Angélique et Olympe abandonnées sur un rocher : de la chevalerie héroïque à l’exhibition perverse (chants X et XI)
Nous avons vu comment l’illustration du chant VII connaissait une mutation profonde de la Renaissance au dix-huitième siècle : au seizième siècle, c’est le combat de Roger contre Ériphile qui est mis en avant, car il perpétue la logique de la performance, même s’il la parodie. Les délices du palais d’Alcine, l’étreinte de Roger et de la fée ne donnent pas lieu à la représentation. Tout au plus l’intérieur du palais nous livre l’image d’un banquet anonyme et convenu. Ce n’est qu’au dix-huitième siècle que s’impose le couple paradoxal que forment Roger, le chevalier efféminé, et Alcine, la séductrice dominatrice.
De la même façon, l’illustration du chant X commence par privilégier soit la trahison de Biren (éditions Valgrisi et Franceschi), soit le combat de Roger contre l’orque (édition Valvassori, édition Nucio d’Anvers en espagnol) : ce n’est progressivement qu’à partir du dix-huitième siècle que le couple impossible, contrarié, formé par Roger et par Angélique sur l’hippogriffe (gravure d’après Cochin, sculpture de Barye), puis le corps d’Angélique enchaînée au rocher focalisent la représentation : l’Angélique de Tiepolo levant les yeux à la manière d’une Madeleine pénitente préfigure les Angéliques provocantes de la fin du dix-neuvième siècle, qui entretiennent avec l’œil du spectateur une relation perverse : l’Angélique d’Ingres, surtout dans la première version, du Louvre, n’est plus opposée, mais identifiée à l’orque que pourfend Roger. L’Angélique de Gustave Doré sourit en se déhanchant face à la marée grouillante où le dessinateur a fondu vagues, queue de serpent et plumes de l’hippogriffe. L’une et l’autre préparent la métamorphose de la pudique Angélique éprise de liberté dans l’Arioste en la créature perverse objetdes fantasmes sado-masochistes d’un A. Robbe-Grillet dans Angélique ou l’enchantement : cette perversion ne trahit d’ailleurs pas le personnage d’origine ; pour A. Robbe-Grillet, elle est l’expression contemporaine de la liberté qui, dans l’Arioste, était figurée par une fuite sans fin.
Le combat de Roger contre l’orque pour délivrer Angélique fait référence à deux modèles littéraires et iconographiques, un modèle médiéval, saint Georges terrassant le dragon pour délivrer la fille du roi de Silcha, et un modèle antique, le combat de Persée pour délivrer Andromède. Le modèle médiéval établit le cadre performatif de l’épisode et identifie le combat de Roger à un exploit chevaleresque, même si l’Arioste donne à son histoire, au début du chant XI, une conclusion triviale et grotesque : il n’est qu’à voir comment, dans la gravure de l’édition Valgrisi, Roger s’empêtre dans ses vêtements face à Angélique qui s’apprête à disparaître devant lui. Mais c’est le modèle antique qui est le plus présent dans le récit ariostien, bien qu’aucune référence explicite ne soit faite à Persée ni à Andromède dans le texte : le bouclier d’Atlant est un clin d’œil au bouclier de Minerve, doté grâce à Persée de la tête de Méduse qui pétrifiait ceux qui la regardaient. Ce bouclier était pour cette raison recouvert par précaution d’une housse comme celui d’Atlant. L’hippogriffe rappelle Pégase, le cheval ailé que chevauchait Persée, même si Persée n’est généralement pas représenté monté sur Pégase quand il pourfend l’orque. (Voir cependant le Rubens de l'Ermitage.)
Le récit de l’Arioste met en échec l’histoire de Persée et d’Andromède : ’après le modèle, on serait en droit d’attendre que Roland vainque l’orque et obtienne en récompense d’épouser Angélique. C’est d’ailleurs dans cette idée que Roland, depuis le chant IX, a entrepris le voyage vers ébude (voir par exemple la gravure de l’édition Valgrisi). Mais l’Arioste raconte deux fois l’histoire et deux fois il la fait déraper. Roger, lorsqu’il sauve Angélique de l’orque, se croit autorisé à la violer, au mépris des règles de la courtoisie chevaleresque qui lui ordonnent à la fois de respecter Angélique et de rester fidèle à Bradamante. Quant au fidèle mais malchanceux Roland, c’est par myopie qu’il triomphe de l’orque croyant distinguer au loin sur le rocher Angélique nue. Une fois en possession d’Olympe, il s’en trouve bien embarrassé !
Voir les notices du chant X et du chant XI.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Angélique au rocher », Le Roland furieux de l’Arioste : littérature, illustration, peinture (XVIe-XIXe siècles), cours donné au département d’histoire de l’art de l'université de Toulouse-Le Mirail, 2003-2006.
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