Un album fantastique à effets typographiques : 'Des Loups dans les murs' de Neil Gaiman
Le fantastique se caractérise communément par le surgissement de l’étrange au cœur d’une réalité banale. Freud, en psychanalyse, montre qu’il est généré par le surgissement de l’inconnu dans le connu et parle de l’Unheimlich (le non-familier, l’effrayant) ou « l’inquiétante étrangeté […] de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, de tous temps familières1 ». Le fantastique aurait donc pour Freud la vocation de révéler ce qui est habituellement caché et que nous ne voulons pas voir. En provoquant la peur, il permettrait ainsi de générer une forme de catharsis.
D’un point de vue littéraire, Todorov2, dans une perspective structuraliste, recense trois conditions nécessaires au genre : le texte doit conduire le lecteur à hésiter entre une explication des événements naturelle et une autre, surnaturelle ; cette hésitation doit être incarnée par un personnage auquel le lecteur pourra s’identifier ; enfin le lecteur ne doit pas avoir le loisir d’interpréter le texte d’un point de vue allégorique ou poétique.
Le personnage principal dans le récit fantastique est plutôt caractérisé par sa banalité : « Le récit fantastique aime nous présenter, habitant le monde où nous sommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de l’inexplicable » selon Vax3. Pour Malrieu4, ce personnage est sans relief, souvent jeune pour une identification plus facile avec le jeune lecteur et, seul, à cause des doutes des autres qui ne le croient pas. Vax distingue les héros « intrinsèquement fantastiques » qui sont éloignés de la vie ordinaire et dont le lecteur ne peut mettre en doute l’existence fictionnelle (par exemple la sorcière, le vampire, le fantôme ou la momie, stéréotypes omniprésents dans la littérature enfantine) et ceux qui sont « accidentellement fantastiques 5 », ceux-là sont ancrés dans le monde réel et un jour confrontés à un évènement extraordinaire.
Le récit fantastique est généralement écrit à la première personne et le narrateur, témoin très proche du héros, voire le héros lui-même, est homodiégétique, ce qui permet de suggérer que les événements rapportés ont été réellement vécus. Tauveron6 souligne que ce type de récit en focalisation interne s’accompagne d’une centration sur les perceptions et les émotions que le narrateur ressent, tels la peur ou le tourment.
Selon Joël Malrieu, le langage, dans le récit fantastique, est l’indice de l’indécision inhérente au narrateur face à des événements qu’il a du mal à nommer clairement. Le langage met en scène la difficulté d’utiliser un lexique précis, et de nombreux verbes de modalisation installent une forme de distance entre perception et réalité. Des mots comme le pronom démonstratif « ça » ou un lexique volontairement imprécis (la chose) marquent alors une rupture avec le connu et l’émergence de l’étrange.
Un texte fantastique est donc par essence capable de produire la peur ou le doute dans l’esprit du lecteur, il viserait alors la levée d’émotions violentes et c’est cette particularité que met en avant Lovercraft dans Épouvante et surnaturel : « Un conte est fantastique tout simplement si le lecteur ressent profondément un sentiment de crainte et de terreur, la présence de mondes et de puissances insolites ».
L’album de Neil Gaiman et Dave McKean Des Loups dans les murs7 que nous nous proposons d’étudier ici ne cesse de jouer avec les topoï du genre fantastique et mêle une écriture proche de la bande dessinée à une écriture caractéristique d’un type d’albums pour enfants où le texte entre en interaction avec l’image. Lucie, l’héroïne de l’histoire, habite une vieille maison et, lorsqu’elle entend des bruits étranges à l’intérieur, elle comprend que des loups vivent cachés dans les murs. Quand la horde jaillit hors de ceux-ci, elle se réfugie dans le jardin avec sa famille. La petite fille, s’apercevant ensuite qu’elle a oublié son doudou, décide de revenir dans la maison et se rend alors compte fortuitement qu’elle peut elle aussi traverser les cloisons. La peur va changer de camp, la situation se retourner et les loups paniqués quitter les lieux. Le calme serait sans doute revenu si Lucie ne se mettait soudain à entendre cette fois des éléphants.
Dans cet ouvrage, les auteurs mettent en scène nombre d’effets micro-typographiques, en usant de polices, tailles et graisses variées, en épaississant certains signes lors de passages dramatiques, en écrivant blanc sur noir (inversant ainsi le code classique de l’écriture). Ils utilisent également de procédés macro-typographiques en investissant la plasticité du corps même du texte par des usages dissymétriques des lignes.
Nous avons choisi ici cinq doubles-pages dans cet album parce qu’elles offrent des réalisations typographiques puissantes et génératrices d’émotions et qu’elles constituent les grandes étapes de l’ensemble du récit de Neil Gaiman.
La première double-page (3-4) présente l’ambiance familiale dans la maison autour de Lucie. Chacun vaque à ses occupations, alors que la fillette entend des bruits étranges dans les murs. Le narrateur qui décrit la famille porte sur la scène un regard sans empathie et très clinique sur les activités des uns et des autres. Les phrases sont construites selon la même structure syntaxique, sans connecteur entre elles, à l’image de chaque personnage enfermé dans sa bulle.
À l’intérieur, tout était calme. Sa mère était en train de mettre de la confiture dans des pots. Son père était à son travail. Il jouait du tuba. Son frère était au salon. Il jouait à un jeu électronique8.
À la page 4, un effet de zoom est porté sur Lucie qui entend toutes sortes de bruits effrayants dont le champ lexical est très développé. L’utilisation d’une structure sémantique récurrente renforce la sensation de bruits omniprésents. Des correspondances de sonorités créent alors une sensation de scansion rythmique dans le texte, par l’intermédiaire des deux suffixes -ade (« bousculade, cavalcade) et -ment (frottements, craquements, etc.). On note la présence récurrente du groupe nominal « des bruits de … » avec une accélération du rythme des structures binaires à une structure ternaire et une répétition de la préposition « de ».
Lucie entendit des bruits. Des bruits qui venaient de l’intérieur des murs. C’était des bruits de bousculades et des cavalcades, des bruits de frottements et de craquements, des bruits de froissements, de frôlements, de glissements9.
Au niveau typographique, la première phrase de la première configuration10 est écrite en graisse légèrement plus appuyée et dans une taille un peu plus grande que le reste du texte. Sa position est centrale par rapport à l’axe vertical médian de la page. La deuxième phrase est justifiée à droite. Ces propriétés typographiques en font une sorte d’incipit qui surplombe, à la manière d’un titre, l’ensemble du texte et plante le décor.
Il se dégage dans cette page une atmosphère d’ennui et d’incommunication entre les personnages, comme dans un tableau de Hopper. La typographie y joue aussi un rôle efficient par l’orientation partout droite et régulière de toutes ses configurations, comme rigidifiées sur leur ligne de pied, suggérant ainsi l’immobilité du temps.
D’autre part, la graisse de certains mots (« confiture », « tuba », « jeu électronique »), qui correspondent aux occupations des membres de la famille, est accentuée. Cet effet typographique confirme que l’attention de chacun n’est cristallisée que par ses propres activités.
La page 4 présente, notamment du fait d’effets typographiques très contrastés par rapport à la précédente, une atmosphère radicalement différente, beaucoup plus inquiétante.
La première phrase, qui fait elle-aussi office d’incipit, n’est plus centrée, tel le signe avant-coureur d’un désordre et quasiment toutes les configurations ont perdu leur horizontalité. Leurs lignes de pied sont à présent obliques mais jamais parallèles. Cette divergence de direction crée une impression de mouvement qui semble faire se rapprocher et s’éloigner les configurations dans un mouvement de protention et de rétention. Elles semblent alors comme compressées de l’intérieur du mur et engendrent un sentiment d’instabilité et de menace. L’intensité de cette menace est encore accentuée par l’effet crescendo produit par le grossissement progressif de la taille des caractères dans les quatre dernières lignes de la page.
À la page 14, Lucie, après avoir tenté sans succès de confier ses angoisses à sa famille, est confinée dans son lit, quand soudain elle est réveillée en pleine nuit par un cri et un choc violent.
Cette nuit-là, la vieille maison ne fit pas le moindre bruit. « Je n’aime pas ça » dit Lucie à son cochonou. « C’est trop calme ! » Mais bientôt elle ferma les yeux et s’endormit profondément. Au milieu de la nuit, on entendit un braillement et un hurlement, un coup, un choc, et…
On assiste ici à un faux dialogue entre Lucie et son cochonou qui est le réceptacle du mal-être de la fillette. Les phrases sont reliées par des marques temporelles (« Cette nuit-là », « Mais bientôt », « Au milieu de la nuit ») qui structurent l’intrigue et génèrent un sentiment de montée d’angoisse chez Lucie. La dernière phrase comporte une accumulation de compléments d’objet qui annonce une présence inconnue de plus en plus proche (« braillement », « hurlement », « coup » et « choc »). On relève deux marques de ponctuation modale : un point d’exclamation (« C’est trop calme ! ») qui suggère le doute ou l’inquiétude et des points de suspension (un choc, et …) qui créent un effet de suspens sur ce qui va se passer dans la double-page suivante.
Au niveau typographique, la phrase liminaire, disposée de la même façon que dans la page précédemment étudiée, se situe tout en haut de la page, elle est écrite sur une seule ligne, en blanc sur fond noir et se détache du reste des configurations. Elle n’a pas d’effet typographique spectaculaire, avec une police sans empattements et une disposition régulière sur sa ligne de pied, et c’est précisément cette neutralité typographique qui suggère que le calme est revenu après les péripéties des pages précédentes.
Le monologue de Lucie, qui traduit son angoisse devant l’excès de silence, est inscrit dans un caractère de la famille des humanes, forme des premiers temps de l’imprimerie au dessin peu affirmé. Les lettres comme tremblotantes et à la texture plus fine confèrent une impression de fragilité aux paroles de la fillette. De plus, celles-ci débordent du phylactère très finement dessiné, signe que la situation lui échappe.
La dernière configuration de la page présente pour chaque phrase un grossissement des caractères et des interlignages jusqu’au mot « coup », pour finir par une taille et une graisse extra fortes sur les derniers mots « un choc, et… » qui sont disposés de façon particulière, en escalier. La mise en page de monosyllabes (« coup » et « choc ») forme un contraste rythmique visuel avec l’ensemble du texte qui précède et donne une impression de compte à rebours. Toutes ces caractéristiques typographiques créent une intensité dramatique manifeste qui annonce l’imminence du danger.
À la page 28, la famille, ayant été chassée par l’intrusion des loups dans la maison, se retrouve autour d’un feu dans le jardin. La scène est ici symbolique des retrouvailles, comme si la famille s’était soudée dans l’épreuve.
Le texte, assez long pour un album, est une série d’interventions de chacun qui imagine un endroit où se réfugier. Chacune d’elles est écrite selon un mode périodique avec la même construction syntaxique : « On pourrait habiter… » Cette façon de dire ressemble à un jeu enfantin où les lieux suggérés sont plutôt des rêveries topiques (« une île », « une montgolfière » et « une cabane ») que la recherche d’une solution concrète. Ils évoquent l’enfance et les romans d’aventures. Seule Lucie propose de retourner dans la maison et cette solution va relancer le récit.
Au niveau macro-typographique, l’ensemble des configurations est regroupé dans le premier tiers supérieur de la page, avec des interlignages resserrés et une absence de retour à la ligne. Cette disposition typographique donne l’impression que les membres de la famille sont maintenant soudés face à l’adversité, à l’opposé de la double-page 3, où la typographie incarnait l’atomisation des personnages. L’ensemble donne une impression de densité textuelle renforcée par les paroles du père qui sont comme enchâssées dans la narration.
Cependant, on peut extraire de cet ensemble trois blocs textuels autonomes, disposés parallèlement les uns aux autres, correspondant aux interventions de la mère, du frère et de Lucie. Ces trois configurations sont signifiantes du fait que, malgré la scène de retrouvailles, les personnages continuent d’être séparés. En effet, chaque configuration est comme enferrée dans son bloc textuel, à l’instar des personnages prisonniers de leurs propres délires.
Le texte s’achève sur un « dit Lucie », écrit en graisse plus épaisse et avec une taille plus grande, qui sonne comme un retour à la réalité et brise leurs rêveries stériles.
À la page 34, les loups, qui règnent en maîtres dans la maison, passent leur temps à bien s’amuser ensemble tandis que la famille se tapit à l’intérieur des murs. Le texte est constitué d’une série de focus sur les différents jeux des loups, introduits par la forme liminaire « Il y avait des loups qui… » Cette construction syntaxique montre qu’ils occupent à présent tout l’espace. De nombreux verbes d’action (« bondissaient », « faisaient du toboggan », « avaient enfilé les plus beaux vêtements ») soulignent leur hyperactivité frénétique.
A contrario de leur attitude conquérante, la famille immobile est cachée dans les murs. Le texte est construit sur une opposition entre la longue description très détaillée des activités des loups et la phrase finale lapidaire sur la situation de la famille.
En ce qui concerne la typographie, les deux premières configurations éclatent littéralement sur la page par un jeu dynamique entre différentes tailles, couleurs et graisses très épaisses, judicieusement choisies en opposition avec le fond.
Leur orientation n’est jamais horizontale et jamais non plus dans la même ligne oblique, ce qui induit une impression de mouvement ludique correspondant au défoulement des loups. Cette occupation de l’espace et cette « agitation » des configurations sont le signe, comme chez les loups, d’une assurance conquérante et d’une explosion libératrice.
Vient ensuite une configuration de cinq lignes, à forme compacte avec une typographie uniforme, sans écarts ni de taille ni de graisse. Cet effet bloc, en fort contraste avec les configurations précédentes, lui confère un aspect immobile et posé.
Cette configuration ressemble fortement à une mise en garde affichée : les loups s’approprient les vêtements, quelque chose de fondamentalement humain. L’heure est grave et le jeu va trop loin.
La dernière configuration est composée d’une seule phrase sur une seule ligne. Écrite en tout petit, coincée dans le pied de page, en dehors de l’image, elle semble se cacher. Le contraste très marqué entre sa « discrétion » et « l’exubérance » des deux premières configurations montre l’opposition entre la vie clandestine des parents et le défoulement des loups.
À la page 42, la famille réfugiée dans les cloisons décide de passer à l’offensive afin de chasser les loups et de reprendre sa place dans la maison. Une fois de plus, c’est Lucie qui prend l’initiative. Les anaphores « dit son père […], dit sa mère […], dit son frère » utilisées pour rendre compte des prises de paroles du père, de la mère et du frère indiquent qu’ils sont quasi interchangeables et renforcent l’impression que Lucie est à part. Quant à la reprise anaphorique finale, elle dramatise la situation par l’annonce de l’imminence du combat. Enfin, la conjonction de coordination « et » tout en bas de la page, suivie de points de suspension, redouble le sentiment de suspens chez le lecteur. Ce moment clé de l’histoire marque le début de l’affrontement avec les loups et le rétablissement de la situation initiale.
Au niveau typographique, la disposition de la deuxième configuration avec ses retours à la ligne deux fois décalés, crée un effet visuel d’escalier.
Cette disposition du texte en différents degrés montre que chaque membre de la famille s’est rallié tour à tour à la décision de Lucie. La première partie de cette configuration concerne les trois personnages du père, de la mère et du frère qui semblent interchangeables puisqu’ils s’expriment d’une seule voix. Cette indifférenciation entre eux est incarnée par la disposition typographique en une colonne bien droite des trois lignes quasi similaires les concernant.
La troisième configuration, par la répétition du mot « Prêts » et sa disposition en escalier, crée en association avec l’itération verticale du « dit » un effet rythmique de martellement visuel correspondant à la progression de la détermination des membres de la famille à vouloir s’en sortir.
Dans les cinq pages que nous venons de présenter, remarquons que le lexique des émotions est très peu présent. De fait, il y a un paradoxe dans cet album, qui joue avec les peurs enfantines, entre l’apparition évidente d’émotions lors de sa lecture et un texte qui ne verbalise pas ou très peu les sentiments des personnages. La part émotionnelle semble donc revenir en priorité à la typographie, en co-implication avec les images, et c’est là tout l’intérêt de cet album.
Pour aller plus loin
Peggy Saule, professeure de Philosophie (Lycée René Billères, Argelès-Gazost), propose une réflexion pédagogique prolongeant la lecture de cet article sur Imago : https://imago-latin.fr/questions-d-images/litterature-et-illustration/un-album-fantastique/.
DARDAILLON, Sylvie, Lire et relire Béatrice Poncelet, Grenoble, Ellug, 2013.
DUVIN-PARMENTIER, Bénédicte, « Les effets typographiques pour générer l’expression des émotions : écrire dans les interstices de l’album », Repères, 59, 2019, p. 109-130. https://journals.openedition.org/reperes/2066
DUVIN-PARMENTIER, Bénédicte, « Les effets de la matérialité textuelle de l’album dans les écrits de la réception à l’école primaire », in FOURTANIER, Marie-José et LE GOFF, François, éd., Les formes plurielles des écrits de la réception, Namur, Presses universitaires de Namur, 2017, p. 57-73.
DUVIN-PARMENTIER, Bénédicte et SERÇA, Isabelle, « La Typographie : forme du texte », in REGGIANI, Christelle, REIG, Christophe et THOMAS, Jean-Jacques, C., éd., Formules 19, Formes : supports /espaces. Le colloque de Cerisy 2014, Santa Monica, Presses universitaires du Nouveau Monde, 2015, p. 139-156.
Notes
Louis Vax, Étude sur la littérature fantastique, Paris, PUF, Coll. "Quadrige", 1965, réd. 1987, p. 9.
Catherine Tauveron, Le personnage. Une clé pour la didactique du récit à l’école primaire, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1995, p. 83.
Des Loups dans les murs a été initialement édité chez Bloomsburry puis dans sa version française chez Delcourt, maison spécialisée dans la bande dessinée. Il a reçu en 2004 le prestigieux prix de littérature pour la jeunesse Kate Greenaway.
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