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Résumé

Le succès du roman Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre se mesure à l’aune du grand nombre d’éditions illustrées parues depuis la deuxième édition, en 1789, et jusqu’à l’adaptation en bande dessinée de 2015. Or ces éditions illustrées peuvent constituer un riche support pour aborder l’esclavage de manière pluridisciplinaire dans l’enseignement secondaire. L’article étudie les partis pris des illustrations dans un certain nombre d’éditions, en se concentrant plus particulièrement sur la séquence dite de « la négresse marronne ». Sélection des scènes et des personnages représentés, transposition dans le contexte de l’artiste illustrateur, mode d’inclusion de l’image dans le texte sont autant d’éléments d’appropriations du texte qui jouent sur sa réception par les lecteurs et font du livre illustré une véritable création, qui peut aller jusqu’à s’éloigner du texte original, voire le trahir.

The success of Bernardin de Saint-Pierre's novel Paul et Virginie can be measured by the large number of illustrated editions published since the second edition in 1789, right up to the comic strip adaptation of 2015. Yet these illustrated editions can provide a rich medium for a multidisciplinary approach to slavery in secondary education. This article examines the illustrations used in a number of editions, focusing in particular on the “négresse marronne” sequence. The selection of scenes and characters depicted, their transposition into the context of the illustrating artist, and the way in which the image is included in the text are all elements in the appropriation of the text that influence its reception by readers, making the illustrated book a genuine creation that may even depart from or betray the original text.

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Références de l’article

Hélène Cussac,

Réception de l’esclavage par l’illustration dans des éditions de Paul et Virginie (1789-2015)

, mis en ligne le 13/12/2024, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/ressources/livre-texte-limage/reception-lesclavage-lillustration-dans-editions-paul

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Ressources externes

Réception de l’esclavage par l’illustration dans des éditions de Paul et Virginie (1789-2015)

Contextualisation

Paul et Virginie, roman de Bernardin de Saint-Pierre publié en 1788 à la fin de ses Études de la nature, fut un best-seller dès sa première édition, et fut illustré à partir de la seconde édition, séparée des Études, en 1789, à un moment où les relations entre poésie et peinture ont pris un tournant majeur, où l’on assiste à la vogue du livre à gravures et où quelques écrivains, tels que Bernardin, s’enthousiasment et suivent de près l’illustration de leurs romans. L’immense succès de la petite pastorale perdura au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe, au point qu’il connut, d’après le collectionneur Paul Toinet1, 500 éditions dont 269 illustrées entre 1789 et 1962, sans omettre, même si elles n’ont pas été comptabilisées, les éditions qui virent le jour depuis cette date et dont beaucoup contiennent des illustrations nouvelles. L’ultime édition accompagnée d’illustrations originales est une adaptation en bande dessinée2, parue en français en 2015 à l’Île Maurice. La dernière publication de l’œuvre complète accompagnée d’illustrations nouvelles est celle éditée à Paris par l’Imprimerie Nationale en 19843. Une édition de luxe in-quarto, que l’auteur a « enrichi[e] de six planches dessinées et gravées par les plus grands maîtres4 », à laquelle il tenait particulièrement5, voit le jour en 1806 chez Didot l’aîné, et en 1838 l’édition contenant la majorité des gravures est la célèbre édition Curmer, en un grand volume in-octavo qui lui associe, comme ce fut souvent le cas d’autres éditions, le conte de La Chaumière indienne du même auteur6.Paul et Virginie fut aussi prisé par les arts décoratifs, tout particulièrement à la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle : éventails, assiettes et tasses en faïence, paravents, lanternes magiques, bijoux, fauteuils et canapés recouverts de toile de Jouy, papiers peints, pendules, etc. représentent, sous l’influence certaine des illustrations, nombre de scènes du récit7. Il n’est pas rare d’ailleurs que l’un des épisodes de la séquence où figurent des esclaves, celui dit du palanquin, se trouve imprimé ou sculpté sur l’un de ces objets8.
Cette histoire, qui fait partie des récits d’amour et de mort de jeunes gens (Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, etc.) et qui véhicule des valeurs morales telles que l’innocence, la vertu, la bienfaisance, la famille, le travail agricole, correspondant idéalement aux valeurs bourgeoises qui se développaient à la fin de l’Ancien Régime, auxquelles on doit ajouter le goût pour l’exotisme, toucha toutes les classes sociales. Les éditions illustrées par des peintres-dessinateurs célèbres (Debucourt, Schall, Isabey, Moreau le jeune, Johannot, etc.) et auxquelles collaboraient les meilleurs graveurs, faisaient le bonheur des collectionneurs : ainsi l’objet-livre plaisait-il tout autant que l’histoire qu’il proposait. L’ouvrage s’offrait aux étrennes et devenait un livre de prix dans les écoles. Les pages pensées comme les plus belles figuraient dans les anthologies littéraires à destination des classes et les institutions catholiques faisaient aussi entrer le roman dans leurs programmes tout en en supprimant les passages jugés sulfureux.
Si beaucoup ne savaient encore lire, l’idylle tragique se propageait pourtant dans toute la France ainsi qu’à l’étranger grâce à de nombreuses traductions. Mais de plus en plus, l’image se mit à supplanter le texte : imagerie d’Épinal (fig. 1), résumés agrémentés d’illustrations dans les journaux, images tabulaires, bandes dessinées avant la lettre abrégeant le texte, distribués par les colporteurs, tels qu’en témoigne ci-dessous cette planche de 1870, rencontraient un succès populaire.

Fig. 1. Histoire de Paul et Virginie (20 vignettes, Épinal, Pinot et Sagaire)

Ainsi s’autonomisait progressivement l’image qui, bien que reprenant les mêmes épisodes romanesques, les traduisait à sa façon, en répondant aux critères esthétiques, sociologiques et idéologiques, mais aussi économiques, de son temps.
Les thématiques offertes par le récit et traitées par les artistes sont nombreuses. Nous avons choisi celle de l’esclavage, que nous avons ailleurs analysée9, du fait que cet objet d’étude, qui n’est pas qu’un sujet d’histoire, est entré tardivement dans les manuels et les programmes scolaires : il a fallu attendre 2008 pour que la loi Taubira du 10 mai 2001 l’invite à figurer dans ces derniers10. Aujourd’hui, si l’esclavage et les traites négrières doivent être enseignés en Histoire en classe de quatrième, c’est au lycée professionnel que les programmes sont le plus exhaustifs sur le sujet ; l’important n’étant pas la dimension quantitative mais qualitative : comment est racontée cette histoire, aussi bien par les discours que par l’iconographie ? Un décloisonnement disciplinaire entre Histoire, Français, Histoire des arts – et même Géographie étant donné le lieu de la fiction : l’Île Maurice nommée Île de France du temps de l’auteur – a par conséquent toute sa pertinence. Les professeurs n’omettent généralement pas sa place dans le cadre de l’Enseignement moral et civique, dans le sens où étudier l’esclavage avec des élèves suscite aujourd’hui des débats autour du racisme et des discriminations, à partir de représentations idéologiques parfois fallacieuses. Il s’agit donc d’une question socialement sensible qui demande à l’enseignant d’être bien armé en matière de contenus scientifiques pour la traiter.
Il peut paraître surprenant d’intégrer le thème de l’esclavage dans une pastorale, comme l’auteur appelle son petit roman. Si l’une des raisons peut en être la question de la vraisemblance en raison du lieu du récit : une colonie française esclavagiste, l’autre était susceptible de correspondre à sa dénonciation, Bernardin de Saint-Pierre, comme quelques philosophes du temps, ayant élevé sa voix contre les mauvais traitements subis par les esclaves. Néanmoins, l’auteur propose une version plutôt édulcorée du sujet dans son roman, contrairement à la « Lettre XII : Sur les Noirs », véritable pamphlet de son Voyage à l’Île de France qu’il avait publié en 1773, alors que Paul et Virginie était déjà en gestation. La représentation de l’esclavage lui importe mais sa volonté dans le texte de Paul et Virginie est autre : il s’agit, à travers ses jeunes protagonistes, de faire œuvre morale ; ces derniers seront mis en relief pour leur bienfaisance, leur innocence et leur vertu, valeurs chères aux Lumières. Les esclaves, personnages secondaires, sont alors leur faire-valoir.
Il semble ainsi opportun d’observer l’appropriation de ces personnages secondaires par les acteurs du livre, artistes notamment. Parmi les sept scènes qui composent la séquence dite de la « Négresse marronne11 » (voir le texte en annexe à la fin de notre article), nous nous intéressons à la problématique de la réception qui comprend celle du choix de la scène à orner ou à enrichir, selon les termes du XVIIIe siècle, puis tout particulièrement à la représentation du premier épisode effectuée au fil du temps : celui de l’esclave affamée arrivant à la cabane de madame de La Tour, mère de Virginie12.

En amont de la représentation : le processus de la réception

Dès lors que l’on s’intéresse à l’iconotexte13, on découvre une histoire de la réception d’un récit dans l’imaginaire non seulement du lectorat mais aussi de l’illustrateur. Si la réception est au préalable de nature intime, elle implique néanmoins nombre d’enjeux auxquels les dessinateurs et graveurs14 sont attentifs, notamment dans la seconde moitié du XVIIIe siècle où l’illustration prend toute son ampleur. Le libraire15, lui, avant de passer une commande de gravures, va prendre en compte le résultat des ventes de Paul et Virginie dont on a déjà évoqué la réception positive dès sa parution en 1788. Très rapidement et pendant longtemps, l’auteur reçoit une quantité incroyable de lettres, de lectrices en particulier, lui témoignant, en ce siècle où l’on aime répandre des larmes, leur immense émotion à la lecture du roman, s’imaginant avoir rencontré Virginie16… L’illustration ajoutera du pathos à cette réception sensible, donnant progressivement à ces deux genres mineurs du temps leurs lettres de noblesse. Tous les acteurs de la publication observent aussi immanquablement sa diffusion et les thématiques qui séduisent le lectorat. Ils ne sont pas, en cette fin du siècle qui a vu surgir ce qu’on appelle l’opinion publique, sourds aux ancrages sociaux de la réception, comme on dirait aujourd’hui. Friand d’images, le lecteur au tournant du temps des Lumières attend d’elles fidélité au texte et respect des codifications qui font partie de son univers culturel. En effet, comme le souligne Philip Stewart, « du point de vue de la réception, il faut que les images comme le texte soient “lues”, avec le même respect des conventions et des registres sémiotiques. Souvent les images sont vues avant que le texte ne soit lu : ainsi, il faut penser quelquefois à la manière dont l’image peut d’avance conditionner, canaliser la lecture17 ».
Le livre avec figures, ou livre à gravures, comme on pouvait le lire en première de couverture, enthousiasme en effet le lecteur-spectateur des XVIIIe et XIXe siècles. L’esthétique de la réception ne s’arrête plus au texte, mais s’inscrit dans un jeu entre deux arts, l’un du temps, l’autre de l’espace, qui se rapprochent, se complètent, s’enrichissent mutuellement, mais se contredisent aussi parfois, voire se subvertissent. Afin par conséquent d’honorer la commande reçue, le vignettiste18, au moment de sa lecture de l’œuvre, doit passer, tout comme un lecteur le fait de manière plus inconsciente, de la réception à l’appropriation19, s’en faire l’interprète, le traducteur, c’est-à-dire faire sien le récit pour le donner à lire en images, pour transformer le texte en livre, en objet de culture tel que Paul et Virginie le deviendra très rapidement. Au XVIIIe siècle en effet, l’illustrateur s’entendait, métaphoriquement, comme traducteur du récit20 ; Dubos aurait été le premier à employer le terme en ce sens et Cochin lui donne plus tard dans ses « Notes historiques sur la gravure & les graveurs » une valeur certaine en un moment où persiste la rivalité entre poésie et peinture :

On ne peut point regarder les excellens Graveurs comme de simples copistes. Ce sont plutôt des traducteurs qui font passer les beautés d’une langue très-riche dans une autre qui l’est moins, à la vérité, mais qui offre des difficultés, et exige des équivalens également inspirés par le génie et par le goût21

La notion, qui revient dans les débats dans les années 1830, au moment, explique Philippe Kaenel, où les illustrateurs lui préféreraient le statut d’interprète, aura encore de beaux jours devant elle puisqu’on la trouve encore sous la plume d’Henri Bouchot en 189122. Nathalie Ferrand précise, en s’appuyant sur Hubert Damisch commentant l’ouvrage de Meyer Schapiro, Les Mots et les images : sémiotique du langage visuel, que « De nos jours, il est devenu courant, dans le langage de l’histoire de l’art par exemple, de réfléchir à la relation d’un texte à une image ou d’une image à un texte à partir de la notion de traduction23 ».
Il n’est pas aisé de savoir jusqu’à quel point les dessinateurs avaient, du moins au XVIIIe siècle, une réelle liberté d’interpréter le récit, tant les contraintes du point de vue technique (de la gravure et d’impression de l’ouvrage) étaient fortes et de fait les coûts très élevés24. Nous ne pouvons dans le cadre de cet article nous étendre sur ces questions importantes qu’ont déjà traitées les spécialistes de l’histoire du livre dans de riches articles et essais. Mais gardons à l’esprit que la renommée du dessinateur comme du graveur faisait qu’ils avaient tout loisir de créer des images pleine page, hors-texte, dans un in-folio, dont « la page est « gigantesque comparée à une illustration in-octavo ; les formats inférieurs peuvent n'offrir à l'artiste que quelques dizaines de centimètres cubes25 ». On comprend mieux que l’édition de Paul et Virginie de 1806 coûta extrêmement cher et que la conséquence en fut de faibles ventes, malgré le succès de l’histoire, et des dettes pour l’auteur qui s’était financièrement engagé. On comprend aussi que « L'évolution de l'illustration est étroitement liée, sans être strictement déterminée par elle, à celle des technologies de reproduction de l’image26. »
L’artiste a toutefois une certaine marge de manœuvre. Même s’il cherche à respecter le propos de l’auteur, il ne peut rendre une image totalement fidèle à la lettre du texte et à l’imaginaire du lecteur, d’autant plus quand le succès d’un roman perdure, tel celui de Paul et Virginie, et que l’illustrateur n’est plus soumis aux exigences éventuelles de l’auteur, comme c’était le cas avec Bernardin de Saint-Pierre, ou qu’il cherche à s’accorder à la culture, au goût et aux modes de ses contemporains. L’anachronisme entre le temps du récit et celui de l’image ne peut-il alors devenir gênant, voire ridicule ? Représenter Virginie telle que la donne à voir au début du XXe siècle à un public populaire une planche en neuf épisodes fait réfléchir à la valeur accordée au supplément graphique : Virginie y est en effet représentée vêtue d’une jupe de ménagère rouge recouverte d’un petit tablier blanc avec un foulard autour du cou et l’esclave fugitive, à la peau blanchie, est elle aussi vêtue d’une jupe et d’un chemiser de couleurs vives, ainsi que d’un petit chapeau sur des cheveux noirs bien peigné tombant jusqu’au cou (fig. 2, 1e col., 2e image).

Fig. 2. Paul et Virginie (9 vignettes, Au Bon Marché, Paris, Minot, 1899)

À l’inverse, illustrer cinquante ans plus tard la petite pastorale dans le style néo-antique cher à la fin du XVIIIe, auquel reviennent certains illustrateurs, n'aurait-il pas été vain ? N’est-ce pas pourtant le rôle de l’image que de développer certains éléments plus que ne le fait le récit, d’en devenir un supplément peut-être davantage que ne l’auraient souhaité l’écrivain et/ou le lecteur, un supplément dangereux, pour reprendre un titre de Christophe Martin27 ? Non seulement médiatrice mais aussi créatrice, explique Céline Mansera dans sa recension de Poetics of the Iconotext de Liliane Louvel, « l’image peut ainsi générer le récit, le stimuler et le renforcer, ou bien perturber son déroulement, en s’insinuant tel un écran ou un corps étranger dans le flux de la narration pour en suspendre le cours, afin d’ouvrir l’œil du texte mais aussi dans le texte28 », éclairer ou bien perturber aussi son entendement, ajouterons-nous.
L’iconographie est par conséquent déterminante du point de vue des effets de sens qu’elle donne à un récit. Cette perspective passe tout d’abord par les choix des scènes que l’on souhaite illustrer, sélection opérée par le libraire-éditeur, parfois l’écrivain, mais auquel l’artiste prend selon les époques plus ou moins part.

En amont de la représentation en images : le processus de sélection de la scène

Concernant la séquence de l’esclave marronne dans Paul et Virginie, la majorité des gravures, sur 38 éditions contenant des illustrations originales29, s’intéressent au premier épisode évoqué (l’arrivée de l’esclave) et au dernier épisode (la scène du palanquin, quand des esclaves marrons ramènent Paul et Virginie chez eux, après qu’ils se sont perdus en forêt en revenant de demander la grâce de l’esclave à son maître), avec 15 gravures pour chacun d’eux. Les suivent de près en nombre les images au sujet de « la grâce de l’esclave » (12). Ces choix sont édifiants : dans ces trois scènes sont présents non seulement un ou plusieurs esclaves, mais aussi les deux enfants accomplissant de bonnes actions, avec une connotation religieuse évidente : l’offrande d’un repas à l’esclave et la demande de sa grâce à son propriétaire. Dans la scène du palanquin, ils sont perçus par les esclaves comme des héros et de fait généralement mis en lumière sur l’image. Si du point de vue iconique, la sélection du moment opportun, « fécond », « celui qui fera mieux comprendre l’instant qui précède et celui qui suit30 », est essentiel depuis Lessing et Diderot, les acteurs de l’illustration ont souvent sélectionné des scènes qui laissent entendre en effet ce qu’il adviendra des personnages et ont préservé la mise en relief de la bienfaisance, comme le soulignent plusieurs légendes des estampes.
Mais choisir c’est aussi supprimer. L’impact émotionnel que dégage la narration de cette séquence peut être amoindrie du fait de l’occultation de scènes majeures par l’image. Celles-ci sont relatives à l’individu esclave, quand il est seul, ou quand il est isolé et qu’il souffre, ou quand il agit. Observons la seule estampe, tardive, en 1947, d’Othon Friesz (fig. 3), mettant en scène l’esclave marronne qui « erre dans [l]es montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens31 ».

Fig. 3. L'esclave marronne (Paul et Virginie, 1947) - Othon Friesz

Le corps faible de l’esclave, offert en pleine page hors-texte, en appelle à l’émotion du lecteur qui se trouve orienté par l’image : la « Négresse » est désormais représentable et elle a une histoire qui ne passe plus au second plan. Pour quelle raison n’est-ce toutefois qu’au mitan du XXe siècle, alors qu’il existe nombre d’illustrations originales, que cet épisode de l’esclave errante se trouve mis en image ? L’instant n’était sans doute pas pensé comme riche de sens ; il ne préservait peut-être pas suffisamment la bienséance ; mettant au premier plan l’esclave au détriment des deux protagonistes, l’idée ne plaisait peut-être pas aux éditeurs successifs. Le corps noir en effet, même s’il était entré en peinture et en sculpture depuis longtemps, était loin de correspondre, à partir de la description de Bernardin de Saint-Pierre, au Beau idéal. L’illustrateur dans le cadre de l’histoire ne pouvait mettre en scène l’altérité que représentait ce corps noir par le moyen de l’idéalisation à l’antique, comme en témoignent des estampes de la fin de l’Ancien Régime32. Ce silence de l’iconographie sur une spécificité de corps humains et sur un fait sociologique jusqu’à la gravure d’O. Friesz est signifiant : l’esclave noir serait un objet irreprésentable. Ne souligne-t-il pas in fine une certaine crainte de la puissance de l’image, de ses signifiés idéologiques ? Comme si ce qui pouvait être peint en mots ne pouvait passer au stade de l’illustration : le prosaïsme du sujet fait ainsi qu’il se trouve très rarement sélectionné.
N’est-ce pas aussi une des raisons pour laquelle seules deux gravures (fig. 4, 4 bis et 5), lors du mouvement naturaliste en peinture, donnent à voir « l’esclave attachée, avec une chaîne au pied, à un billot de bois, et avec un collier de fers à trois crochets autour du cou33 » ? Loin de toute noblesse corporelle, le sujet n’a en effet guère eu de succès au niveau de sa représentation picturale, pourtant la peinture de cet « instant prégnant34 » n’était-elle pas susceptible d’amener le lecteur à des sentiments de compassion et d’empathie et de revêtir par conséquent la fonction de propédeutique au Bien ? La Charlerie en 1868 puis Leloir en 1887 n’hésiteront pas à emprunter un réalisme expressif, répondant en quelque sorte au vœu ancien de Diderot souhaitant « une disposition [des] personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile35. »

Fig. 4. L'esclave au billot (Paul et Virginie, Lemerre, 1867) - De La Charlerie

L’instant, pathétique, prend avec La Charlerie de la durée en raison du saisissement émotionnel qu’il procure36. Comme le souligne Liliane Louvel, « The relation between the axes of the image and the text draws a curve going through suggestion, impression, indirect allusion, ‘image’ in the rhetorical sense of the term, ‘picture,’ hypotyposis, artistic arrangement, pictorial description, ekphrasis37 ». La vignette de La Charlerie renforce ainsi la figure de l’hypotypose empruntée par l’auteur, augmente l’effet de la scène et fait de cet instant immobile une éternité, gageure propre à l’image, tout en donnant une place éminente à l’esclave, bien davantage qu’elle n’en a dans le récit. Néanmoins, il est possible que l’ornement correspondant à une broderie de fleurons encadrant le rectangle de la page entière, typique du goût de l’époque romantique, en couleur par surcroît, amoindrisse l’émotion ressentie par le lecteur.
Au pathos du tableau répond la vignette tout aussi dramatique de Leloir (fig. 5), qui bénéficie aussi de son inscription in-texte.

Paul et Virginie, 1887, ill. Leloir
Fig. 5. Maurice Leloir, « L’esclave au billot », in Paul et Virginie, Paris, H. Launette, 1887, p. 40

La représentation ne peut ainsi échapper au regard en raison de son emplacement. L’image se trouve véritablement enchâssée dans le texte sans aucun encadrement qui limiterait leurs rapports ; l’illustration et les mots se confondent et se confrontent ; le regard peut aller de l’un à l’autre ou s’arrêter plus aisément sur la souffrance infligée à l’esclave, visible sur l’image. Mais l’instant sélectionné ne revêt pas la fonction attendue de l’image par les lecteurs en cette seconde moitié du XIXe siècle. Si l’engouement depuis les années 1750 pour les images décoratives in-texte est patent, l’artiste va ici beaucoup plus loin en proposant une illustration à la lettre de l’écrit qui non seulement en appelle à l’apitoiement mais aussi à la prise de conscience d’une réalité qui n’est pas encore très éloignée. La nudité de ce corps dégradé et malmené dans toute sa nudité trouble et dérange. Ce ne sont plus les jeunes protagonistes du récit qui se trouvent cette fois-ci mis en avant, mais l’esclave marronne qui malgré son anonymat représente les tourments de tout esclave. Les deux illustrateurs avaient-ils au moment de leur sélection une volonté dénonciatrice ? On peut le penser comme on peut l’imaginer encore avec la récente représentation de Laval N G en bande dessinée (fig. 6).

Fig. 6. Shenaz Patel et Laval NG, « L’esclave au billot », in Paul et Virginie, éd. IPC, Île Maurice, 2015, p. 21
Fig. 6. « L’esclave au billot », in Paul et Virginie, dessin de Laval NG, scénario de Shenaz Patel, éd. IPC, Île Maurice, 2015, p. 21

La présence au premier plan de Domingue, l’esclave de la mère de Virginie, renforce auprès du lecteur la compréhension de ce que pouvait être le statut d’esclave. Par le mouvement de son regard, le personnage invite celui du lecteur à se porter sur l’esclave punie par son méchant maître. L’illustration donne ainsi aux personnages une dimension majeure, contrairement au récit. L’illustrateur emprunte une esthétique figurative en précisant la forme des instruments de torture. Les couleurs claires du sol et de la chemise accentuent la couleur et les traits sombres des corps et le noir des instruments. Le récit est bref et exprime l’essentiel dans une phrase exclamative indignée placée dans la bulle propre à la bande dessinée ; elle se lit très rapidement dans le sens où l’image est ici primordiale. Et si cette dernière ne peut certes être totalement autonome, elle offre néanmoins une lecture différente que confirment les pratiques culturelles. L’illustration fixe ainsi l’instant mais elle raconte aussi son aval et son amont. De plus, enchâssé dans l’image, c’est le texte qui désormais l’accompagne et c’est elle qui guide la lecture, mettant en relief les thèmes qu’elle souhaite privilégier.

Comme au XIXe siècle en fin de compte, faire mieux connaître l’esclavage à partir d’un roman illustré, un roman graphique aujourd’hui ou une bande dessinée, qui trouve pour cette thématique toute sa légitimité, est certainement une motivation majeure pour de jeunes lecteurs. Mais le choix d’un épisode textuel n’est qu’un des enjeux de l’illustration, qui, on le constate ne peut jamais totalement coïncider avec le discours qu’elle accompagne. La composition comme les contextes du temps de l’artiste, déjà évoqués, le conduisent, on le constate, vers une véritable création, quitte parfois à s’éloigner ou à transformer le texte en raison de la complexité de combinaisons diverses.

De l’appropriation et de la représentation

La scène légendée souvent « la bienfaisance de Virginie » fut illustrée maintes fois depuis la première gravure de Philibert-Louis Debucourt, célèbre peintre et graveur, qui en proposa en quelque sorte le modèle.

Fig. 7. Bienfaisance de Virginie - Debucourt

Dans cette gravure de facture classique, le dessinateur reprend à la lettre le moment où l’esclave « dévora tout entier38 » le déjeuner offert par Virginie ; d’autres artistes choisiront l’instant précédent, celui où l’esclave arrive et se jette à ses pieds. Situées dans le cadre de l’île exotique, à l’extérieur de la petite cabane où vivent très modestement Virginie et Paul, l’esclave et la jeune fille sont en miroir l’une de l’autre, bras et mains par-dessus la table, en raison de leurs postures et de leurs mouvements ; l’ouverture à l’altérité de Virginie se lit à travers son buste, avancé, et ses mains tendues vers l’esclave, elle-même tournée de face vers Virginie. Rien ne semble les séparer si ce ne sont le vêtement et la couleur de peau, séparation figurée par la table, comme si l’amitié, passant dans le regard qu’elles n’hésitent pas à échanger, était possible entre elles. Paul, sur le côté, semble surprendre la scène et son regard comme ses mains jointes louent la générosité de Virginie. On le constate, la disposition choisie, le dessin avec sa perspective et ses lignes, n’ajoutent peut-être pas un supplément de signification au texte, mais permettent d’insister comme le souhaite l’auteur sur une valeur morale.
C’est dans une grande intericonicité avec cette estampe originelle que les grands illustrateurs tels que Tony Johannot en 1838 et 1869, Bertall en 1845, Maurice Leloir en 1887, représentent cette scène dont la réitération du dispositif, malgré ses infimes variantes, offre un palimpseste iconique.

Fig. 8. Humanité de Virginie - Rouargue d'après Desenne
Fig. 9.  Illustration de Maurice Leloir pour Paul et Virginie, Paris, H. Launette, 1887, p. 40
Fig. 9. Illustration de Maurice Leloir, gravure de Jules Huyot, pour Paul et Virginie, Paris, H. Launette, 1887, p. 40

Si l’on reconnaît bien l’épisode dans les deux gravures ci-dessus, comprenant les mêmes éléments formels que sur toutes ces images qui forment une sorte de série iconographique, celles-ci ne dégagent pas la même sémiotique à l’esprit du lecteur. Sur la figure 8 s’observe le personnage de Virginie vêtue d’une robe moins modeste que sur la gravure de Debucourt (fig. 7). Sa coiffure comme cette robe sont plus proches en effet de la mode Empire, à la manière de Joséphine de Beauharnais, face à l’esclave qui ne paraît pas « décharnée comme un squelette39 », telle que la décrit l’auteur. À la distance émotionnelle à laquelle invite semble-t-il cette illustration, s’oppose la recherche d’effets plus puissants grâce au réalisme de la figure 9. Il s’agit d’ailleurs ici d’une des assez rares images qui montre Virginie encore enfant (elle a une douzaine d’années à ce moment du récit), ce qui peut entraîner une identification aisée pour un jeune lecteur. Le corps représenté de l’esclave se veut en accord avec l’ordre du discours. Pour autant, les deux modes de symbolisation qui résident dans l’image et dans le discours ne sont-ils pas en fait irréductibles l’un à l’autre ? L’illustration, censée orner, enrichir, décorer, tente en effet parfois de résister au discours, quoi qu’il en soit de la tradition culturelle de l’ut pictura poesis40. Ce peut être par le choix de ses épisodes et de ses personnages, comme on l’a vu, mais encore par le traitement qu’elle en effectue. On ne peut oublier que l’image parle et la narrativité qu’elle propose est éventuellement beaucoup plus ouverte à l’imagination, voire à l’ambigüité, quand s’ajoute au dispositif son emplacement à l’intérieur de la page, ou en pleine page du livre, ou dans une petite vignette, agrémentée de quelque fleuron ou non.
C’est cette ambigüité du sens qui ressort de l’illustration de Pierre Falké de 1927 (fig. 10) : Virginie et Paul, représentés en jeune couple élégant, vêtus à la mode de leur époque, de dos, sont au premier plan et masquent en partie le corps de l’esclave à l’aspect misérable. Leur position au seuil de la cabane, et non plus à l’extérieur, fait que celle-ci ne peut entrer se rassasier sans qu’ils ne s’écartent. Paul semble davantage protéger Virginie de cette irruption que l’inviter à se montrer généreuse. Mais l’image est polysémique et là réside une différence fondamentale entre elle et la lettre du récit. La date d’édition aide à induire le sens de ce dessin en pleine page où ne se visualise pas la bienfaisance de Virginie. La colonisation est à son summum dans les années 1930, sous la IIIe République, et l’Africain, s’il n’est pas placé dans une exposition coloniale, figure sous les formes les plus dégradantes sur des publicités et des objets quotidiens. Le dessinateur aurait-il ainsi été influencé par le contexte idéologique ? Le texte n’aurait-il pas été capturé en quelque sorte par l’image se jouant alors de lui ? « L’articulation entre texte et image au sein d’un dispositif sémiologique – comme l’affirme Stéphane Lojkine – ne peu[t] se définir que dans un contexte historique et culturel donné41. »  Ce n’est qu’en ayant à l’esprit cette dimension que l’on peut comprendre la représentation à nos yeux outrancière de Jacqueline Guyot en 1955 (fig. 11), au moment où la France est secouée par la guerre coloniale qu’elle mène en Algérie et où les étudiants africains des colonies arrivent en masse.

Fig. 10. Pierre Falké, éd. de La Roseraie, 1927, p. 63.© Bibliothèque municipale du Havre.
Fig. 10. Pierre Falké, illustration gravée sur cuivre pour Paul et Virginie, Paris, éd. de La Roseraie, 1927, p. 63. Le Havre, Bibliothèque Armand Salacrou, RM 506. Voir aussi Bnf, RES M-Y2-259.
Fig. 11. Jacqueline Guyot, Monte-Carlo éd. Vedette, 1955, p. 67.© Bibliothèque municipale du Havre.
Fig. 11. Jacqueline Guyot, illustration pour Paul et Virginie, Monte-Carlo, éd. Vedette, coll. « Bleuet », 1955, p. 67. Le Havre, Bibliothèque Armand Salacrou, R 1573

L’esclave, dans une posture érotique et soumise, se trouve devant Virginie, l’ange blond et vertueux de la petite pastorale, comme la décrit Bernardin de Saint-Pierre. La jeune fille se détourne d’elle, ainsi que l’atteste son mouvement vers l’arrière, tout en écartant son panier vide. Les couleurs choisies, vives voire criardes, ajoutent semble-t-il à la vulgarité de l’estampe. Bien que située en pleine page, à droite du texte, elle le subvertit d’autant plus que ne se trouve pas sur la page de gauche la description de l’épisode censé être illustré, mais tout autre propos. Le choix éditorial, on le constate, loin de conduire le lecteur à l’empathie avec l’esclave marronne, l’amène plutôt à en rire et s’en moquer.
L’ordre du discours se fait désordre. L’image ne revêt-elle pas ici une forme d’écran virtuel qui détourne la littéralité du discours, faisant de l’esclave une double victime, à la fois de la colonie esclavagiste et de la représentation iconique qui la pervertit à son tour ? La transposition en image a trahi les mots ; le visuel proposé n’est plus en accord avec la langue. Le texte ne fait plus autorité mais la liberté prise par l’illustration démontre sa soumission à des préjugés plus forts que les principes de morale universelle prônés par l’auteur.

 

Ce n’est plus le cas dans la dernière édition de Paul et Virginie en bande dessinée. On retrouve avec Laval N G (fig. 12) le regard humaniste et généreux du peintre Othon Friesz (fig. 3) : se lisent tout ensemble, dans une dynamique globalisante qui est celle de la bande dessinée, la main tendue de Virginie et la souffrance de l’esclave, dont le corps strié de traces de fouet et la maigreur, au premier plan, interpellent le lecteur comme l’esclave interpelle Virginie dans une bulle préservant les mots du récit. Le texte s’insère dans l’image, structure propre à la bande dessinée, et les deux systèmes sémiotiques s’articulent étroitement pour offrir un discours syncrétique42 qui accroît une lecture en sympathie avec les différents personnages, loin du dangereux supplément que lui apportait l’illustration de J. Guyot (fig. 11).

Fig. 12. Laval N G, éd. IPC, Île Maurice, 2015, p. 15.
Fig. 12. Dessin de Laval NG pour Paul et Virginie, scénario de Shenaz Patel, éd. IPC, Île Maurice, 2015, p. 15.

Pour aller plus loin

Sophie Acebo, professeure de Français au collège Paul Cézanne de Montrabé, propose des pistes d'utilisation pédagogique de cette ressource sur Imago : https://imago-latin.fr/questions-d-images/litterature-et-illustration/esclavage-et-illustration-de-paul-et-virginie/.

CHEVAL, François, TCHAKALOFF, Thierry-Nicolas, dir., Souvenirs de Paul et Virginie. Un paysage aux valeurs morales [catalogue d’exposition], Saint-Denis de La Réunion, Maison française du meuble créole /Musée Léon Dierx, 1995.

CUSSAC, Hélène, « Poésie et peinture : réception des Noirs mis en scène dans Paul et Virginie », in ANTON Sonia, MACÉ Laurence, THIBAULT Gabriel-Robert, dir, Bernardin de Saint-Pierre : idées, réseaux, réception, PURH, 2016, p. 219-238.

CUSSAC, Hélène, « Fonctions idéologiques et esthétiques de l’illustration : la séquence de la « Négresse marronne » dans des éditions de Paul et Virginie de 1789 à 1984 », in LANÇON Daniel, MOUSSA Sarga, dir, L’esclavage oriental et africain au regard des littératures, des arts et de l’histoire (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2019, p. 99-111.

FERRAND, Nathalie, Livres vus, livres lus : une traversée du roman illustré des Lumières, Oxford, SVEC, 2009.

JONGENEEL, Else, L’Illustration en majesté. L’édition Curmer de Paul et Virginie et La Chaumière indienne, Paris, Classiques Garnier, 2021.

KAENEL, Philippe, Le métier d’illustrateur, 1830-1880. Rodolphe Töpffer, J. J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Librairie Droz, 2004.

MARTIN, Christophe, Dangereux suppléments. L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle, Louvain-Paris, Peeters, 2005.

Annexe

Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, dans Œuvres complètes, C. Duflo (éd.), J.-M. Racault (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2014, t. I. Extrait p. 202-203 et p. 209.

Un dimanche, au lever de l’aurore, leurs mères étant allées à la première messe à l’église des Pamplemousses, une Négresse marronne se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n’avait pour tout vêtement qu’un lambeau de serpillière43 autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeuner de la famille, et lui dit : « Ma jeune demoiselle, ayez pitié d’une pauvre esclave fugitive ; il y a un mois que j’erre dans ces montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un riche habitant de la Rivière-Noire. Il m’a traitée comme vous voyez. » En même temps, elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes, par les coups de fouet qu’elle en avait reçus. Elle ajouta : « Je voulais aller me noyer ; mais sachant que vous demeuriez ici, j’ai dit : Puisqu’il y a encore de bons Blancs dans ce pays, il ne faut pas encore mourir. » Virginie, tout émue, lui répondit : « Rassurez-vous, infortunée créature ! Mangez, mangez » ; et elle lui donna le déjeuner de la maison, qu’elle avait apprêté. L’esclave, en peu de moments, le dévora tout entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit : « Pauvre misérable ! j’ai envie d’aller demander votre grâce à votre maître ; en vous voyant, il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui ? – Ange de Dieu, repartit la Négresse, je vous suivrai partout où vous voudrez. » Virginie appela son frère, et le pria de l’accompagner. L’esclave marronne les conduisit par des sentiers, au milieu des bois, à travers de hautes montagnes, qu’ils grimpèrent avec bien de la peine, et de larges rivières qu’ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu du jour, ils arrivèrent au bas d’un morne, sur les bords de la Rivière-noire. Ils aperçurent là une maison bien bâtie, des plantations considérables, et un grand nombre d’esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d’eux, une pipe à la bouche et un rotin à la main. C’était un grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés et aux sourcils noirs et joints. Virginie, toute émue, tenant Paul par le bras, s’approcha de l’habitant, et le pria, pour l’amour de Dieu, de pardonner à son esclave, qui était à quelques pas derrière eux. […] il jura par un affreux serment qu’il pardonnait à son esclave, non pas pour l’amour de Dieu, mais pour l’amour d’elle. Virginie fit aussitôt signe à l’esclave de s’avancer vers son maître ; puis elle s’enfuit, et Paul courut après elle. »

Suivent quelques pages racontant la séquence des enfants perdus en forêt. Domingue, l’esclave de Mme de la Tour, mère de Virginie, présenté plus souvent comme un domestique faisant partie de la famille, est parti à leur recherche avec leur chien Fidèle, les retrouve et leur donne des nouvelles de l’esclave marronne :

« C’est là [à la Rivière-noire] où j’ai appris d’un habitant, que vous lui aviez ramené une négresse marronne, et qu’il vous avait accordé sa grâce. Mais quelle grâce ! il me l’a montrée attachée, avec une chaîne au pied, à un billot44 de bois, et avec un collier de fer à trois crochets autour du cou. »

Notes

1

Paul Toinet, Paul et Virginie. Répertoire bibliographique et iconographique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1967.

2

Cette adaptation parue aux éditions IPC, Cassis, île Maurice, est de Shenaz Patel, écrivaine mauricienne et l’illustration de Laval N G, auteur de bandes dessinées mauricien.

3

Édition par Édouard Guitton et illustrations par Sophie Strouvé.

4

Bernardin de Saint-Pierre, « Préambule » à l’édition de 1806, Paul et Virginie, Œuvres complètes, éd. C. Duflo, J.-M. Racault, dir., Paris, Classiques Garnier, 2014, t. I., p. 333.

5

L’auteur donne un commentaire très intéressant dans son « Préambule » à l’édition du travail de ces célèbres illustrateurs (Lafitte, Gérard, Prudhon, Isabey, Pillement fils et Moreau le Jeune, qui a déjà dessiné les quatre planches de la 1e édition illustrée en 1789), de la technique de gravure et des coûts (ibid., p. 352-371).

6

Voir Else Jongeneel, L’Illustration en majesté. L’édition Curmer de Paul et Virginie et La Chaumière indienne, Paris, Classiques Garnier, 2021.

7

Voir le catalogue de l’exposition Souvenirs de Paul et Virginie. Un paysage aux valeurs morales, François Cheval et Thierry-Nicolas Tchakaloff, dir., Saint-Denis de La Réunion, Maison française du meuble créole et Musée Léon Dierx, 1995.

8

Voir par exemple notre notice « Two French clocks depicting Paul et Virginie », Musée romantique européen numérique, 12 mai 2021.

9

Je précise que cette contribution bénéficie de travaux de recherche exposés dans deux études précédentes, tout en revêtant un nouvel enjeu exprimé dans cette introduction et s’ouvrant à de nouvelles illustrations. Voir Hélène Cussac, « Poésie et peinture : réception des Noirs mis en scène dans Paul et Virginie », in Sonia Anton, Laurence Macé et Gabriel-Robert Thibault, dir., Bernardin de Saint-Pierre : idées, réseaux, réception, PURH, 2016, p. 219-238, et eadem, « Fonctions idéologiques et esthétiques de l’illustration : la séquence de la “Négresse marronne” dans des éditions de Paul et Virginie de 1789 à 1984 », in Daniel Lançon et Sarga Moussa, dir., L’esclavage oriental et africain au regard des littératures, des arts et de l’histoire (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2019, p. 99-111.

10

Voir Benoît Falaize et Sylvain Ledoux, dir., L’enseignement de l’esclavage, des traites et de leurs abolitions dans l’espace scolaire hexagonal, Lyon, INRP, 2011, et Violaine Morin, « Enseignement de l’histoire des esclavages : des lacunes et des disparités », Le Monde, 9 octobre 2020.

11

Ces mots sont de Bernardin de Saint-Pierre. « Nègre » ou « Négresse » étaient des termes courants dans les textes des XVIIe et XVIIIe siècles même si le mot Noir.e était de plus en plus préféré pour désigner les Africains en général comme les esclaves. Si le vocable « Nègre » désigna pendant longtemps un habitant de la Nigritie (région d’Afrique), son usage fut discuté dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, en raison de la connotation péjorative qu’il avait progressivement prise, et diminua.

12

Voir l’extrait du texte en annexe. Cette scène devient primordiale aux yeux de son auteur. Au moment où il est question de créer une pièce de théâtre à partir de son récit, il écrit dans la seconde édition de 1789 : « On pourrait commencer un peu avant l’épisode de la Négresse marronne ; cette scène, si intéressante pour l’humanité, plaiderait en faveur de la liberté des Noirs, devant un public déjà disposé à rompre leurs fers. » (« Avis sur cette édition », éd. citée, p. 181).

13

Voir Liliane Louvel, Poetics of the Iconotext, Farnham, Ashgate, 2011.

14

Le dessinateur au XVIIIe pouvait être son propre graveur, ou commencer le travail de gravure. « Pour être reconnu en tant qu’artiste, le graveur doit savoir dessiner. Et encore, pour recevoir cette reconnaissance, le graveur doit-il savoir composer ; […]. Le principe de base qui doit animer le graveur est le dessin. » Voir Stéphane Roy, « Imiter, reproduire, inventer. Techniques de gravure et statut du graveur en France au 18e siècle », Intermédialités, n° 17, 2011, p. 35.

15

Le libraire au XVIIIe siècle fait aussi fonction d’éditeur.

16

Voir des extraits de ces lettres dans Simon Davies, Bernardin de Saint-Pierre. Colonial traveller, Enlightenment reformer, celebrity writer, Oxford, SVEC, 2021, p. 180 et 191.

17

Philip Stewart, « Introduction » au dossier Le livre illustré sous l’ancien régime, CAIEF, 2005, n°57, p. 15.

18

Rappelons qu’au XVIIIe siècle, la profession proprement dite d’illustrateur n’existait pas : il s’agissait de vignettiste, de graveur, de typographe, de peintre… Voir Philippe Kaenel, Le métier d’illustrateur, 1830-1880. Rodolphe Töpffer, J. J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Librairie Droz, 2004.

19

Sur l’esthétique de la réception, voir l’ouvrage devenu classique de Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

20

Voir Christian Michel, « Les débats sur la notion de graveur/traducteur en France au XVIIIe siècle », in François Fossier, éd., Delineavit et sculpsit : dix-neuf contributions sur les rapports dessin-gravure du XVIe au XXe siècle, mélanges offerts à Marie-Félicie Perez-Pivot, Lyon, 2003, p. 151-161.

21

Mercure de France, août 1775, p. 141-142. Voir Philippe Kaenel, op. cit., chapitre « Écrivains et illustrateurs : traduttore, traditore ? ».

22

Henri Bouchot, Les Livres à Vignettes. Du XVe au XVIIIe siècle, Paris, éd. Édouard Rouveyre, 1891, p. 67.

23

Nathalie Ferrand, op. cit.. Sur la notion d’illustrateur traducteur voir son introduction et tout particulièrement la 3e partie, « L’illustration comme traduction ». De Nathalie Ferrand, voir aussi Livres vus, livres lus : une traversée du roman illustré des Lumières, Oxford, SVEC, 2009.

24

Voir Christophe Martin, « Le jeu du texte et de l’image au XVIII siècle. De l’intérêt d’une prise en compte de l’illustration dans l’étude du roman des Lumières », Le Français aujourd’hui, 2008/2, n° 161, n. 2 p. 36.

25

P. Stewart, art. cité, p. 15.

26

Ibid., p. 12.

27

Christophe Martin, Dangereux suppléments. L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle, Louvain-Paris, Peeters, 2005.

28

Céline Manresa, « Liliane Louvel, Poetics of the Iconotext », mise en ligne le 20 décembre 2012.

29

Parmi notamment la soixantaine d’éditions examinées dans le Fonds Toinet de la Bibliothèque Armand Salacrou au Havre.

30

Lessing, Laocoon, ou Des frontières de la peinture et de la poésie [1766], trad. de Courtin [1866], Paris, Hermann, 1990, p. 120-121.

31

Éd. citée, p. 202.

32

Voir Peggy Davis, « La réification de l’esclave noir dans l’estampe sous l’Ancien Régime et la Révolution », in Catherine Gallouët, David Diop, Monique Bocquillon et Gérard Lahouati, dir., L’Afrique du siècle des Lumières : savoirs et représentations, Oxford, SVEC, 2009, p. 237-253.

33

Ibid., p. 209.

34

Toujours selon Lessing et Diderot. Voir Stéphane Lojkine, « Instant prégnant ».

35

Diderot, Le Fils naturel, dans Œuvres Complètes, DPV, Paris, Hermann, 1975, t. X, p. 98.

36

Voir Marilina Gianico, « Le tableau pathétique entre instant et durée », dans Diderot et le temps, A. Pashoud et S. Lojkine, dir., Aix-en-Provence, PUP, 2016, p. 191-201.

37

Liliane Louvel, op. cit., p. 71 (La relation entre les axes de l'image et du texte dessine une courbe passant par suggestion, impression, allusion indirecte, “image” au sens rhétorique du terme, “tableau”, hypotypose, agencement artistique, description picturale, ekphrasis).

38

Éd. cit., p. 203.

39

Éd. cit., p. 202.

40

Sur cette question, on pourra se référer à l’article de Benoît Tane « Questionner l’image »*, dans le présent dossier.

41

Stéphane Lojkine, Image et subversion, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 2005, p. 17.

42

Voir Sémir Badir, Maria Giulia Dondero et François Provenzano, éd., Les Discours syncrétiques. Poésie virtuelle, BD, graffitis, Liège, Presses universitaires de Liège, 2019.

43

Serpillière : « Grosse toile ou canevas de vil prix, qui sert aux Marchands pour emballer leurs marchandises […]. Les vieilles serpillières servent à faire des torchons » (Dictionnaire de Trévoux. Note 2 de l’éditeur, p. 202).

44

Billot « Grosse pièce de bois d’un ou deux pieds de haut, et plus longue que large, difficile à remuer, sur laquelle on coupe quelque chose, ou on l’y attache » (Trévoux. Note des éd., p. 209).

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