Le frontispice : enjeux promotionnels, techniques et esthétiques
Conformément à son étymologie, qui remonte au bas latin frontispicium, le premier sens de « frontispice » a partie liée avec le domaine de l’architecture. Le terme désigne, plus précisément, la façade principale d’un édifice (en particulier d’un temple). Par analogie avec le livre envisagé comme un monument, en vertu d’une métaphore présente depuis l’Antiquité, le frontispice renvoie dans le vocabulaire de l’illustration au seuil du volume et, métonymiquement, à la page ainsi qu’à l’illustration qui occupent cette position liminaire.
Autrement dit, le principal trait définitoire du frontispice n’est ni thématique (il peut renvoyer à des contenus très divers), ni technique (gravure sur bois, sur cuivre ou sur acier, photogravure, lithographie, impression numérique), mais spatial : il est lié à son positionnement stratégique au sein de l’architecture générale du livre, qui lui assigne une triple fonction ornementale, promotionnelle et programmatique ; parce qu’il se présente comme un condensé par anticipation du texte à suivre, le frontispice oriente en effet plus ou moins explicitement la lecture et tend à privilégier, voire à imposer, une certaine réception.
Dans la mesure où le frontispice se doit d’être aisément localisable, son apparition reste indissolublement liée à celle du codex et à l’avènement du rectangle paginal comme unité de lecture fixe, théoriquement isolable, voire séparable, du reste du volume. Au Moyen Âge, le livre manuscrit ne présentant pas de page de couverture illustrée comme dans les livres modernes, le frontispice sert, à l’intérieur du codex, à introduire le texte en donnant au lecteur un aperçu visuel de son contenu (fonction proleptique). Les frontispices des XIVe-XVe siècles sont plus ou moins complexes et compartimentés : il peut s’agir d’une scène unique (fig. 1), ou bien d’un diptyque (fig. 2), d’un quadriptyque (fig. 3), voire d’un tableau à six compartiments (fig. 7).
Les différentes scènes ne sont pas toujours strictement délimitées par une bordure. Le passage d’une scène à l’autre peut s’effectuer de manière plus souple, avec par exemple 4 scènes obtenues grâce à la duplication du personnage de Perceval dans le registre supérieur et dans le registre inférieur (fig. 4).
Lorsque le manuscrit comporte plusieurs textes, les frontispices jouent un rôle structurant à l’ouverture de chaque texte (fig. 5, 6, 7). Il n’est pas rare non plus que le frontispice représente la scène d’offrande par l’auteur de son livre au prince.
Le frontispice s’impose plus nettement encore à la fin du XVe siècle, moment où le livre imprimé vient progressivement remplacer le manuscrit en Europe et où les imprimeurs, soucieux de s’affirmer dans un marché extrêmement concurrentiel, rivalisent de virtuosité technique et typographique en investissant l’espace des feuillets liminaires. Le frontispice est d’ailleurs, dans un premier temps, assez peu distinct de la page de titre ornée qui contient, outre les informations titulaire et auctoriale, la marque de l’imprimeur.
C’est au XVIIe siècle que le frontispice s’autonomise et en vient à désigner exclusivement la page illustrée située en vis-à-vis de la page de titre (la plupart du temps à gauche donc). Généralement gravé sur cuivre, en pleine page, le frontispice occupe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle une place d’autant plus importante dans l’économie du livre classique qu’il en constitue, bien souvent, la seule et unique illustration. La gravure sur cuivre est en effet un procédé très coûteux, qui nécessite un passage séparé sur une presse spéciale. L’image située en frontispice, outre qu’elle contribue à la préciosité d’un objet encore fort cher, fait dès lors l’objet d’un surinvestissement d’ordre à la fois économique, sémiotique et esthétique. On peut distinguer trois principales catégories de frontispices pour cette période : le frontispice allégorique, qui puise dans un arsenal iconographique topique principalement issu de la mythologie gréco-latine et qui va généralement de pair avec la programmation d’une lecture édifiante ou exemplaire (lire les analyses de Benoît Tane sur les frontispices de l’édition de 1796 des Liaisons dangereuses dans son étude « Questionner la “lecture” d’image »*) ; le frontispice-portrait (fig. 8), qui accompagne la progressive monumentalisation de la figure auctoriale et qui reproduit bien souvent, sous la forme de médaillons ou de tableaux miniatures, les toiles des grands peintres du temps ; enfin, on observe, notamment à partir du XVIIIe siècle et de la montée en puissance du genre romanesque, l’apparition de frontispices-scènes qui érigent un épisode circonscrit, saisi sur le mode de l’instantané, en moment-clé de l’intrigue, résumant et condensant à lui seul l’intégralité du récit. Bien souvent, cet épisode est choisi en vertu de son potentiel dramatique ou pathétique, préparant le terrain à une lecture téléologiquement orientée qui organisera les principales données de l’intrigue en prévision ou dans la perspective de cet acmé narratif. De manière plus originale, le frontispice « narrativisé » peut également prendre la forme d’un polyptique juxtaposant plusieurs scènes essentielles du récit, qui en restituent les principaux jalons (Marillier, premier frontispice pour La Nouvelle Héloïse chez Poinçot dans le cadre des Œuvres complètes de Rousseau, 1788).
Le XIXe siècle représente à la fois un moment d’épanouissement et de mise en crise du frontispice. Il bénéficie certes, tout au long du siècle, du renouveau apporté par l’essor de nouvelles techniques comme la gravure sur bois de bout, largement employée dans l’illustré romantique, mais aussi la lithographie et, surtout, la photographie. Cette dernière, à défaut d’être directement présente dans le livre imprimé, y fait malgré tout son entrée dès les années 1850 sous la forme de gravures de reproduction et, dans la seconde moitié du siècle, de photogravures. Dans le même temps, la tradition du frontispice allégorique tend à s’estomper au profit de nouveaux modèles ; on songe, notamment, aux fameux frontispices « à la cathédrale » réalisés par Célestin Nanteuil dans le cadre de l’édition Renduel de Notre-Dame de Paris en 1833 (fig. 9), qui consacrent de manière éclatante l’alliance entre romantisme et esthétique gothique (voir à ce sujet Ségolène Le Men1), ou encore aux frontispices symbolistes d’un Félicien Rops. Dans le même temps, toutefois, le frontispice est concurrencé par l’émergence progressive de la couverture illustrée, d’abord simplement ornée d’une discrète vignette monochrome, puis très vite gagnée par une fièvre polychrome qui permet aux couvertures en papier comme aux cartonnages d’éditeurs de retenir l’attention du passant. Le frontispice apparaît dès lors comme redondant, voire superflu, ce que semble exprimer le constat suivant, dressé par Octave Uzanne en 1896 : « Depuis 1850, notre siècle négligea le Frontispice des livres » (Dictionnaire Biblio-Philosophique).
De fait, le frontispice, jusqu’ici aisément localisable et circonscrit à une unité paginale fixe nettement détachée du reste du volume, se prête désormais à une forme de dissémination, voire de dilution favorisée par l’essor de la vignette gravée sur bois, qui autorise une impression conjointe du texte et de l’image. Il trouve par exemple à s’inscrire dans une logique sérielle dans le cas particulier des livraisons dont chaque fascicule comporte, généralement en bandeau, une illustration identique qui permet de conférer une homogénéité visuelle à l’ensemble de l’œuvre pour compenser sa publication fragmentée. Dans les œuvres portant la marque de leur origine périodique, comme dans le cas du feuilleton, une gravure peut également venir renforcer la sanction du texte en chapitres réguliers, favorisant une logique de lecture épisodique. Le frontispice, pris entre la couverture qui possède désormais le monopole de la position liminaire, et l’illustration proprement dite, perd dès lors son « étanchéité » au profit d’un brouillage des frontières entre les différents espaces du livre.
Le XXe siècle tend à conforter cet abandon progressif du frontispice au profit de la couverture, qui concentre les fonctions promotionnelles dont il était auparavant pourvu. On en trouve certes des rémanences, notamment dans le cas de publications qui cultivent un archaïsme formel délibéré en proposant des pastiches d’éditions anciennes – on songe aux éditions Jean de Bonnot par exemple.
Pour aller plus loin
Peggy Saule (Lycée René Billères, Argelès-Gazost) propose des pistes d'exploitation de cet article sur le site pédagogique Imago : https://imago-latin.fr/questions-d-images/litterature-et-illustration/le-frontispice/.
Notes
Ségolène Le Men, La Cathédrale illustrée de Hugo à Monet. Regard romantique et modernité, Paris, CNRS éditions, 1998.
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