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Résumé

L’article distingue deux acceptions de l’expression « livre illustré ». Au sens large, elle englobe tout livre comportant un matériel iconographique. Au sens plus restreint, elle ne s’emploie que pour des ouvrages publiés à partir du XIXe siècle, supposant l’entrée dans une ère de professionnalisation de l’illustration, des techniques de reproduction massive et un rapport de subordination de l’image au texte. Le critère principal de la réussite de l’image est alors sa fidélité au texte et sa valeur esthétique est souvent dévalorisée. Les études intermédiales invitent à une approche plus riche de l’illustration, interrogeant les écarts entre régimes sémiotiques textuel et visuel, l’autonomisation possible de l’image, la réception de l’œuvre. L’étude même des publics ciblés par le livre illustré met au jour ses tensions, entre publics censés être plus éloignés de la culture écrite – jeunes, femmes, milieux populaires – et amateurs collectionneurs de livres de luxe.

The paper distinguishes two meanings of the term “illustrated book”. In its broadest sense, it covers any book containing iconographic material. In a more restricted sense, the term is used only for works published from the 19th century onwards, presupposing the entry into an era of professionalized illustration, mass reproduction techniques and the subordination of the image to the text. The main criterion for the image's success was its fidelity to the text, and its aesthetic value was often devalued. Intermedial studies invite a richer approach to illustration, questioning the gaps between textual and visual semiotic regimes, the possible autonomization of the image, and the reception of the work. The very study of the audiences targeted by illustrated books reveals their tensions, between those who are supposed to be further removed from written culture - young people, women, working-class people - and amateur collectors of luxury books.

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Références de l’article

Marine Le Bail,

Le livre illustré et ses lectorats

, mis en ligne le 13/12/2024, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/ressources/livre-texte-limage/livre-illustre-lectorats

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Ressources externes

Le livre illustré et ses lectorats

L’une des principales difficultés lorsque l’on s’efforce de définir le livre illustré consiste à s’accorder sur ce dont on parle exactement. En effet, ce syntagme qui nous semble si familier oscille en réalité entre deux acceptions ; dans la première, qui relève du langage courant, un livre illustré peut désigner tout volume incluant, en plus de son contenu textuel, un contenu iconographique destiné à l’accompagner, quelle que soit la technique mobilisée (gravure sur bois ou sur acier, photogravure, photographie) et quel que soit le type de rapport engagé entre texte et image. Selon la seconde acception, plus restrictive, le livre illustré s’inscrit dans un contexte historique, technique et culturel bien précis, celui du XIXe siècle, qui voit le substantif « illustration » s’imposer progressivement en Europe. Le terme passe alors dans le langage courant pour désigner une activité de plus en plus professionnalisée, mais aussi relativement dévalorisée sur le plan esthétique, dans un contexte de massification de l’accès à l’imprimé.
Aussi doit-on, d’emblée, se poser les questions suivantes : faut-il voir dans le livre illustré une catégorie à la fois générale et générique englobant toutes les formes de livres à images, ou faut-il au contraire y voir un type bien précis de produit éditorial, marqué par son contexte technique, historique et culturel de production ? La dénomination de « livre illustré » peut-elle légitimement subsumer des modèles éditoriaux impliquant non seulement des techniques très diverses (gravure originale ou de reproduction, procédés photomécaniques ou artisanaux, en noir et blanc ou en couleur), mais aussi des gammes de prix et des positionnements diamétralement opposés, allant du livre populaire au livre de luxe ? Enfin, entre contrainte et liberté, entre redondance et dissonance, entre sujétion et autonomisation, comment l’image parvient-elle, si tant est qu’elle le fasse, à faire entendre sa voix propre et à s’émanciper de la tutelle du langage verbal ? La notion étant trop vaste pour être traitée de manière exhaustive, on se contentera de suggérer quelques entrées théoriques ou historiques et quelques angles d’approche privilégiés.

L’image au service du texte

Commençons par revenir à l’étymologie du substantif illustration, attesté dès 1817 en Angleterre et en Italie avant de s’imposer progressivement en France. Fondé sur un emprunt au latin illustratio (« éclairer », « rendre brillant ») dans lequel on reconnaît le préfixe -in et le souvenir du radical lux, ce terme désigne, selon un sens désormais désuet, « l’action de rendre quelqu’un illustre ou de se rendre illustre ». Dans son acception moderne, plus spécialisée, l’illustration désigne le processus par lequel on adjoint « une représentation graphique à quelque chose, généralement un texte », ou l’action consistant à « représenter quelque chose sous une forme graphique afin de la compléter, de la rendre plus claire ou plus attrayante ». Autrement dit, l’illustration se définit à la fois par son caractère second sur le plan chronologique (le texte la précède) et par son rôle secondaire (elle est superflue et peut être retirée sans nuire à la compréhension du texte ; elle lui est donc hiérarchiquement inférieure).
Le livre illustré se distinguerait ainsi du « livre à figures » du XVIIIe siècle, mais aussi des formes prestigieuses et esthétiquement plus légitimes du « livre de peintre » pratiqué par un Matisse ou un Picasso, du livre d’artiste, ou encore du « livre de dialogue », décrit par Yves Peyré comme un exemple de fusion harmonieuse et de co-création entre poésie et arts visuels1. Le livre illustré ne se confondrait pas non plus avec l’album, fondé sur la prééminence de l’image, pas plus qu’avec la bande-dessinée ou le roman graphique.
Pour bien des observateurs, la question de la fidélité au texte d’origine représente en effet encore, au début du XXe siècle, le principal critère d’évaluation permettant de distinguer une illustration manquée ou réussie. Dans son ouvrage sur Le Livre d’après-guerre – 1918-1928, le critique Raymond Hesse considère que les peintres font, en général, de fort mauvais illustrateurs, précisément parce qu’ils ne parviennent pas à renoncer à leur liberté d’interprétation et sont tentés d’imposer leur propre vision au détriment de celle du texte :

L’illustration doit être légère, elle doit accompagner un texte où il y a des espaces, des blancs. Accompagner ne veut pas dire alourdir. […]. Un livre est un tout, où les éléments différents contribuent à l’harmonie de l’ensemble. La conclusion en est facile à déduire. Lorsque le peintre ne saura pas s’abstraire de son art de peintre ; lorsqu’il ne pourra pas oublier qu’il ne s’agit pas de faire un tableau mais d’accompagner un texte sans l’écraser, il fera un mauvais illustrateur2.

Destinée à clarifier, traduire ou redoubler le texte, l’illustration se voit alors doublement dévalorisée sur le plan esthétique ; elle est en effet perçue comme une activité de reproduction plutôt que de production, non seulement parce qu’elle dépend d’un contenu verbal qui lui préexiste, mais aussi parce qu’elle s’inscrit d’emblée dans une logique de reproductibilité propre à l’estampe, qui l’éloigne du modèle romantique de l’œuvre unique.

L’image (tout) contre le texte

Le livre illustré partage toutefois avec ces formes de livres à images que sont l’album ou le roman graphique une certaine parenté à la fois structurelle et structurale liée à sa nature de dispositif intermédial. La notion de « dispositif » théorisée dans un premier temps par Michel Foucault, parmi d’autres, a en effet dans le courant des années 2000 fait l’objet d’un réinvestissement massif du côté des études littéraires grâce, en particulier, aux travaux de Philippe Ortel ou de Stéphane Lojkine3. Liée à l’essor des études intermédiales, qui s’intéressent aux circulations entre différents types de supports et de médiums, cette notion désigne un agencement de systèmes sémiotiques différents, de nature hétérogène, mais articulés au sein d’un tout « appelé à fonctionner en vue d’une fin déterminée4 ». Autrement dit, et même si cela semble relever de l’évidence, le livre illustré suppose une forme de cohabitation contrainte et régulée entre deux systèmes de signification, l’un verbal, l’autre iconographique, qui conservent une part d’autonomie au cours de l’opération de lecture. C’est pourquoi le livre illustré engage foncièrement, aux yeux de Philippe Kaenel, la notion d’écart ; écart au niveau de la production en ce qui concerne l’inscription spatiale de l’image et des lettres sur la page, mais écart, également, au niveau de la réception, puisque la lecture est alors contrainte de s’interrompre ou de se dédoubler :

[…] l’illustration arrête la lecture du texte, décroche le regard de ce dernier, qu’il soit typographique ou calligraphique. Non seulement elle manifeste sa présence dans un espace propre, quels que soient les moyens employés pour la fondre au texte, mais on oublie trop souvent qu’elle a son temps particulier dans la durée de la lecture5.

Aussi l’illustration est-elle toujours nécessairement partielle et partiale, et met-elle en jeu une logique foncièrement sélective : il s’agit de mettre en lumière certains passages et d’en laisser d’autres dans l’ombre, selon des mécanismes qu’il peut être intéressant de restituer en cours avec les élèves : quels sont les personnages, les motifs et les épisodes perçus comme dignes de faire l’objet d’un investissement iconographique, et pour quelles raisons ? A contrario, peut-on parler dans certains cas d’un silence de l’illustration, d’une pratique de l’ellipse là où l’on attendrait au contraire une ou plusieurs images ? De tels décalages peuvent être le signe d’un malaise esthétique, moral ou idéologique. À l’inverse, l’image peut également donner vie à des possibles du texte non-explorés par la narration proprement dite. Ainsi, l’édition illustrée du Rouge et le Noir de Stendhal parue chez Georges Crès & Cie en 1922, ornée de nombreuses gravures sur bois, nous donne à voir sous la forme d’une vignette très émouvante un tableau qui n’existe que dans l’esprit de Julien : Madame de Rênal berçant l’enfant encore à naître qu’il a conçu avec Mathilde de La Mole. L’image relève ainsi non de la narration omnisciente qui régit l’ensemble du récit, mais d’une focalisation interne qui nous donne accès aux secrets espoirs de Julien et donne une consistance à ces bifurcations possibles que le texte ne fait que suggérer pour mieux les condamner – puisque Madame de Rênal meurt quelques jours après Julien (fig. 1)

Fig. 1. Madame de Rênal veillant sur l’enfant de Julien et de Mathilde avec une nourrice, vignette gravée sur bois par Armand Thanrond d'après Paul Quint, in Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre « La tranquillité », Paris, G. Crès, coll. « Les Grands livres » dir. René Kieffer, 1922, p. 532
Fig. 1. Madame de Rênal veillant sur l’enfant de Julien et de Mathilde avec une nourrice, vignette gravée sur bois par Armand Thanrond d'après Paul Quint, in Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre 40, « La tranquillité », Paris, G. Crès, coll. « Les Grands livres » dir. René Kieffer, 1922, p. 532

Cette distance structurelle entre texte et image se double, selon les cas, d’une infinité d’écarts potentiels de nature esthétique, idéologique, historique ou culturelle. Dès lors que l’on part du principe que la nature de l’illustration est avant tout relationnelle et qu’elle se définit par rapport à un texte qui lui préexiste et la justifie, et dans la mesure où il est rare qu’un même auteur soit à l’origine du texte et de l’image qui l’accompagne, il est en effet inévitable que la question de l’interprétation se pose. L’analyse de l’illustration d’une œuvre, voire de ses réillustrations, permet ainsi bien souvent d’éclairer, en diachronie, les principaux jalons de sa réception et de nous donner de précieuses informations sur la manière dont elle a été lue, comprise et appréciée : envisagée dans cette perspective, « l’image, loin d’être une pièce rapportée ou un simple ornement, apparaît également engagée dans le courant d’une évolution retentissant sur la conception globale du livre6 ». On pourrait évoquer à cet égard l’exemple saisissant de la vignette-frontispice en forme de médaillon qui abrite, dans l’édition Bourdin de 1839, le portrait de l’héroïne de Manon Lescaut dessiné par Tony Johannot : la tête inclinée, le regard rêveur et l’attitude mélancolique de la jeune femme sont en effet caractéristiques de la relecture romantique opérée dans les années 1830 de ce personnage érigé en figure sacrificielle et en type de la pécheresse rédimée par l’amour (fig. 2).

Fig. 2. Tony Johannot et Adrien Feart, couverture ornementée avec un portrait-médaillon gravé sur bois de Manon Lescaut. L’abbé Prévost, Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, Paris, E. Bourdin, 1839

Séductrice image

À une époque marquée par le « sacre de l’éditeur », nouveau grand ordonnateur et régulateur du champ littéraire, le recours à l’illustration devient un argument promotionnel et commercial non-négligeable dans des secteurs allant du livre populaire au livre de luxe ou de semi-luxe à destination des amateurs, en passant par les manuels scolaires et les livres de prix. Les prospectus de librairie de l’époque s’en font l’écho et vantent, parfois même au détriment du texte, le raffinement et la réussite des gravures sur bois, à l’eau-forte, ou encore des lithographies qui accompagnent le texte.

Image et nouveaux lecteurs

Le recours à l’illustration devient en particulier un argument de poids lorsqu’il s’agit de séduire ces catégories de la population traditionnellement éloignées de l’accès à l’imprimé que sont, pour l’essentiel, le lectorat ouvrier et populaire, le lectorat féminin et le lectorat enfantin. Dans les trois cas, bien que pour des raisons et selon des modalités très différentes, l’image est investie, outre ses traditionnelles fonctions de clarification et de redoublement du message textuel, d’un pouvoir de séduction sensoriel (voire sensuel) destiné à dédramatiser le texte, à le rendre plus accessible et moins intimidant.
Ainsi s’explique la vogue, entre les années 1830 et 1840, des keepsakes, des livres d’étrennes inspirés de ce qui se faisait en Angleterre et destinés aux jeunes filles de la bourgeoisie aisée. Sous des intitulés associés aux domaines typiquement « féminins » de la joaillerie (Le Diamant, L’Émeraude), de l’univers floral (Le Bouquet) ou des arts d’agrément, ces petits ouvrages onéreux (plusieurs dizaines de francs) se signalent par leur mise en forme particulièrement soignée. Outre des cartonnages en moire, en satin, souvent ornés de médaillons polychromes ou de décors à la plaque gaufrés et dorés, ces volumes sont remarquables par la qualité des gravures sur acier ou à l’eau-forte qui y sont insérées. La mention « gravures anglaises » en page de titre, en référence à l’école anglaise de gravure qui fait alors autorité, devient un argument commercial de poids, décliné non seulement sur le volume lui-même mais sur les prospectus commerciaux des éditeurs spécialisés comme Aubert ou Janet. Il est significatif que cette surcharge ornementale soit associée à une lecture féminine largement déconsidérée, la femme étant considérée à l’époque comme gouvernée par ses nerfs, ses émotions et ses « humeurs » plutôt que pour son intellect : dans le cadre du programme de la spécialité « Histoire des arts » de la terminale (axe 3 pour l’année 2022-2023 : « Objets et enjeux de l'histoire des arts : femmes, féminité, féminisme »), il pourrait être intéressant d’interroger la manière dont le recours à l’illustration, surtout lorsqu’elle est associée à une forme de raffinement ou de surenchère ornementale (gravures sur cuivre onéreuses et soignées ; bandeaux, culs-de-lampe, ornements divers ; décors chamarrés sur le plat supérieur, etc.), va de pair avec une délégitimation de la lecture féminine qui se trouve, par contamination, « bibelotisée » et associée à un exercice aussi frivole que superflu. L’illustration est alors mise au service de l’instauration d’une communauté de lecture au féminin, favorisée par la féminisation du personnel romanesque ou fictionnel et, parfois, de l’instance auctoriale. Cette dimension réflexive est particulièrement mise en avant dans Le Keepsake des jeunes personnes de la Comtesse Dash (Paris, Pétion, 1847), où elle prend une portée programmatique : la gravure en pleine page faisant office de frontispice met en effet en scène une jeune fille occupée à lire sous la bienveillante mais incontournable surveillance maternelle ; cette figuration d’une lecture sous contrainte est cohérente avec le caractère prescriptif et souvent moralisant des récits contenus dans le volume (fig. 3).

Fig. 3. Ernest Girard, frontispice du Keepsake des jeunes personnes de la Comtesse Dash, Paris, Pétion, 1847, lithographie en pleine page par Fourquemin

On pourrait en dire autant dans le domaine des manuels scolaires qui font la fortune de la maison Hachette, mais aussi dans celui des livres de prix appelés à devenir une véritable institution sous la IIIe République, ou encore, plus généralement, dans celui des livres pour enfants qui connaît à partir du Second Empire un essor considérable. On songe, évidemment, aux cartonnages emblématiques de la collection des « Voyages extraordinaires » de Jules Verne publiée par Pierre-Jules Hetzel, avec leurs médaillons polychromes et leurs mille et une déclinaisons (cartonnages « à la bannière », « à l’éventail », « aux deux éléphants », « au steamer » …), qui en sont venus à cristalliser pour plusieurs générations tout un imaginaire visuel, littéraire et scientifique construit autour de la figure de l’explorateur héroïque. Là aussi, le recours à l’image apparaît comme constitutif d’un secteur éditorial qui mise sur la séduction de la figuration et, parfois, de la couleur, pour renforcer l’attractivité du texte.
Dans le même temps, l’image fait également son entrée dans la presse à grand tirage, et notamment dans la presse quotidienne à destination des classes populaires – ouvriers, domestiques, artisans, petits commerçants. Fondé en 1863 par Moïse Polydore Millaud, Le Petit journal, qui atteint 800 000 tirages à la veille de la Première Guerre Mondiale, touche un lectorat aussi massif que diversifié socialement. Outre son prix modique (1 sou, soit 5 centimes), les unes polychromes du supplément illustré inauguré en 1889, souvent inspirées de faits divers macabres, se signalent par un traitement sensationnaliste renforcé par le recours à des couleurs vives, sinon criardes, et font beaucoup pour appâter l’œil du chaland et stimuler son « désir d’images7 » ou son voyeurisme (fig. 4). À une époque où l’essor de la presse donne lieu à toute une déclinaison de formats hybrides, entre livre et journaux (romans-feuilletons, journaux-romans, livraisons illustrées), l’image circule volontiers entre régimes référentiel et fictionnel. Elle joue en tout cas un rôle essentiel dans la captation et la séduction d’un lectorat populaire prompt à l’autocensure, peu familiarisé avec l’objet-livre et trouvant dans la présence de l’image, surtout lorsqu’elle est en couleurs, une familiarité réconfortante avec ces autres supports iconophores que sont les périodiques illustrés ou les affiches polychromes qui saturent l’espace urbain.

Fig. 4. « Tragique épilogue d’une querelle politique : Mme Caillaux, femme du ministre des finances, tue à coups de revolver M. Gaston Calmette directeur du Figaro ». Une polychrome du supplément illustré du Petit journal, n°1219, dimanche 29 mars 1914

Le livre illustré de luxe à destination des amateurs

Dans le même temps, l’illustration, qui avait déjà accompagné le développement, au XVIIIe siècle, du livre à figures destiné à un public d’amateurs fortunés (on songe à la fameuse édition dite des « Fermiers généraux » des Contes et nouvelles en vers de La Fontaine en 1762), devient un élément incontournable dans l’affirmation et la promotion d’un nouvel art de la mise en livre. Dans le cas du livre illustré romantique étudié, entre autres, par Ségolène Le Men, l’essor de la vignette illustrée, qui se prête à une impression conjointe avec le texte, contrairement à l’estampe gravée sur cuivre ou sur acier, généralement en pleine page. Le développement à partir des années 1830 de la gravure sur bois de bout, venue d’Angleterre, favorise la multiplication de ces petites images à fond perdu, sans contour délimité, qui semblent surgir du fond de la page et viennent remettre en question les frontières traditionnellement établies entre le bloc typographique et l’image sagement encadrée en vis-à-vis : Ségolène Le Men estime ainsi que « cette forme d’image caractérisée par la disparition du contour et l’absence de cadre semble avoir surgi en France pour matérialiser certaines aspirations de l’esthétique romantique […]8 ». Elle témoigne, entre autres, de la promotion d’une nouvelle fraternité des arts associant étroitement la plume de l’écrivain et le burin du graveur. L’un des ouvrages les plus fameux de l’époque romantique, le Paul et Virginie de l’éditeur Léon Curmer (1838), s’inscrit dans cette recherche de virtuosité et de surenchère ornementale, avec ses 29 planches hors-texte et ses quelque 400 vignettes, qui exploitent les ressources visuelles d’une végétation aussi luxuriante qu’exotique ; lianes, fleurs et branchages viennent effleurer le texte au point d’en bousculer la mise en page et d’en déranger l’ordonnance, même si les vignettes demeurent solidaires du bloc typographique et ne franchissent pas le cap de l’illustration marginale. Avec sa pratique originale de la gravure de teinte, Gustave Doré prolonge à partir des années 1850 cette esthétique romantique du livre illustré en lui donnant des proportions inédites : le recours à des formats in-folio monumentaux pour ses ouvrages publiés chez Hachette au cours des années 1860 favorise le déploiement spectaculaire de ses gravures sur bois traitées, de manière surprenante, en pleine-page, ce qui sert merveilleusement son art du contraste et du clair-obscur.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la question de la présence de l’image dans le livre suscite de nombreux débats au sein d’un créneau éditorial spécifique et fortement polarisé, celui de l’édition de luxe à destination des amateurs : gravures originales ou de reproduction, procédés artisanaux ou photomécaniques, recours à la couleur ou règne du noir et blanc9 ? D’un côté, les tenants de la tradition typographique du livre français plaident pour le règne de l’eau-forte ou de la gravure sur bois, seuls à même de dialoguer harmonieusement avec un livre qui doit être, avant tout, du « noir sur du blanc10 » ; de l’autre, les promoteurs d’une bibliophilie moderne et avant-gardiste, influencée par le modèle de l’affiche polychrome et le développement des arts décoratifs, défendent le recours à des procédés de reproduction photomécaniques comme l’héliogravure et saluent l’arrivée de la couleur dans le livre, qui contribue à le faire dialoguer avec d’autres artefacts (bibelots, meubles, tissus, tapis et faïences) soigneusement sélectionnés par le collectionneur-esthète. L’éditeur Launette frappe ainsi les esprits en 1883 avec la parution de L’Histoire des quatre fils Aymon, illustrée par Eugène Grasset, un spécialiste de l’affiche, et imprimée en chromotypogravure : « […] présenté en cartouche, le texte relève du régime de l’image, leurs plans se superposent, se recouvrent, se répondent. La couleur est omniprésente, se déploie dans l’espace du texte, se glisse sous la typographie11. » (fig. 5).

Fig. 5. Eugène Grasset, composition en couleurs reproduite en chromotypogravure par Charles Gillot, premier chapitre : « Comment l’empereur Charlemagne fit chevaliers les quatre fils Aymon… ». Histoire des quatre fils Aymon : très nobles et très vaillants chevaliers, Paris, H. Launette, 1883, p. 9.

Retenons pour finir que les catégories du livre illustré de luxe et du livre « populaire » sont néanmoins loin d’être aussi étanches que ce que l’on pourrait penser au premier abord : non seulement les artistes concernés se recrutent bien souvent dans le même vivier, mais certains modèles communs, dont celui de l’affiche polychrome par exemple, permettent de créer des effets de circulation visuelle et esthétique entre ces différents domaines.

Image et idéologie(s) : la fabrique du récit.

Malgré sa présence de plus en plus forte au sein du livre, favorisée par les progrès techniques dans le domaine des procédés d’impression, la couleur continue d’être associée à une forme de séduction sensorielle instinctive et, à ce titre, dévalorisante. Plus généralement, l’image, dès lors qu’elle affirme une forme d’autonomie par rapport au texte qu’elle est supposée accompagner, suscite la méfiance sur le plan moral, et le dédain sur le plan esthétique. Elle devient toutefois également sous la IIIe République un redoutable instrument de manipulation idéologique, voire politique, et un outil essentiel dans la construction d’un certain récit historique national destiné à fédérer une communauté d’écoliers à l’échelle de la France entière. Dans le cadre des thèmes 2 et 3 du programme d’histoire en première générale (« La France et le Royaume-Uni dans l'Europe des nationalités : politique et société » entre 1848 et 1871, puis jusqu’en 1914), il pourrait donc être pertinent de se pencher sur l’illustration des manuels scolaires d’histoire sous la IIIe République. Le dossier « Illustrer le "roman national" français (1789-1918) », coordonné par Nicolas Bianchi et Nicolas Diassinou et à paraître sur la plateforme UtPictura1812, se propose précisément d’étudier la manière dont les modalités de représentation narrative propres à l’image – en particulier les formats de la scène, du tableau ou du portrait – viennent scander l’évolution linéaire d’un récit téléologiquement orienté vers la fin de l’Ancien Régime et l’avènement de la république. En permettant une forme de cristallisation symbolique et de concentration dramatique, les images présentent dans les manuels oscillent généralement entre représentation de l’action en cours (un champ de bataille) et moments de pause (galeries de portraits historiques). Elles apparaissent à ce titre comme des instruments privilégiés de lisibilité, mais aussi d’interprétation de l’histoire. On songe en particulier au fameux manuel d’Ernest Lavisse, Histoire de France illustrée depuis les origines jusqu’à la Révolution (Hachette, 1911), qui joua un rôle non-négligeable dans la promotion de toute une série de récits fondateurs érigés en mythes nationaux (nos ancêtres les gaulois, le vase de Soissons…) par l’historiographie républicaine.

Pour aller plus loin

Jordane Bérot, professeure de Lettres et de Langues et cultures de l'Antiquité au Lycée Lapérouse d'Albi, propose plusieurs activités exploitant des aspects de la relation texte-image abordés par l'article sur le site Imago.

ROYÈRE, Anne-Christine et SCHUH, Julien, dir., L’Illustration en débats. Techniques et valeurs (1870-1930), Reims, Épure, 2015

KAENEL, Philippe, Le Métier d’illustrateur. Rodolphe Töpffer, J.J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Droz, 2004

LOJKINE, Stéphane, « Le dispositif : une réalité et un enjeu contemporains »

THIESSE Anne-Marie, Le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle-Époque, Paris, Éd. du Seuil, 2000

Notes

1

Yves Peyré, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Éd. Gallimard, 2001.

2

Raymond Hesse, Le Livre d’après-guerre et les sociétés de bibliophiles, 1918-1928, Paris, Bernard Grasset, 1929, p. 73.

3

Voir Discours, image, dispositifs : penser la représentation, Philippe Ortel (dir.), t. 2, Paris, L’Harmattan, 2008, et Stéphane Lojkine, « Le dispositif : une réalité et un enjeu contemporains ».

4

Bernard Vouilloux, « La critique des dispositifs », Critique, 2007|3, n° 718.

5

5 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur. Rodolphe Töpffer, J.J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Droz, 2004, p. 16.

6

Frank Greiner, « "Pour plus facile intelligence du lecteur" : textes et illustrations dans les traductions françaises de l’Histoire éthiopique d’Héliodore (1613-1748) », Littératures classiques, n° 109, 2022, p. 11.

7

Philippe Hamon, Imageries : littérature et images au XIXe siècle, Paris, José Corti, 2001.

8

Ségolène Le Men, « Le rêve en vignettes, de Grandville à Hervey de Saint-Denys », Romantisme, 2017/4, n° 178.

9

Anne-Christine Royère et Julien Schuh (dir.), L’Illustration en débats. Techniques et valeurs (1870-1930), Reims, Épure, 2015.

10

Édouard Pelletan, Deuxième lettre aux bibliophiles : du texte et du caractère typographique, Paris, É. Pelletan, 1896, p. 13.

11

Annie Renonciat, « Les couleurs de l’édition au XIXe siècle : "spectaculum horribile visu" ? », Romantisme, 2012/3, n° 157.

12

Voir l'appel à contributions pour le numéro « Illustrer le roman national français » de la revue Rubriques.

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DANS LE MÊME NUMÉRO

Le livre, le texte et l’image

Réflexions méthodologiques

L’image dans le texte littéraire

Aspects graphiques de la « mise en texte »