le personnage assis près de la fenêtre est Mangogul : c’est vêtu de la même longue tunique que Mangogul invoque Cucufa dans l’estampe qui illustre le chapitre IV du premier volume. Le graveur n’a pas reproduit le geste de se voiler les yeux imaginé par Diderot. Cependant la disposition des lieux rend matériellement impossible la vision de Mangogul, et le rideau tenu par une embrasse matérialise cette impossibilité13.
Mangogul n’a pas recours à l’anneau. Il laisse parler les amants, pour un discours qui ne débouche sur rien : la sincérité du discours amoureux interdit la jouissance sexuelle. Le graveur signifie cette leçon de la scène par l’ironie légère de Zaïde et la mélancolie ennuyée de Mangogul, qu’observe comme en riant un masque de comédie moulé en stuc au haut du mur au-dessus de lui. Le masque, le rideau et l’anneau magique disent la même mécanique de la représentation : quelque chose est temporairement levé qui révèle, à distance, l’objet. Que la levée se pérennise et l’objet s’évanouit.
Iconologie du bandeau
Religione (Ripa, 1603) - Chevalier d’Arpin
Dans La Promenade du sceptique14, Diderot imagine trois allées représentant trois attitudes philosophiques différentes, l’allée des épines, pour les fanatiques religieux, l’allée des fleurs, pour les libertins, et, entre les deux, l’allée des marronniers, fréquentée par les sceptiques. Les habitants de l’allée des épines ont les yeux bandés15. Le bandeau du croyant fanatique reprend en la caricaturant la parabole de Paul dans l’Épître aux Corinthiens, « Nous voyons à présent à travers un miroir et dans le flou, mais alors nous verrons face à face » (I Cor 13, 12)16. Le bandeau, ou le voile, figure allégoriquement la vision imparfaite de l’homme d’avant la Révélation, à qui la vision face à face est encore interdite. Aussi l’allégorie de la Religion, dans l’Iconologie de Ripa, est-elle représentée le visage couvert d’un fin voile (ill. 6). Au voile de la Religion s’oppose le bandeau de l’Erreur, représentée par un voyageur aux yeux bandés qui tâtonne avec un bâton17 (ill. 7). Mais cette opposition n’est qu’apparente : le voyage de l’Erreur est le pèlerinage de la vie, au terme de laquelle, si on ne s’égare pas, on peut espérer la félicité chrétienne. C’est aussi le cheminement des pèlerins de l’allée des épines, dans la posture même qui fut celle du Christ quand il apparut à ses disciples à Emmaüs18, un cheminement que Ripa identifie à celui de la Raison19. On voit ainsi comment, dans l’iconologie la plus orthodoxe, l’aveuglement se retourne en illumination, et le bandeau sur les yeux devient le nécessaire préalable de la vision.
Voile parodique de la Foi, il est comparé à un « verre à facettes20 », qui fragmente et démultiplie l’objet observé ou projeté à travers lui. Non seulement il s’agit de voir à travers le voile et le bandeau, mais, de l’allée des marronniers vers celle des épines, d’espionner à travers les buissons, de faire des incursions21, de se glissser « furtivement à la faveur d’un défilé, d’un bois, d’un brouillard, ou de quelque autre stratagème propre à favoriser le secret de leur marche22 », de converser à travers un cabinet de verdure, « séparés par une haie vive, assez épaisse pour les empêcher de se joindre, mais non de s’entendre23 ». Enfin, dans l’allée des fleurs, le bandeau continue d’exercer son empire : « Leur bandeau les gêne beaucoup ; […] aussi ne font-ils que lorgner par intervalle et comme à la dérobée24. » L’allée elle-même se compartimente en « cabinets destinés à divers usages » où, tandis qu’un amant s’éloigne, « un rival, qui n’attendait que son absence, franchissait une charmille qui le cachait », où les femmes « me lorgnaient à travers une gaze légère qui leur couvrait le visage »25.
À ce regard de derrière, dissimulé, concupiscent, réglé par l’interposition d’un voile, d’une charmille, d’un écran, s’oppose la vision mystique des aveugles de l’allée des épines, attendant les magnifiques récompenses de la Foi :
Mais en quoi consistent ces magnifiques récompenses ?… En quoi ? à voir le prince ; à le voir encore ; à le voir sans cesse et à être toujours aussi émerveillé que si on le voyait pour la première fois, et comment cela ?… Comment ? Au moyen d’une lanterne sourde qu’on nous enchâssera sur la glande pinéale, ou sur le corps calleux, je ne sais trop lequel, et qui nous découvrira tout si clairement que…
À la bonne heure (Allée des marronniers, §27, Ver I 112, DPV II 127).
Diderot se moque de la Dioptrique de Descartes, où le philosophe, décrivant les « images qui se forment sur le fond de l’œil », imaginait leur transport « jusques à une certaine petite glande, qui se trouve environ le milieu de ces concavités » du cerveau. Cette glande, identifiée à la glande pinéale26, excita la verve des adversaires de Descartes. Pour la rendre opérationnelle, Diderot lui greffe, à l’intention du Chrétien récompensé par les lumières de la Foi, la lanterne d’Empédocle27, une lanterne sourde, c’est-à-dire une lanterne fermée, dont la bougie ne se découvre que par une étroite ouverture, de façon que celui qui la porte puisse voir sans être vu : la superstition chrétienne n’éclaire que le fanatique qui se prétend éclairé par elle. Mais, au delà du persiflage antichrétien, c’est le dispositif optique qui importe : de l’illumination que procurait la clara visio dei, on est passé à un système d’effraction, qui individualise et subjective la vision, la définit comme une effraction, le voleur voyeur surprenant au moyen de sa lanterne un spectacle communément dérobé. Ce dispositif occupera une place centrale dans les Salons28, où il fonde le regard du spectateur sur l’œuvre, et dans la fiction diderotienne, dont il ordonne les scènes.
L’aveugle aux deux bâtons
L’origine du regard est donc chez Diderot une vision empêchée, une vision d’aveugle. Le frontispice de la Lettre sur les aveugles, publiée en juin 1749, fait référence à la parabole de l’aveugle qui ouvre la Dioptrique de Descartes (« De la lumière »). Il s’agit au départ de n’importe lequel d’entre nous « marchant de nuit sans flambeau, par des lieux difficiles ». Mais aux chapitre « De la vision », lorsque vient l’illustration, « l’aveugle, dont nous avons déjà tant parlé » est devenu un aveugle véritable29 (ill. 8 et 9). Il n’y a en tout état de cause pas d’yeux bandés chez Descartes. Quant aux deux bâtons qui se rejoignent au point E que l’aveugle regarde du bout de ses mains, ils sont extrapolés par le dessinateur, Descartes ne parlant que des « lignes droites qu’on peut imaginer être tirées de l’extrémité de chacune de ces parties » : l’homme « tourne sa main A vers E, ou C aussi vers E ». Ces droites figurent ainsi les deux axes naturels des abscisses et des ordonnées par lesquels le sujet regardant définit instinctivement, en se mouvant, le plan optique dans lequel mesurer la position géométrale de l’objet regardé.
L’aveugle aux deux bâtons est donc en quelque sorte une aberration post cartésienne, que Diderot exacerbe : « Madame, ouvrez la Dioptrique de Descartes, et vous y verrez les phénomènes de la vue rapportés à ceux du toucher, et des planches d’optique pleines de figures d’hommes occupés à voir avec des bâtons. » (Ver I 142, DPV IV 21) La figure récurrente de la Dioptrique est en fait celle du joueur de raquette, et l’aveugle aux bâtons n’apparaît qu’une fois ; le dessinateur a pris soin d’arrêter les bâtons au point E, qu’il s’agit par leur moyen de situer dans l’espace, et de les prolonger comme droites virtuelles par des pointillés30. Les deux bâtons qui se croisent sur le frontispice de la Lettre sur les aveugles n’ont donc aucun sens, et l’élégant jeune homme en costume Louis XV qui remplace le vieil aveugle lesté d’un chien en laisse fait bien plus écho aux allégories de l’allée des fleurs qu’aux démonstrations cartésiennes (ill. 10).
Aveuglé par le bandeau pour le jeu auquel il se prête, tout à son jeu, le jeune homme se retire en lui-même, à la manière des personnages que Carmontelle plantera debout, songeurs, dans un vague paysage31 : en 1765, Carmontelle dessine M. de Tourempré relevant des niveaux au moyen de deux petits miroirs fixés au bout d’une canne qu’il étend devant lui (ill. 11), ou les frères Montmort absorbés devant un instrument d’optique32. A chaque fois l’absorbement signifie un retrait, vers une rêverie, une attention en deçà de la représentation, et dans le même temps une exhibition : de la rêverie, c’est le rêveur qu’il faut voir, sa figure désigne son intériorité.
Dès lors le bandeau et les bâtons croisés prennent sens, non plus comme parabole optique pour démontrer, comme l’avait fait Descartes, la géométralité tactile de la vision, mais comme un dispositif d’observation qui est en même temps un dispositif de représentation. Mettre et ôter le bandeau, croiser et décroiser les bâtons, c’est faire l’expérience virtuelle de l’aveuglement, et de l’incertitude du bâton comme supplément de l’œil, une expérience menée à la manière d’un jeu, d’un théâtre de société, par un aveugle temporaire, mondain, malhabile. Pour comprendre la vision, il faudra jouer à l’aveugle, s’exhiber sur la scène de ce jeu virtuel dans la posture du retrait, de la maladresse, et de l’impossibilité de voir.
L’expérience du regard
Tout le début de la Lettre sur les aveugles est en effet consacré à la mise en place de ce dispositif : Réaumur a refusé à Diderot d’assister à une opération de la cataracte33 qui rendait la vue à une aveugle-née ; « en un mot, il n’a voulu laisser tomber le voile que devant des yeux sans conséquence » (Ver I 139, DPV IV 17). Le mot « voile » fait écho aux bandeaux de La Promenade du sceptique, également désignés comme voiles, et jouera un rôle essentiel dans la réflexion théorique des Essais sur la peinture qui viennent clore en 1766 le Salon de 1765. Les Essais prennent pour point de départ une femme aveugle : « Voyez cette femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse » (Ver IV 467, DPV XIV 343). De cette femme, on ne présentera à la nature, appelée comme un spectateur virtuel pour une scène dérobée, qu’une partie du corps, n’importe laquelle, à l’exception du visage. Même opération avec un bossu : « Couvrez cette figure, n’en montrez que les pieds à la nature ». De là, on passe aux grands modèles antiques : « Qu’il me soit permis de transporter le voile de mon bossu sur la Vénus de Médicis, et de ne laisser apercevoir que l’extrémité de son pied »34. La nature, alors, restitue l’aveugle et le bossu, mais non Vénus, car le meilleur statuaire n’a pu rendre à chaque point du corps les proportions et les déformations exactes que chacune de ses parties a induites sur les autres.
Le scénario imaginaire est à chaque fois le même et renvoie à l’expérience enfantine de la disparition des choses. Diderot, anticipant le scénario freudien du fort-da35, n’en dit qu’indirectement l’angoisse, par la joie de la réapparition des objets :
« Ne serait-il pas plus naturel de supposer qu’alors les enfants s’imaginent que ce qu’ils cessent de voir a cessé d’exister ; d’autant plus que leur joie paraît mêlée d’admiration, lorsque les objets qu’ils ont perdu de vue, viennent à reparaître. Les nourrices les aident à acquérir la notion de la durée des êtres absents, en les exerçant à un petit jeu qui consiste à se couvrir et à se montrer subitement le visage. » (ibid.)
L’interposition et la levée du voile font émerger le visible, un visible qui ne serait plus seulement optique (une géométrie du toucher), mais phénoménologique, ou scopique : une poussée, une pulsion se manifeste du visible, qui fait voir et qui dérobe, qui exhibe et qui soustrait, qui théâtralise et qui absorbe. Ce visible là, qui s’apprend par le jeu, est irréductible à la vision d’aveugle que la mystique chrétienne et l’optique classique avaient d’abord léguées à Diderot.
Le spectacle de la nature
Cette irréductibilité est manifestée de la façon la plus violente dans la Lettre sur les aveugles par la révolte de l’aveugle face au spectacle de la nature : « Nous sortons de la vie, comme d’un spectacle enchanteur ; l’aveugle en sort ainsi que d’un cachot » (Ver I 145 ; DPV IV 24). Du coup, l’argument théologique des merveilles de la nature, comme preuves de l’existence de Dieu, tombe pour l’aveugle, dont Diderot, retournant cette fois radicalement l’allégorie de La Promenade du sceptique, fait le porte-parole de l’athéisme36 : « c’est que ce grand raisonnement qu’on tire des merveilles de la nature, est bien faible pour des aveugles » (Ver I 148 ; DPV IV 28). Alors que l’aveugle Saunderson, le génial et vertueux professeur de mathématiques de Cambridge, est sur le point de mourir, le pasteur Holmes est dépêché à son chevet :
« Le ministre commença par lui objecter les merveilles de la nature : “Eh ! Monsieur, lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi ! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres, et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher.” » (Ver I 166 ; DPV IV 48)
Et Saunderson de renvoyer dos à dos Newton, Leibniz et Clarke37 : « Je ne vois rien ; cependant j’admets en tout un ordre admirable ». Le Beau ne peut résider pour l’aveugle que dans la disposition des parties, dans la composition de l’ensemble : Saunderson substitue donc l’ordre de la nature à son spectacle. Il est caractéristique que les deux articles que Diderot consacrera à l’art dans l’Encyclopédie, Beau et Composition, partent justement de ce qui, de l’art, est, de son aveu même, compréhensible par l’aveugle, c’est-à-dire inessentiel : le système des rapports (le mot revient plus de cent fois dans l’article Beau), la distribution des parties.
Le goût de l’Architecte
L’article Beau, publié dans le tome II de l’Encyclopédie en 1752, compile la littérature grise du temps, elle-même très exégétique. Diderot n’y développe pas sa théorie esthétique ; il décrit un champ, et nous révèle par là ce qu’il lit : ni l’abbé Du Bos, dont le nom n’est jamais mentionné (ni dans les Salons d’ailleurs), ni Félibien, ni les conférences de l’Académie royale de peinture, mais d’abord, via le père André38, Platon et saint Augustin, puis le leibnizien Christian Wolff39, dont Formey remarque à très juste titre qu’il ne l’a lu que fort superficiellement40, Crousaz41, enfin Hutcheson42 qu’il suit de près.
La base de l’article Beau est le chapitre 32 du premier livre du De vera religione d’Augustin. Augustin s’interroge sur ce qui pousse l’ouvrier du bâtiment (artifex) à rechercher la symétrie dans ce qu’il construit :
« il me dira que c’est comme cela qu’on fait, que c’est cela qui est beau, que c’est ce qui plaît aux gens qui regardent, et il ne hasardera rien de plus. Il se tasse sur lui-même, les yeux tournés vers le sol, et il ne comprend pas d’où cela tient. Mais moi c’est l’homme qui a des yeux à l’intérieur (virum intrinsecus oculatum), et qui voit dans l’invisible (invisibiliter videntem) que je ne cesserai d’admonester […]. Et je lui demanderai d’abord s’il y a du beau parce que cela plaît ou si cela plaît parce que c’est beau43. »
À la vision terre à terre de l’ouvrier Augustin oppose l’œil intérieur de l’homme, la clairvoyance spirituelle qui voit l’invisible. La recherche de la beauté est recherche de la grâce : l’esthétique est la vraie religion et la vision du beau — la vision de l’aveugle mystique.
Chez le père André, qui paraphrase Augustin, l’œil intérieur des mystiques disparaît, et le plaire colonise le discours :
« Mais pourquoi cette symétrie vous paroît-elle nécessaire ? Par la raison que cela plaît. Mais qui êtes-vous pour vous ériger en arbitre de ce qui doit plaire ou ne pas plaire aux hommes ? Et d’où savez-vous que la symétrie nous plaît ? J’en suis sûr, parce que les choses ainsi disposées ont de la décence, de la justesse, de la grace : en un mot, parce que cela est beau. Fort bien. Mais dites-moi : cela est-il beau, parce qu’il plaît, ou cela plaît-il parce qu’il est beau44 ? »
Il n’est plus question ici ni d’œil intérieur, ni de vision de l’invisible. C’est dans la disposition même des choses que réside l’origine de leur beauté ; mais la beauté consiste dans cette disposition. L’origine, la cause de ce principe de symétrie et d’ordonnance est alors proclamée comme unité, « cette unité, qui vous dirige dans la construction de votre dessein », « cette unité que vous regardez dans votre Art comme une loi inviolable », « une certaine unité originale, souveraine, éternelle & parfaite ».
À ce moment de la démonstration, le père André revient à Augustin et réintroduit, comme principe de cette unité, « l’art du Créateur[,] cet art suprême, qui lui fournit tous les modèles des merveilles de la nature » : on retrouve ici le discours du pasteur Holmes à Saunderson dans la Lettre sur les aveugles. Dans l’article Beau au contraire, qui suit alors Wolff, le Beau se déduit « des choses qui nous plaisent », en fonction d’un « sens interne » (Hutcheson), d’une « faculté de sentir et de penser » qui établit des « rapports de convenance et de disconvenance » (Ver IV 97, DPV VI 154). Le cercle logique de l’origine45 court-circuite en quelque sorte le développement d’une pensée métaphysique du beau.
Tout indique que Diderot a rédigé cet article en 1748 avant la Lettre sur les sourds46. La théorie des rapports développée dans l’article Beau, qui ne contient aucune référence à quelque œuvre littéraire ou artistique que ce soit, reste tributaire du cadre conceptuel de la Lettre sur les aveugles : le Beau y est pensé comme une construction intellectuelle de l’imagination, qui ne différencie pas le spectacle de la nature des productions de l’art. Un événement va précipiter cette mutation épistémologique fondamentale et la scission intime sur laquelle elle repose.
La scène et le tableau
Le 24 juillet 1749 au matin, la police perquisitionne l’appartement de Diderot rue de l’Estrapade, avec ordre de saisir les manuscrits qui s’y trouvent, et fait conduire celui-ci à la prison de Vincennes, sur lettre de cachet. L’initiative en revient au comte d’Argenson, qui est directeur de la librairie depuis 1737, et à ce titre chargé de la censure. D’Argenson agit de concert avec le lieutenant général de police, Nicolas René Berryer, un ami de la Pompadour, qui mènera l’interrogatoire le 31 juillet. Diderot nie être l’auteur des Pensées philosophiques, des Bijoux indiscrets et de la Lettre sur les aveugles, mais est trahi dès le lendemain par son éditeur, le libraire Durand. Le 13 août, terrifié à la perspective d’une détention indéfinie, que permettait la lettre de cachet, Diderot se rétracte et s’engage sur l’honneur à ne plus rien écrire à l’avenir sans l’avoir soumis au jugement de Berryer47. Les conditions de sa détention sont adoucies et, notamment grâce à l’intervention répétée des éditeurs de l’Encyclopédie, qui le réclament pour mener à bien la plus grande entreprise éditoriale du siècle, il sera libéré le 9 novembre. Dans les débuts de sa détention, Diderot a écrit par deux fois à son père, qui lui répond le 3 septembre, assez durement :
« Et rappelez-vous le souvenir que votre pauvre mère, dans les remontrances qu’elle vous a faites d’une vive voix, vous a dit plusieurs fois que vous étiez un aveugle48. »
L’aveugle de Diderot, à la fois mystique aveugle et athée militant, désignait donc Diderot lui-même, sous le regard conjugué et refoulé de sa mère et de son père.
L’ordre des mots
La Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent, publiée en février 1751, indique par son titre le changement de paradigme : privé de la parole depuis Vincennes, devenu en quelque sorte sourd-muet, Diderot cherche un autre moyen d’expression, et ce moyen ne sera pas détourné : il s’agit de retrouver l’expression originaire, l’énergie du geste, l’effet immédiat et global de l’image.
Le sujet de la Lettre est apparemment essentiellement technique et érudit : il s’agit de la question des inversions, introduite par les grammairiens du XVIIe siècle49 et récemment à nouveau soulevée par l’abbé Batteux50 ; cette question sera d’ailleurs reprise, avec d’abondants emprunts à la Lettre sur les sourds, à l’article Inversion de l’Encyclopédie, signé par Beauzée51 (VIII, 852-6).
Le point de départ est le dispositif expérimental de la Lettre sur les aveugles : un œil est confronté pour la première fois à un objet. Que se passe-t-il quand on voit les choses pour la première fois ? La nature des choses nous est donnée dans un certain ordre, dit « ordre naturel », mais la langue les exprimera dans un autre ordre, « l’ordre scientifique ou d’institution »52. La discordance de l’appréhension phénoménologique et de la représentation discursive se manifeste par l’inversion.
Sous couvert d’une discussion de grammairien qui paraît quelque peu byzantine, Diderot opère ici un déplacement épistémologique fondamental : en identifiant l’ordre du langage à un ordre d’institution, il introduit un ordre de la pensée, antérieur au langage. Il définit alors la nature première de la pensée comme une expérience de la vue : « l’œil serait frappé d’abord de la figure », voilà le commencement de la pensée, le préalable de la représentation53.
À la vision naturelle, matérielle, immédiate, reçue par l’œil, Diderot superpose une vue de l’esprit, métaphorique, médiatisée par la langue. L’inversion devient l’expérience de cette superposition, pour laquelle Diderot emprunte la figure de la traduction : pour remonter de l’ordre institué vers l’ordre naturel de la pensée, il s’agira de demander à un sourd muet de traduire un discours « du français en gestes ». Or cette traduction est impossible : Diderot retourne en effet subrepticement le sens de la traduction et fait remarquer qu’il y a une intensité expressive du geste que les mots ne traduiront jamais.
« … on parviendrait à substituer aux gestes à peu près leur équivalent en mots ; je dis à peu près, parce qu’il y a des gestes sublimes que toute l’éloquence oratoire ne rendra jamais. Tel est celui de Macbeth dans la tragédie de Shakespeare. La somnambule Macbeth s’avance en silence et les yeux fermés sur la scène, imitant l’action d’une personne qui se lave les mains, comme si les siennes eussent encore été teintes du sang de son roi qu’elle avait égorgé il y avait plus de vingt ans. Je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence et le mouvement des mains de cette femme. Quelle image du remords ? » (Ver IV 17 ; DPV IV 143)
Le geste sublime est muet ; il définit encore une figure allégorique, l’image du remords, dans la continuité des allégories de La Promenade du sceptique et des Bijoux indiscrets. Mais inexorablement, Diderot va à partir de là s’éloigner de la perspective discursive54 et grammairienne sur laquelle reposait la question des inversions : la scène de théâtre devient la forme fondamentale de l’expression et de la représentation.
Que reste-t-il de la scène quand on en ôte la parole ? Le pathétique sublime d’un geste sans éloquence, le silence d’un mouvement machinal, c’est-à-dire ce qui, du jeu de l’acteur, demeure irréductible à tout système de signes, à la limite de l’infigurable. C’est encore, et ce n’est déjà plus une allégorie.
Le geste sublime
Diderot n’a probablement pas lu Macbeth : il se trompe en évoquant le meurtre de Duncan, le roi légitime, par Lady Macbeth, alors que c’est Macbeth lui-même qui l’a égorgé. Shakespeare est alors presque un inconnu en France55, même si Voltaire en a fait l’éloge en 1734 dans la dix-neuvième de ses Lettres philosophiques. Il n’y a pas de représentation attestée de Macbeth en France avant 178456. Mais dans les années 1740, Diderot gagne sa vie comme traducteur de l’anglais. Il s’intéresse à Alexander Pope, dont il annote la traduction par Silhouette de l’Essay on Man57. Or Pope est le grand éditeur de Shakespeare au début du dix-huitième siècle : sa préface de 1725 est constamment rééditée dans les éditions ultérieures, et notamment dans celle de 1744 illustrée par Hayman58. L’illustration de Macbeth représente précisément la scène 1 de l’acte V, où Macbeth somnambule entre en se frottant les mains, sous le regard inquiet de son médecin et de sa dame de compagnie59 (ill. 12). On peut supposer que Diderot a juste parcouru la pièce et fantasme la scène d’après l’estampe insérée au début du texte.
L’hypothèse est renforcée par une autre convergence entre ces gravures frontispices que donnaient les éditions des textes dramatiques et les exemples scéniques que Diderot feint d’invoquer spontanément. Il cite en effet, dans l’Héraclius de Corneille, l’endroit
« où le tyran se tourne successivement vers les deux princes en les appelant du nom de son fils, et où les deux princes restent froids et immobiles.
Martian ! À ce mot personne ne veut répondre.
Voilà ce que le papier ne peut jamais rendre ; voilà où le geste triomphe du discours ! » (Ver IV 18 ; DPV IV 143)
Diderot n’a pas le texte sous les yeux : il cite de mémoire un vers faux. En revanche ce face à face de Phocas et des deux princes fait l’objet de la gravure de François Chauveau pour l’édition de 166460 (ill. 13) ; c’est toujours lui que l’on voit dans les contrefaçons de 1714 et de 174061 ; et c’est encore lui que Gravelot choisit pour l’illustration en 176462. La scène évoquée n’est donc que fictivement théâtrale : Héraclius est joué à Paris jusqu’en 1723 et à partir de 1766 ; Diderot ne l’a pas vu au théâtre quand il écrit la Lettre sur les sourds.
La convergence est la même quand Diderot cite Rodogune63 :
« Dans la sublime scène qui termine la tragédie de Rodogune, le moment le plus théâtral est sans contredit, celui où Antiochus porte la coupe à ses lèvres, et où Timagene entre sur la scène en criant : ah ! Seigneur ? quelle foule d’idées et de sentiments ce geste et ce mot ne font-ils pas éprouver à la fois ! » (Ver IV 18 ; DPV IV 144)
C’est la scène illustrée par Chauveau (ill. 14) dans le même volume de 1664 du Théâtre de Pierre Corneille, reprise dans les contrefaçons de 1714 et de 1740, illustrée à nouveaux frais par Gravelot en 1764 : comme Héraclius, Rodogune met en scène deux princes héritiers interchangeables liés d’une amitié indéfectible. La gravure représente Antiochus, l’un des princes, au centre, qui vient de prendre la coupe des mains de sa mère Cléopâtre, reine de Syrie. Celle-ci à droite, soutenue par sa suivante Laonice, titube, tandis qu’à gauche Rodogune, princesse des Parthes, qu’il doit épouser, mais que Cléopâtre poursuit de sa haine, tend la main pour écarter la coupe. Derrière eux, à gauche, Oronte ambassadeur des occupants Parthes, casqué, et le vieux Timagène, précepteur des deux princes ; à droite, les femmes de la suite de Cléopâtre ; au centre, le trône de Syrie qui est l’enjeu de toute la pièce. La gravure représente, dans cette dernière scène de Rodogune, le moment ultime où Cléopâtre, qui s’est empoisonnée, s’effondre, ayant échoué à reprendre le pouvoir à ses fils et à sa rivale. Diderot évoque bien cette scène, mais à son début, quand Timagène en entrant, par son interjection « Ah ! Seigneur ! », arrête Antiochus qui s’apprêtait à boire le poison et annonce la mort de son frère Seleucus.
Ces légers décalages nous donnent de précieuses indications sur la manière de travailler de Diderot : la gravure fixe pour lui la scène sublime, qu’il se joue intérieurement. Il ne décrit pas l’image qu’il a vue ; il recrée la scène. A chaque fois, le geste sublime est saisi avant la représentation arrêtée par l’illustrateur : Diderot en restitue le mouvement préparatoire, l’hésitation de Phocas entre Héraclius et Martian avant l’intervention de leur gouvernante Léontine, l’irruption de Timagène avant l’intervention de Cléopâtre, qui va s’empoisonner avec la coupe destinée à son fils. Il s’en expliquera à l’article Composition de l’Encyclopédie : lorsque Hercule doit choisir entre le chemin du vice et celui de la vertu, ce n’est pas la décision prise, mais l’hésitation avant la décision qu’il faut peindre ; lorsque Calchas sacrifie Iphigénie, ce n’est pas l’évanouissement de Clytemnestre face à sa fille morte, mais, avant sa mort, son geste désespéré pour arrêter le couteau levé de Calchas qui fait tableau64. La représentation classique aurait célébré ou déploré une action achevée ; l’imagination diderotienne anticipe et suspend le temps avant la décision. L’énergie de la représentation tient à son inchoativité : le geste sublime vient juste avant l’image. Non seulement donc les gravures nous en livrent l’origine, mais elles nous permettent de saisir à son émergence le goût de Diderot, à partir duquel il jettera les fondements de la théorie de l’instant prégnant.
La mère, la scène : un retrait constitutif
Ajoutons la résonance personnelle de ces scènes. Alors que sa mère, dont il ne parle jamais65, vient de mourir, Diderot, qui s’est marié à l’insu de sa famille, évoque Rodogune où Cléopâtre, la reine mère, meurt en tentant d’empêcher le mariage de son fils ; alors qu’il sort de la prison de Vincennes, depuis laquelle il a vainement imploré son père d’intercéder pour lui, et qu’il s’oppose frontalement à son frère Didier, chanoine bigot, il évoque Héraclius, où un père est sommé de choisir entre son fils et le frère de lait de celui-ci, qu’il médite d’assassiner pour conserver son trône usurpé ; alors que son père vient de lui rappeler, dans une lettre mordante, les remontrances de sa défunte mère, il évoque lady Macbeth somnambule tentant de laver le sang de ses mains, image du remords : chacune de ces images peut se lire comme une contre-accusation, chacun de ces gestes — comme l’expression retenue d’une révolte contre les siens.
L’image muette porte le sens de ce qui ne peut être dit, à la fois parce qu’à Vincennes Diderot a promis aux plus hautes autorités de l’État de se taire, et parce que, sur le plan privé, la mort de sa mère réduit sa rancune au silence. Le sens de l’image est donc d’abord celui d’une suppression de la parole, que met en scène une curieuse expérience :
« Je fréquentais jadis beaucoup les spectacles, et je savais par cœur la plupart de nos bonnes pièces. Les jours que je me proposais un examen des mouvements et du geste, j’allais aux troisièmes loges : car plus j’étais éloigné des acteurs, mieux j’étais placé. Aussitôt que la toile était levée, et le moment venu où tous les autres spectateurs se disposaient à écouter ; moi, je mettais mes doigts dans mes oreilles, […] et je me tenais opiniâtrement les oreilles bouchées, tant que l’action et le jeu de l’acteur me paraissaient d’accord avec le discours que je me rappelais. » (Ver IV 21 ; DPV IV 148-9)
Le premier temps de l’expérience est l’observation, sur la scène, d’une pure expression gestuelle, que Diderot rapporte à sa mémoire du discours correspondant pour en éprouver la discordance : la scène glisse vers le non-sens. Cette expérience scissionniste est à la base de ce qu’il pratiquera dans ses Salons. Mais le jeu, la contamination de l’incompréhensible ne s’arrêtent pas là : Diderot observe et est observé. Il se donne en spectacle se bouchant les oreilles, et jouit du spectacle qu’il produit. Le dispositif qui s’invente ici et va ordonner la relation du spectateur diderotien à la scène et au tableau organise un aller et retour du sujet à l’objet, une boucle par laquelle se manifeste la dimension scopique du regard : du parterre le spectateur se retire « aux troisièmes loges », au plus loin de la scène ; il se soustrait à sa visibilité, réitérant en quelque sorte la posture de l’aveugle.
Cette soustraction était préparée dès les premières pages de la Lettre sur les sourds : Diderot, s’adressant à son libraire, lui propose une curieuse manipulation :
« Vous trouverez dans la planche du dernier livre de Lucrece, de la belle édition d’Avercamp, la figure qui me convient ; il faut seulement en écarter un enfant qui la cache à moitié, lui supposer une blessure au-dessous du sein, et en faire prendre le trait. » (Ver IV 12 ; DPV IV 133)
Sigebert Havercamp avait publié à Leyde en 1725 une édition latine du De rerum natura de Lucrèce ornée de gravures de Frans Van Mieris. Celle du livre VI (ill. 15) illustre la Peste d’Athènes et suggère à Diderot le tableau antique d’Aristide de Thèbes décrit par Pline : « Un nourrisson qui, lors de la prise d’une ville, rampe vers le sein de sa mère en train de mourir d’une blessure ; on voit que la mère s’en aperçoit et craint que, son lait étant tari, il ne suce son sang. » La mère gravée par Van Mieris n’a pas de blessure visible et ne regarde pas son enfant66. Diderot se livre alors à une manipulation mentale de la gravure, qui prouve d’abord que la base de sa réflexion n’est pas le texte de Pline, ni de Du Bos qui le glose67, mais l’image trouvée en feuilletant les gravures d’une luxueuse édition illustrée, image à partir de laquelle son imagination anticipe la scène qu’elle produit, nous donnant à voir la mère avant que l’enfant n’ait commencé à ramper vers elle, alors que sa blessure est encore visible. Cette anticipation prend la forme d’une soustraction : ôter l’enfant d’une mère qui se détourne de lui pour glisser vers la mort, c’est figurer le geste de l’abandon, la mère morte comme mère détournée.
Paysage avec un homme tué par un serpent / Les Effets de la terreur - Poussin
Le corps de la mère morte, auquel l’enfant est soustrait, est désigné ici comme figure pour la Lettre sur les sourds (ill. 16). Au retrait de l’enfant correspond, sur le plan théorique, le retrait du spectateur, sa surdité volontaire, et sur le plan traumatique l’abandon vécu par Diderot lors de son emprisonnement à Vincennes. La mère morte, marquée par ce retrait68, constitue le corps de la scène.
Dans le Salon de 1767, elle reparaît deux fois à l’évocation d’un tableau de Poussin69. Le Paysage avec l’homme au serpent, dit aussi Les Effets de la terreur (ill. 17), est cité par Fénelon et par Félibien comme un modèle de gradation dans l’expression des passions70. Mais c’est une femme que Diderot voit enveloppée, enlacée d’un énorme serpent. Fénelon, qui décrit précisément le tableau, évoque explicitement un homme mort ; l’explication qui figure sous la gravure d’Étienne Baudet fait de même71. Diderot change l’image, peut-être influencé par un sujet iconographique tiré des Métamorphoses d’Ovide, Cadmus et Hermione changés en serpent, où l’on représente généralement Cadmus déjà serpent enlaçant Hermione encore femme (ill. 18).
L’image trouve en quelque sorte son motto dans la Lettre sur les sourds lors de la discussion sur l’ordre des mots Serpentem fuge72 : fuis le serpent, c’est le cri du voyageur qui s’élance, dans la composition de Poussin, après avoir vu le corps enlacé par le serpent.
Spéculation et pratique de l’art
La rédaction de la Lettre sur les sourds est contemporaine des premiers articles de l’Encyclopédie, dont les sept premiers volumes paraissent, jusqu’à la lettre G, à raison d’un par an, de 1751 à 1757. L’article Art a sans doute été écrit dans la lancée du Prospectus, publié en novembre 1750 en même temps que la Lettre sur les sourds. Ce que Diderot, conformément à l’acception classique du mot, définit comme champ de l’art ne correspond qu’accessoirement aux Beaux Arts, et englobe beaucoup plus généralement « l’industrie de l’homme appliquée aux productions de la nature » (Ver I 265-6, DPV V 495). L’objectif essentiel de Diderot est de réhabiliter les arts mécaniques, c’est-à-dire les métiers des artisans et les activités des manufactures, vis-à-vis des arts libéraux, c’est-à-dire des disciplines théoriques et abstraites qu’on enseigne à l’université.
Ici se décident les tendances et les armatures fondamentales du discours des Salons sur l’art. A la distinction et à la hiérarchie médiévale des arts libéraux et des arts mécaniques, Diderot substitue l’opposition unique et universelle de l’art et de la science, opposition qui traverse tous les objets sans distinction ni hiérarchie :
« Si l’objet s’exécute, la collection & la disposition technique des regles selon lesquelles il s’exécute, s’appellent Art. Si l’objet est contemplé seulement sous différentes faces, la collection & la disposition technique des observations relatives à cet objet s’appellent Science : ainsi la Métaphysique est une Science, & la Morale est un Art. […] Il est évident par ce qui précede, que tout Art a sa spéculation & sa pratique73. » (Encyclopédie, Art, I, 713, Ver I 266)
L’opposition de la spéculation et de la pratique constitue la polarité structurale à partir de laquelle Diderot pense l’art ; elle se traduira dans les Salons par celle du technique et de l’idéal. Mais cette opposition se présente d’emblée comme une contradiction : elle ne définit pas la complémentarité de deux catégories logiques, mais le conflit idéologique de deux conceptions de l’art, l’une idéaliste, fondée sur la spéculation des savants et des philosophes, l’autre empirique, partant de la pratique des métiers, du faire des artisans, de l’expérience des ateliers.
L’éloge de Colbert dans l’article Art fait apparaître d’emblée ce hiatus :
« Colbert regardoit l’industrie des peuples & l’établissement des manufactures, comme la richesse la plus sûre d’un royaume. Au jugement de ceux qui ont aujourd’hui des idées saines de la valeur des choses, celui qui peupla la France de graveurs, de peintres, de sculpteurs & d’artistes en tout genre ; qui surprit aux Anglois la machine à faire des bas, les velours aux Génois, les glaces aux Vénitiens, ne fit guere moins pour l’état, que ceux qui battirent ses ennemis, & leur enleverent leurs places fortes ; & aux yeux du philosophe, il y a peut-être plus de mérite réel à avoir fait naître les le Bruns, les le Sueurs & les Audrans ; peindre & graver les batailles d’Alexandre, & exécuter en tapisserie les victoires de nos généraux, qu’il n’y en a à les avoir remportées. » (I, 714, Ver I 267)
Colbert a fait plus pour la France en promouvant les arts que Louis XIV en gagnant des batailles. Mais surtout Diderot distingue deux aspects de sa politique, l’institution de l’Académie royale de peinture et de sculpture, « qui peupla la France de graveurs, de peintres, de sculpteurs & d’artistes en tout genre », et l’espionnage industriel, qui a permis le développement des manufactures. L’Académie a donné aux artistes français la légitimité de la spéculation, et le magistère d’un discours universel sur l’art ; les manufactures ont importé, récupéré les technologies étrangères. Autrement dit, la création française est spéculative : c’est par le creuset de l’Académie que cette technique importée se transforme en exportation de tapisseries dessinées par Le Brun, ou de gravures exécutées par Audran.
De la même façon, la promotion des arts mécaniques, et donc des artisans, contre les rhéteurs, se prolonge dans les Salons par la critique de la hiérarchie des genres et la redéfinition des frontières entre peinture d’histoire et peinture de genre74. Mais Diderot ne renverse jamais cette hiérarchie. Si Chardin, Greuze, Vernet, Loutherbourg empruntent à la manière et aux sujets de la peinture hollandaise, comme les Manufactures ont emprunté à Gênes, à Venise, aux Anglais, c’est comme magiciens, comme démiurges, comme créateurs75 qu’ils restituent leurs emprunts ; l’expérience même de la nature morte est philosophique76. Une origine spéculative de l’Art vient se substituer à l’origine pratique de l’emprunt et confère à l’œuvre sa portée universelle.
C’est dans cette tension épistémologique entre l’idée et l’expérience, entre la métaphysique et la matière de l’art que s’inscrivent les contributions de Diderot à l’Encyclopédie dans le domaine de l’art. Elles sont à première vue extrêmement techniques : l’article *Copie (Peinture), où Diderot mentionne pour la première fois Chardin77, pose le problème de la distinction de l’original et de la copie ; l’article *Couleur, dans les Arts, écrit avec Landois, traite de la transition et de la gradation des couleurs ; l’article Dessein (terme de l’art de Peinture), écrit avec Watelet78, esquisse une méthode d’apprentissage du dessin ; l’article Empreinte, écrit avec de Jaucourt, développe les procédés de la gravure79.
Il ne faudrait pas cependant réduire ces contributions à une collection de descriptions factuelles. Diderot se place du point de vue de la production parce qu’il n’existe pas encore de champ esthétique depuis lequel envisager systématiquement la réception de l’œuvre d’art. La production est le supplément spécifique qu’apporte l’Encyclopédie par rapport aux autres dictionnaires, « comme des muscles surajoutés aux bras, et des ressorts accessoires à ceux de l’esprit » (Art, Ver I 267) ; mais ce supplément est aussi une origine et un critère théorique sur lequel établir un discours de vérité : la copie pose le problème de la manière, et de la duplication du Beau, qui sont les problèmes constitutifs d’un discours de l’art ; la couleur produit des effets et conditionne par là le goût ; le dessin « signifie en premier lieu la production », mais pour définir un « art d’imiter », autrement dit une théorie ; l’empreinte porte la même ambiguïté, puisqu’elle est « la gravûre, l'impression même; & la chose gravée ou exprimée », le processus technique de production et le résultat produit pour être jugé spéculativement.
Seule exception à ces articles techniques, l’article *Composition, en Peinture, voit apparaître les premiers éléments d’une culture artistique de Diderot : il y évoque le Cycle de Marie de Médicis de Rubens, qu’il a pu voir au Cabinet du Luxembourg ouvert au public depuis 1750 ; Le Choix d’Hercule, probablement celui de Paolo de’Matteis (ill. 19) commenté par Shaftesbury80, dont il a traduit l’Essai sur le mérite et la vertu en 1745 ; le sacrifice d’Iphigénie et le sacrifice d’Abraham, pris en général comme sujets de composition sans référence précise ; enfin L’École d’Athènes de Raphaël81 (ill. 20). Mais ces références peu originales, qu’on retrouve dans la littérature du temps, ne permettent pas d’attester l’appropriation personnelle d’œuvres longuement regardées. Diderot nous apprend d’ailleurs, à l’article *Encyclopédie, que c’est bien malgré lui qu’en qualité de directeur il a fait le bouche-trou en rédigeant un article pour lequel il n’avait pas trouvé preneur :
« Nous avions espéré d’un de nos amateurs les plus vantés, l’article Composition en Peinture, (M. Watelet ne nous avoit point encore offert ses secours). Nous reçumes de l’amateur, deux lignes de définition, sans exactitude, sans style, & sans idées, avec l’humiliant aveu, qu’il n’en savoit pas davantage ; & je fus obligé de faire l’article Composition en Peinture, moi qui ne suis ni amateur ni peintre82. »
In luce e tenebris…
Le mouvement de la pensée, qui importe de l’extérieur la matière de l’art pour, dans cette expérience, lui assigner une origine théorique susceptible de préparer sa réception esthétique, va trouver progressivement sa traduction visuelle. La base en est l’insistance sur les dispositions des choses qui s’imposent à Diderot83. Les Pensées sur l’interprétation de la nature, publiées en décembre 1753, s’ouvrent avec une citation de Lucrèce, « Quæ sunt in luce tuemur e tenebris », ce qui est dans la lumière, nous le voyons depuis les ténèbres. Lucrèce décrit le phénomène de la vision, expliquant pourquoi elle se fait du clair vers l’obscur et non l’inverse :
« Depuis les ténèbres nous voyons ce qui est dans la lumière
pour cette raison que, quand le voile de l’air noir s’approche,
pénètre les yeux et en prend possession alors qu’ils sont ouverts,
il est suivi aussitôt par l’éclat de l’air lumineux,
qui pour ainsi dire les purge et disperse les ombres noires
du premier air : car dans toutes ses parties le second est
plus mobile, plus fin et plus puissant.
Et dès qu’il a rempli les accès de nos yeux de sa lumière
et dégagé ceux qu’auparavant encombrait l’air noir,
aussitôt suivent les simulacres des choses
qui sont placées dans la lumière, et ils nous assaillent pour que nous les voyions84. »
La vision depuis les ténèbres renvoie à la fois à la vision d’aveugle avec les bâtons85 et au spectacle théâtral où Diderot, depuis l’obscurité de sa loge, se bouchait les oreilles pour regarder le geste sublime de l’acteur se détacher dans la lumière de la scène. Bien sûr, Diderot détourne la citation : la scène dont il est question dans l’Interprétation de la nature est le spectacle même de la nature, que nous observons tant bien que mal depuis les ténèbres de notre ignorance et de notre physique balbutiante. Il n’empêche : une certaine ordonnance de la représentation, et pour la voir un dispositif d’observation se mettent en place, dispositif théâtral, scénique, dont l’efficacité se veut transgénérique, ou autrement dit encyclopédique. La nature, l’art, l’art mécanique dans les ateliers et les beaux-arts que produisent les poètes, les statuaires et les peintres, sont ramenés à ce dispositif, qui tend à se constituer en une sorte de medium herméneutique et épistémologique universel.
L’objet de l’art (art artiste et art technicien) est vu depuis les ténèbres de la salle obscure et se déploie, s’ordonne sur la scène d’un théâtre : intimité des ténèbres ; publicité de la lumière. Entre les deux, une interface invisible, un voile : chez Lucrèce, c’est caliginis aer ater, un voile d’air noir qui vient obstruer les canaux oculaires de la vision, s’interposer entre l’œil et la lumière, pour être ensuite chassé par la lumière de l’image. Le voile est le voile même de la nature :
« S’il était permis à quelques auteurs d’être obscurs, dût-on m’accuser de faire ici mon apologie, j’oserais dire que c’est aux seuls métaphysiciens proprement dits. Les grandes abstractions ne comportent qu’une lueur sombre. L’acte de la généralisation tend à dépouiller les concepts de tout ce qu’ils ont de sensible. A mesure que cet acte s’avance, les spectres corporels s’évanouissent ; les notions se retirent peu à peu de l’imagination vers l’entendement ; et les idées deviennent purement intellectuelles. Alors le philosophe spéculatif ressemble à celui qui regarde du haut de ces montagnes dont les sommets se perdent dans les nues : les objets de la plaine ont disparu devant lui ; il ne lui reste plus que le spectacle de ses pensées, et que la conscience de la hauteur à laquelle il s’est élevé, et où il n’est peut-être pas donné à tous de le suivre et de respirer.
XLI. La nature n’a-t-elle pas assez de son voile, sans le doubler encore de celui du mystère ? n’est-ce pas assez des difficultés de l’art ? » (Ver I 582, DPV IX 69)
Diderot se désigne ici explicitement comme ce métaphysicien à qui on doit pardonner l’obscurité car il est engagé dans le processus lucrétien de la vision. La « lueur sombre » (aer ater) de l’abstraction constitue le commencement de la théorisation. Puis le mouvement de généralisation de la pensée à partir des phénomènes chasse « les spectres corporels » (nigras discutit umbras) : vient alors la vision purement intellectuelle, ou spéculative, qui est un face à face avec le spectacle de la nature86 complètement intériorisé, identifié par le philosophe avec « le spectacle de ses pensées ».
Paradoxalement, alors que Diderot jette dans ce texte de 1754 les premiers fondements de son matérialisme biologique, l’objet de cette expérience reste encore, dans son expression du moins, lié à l’ancienne mystique de la vision, à cette merveille de la nature qui, se dévoilant, révèle la Grâce. Émerge alors la forme du tableau, qui va rompre radicalement avec cette puissante logique de la merveille87.
Qu’est-ce qu’un tableau ?
Diderot pense d’abord le tableau à partir de sa pratique métaphysique, comme mouvement de la pensée conceptualisant les idées dans le théâtre intérieur de l’esprit. Le tableau n’est donc pas une forme, mais une expérience ; il ne définit pas une esthétique, mais une pratique. Et c’est à partir d’une pratique, à partir du théâtre improvisé par Dorval dans son Salon avec sa famille, que les Entretiens sur le Fils naturel en donnent la première formulation explicite en 1757 :
« J’aimerais bien mieux des tableaux sur la scène, où il y en a si peu, et où ils produiraient un effet si agréable et si sûr, que ces coups de théâtre qu’on amène d’une manière si forcée, et qui sont fondés sur tant de suppositions singulières, que, pour une de ces combinaisons d’événements qui soit heureuse et naturelle, il y en a mille qui doivent déplaire à un homme de goût. » (1er entretien, Ver IV 1136 ; DPV X 91)
Au procédé poétique du coup de théâtre88, Dorval oppose l’évidence naturelle du tableau, qu’il refuse d’ailleurs dans un premier temps de définir, précisément parce que le tableau n’est pas une catégorie poétique de la fiction, mais une donnée empirique de la vie. Le coup de théâtre est amené de l’extérieur, il force l’espace de la scène, il y introduit l’artifice des « suppositions singulières » d’une intrigue construite, il manifeste par excellence le ressort poétique de la fiction. Le tableau impose au contraire la logique immanente de sa disposition interne et le flux continu de son développement. « Moi », l’interlocuteur de Dorval, en conclut donc :
« Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l’état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau. » (ibid.)
Le tableau est une disposition. Il ne se définit ni par son cadre ou sa bordure, ni par la fixité d’un instant choisi et arrêté89 : il s’agit de laisser être, de voir vivre des personnages chez eux, puis de transposer le plus délicatement, le plus fidèlement possible leur salon sur la scène, puis la scène sur la toile.
Le tableau est l’horizon du mouvement de la représentation, le medium dans lequel elle pourrait se projeter. Les tableaux vivants que Diderot imagine au début de chaque acte du Père de famille transposent au théâtre l’expérience de pensée à laquelle il se livre depuis la Lettre sur les aveugles, une expérience qui, de l’optique à la physique, de la métaphysique aux arts mécaniques, aura traversé tous les champs, tous les exercices de l’esprit. L’épître à la Princesse de Nassau-Saarbruck, qui ouvre l’édition du Père de famille en 175890, insiste sur cette mobilité projective qui prépare l’écriture des Salons.
Le goût des choses utiles
Dès la fin du premier paragraphe, Diderot se met en scène en mère méditant sur l’éducation de ses enfants91, une éducation qui préservera leur fantaisie de faire des heureux et leur donnera par là le goût de l’art :
« Alors si les images du bonheur couvrent les murs de leur séjour, ils en jouiront. S’ils ont des jardins, ils s’y promèneront. En quelque endroit qu’ils aillent, ils y porteront la sérénité. (Ver IV 1195 ; DPV X 183-4)
Diderot part de l’ancienne conception aristocratique, qui assigne à la peinture une fonction d’ornementation dans la demeure princière : la peinture rococo déploie ses décors hédonistes sur les murs des palais ; mais pour en jouir, il faut pouvoir rapporter ces « images du bonheur » à une expérience personnelle du plaisir : il faut sortir. Des tableaux sur les murs, on passe alors aux statues dans les jardins, puis à l’aventure dans le vaste monde92.
Les jeunes princes ne se contenteront pas de profiter des œuvres existantes ; ils deviendront mécènes et participeront à la production de l’art.
« Leur goût appellera-t-il autour d’eux les artistes et en remplira-t-il de nombreux ateliers ? Le chant grossier de celui qui se fatigue depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, pour obtenir d’eux un morceau de pain, leur apprendra que le bonheur peut être aussi à celui qui scie le marbre et qui coupe la pierre ; que la puissance ne donne pas la paix de l’âme et que le travail ne l’ôte pas. » (Suite du précédent)
Cette participation est pédagogique : elle les mettra au contact de la vie laborieuse, elle leur fera connaître, hors des cages dorées de leurs palais, le monde des gens simples. C’est la démarche même que Diderot a préconisée pour la mise en œuvre de l’Encyclopédie93 ; c’est aussi, dans la version amoureuse du Père de famille, non sans mièvrerie, celle de Saint-Albin, le fils de M. d’Orbesson, parti vivre sous le nom de Sergi auprès de la belle mais pauvre Sophie94.
Pour accéder à l’art, il faut donc commencer par en sortir, quitter les palais et les jardins, aller au devant des « artistes », s’encanailler avec les hommes de l’art, les ouvriers, participer à la vie productive des ateliers. Ce mouvement, cette expérience de pensée (Diderot s’imagine Princesse et mère, et de là projette une vie totalement virtuelle pour les enfants de sa protectrice95) est radicalement antagoniste de la démarche esthétique qui va fonder, avec Kant, le jugement de goût sur le détachement idéal du sujet face à l’œuvre d’art96.
« J’ai le goût des choses utiles et si je le fais passer en eux, des façades, des places publiques, les toucheront moins qu’un tas de fumier sur lequel ils verront jouer des enfants tout nus, tandis qu’une paysanne assise sur le seuil de sa chaumière en tiendra un plus jeune attaché à sa mamelle et que des hommes basanés s’occuperont en cent manières diverses de la subsistance commune.
Ils seront moins délicieusement émus à l’aspect d’une colonnade que, si traversant un hameau, ils aperçoivent les épis de la gerbe sortir par les murs entrouverts d’une ferme. » (ibid.)
Le goût des choses utiles, que doit susciter cette éducation idéale des princes, se manifeste d’abord par une défiance profonde de l’architecture d’apparat, identifiée à l’art noble et détaché des princes. Aux antipodes d’un pompeux décor urbain, Diderot suscite devant les princes une chaumière, un hameau usés par le travail agricole.
Ce n’est pas à proprement parler le cadre de la scène de genre qui vient remplacer celui de la peinture d’histoire ; le cadre tombe : « Mon fils, si vous voulez connaître la vérité, sortez, lui dirai-je ». C’est la vie qui fait tableau, et dans la vie l’activité des humbles. La poétique du tableau, que théorise le Discours sur la poésie dramatique qui suit le Père de famille dans la première édition de la pièce en 1758, s’inscrit dans ce mouvement et dans cette logique, ne constituant donc ni une esthétique (qui supposerait face au tableau l’exercice d’un jugement distancié), ni une forme (la découpe, la circonscription de la forme-tableau ; le texte de la didascalie).
Projection, virtualisation
Le tableau naît de l’impression que la vie produit sur l’imagination. C’est une construction idéale, c’est-à-dire virtuelle, et une construction en mouvement, où se promener. Comment juger d’un drame, se demande Diderot, au début de De la poésie dramatique ?
« Une manière de me décider qui m’a souvent réussi, et à laquelle je reviens toutes les fois que l’habitude ou la nouveauté rend mon jugement incertain, car l’une et l’autre produisent cet effet ; c’est de saisir par la pensée les objets, de les transporter de la nature sur la toile, et de les examiner à cette distance, où ils ne sont ni trop près, ni trop loin de moi.
Appliquons ici ce moyen. Prenons deux comédies, l’une dans le genre sérieux, l’autre dans le genre gai ; formons-en, scène à scène, deux galeries de tableaux ; et voyons celle où nous nous promènerons le plus longtemps et le plus volontiers, où nous éprouverons les sensations les plus fortes et les plus agréables ; et où nous serons le plus pressés de retourner. » (Ver IV 1282 ; DPV X 337)
Il n’y a pas à proprement parler de tableaux ailleurs qu’en imagination. Encore ces tableaux forment-ils une galerie où se promener, non un ou des objets devant lesquels se placer. La galerie est un espace évasif vers lequel sortir (« Si vous voulez connaître la vérité, sortez ») ; elle est aussi un espace en mouvement, où les tableaux ne sont pas fixés : ce qui compte c’est le transport de la nature sur la toile ; la galerie se fait et se défait à vue, scène à scène97, dans le mouvement de la promenade. C’est pourquoi le faire-tableau, plutôt que la forme-tableau, ordonne la poétique que Diderot entend mettre en œuvre, renversant la posture du critique en celle du créateur.
Nous l’avons vu investir la parole, le corps même de la princesse de Nassau-Saarbruck et, depuis ce corps, coloniser le regard du jeune prince face aux scènes de genre d’un hameau. De la même manière ici, il retourne la position passive, réceptrice de l’amateur sommé d’évaluer, de juger, en entreprise créatrice, et transforme le face à face critique avec l’objet en investissement virtuel dans une galerie de tableaux imaginaire, c’est-à-dire dans un dispositif qui l’enveloppe98 et dont il est l’animateur.
Le tableau n’est pas réel : le réel, la nature, est ce qu’il s’agit de transporter dans le tableau, ce avec quoi former une galerie de tableaux. Le tableau est en formation ; il est pris dans le mouvement sensible du transport. Dans ces lignes, et avant même que Diderot n’ait commencé à écrire les Salons, se dessine ce qui va conditionner sa posture de « poète » parmi les artistes, et l’enjeu de la maîtrise qu’il entend acquérir dans le champ de l’art : non le surplomb critique de l’amateur, pour lequel il ne cessera de répéter son mépris, mais une concurrence victorieuse sur le terrain même de la création, tableau contre tableau, idée contre idée, description contre exécution.
Culture des Salons
Diderot ne fait l’expérience concrète d’une fréquentation assidue des œuvres d’art qu’à partir de 1759, lorsque son ami Grimm lui confie, pour la Correspondance littéraire, la tâche de rédiger les comptes rendus des expositions que l’Académie royale de peinture et de sculpture organisait tous les deux ans au Salon carré du Louvre99 (ill. 21 et 22). La Correspondance littéraire est un journal manuscrit, qui échappe par là à la censure pour l’impression. Son abonnement est coûteux, ses prestigieux souscripteurs sont peu nombreux et éloignés100. Diderot obtient ainsi la garantie d’une presque absolue confidentialité, qui lui donne une grande marge de liberté dans l’appréciation des œuvres et des artistes ; ses Salons vont devenir, au cours des années 60, la rubrique la plus célèbre de la Correspondance littéraire et, de fil en aiguille, la plus volumineuse aussi.
La Correspondance littéraire n’a pas l’exclusivité d’une telle rubrique, que procurent les grands journaux imprimés du temps : Le Mercure de France et L’Année littéraire sont les plus réguliers, auxquels s’ajoutent L’Observateur littéraire, puis les Mémoires secrets, d’abord manuscrits, et toute une série de brochures plus ou moins anonymes. L’un des enjeux de ces descriptions est de donner l’envie aux lecteurs d’acheter les œuvres qu’exposent les artistes agréés par l’Académie101. Diderot et Grimm songent-ils d’emblée au bénéfice à tirer de telles ventes dont ils seraient les intermédiaires ? C’est en fait plus tard, dans les années 70, une fois sa réputation faite, que Diderot jouera le rôle de courtier pour Catherine II dans de très importantes ventes privées.
Politique du goût ?
C’est d’abord autre chose qui fascine Diderot : les Salons sont une manifestation publique extraordinaire, révolutionnaire dans sa conception, et dont le succès ne cesse de grandir. En atteste le tirage du livret de l’exposition, nécessaire pour déchiffrer des œuvres exposées à la manière d’un puzzle sur les hauts murs du Salon carré et entassées sur de longues tables, sans cartel. Seul le numéro des tableaux, dessins, estampes et sculptures, permet de se reporter à l’explication du livret. Le livret est imprimé à un peu plus de 8000 exemplaires en 1759, de 18000 en 1781 ; on peut en déduire que l’exposition attire, dans la période, de 15000 à 30000 visiteurs, ce qui est considérable comparé aux 600000 habitants de Paris.
Un événement d’une telle ampleur s’inscrit dans l’espace public et dans la durée :
« Bénie soit à jamais la mémoire de celui qui, en instituant cette exposition publique de tableaux102, excita l’émulation entre les artistes, prépara à tous les ordres de la société, et surtout aux hommes de goût, un exercice utile et une récréation douce, recula parmi nous la décadence de la peinture, et de plus de cent ans peut-être, et rendit la nation plus instruite et plus difficile en ce genre !
C’est le génie d’un seul qui fait éclore les arts ; c’est le goût général qui perfectionne les artistes. Pourquoi les Anciens eurent-ils de si grands peintres et de si grands sculpteurs ? C’est que les récompenses et les honneurs éveillèrent les talents, et que le peuple accoutumé à regarder la nature et à comparer les productions des arts, fut un juge redoutable. » (Préambule du Salon de 1763, Ver IV 236, DPV XIII 339-340)
Le goût est une production publique : non le jugement détaché d’une conscience singulière, mais le mouvement, l’expression collective d’une culture et d’une histoire103, qui ne se contente pas d’apprécier les œuvres faites, mais influe sur les œuvres à faire, éveille, stimule, perfectionne la création. On voit s’esquisser ici une dialectique du goût, qui articule la manifestation singulière du génie à un « goût général », mais aussi l’instruction de la nation et le jugement du peuple au plaisir intime de l’homme de goût. Cette dialectique épouse la forme du jeu politique démocratique, sans son contenu :
« J’en excepte l’éloquence : la véritable éloquence ne se montrera qu’au milieu des grands intérêts publics. Il faut que l’art de la parole promette à l’orateur les premières dignités de l’État ; sans cette attente, l’esprit, occupé de sujets imaginaires et donnés, ne s’échauffera jamais d’un feu réel, d’une chaleur profonde, et l’on n’aura que des rhéteurs. Pour bien dire, il faut être tribun du peuple ou pouvoir devenir consul. Après la perte de la liberté, plus d’orateurs ni dans Athènes ni dans Rome ; les déclamateurs parurent en même temps que les tyrans. » (ibid.)
L’hommage de Diderot à Louis XIV qui ouvre le Salon de 1763 est donc un hommage perfide : celui qui a doté la France d’une Académie chargée d’organiser les Salons est aussi le monarque absolu qui rend impossible en France l’exercice politique de l’éloquence publique, une impossibilité dont Diderot, emprisonné à Vincennes, empêché de publier l’Encyclopédie, a durement éprouvé les rigueurs.
La pensée de Diderot sur l’art est marquée par cet interdit. C’est une description faute d’éloquence, une écriture barrée, d’aveugle, de prisonnier, de proscrit, une écriture e tenebris. Mais en même temps, porté par l’espoir du siècle, ouvrant depuis la brèche intime la plus inattendue un espace public révolutionnaire, le goût de Diderot fait naître un regard in luce, le regard des Lumières.
Le canon encyclopédique
Ce goût de l’art, forgé depuis l’expérience de l’Encyclopédie et du théâtre, s’étoffe peu à peu d’une culture artistique. La publication en 1763 du tome XX de l’Encyclopédie, qui contient les planches dites de Dessein, donne en quelque sorte un état de cette culture au début de l’aventure des Salons. Sur les 38 planches de dessin, les premières sont consacrées aux instruments (crayons et plumes, pl. 2 ; pantographes pour l’agrandissement, pl. 3 ; chambres obscures, pl. 4, 5 ; mannequin, pl. 6, 7). Les suivantes décomposent les éléments de base de la figure, tête (pl. 8), œil (pl. 9), bouche (pl. 10), main (pl. 12), pied (pl. 13), puis fixent les proportions générales du corps masculin (pl. 14), scénographié d’abord de face (pl. 15), puis de dos (pl. 16), assis (pl. 17, 18) et groupé (pl. 19). On passe ensuite à la femme (pl. 20, 21), aux enfants (pl. 22), à la physionomie et à l’expression des têtes (pl. 23-26), à la draperie (pl. 27-29), au croquis (pl. 30), au paysage (pl. 31). Enfin les dernières planches reproduisent les modèles types légués par la statuaire antique, l’Hercule Farnèse, de Glycon (pl. 33), Antinoüs (pl. 34), l’Apollon du Belvédère (pl. 35), Laocoon (pl. 36), le Gladiateur Borghèse, d’Agasias (pl. 37), la Vénus Médicis (pl. 38).
L’exposé didactique des instruments, des techniques et des proportions du dessin est l’occasion de mettre en œuvre un canon esthétique et d’imposer des modèles. L’école française d’abord est à l’honneur, avec « les figures et leur explication d’après Le Brun », déclinant la taxinomie des passions cartésiennes (pl. 24-26), puis avec La Hyre (pl. 28), Jouvenet (pl. 19-23) et Bouchardon (Draperies, pl. 28, 29), qui venait de décéder en 1762. Parmi les contemporains, on retrouve sans surprise Cochin (pl. 1, 15, 20), l’ami des philosophes et l’auteur du frontispice de l’Encyclopédie. Plus surprenantes sont les signatures de Fragonard (pl. 17 et ill. 23 ; pl. 18, 27), et surtout de Boucher (Groupe d’enfants, pl. 22 ; pl. 23), dont les Salons fustigent au même moment la mignardise rococo : dans l’Encyclopédie, ces clivages n’ont pas cours.
Outre le canon français et les emprunts antiques, les planches de la rubrique « Dessein » de l’Encyclopédie font une place aux modèles italiens : Raphaël, avec deux têtes de profils (pl. 11), le Parmesan, comme exemple de dessin établissant « l’ordonnance du tout ensemble104 » (esquisse d’un Mariage mystique de sainte Catherine, pl. 30) ; un croquis du Carrache (pl. 31), un paysage du Titien, comme exemple de dessin à la plume (pl. 32). La peinture hollandaise n’est représentée que par une tête d’Abraham Blomaert à la planche 23 des « Têtes caractérisant les âges », mais le chevalier de Jaucourt signe un article École au tome V de l’Encyclopédie (1755)105, qu’il décline en 8 écoles, dont la Flamande et la Hollandaise, où l’on trouve les noms que Diderot évoquera dans les Salons : Rembrandt, Ostade, Dow106, Wouwerman, Berghem.
C’est en 1763 également que Diderot donne pour la Correspondance littéraire un ompte rendu des Recherches sur les beautés de la peinture de Daniel Webb, qui venaient d’être traduites de l’anglais. Il y reprend de Webb cette réflexion qui indique son changement d’attitude vis-à-vis de la peinture, et le début d’une véritable intériorisation de son expérience de l’art :
« Ce qui fait qu’en s’appliquant beaucoup on avance peu dans la connaissance de la peinture, c’est qu’on voit trop de tableaux. N’en voyez qu’un très petit nombre d’excellents : pénétrez-vous de leur beauté ; admirez-les ; admirez-les sans cesse, et tâchez de vous rendre compte de votre admiration.
Un autre défaut c’est d’estimer les productions sur le nom des auteurs. » (DPV XIII 310-1107)
Références artistiques dans les Salons
Il faut donc prendre garde dans les Salons aux références trompeuses que constituent les listes d’artistes ou même d’œuvres, comme celles d’Apelle à la fin de l’article Sculpture du Salon de 1765, qui reprend quasiment les planches 33 à 38 de Dessein de l’Encyclopédie (Ver IV 456).
C’est la pratique d’un littérateur qui n’a pas encore acquis une expérience personnelle d’observation. Les références plus précises et circonstanciées témoignent, elles, d’une véritable appropriation. Ainsi Hercule et Antinoüs font l’objet d’une longue digression sur les anamorphoses à l’article Servandoni du Salon de 1765 (Ver IV 350-2) ; les Essais sur la peinture s’amusent de même à tordre le nez à Antinoüs, ou à voiler la Vénus Médicis (Ver IV 468), qui de Vénus pudique cachant sa nudité, menace toujours pour Diderot de se changer en Vénus lascive qui s’essuie (Les Grâces de Carle Vanloo, Salon de 1763 et Salon de 1765, Ver IV 239 et 298). Mais c’est Laocoon qui constitue la référence favorite. Dans le Salon de 1761, Diderot accuse Bachelier de l’avoir plagié pour son Milon de Crotone (Ver IV 221)108. Ce qui est génial dans Laocoon, c’est que, contrairement à cette mère de Jean-Baptiste Marie Pierre qui se suicide sans conviction, il « souffre et ne grimace point » (Salon de 1763, Massacre des Innocents, Ver IV 250) : la formule est reprise et développée dans les Essais sur la peinture, au chapitre sur l’expression (Ver IV 489). Puis cette idée passe du Laocoon au Gladiateur mourant du Capitole109 (Salon de 1765, Ver IV 440 ; Sur Térence, Ver IV 1360 ; Paradoxe sur le comédien, Ver IV 1387). Pour Laocoon, Diderot se concentre sur les problèmes de composition que pose un groupe : il y a le problème de la jambe raccourcie, qui est plus longue que l’autre (Salon de 1765, Ver IV 443 ; Pensées détachées, Ver IV 1047) ; et un groupe doit être manipulé virtuellement avant de trouver sa disposition définitive : Diderot se vante de posséder chez lui « la première pensée » du Laocoon, en gravure (Salon de 1767, Beaufort, Ver IV 788).
Le Titien est évoqué une fois dans le Salon de 1763 (Ver IV 255), une fois dans le Salon de 1765 (Ver IV 363), une fois dans les Essais sur la peinture (Ver IV 494), cinq fois dans le Salon de 1767 (Ver IV 517, 591, 659, 666, 711), chaque fois comme un nom dans une liste de peintres. Le Salon de 1771 évoque le « faire du Titien » (Ver IV 885), les Pensées détachées opposent ce faire à celui de Raphaël (Ver IV 1039) ou de Rembrandt (Ver IV 1057). Seul le Paradoxe sur le comédien évoque, très brièvement, un tableau précis, Danaé, probablement vue à Saint-Petersbourg, dans la collection de Catherine II (Ver IV 1400)110.
Raphaël revient plus souvent : quand il n’est pas un simple nom dans une liste ou une référence générale à la perfection classique111, Raphaël évoque à Diderot L’École d’Athènes (article Composition, Ver IV 126)112, une Sainte famille113, le carton de tapisserie de Saint Barnabé qui déchire ses vêtements sur sa poitrine, dont l’image le suit et l’obsède114 ; dans le Salon de 1763, ses anges (Ver IV 249), ses Moïses et ses prophètes (Ver IV 257), une Trinité115 (Ver IV 285) ; dans les Essais sur la peinture, Diderot mentionne un « Saint Jean Baptiste qui est au Palais-Royal » (Ver IV 479, confondus avec ceux de Le Sueur), dans la collection du duc d’Orléans116 à laquelle il avait accès par son ami Montamy117. Dans le Salon de 1771, Diderot trouve Belle bien hardi de peindre un Combat de saint Michel après celui de Raphaël118 (Ver IV 890). Dans les Pensées détachées, il évoque la Vierge au diadème bleu, achetée en 1742 par Louis XV (Ver IV 1024) et un dessin de Joseph expliquant son songe à ses frères119 (Ver IV 1032).
D’Annibal Carrache, Diderot évoque avec précision, dans le Salon de 1761, la Lamentation sur le Christ mort qu’il a vue au Palais-Royal et qu’il accuse Jean-Baptiste Marie Pierre d’avoir plagiée120. Dans le Salon de 1765, il fait peut-être allusion à propos du Saint Barthélémy de Bridan, à celui d’Augustin Carrache, vu également chez le duc d’Orléans121.
Michel Ange est évoqué non comme peintre, mais comme sculpteur du Bacchus (lettre à Sophie Volland du 16 sept. 1762, NL 345), des Esclaves (Salon de 1765, Ver IV 441-2) et de Moïse (Pensées détachées, Ver IV 1049), et comme architecte de Saint-Pierre de Rome (lettre à Sophie du 2 sept. 1762, NL 329 ; Essais sur la peinture, Ver IV 509, 515).
Du Corrège, Diderot connaît dès 1759, par une estampe que possède Grimm, la Madeleine de la galerie de Dresde122 (Ver IV 204, ill. 24), qu’il évoque à nouveau, en 1767, « si voluptueusement étendue dans sa caverne » (Ver IV 793).
A-t-il vu Le Déluge universel de Poussin, qu’il évoque en 1765, dans la collection royale ou, plus probablement, sa gravure attribuée à Jean Audran123 ? La question est la même pour La Manne et le Jugement de Salomon124, à partir desquels il expose la théorie des masses et des groupes dans le Salon de 1767 (Ver IV 547) : dans les Regrets sur ma vieille robe de chambre, en 1769, nous apprenons que La Manne (ill. 25) était accrochée au mur de son cabinet de travail rue Taranne, avec Esther et Assuérus gravée par Poilly (ill. 26), avant que les modestes estampes ne soient délogées par des tableaux plus coûteux, une tête de vieillard par Rubens et une tempête de Vernet125. Diderot ne fait que mentionner, dans les Essais sur la peinture, la série des Sacrements126 (Ver IV 507). Il s’attarde en revanche sur Le Testament d’Eudamidas (Salon de 1767, Ver IV 581)127. Mais sa référence la plus ancienne à Poussin est sans aucun doute le Paysage avec un homme tué par un serpent128.
La Manne - Poussin
Le Sueur est avec Poussin129 la référence essentielle des Salons à l’art classique français. Dès le Salon de 1759, Diderot soupçonne Vien de lui avoir emprunté « un apôtre en gris de lin » pour sa Piscine miraculeuse (Ver IV 196). C’est au cloître des Chartreux, rue d’Enfer juste à côté du Palais du Luxembourg, qu’il est allé voir le cycle de la Vie de saint Bruno130, qu’il accuse Lépicié d’avoir plagiée pour son Saint Crépin et saint Crépinien (Salon de 1765, Ver IV 420). Il invite également le lecteur à faire un tour à l’église Saint-Gervais pour y voir les deux tableaux du Martyre de saint Gervais et de saint Protais131, que seule la lecture d’Homère et de Virgile surpasse (Salon de 1763, Ver IV 262). Diderot semble parfois le confondre avec Raphaël : dans le Salon de 1767, à propos de Webb, il évoque un Saint Paul prêchant à Athènes de Le Sueur qui renvoie en fait soit à ce sujet peint par Raphaël soit à La Prédication de saint Paul à Éphèse de Le Sueur (Ver IV 792).
Esther et Assuérus - Poussin
Le Brun fait partie des toutes premières références de Diderot, qui évoque ses Batailles d’Alexandre à l’article Composition (Ver IV 124)132. Après avoir réalisé La Famille de Darius en 1660133, Le Brun avait peint en 1673 pour la Galerie d’Apollon au Louvre, l’Entrée d’Alexandre dans Babylone, Le Passage du Granique134, La Bataille d’Arbelles et Alexandre et Porus. C’est là que Diderot les a vues135, avant l’annexion de cette galerie par l’Académie de peinture (Salon de 1769, Ver IV 863) ; il dit le silence que produisent pour le spectateur, ces scènes fracassantes (Pensées détachées, Ver IV 1034). Par ailleurs, dans le Salon de 1767, à deux reprises, Diderot fait référence conjointement au Massacre des Innocents de Le Brun et à celui de Rubens136.
Diderot évoque également Sébastien Bourdon, dont il a admiré la Suzanne chez le baron d’Holbach137. Dans le Salon de 1771, le Martyre de saint André de Lépicié lui rappelle le Martyre de saint Pierre du Bourdon(Ver IV 893)138.
Diderot se réfère également à une tradition moins grandiose et sérieuse : à Claude Gillot par exemple, né à Langres en 1673, dont il dit avoir vu « un Arlequin ou Scaramouche dont la lanterne était à un demi-pied du corps » (Essais sur la peinture, Ver IV 479)139 ; à Watteau, dont la grâce le séduit, mais « ne voyez que la scène, et jugez » (ibid., Ver IV 498). Robert ne s’est-il pas en quelque sorte emparé de cette veine (Salon de 1771, Ver IV 906) ? Et Ollivier n’en imite-t-il pas le goût, à défaut de la manière (Ver IV 929) ? Diderot donnerait cependant « dix Watteau pour un Teniers » (Pensées détachées, Ver IV 1013).
Dès le Salon de 1759, il évoque à propos de Vien une Résurrection de Lazare de Rembrandt vue avec Grimm140, probablement dans la collection du baron d’Holbach141. Il revient au même Lazare dans le Salon de 1763, à propos de celui de Deshays (Ver IV 261), dans les Essais sur la peinture (Ver IV 484) et dans le Salon de 1767 (Ver IV 654). Il évoque son clair-obscur à propos de La Charité romaine de Bachelier (Salon de 1765, Ver IV 338, 340), d’Une jeune fille endormie surprise par son père et sa mère de Leprince (Salon de 1767, Ver IV 686). Enfin, dans les Pensées détachées, il évoque le Ganymède, ignoble et polisson, vu avec Hagedorn à Dresde (Ver IV 1039), et caractérise son art par cette formule restée célèbre, per foramen vidit et pinxit (Ver IV 1041), c’est par le trou de la serrure qu’il a vu et peint.
Mais face à Rembrandt, et sans doute au grand dam de Diderot lui-même, Rubens occupe une place autrement importante : dès l’article Composition, il évoque le Cycle de Marie de Médicis vu « dans la galerie du Luxembourg », et plus précisément La Naissance de Louis XIII, exemple célèbre d’expression mixte des passions (Ver IV 122)142, ainsi que L’Apothéose d’Henri, pour un traitement de l’allégorie avec lequel il prend ses distances (Ver IV 124)143. Dans le Salon de 1761, La Décollation de St Jean par Jean-Baptiste Marie Pierre l’amène à la Judith de Rubens, dont l’horreur sauve le dégoût (Ver IV 208)144. Parrocel a eu tort d’aller sur les brisées de Rubens pour son Adoration des Rois145 : « Mais dites-moi, mon ami, quand on a la composition d’un sujet par Rubens présente à l’imagination, comment on peut avoir le courage de tenter le même sujet. Il me semble qu’un grand peintre qui a précédé est plus incommode pour ses successeurs qu’un grand littérateur pour nous. » (DPV XIII 257-8, Ver IV 226). A Briard, « c’est l’imagination de Rubens qui a fait défaut » pour son Passage des âmes du Purgatoire au Ciel146. Dans le Salon de 1763, le Christ de la Résurrection de Lazare de Deshays ne soutient pas la comparaison avec le « caractère grand et noble » de celui de L’Élévation de la Croix de Rubens (Ver IV 261)147. Dans le Salon de 1765, Diderot conseille à Lagrenée « d’aller chez M. Watelet, de bien regarder le Saint Bruno de Rubens » (Ver IV 323)148 : Rubens n’a pas peint de saint Bruno, mais Watelet a gravé son Saint Ildefonse, et nous découvrons ici une nouvelle collection d’estampes où Diderot a puisé ses sources. Doyen aurait plagié Rubens pour son Miracle des Ardents, mais Diderot reste vague (Salon de 1767, Ver IV 657, 660)149. Greuze a emprunté une de ses Trois têtes d’enfants à Rubens (Salon de 1769, Ver IV 869) ; pour Vanloo, la troisième de ses Grâces « est une réchauffée de Rubens » (Ver IV 892)150. Enfin, la dernière page des Pensées détachées évoque le Quos ego ? de Rubens, vu à Dresde (Ver IV 1058, ill. 27) : Diderot avait suggéré, avant de voir ce tableau, que la représentation en peinture du passage de Virgile où Neptune, après la tempête, sort la tête des flots, était impossible151.
Diderot fait référence très tôt à la peinture hollandaise et flamande. Dès Les trois Chapitres, en 1753, une vision qui le transporte des décorations « de la Boutique de leur Opéra » vers une kermesse de village fournirait au « serviteur Téniers » la matière de beaux tableaux : tableaux virtuels donc, qui ne renvoient pas encore à proprement parler à une expérience de l’art (Ver IV 146). À la fin du Salon de 1761, Téniers sert d’étalon à Diderot pour définir l’art de Greuze152 :
« Teniere peint des mœurs plus vraies peut-être. Il serait plus aisé de retrouver les scènes et les personnages de ce peintre ; mais il y a plus d’élégance, plus de grâce, une nature plus agréable dans Greuze ; ses paysans ne sont ni grossiers comme ceux de notre bon Flamand, ni chimériques comme ceux de Boucher. Je crois Teniere fort supérieur à Greuze pour la couleur. » (DPV XIII 270-1 ; Ver IV 234)
La peinture de genre hollandaise est à la mode153, et Teniers est son porte-drapeau : « savants et ignorants, grands et petits se précipitent d’eux-mêmes vers les bamboches de Teniers » (Essais sur la peinture, Ver IV 511). Sans doute Diderot fait-il de même, et il récupère politiquement cet engouement : face à Boucher, et à la boutique de l’Opéra, qui désignent l’artifice rococo à proscrire, Teniers représente l’école de vérité qui est l’école des Philosophes. Dans le Salon de 1767, l’évocation se précise : Teniers « ne vous laisse apercevoir que la tête d’un homme accroupi derrière une haie » (Doyen, Ver IV 655) : au spectateur d’imaginer ce que la haie dissimule… Et à propos de Leprince154, quelques pages plus loin : « Allez chez Gaignat155, voyez la Foire de Teniers » (Ver IV 679). Dans les Pensées détachées, enfin, Diderot se livre à une analyse technique précise de la composition des Kermesses de Téniers, capable d’ordonner une multitude de personnages en une scène cohérente, bien loin de la simple opposition binaire d’une figure et de son « repoussoir » (Ver IV 1033).
Berghem est le nom qui vient à la plume de Diderot pour caractériser le style du jeune Loutherbourg, le rival de Vernet dans la peinture de paysages156, puis celui de Casanove157. Wouwerman enfin est convoqué bien souvent aux côtés de Berghem, sans référence ni description précise non plus158. Dans le Salon de 1769, cependant, Diderot se risque à une comparaison très professionnelle de Teniers avec Wouwerman : « Wowermans arrange la nature, Teniers la rend » (DPV XVI 670 ; Ver IV 867, 879-880).
On le voit, le Diderot sexagénaire qui visite les galeries de Düsseldorf et de Dresde lors de son voyage à Saint-Petersbourg est un fin connaisseur armé d’une solide culture artistique. Mais l’originalité de cette culture réside avant tout dans le cheminement absolument atypique par lequel Diderot l’a acquise. Le jeune philosophe des années 1740 accède au monde des images par l’allégorie, qui était, dans le monde des lettres de l’humanisme classique, l’instrument naturel de communication du texte vers l’image. C’est depuis et avec l’allégorie que Diderot commence à réfléchir à la vision et à la représentation, qu’il jette les premiers principes du dispositif scénique, le principe d’interposition, la négation constitutive, le jeu du dehors et du dedans (Pensées philosophiques, Promenade du sceptique, Lettre sur les aveugles, Bijoux indiscrets).
La première mutation décisive dans ce cheminement se manifeste, après l’emprisonnement à Vincennes, par les propositions de la Lettre sur les sourds (1751) : d’une certaine manière, la théorie du hiéroglyphe poétique comme celle du geste sublime relèvent encore de la pensée allégorique. Mais le paradigme discursif cesse d’y occuper la préséance, et la vision muette s’impose à Diderot comme le support premier et universel de la représentation. Diderot était alors prêt à s’aventurer dans le monde de l’art.
Il s’y engage dans les années 1750, par trois entrées : la première est l’aventure encyclopédique, dont l’enjeu est nettement posé à l’article Art (1751) ; il s’agit de réévaluer les arts mécaniques face aux arts libéraux, les techniques de l’art face au monde et à la culture des idées. La seconde est l’aventure théâtrale : l’expérience du Fils naturel (1757) et du Père de famille (1758) amènent Diderot à proposer une double théorisation du tableau, comme processus et ressort poétique, et de la scène, comme espace et comme disposition. La troisième est la proposition que lui fait Grimm en 1759 de rédiger pour la Correspondance littéraire les comptes rendus des Salons.
La deuxième grande mutation dans cette aventure est marquée début 1763 par la seconde livraison des planches de l’Encyclopédie : le tome XX contient les planches de Dessin et diffuse par ce biais un canon artistique français. Parallèlement, Diderot lit alors Webb qui lui fournit en quelque sorte une méthode d’acquisition de la culture artistique. Cette attention nouvelle, concrète et précise, aux œuvres d’art, se traduit par la production la plus riche de Diderot dans le domaine de l’art : ce sont le Salon de 1763, le Salon de 1765 suivi des Essais sur la peinture, et le Salon de 1767.
Vue du Salon de 1767 - Gabriel de Saint-Aubin
Cependant le Salon de 1767 est traversé par une troisième mutation, qui prépare le déclin de l’activité critique diderotienne : remettant en question la séparation théorique qu’il faisait jusque là entre le technique et l’idéal, Diderot reconnaît une autonomie artistique du faire. Difficile dès lors de tenir un discours légitime sur un art qui, peu à peu, inexorablement, échappe au magistère discursif.
Sur le plan philosophique, ce déclin est une libération : Diderot réinvestit son expérience esthétique dans une réflexion globale sur les fondements du matérialisme (Le Rêve de D’Alembert, 1769) et leur incidence sur une théorie générale de la représentation (Paradoxe sur le comédien, 1773 ; Pensées détachées sur la peinture, 1775, 1781). Il ne faut donc pas rechercher, dans les écrits de Diderot sur l’art, les éléments d’une pensée esthétique dont on pourrait reconstituer le système, les fondements d’une critique d’art dont s’esquisseraient les règles génériques : le propos de Diderot est différent, toujours plus global sur le plan théorique, et dans le même temps toujours soucieux de l’expérience concrète et du mouvement créateur dans lequel l’œuvre s’inscrit. Le goût de l’art nourrit chez lui, avant tout, l’exercice et les plaisirs de l’imagination.
« Si l’on y fait bien attention, on trouvera que ses tableaux159 nous semblent hors de nous à une distance plus ou moins grande. On trouvera que nous voyons ces tableaux imaginaires, précisément comme nous voyons avec nos yeux les tableaux réels, avec une sensation forte des parties, et une moindre sensation du tout et de l’ensemble. » (Éléments de physiologie, 1778-1784, III, 4, « Imagination », DPV XVII 477, Ver I 1294)
Ce tout-ensemble, dont l’exigence lui vient de Roger de Piles, devient le principe de liaison à partir duquel penser la logique même du développement de la matière pensante, des processus du raisonnement, des ramifications de la pensée. L’expérience vécue du face à face avec l’œuvre d’art sert de pierre de touche pour penser l’activité de l’imagination. Les vrais tableaux pour Diderot étaient, dès le Discours sur la poésie dramatique, les tableaux imaginaires : le goût de l’art était destiné à déterminer une physiologie de l’esprit.
Abréviations utilisées pour les éditions de Diderot
Ver |
Diderot, Œuvres, 5 vol., édition établie par Laurent Versini, Laffont, Bouquins, 1994-1999. Édition de référence. |
DPV |
Diderot, Œuvres complètes, 33 vol. prévus, édition initié par Herbert Dieckmann, Jacques Proust et Jean Varloot, Hermann, 1975-. Texte de référence pour les Salons. |
CFL |
Diderot, Œuvres complètes, 15 vol., édition dirigée par Roger Lewinter, Le Club français du livre, 1969-1973. |
L’Encyclopédie est citée d’après l’édition en ligne du projet Artfl dirigé par Robert Morrissey, université de Chicago : http://encyclopedie.uchicago.edu |
Notes
Voir Ulrich Ricken, Grammaire et philosophie au siècle des Lumières, Presses de l’université de Lille, 1978, chap. II sur Port-Royal et Lamy, chap. III sur Condillac, Batteux et Diderot.
En 1755, le ton est moins lyrique, plus désabusé, mais Diderot a bel et bien mis en œuvre cette démarche : « C’est sur-tout quand il aura parcouru pendant quelque tems les atteliers, l’argent à la main, & qu’on lui aura fait payer bien cherement les faussetés les plus ridicules, qu’il connoîtra quelle espece de gens ce sont que les Artistes » (Encyclopédie, Encyclopédie, V 647a, Ver I 425, DPV VII 248).
Au Salon de 1763, à l’article La Tour, il évoque deux morceaux à vendre de Raphaël Mengs, à propos de deux autres pastels du même vus chez le baron d’Holbach. Ceux du baron sont l’occasion d’une anecdote sur la Tour qui caractérise son génie excentrique ; mais ceux à vendre sont évoqués, si l’on peut dire, gratuitement : « Il y a de ce Mengs deux autres pastels à l’École militaire » (Ver IV 267, DPV XIII 383) : à bon entendeur salut.
Le préambule du Salon de 1767 oppose « la maudite race […] des amateurs » qui dénigrent et affament les peintres au geste généreux du baron d’Holbach, acheteur de la Chienne d’Oudry, proposant au peintre de lui doubler la mise lorsque le tableau, remarqué grâce à l’achat du baron, prend de la valeur (Ver IV 520, DPV XVI 59-60).
Enfin, à l’article Lagrenée du Salon de 1769, Diderot imagine un dialogue avec un amateur qui voudrait absolument se procurer une toile de ce peintre qu’il juge médiocre : « Je veux acheter, dites-vous. […] N’achetez pas. […] Achetez donc. […] Prenez-le. […] Ne le prenez pas.[…] Vous saurez donc qu’il y a une très modique Vierge aux anges »… (Ver IV 840). Diderot mime les tergiversations de l’acheteur, les caprices du goût, l’absurdité des choix…
Kant, Critique de la faculté de juger, in Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Gallimard, Pléiade, t. 2, p. 957-8.
« Si le sublime du technique n’y était pas, l’idéal de Chardin serait misérable. » (Salon de 1765, Bachelier, Ver IV 342 ; DPV XIV 111) ; « si au sublime du technique, l’artiste flamand avait réuni le sublime de l’idéal ; on lui élèverait des autels. » (Salon de 1767, Loutherbourg, Ver IV 743 ; DPV XVI 401)
Goût est toujours employé de façon indifférenciée à la fois, selon l’acception classique, comme synonyme du modèle idéal du peintre, présidant à la production de l’œuvre, et déjà comme expérience subjective du spectateur, de l’amateur, préalable au jugement de goût.
Vertumne, obscur dieu romain d’origine étrusque, capable de toutes les métamorphoses à la manière de Protée, est évoqué dans un vers des Satires d’Horace (II, 7) que Diderot place en exergue du Neveu de Rameau (Ver II 623 ; DPV XII 69). Diderot identifie Rameau à Vertumne, c’est-à-dire, dans Le Neveu, à Lui en tant que renversement métamorphique de Moi.
La double queue de serpent est l’attribut de la Ruse (Inganno) dans l’Iconologie de Ripa, qui représente la Superstition certes en vieille, mais debout, et avec de vrais pieds.
Voir par exemple le portrait supposé de Silvia Baletti, comédienne italienne, en Thalie par Jean-Marc Nattier, 1739, San Francisco, Fine Art Miuseums, Collection Mildred Anna Williams, inv. 1954-59.
Eisen, qui reprend le dispositif pour illustrer Le Magnifique dans l’édition des Contes et nouvelles en vers de La Fontaine, dite édition des Fermiers généraux (Paris, Barbou, 1762), place Aldobrandin derrière sa femme en compagnie du magnifique de telle sorte qu’il ne voie rien non plus. La position du spectateur témoin est aussi celle du mari cocu…
Sur les conjectures concernant la date de composition et la saisie du ou des manuscrits, voir DPV II 65. Le texte que nous lisons aujourd’hui est celui du manuscrit saisi par le lieutenant général de police Berryer en juillet 1749, publié en 1830 par Paulin, et perdu depuis.
Paul oppose la vision terrestre, imparfaite, des hommes, qu’il compare au trouble reflet d’un miroir métallique, à la claire vision de Dieu qui sera donnée aux Chrétiens au jour du Jugement. Dans la Promenade, Diderot le traduit par la figure parodique du Christ et du bandeau : « Il voulait, par exemple, que, quand on en aurait les yeux bien couverts, on vît clair comme le jour » (§44, Ver I 93, DPV II 102).
« Huomo quasi in abito di viandante, c’habbia bendato gl’occhi, & vada con un bastone a tentone, in atto di cercare il viaggio » (Cesare Ripa, Della novissima Iconologia…, Padoue, Tozzi, 1625, 1ère partie, p. 205. Errore n’est pas illustrée dans l’édition de 1603 ; pour le texte, voir l’éd. citée p. 133. Voir également Cesare Ripa, Iconologie ou nouvelle explication de plusieurs images…, moralisée par J. Baudouin, Paris, chez l’auteur, 1636, Première partie, Erreur L., p. 77.
Cesare Ripa n’est jamais cité dans l’Encyclopédie, malgré les nombreuses rééditions italiennes et françaises jusqu’au XVIIIe siècle, qui attestent de sa diffusion et de sa popularité. Il y a cependant un article Iconologie, anonyme, au volume VIII (1766).
Allée des épines, §9 ; Ver I 83 ; DPV II 89 ; comparer avec les Pensées philosophiques, §24, Ver I 26, DPV II 31. Cette satire de la Présence réelle peut aussi être rapportée à divers articles de l’Encyclopédie, qui témoignent de la fascination qu’exerce ce dispositif optique sur les Encyclopédistes : Cheveux (1753), qui est de Diderot, Héliomètre (Le Roy), Polyhèdre (D’Alembert), Polyscope (non signé) et une section de Verre, en Optique (D’Alembert).
Descartes, Dioptrique, 1637, in Œuvres philosophiques, I, éd. F. Alquié, 1988, 1997, Classiques Garnier, p. 699, où cette glande n’est pas nommée. Descartes nomme ladite glande dans le Traité de l’homme, « glande H », voir dans le même volume p. 442-464. Voir également Les Passions de l’âme (1644), articles XXXI et XXXII, où elle est toujours désignée vaguement comme « une petite glande », ou «cette glande ».
Notamment face à Suzanne et les vieillards : Salon de 1763, Ver IV 253 ; Salon de 1765, Ver IV 298-300 ; Pensées détachées, Ver IV 1020, 1034.
Dans le dessin du Traité de l’homme, les deux bâtons se rejoignent, à leur extrémité, sur une souche, sans pointillés qui les prolongent (Descartes, op. cit., p. 427).
Voir par exemple le Comte d’Adhémar, ambassadeur de Londres (Chantilly, Musée Condé, 1758, DE CAR 32), dont le vêtement, la perruque et la posture sont quasiment identiques, à l’exception des revers de manche.
Chantilly, musée Condé, CAR 107 et 181. Voir également M. de Marcenay, gendre de Mme Herbert, tenant devant lui un instrument de mesure sur un chevalet (1773, DE CAR 176).
L’opération fut réalisée par un oculiste prussien, Hilmer, que Réaumur avait pris sous sa protection. Elle rendit la vue à une certaine demoiselle Simoneau.
Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), chap. 2, in Essais de psychanalyse, trad. Laplanche et Pontalis, Payot, 1981, 1995, p. 52.
Dans la Promenade du sceptique, l’allée des marronniers est le théâtre d’un dialogue animé entre l’aveugle et celui que Diderot appelle d’abord « un de nos camarades » (§14), puis « le marronnier » (§18), enfin « Athéos » (§31). Athéos est alors celui qui voit de ses yeux, contre les visions mystiques du fanatique aux yeux bandés.
Le théologien anglais Samuel Clarke (1675-1729) eut une correspondance importante avec Leibniz, et était lié à Isaac Newton, dont il traduisit en latin l’Optique (Londres, 1706, rééd. 1719, Lausanne et Genève, 1740, Padoue, 1749). Rousseau en fait l’éloge dans l’Émile comme d’un réfutateur lumineux du matérialisme (« Profession de foi du vicaire savoyard », in Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, IV, Gallimard, Pléiade, p. 570).
Yves-Marie André, jésuite et cartésien, était l’auteur d’un Essai sur le beau, où l’on examine en quoi consiste précisément le beau dans le physique, dans le moral, dans les ouvrages d’esprit et dans la musique, Paris, H.-L. et J. Guérin, 1741. L’ouvrage est réédité chez Schneider à Amsterdam en 1759 et 1767 avec un discours préliminaire de Formey qui le met en rapport avec l’article Beau de Diderot, réédité et augmenté en 1763 et 1770 par G. G. Guyot chez L.-E. Guaneau à Paris.
On cite généralement de Christian Wolff, comme référence pour l’article Beau, la Psychologie, ou Traité sur l’âme contenant les connaissances que nous en donne l’expérience, Amsterdam, P. Mortier, 1745, qui est un compte rendu critique et non une traduction de sa Psychologia empirica, Francfort et Leipzig, 1732. Le chapitre XII, « De la seconde opération de l’entendement : le jugement », distingue jugements affirmatifs et négatifs, qui reviennent en quelque sorte au Beau et au Laid, mais sans que ces notions soient employées. Le rapprochement avec l’article Beau de Diderot est peu concluant. En revanche, Wolff développe toute une théorie (allégorique) du hiéroglyphe, que Diderot détourne pour en faire une notion centrale de la Lettre sur les sourds. Voir Jeongwoo Park, « La pensée esthétique de Christian Wolff », Aux sources de l’esthétique : les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, dir. J. F. Goubet et G. Raulet, Maison des sciences de l’homme, « Philia », 2005, p. 57sq.
Discours préliminaire à l’Essai sur le beau du père André, éd. 1767, p. xlv. Formey, qui résume l’article de Diderot, n’en cite jamais nommément l’auteur, désigné comme « l’auteur de l’article du Beau dans l’Encyclopédie » (p. xliij).
Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau, où l’on montre en quoi consiste ce que l’on nomme ainsi, par des exemples tirés de la plupart des arts et des sciences, Amsterdam, F. L’Honoré, 1715, réédité à Amsterdam, L’Honoré et Châtelain, 1724. Le traité de Crousaz, qui définit la beauté comme rapport, traite successivement de la beauté des sciences, de la vertu, de l’éloquence, de la religion…
Francis Hutcheson, Recherches sur l’origine des idées que nous avons de la beauté et de la vertu, Amsterdam (Paris, Durand), 1749, traduction par Marc-Antoine Eidous (ou Guillaume Laget) de l’Inquiry into the original of our ideas of beauty and virtue, Londres, 1725 (nombreuses rééditions). Hutcheson, au chapitre « Du penchant que nous avons pour les comparaisons », suggère que « les airs ou gestes du corps indiquent certaines dispositions de l’ame » et que, par le même jeu de comparaison de notre imagination, les « circonstances » en viennent à constituer des « emblêmes » (I, 4, 4 ; p. 78-79). Geste et emblème seront des notions clefs de la Lettre sur les sourds.
« Et prius quaeram utrum ideo pulchra sint, quia delectant; an ideo delectent, quia pulchra sunt. » (Augustin, De vera religione liber unus, 32, 59, ma traduction)
Le Père André, Essai sur le beau, éd. 1767, p. 6-7, repris quasiment mot pour mot dans l’article Beau. À l’exception d’« éternelle », Diderot suit ici le père André mot pour mot (Encyclopédie, Beau, II 170a, Ver IV 82, DPV VI 136).
Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art, version de 1931-2, trad. Nicolas Rialland, 2002, édition bilingue numérique, p. 17, 19, 39.
C’est ce que suggère Jacques Chouillet dans La Formation des idées esthétiques de Diderot, A. Colin, 1973, I, 2, 4, p. 111-113. Mais il maintient la présentation des textes dans l’ordre chronologique de leur publication, tout en reconnaissant que voir dans l’article Beau une « suite dogmatique » de la Lettre sur les sourds conduit à d’inextricables conflits d’interprétation (I, 5, p. 258-264). Diderot commence à rédiger les premiers articles de l’Encyclopédie dès cette époque. Or la traduction, ou plus exactement le compte rendu d’Hutcheson, sur lequel il s’appuie essentiellement pour développer cette théorie des rapports, est en préparation chez Durand, l’un des libraires avec qui Diderot travaille comme traducteur et l’un des membres du consortium éditorial de l’Encyclopédie. L’auteur en est très vraisemblablement le jeune Marc-Antoine Eidous, avec qui Diderot achève de traduire le Dictionnaire de médecine de James, chez David et Durand. Diderot ne cite jamais précisément Hutcheson, comme il le fait du père André : il n’a donc probablement pas encore le texte français d’Eidous sous les yeux et n’en connaît peut-être le contenu que par sa conversation avec lui.
Lettre de son père, Langres, 3 septembre 1749, archives départementales de la Haute-Marne, II E 3, 2 et CFL II 857.
Voir notamment Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, Paris, 1675, livre I, chap. 12, « Il faut exprimer tous les traits du tableau qu’on a formé dans son esprit ».
Charles Batteux, « Lettres sur la phrase française comparée avec la phrase latine, à M. l’abbé d’Olivet », Cours de belles-lettres distribuées par exercices, Paris, Desaint et Saillant, t. 2, 1748.
L’article est signé « B. E. R. M », c’est-à-dire Beauzée, Ecole Royale Militaire. Il sera publié en 1766.
Batteux distingue dans la première lettre « 1. l’ordre naturel des pensées. 2. l’ordre naturel des expressions. 3. l’ordre naturel d’une langue particulière » (op. cit., p. 3).
Batteux ne parlait que d’image, et ne différenciait pas phénoménologiquement la pensée et l’expression : « La pensée et l’expression sont donc images l’une & l’autre. Or la perfection de toute image consiste dans la ressemblance avec ce dont elle est image » (op. cit., p. 12). Condillac distingue des « signes naturels » et des « signes d’institution » (Essai sur l’origine des connaissances humaines, 1746, I, 2, 4, §35), distinction qu’on trouve également chez l’Abbé Du Bos (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719, I, 1). Mais il ne s’agit plus, dans la Lettre sur les sourds de différencier des sortes de signes ; il s’agit de mettre en évidence une superposition, en nous, de logiques productives de sens différentes.
Voir Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, PUF, « Perspectives littéraires », 1998, chap. I, p. 25-28.
Il faut quand même signaler Le Théâtre anglois, Paris (Londres), 4 vol. in-12, 1745-6, traduit par Pierre-Antoine de Laplace, et Macbeth au tome II.
Le 12 janvier 1784, Macbeth est joué au théâtre de l’Odéon à Paris, dans la traduction, ou plutôt l’adaptation de Jean-François Ducis. La pièce entre en 1790 à la Comédie française, où elle sera ensuite régulièrement reprise.
The Works of Shakespear, in six volumes, carefully revised and corrected [by Sir T. Hanmer] by the former editions, and adorned with sculptures designed and executed by the best hands, Oxford, printed at the Theatre, 1744. Macbeth est la dernière pièce du tome V, consacré aux tragédies.
Il faut distinguer cette gravure de Gravelot d’après un dessin de Hayman de celle de l’édition Theobald, Londres, 1762 gravée par Gerard Van de Gucht d’après Hubert Gravelot. La gravure de 1762 représente l’apparition du spectre de Banquo assassiné au banquet de Macbeth (III, 4).
Le Théâtre de P. Corneille, reveu et corrigé et augmenté, suivant la copie imprimée à Paris (en fait Amsterdam, A. Wolfgang), 1664, 5 volumes pet. in-12, frontispices gravés par Chauveau. Héraclius et Rodogune sont au vol. 3, Bnf Res YF-2993 ; Versailles, Rés. Lebaudy in-12 486 ; Lunel, Fonds Médard, LUK 96.
Le Theatre de P. Corneille, Nouvelle edition, Revûë, corrigée & augmentée, Enrichie de Figures en Taille-douce, Paris, Guillaume Cavelier, 1714, tome III ; Le Théâtre de Pierre Corneille, Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée de ses œuvres diverses, enrichie de figures en taille douce, Amsterdam, Chatelain, 1740 ; Versailles, Res A119-125.
C’est en fait la scène suivante qui est illustrée (IV, 4), où Léontine intervient dans le face à face silencieux, avec ce défi : « Devine si tu peux et choisis si tu l’oses. »
Encyclopédie, Composition, III 773a, Ver IV 121-2, DPV V 477-8. Même raisonnement sur « le choix du moment » à propos de la Cléopâtre de Challe (Salon de 1761, Ver IV 218, DPV XII 244). De même, pour le Diomède de Doyen, « J’aurais choisi… le moment qui eût précédé » (Ver IV 224, DPV XIII 254). De même pour Le Sacrifice de Jephté de Lagrenée (Salon de 1765, Ver IV 327, DPV XIV 86), etc…
Peu de mères aimantes dans les fictions diderotiennes : dans La Religieuse, la mère de Suzanne n’aime pas sa fille qui lui rappelle l’adultère dont elle est le fruit. En revanche, la vengeance et le secret, qui caractérisent Cléopâtre dans Rodogune, sont les traits constitutifs de Mme de la Pommeraye dans Jacques le Fataliste. Le silence de Diderot sur sa mère contraste avec l’inflation de l’hagiographie paternelle. Voir notamment la lettre à Grimm sur la mort du père (25 juin 1759, Ver V 109) et l’Entretien d’un père avec ses enfants, Ver II 483, DPV XII 461.
Contrairement par exemple à celle de La Manne de Poussin, qui fait référence aussi au tableau d’Aristide. Diderot acquiert une estampe de La Manne. Il évoque longuement le tableau dans le Salon de 1767 à l’occasion de La Prédication de saint Denis de Vien. (Ver IV 547 ; DPV XVI 108-9)
Pline, Histoire naturelle, XXXV, 98, trad. J. M. Croisille, Les Belles Lettres, 2003, p. 78. La description est reprise et dramatisée dans les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de l’abbé Du Bos, qui y voit la preuve « qu’on pouvait peindre les mouvements de l’âme, et qu’il était possible aux hommes d’exprimer avec des traits et des couleurs les sentiments d’une figure muette » (1719 ; I, 38 ; énsb-a, p. 126). Voir Paul Hugo Meyer in Diderot studies, n°1, Droz, 1965, p. 189.
Il faudrait « lui supposer une blessure au-dessous du sein » (Ver IV 12, DPV IV 133), c’est-à-dire ajouter cette blessure à l’image, la barrer d’un trait supplémentaire.
Voir Fénelon, Dialogues des morts composez pour l’éducation d’un Prince, Paris, Florentin Delaulne, 1712, LI, « Léonard de Vinci et Poussin » et Félibien, Entretiens sur les vies & sur les ouvrages des plus excellens peintres, Trévoux, 1725, t. IV, 8e entretien, p. 150-151.
Gravée vers 1701. Voir le Cabinet d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire de Genève, E 84-0178.
Ver IV 26 ; DPV IV 155. L’exemple du serpent était déjà présent chez Batteux (Première lettre sur l’inversion, op. cit., p. 16-17). À la fin de la Lettre sur les sourds, Diderot accolera à l’image liminaire de la mère morte plusieurs textes : les vers de Virgile sur la mort de Didon, deux vers de Lucrèce et un air de sa composition, « Je me meurs, à mes yeux le jour cesse de luire » (Ver IV 44-6, DPV IV 183-5).
A comparer avec le préambule du Salon de 1767 : « Eh grosse bête, est-ce que ton art n’a pas sa métaphysique ? Est-ce que cette métaphysique qui a pour objet la nature, la belle nature, la vérité, le premier modèle auquel tu te conformes sous peine de n’être qu’un portraitiste, n’est pas la plus sublime métaphysique ? » (Ver IV 524 ; DPV XVI 68. Voir également Ver IV 580 ; DPV XVI 160.)
Essais sur la peinture, V, Ver IV 505-7. Voir également le Salon de 1767, Ver IV 560-1, et le Salon de 1769, à propos du scandale du Septime Sévère et Caracalla de Greuze, Ver IV 864.
« M. Chardin prétendait que quelle que fût la copie qu’on ferait d’un de ses tableaux, il ne s’y méprendrait jamais, & que cette copie serait ou plus belle (ce qui serait difficile), ou moins belle que l’original. » (DPV VI 500). L’astérisque est la signature de Diderot. Nous suivons l’ARTFL pour l’attribution des articles : voir http://encyclopedie.uchicago.edu.
L’article principal est signé (S), pour Watelet ; trois sous-articles portent l’astérisque : *Dessein, terme de Gasier ; *Dessein, terme de Rubanier ; *Dessein, (Manufact. en soie.).
Diderot rédige le chapeau de l’article, *Empreinte, s. f. (Gramm. & Arts méchan.), sur quelques lignes. Le corps de l’article, Empreinte, s. f. (Gravûre.) est signé de « M. le chevalier de Jaucourt ».
Il en existe plusieurs versions, à Munich, à Leeds et à Oxford, ainsi qu’un dessin au Louvre (inv 9712). Le tableau a été gravé par Simon Gribelin pour Shafetsbury.
« Quel tableau, que l’entrée d’Alcibiade & de son cortege au milieu des philosophes ! n’en seroit-ce pas encore un bien intéressant & bien digne du pinceau de Raphael ou de Vanloo, que la représentation de cette assemblée d’hommes vénérables enchaînés par l’éloquence & les charmes d’un jeune libertin, pendentes ab ore loquentis ? » (Encyclopédie, Composition, III 774b, Ver IV 126, DPV VI 482.) Diderot a pu connaître L’École d’Athènes par la gravure (Giorgio Ghisi, XVIe siècle ; Philippe Thomassin, 1617), ou simplement par Roger de Piles (« Description de l’école d’Athènes… », in Cours de peinture par principes, 1707, Gallimard, Tel, 1989, p. 44). Contrairement à celui de Du Bos, le nom de Roger de Piles n’est pas étranger à Diderot : voir Encyclopédie, Champ, 3, 77 (1753), article de Diderot, et les articles de Landois, Clair obscur, 3, 499 ; Coloris, 3, 658 ; Contraste, V, 122 ; Couleur, 4, 333 (rien au-delà du tome IV de l’Encyclopédie). Voir également les Pensées détachées, Ver IV 1044. L’abbé Du Bos apparaît dans l’Encyclopédie, à l’exception d’École de Jaucourt, dans des articles de sujets plus éloignés (Bordure, Constitution, Costumé, Danseur de corde, Déclamation des Anciens…)
Encyclopédie, V, 641 ; Ver I 396 ; DPV VII 214. L’amateur qu’évoque Diderot serait-il le comte de Caylus ? Ce serait là l’origine de son animosité pour l’« antiquaire acariâtre et brusque » (CFL V 928).
Voir supra la définition, au début de l’article Art, de l’art et de la science comme « collection et disposition technique » (Encyclopédie, I, 714a).
Voir notamment au §21 « le manœuvre poudreux apporte tôt ou tard des souterrains où il creuse en aveugle, le morceau fatal à cette architecture élevée à force de tête » (Ver I 568, DPV IX 42) ; au §23 « Nous avons distingué deux sortes de philosophies, l’expérimentale et la rationnelle. L’une a les yeux bandés, marche toujours en tâtonnant… » (ibid.) ; au §47 « C’est l’inconvénient qu’il y a, non pas à avoir des idées, mais à s’en laisser aveugler, lorsqu’on tente une expérience » (Ver I 586, DPV IX 75).
A comparer avec le spectacle des montagnes du Valais dans La Nouvelle Héloïse (1761 ; I, 23, in Œuvres complètes, II, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Gallimard, Pléiade, 1964, p. 78). Rousseau vise la tradition épicurienne en général, et Diderot en particulier.
Sur l’émergence du tableau dans la culture européenne à partir de la Renaissance, voir Victor Stoichita, L’Instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1993, Genève, Droz, 1999.
Le coup de théâtre, περιπέτεια (péripétie), ouvre le chapitre II de la Poétique (52a22). Aristote le définit essentiellement comme renversement du cours naturel de l’action (ἡ εἰς τὸ ἐναντίον τῶν πραττομένων μεταβολὴ).
Il faut opposer à ce titre le tableau anti-poétique diderotien à l’article Tableau de Jaucourt dans l’Encyclopédie : « représentation d’un sujet que le peintre renferme dans une espace orné pour l’ordinaire d’un cadre ou bordure » (XV, 804). Mais Jaucourt lui-même renverse cette définition du tableau comme forme fixe et bornée dès le second paragraphe : « La nature est représentée à nos yeux dans un beau tableau. Si notre esprit n’y est pas trompé, nos sens du-moins y sont abusés. La figure des objets, leur couleur & les reflets de la lumiere, les ombres, enfin tout ce que l’œil peut appercevoir se trouve dans un tableau, comme nous le voyons dans la nature. Elle se présente dans un tableau sous la même forme où nous la voyons réellement. Il semble même que l’œil ébloui par l’ouvrage d’un grand peintre croit quelquefois appercevoir du mouvement dans ses figures. » Voir l’analyse de Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, PUF, 1998, p. 43sq.
La lettre fut communiquée à la princesse, qui demanda la suppression d’un paragraphe. Elle a été ensuite assez profondément remaniée avant l’impression, sans qu’on puisse déterminer si c’est par Grimm ou par Diderot. Voir DPV X 174. La lettre originale n’a pas été conservée, mais une copie de Grimm « telle qu’elle était d’abord et non telle qu’elle a été imprimée ».
« Quelque distance qu’il y ait de l’âme d’un poète à celle d’une mère, j’oserai descendre dans la vôtre, y lire, si je le sais, et révéler quelques-unes des pensées qui l’occupent. »(Ver IV 1193 ; DPV X 180)
Réciproquement, Diderot déplore, dans le Salon de 1767, la nature piégée dans les scènes de genre qui décorent les riches séjours urbains : « les murs de nos somptueuses et maussades demeures se couvrent des images d’un bonheur que nous regrettons ; et les animaux du Berghem ou de Paul Potter paissent sous nos lambris, parqués dans une riche bordure ; et les toiles d’araignée d’Ostade sont suspendues entre des crépines d’or sur un damas cramoisi. » (3e site de la Promenade Vernet, Ver IV 604-5 ; DPV XVI 190-1)
« Tout nous déterminait donc à recourir aux ouvriers. […] On s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées… […]. Il a donc fallu plusieurs fois se procurer les machines, les construire, mettre la main à l’œuvre, se rendre, pour ainsi dire, apprenti, et faire soi-même de mauvais ouvrages pour apprendre aux autres comment on en fait de bons. » (Prospectus de l’Encyclopédie, 1750, Ver I 221 ; DPV V 99-100)
« Il a fallu me rapprocher de son état, il a fallu lui dérober mon rang, devenir son égal. » (I, 7 ; Ver IV 1206 ; DPV X 203).
Sophie von Erbach avait épousé le prince de Nassau Saarbruck en 1742. Ils eurent cinq enfants ; un fils et deux filles étaient encore vivants au moment où Diderot écrit. L’aîné, Ludwig, né en 1745, avait donc 12 ans, ce qui laisse de la marge pour se lancer dans la construction de palais et le mécénat…
Dès ses écrits de 1764, et avant même d’avoir théorisé le jugement de goût de la troisième critique, Kant définit le sentiment du beau et du sublime comme un sentiment raffiné, qui s’oppose donc au goût grossier pour la cuisine, la chasse, ou la lecture qui fait dormir. Le goût esthétique est un signe de distinction élitiste. (Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764, in Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Gallimard, Pléiade, 1980, t. I, p. 451sq.)
Comparer avec « L’Antre de Platon », dans le Salon de 1765 : « Mais, mon ami, du train dont vous rêvez, savez-vous qu’un seul de vos rêves suffirait pour une galerie entière ? » (Ver IV 426)
De la même manière, dans le Paradoxe sur le comédien (1773), Mlle Clairon ne crée par le modèle idéal de son rôle comme un objet à distance d’elle-même : « elle est l’âme d’un grand mannequin qui l’enveloppe » (Ver IV 1381 ; DPV XX 51).
Sur l’institution du Salon, voir Udolpho van de Sandt, « Le Salon de l’Académie de 1759 à 1781 », Diderot et l’art de Boucher à David, RMN, 1984, p. 79-84 et William McAllister Johnson, « Les morceaux de réception : protocole et documentation », Les Peintres du roi, RMN, 2000, p. 31-49.
Les premiers envois de Grimm datent de 1753, et n’ont que trois destinataires, trois frères du roi de Prusse. Viennent ensuite, la même année, la princesse de Nassau-Sarrebruck et la duchesse de Saxe-Gotha. En 1760, la reine Louise-Ulrique de Suède s’abonne. Frédéric II reçoit la Correspondance de 1763 à 1766 sans être abonné. Catherine II s’abonne en 1764, les abonnements se multiplient en 1765. Grimm vise un public princier : il refuse les abonnements des particuliers ou des sociétés de lecture, en Angleterre notamment (Correspondance littéraire, 15 juillet 1766) et demande à ses abonnés de « ne permettr[e] jamais que ces feuilles soient divulguées ou copiées » (lettre à l’électrice douairière de Saxe, 10 mars 1769). Voir J. Schlobach, « Diderot, Grimm et la Correspondance littéraire », DPV XIII xviii.
Les allusions à ce commerce demeurent cependant rares dans les Salons de Diderot. A la fin du Salon de 1761, à propos de L’Accordée de village, Diderot suggère : « Un homme riche qui voudrait avoir un beau morceau en émail, devrait faire exécuter ce tableau de Greuze par Durand qui est habile avec les couleurs que M. de Montami a découvertes. Une bonne copie en émail est presque regardée comme un original » (Ver IV 235, DPV XIII 272). Montamy, le premier maître d’hôtel du duc d’Orléans, était un ami proche de Diderot et lui a probablement obtenu la possibilité de visiter la riche collection de peinture de son maître ; Pierre-Louis Durand est apparemment un familier de Montamy : Diderot sollicite peut-être une clientèle pour ses amis…
Le principe de l’exposition publique figure dans les statuts de l’Académie promulgués le 11 février 1666 par Louis XIV à l’instigation de Colbert. Le premier Salon est inauguré en 1667.
Roger de Piles, Cours de peinture par principes, 1707, Gallimard, Tel, 1989, « Du tout-ensemble », p. 65-70.
Jaucourt suit de près l’abbé du Bos, qu’il mentionne à six reprises (Encyclopédie, V, 316, 317, 319, 323 deux fois, 331). L’article Paysagiste, de Jaucourt également, revient en 1766 sur le paysage hollandais (XII, 212-3).
Diderot ne mentionne de Gérard Dow que le Saltimbanque vu à Düsseldorf sur la route de Saint-Petersbourg en août 1773 (Pensées détachées, Ver IV 1052).
Le 23 septembre 1762, il écrit à Sophie Volland sa mélancolie devant le bronze de Laocoon vu à Marly (Ver V 444).
Voir l’article Gladiateur expirant de Jaucourt, Encyclopédie, VII, 698 (1757) et sa référence à l’abbé Du Bos. Voir également le début de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778), où Diderot associe le Gladiateur à Van Dyck (Ver I 972). Diderot en a vu une réplique à Versailles (Lettre à Sophie Volland du 7 nov. 1762, Ver V 471).
Il y avait également une Danaé du Titien dans la Galerie du Luxembourg (Explication des tableaux… composant la galerie du Sénat, Paris, Didot, 1810, n° 2, p. 6).
Dans la lettre à Sophie Volland de début novembre 1760, Diderot évoque Raphaël comme un nom entendu de la bouche de Marmontel (Ver V 301). Il imagine, dans la Promenade Vernet du Salon de 1767, une « machine Raphaël », « peignant nécessairement et sans cesse » (Ver IV 597).
Salon de 1759, Ver IV 197 ; Pensées détachées, Ver IV 1035 ; Paradoxe sur le comédien, Ver IV 1400-1. Diderot reste vague et ne se réfère pas à un tableau particulier. Il pourrait penser plus particulièrement à la Vierge à l’enfant et saint Joseph imberbe de l’Ermitage, qui se trouvait au début du XVIIIe siècle à Paris dans les collections du duc d’Angoulême, avant de passer dans celle de Pierre puis de Louis-Antoine de Crozat, dont Diderot négocie la vente pour Catherine II en 1771. Il y avait également une Sainte famille de Raphaël dans la Galerie du Luxembourg (Explication des tableaux… composant la galerie du Sénat, op. cit., n° 1, p. 5).
S’agit-il de la fresque de la chapelle San Severo à Pérouse, commencée par Raphaël (1505) et achevée par le Pérugin (1520) ?
Voir également, pour le Saint Jean Baptiste, Salon de 1769, Ver IV 838. Diderot évoque explicitement cette collection, vendue et dispersée en 1784, dans le Salon de 1767, à propos du Cardinal de Choiseul par Michel Vanloo : « Il rappelle ces cardinaux et ces papes de Jules Romain, de Raphaël et de Van Dyck, qu’on voit dans les premières pièces du Palais-Royal » (Ver IV 531). Dans le Salon de 1765, à propos de La chaste Suzanne de Vanloo, la référence à l’ingénieux peintre italien qui, dérobant Suzanne aux regards des vieillards, la livre entièrement aux yeux du spectateur, pourrait renvoyer à la Suzanne de Giuseppe Cesari qui se trouvait alors au Palais-Royal (Ver IV 300). Voir également infra note 120.
Le Louvre possède un petit et un grand Saint Michel terrassant le dragon de Raphaël, le premier entré dès Louis XII dans les collections royales, et dans celle du Louvre en 1683.
Est-ce le dessin de Giuseppe Passeri d’après la fresque de la 7e travée des Loges, au Vatican ? (Louvre, Arts graphiques, inv. 4074.) Il en existe également une gravure anonyme (Tauriscus Euboeus, Catalogue des estampes gravées d’après Rafael, Francfort, Hermann, 1819, p. 86).
Ver IV 206. Le Carrache est à la National Gallery de Londres, NG2923 ; la Descente de croix de Pierre est à la cathédrale Saint-Louis de Versailles. Diderot évoque à nouveau le tableau dans le Salon de 1767, Ver IV 792.
« cette Madeleine du Corrège de la galerie de Dresde, dont vous conservez l’estampe avec tant de soin pour la mortification de vos sens » (Salon de 1763, Ver IV 258). L’estampe vue par Diderot est certainement celle de Jean Daullé exécutée vers 1750 pour le premier volume du Recueil d’estampes d’après les plus célèbres tableaux de la galerie royale de Dresde, édité par Carl Heinrich von Heineken et publié à Dresde en 1753. Le tableau, célébré par Stendhal et par Hegel, a été détruit pendant la deuxième guerre mondiale. Il en existe une copie par Cristofano Allori au Palais Pitti à Florence.
Salon de 1765, à propos de La Descente de Guillaume le conquérant en Angleterre de Lépicié, Ver IV 416. Sur l’estampe, voir Nicolas Poussin, dir. P. Rosenberg, RMN, 1994, p. 514.
Évoqué à nouveau à propos du Jugement de Midas de Bounieu, dans le Salon de 1767, toujours pour la liaison des figures (Ver IV 788). Voir également la lettre à Sophie Volland du 19 sept. 1767 (Ver V 765).
Ver IV 821-2, DPV XVIII 54. Diderot décrit « sa » Tempête dans le Salon de 1769, et la compare à Rubens (Ver IV 849).
Poussin a peint deux séries de sept tableaux. La première série, peinte pour le Palais dal Pozzo à Rome, quitte l’Italie pour l’Angleterre en 1785. Le seconde, dite série Chantelou, fut proposée en vain à Louis XIV, et passa dans la collection Jaques Meyers à Rotterdam en 1697. Le Régent Philippe d’Orléans les achète en 1716, et c’est probablement dans sa collection du Palais-Royal que Diderot les a vus. Les Sacrements sont vendus en 1792 lors de la dispersion de la collection du Palais-Royal, et sont en dépôt à la National Gallery of Scottland depuis 1946. (Nicolas Poussin, op. cit., p. 240 et 312).
Gravé d’abord par JeanPesne avant 1693, puis par Antoine de Marcenay de Ghuy en 1762 (Livret de l’exposition de l’Académie de Saint Luc, n° 158). Le tableau appartenait alors à M. Beauchamp, rue des Fossés Montmartre (Nicolas Poussin, op. cit., p. 345).
Voir l’invocation conjointe à Poussin et à Le Sueur par Naigeon dans le dialogue que Diderot imagine avec son disciple au Salon de 1767 (Ver IV 581).
« Allez sous le cloître des Chartreux ; voyez le tableau de la Prédication » (Ver IV 210-1). Voir de même dans les Essais sur la peinture, « Allez-vous-en aux Chartreux… » (Ver IV 470), dans les Pensées détachées, « Voyez sous le cloître des Chartreux saint Bruno expirant… » (Ver IV 1026, évoqué avec le Jouvenet de Saint-Nicolas-des-Champ), et à nouveau « Allez au Chartreux, voyez là quarante moines rangés sur deux files parallèles… » (Ver IV 1027), « Allez encore aux Chartreux ; voyez la Distribution des aumônes de Bruno… » (Ver IV 1028). Diderot mêle délibérément l’atmosphère et le cérémonial réels du lieu avec leur représentation dans les compositions du peintre. Les 24 tableaux peints sur bois par Le Sueur et son atelier pour le couvent des Chartreux furent vandalisés à la mort de celui-ci. Les Chartreux les couvrirent alors de volets fermant à clef, jusqu’à ce qu’en 1776 ils soient transportés au Louvre, transférés du bois sur toile, et plus ou moins habilement restaurés (Explication des tableaux… composant la galerie du Sénat, op. cit., p. 47). Diderot n’a donc pu les voir qu’en se faisant ouvrir les volets.
Saint Gervais et saint Protais devant Astasius refusent de sacrifier à Jupiter, huile sur toile, 357x684 cm, Paris, Musée du Louvre, inv. 8019.
Ver IV 776 et 792 (voir également le Salon de 1781, Ver IV 973). Le tableau de Le Brun, peint en 1647, est conservé actuellement à la Dulwich Picture Gallery de Londres ; il a été gravé par Alexis Loir et Jean Audran vers 1650. Celui de Rubens, qui date de la fin des années 1630, est à l’Alte Pinakothek de Munich ; il a été gravé par Paul Pontius en 1643, estampe en deux feuilles, gravure copiée à Paris par Dupuis en format réduit (Pierre-François Basan, Catalogue des estampes gravées d’après P. P. Rubens, Paris, De Lormel, Saillant, Durand, Dessaint, 1767, p. 19-20, n° 32 et 33).
Voir le commentaire de La Chaste Suzanne de Vanloo dans le Salon de 1765, Ver IV 300. Sur le tableau du Bourdon, voir Sébastien Bourdon, dir. Jacques Thuillier, RMN-Musée Fabre, 2000, n°105, p. 250.
La Crucifixion de saint Pierre était et est toujours accrochée à l’intérieur de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Voir Sébastien Bourdon, op. cit., p. 218.
« Vous rappelez-vous, mon ami, la Résurrection du Rembrandt ; ces disciples écartés ; ce Christ en prière ; cette tête enveloppée du linceul, dont on ne voit que le sommet, et ces deux bras effrayant qui sortent du tombeau ? » (Ver IV 196).
« Nous retirerons encore quelquefois des greniers de notre ami ces immenses portefeuilles d’estampes abandonnés aux rats, et nous les feuilletterons : mais qu’est-ce qu’une estampe en comparaison d’un tableau ? » (Préambule du Salon de 1767, Ver IV 518).
Essais sur la peinture, Ver IV 499 ; Salon de 1767, Lagrenée, Ver IV 554 ; Salon de 1767, Belle, Ver IV 591.
Voir également les Pensées détachées, Ver IV 1019. Diderot a vraisemblablement eu entre les mains la gravure de Cornelis Galle l’Ancien d’après la Grande Judith, peinte vers 1609 et aujourd’hui perdue. Voir Alexis Merle du Bourg, Peter Paul Rubens et la France : 1600-1640, Septentrion, 2004, p. 119. Cependant la Petite Judith, gravée par Alexandre Voet junior, circulait également.
Il y avait en 1810 une Adoration des Mages de Rubens à la Galerie du Luxembourg (Explications…, op. cit., n° 45, p. 37). Mais peut-être est-ce le tableau acquis par Louis XVI en 1777. Plusieurs gravures circulaient sous ce titre au XVIIIe siècle. Voir François Basan, Catalogue des œuvres gravées d’après P. P. Rubens, Paris et Liège, Dessain, 1767, p. 15-18.
Ver IV 228. Le tableau est visible à Paris, Église Sainte-Marguerite. Il s’inspire fortement de La Délivrance des âmes du Purgatoire peinte par Rubens vers 1635 pour la Chapelle Saint-Louis de la cathédrale Notre-Dame de Tournai, en Belgique, où elle se trouve toujours. Gravé par Cornelis Galle ? (F. Basan, op. cit., p. 45-6, n°13-15).
Triptyque de la cathédrale d’Anvers. L’Élévation en croix, en trois feuilles, avait été gravée par Hans Witdouc en 1638 (F. Basan, op. cit., n°78, p. 30).
Le rapprochement peut être fait cependant avec le tableau de l’Autel de Saint Roch, à l’église Saint-Martin d’Alost, où saint Roch aidé du Christ et accompagné d’un ange s’avance sur un pont pour guérir les pestiférés au-dessous de lui. Le tableau a été gravé par Paul Pontius en 1626 (F. Basan, op. cit., p. 78-79, n°44).
Les trois Grâces de Rubens, actuellement conservées au Prado à Madrid, ont été gravées par Pieter de Jode II. Mais le modèle de Carle Vanloo a peut-être été plutôt L’Éducation de Marie de Médicis, alors visible à la Galerie du Luxembourg.
Virgile, Énéide, I, 124-7 ; Lettre sur les sourds, Ver IV 44 ; Salon de 1767, Ver IV 573 ; Lettre XVI à Falconet sur la postérité, Ver V 694 ; exemple analogue chez Homère, Salon de 1767, Ver IV 554. Le Quos ego de Dresde, par Jean Daullé d’après un dessin de C. Hutin, pourrait avoir été gravé au moment de la publication de la Lettre sur les sourds (février 1752). Voir Ver IV 44.
Dans le Salon de 1765, c’est à Van Ostade que Diderot compare Greuze, pour Les Sevreuses (Ver IV 393).
Dans la Galerie du Luxembourg, on pouvait voir un tableau de Wouwerman et un d’Isaack Van Ostade (Explications, op. cit., n°17 et 18, p. 11). D’autre part cette peinture fait son entrée dans les demeures aristocratiques et se diffuse par la gravure (Salon de 1767, 3e site de la Promenade Vernet, Ver IV 604). Au Salon de 1771, Le Bas expose ses gravures d’après Téniers et Berghem (Ver IV 950).
Diderot souligne à plusieurs reprises ce que Leprince doit à Téniers : Salon de 1769, Ver IV 858 ; Salon de 1771, Ver IV 905.
Diderot connaît donc la collection Gaignat, dont il annonce la mort à Falconet le 18 juillet 1768 ; il en achètera cinq tableaux pour Catherine II en mars 1769, « un Murillo, trois Gérard Dow, et un J.-B Vanloo » : pas de Teniers, donc.
Son nom apparaît pour la première fois dans le Salon de 1765 (Ver IV 413). Il est cité cinq fois dans le Salon de 1767 (Ver IV 582 et 748 pour Loutherbourg, 665 et 676 pour Casanove, 776 pour Ollivier).
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Diderot, le goût de l’art », Le Goût de Diderot. Chardin, Greuze, Falconet, Hazan, 2013, p. 27-89.
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